LETTRE ENCYCLIQUE
DE SA SAINTETÉ LE PAPE PIE X
SUR LA CHARGE DE SOUVERAIN PONTIFE
Aux Patriarches, Primats, Archevêques, Evêques et autres ordinaires en paix et en communion avec le siège apostolique.
Vénérables Frères Salut et Bénédiction Apostolique.
Au moment de vous adresser pour la première fois la parole du haut de
cette chaire apostolique où Nous avons été élevé
par un impénétrable conseil de Dieu, il est inutile de vous rappeler
avec quelles larmes et quelles ardentes prières Nous Nous sommes efforcé
de détourner de Nous la charge si lourde du Pontificat suprême.
Il Nous semble pouvoir, malgré la disproportion des mérites, Nous
approprier les plaintes de saint Anselme, quand, en dépit de ses oppositions
et de ses répugnances, il se vit contraint d'accepter l'honneur de l'épiscopat.
Les témoignages de tristesse qu'il donna alors, Nous pouvons les produire
à Notre tour, pour montrer dans quelles dispositions d'âme et de
volonté Nous avons accepté la mission si redoutable de pasteur
du troupeau de Jésus-Christ. Les larmes de mes yeux m'en sont témoins,
écrivait-il (1), ainsi que les cris, et pour ainsi dire les rugissements
que poussait mon coeur dans son angoisse profonde. Ils furent tels que je ne
me souviens pas d'en avoir laissé échapper de semblables en aucune
douleur avant le jour où cette calamité de l'archevêché
de Cantorbéry vint fondre sur moi. Ils n'ont pu l'ignorer, ceux qui,
ce jour-là, virent de près mon visage. Plus semblable à
un cadavre qu'à un homme vivant, j'étais pâle de consternation
et de douleur. A cette élection, ou plutôt à cette violence,
j'ai résisté jusqu'ici, je le dis en vérité, autant
qu'il m'a été possible. Mais maintenant, bon gré mal gré,
me voici contraint de reconnaître de plus en plus clairement que les desseins
de Dieu sont contraires à mes efforts, de telle sorte que nul moyen ne
me reste d'y échapper. Vaincu moins par la violence des hommes que par
celle de Dieu, contre qui nulle prudence ne saurait prévaloir, après
avoir fait tous les efforts en mon pouvoir pour que ce calice s'éloigne
de moi sans que je le boive, je ne vois d'autre détermination à
prendre que celle de renoncer à mon sens propre, à ma volonté,
et de m'en remettre entièrement au jugement et à la volonté
de Dieu.
Certes, Nous non plus ne manquions pas de nombreux et sérieux motifs
de Nous dérober au fardeau. Sans compter que, en raison de Notre petitesse,
Nous ne pouvions à aucun titre Nous estimer digne des honneurs du Pontificat,
comment ne pas Nous sentir profondément ému en Nous voyant choisi
pour succéder à celui qui, durant les vingt-six ans, ou peu s'en
faut, qu'il gouverna l'Eglise avec une sagesse consommée, fit paraître
une telle vigueur d'esprit et de si insignes vertus, qu'il s'imposa à
l'admiration des adversaires eux-mêmes et, par l'éclat de ses oeuvres,
immortalisa sa mémoire ?
En outre, et pour passer sous silence bien d'autres raisons, Nous éprouvions
une sorte de terreur à considérer les conditions funestes de l'humanité
à l'heure présente. Peut-on ignorer la maladie si profonde et
si grave qui travaille, en ce moment bien plus que par le passé, la société
humaine, et qui, s'aggravant de jour en jour et la rongeant jusqu'aux moelles,
l'entraîne à sa ruine ? Cette maladie, Vénérables
Frères, vous la connaissez, c'est, à l'égard de Dieu, l'abandon
et l'apostasie ; et rien sans nul doute qui mène plus sûrement
à la ruine, selon cette parole du prophète : "Voici que ceux
qui s'éloignent de vous périront" (2). A un si grand mal
Nous comprenions qu'il Nous appartenait, en vertu de la charge pontificale à
Nous confiée, de porter remède ; Nous estimions, qu'à Nous
s'adressait cet ordre de Dieu : "Voici qu'aujourd'hui je t'établis
sur les nations et les royaumes pour arracher et pour détruire, pour
édifier et pour planter" (3) ; mais pleinement conscient de Notre
faiblesse, Nous redoutions d'assumer une oeuvre hérissée de tant
de difficultés, et qui pourtant n'admet pas de délais.
Cependant, puisqu'il a plu à Dieu d'élever Notre bassesse jusqu'à
cette plénitude de puissance, Nous puisons courage en Celui qui nous
conforte ; et mettant la main à l'oeuvre, soutenu de la force divine,
Nous déclarons que Notre but unique dans l'exercice du suprême
Pontificat est de "tout restaurer dans le Christ" (4) afin que "le
Christ soit tout et en tout" (5).
Il s'en trouvera sans doute qui, appliquant aux choses divines la courte mesure
des choses humaines, chercheront à scruter Nos pensées intimes
et à les tourner à leurs vues terrestres et à leurs intérêts
de parti. Pour couper court à ces vaines tentatives, Nous affirmons en
toute vérité que Nous ne voulons être et que, avec le secours
divin, Nous ne serons rien autre, au milieu des sociétés humaines,
que le ministre du Dieu qui Nous a revêtu de son autorité.
Ses intérêts sont Nos intérêts; leur consacrer Nos
forces et Notre vie, telle est Notre résolution inébranlable.
C'est pourquoi, si l'on Nous demande une devise traduisant le fond même
de Notre âme, Nous ne donnerons jamais que celle-ci : Restaurer toutes
choses dans le Christ.
Voulant donc entreprendre et poursuivre cette grande oeuvre, Vénérables
Frères, ce qui redouble Notre ardeur, c'est la certitude que vous Nous
y serez de vaillants auxiliaires. Si nous en doutions, Nous semblerions vous
tenir, et bien à tort, pour mal informés, ou indifférents,
en face de la guerre impie qui a été soulevée et qui va
se poursuivant presque partout contre Dieu. De nos jours, il n'est que trop
vrai, "les nations ont frémi et les peuples ont médité
des projets insensés" (6) contre leur Créateur; et presque
commun est devenu ce cri de ses ennemis : "Retirez-vous de nous" (7).
De là, en la plupart, un rejet total de tout respect de Dieu. De là
des habitudes de vie, tant privée que publique, où nul compte
n'est tenu de sa souveraineté. Bien plus, il n'est effort ni artifice
que l'on ne mette en oeuvre pour abolir entièrement son souvenir et jusqu'à
sa notion.
Qui pèse ces choses a droit de craindre qu'une telle perversion des esprits
ne soit le commencement des maux annoncés pour la fin des temps, et comme
leur prise de contact avec la terre, et que véritablement "le fils
de perdition" dont parle l'Apôtre (8) n'ait déjà fait
son avènement parmi nous. Si grande est l'audace et si grande la rage
avec lesquelles on se rue partout ã l'attaque de la religion, on bat
en brèche les dogmes de la foi, on tend d'un effort obstiné à
anéantir tout rapport de l'homme avec la Divinité ! En revanche,
et c'est là, au dire du même Apôtre, le caractère
propre de l'Antéchrist, l'homme, avec une témérité
sans nom, a usurpé la place du Créateur en s'élevant "au-dessus
de tout ce qui porte le nom de Dieu. C'est à tel point que, impuissant
à éteindre complètement en soi la notion, de Dieu, il secoue
cependant le joug de sa majesté, et se dédie à lui-même
le monde visible en guise de temple, où il prétend recevoir les
adorations de ses semblables. Il siège dans le temple de Dieu, où
il se montre comme s'il était Dieu lui-même" (9).
Quelle sera l'issue de ce combat livré à Dieu par de faibles mortels,
nul esprit sensé ne le peut mettre en doute. Il est loisible assurément,
à l'homme qui veut abuser de sa liberté, de violer les droits
et l'autorité suprême du Créateur; mais au Créateur
reste toujours la victoire. Et ce n'est pas encore assez dire : la ruine plane
de plus près sur l'homme justement quand il se dresse plus audacieux
dans l'espoir du triomphe. C'est de quoi Dieu lui-même nous avertit dans
les Saintes Ecritures. "Il ferme les yeux", disent-elles, "sur
les péchés des hommes" (10), comme oublieux de sa puissance
et de sa majesté; mais bientôt, après ce semblant de recul,
"se réveillant ainsi qu'un homme dont l'ivresse a grandi la force"
(11), "il brise la tête de ses ennemis" (12), afin que tous
sachent que "le roi de toute la terre, c'est Dieu" (13), "et
que les peuples comprennent qu'ils ne sont que des hommes" (14).
Tout cela, Vénérables Frères, nous le tenons d'une foi
certaine et nous l'attendons. Mais cette confiance ne nous dispense pas, pour
ce qui dépend de nous, de hâter l'oeuvre divine, non seulement
par une prière persévérante : "Levez-vous, Seigneur,
et ne permettez pas que l'homme se prévale de sa force" (15), mais
encore, et c'est ce qui importe le plus, par la parole et par les oeuvres, au
grand jour, en affirmant et en revendiquant pour Dieu la plénitude de
son domaine sur les hommes et sur toute créature, de sorte que ses droits
et son pouvoir de commander soient reconnus par tous avec vénération
et pratiquement respectés.
Accomplir ces devoirs, n'est pas seulement obéir aux lois de la nature,
c'est travailler aussi à l'avantage du genre humain. Qui pourrait, en
effet, Vénérables Frères, ne pas sentir son âme saisie
de crainte et de tristesse à voir la plupart des hommes, tandis qu'on
exalte par ailleurs et à juste titre les progrès de la civilisation,
se déchaîner avec un tel acharnement les uns contre les autres,
qu'on dirait un combat de tous contre tous ? Sans doute, le désir de
la paix est dans tous les coeurs, et il n'est personne qui ne l'appelle de tous
ses voeux. Mais cette paix, insensé qui la cherche en dehors de Dieu
; car, chasser Dieu, c'est bannir la justice; et, la justice écartée,
toute espérance de paix devient une chimère. "La paix est
l'oeuvre de la justice" (16). Il en est, et en grand nombre, Nous ne l'ignorons
pas, qui, poussés par l'amour de la paix, c'est-à-dire de la tranquillité
de l'ordre, s'associent et se groupent pour former ce qu'ils appellent le parti
de l'ordre. Hélas ! vaines espérances, peines perdues ! De partis
d'ordre capables de rétablir la tranquillité au milieu de la perturbation
des choses, il n'y en a qu'un: le parti de Dieu. C'est donc celui-là
qu'il nous faut promouvoir; c'est à lui qu'il nous faut amener le plus
d'adhérents possible, pour peu que nous ayons à coeur la sécurité
publique.
Toutefois, Vénérables Frères, ce retour des nations au
respect de la majesté et de la souveraineté divine, quelques efforts
que nous fassions d'ailleurs pour le réaliser, n'adviendra que par Jésus-Christ.
L'Apôtre, en effet, nous avertit que "personne ne peut poser d'autre
fondement que celui qui a été posé et qui est le Christ
Jésus" (17). C'est lui seul "que le Père a sanctifié
et envoyé dans ce monde" (18), "splendeur du Père et
figure de sa substance" (19), vrai Dieu et vrai homme, sans lequel nul
ne peut connaître Dieu comme il faut, car "personne n'a connu le
Père si ce n'est le Fils et celui à qui le Fils aura voulu le
révéler" (20).
D'où il suit que tout restaurer dans le Christ et ramener les hommes
à l'obéissance divine sont une seule et même chose. Et c'est
pourquoi le but vers lequel doivent converger tous nos efforts, c'est de ramener
le genre humain à l'empire du Christ. Cela fait, l'homme se trouvera,
par là même, ramené à Dieu. Non pas, voulons-Nous
dire, un Dieu inerte et insoucieux des choses humaines, comme les matérialistes
l'ont forgé dans leurs folles rêveries, mais un Dieu vivant et
vrai, en trois personnes dans l'unité de nature, auteur du monde, étendant
à toute chose son infinie providence, enfin législateur très
juste qui punit les coupables et assure aux vertus leur récompense.
Or, où est la voie qui nous donne accès auprès de Jésus-Christ
? Elle est sous nos yeux : c'est l'Eglise. Saint Jean Chrysostome nous le dit
avec raison : "L'Eglise est ton espérance, l'Eglise est ton salut,
l'Eglise est ton refuge" (21).
C'est pour cela que le Christ l'a établie, après l'avoir acquise
au prix de son sang, pour cela qu'il lui a confié sa doctrine et les
préceptes de sa loi, lui prodiguant en même temps les trésors
de la grâce divine pour la sanctification et le salut des hommes.
Vous voyez donc, Vénérables Frères, quelle oeuvre nous
est confiée à Nous et à vous. Il s'agit de ramener les
sociétés humaines, égarées loin de la sagesse du
Christ, à l'obéissance de l'Eglise; l'Eglise, à son tour,
les soumettra au Christ, et le Christ à Dieu. Que s'il Nous est donné,
par la grâce divine, d'accomplir cette oeuvre, Nous aurons la joie de
voir l'iniquité faire place à la justice, et Nous serons heureux
d'entendre "une grande voix disant du haut des cieux: Maintenant c'est
le salut, et la vertu, et le royaume de notre Dieu et la puissance de son Christ"
(22).
Toutefois, pour que le résultat réponde à Nos voeux, il
faut, par tous les moyens et au prix de tous les efforts, déraciner entièrement
cette monstrueuse et détestable iniquité propre au temps où
nous vivons et par laquelle l'homme se substitue à Dieu; rétablir
dans leur ancienne dignité les lois très saintes et les conseils
de l'Evangile; proclamer hautement les vérités enseignées
par l'Eglise sur la sainteté du mariage, sur l'éducation de l'enfance,
sur la possession et l'usage des biens temporels, sur les devoirs de ceux qui
administrent la chose publique ; rétablir enfin le juste équilibre
entre les diverses classes de la société selon les lois et les
institutions chrétiennes.
Tels sont les principes que, Pour obéir à la divine volonté,
Nous Nous proposons d'appliquer durant tout le cours de Notre Pontificat et
avec toute l'énergie de Notre âme.
Votre rôle, à vous, Vénérables Frères, sera
de Nous seconder par votre sainteté, votre science, votre expérience,
et surtout votre zèle pour la gloire de Dieu, "ne visant à
rien autre qu'à former en tous Jésus-Christ" (23).
Quels moyens convient-il d'employer pour atteindre un but si élevé
? Il semble superflu de les indiquer, tant ils se présentent d'eux-mêmes
à l'esprit. Que vos premiers soins soient de former le Christ dans ceux
qui, par le devoir de leur vocation, sont destinés à le former
dans les autres. Nous voulons parler des prêtres, Vénérables
Frères. Car tous ceux qui sont honorés du sacerdoce doivent savoir
qu'ils ont, parmi les peuples avec lesquels Ils vivent, la même mission
que Paul attestait avoir reçue quand il prononçait ces tendres
paroles : "Mes petits enfants, que j'engendre de nouveau jusqu'à
ce que le Christ se forme en vous" (24). Or, comment pourront-ils accomplir
un tel devoir, s'ils ne sont d'abord eux-mêmes revêtus du Christ
? et revêtus jusqu'à pouvoir dire avec l'Apôtre : "Je
vis, non plus moi, mais le Christ vit en moi" (25). "Pour moi, le
Christ est ma vie" (26). Aussi, quoique tous les fidèles doivent
aspirer à "l'état d'homme parfait à la mesure de l'âge
de la plénitude du Christ" (27), cette obligation appartient principalement
à celui qui exerce le ministère sacerdotal. Il est appelé
pour cela un autre Christ; non seulement parce qu'il participe au pouvoir de
Jésus-Christ, mais parce qu'il doit imiter ses oeuvres et par là
reproduire en soi son image.
S'il en est ainsi, Vénérables Frères, combien grande ne
doit pas être votre sollicitude pour former le clergé à
la sainteté ! II n'est affaire qui ne doive céder le pas à
celle-ci. Et la conséquence, c'est que le meilleur et le principal de
votre zèle doit se porter sur vos Séminaires, pour y introduire
un tel ordre et leur assurer un tel gouvernement, qu'on y voie fleurir, côte
à côte l'intégrité de l'enseignement et la sainteté
des moeurs. Faites du Séminaire les délices de votre coeur, et
ne négligez rien de tout ce que le Concile de Trente a prescrit dans
sa haute sagesse pour garantir la prospérité de cette institution.
Quand le temps sera venu de promouvoir les jeunes candidats aux saints Ordres,
ah ! n'oubliez pas ce qu'écrivait saint Paul à Timothée
: "N'impose précipitamment les mains à personne" (28)
; vous persuadant bien que, le plus souvent, tels seront ceux que vous admettrez
au sacerdoce, et tels seront aussi dans la suite les fidèles confiés
à leur sollicitude. Ne regardez donc aucun Intérêt particulier,
de quelque nature qu'il soit; mais ayez uniquement en vue Dieu, l'Eglise, le
bonheur éternel des âmes, afin d'éviter, comme nous en avertit
l'Apôtre, "de participer aux péchés d'autrui"
(29).
D'ailleurs, que les nouveaux prêtres, qui sortent du Séminaire,
n'échappent pas pour cela aux sollicitudes de votre zèle. Pressez-les
Nous vous le recommandons du plus profond de Notre âme, pressez-les souvent
sur votre coeur, qui doit brûler d'un feu céleste; réchauffez-les,
enflammez-les, afin qu'ils n'aspirent plus qu'à Dieu et à la conquête
des âmes. Quant à Nous, Vénérables Frères,
Nous veillerons avec le plus grand soin à ce que les membres du clergé
ne se laissent point surprendre aux manoeuvres insidieuses d'une certaine science
nouvelle qui se pare du masque de la vérité et où l'on
ne respire pas le parfum de Jésus-Christ; science menteuse qui, à
la faveur d'arguments fallacieux et perfides, s'efforce de frayer le chemin
aux erreurs du rationalisme ou du semi-rationalisme, et contre laquelle l'Apôtre
avertissait déjà son cher Timothée de se prémunir
lorsqu'il lui écrivait : "Garde le dépôt, évitant
les nouveautés profanes dans le langage, aussi bien que les objections
d'une science fausse, dont les partisans avec toutes leurs promesses ont défailli
dans la foi" (30). Ce n'est pas à dire que Nous ne jugions ces jeunes
prêtres dignes d'éloges, qui se consacrent à d'utiles études
dans toutes les branches de la science, et se préparent ainsi à
mieux défendre la vérité et à réfuter plus
victorieusement les calomnies des ennemis de la foi. Nous ne pouvons néanmoins
le dissimuler, et Nous le déclarons même très ouvertement,
Nos préférences sont et seront toujours pour ceux qui, sans négliger
les sciences ecclésiastiques et profanes, se vouent plus particulièrement
au bien des âmes dans l'exercice des divers ministères qui siéent
au prêtre animé de zèle pour l'honneur divin.
"C'est pour Notre coeur une grande tristesse et une continuelle douleur"
(31) de constater qu'on peut appliquer à nos jours cette plainte de Jérémie:
"Les enfants ont demandé du pain et il n'y avait personne pour le
leur rompre" (32). Il n'en manque pas, en effet, dans le clergé,
qui, cédant à des goûts personnels, dépensent leur
activité en des choses d'une utilité plus apparente que réelle;
tandis que moins nombreux peut-être sont ceux qui, à l'exemple
du Christ, prennent pour eux-mêmes les paroles du Prophète : "L'esprit
du Seigneur m'a donné l'onction, il m'a envoyé évangéliser
les pauvres, guérir ceux qui ont le coeur brisé, annoncer aux
captifs la délivrance et la lumière aux aveugles" (33). Et
pourtant, il n'échappe à personne, puisque l'homme a pour guide
la raison et la liberté, que le principal moyen de rendre à Dieu
son empire sur les âmes, c'est l'enseignement religieux.
Combien sont hostiles à Jésus-Christ, prennent en horreur l'Eglise
et l'Evangile, bien plus par ignorance que par malice, et dont on pourrait dire:
"Ils blasphèment tout ce qu'ils ignorent" (34) ! Etat d'âme
que l'on constate non seulement dans le peuple et au sein des classes les plus
humbles que leur condition même rend plus accessibles à l'erreur,
mais jusque dans les classes élevées et chez ceux-là mêmes
qui possèdent, par ailleurs, une instruction peu commune. De là,
en beaucoup, le dépérissement de la foi; car il ne faut pas admettre
que ce soient les progrès de la science qui l'étouffent; c'est
bien plutôt l'ignorance; tellement que là où l'ignorance
est plus grande, là aussi l'incrédulité fait de plus grands
ravages. C'est pour cela que le Christ a donné aux apôtres ce précepte:
"Allez et enseignez toutes les nations" (35).
Mais pour que ce zèle à enseigner produise les fruits qu'on en
espère et serve à former en tous le Christ, rien n'est plus efficace
que la charité; gravons cela fortement dans notre mémoire, ô
Vénérables Frères, "car le Seigneur n'est pas dans
la commotion" (36). En vain espérerait-on attirer les âmes
à Dieu par un zèle empreint d'amertume; reprocher durement les
erreurs et reprendre les vices avec âpreté cause très souvent
plus de dommage que de profit. Il est vrai que l'Apôtre, exhortant Timothée,
lui disait : "Accuse, supplie, reprends, mais il ajoutait : en toute patience"
(37). Rien de plus conforme aux exemples que Jésus-Christ nous a laissés.
C'est lui qui nous adresse cette invitation : "Venez à moi, vous
tous qui souffrez et qui gémissez sous le fardeau, et je vous soulagerai"
(38). Et, dans sa pensée, ces infirmes et ces opprimés n'étaient
autres que les esclaves de l'erreur et du péché. Quelle mansuétude,
en effet, dans ce divin Maître ! Quelle tendresse, quelle compassion envers
tous les malheureux ! Son divin Coeur nous est admirablement dépeint
par Isaïe dans ces termes : "Je poserai sur lui mon esprit, il ne
contestera point et n'élèvera point la voix : jamais il n'achèvera
le roseau demi-brisé et n'éteindra la mèche encore fumante"
(39).
Cette charité patiente et bénigne (40) devra aller au-devant de
ceux-là mêmes qui sont nos adversaires et nos persécuteurs.
"Ils nous maudissent", ainsi le proclamait saint Paul, "et nous
bénissons; ils nous persécutent, et nous supportons; ils nous
blasphèment, et nous prions" (41). Peut-être après
tout se montrent-ils pires qu'ils ne sont. Le contact avec les autres, les préjugés,
l'influence des doctrines et des exemples, enfin le respect humain, conseiller
funeste, les ont engagés dans le parti de l'impiété ; mais
au fond leur volonté n'est pas aussi dépravée qu'ils se
plaisent à le faire croire. Pourquoi n'espérerions-nous pas que
la flamme de la Charité dissipe enfin les ténèbres de leur
âme et y fasse régner, avec la lumière, la paix de Dieu
? Plus d'une fois le fruit de notre travail se fera peut-être attendre
; mais la charité ne se lasse pas, persuadée que Dieu mesure ses
récompenses non pas aux résultats mais à la bonne volonté.
Cependant, Vénérables Frères, ce n'est nullement Notre
pensée que, dans cette oeuvre si ardue de la rénovation des peuples
par le Christ, vous restiez, vous et votre clergé, sans auxiliaires.
Nous savons que Dieu a recommandé à chacun le soin de son prochain
(42). Ce ne sont donc pas seulement les hommes revêtus du sacerdoce, mais
tous les fidèles sans exception qui doivent se dévouer aux intérêts
de Dieu et des âmes : non pas, certes, chacun au gré de ses vues
et de ses tendances, mais toujours sous la direction et selon la volonté
des évêques, car le droit de commander, d'enseigner, de diriger
n'appartient dans l'Eglise à personne autre qu'à vous, "établis
par l'Esprit-Saint pour régir l'Eglise de Dieu" (43).
S'associer entre catholiques dans des buts divers, mais toujours pour le bien
de la religion, est chose qui, depuis longtemps, a mérité l'approbation
et les bénédictions de Nos prédécesseurs. Nous non
plus, Nous n'hésitons pas à louer une si belle oeuvre, et Nous
désirons vivement qu'elle se répande et fleurisse partout, dans
les villes comme dans les campagnes. Mais, en même temps, Nous entendons
que ces associations aient pour premier et principal objet de faire que ceux
qui s'y enrôlent accomplissent fidèlement les devoirs de la vie
chrétienne. Il importe peu, en vérité, d'agiter subtilement
de multiples questions et de disserter avec éloquence sur droits et devoirs,
si tout cela n'aboutit à l'action.
L'action, voilà ce que réclament les temps présents; mais
une action qui se porte sans réserve à l'observation intégrale
et scrupuleuse des lois divines et des prescriptions de l'Eglise, à la
profession ouverte et hardie de la religion, à l'exercice de la charité
sous toutes ses formes, sans nul retour sur soi ni sur ses avantages terrestres.
D'éclatants exemples de ce genre donnés par tant de soldats du
Christ auront plus tôt fait d'ébranler et d'entraîner les
âmes, que la multiplicité des paroles et la subtilité des
discussions; et l'on verra sans doute des multitudes d'hommes foulant aux pieds
le respect humain, se dégageant de tout préjugé et de toute
hésitation, adhérer au Christ, et promouvoir à leur tour
sa connaissance et son amour, gage de vraie et solide félicité.
Certes, le jour où, dans chaque cité, dans chaque bourgade, la
loi du Seigneur sera soigneusement gardée, les choses saintes entourées
de respect, les sacrements fréquentés, en un mot, tout ce qui
constitue la vie chrétienne remis en honneur, il ne manquera plus rien,
Vénérables Frères, pour que Nous contemplions la restauration
de toutes les choses dans le Christ. Et que l'on ne crie pas que tout cela se
rapporte seulement à l'acquisition des biens éternels ; les intérêts
temporels et la prospérité publique s'en ressentiront aussi très
heureusement.
Car, ces résultats une fois obtenus, les nobles et les riches sauront
être justes et charitables à l'égard des petits, et ceux-ci
supporteront dans la paix et la patience les privations de leur condition peu
fortunée; les citoyens obéiront non plus à l'arbitraire,
mais aux lois; tous regarderont comme un devoir le respect et l'amour envers
ceux qui gouvernent, et dont "le pouvoir ne vient que de Dieu" (44).
Il y a plus. Dès lors il sera manifeste à tous que l'Eglise, telle
qu'elle fut instituée par Jésus-Christ, doit jouir d'une pleine
et entière liberté et n'être soumise à aucune domination
humaine, et que Nous-même, en revendiquant cette liberté, non seulement
Nous sauvegardons les droits sacrés de la religion, mais Nous pourvoyons
aussi au bien commun et à la sécurité des peuples : "la
piété est utile à tout" (45), et là où
elle règne "le peuple est vraiment assis dans la plénitude
de la paix" (46).
Que Dieu, "riche en miséricorde" (47), hâte dans sa bonté
cette rénovation du genre humain en Jésus-Christ, puisque ce n'est
l'oeuvre "ni de celui qui veut ni de celui qui court, mais du Dieu des
miséricordes" (48). Et nous tous, Vénérables Frères,
demandons-lui cette grâce "en esprit d'humilité" (49)
par une prière Instante et continuelle, appuyée sur les mérites
de Jésus-Christ. Recourons aussi à l'intercession très
puissante de la divine Mère. Et pour l'obtenir plus largement, prenant
occasion de ce jour où Nous vous adressons ces Lettres, et qui a été
institué pour solenniser le Saint Rosaire, Nous confirmons toutes les
ordonnances par lesquelles Notre prédécesseur a consacré
le mois d'octobre à l'auguste Vierge et prescrit dans toutes les églises
la récitation publique du Rosaire. Nous vous exhortons en outre à
prendre aussi pour intercesseurs le très pur Époux de Marie, patron
de l'Eglise catholique, et les princes des apôtres saint Pierre et saint
Paul.
Pour que toutes ces choses se réalisent selon Nos désirs et que
tous vos travaux soient couronnés de succès, Nous implorons sur
vous, en grande abondance, les dons de la grâce divine. Et comme témoignage
de la tendre charité dans laquelle Nous vous embrassons, vous et tous
les fidèles confiés à vos soins par la divine Providence,
Nous vous accordons en Dieu de grand coeur, Vénérables Frères,
ainsi qu'à votre clergé et à votre peuple, la Bénédiction
Apostolique.
Donné à Rome, près Saint-Pierre, le 4 octobre de l'année
1903, de Notre Pontificat la première.
NOTES
(1) Epp. 1. III, ep.1
(2) Ps. LXXII, 27.
(3) Jerem. I, 10.
(4) Ephes. I, 10.
(5) Coloss. III, 11.
(6) Ps. II, 1.
(7) Job XXI, 14.
(8) II Thess. II, 3.
(9) II Thess. II, 2.
(10) Sap. XI, 24.
(11) Ps. LXXVII, 65.
(12) Ib. LXVII, 22.
(13) Ps. XLVI, 8.
(14) lb. IX, 20.
(15) lb. IX, 19.
(16) Is. XXXII, 17.
(17) I Cor. III, 11.
(18) Job X, 36.
(19) Hebr. I, 3.
(20) Matth. XI, 27.
(21) Hom. " de capto Eutropio ", n.6.
(22) Apoc. XII, 10.
(23) Gal. IV, 19.
(24) Gal. IV.
(25) Gal. II, 20.
(26) Philipp. I, 21.
(27) Ephes. IV, 3.
(28) I Tim. V, 22.
(29) Ibid.
(30) Ib., VI, 20 et seq.
(31) Rom. IX, 2.
(32) Thren. IV. 4.
(33) Luc. IV, 18-19.
(34) Jud. II, 10.
(35) Matth. XXVIII, 19.
(36) III Reg. XIX, 11.
(37) II Tim. IV, 2.
(38) Matth. XI, 28.
(39) Is. XLII, 1 et seq.
(40) I Cor. XIII, 4.
(41) Ibid., IV, 12.
(42) Eccli XVII, 12.
(43) Act. XX, 28.
(44) Rom. XIII, 1.
(45) I Tim. IV, 8.
(46) Is. XXXII, 18.
(47) Ephes. II, 4.
(48) Rom. IX, 16.
(49) Dan. III, 39.