LETTRE ENCYCLIQUE
DE S.S. LE PAPE LÉON XIII
A nos Vénérables Frères les Patriarches, Primats, Archevêques,
Evêques et autres ordinaires en paix et communion avec le Siège
Apostolique.
Vénérables Frères, salut et bénédiction apostolique.
Les graves discussions touchant les questions économiques générales qui, depuis longtemps, en plus d'une nation, troublent la concorde des esprits, se multiplient de jour en jour et prennent un caractère si passionné, qu'elles rendent justement hésitants et inquiets les hommes les plus prudents dans leurs jugements. D'abord soulevées par des opinions erronées, mais très répandues, d'ordre philosophique et d'ordre pratique, elles ont dans la suite emprunté un nouveau degré d'acuité aux nouveaux moyens fournis par l'industrie à notre époque, à la rapidité des communications et aux combinaisons qui ont permis de diminuer le travail et d'augmenter le gain.
Enfin, les passions d'hommes turbulents ayant jeté la discorde entre
les riches et les prolétaires, les choses en sont venues au point que
les Etats, agités par des troubles plus fréquents, paraissent
encore exposés à de grandes calamités.
Pour Nous, dès le début de Notre pontificat, Nous avons bien compris
quels dangers menaçaient de ce côté la société
civile, et Nous avons cru de Notre devoir d'avertir publiquement les catholiques
des erreurs profondes cachées dans les doctrines du socialisme et des
dangers qu'elles faisaient courir, non seulement aux biens extérieurs,
mais aussi à la probité des mœurs et à la religion.
C'est le but que visait Notre Lettre Encyclique Quod Apostolici muneris, que
Nous avons publiée le 28 décembre 1878.
Mais ces dangers devenant de jour en jour plus menaçants, au préjudice
croissant des intérêts privés et publics, Nous Nous sommes
efforcé une seconde fois d'y pourvoir avec plus de zèle. Dans
Notre Encyclique Rerum novarum, en date du 15 mai 1891, Nous avons traité
longuement des droits et des devoirs grâce auxquels les deux classes de
citoyens, celle qui apporte le capital et celle qui apporte le travail, doivent
s'accorder entre elles.
Nous avons montré en même temps, d'après les préceptes
de l'Evangile, les remèdes qui nous ont paru les plus utiles à
défendre la cause de la justice et de la religion, et à écarter
tout conflit entre les classes de la société.
Grâce à Dieu, Notre confiance n'a pas été vaine.
En effet, poussés par la force de la vérité, ceux-là
mêmes que leurs idées séparent des catholiques ont rendu
à l'Eglise cet hommage qu'elle étend sa sollicitude à toutes
les classes de l'échelle sociale, et surtout à celles qui se trouvent
dans une condition malheureuse.
Assez abondants ont été les fruits que les catholiques ont retirés
de Nos enseignements. Ils n'y ont pas seulement puisé des encouragements
et des forces pour continuer les bonnes œuvres déjà entreprises,
mais ils leur ont encore emprunté la lumière qu'ils désiraient,
et grâce à laquelle ils ont pu s'appliquer, avec plus d'assurance
et de succès, à l'étude des questions de ce genre. Aussi
est-il arrivé que les dissentiments qui existaient entre eux ont en partie
disparu ou qu'il s'est produit une sorte de trêve et d'apaisement. Sur
le terrain de l'action, le résultat a été que, pour prendre
plus à cœur les intérêts des prolétaires, surtout
là où ils étaient particulièrement lésés,
nombre de nouvelles initiatives se sont produites ou d'utiles améliorations
se sont poursuivies, grâce à un esprit de suite constant. Signalons
ces secours offerts aux ignorants sous le nom de secrétariats du peuple,
les caisses rurales de crédit, les mutualités d'assistance ou
de secours en cas de malheur, les associations d'ouvriers, et d'autres sociétés
ou œuvres de bienfaisance du même genre.
De la sorte, sous les auspices de l'Eglise, il s'est établi entre les
catholiques une communauté d'action et une série d'œuvres
destinées à venir en aide au peuple, exposé aux pièges
et aux périls non moins souvent qu'à l'indigence et aux labeurs.
Au commencement, cette sorte de bienfaisance populaire ne se distinguait ordinairement
par aucune appellation spéciale. Le terme de socialisme chrétien,
introduit par quelques-uns, et d'autres expressions dérivées de
celle-là, sont justement tombées en désuétude. Il
plut ensuite à certains, et à bon droit, de l'appeler action chrétienne
populaire. En certains endroits, ceux qui s'occupent de ces questions sont dits
chrétiens sociaux. Ailleurs, la chose elle-même est appelée
démocratie chrétienne, et ceux qui s'y adonnent sont les démocrates
chrétiens ; au contraire, le système défendu par les socialistes
est désigné sous le nom de démocratie sociale.
Or, des deux dernières expressions énoncées ci-dessus,
si la première, " chrétiens sociaux ", ne soulève
guère de réclamations, la seconde, " démocratie chrétienne
", blesse beaucoup d'honnêtes gens, qui lui trouvent un sens équivoque
et dangereux, ils se défient de cette dénomination pour plus d'un
motif. Ils craignent que ce mot ne déguise mal le gouvernement populaire
ou ne marque en sa faveur une préférence sur les autres formes
de gouvernement. Ils craignent que la vertu de la religion chrétienne
ne semble comme restreinte aux intérêts du peuple, les autres classes
de la société étant, en quelque sorte, laissées
de côté. Ils craignent enfin que, sous ce nom trompeur, ne se cache
quelque dessein de décrier toute espèce de pouvoir légitime,
soit civil, soit sacré.
Comme à ce propos il y a couramment des discussions déjà
trop prolongées et parfois trop vives, la conscience de Notre charge
nous avertit de poser des bornes à cette controverse en définissant
quelles doivent être les idées des catholiques en cette matière.
De plus, Nous avons l'intention de leur tracer quelques règles qui rendent
leur action plus étendue et beaucoup plus profitable à la société.
Que prétend la démocratie sociale, et quel doit être le
but de la démocratie chrétienne ? Il ne peut y avoir de doute
sur ce point. L'une, en effet - qu'on se laisse aller à la professer
avec plus ou moins d'excès - est poussée par un grand nombre de
ses adeptes à un tel point de perversité, qu'elle ne voit rien
de supérieur aux choses de la terre, qu'elle recherche les biens corporels
et extérieurs, et qu'elle place le bonheur de l'homme dans la poursuite
et la jouissance de ces biens.
C'est pour cela qu'ils voudraient que, dans l'Etat, le pouvoir appartînt
au peuple. Ainsi, les classes sociales disparaissant et les citoyens étant
tous réduits au même niveau d'égalité, ce serait
l'acheminement vers l'égalité des biens ; le droit de propriété
serait aboli, et toutes les fortunes qui appartiennent aux particuliers, les
instruments de production eux-mêmes, seraient regardés comme des
biens communs.
Au contraire, la démocratie chrétienne, par le fait seul qu'elle
se dit chrétienne, doit s'appuyer sur les principes de la foi divine
comme sur sa propre base. Elle doit pourvoir aux intérêts des petits,
sans cesser de conduire à la perfection qui leur convient les âmes
créées pour les biens éternels. Pour elle, il ne doit y
avoir rien de plus sacré que la justice ; il lui faut garder à
l'abri de toute atteinte le droit de propriété et de possession,
maintenir la distinction des classes qui, sans contredit, est le propre d'un
État bien constitué ; enfin, il faut qu'elle accepte de donner
à la communauté humaine une forme et un caractère en harmonie
avec ceux qu'a établis le Dieu créateur.
Il est donc évident que la démocratie sociale et la démocratie
chrétienne n'ont rien de commun ; il y a entre elles toute la différence
qui sépare le système socialiste de la profession de la foi chrétienne.
Mais il serait condamnable de détourner à un sens politique le
terme de démocratie chrétienne. Sans doute, la démocratie,
d'après l'étymologie même du mot et l'usage qu'en ont fait
les philosophes, indique le régime populaire ; mais, dans les circonstances
actuelles, il ne faut l'employer qu'en lui ôtant tout sens politique,
et en ne lui attachant aucune autre signification que celle d'une bienfaisante
action chrétienne parmi le peuple. En effet, les préceptes de
la nature et de l'Evangile étant, par leur autorité propre, au-dessus
des vicissitudes humaines, il est nécessaire qu'ils ne dépendent
d'aucune forme de gouvernement civil ; ils peuvent pourtant s'accommoder de
n'importe laquelle de ces formes, pourvu qu'elle ne répugne ni à
l'honnêteté ni à la justice.
Ils sont donc et ils demeurent pleinement étrangers aux passions des
partis et aux divers événements, de sorte que, quelle que soit
la constitution d'un Etat, les citoyens peuvent et doivent observer ces mêmes
préceptes qui leur commandent d'aimer Dieu par-dessus toutes choses et
leur prochain comme eux-mêmes. Telle fut la perpétuelle discipline
de l'Eglise ; c'est celle qu'appliquèrent toujours les Pontifes romains
vis-à-vis des États, quelle que fût pour ceux-ci la forme
de gouvernement.
Ceci étant posé, les intentions et l'action des catholiques qui
travaillent au bien des prolétaires ne peuvent, à coup sûr,
jamais tendre à préférer un régime civil à
un autre ni à lui servir comme de moyen de s'introduire.
De la même façon, il faut mettre la démocratie chrétienne
à couvert d'un autre grief : à savoir qu'elle consacre ses soins
aux intérêts des classes inférieures, mais en paraissant
laisser de côté les classes supérieures, dont l'utilité
n'est pourtant pas moindre pour la conservation et l'amélioration de
l'Etat. Cet écueil est évité grâce à la loi
chrétienne de charité dont Nous avons parlé plus haut.
Celle-ci ouvre ses bras pour accueillir tous les hommes, quelle que soit leur
condition, comme étant les enfants d'une seule et même famille,
créés par le même Père très bon, rachetés
par le même Sauveur et appelés au même héritage éternel.
Certes, c'est bien la doctrine et l'exhortation de l'Apôtre : " Soyez
un seul corps et un seul esprit, comme vous avez été appelés
à une seule espérance dans votre vocation. Il y a un seul Seigneur,
une seule foi et un seul baptême, un seul Dieu et Père, qui est
au-dessus de tous, et au milieu de toutes choses et en nous tous. "(1)
Aussi, à cause de l'union naturelle du peuple avec les autres classes
de la société, union dont la fraternité chrétienne
rend les liens encore plus étroits, ces classes elles-mêmes ressentent
l'influence de tous les soins empressés apportés au soulagement
du peuple, d'autant plus que, pour obtenir un bon résultat, il est convenable
et nécessaire qu'elles soient appelées à prendre leur part
d'action comme Nous l'expliquerons plus loin.
Loin de nous aussi la pensée de cacher sous le terme de démocratie
chrétienne l'intention de rejeter toute obéissance et de dédaigner
les supérieurs légitimes. Respecter ceux qui, à un degré
quelconque, ont l'autorité dans l'Etat, et leur obéir, quand ils
commandent des choses justes, la loi naturelle et la loi chrétienne nous
en font une égale obligation. Mais pour que cette soumission soit tout
à la fois digne d'un homme et digne d'un chrétien, il faut la
témoigner du fond du cœur, par devoir, " par conscience ",
comme nous en a avertis l'Apôtre, lorsqu'il a formulé ce précepte
: " Que toute âme soit soumise aux puissances supérieures.
"(2) Il est aussi incompatible avec la profession de vie chrétienne
de ne vouloir ni se soumettre, ni obéir à ceux que leur rang met
à la tête de l'Eglise en leur donnant l'autorité, et tout
d'abord aux évêques qui, sans aucune diminution du pouvoir universel
du Pontife romain, " ont été établis par l'Esprit
Saint pour gouverner l'Eglise de Dieu, qu'il a acquise par son sang. "(3)
Penser ou agir autrement, ce serait prouver qu'on a oublié le précepte
très important du même Apôtre : " Obéissez à
vos supérieurs et soyez-leur soumis, car ce sont eux qui veillent comme
devant rendre compte de vos âmes. "(4)
Ces paroles, il est de la plus grande importance que tous les fidèles
les gravent au fond de leur cœur et s'appliquent à les mettre en
pratique dans toutes les circonstances de leur vie. Que les ministres sacrés
les méditent très attentivement et ne cessent pas d'en persuader
les autres, non seulement par leurs exhortations, mais surtout par leurs exemples.
Après avoir rappelé ces principes que Nous avons déjà,
à l'occasion, mis en lumière d'une façon spéciale,
Nous espérons voir disparaître tous les dissentiments relatifs
au terme de démocratie chrétienne et s'évanouir tous les
soupçons de danger, quant à la chose elle-même exprimée
par ce mot.
Et Notre espoir est bien légitime. Car, réserve faite des opinions
de certains hommes sur la puissance et la portée d'une telle démocratie
chrétienne, opinions qui ne sont pas exemptes de quelques excès
ou de quelque erreur, il ne se trouvera personne pour blâmer un zèle
qui, selon la loi naturelle et la loi divine, n'a d'autre objet que d'amener
à une situation plus tolérable ceux qui vivent du travail de leurs
mains, de les mettre à même petit à petit d'assurer leur
avenir, de pouvoir librement, au foyer comme en public, pratiquer la vertu et
remplir leurs devoirs religieux, de sentir qu'ils sont des hommes et non des
animaux, des chrétiens et non des païens, de se porter enfin avec
plus de facilité et d'ardeur vers ce bien unique et nécessaire,
vers ce bien suprême pour lequel nous sommes nés. Voilà
le but, voilà la tâche de ceux qui voudraient voir le peuple relevé
à temps par l'esprit chrétien et préservé du fléau
du socialisme.
Nous venons, en passant, de rappeler la pratique des vertus et des devoirs religieux,
et ce n'est pas sans intention. Certains hommes, en effet, professent l'opinion,
et elle se répand parmi le peuple, que la question sociale, comme on
dit, n'est qu'une question économique. Il est très vrai, au contraire,
qu'elle est avant tout une question morale et religieuse, et que, pour ce même
motif, il faut surtout la résoudre d'après les règles de
la morale et le jugement de la religion. Admettons, en effet, que le salaire
des ouvriers soit doublé, que la durée du travail soit réduite
; admettons même que les denrées soient à bas prix. Eh bien,
si l'ouvrier, selon l'usage, prête l'oreille à des doctrines et
s'inspire d'exemples qui le poussent à s'affranchir du respect envers
Dieu et à se livrer à la dépravation des mœurs, il
est inévitable qu'il voie ses ressources et le fruit même de ses
travaux se dissiper.
L'expérience et la pratique montrent que, malgré la durée
assez courte de leur travail et le prix assez élevé de leur salaire,
la plupart des ouvriers de mœurs corrompues et sans principes religieux
mènent une vie gênée et misérable.
Enlevez aux âmes les sentiments que sème et cultive la sagesse
chrétienne ; enlevez-leur la prévoyance, la tempérance,
la patience et les autres bonnes habitudes naturelles, vains seront vos plus
laborieux efforts pour atteindre la prospérité. Tel est précisément
le motif pour lequel Nous n'avons jamais engagé les catholiques à
entrer dans des associations destinées à améliorer le sort
du peuple ni à entreprendre des œuvres analogues, sans les avertir
en même temps que ces institutions devaient avoir la religion pour inspiratrice,
pour compagne et pour appui.
L'intérêt qui attire les catholiques vers les prolétaires
paraît d'autant plus digne d'éloges, qu'il trouve, pour s'exercer,
le même terrain où l'on vit sans interruption et avec succès,
sous l'inspiration bienveillante de l'Eglise, s'engager les luttes d'une charité
active, ingénieuse et appropriée aux époques.
Cette loi de charité mutuelle, qui est comme le couronnement de la loi
de justice, ne nous ordonne pas seulement d'accorder à chacun ce qui
lui est dû et de n'entraver l'exercice d'aucun droit ; elle nous commande
encore de nous rendre de mutuels services " non de paroles, ni de bouche,
mais en action et en vérité. " (5) Elle veut que nous nous
rappelions les paroles très affectueusement adressées par le Christ
à ses disciples : " Je vous donne un commandement nouveau, celui
de vous aimer les uns les autres ; comme je vous ai aimés, ainsi aimez-vous
les uns les autres. À ceci tous connaîtront que vous êtes
mes disciples, si vous avez de l'amour les uns pour les autres. " (6) Assurément,
cet empressement à servir les autres doit d'abord se préoccuper
du bien éternel des âmes ; cependant, il ne doit en aucune façon
négliger ce qui est nécessaire ou utile à la vie.
A ce sujet, il convient de rappeler que, quand les disciples de Jean-Baptiste
demandèrent au Christ : " Êtes-vous celui qui doit venir ou
devons-nous en attendre un autre ? " (7) il invoqua comme preuve de la
mission qui lui était confiée parmi les hommes ce point capital
de la charité, faisant appel au témoignage d'Isaïe : "
Les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés,
les sourds entendent, les morts ressuscitent, la bonne nouvelle est annoncée
aux pauvres. " (8)
Le même Jésus, parlant du jugement dernier, des récompenses
et des châtiments à décerner, déclara qu'il ferait
particulièrement cas de la charité que les hommes se seraient
mutuellement témoignée. Dans ces paroles du Christ, il y a lieu
d'admirer comment, passant sous silence les œuvres de miséricorde
accomplies pour le soulagement de l'âme, il n'a rappelé que les
devoirs de charité extérieure, et cela comme s'ils s'adressaient
à lui-même : " J'ai eu faim et vous m'avez donné à
manger ; j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire ; j'étais
étranger et vous m'avez recueilli ; j'étais nu et vous m'avez
vêtu ; j'étais malade et vous m'avez visité ; j'étais
en prison et vous êtes venus vers moi. " (9)
A ces enseignements, qui mettent en honneur deux sortes de charité, l'une
visant le bien de l'âme, l'autre celui du corps, le Christ, nul ne l'ignore,
joignit ses propres exemples d'un incomparable éclat. C'est ici qu'il
est doux de rappeler cette parole tombée de son cœur paternel :
" Je suis ému de compassion pour cette foule, " (10) et sa
volonté d'être secourable, égale à son pouvoir manifesté
à l'occasion par des miracles. L'éloge de sa miséricordieuse
compassion se trouve dans ces mots : " Il passa en faisant le bien et en
guérissant tous ceux qui étaient sous l'empire du diable. "
(11)
Cette science de la charité, que le Christ leur avait transmise, les
apôtres d'abord la mirent en pratique et s'y appliquèrent avec
un zèle religieux. Après eux, ceux qui embrassèrent la
foi chrétienne prirent l'initiative de créer une foule d'institutions
variées pour le soulagement des misères de toute nature qui affligent
l'humanité.
Ces institutions, perpétuellement en voie de progrès, sont la
propriété, la gloire et l'ornement de la religion chrétienne
et de la civilisation à laquelle elle a donné naissance. Aussi,
les hommes d'un jugement droit ne peuvent assez les admirer, étant donné
surtout le penchant si prononcé de chacun de nous à chercher d'abord
ses intérêts et à mettre au second rang ceux des autres.
Du nombre de ces bienfaits, on ne doit pas retrancher la distribution de petites
sommes consacrées à l'aumône. C'est l'aumône que le
Christ a en vue quand il dit : " De ce qui vous reste, faites l'aumône.
" (12)
Sans doute, les socialistes la condamnent et veulent la voir disparaître
comme injurieuse à la dignité humaine. Pourtant, si elle est faite
selon les préceptes de l'Evangile et d'une manière chrétienne
(13), elle n'a rien qui puisse ou entretenir l'orgueil de ceux qui donnent ou
faire rougir ceux qui reçoivent. Loin d'être déshonorante
pour l'homme, elle favorise les rapports sociaux, en resserrant les liens que
crée l'échange des services. Il n'est pas d'homme si riche qui
n'ait besoin d'un autre ; il n'est pas d'homme si pauvre qui ne puisse en quelque
chose être utile à autrui.
Il est naturel que les hommes se demandent avec confiance et se prêtent
avec bienveillance un mutuel appui. Ainsi, la justice et la charité,
étroitement liées entre elles sous la loi juste et douce du Christ,
maintiennent dans un merveilleux équilibre l'organisme de la société
humaine, et, par une sage prévoyance, amènent chacun des membres
de cet organisme à concourir au bien particulier et au bien commun.
Mais une des gloires de la charité, c'est non seulement de soulager les
misères du peuple par des secours passagers, mais surtout par un ensemble
d'institutions permanentes. De cette façon, en effet, les nécessiteux
y trouveront une garantie plus sûre et plus efficace. Aussi est-il digne
de tous éloges le dessein de former à l'économie et à
la prévoyance les artisans ou les ouvriers et d'obtenir qu'avec le temps
ils assurent eux-mêmes, au moins en partie, leur avenir.
Un tel but n'ennoblit pas seulement le rôle des riches envers les prolétaires,
il ennoblit les prolétaires eux-mêmes, car, en excitant ces derniers
à se préparer un sort plus heureux, il les détourne d'une
foule de dangers, les met à l'abri des mauvaises passions et leur facilite
la pratique de la vertu. Puisqu'une influence ainsi exercée présente
tant d'avantages et convient si parfaitement à notre époque, n'y
a-t-il pas là de quoi tenter le zèle charitable et avisé
des gens de bien ?
Qu'il soit donc établi que cet empressement des catholiques à
soulager et à relever le peuple est pleinement conforme à l'esprit
de l'Eglise et qu'il répond à merveille aux exemples qu'elle n'a
cessé de donner à toutes les époques. Quant aux moyens
qui contribuent à ce résultat, peu importe qu'on les désigne
sous le nom d'action chrétienne populaire ou sous celui de démocratie
chrétienne, pourvu que les enseignements émanés de Nous
soient observés intégralement avec la déférence
qui leur est due. Mais ce qui importe par-dessus tout, c'est que, dans une affaire
si capitale, il y ait chez les catholiques unité d'esprit, unité
de volonté, unité d'action.
Il n'est pas non plus de moindre importance que cette action grandisse et se
développe grâce au nombre croissant des hommes qui s'y dévoueront
et des ressources abondantes dont elle pourra disposer.
On doit surtout faire appel au bienveillant concours de ceux à qui leur
situation, leur fortune, leur culture d'esprit ou leur culture morale assurent
dans la société plus d'influence. A défaut de ce concours,
à peine est-il possible de faire quelque chose de vraiment efficace pour
améliorer, comme on le voudrait, la vie du peuple.
Le moyen le plus sûr et le plus rapide d'y arriver est que les citoyens
le plus haut placés mettent en commun les énergies d'un zèle
qui sait se multiplier. Nous voudrions les voir réfléchir qu'il
ne leur est pas loisible de se préoccuper ou de se désintéresser
à leur gré du sort des petits, mais qu'un devoir rigoureux les
oblige à s'en occuper.
Car, dans la société, chacun ne vit pas seulement pour ses propres
intérêts, mais pour les intérêts communs. Si donc
quelques-uns sont impuissants à augmenter pour leur part la somme du
bien commun, ceux qui en ont les moyens doivent y contribuer plus largement.
Quelle est l'étendue de ce devoir ? Il se mesure à la grandeur
des biens que l'on a reçus, et c'est en raison de l'étendue de
ces biens que Dieu, le souverain bienfaiteur de qui on les tient, a le droit
d'en demander un compte plus rigoureux. Ce devoir nous est aussi rappelé
par les fléaux qui, à défaut du remède opportun
qui les eût conjurés, déchaînent parfois leurs rigueurs
sur toutes les classes de la société. Par conséquent, négliger
les intérêts de la classe souffrante, c'est faire preuve d'imprévoyance
pour soi-même et pour la société.
Si cette action sociale, d'un caractère chrétien, se développe
et s'affermit sans altération, qu'on se garde bien de croire que les
autres institutions, dont l'existence et la prospérité sont dues
à la piété et à la prévoyance de nos aïeux,
vont végéter ou périr, absorbées en quelque sorte
par de nouvelles institutions. Anciennes et nouvelles, nées d'une même
inspiration religieuse et charitable, elles n'ont rien qui les oppose les unes
aux autres ; elles peuvent donc facilement vivre côte à côte,
et allier si heureusement leur action que, par une émulation de services,
elles apportent aux besoins du peuple un appoint très opportun et opposent
une digue aux dangers toujours plus alarmants qui le menacent.
Oui, la situation le réclame, et le réclame impérieusement
; il nous faut des cœurs audacieux et des forces compactes. Certes, elle
est assez étendue, la perspective des misères qui sont devant
nos yeux; elles sont assez redoutables, les menaces de perturbations funestes
que tient suspendues sur nos têtes la force toujours croissante des socialistes.
Ceux-ci se glissent habilement au sein de la société. Dans les
ténèbres de leurs conventicules secrets comme en plein jour, par
la parole et par la plume, ils poussent la multitude à la révolte.
Affranchis des enseignements de l'Eglise, ils ne s'inquiètent pas des
devoirs, n'exaltent que les droits. Ils font appel à des foules chaque
jour grossissantes de malheureux, que les difficultés de l'existence
rendent plus accessibles à leurs mensonges et plus ardentes à
embrasser leurs erreurs.
L'avenir de la société et de la religion est en jeu. Sauvegarder
l'honneur de l'une et de l'autre, c'est le devoir sacré de tous les gens
de bien.
Pour que cet accord des volontés se maintienne comme il est désirable,
il faut aussi s'abstenir de tous les sujets de dissensions qui blessent et divisent
les esprits. Par conséquent, dans les publications périodiques,
comme dans les réunions populaires, qu'on se taise sur certaines questions
trop subtiles et presque sans utilité. Ces questions, difficiles à
démêler, demandent encore, pour être comprises, une certaine
portée d'intelligence et une application peu commune.
Sans doute, elle est dans la nature de l'homme cette variété d'opinions
qui rend les esprits hésitants sur tant de points, et cette diversité
de jugements que portent les divers esprits. Cependant, quand on discute des
questions encore incertaines, il sied bien à ceux qui cherchent loyalement
la vérité de garder l'égalité d'âme, la modestie
et les égards mutuels ; autrement, les divergences d'opinions risqueraient
d'entraîner les divergences de volontés.
Quelle que soit d'ailleurs l'opinion que l'on embrasse dans les questions où
le doute est possible, que l'on soit toujours dans la disposition d'être
très religieusement attentif aux enseignements du Siège apostolique.
Cette action des catholiques, quelle qu'elle soit, s'exercera avec une efficacité
plus grande, si toutes leurs associations, réserve faite des droits et
règlements de chacune d'elles, agissent sous une seule et unique direction
qui leur communiquera l'impulsion première et le mouvement.
Ce rôle, Nous voulons qu'il soit rempli en Italie par cet Institut des
Congrès et Assemblées catholiques maintes fois loué par
Nous, œuvre à laquelle Notre prédécesseur et Nous-même
avons confié le soin d'organiser l'action commune des catholiques sous
les auspices et la direction des évêques.
Qu'il en soit de même chez les autres nations, s'il s'y trouve quelque
assemblée principale de ce genre à qui ce mandat ait été
légitimement confié.
Dans tout cet ordre de choses, si intimement lié aux intérêts
de l'Eglise et du peuple chrétien, quels ne doivent pas être, on
le comprend, les efforts de ceux qui sont voués aux fonctions sacrées,
et quelles ressources variées de doctrine, de prudence et de charité
ne doivent-ils pas mettre en œuvre pour y réussir ! Qu'il soit opportun
d'aller au peuple et de se mêler à lui pour lui faire du bien,
en tenant compte des temps et des circonstances, c'est ce qu'il Nous a paru
bon d'affirmer à diverses reprises dans Nos entretiens avec des membres
du clergé. Plus souvent encore, dans des lettres adressées au
cours de ces dernières années à des évêques
et à d'autres personnes de l'ordre ecclésiastique (14), Nous avons
loué cette sollicitude affectueuse pour le peuple, et Nous avons dit
qu'elle appartenait tout particulièrement au clergé des deux ordres,
séculier et régulier.
Pourtant, à l'exemple des saints, que les prêtres apportent à
l'accomplissement de cette tâche beaucoup de précautions et de
prudence. François, ce grand pauvre, cet humble entre tous, Vincent de
Paul, ce père des malheureux, et bien d'autres, dont le souvenir est
vivant dans toute l'Eglise, savaient concilier leurs soins incessants pour le
peuple avec l'habitude de ne jamais se laisser absorber plus que de raison par
les choses du dehors et de ne pas s'oublier eux-mêmes ; ils travaillaient
avec une égale ardeur à orner leur âme de toutes les vertus
qui mènent à la perfection.
Il est un point sur lequel Nous voulons insister davantage et qui permettra,
non seulement aux ministres du culte, mais à tous les hommes dévoués
à la classe populaire, de lui rendre, et sans beaucoup de peine, de précieux
services. Qu'ils s'appliquent donc, animés d'un même zèle
et en temps opportun, à faire pénétrer dans l'âme
du peuple, en des entretiens tout fraternels, les principales maximes que voici
: se tenir toujours en garde contre les séditions et les séditieux
; respecter comme inviolables les droits d'autrui ; accorder de bon gré
aux maîtres le respect qu'ils méritent et fournir le travail qui
leur est dû ; ne pas prendre en dégoût la vie domestique,
si riche en biens de toute sorte ; avant tout, pratiquer la religion et lui
demander une consolation certaine dans les difficultés de la vie.
Pour mieux graver ces principes, quel secours ne trouve-t-on pas à rappeler
le modèle si parfait de la Sainte Famille de Nazareth, et à en
recommander la dévotion si puissante ; à proposer les exemples
de ceux qui se sont servis de l'humilité même de leur condition
pour s'élever aux sommets de la vertu ; ou encore à entretenir
chez le peuple l'espérance de la récompense éternelle dans
une vie meilleure ! Enfin, Nous renouvelons un dernier avertissement et Nous
y insistons encore. Quelles que soient les initiatives conçues et réalisées
dans cet ordre de choses par des hommes, soit isolés, soit associés,
qu'ils n'oublient pas la soumission profonde due à l'autorité
des évêques. Qu'ils ne se laissent pas tromper par les ardeurs
d'un zèle excessif. Le zèle qui pousse à se départir
de l'obéissance due aux pasteurs n'est ni pur, ni d'une efficacité
sérieusement utile, ni agréable à Dieu. Ce que Dieu aime,
c'est le bon esprit de ceux qui, sacrifiant leurs idées personnelles,
écoutent les ordres des chefs de l'Eglise comme les ordres de Dieu lui-même.
Ceux-là, il les assiste volontiers dans leurs desseins les plus difficiles,
et sa bonté mène d'ordinaire leurs entreprises au succès
désiré.
Il faut ajouter à cela les exemples d'une vie conforme aux doctrines,
qui montre surtout le chrétien ennemi de l'oisiveté et des plaisirs,
prêt à donner amicalement de son abondance pour soulager les besoins
d'autrui, constant et inébranlable dans les épreuves. Ces exemples
sont d'un grand poids pour exciter chez le peuple de salutaires dispositions,
et ils sont encore plus efficaces, lorsqu'ils sont l'ornement des citoyens plus
influents et plus haut placés.
Voilà, Vénérables Frères, les choses qui doivent
faire l'objet de tous vos soins en temps opportun, suivant les nécessités
des hommes et des lieux ; Nous vous exhortons à y appliquer votre prudence
et votre zèle et à échanger vos vues à ce sujet
dans vos réunions d'usage. Que votre sollicitude soit en éveil
de ce côté, et que votre autorité garde toute sa vigueur
pour diriger, pour retenir, pour empêcher, de façon que, sous aucun
prétexte de bien à faire, les liens de la discipline sacrée
ne se relâchent et que l'ordre hiérarchique établi par le
Christ dans son Eglise ne soit troublé en rien.
Que, grâce au concours loyal, harmonieux et croissant de tous les catholiques,
il soit de plus en plus évident que la tranquillité de l