LETTRE ENCYCLIQUE
DE SA SAINTETÉ LE PAPE LÉON XIII
SUR LA LIBERTÉ HUMAINE
A tous Nos Vénérables Frères, les Patriarches, Primats, Archevêques et Evêques du monde catholique, en grâce et communion avec le Siège Apostolique,
Vénérables Frères, Salut et Bénédiction Apostolique.
La liberté, bien excellent de la nature et apanage exclusif des êtres doués d'intelligence ou de raison, confère à l'homme une dignité en vertu de laquelle il est mis entre les mains de son conseil et devient le maître de ses actes.
Ce qui, néanmoins, est surtout important dans cette prérogative,
c'est la manière dont on l'exerce, car de l'usage de la liberté
naissent les plus grands maux comme les plus grands biens. Sans doute, il est
au pouvoir de l'homme d'obéir à la raison, de pratiquer le bien
moral, de marcher droit à sa fin suprême; mais il peut aussi suivre
toute autre direction, et, en poursuivant des fantômes de biens trompeurs,
renverser l'ordre légitime et courir à une perte volontaire.
Le libérateur du genre humain, Jésus-Christ, est venu restaurer
et accroître l'ancienne dignité de notre nature; mais c'est à
la volonté même de l'homme qu'il fait sentir surtout son influence,
et, par sa grâce dont il lui a ménagé les secours, par la
félicité éternelle dont il lui a ouvert la perspective
dans le ciel, il l'a élevée à un état meilleur.
Et, pour un motif semblable, l'Eglise a toujours bien mérité de
ce don excellent de notre nature, et elle ne cessera pas d'en bien mériter,
puisque c'est à elle qu'il appartient d'assurer aux bienfaits que nous
devons à Jésus-Christ leur propagation dans toute la suite des
siècles. Et pourtant, on compte un grand nombre d'hommes qui croient
que l'Eglise est l'adversaire de la liberté humaine. La cause en est
dans l'idée défectueuse et comme à rebours que l'on se
fait de la liberté. Car, par cette altération même de sa
notion, ou par l'extension exagérée qu'on lui donne, on en vient
à l'appliquer à bien des choses dans lesquelles l'homme, à
en juger d'après la saine raison, ne saurait être libre.
Nous avons parlé ailleurs, et notamment dans l'Encyclique Immortale Dei,
de ce qu'on nomme les libertés modernes; et, distinguant en elles le
bien de ce qui lui est contraire, Nous avons en même temps établi
que tout ce que ces libertés contiennent de bon, tout cela est aussi
ancien que la vérité, tout cela l'Eglise l'a toujours approuvé
avec empressement et l'a admis effectivement dans la pratique. Ce qui s'y est
ajouté de nouveau apparaît à qui cherche le vrai comme un
élément corrompu, produit par le trouble des temps et par l'amour
désordonné du changement. Mais, puisque beaucoup s'obstinent à
voir dans ces libertés, même en ce qu'elles ont de vicieux, la
plus belle gloire de notre époque et le fondement nécessaire des
constitutions politiques, comme si sans elles on ne saurait imaginer de parfait
gouvernement, il Nous a paru nécessaire pour l'intérêt public,
en face duquel Nous Nous mettons, de traiter à part cette question.
Ce que Nous avons directement en vue, c'est la liberté morale considérée
soit dans les individus, soit dans la société. Il est bon cependant
de dire tout d'abord quelques mots de la liberté naturelle, laquelle,
bien que tout à fait distincte de la liberté morale, est pourtant
la source et le principe d'où toute espèce de liberté découle
d'elle-même et comme naturellement. Cette liberté, le jugement
et le sens commun de tous les hommes, qui certainement est pour nous la voix
de la nature, ne la reconnaissent qu'aux êtres qui ont l'usage de l'intelligence
ou de la raison, et c'est en elle que consiste manifestement la cause qui nous
fait considérer l'homme comme responsable de ses actes.
Et il n'en saurait être autrement; car, tandis que les animaux n'obéissent
qu'aux sens et ne sont poussés que par l'instinct naturel à rechercher
ce qui leur est utile ou à éviter ce qui leur serait nuisible,
l'homme, dans chacune des actions de sa vie, a la raison pour guide. Or, la
raison, à l'égard des biens de ce monde, nous dit de tous et de
chacun qu'ils peuvent indifféremment être ou ne pas être;
d'où il suit qu'aucun d'eux ne lui apparaissant comme absolument nécessaire,
elle donne à la volonté le pouvoir d'option pour choisir ce qui
lui plaît.
Mais si l'homme peut juger de la contingence, comme on dit, des biens dont nous
avons parlé, c'est qu'il a une âme simple de sa nature, spirituelle
et capable de penser ; une âme qui, étant telle, ne tire point
son origine des choses corporelles, pas plus qu'elle n'en dépend pour
sa conservation, mais qui, créée immédiatement de Dieu
et dépassant d'une distance immense la commune condition des corps, a
son mode propre et particulier de vie et d'action ; d'où il résulte
que, comprenant par sa pensée les raisons immuables et nécessaires
du vrai et du bien, elle voit que ces biens particuliers ne sont nullement des
biens nécessaires. Ainsi prouver pour l'âme humaine qu'elle est
dégagée de tout élément mortel et douée de
la faculté de penser, c'est établir en même temps la liberté
naturelle sur son solide fondement.
Or, cette doctrine de la liberté, comme celle de la simplicité,
de la spiritualité et de l'immortalité de l'âme humaine,
nul ne la prêche plus haut, ni ne l'affirme avec plus de constance que
l'Eglise catholique; elle l'a de tout temps enseignée, et elle la défend
comme un dogme. Bien plus, devant les attaques des hérétiques
et des fauteurs d'opinions nouvelles, c'est l'Eglise qui a pris la liberté
sous son patronage et qui a sauvé de la ruine ce grand bien de l'homme.
A cet égard, les monuments de l'histoire témoignent de l'énergie
avec laquelle elle a repoussé les efforts des manichéens et autres;
et, dans des temps plus récents, personne n'ignore avec quel zèle
et quelle force, soit au Concile de Trente, soit plus tard contre les sectateurs
de Jansénius, elle a combattu pour la liberté de l'homme, ne laissant
en aucun temps et en aucun lieu le fatalisme prendre pied.
Ainsi, la liberté est, comme Nous l'avons dit, le propre de ceux qui
ont reçu la raison ou l'intelligence en partage; et cette liberté,
à en examiner la nature, n'est pas autre chose que la faculté
de choisir entre les moyens qui conduisent à un but déterminé;
en ce sens que celui qui a la faculté de choisir une chose entre plusieurs
autres, celui-là est maître de ses actes.
Or, toute chose acceptée en vue d'en obtenir une autre appartient au
genre de bien qu'on nomme l'utile; et le bien ayant pour caractère d'agir
proprement sur l'appétit, il faut en conclure que le libre arbitre est
le propre de la volonté même en tant que, dans ses actes, elle
a la faculté de choisir. Mais il est impossible à la volonté
de se mouvoir, si la connaissance de l'esprit, comme un flambeau, ne l'éclaire
d'abord: c'est-à-dire que le bien désiré par la volonté
est nécessairement le bien en tant que connu par la raison. Et cela d'autant
plus que dans toute volition, le choix est toujours précédé
d'un jugement sur la vérité des biens et sur la préférence
que nous devons accorder à l'un d'eux sur les autres. Or, juger est de
la raison, non de la volonté ; on n'en saurait raisonnablement douter.
Etant donc admis que la liberté réside dans la volonté,
laquelle est de sa nature un appétit obéissant à la raison,
il s'ensuit qu'elle-même, comme la volonté, a pour objet un bien
conforme à la raison.
Néanmoins, chacune de ces deux facultés ne possédant point
la perfection absolue, il peut arriver et il arrive souvent que l'intelligence
propose à la volonté un objet qui, au lieu d'une bonté
réelle, n'en a que l'apparence, une ombre de bien, et que la volonté
pourtant s'y applique.
Mais, de même que pouvoir se tromper et se tromper réellement est
un défaut qui accuse l'absence de la perfection intégrale dans
l'intelligence, ainsi s'attacher à un bien faux et trompeur, tout en
étant l'indice du libre arbitre, comme la maladie l'est de la vie, constitue
néanmoins un défaut de la liberté. Pareillement la volonté,
par le seul fait qu'elle dépend de la raison, tombe dans un vice radical
qui n'est que la corruption et l'abus de la liberté.
Voilà pourquoi Dieu, la perfection infinie, qui, étant souverainement
intelligent et la bonté par essence, est aussi souverainement libre,
ne peut pourtant en aucune façon vouloir le mal moral; et il en est de
même pour les bienheureux du ciel, grâce à l'intuition qu'ils
ont du souverain bien. C'est la remarque pleine de justesse que saint Augustin
et d'autres faisaient contre les Pélagiens. Si la possibilité
de faillir au bien était de l'essence et de la perfection de la liberté,
dès lors, Dieu, Jésus-Christ, les anges, les bienheureux, chez
qui ce pouvoir n'existe pas, ou ne seraient pas libres, ou du moins ne le seraient
pas aussi parfaitement que l'homme dans son état d'épreuve et
d'imperfection. Le Docteur angélique s'est occupé souvent et longuement
de cette question; et de sa doctrine il résulte que la faculté
de pécher n'est pas une liberté, mais une servitude. Très
subtile est son argumentation sur ces mots du Sauveur Jésus : Celui qui
commet le péché est l'esclave du péché. (Joan.,
VIII, 34) " Tout être est ce qui lui convient d'être selon
sa nature. Donc, quand il se meut par un agent extérieur, il n'agit point
par lui-même, mais par l'impulsion d'autrui, ce qui est d'un esclave.
Or, selon sa nature, l'homme est raisonnable. Donc, quand il se meut selon la
raison, c'est par un mouvement qui lui est propre qu'il se meut, et il agit
par lui-même, ce qui est le fait de la liberté ; mais, quand il
pèche, il agit contre la raison, et alors c'est comme s'il était
mis en mouvement par un autre et qu'il fût retenu sous une domination
étrangère : c'est pour cela que celui qui commet le péché
est esclave du péché ". C'est ce qu'avait vu assez nettement
la philosophie antique, celle notamment dont la doctrine était que nul
n'est libre que le sage, et qui réservait, comme on sait, le nom de sage
à celui qui s'était formé à vivre constamment selon
la nature, c'est-à-dire dans l'honnêteté et la vertu.
La condition de la liberté humaine étant telle, il lui fallait
une protection, il lui fallait des aides et des secours capables de diriger
tous ses mouvements vers le bien et de les détourner du mal : sans cela,
la liberté eût été pour l'homme une chose très
nuisible. Et d'abord une Loi, c'est-à-dire une règle de ce qu'il
faut faire ou ne pas faire, lui était nécessaire. A proprement
parler, il ne peut pas y en avoir chez les animaux, qui agissent par nécessité,
puisque tous leurs actes, ils les accomplissent sous l'impulsion de la nature
et qu'il leur serait impossible d'adopter par eux-mêmes un autre mode
d'action. Mais les êtres qui jouissent de la liberté ont par eux-mêmes
le pouvoir d'agir, d'agir de telle façon ou de telle autre, attendu que
l'objet de leur volonté, ils ne le choisissent que lorsqu'est intervenu
ce jugement de la raison dont Nous avons parlé. Ce jugement nous dit,
non seulement ce qui est bien en soi ou ce qui est mal, mais aussi ce qui est
bon et, par conséquent, à réaliser, ou ce qui est mal et,
par conséquent, à éviter. C'est, en effet, la raison qui
prescrit à la volonté ce qu'elle doit chercher ou ce qu'elle doit
fuir, pour que l'homme puisse un jour atteindre cette fin suprême en vue
de laquelle il doit accomplir tous ses actes. Or, cette ordination de la raison,
voilà ce qu'on appelle la loi.
Si donc, la loi est nécessaire à l'homme, c'est dans son arbitre
lui-même, c'est-à-dire dans le besoin qu'il a de ne pas se mettre
en désaccord avec la droite raison, qu'il faut en chercher, comme dans
sa racine, la cause première. Et rien ne saurait être dit ou imaginé
de plus absurde et de plus contraire au bon sens que cette assertion : L'homme,
étant libre par nature, doit être exempté de toute loi;
car, s'il en était ainsi, il s'en suivrait qu'il est nécessaire
pour la liberté de ne pas s'accorder avec la raison, quand c'est tout
le contraire qui est vrai, à savoir, que l'homme doit être soumis
à la loi, précisément parce qu'il est libre par nature.
Ainsi donc, c'est la loi qui guide l'homme dans ses actions et c'est elle aussi
qui, par la sanction des récompenses et des peines, l'attire à
bien faire et le détourne du péché.
Telle est, à la tête de toutes, la loi naturelle qui est écrite
et gravée dans le coeur de chaque homme, car elle est la raison même
de l'homme, lui ordonnant de bien faire et lui interdisant de pécher.
Mais cette prescription de la raison humaine ne saurait avoir force de loi,
si elle n'était l'organe et l'interprète d'une raison plus haute
à laquelle notre esprit et notre liberté doivent obéissance.
Le rôle de la loi étant, en effet, d'imposer des devoirs et d'attribuer
des droits, elle repose tout entière sur l'autorité, c'est-à-dire
sur un pouvoir véritablement capable d'établir ces devoirs et
de définir ces droits, capable aussi de sanctionner ses ordres par des
peines et des récompenses; toutes choses qui ne pourraient évidemment
exister dans l'homme, s'il se donnait à lui-même en législateur
suprême la règle de ses propres actes. Il suit donc de là
que la loi naturelle n'est autre chose que la loi éternelle, gravée
chez les êtres doués de raison et les inclinant vers l'acte et
la fin qui leur conviennent, et celle-ci n'est elle-même que la raison
éternelle du Dieu créateur et modérateur du monde.
A cette règle de nos actes, à ces freins du péché,
la bonté de Dieu a voulu joindre certains secours singulièrement
propres à affermir, à guider la volonté de l'homme.
Au premier rang de ces secours, excelle la puissance de la grâce divine,
laquelle, en éclairant l'intelligence et en inclinant sans cesse vers
le bien moral la volonté salutairement raffermie et fortifiée,
rend plus facile à la fois et plus sûr l'exercice de notre liberté
naturelle. Et ce serait s'écarter tout à fait de la vérité
que de s'imaginer que, par cette intervention de Dieu, les mouvements de la
volonté perdent de leur liberté, car l'influence de la grâce
divine atteint l'intime de l'homme et s'harmonise avec sa propension naturelle,
puisqu'elle a sa source en celui qui est l'auteur et de notre âme et de
notre volonté et qui meut tous les êtres d'une manière conforme
à leur nature. On peut même dire que la grâce divine, comme
le remarque le Docteur angélique, par là même qu'elle émane
de l'auteur de la nature, est merveilleusement et naturellement apte à
conserver toutes les natures individuelles et à garder à chacune
son caractère, son action et son énergie.
Ce qui vient d'être dit de la liberté des individus, il est facile
de l'appliquer aux hommes qu'unit entre eux la société civile,
car ce que la raison et la loi naturelle font pour les individus, la loi humaine
promulguée pour le bien commun des citoyens l'accomplit pour les hommes
vivant en société. Mais, parmi les lois humaines, il en est qui
ont pour objet ce qui est bon ou mauvais naturellement, ajoutant à la
prescription de pratiquer l'un et d'éviter l'autre une sanction convenable.
De tels commandements ne tirent aucunement leur origine de la société
des hommes; car, de même que ce n'est pas la société qui
a créé la nature humaine, ce n'est pas elle qui fait que le bien
soit en harmonie et le mal en désaccord avec cette nature; mais tout
cela est antérieur à la société humaine elle-même
et doit absolument être rattaché à la loi naturelle, et
partant à la loi éternelle. Comme on le voit, les préceptes
de droit naturel compris dans les lois des hommes n'ont pas seulement la valeur
de la loi humaine, mais ils supposent avant tout cette autorité bien
plus élevée et bien plus auguste qui découle de la loi
naturelle elle-même et de la loi éternelle. Dans ce genre de lois,
l'office du législateur civil se borne à obtenir, au moyen d'une
discipline commune, l'obéissance des citoyens, en punissant les méchants
et les vicieux, dans le but de les détourner du mal et de les ramener
au bien, ou du moins de les empêcher de blesser la société
et de lui être nuisibles.
Quant aux autres prescriptions de la puissance civile, elles ne procèdent
pas immédiatement et de plain-pied du droit naturel; elles en sont des
conséquences plus éloignées et indirectes et ont pour but
de préciser les points divers sur lesquels la nature ne s'était
prononcée que d'une manière vague et générale. Ainsi,
la nature ordonne aux citoyens de contribuer par leur travail à la tranquillité
et à la prospérité publiques : dans quelle mesure, dans
quelles conditions, sur quels objets, c'est ce qu'établit la sagesse
des hommes, et non la nature. Or, ces règles particulières de
conduite, créées par une raison prudente et intimées par
un pouvoir légitime, constituent ce que l'on appelle proprement une loi
humaine. Visant la fin propre de la communauté, cette loi ordonne à
tous les citoyens d'y concourir, leur interdit de s'en écarter et, en
tant qu'elle suit la nature et s'accorde avec ses prescriptions, elle nous conduit
à ce qui est bien et nous détourne du contraire. Par où
l'on voit que c'est absolument dans la loi éternelle de Dieu qu'il faut
chercher la règle et la loi de la liberté, non seulement pour
les individus, mais aussi pour les sociétés humaines. Donc, dans
une société d'hommes, la liberté digne de ce nom ne consiste
pas à faire tout ce qui nous plaît : ce serait dans l'Etat une
confusion extrême, un trouble qui aboutirait à l'oppression ; la
liberté consiste en ce que, par le secours des lois civiles, nous puissions
plus aisément vivre selon les prescriptions de la loi éternelle.
Et pour ceux qui gouvernent, la liberté n'est pas le pouvoir de commander
au hasard et suivant leur bon plaisir: ce serait un désordre non moins
grave et souverainement pernicieux pour l'Etat ; mais la force des lois humaines
consiste en ce qu'on les regarde comme une dérivation de la loi éternelle
et qu'il n'est aucune de leurs prescriptions qui n'y soit contenue, comme dans
le principe de tout droit. Saint Augustin dit avec une grande sagesse (De lib.
Arb., 1. I, c. 4, n. 15.): "Je pense que vous voyez bien aussi que, dans
cette loi temporelle, il n'y a rien de juste et de légitime que les hommes
ne soient allés puiser dans la loi éternelle." Supposons
donc une prescription d'un pouvoir quelconque qui serait en désaccord
avec les principes de la droite raison et avec les intérêts du
bien public ; elle n'aurait aucune force de loi, parce que ce ne serait pas
une règle de justice et qu'elle écarterait les hommes du bien
pour lequel la société a été formée.
Par sa nature donc et sous quelque aspect qu'on la considère, soit dans
les individus, soit dans les sociétés, et chez les supérieurs
non moins que chez les subordonnés, la liberté humaine suppose
la nécessité d'obéir à une règle suprême
et éternelle; et cette règle n'est autre que l'autorité
de Dieu nous imposant ses commandements ou ses défenses; autorité
souverainement juste, qui, loin de détruire ou de diminuer en aucune
sorte la liberté des hommes, ne fait que la protéger et l'amener
à sa perfection, car la vraie perfection de tout être, c'est de
poursuivre et d'atteindre sa fin: or, la fin suprême vers laquelle doit
aspirer la liberté humaine, c'est Dieu.
Ce sont les préceptes de cette doctrine très vraie et très
élevée, connus même par les seules lumières de la
raison, que l'Eglise, instruite par les exemples et la doctrine de son divin
Auteur, a propagés et affirmés partout, et d'après lesquels
elle n'a jamais cessé et de mesurer sa mission, et d'informer les nations
chrétiennes. En ce qui touche les moeurs, les lois évangéliques,
non seulement l'emportent de beaucoup sur toute la sagesse païenne, mais
elles appellent l'homme et le forment vraiment à une sainteté
inconnue des anciens et, en le rapprochant de Dieu, elles le mettent en possession
d'une liberté plus parfaite.
C'est ainsi qu'a toujours éclaté la merveilleuse puissance de
l'Eglise pour la protection et le maintien de la liberté civile et politique
des peuples. Ses bienfaits en ce genre n'ont pas besoin d'être énumérés.
Il suffit de rappeler l'esclavage, cette vieille honte des nations païennes,
que ses efforts surtout et son heureuse intervention ont fait disparaître.
L'équilibre des droits, comme la vraie fraternité entre les hommes,
c'est Jésus-Christ qui l'a proclamé le premier; mais à
sa voix a répondu celle de ses apôtres déclarant qu'il n'y
a plus ni Juif, ni Grec, ni Barbare, ni Scythe, mais que tous sont frères
dans le Christ.
Sur ce point, l'ascendant de l'Eglise est si grand et si reconnu que, partout
où elle pose le pied, on en a fait l'expérience, la grossièreté
des moeurs ne peut subsister longtemps. A la brutalité succède
bientôt la douceur, aux ténèbres de la barbarie, la lumière
de la vérité. Et les peuples mêmes cultivés et adoucis
par la civilisation, l'Eglise n'a jamais cessé de leur faire sentir l'influence
de ses bienfaits, résistant aux caprices de l'iniquité, détournant
l'injustice de la tête des innocents ou des faibles, et s'employant enfin
à établir dans les choses publiques des institutions qui pussent,
par leur équité, se faire aimer des citoyens ou se faire redouter
des étrangers par leur puissance.
C'est, en outre, un devoir très réel de respecter le pouvoir et
de se soumettre aux lois justes : d'où vient que l'autorité vigilante
des lois préserve les citoyens des entreprises criminelles des méchants.
Le pouvoir légitime vient de Dieu, et celui qui résiste au pouvoir,
résiste à l'ordre établi de Dieu; c'est ainsi que l'obéissance
acquiert une merveilleuse noblesse, puisqu'elle ne s'incline que devant la plus
juste et la plus haute des autorités.
Mais, dès que le droit de commander fait défaut, ou que le commandement
est contraire à la raison, à la loi éternelle, à
l'autorité de Dieu, alors il est légitime de désobéir,
nous voulons dire aux hommes, afin d'obéir à Dieu. Ainsi, les
voies à la tyrannie se trouvant fermées, le pouvoir ne rapportera
pas tout à soi; ainsi sont sauvegardés les droits de chaque citoyen,
ceux de la société domestique, ceux de tous les membres de la
nation ; et tous enfin participent à la vraie liberté, celle qui
consiste, comme nous l'avons démontré, en ce que chacun puisse
vivre selon les lois et selon la droite raison.
Que si, dans les discussions qui ont cours sur la liberté, on entendait
cette liberté, légitime et honnête, telle que la raison
et Notre parole viennent de la décrire, nul n'oserait plus poursuivre
l'Eglise de ce reproche qu'on lui jette avec une souveraine injustice, à
savoir qu'elle est l'ennemie de la liberté des individus et de la liberté
des Etats. Mais, il en est un grand nombre qui, à l'exemple de Lucifer,
de qui est ce mot criminel : Je ne servirai pas, entendent par le nom de liberté
ce qui n'est qu'une pure et absurde licence. Tels sont ceux qui appartiennent
à cette école si répandue et si puissante et qui, empruntant
leur nom au mot de liberté, veulent être appelés Libéraux.
Et, en effet, ce que sont les partisans du Naturalisme et du Rationalisme en
philosophie, les fauteurs du Libéralisme le sont dans l'ordre moral et
civil, puisqu'ils introduisent dans les moeurs et la pratique de la vie les
principes posés par les partisans du Naturalisme. Or, le principe de
tout rationalisme, c'est la domination souveraine de la raison humaine, qui
, refusant l'obéissance due à la raison divine et éternelle,
et prétendant ne relever que d'elle-même, ne se reconnaît
qu'elle seule pour principe suprême, source et juge de la vérité.
Telle est la prétention des sectateurs du Libéralisme dont Nous
avons parlé ; selon eux, il n'y a dans la pratique de la vie aucune puissance
divine à laquelle on soit tenu d'obéir, mais chacun est à
soi-même sa propre loi. De là, procède cette morale que
l'on appelle indépendante et qui, sous l'apparence de la liberté,
détournant la volonté de l'observation des divins préceptes,
conduit l'homme à une licence illimitée.
Ce qui en résulte finalement, surtout dans les sociétés
humaines, il est facile de le voir. Car, une fois cette conviction fixée
dans l'esprit que personne n'a d'autorité sur l'homme, la conséquence
est que la cause efficiente de la communauté civile et de la société
doit être cherchée, non pas dans un principe extérieur ou
supérieur à l'homme, mais dans la libre volonté de chacun,
et que la puissance publique émane de la multitude comme de sa source
première; en outre, ce que la raison individuelle est pour l'individu,
à savoir la seule loi qui règle la vie privée, la raison
collective doit l'être pour la collectivité dans l'ordre des affaires
publiques : de là, la puissance appartenant au nombre, et les majorités
créant seules le droit et le devoir. Mais l'opposition de tout cela avec
la raison ressort assez de ce qui a été dit. En effet, vouloir
qu'il n'y ait aucun lien entre l'homme ou la société civile et
Dieu créateur et, par conséquent, suprême législateur
de toutes choses, répugne absolument à la nature, et non seulement
à la nature de l'homme, mais à celle de tout être créé
; car tout effet est nécessairement uni par quelque lien à la
cause d'où il procède ; et il convient à toute nature,
et il appartient à la perfection de chacune, qu'elle reste au lieu et
au rang que lui assigne l'ordre naturel, c'est-à-dire que l'être
inférieur se soumette et obéisse à celui qui lui est supérieur.
Mais, de plus, une pareille doctrine apporte le plus grand dommage tant à
l'individu qu'à la société. Et, en réalité,
si l'on fait dépendre du jugement de la seule et unique raison humaine
le bien et le mal, on supprime la différence propre entre le bien et
le mal ; le honteux et l'honnête ne diffèrent plus en réalité,
mais seulement dans l'opinion et le jugement de chacun; ce qui plaît sera
permis. Dès que l'on admet une semblable doctrine morale, qui ne suffit
pas à réprimer ou apaiser les mouvements désordonnés
de l'âme, on ouvre l'accès à toutes les corruptions de la
vie. Dans les affaires publiques, le pouvoir de commander se sépare du
principe vrai et naturel auquel il emprunte toute sa puissance pour procurer
le bien commun; la loi qui détermine ce qu'il faut faire et éviter
est abandonnée aux caprices de la multitude plus nombreuse, ce qui est
préparer la voie à la domination tyrannique. Dès que l'on
répudie le pouvoir de Dieu sur l'homme et sur la société
humaine, il est naturel que la société n'ait plus de religion,
et tout ce qui touche à la religion devient dès lors l'objet de
la plus complète indifférence. Armée pareillement de l'idée
de sa souveraineté, la multitude se laissera facilement aller à
la sédition et aux troubles, et le frein du devoir et de la conscience
n'existant plus, il ne reste plus rien que la force, la force qui est bien faible
à elle seule pour contenir les passions populaires. Nous en avons la
preuve dans ces luttes presque quotidiennes engagées contre les Socialistes
et autres sectes séditieuses qui travaillent depuis si longtemps à
bouleverser l'Etat jusque dans ses fondements. Qu'on juge donc et qu'on prononce,
pour peu qu'on ait le juste sens des choses, si de telles doctrines profitent
à la liberté vraie et digne de l'homme, ou si elles n'en sont
pas plutôt le renversement et la destruction complète.
Sans doute, de telles opinions effrayent par leur énormité même,
et leur opposition manifeste avec la vérité, comme aussi l'immensité
des maux dont Nous avons vu qu'elles sont la cause, empêchent les partisans
du libéralisme d'y donner tous leur adhésion. Contraints même
par la force de la vérité, nombre d'entre eux n'hésitent
pas à reconnaître, ils professent même spontanément,
qu'en s'abandonnant à de tels excès, au mépris de la vérité
et de la justice, la liberté se vicie et dégénère
ouvertement en licence; il faut donc qu'elle soit dirigée, gouvernée
par la droite raison, et, ce qui est la conséquence, qu'elle soit soumise
au droit naturel et à la loi divine et éternelle.
Mais là, ils croient devoir s'arrêter, et ils n'admettent pas que
l'homme libre doive se soumettre aux lois qu'il plairait à Dieu de nous
inspirer par une autre voie que la raison naturelle.
Mais en cela, il sont absolument en désaccord avec eux-mêmes. Car
s'il faut, comme ils en conviennent eux-mêmes (et qui pourrait raisonnablement
n'en pas convenir ?), s'il faut obéir à la volonté de Dieu
législateur, puisque l'homme tout entier dépend de Dieu et doit
tendre vers Dieu, il en résulte que nul ne peut mettre des bornes ou
des conditions à son autorité législative, sans se mettre
en opposition avec l'obéissance due à Dieu. Bien plus : si la
raison humaine s'arroge assez de prétention pour vouloir déterminer
quels sont les droits de Dieu et ses devoirs à elle, le respect des lois
divines aura chez elle plus d'apparence que de réalité, et son
jugement vaudra plus que l'autorité et la Providence divine.
Il est donc nécessaire que la règle de notre vie soit par nous
constamment et religieusement empruntée, non seulement à la loi
éternelle, mais à l'ensemble et au détail de toutes les
lois que Dieu, dans son infinie sagesse, dans son infinie puissance, et par
les moyens qui lui ont plu, a voulu nous transmettre, et que nous pouvons connaître
avec assurance, par des marques évidentes et qui ne laissent aucune place
au doute. Et cela d'autant mieux que ces sortes de lois, ayant le même
principe, le même auteur que la loi éternelle, ne peuvent nécessairement
que s'harmoniser avec la raison et perfectionner le droit naturel; d'ailleurs,
nous y trouvons renfermé le magistère de Dieu lui-même,
qui, pour empêcher notre intelligence et notre volonté de tomber
dans l'erreur, les conduit l'une et l'autre et les guide par la plus bienveillante
des directions. Laissons donc saintement et inviolablement réuni ce qui
ne peut, ne doit être séparé, et qu'en toutes choses, selon
que l'ordonne la raison naturelle elle-même, Dieu nous trouve soumis et
obéissants à ses lois.
D'autres vont un peu moins loin, mais sans être plus conséquents
avec eux-mêmes; selon eux, les lois divines doivent régler la vie
et la conduite des particuliers, mais non celle des Etats; il est permis dans
les choses publiques de s'écarter des ordres de Dieu et de légiférer
sans en tenir aucun compte ; d'où naît cette conséquence
pernicieuse de la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Mais l'absurdité
de ces opinions se comprend sans peine. Il faut, la nature même le crie,
il faut que la société donne aux citoyens les moyens et les facilités
de passer leur vie selon l'honnêteté, c'est-à-dire selon
les lois de Dieu, puisque Dieu est le principe de toute honnêteté
et de toute justice; il répugnerait donc absolument que l'Etat pût
se désintéresser de ces mêmes lois ou même aller contre
elles en quoi que ce soit.
De plus, ceux qui gouvernent les peuples doivent certainement à la chose
publique de lui procurer, par la sagesse de leurs lois, non seulement les avantages
et les biens du dehors, mais aussi et surtout les biens de l'âme.
Or, pour accroître ces biens, on ne saurait rien imaginer de plus efficace
que ces lois dont Dieu est l'auteur; et c'est pour cela que ceux qui veulent,
dans le gouvernement des Etats, ne tenir aucun compte des lois divines, détournent
vraiment la puissance politique de son institution et de l'ordre prescrit par
la nature. Mais une remarque plus importante et que Nous avons Nous même
rappelée plus d'une fois ailleurs, c'est que le pouvoir civil et le pouvoir
sacré, bien que n'ayant pas le même but et ne marchant pas par
les mêmes chemins, doivent pourtant, dans l'accomplissement de leurs fonctions,
se rencontrer quelques fois l'un et l'autre. Tous deux, en effet, exercent plus
d'une fois leur autorité sur les mêmes objets, quoique à
des points de vue différents. Le conflit, dans cette occurrence, serait
absurde et répugnerait ouvertement à l'infinie sagesse des conseils
divins: il faut donc nécessairement qu'il y ait un moyen, un procédé
pour faire disparaître les causes de contestations et de luttes et établir
l'accord dans la pratique. Et cet accord, ce n'est pas sans raison qu'on l'a
comparé à l'union qui existe entre l'âme et le corps, et
cela au plus grand avantage des deux conjoints, car la séparation est
particulièrement funeste au corps, puisqu'elle le prive de la vie.
Mais pour mieux mettre en lumière ces vérités, il est bon
que nous considérions séparément les diverses sortes de
libertés que l'on donne comme des conquêtes de notre époque.
Et d'abord, à propos des individus, examinons cette liberté si
contraire à la vertu de religion, la liberté des cultes, comme
on l'appelle, liberté qui repose sur ce principe qu'il est loisible à
chacun de professer telle religion qu'il lui plaît, ou même de n'en
professer aucune. Mais, tout au contraire, c'est bien là sans nul doute,
parmi tous les devoirs de l'homme, le plus grand et le plus saint, celui qui
ordonne à l'homme de rendre à Dieu un culte de piété
et de religion. Et ce devoir n'est qu'une conséquence de ce fait que
nous sommes perpétuellement sous la dépendance de Dieu, gouvernés
par la volonté et la Providence de Dieu, et que, sortis de lui, nous
devons retourner à lui.
Il faut ajouter qu'aucune vertu digne de ce nom ne peut exister sans la religion,
car la vertu morale est celle dont les actes ont pour objet tout ce qui nous
conduit à Dieu considéré comme notre suprême et souverain
bien; et c'est pour cela que la religion, qui "accomplit les actes ayant
pour fin directe et immédiate l'honneur divin" (S. Th. II - II,
qu. LXXXI, a. 6.), est la reine à la fois et la règle de toutes
les vertus. Et si l'on demande, parmi toutes ces religions opposées qui
ont cours, laquelle il faut suivre à l'exclusion des autres, la raison
et la nature s'unissent pour nous répondre: celle que Dieu a prescrite
et qu'il est aisé de distinguer, grâce à certains signes
extérieurs par lesquels la divine Providence a voulu la rendre reconnaissable,
car, dans une chose de cette importance, l'erreur entraînerait des conséquences
trop désastreuses. C'est pourquoi offrir à l'homme la liberté
dont Nous parlons, c'est lui donner le pouvoir de dénaturer impunément
le plus saint des devoirs, de le déserter, abandonnant le bien immuable
pour se tourner vers le mal : ce qui, nous l'avons dit, n'est plus la liberté,
mais une dépravation de la liberté et une servitude de l'âme
sans l'abjection du péché.
Envisagée au point de vue social, cette même liberté veut
que l'Etat ne rende aucun culte à Dieu, ou n'autorise aucun culte public;
que nulle religion ne soit préférée à l'autre, que
toutes soient considérées comme ayant les mêmes droits,
sans même avoir égard au peuple, lors même que ce peuple
fait profession de catholicisme. Mais pour qu'il en fût ainsi, il faudrait
que vraiment la communauté civile n'eût aucun devoir envers Dieu,
ou qu'en ayant, elle pût impunément s'en affranchir; ce qui est
également et manifestement faux. On ne saurait mettre en doute, en effet,
que la réunion des hommes en société ne soit l'oeuvre de
la volonté de Dieu, et cela qu'on la considère dans ses membres,
dans sa forme qui est l'autorité, dans sa cause ou dans le nombre et
l'importance des avantages qu'elle procure à l'homme. C'est Dieu qui
a fait l'homme pour la société et qui l'a uni à ses semblables,
afin que les besoins de sa nature, auxquels ses efforts solitaires ne pourraient
donner satisfaction, pussent la trouver dans l'association. C'est pourquoi la
société civile, en tant que société, doit nécessairement
reconnaître Dieu comme son principe et son auteur et, par conséquent,
rendre à sa puissance et à son autorité l'hommage de son
culte. Non, de par la justice; non, de par la raison, l'Etat ne peut être
athée, ou, ce qui reviendrait à l'athéisme, être
animé à l'égard de toutes les religions, comme on dit,
des mêmes dispositions, et leur accorder indistinctement les mêmes
droits. - Puisqu'il est donc nécessaire de professer une religion dans
la société, il faut professer celle qui est la seule vraie et
que l'on reconnaît sans peine, au moins dans les pays catholiques, aux
signes de vérité dont elle porte en elle l'éclatant caractère.
Cette religion, les chefs de l'Etat doivent donc la conserver et la protéger,
s'ils veulent, comme ils en ont l'obligation, pourvoir prudemment et utilement
aux intérêts de la communauté. Car la puissance publique
a été établie pour l'utilité de ceux qui sont gouvernés,
et quoiqu'elle n'ait pour fin prochaine que de conduire les citoyens à
la prospérité de cette vie terrestre, c'est pourtant un devoir
pour elle de ne point diminuer, mais d'accroître, au contraire, pour l'homme,
la faculté d'atteindre à ce bien suprême et souverain dans
lequel consiste l'éternelle félicité des hommes, ce qui
devient impossible sans la religion.
Mais Nous avons dit ailleurs tout cela plus en détail : la seule remarque
que Nous voulons faire pour le moment, c'est qu'une liberté de ce genre
est ce qui porte le plus de préjudice à la liberté véritable,
soit des gouvernants, soit des gouvernés. La religion, au contraire,
lui est merveilleusement utile, parce qu'elle fait remonter jusqu'à Dieu
même l'origine première du pouvoir; qu'elle impose avec une très
grave autorité aux princes l'obligation de ne point oublier leurs devoirs;
de ne point commander avec injustice ou dureté, et de conduire les peuples
avec bonté et presque avec un amour paternel.
D'autre part, elle recommande aux citoyens, à l'égard de la puissance
légitime, la soumission comme aux représentants de Dieu; elle
les unit aux chefs de l'Etat par les liens, non seulement de l'obéissance,
mais du respect et de l'amour, leur interdisant la révolte et toutes
les entreprises qui peuvent troubler l'ordre et la tranquillité de l'Etat,
et qui, en résumé, donnent occasion de comprimer, par des restrictions
plus fortes, la liberté des citoyens.
Nous ne disons rien des services rendus par la religion aux bonnes moeurs et,
par les bonnes moeurs, à la liberté même. Un fait prouvé
par la raison et que l'histoire confirme, c'est que la liberté, la prospérité
et la puissance d'une nation grandissent en proportion de sa moralité.
Et maintenant, poursuivons ces considérations au sujet de la liberté
d'exprimer par la parole ou par la presse tout ce que l'on veut. Assurément,
si cette liberté n'est pas justement tempérée, si elle
dépasse le terme et la mesure, une telle liberté, il est à
peine besoin de le dire, n'est pas un droit, car le droit est une faculté
morale, et, comme nous l'avons dit et comme on ne peut trop le redire, il serait
absurde de croire qu'elle appartient naturellement, et sans distinction ni discernement,
à la vérité et au mensonge, au bien et au mal. Le vrai,
le bien, on a le droit de les propager dans l'Etat avec une liberté prudente,
afin qu'un plus grand nombre en profite; mais les doctrines mensongères,
peste la plus fatale de toutes pour l'esprit ; mais les vices qui corrompent
le coeur et les moeurs, il est juste que l'autorité publique emploie
à les réprimer avec sollicitude, afin d'empêcher le mal
de s'étendre pour la ruine de la société. Les écarts
d'un esprit licencieux, qui, pour la multitude ignorante, deviennent facilement
une véritable oppression, doivent justement être punis par l'autorité
des lois, non moins que les attentats de la violence commis contre les faibles.
Et cette répression est d'autant plus nécessaire que contre ces
artifices de style et ces subtilités de dialectique, surtout quand tout
cela flatte les passions, la partie sans contredit la plus nombreuse de la population
ne peut en aucune façon, ou ne peut qu'avec une très grande difficulté
se tenir en garde.
Accordez à chacun la liberté illimitée de parler et d'écrire,
rien ne demeure sacré et inviolable, rien ne sera épargné,
pas même ces vérités premières, ces grands principes
naturels que l'on doit considérer comme un noble patrimoine commun à
toute l'humanité. Ainsi, la vérité est peu à peu
envahie par les ténèbres, et l'on voit, ce qui arrive souvent,
s'établir avec facilité la domination des erreurs les plus pernicieuses
et les plus diverses. Tout ce que la licence y gagne, la liberté le perd
; car on verra toujours la liberté grandir et se raffermir à mesure
que la licence sentira davantage le frein.
Mais s'agit-il de matières libres que Dieu a laissées aux disputes
des hommes, à chacun il est permis de se former une opinion et de l'exprimer
librement ; la nature n'y met point d'obstacle ; car une telle liberté
n'a jamais conduit les hommes à opprimer la vérité, mais
elle leur donne souvent une occasion de la rechercher et de la faire connaître.
Quant à ce qu'on appelle liberté d'enseignement, il n'en faut
pas juger d'une façon différente. Il n'y a que la vérité,
on n'en saurait douter, qui doit entrer dans les âmes, puisque c'est en
elle que les natures intelligentes trouvent leur bien, leur fin, leur perfection;
c'est pourquoi l'enseignement ne doit avoir pour objet que des choses vraies,
et cela qu'il s'adresse aux ignorants ou aux savants, afin qu'il apporte aux
uns la connaissance du vrai, que dans les autres, il l'affermisse. C'est pour
ce motif que le devoir de quiconque se livre à l'enseignement est, sans
contredit, d'extirper l'erreur des esprits et d'exposer des protections sûres
à l'envahissement des fausses opinions. Il est donc évident que
la liberté dont nous traitons, en s'arrogeant le droit de tout enseigner
à sa guise, est en contradiction flagrante avec la raison et qu'elle
est née pour produire un renversement complet dans les esprits; le pouvoir
public ne peut accorder une pareille licence dans la société qu'au
mépris de son devoir. Cela est d'autant plus vrai que l'on sait de quel
poids est pour les auditeurs l'autorité du professeur, et combien il
est rare qu'un disciple puisse juger par lui-même de la vérité
de l'enseignement du maître.
C'est pourquoi cette liberté aussi, pour demeurer honnête, a besoin
d'être restreinte dans des limites déterminées; il ne faut
pas que l'art de l'enseignement puisse impunément devenir un instrument
de corruption. Or, la vérité qui doit être l'unique objet
de l'enseignement est de deux sortes: il y a la vérité naturelle
et la vérité surnaturelle. Les vérités naturelles,
auxquelles appartiennent les principes de la nature et les conclusions prochaines
que la raison en déduit, constituent comme le commun patrimoine du genre
humain: elles sont comme le solide fondement sur lequel reposent les moeurs,
la justice, la religion, l'existence même de la société
humaine; et ce serait dès lors la plus grande des impiétés,
la plus inhumaine des folies, que de les laisser impunément violer et
détruire. Mais il ne faut pas mettre moins de scrupules à conserver
le grand et sacré trésor des vérités que Dieu lui-même
nous a fait connaître. Par un grand nombre d'arguments lumineux, souvent
répétés par les apologistes, certains points principaux
de doctrine ont été établis, par exemple: il y a une révélation
divine; le Fils unique de Dieu s'est fait chair pour rendre témoignage
à la vérité; par lui, une société parfaite
a été fondée, à savoir: l'Eglise, dont il est lui-même
le Chef et avec laquelle il a promis de demeurer jusqu'à la consommation
des siècles.
A cette société, il a voulu confier toutes les vérités
qu'il avait enseignées, avec mission de les garder, de les défendre,
de les développer avec une autorité légitime; et, en même
temps, il a ordonné à toutes les nations d'obéir aux enseignements
de son Eglise comme à lui-même, avec menace de la perte éternelle
pour ceux qui y contreviendraient. D'où il ressort clairement que le
maître le meilleur et le plus sûr à l'homme, c'est Dieu,
source et principe de toute vérité; c'est le Fils unique qui est
dans le sein du Père, voie, vérité, vie; lumière
véritable qui éclaire tout homme, et dont l'enseignement doit
avoir tous les hommes pour disciples ; et ils seront tous enseignés de
Dieu (Joan., VI, 45).
Mais, pour la foi et la règle des moeurs, Dieu a fait participer l'Eglise
à son divin magistère et lui a accordé le divin privilège
de ne point connaître l'erreur. C'est pourquoi elle est la grande, la
sûre maîtresse des hommes et porte en elle un inviolable droit à
la liberté d'enseigner.
Et de fait, l'Eglise, qui, dans ses enseignements reçus du ciel, trouve
son propre soutien, n'a eu rien plus à coeur que de remplir religieusement
la mission que Dieu lui a confiée, et, sans se laisser intimider par
les difficultés qui l'environnent de toutes parts, elle n'a cessé
en aucun temps de combattre pour la liberté de son magistère.
C'est par ce moyen que le monde entier, délivré de la misère
de ses superstitions, a trouvé dans la sagesse chrétienne son
renouvellement. Mais s'il est vrai, comme la raison elle-même le dit clairement,
qu'entre les vérités divinement révélées
et les vérités naturelles, il ne peut y avoir de réelle
opposition, de sorte que toute doctrine contredisant celles-là soit nécessairement
fausse, il s'ensuit que le divin magistère de l'Eglise, loin de faire
obstacle à l'amour du savoir et à l'avancement des sciences, ou
de retarder en aucune manière le progrès de la civilisation, est,
au contraire, pour ces choses une très grande lumière et une sûre
protection. Et, par la même raison, le perfectionnement même de
la liberté humaine ne profite pas peu de son influence, selon la maxime
qui est du Sauveur Jésus-Christ, que l'homme devient libre par la vérité
: Vous connaîtrez la vérité, et la vérité
vous rendra libre (Joan., VIII, 32.).
Il n'y a donc pas de motif pour que la vraie science digne de ce nom s'irrite
contre des lois justes et nécessaires qui doivent régler les enseignements
humains, ainsi que le réclament ensemble et l'Eglise et la raison.
Il y a plus, et, comme bien des faits l'attestent, l'Eglise, tout en dirigeant
principalement et spécialement son activité vers la défense
de la foi chrétienne, s'applique aussi à favoriser l'amour et
le progrès des sciences humaines. Car c'est quelque chose de bon en soi,
de louable, de désirable, que les bonnes études; et de plus, toute
science qui est le fruit d'une raison saine et qui répond à la
réalité des choses n'est pas d'une médiocre utilité
pour éclairer même les vérités révélées.
Et, de fait, quels immenses services l'Eglise n'a-t-elle pas rendus par l'admirable
soin avec lequel elle a conservé les monuments de la sagesse antique,
par les asiles qu'elle a, de toutes parts, ouverts aux sciences, par les encouragements
qu'elle a toujours donnés à tous les progrès, favorisant
d'une manière particulière les arts même qui font la gloire
de la civilisation de notre époque.
Enfin, il ne faut pas oublier qu'un champ immense reste ouvert où l'activité
humaine peut se donner carrière et le génie s'exercer librement.
Nous voulons parler des matières qui n'ont pas une connexion nécessaire
avec la doctrine de la foi et des moeurs chrétiennes, ou sur lesquelles
l'Eglise, n'usant pas de son autorité, laisse aux savants toute la liberté
de leurs jugements. De ces considérations, il ressort comment les partisans
du Libéralisme entendent sur ce point, et représentent cette liberté
qu'ils réclament et proclament avec une égale ardeur. D'une part,
ils s'arrogent à eux-mêmes, ainsi qu'à l'Etat une licence
telle, qu'il n'y a point d'opinion si perverse à laquelle ils n'ouvrent
la porte et ne livrent passage ; de l'autre, ils suscitent à l'Eglise
obstacles sur obstacles, confinant sa liberté dans les limites les plus
étroites qu'ils peuvent, alors cependant que, de cet enseignement de
l'Eglise, aucun inconvénient n'est à redouter, et que, au contraire,
on en doit attendre les plus grands avantages.
Une autre liberté que l'on proclame aussi bien haut est celle qu'on nomme
liberté de conscience. Que si l'on entend par là que chacun peut
indifféremment, à Son gré, rendre ou ne pas rendre un culte
à Dieu, les arguments qui ont été donnés plus haut
suffisent à le réfuter. Mais on peut l'entendre aussi en ce sens
que l'homme a dans l'Etat le droit de suivre, d'après la conscience de
son devoir, la volonté de Dieu, et d'accomplir ses préceptes sans
que rien puisse l'en empêcher. Cette liberté, la vraie liberté,
la liberté digne des enfants de Dieu, qui protège si glorieusement
la dignité de la personne humaine, est au-dessus de toute violence et
de toute oppression, elle a toujours été l'objet des voeux de
l'Eglise et de sa particulière affection. C'est cette liberté
que les apôtres ont revendiquée avec tant de constance, que les
apologistes ont défendue dans leurs écrits, qu'une foule innombrable
de martyrs ont consacrée de leur sang. Et ils ont eu raison, car la grande
et très juste puissance de Dieu sur les hommes et, d'autre part, le grand
et le suprême devoir des hommes envers Dieu trouvent l'un et l'autre dans
cette liberté chrétienne un éclatant témoignage.
Elle n'a rien de commun avec des dispositions factieuses et révoltées,
et, d'aucune façon, il ne faudrait se la figurer comme réfractaire
à l'obéissance due à la puissance publique; car ordonner
et exiger l'obéissance aux commandements n'est un droit de la puissance
humaine qu'autant qu'elle n'est pas en désaccord avec la puissance divine
et qu'elle se renferme dans les limites que Dieu lui a marquées. Or,
quand elle donne un ordre qui est ouvertement en désaccord avec la volonté
divine, elle s'écarte alors loin de ces limites et se met du même
coup en conflit avec l'autorité divine: il est donc juste alors de ne
pas obéir.
Mais les partisans du Libéralisme, qui, en même temps qu'ils attribuent
à l'Etat un pouvoir despotique et sans limites, proclament qu'il n'y
a aucun compte à tenir de Dieu dans la conduite de la vie, ne reconnaissent
pas du tout cette liberté dont Nous parlons et qui est unie intimement
à l'honnêteté et à la liberté; et ce qu'on
fait pour la conserver, ils l'estiment fait à tort et contre l'Etat.
S'ils disaient vrai, il n'y aurait pas de domination si tyrannique qu'on ne
dût accepter et subir.
Le plus vif désir de l'Eglise serait sans doute de voir pénétrer
dans tous les ordres de l'Etat et y recevoir leur application ces principes
chrétiens que Nous venons d'exposer sommairement. Car ils possèdent
une merveilleuse efficacité pour guérir les maux du temps présent,
ces maux dont on ne peut se dissimuler ni le nombre, ni la gravité, et
qui sont nés, en grande partie, de ces libertés tant vantées,
et où l'on avait cru voir renfermés des germes de salut et de
gloire. Cette espérance a été déçue par les
faits. Au lieu de fruits doux et salutaires, sont venus des fruits amers et
empoisonnés. Si l'on cherche le remède, qu'on le cherche dans
le rappel des saines doctrines, desquelles seules on peut attendre avec confiance
la conservation de l'ordre et, par là même, la garantie de la vraie
liberté.
Néanmoins, dans son appréciation maternelle, l'Eglise tient compte
du poids accablant de l'infirmité humaine, et elle n'ignore pas le mouvement
qui entraîne à notre époque les esprits et les choses. Pour
ces motifs, tout en n'accordant de droits qu'à ce qui est vrai et honnête,
elle ne s'oppose pas cependant à la tolérance dont la puissance
publique croit pouvoir user à l'égard de certaines choses contraires
à la vérité et à la justice, en vue d'un mal plus
grand à éviter ou d'un bien plus grand à obtenir ou à
conserver.
Dieu lui-même, dans sa providence, quoique infiniment bon et tout-puissant,
permet néanmoins l'existence de certains maux dans le monde, tantôt
pour ne point empêcher des biens plus grands, tantôt pour empêcher
de plus grands maux. Il convient, dans le gouvernement des Etats, d'imiter celui
qui gouverne le monde. Bien plus, se trouvant impuissante à empêcher
tous les maux particuliers, l'autorité des hommes doit "permettre
et laisser impunies bien des choses qu'atteint pourtant et à juste titre
la vindicte de la Providence divine" (S. August., De lib. arb., lib. I,
cap. 6, nurn. 14.). Néanmoins, dans ces conjectures, si, en vue du bien
commun et pour ce seul motif, la loi des hommes peut et même doit tolérer
le mal, jamais pourtant elle ne peut ni ne doit l'approuver, ni le vouloir en
lui-même, car, étant de soi la privation du bien, le mal est opposé
au bien commun que le législateur doit vouloir et doit défendre
du mieux qu'il peut. Et en cela aussi la loi humaine doit se proposer d'imiter
Dieu, qui, en laissant le mal exister dans le monde, "ne veut ni que le
mal arrive, ni que le mal n'arrive pas, mais veut permettre que le mal arrive.
Et cela est bon". Cette sentence du Docteur angélique contient,
en une brève formule, toute la doctrine sur la tolérance du mal.
Mais il faut reconnaître, pour que Notre jugement reste dans la vérité,
que plus il est nécessaire de tolérer le mal dans un Etat, plus
les conditions de cet Etat s'écartent de la perfection ; et, de plus,
que la tolérance du mal appartenant aux principes de la prudence politique,
doit être rigoureusement circonscrite dans les limites exigées
par sa raison d'être, c'est-à-dire par le salut public. C'est pourquoi,
si elle est nuisible au salut public, ou qu'elle soit pour l'Etat la cause d'un
plus grand mal, la conséquence est qu'il n'est pas permis d'en user,
car, dans ces conditions, la raison du bien fait défaut. Mais, si, en
vue d'une condition particulière de l'Etat, l'Eglise acquiesce à
certaines libertés modernes, non qu'elle les préfère en
elles-mêmes, mais parce qu'elle juge expédient de les permettre,
et que la situation vienne ensuite à s'améliorer, elle usera évidemment
de sa liberté en employant tous les moyens, persuasion, exhortations,
prières, pour remplir comme c'est son devoir, la mission qu'elle a reçue
de Dieu, à savoir, de procurer aux hommes le salut éternel.
Mais une chose demeure toujours vraie, c'est que cette liberté, accordée
indifféremment à tous et pour tous, n'est pas, comme nous l'avons
souvent répété, désirable par elle-même, puisqu'il
répugne à la raison que le faux et le vrai aient les mêmes
droits, et, en ce qui touche la tolérance, il est étrange de voir
à quel point s'éloignent de l'équité et de la prudence
de l'Eglise ceux qui professent le Libéralisme.
En effet, en accordant aux citoyens sur tous les points dont Nous avons parlé
une liberté sans bornes, ils dépassent tout à fait la mesure
et en viennent au point de ne pas paraître avoir plus d'égards
pour la vertu et la vérité que pour l'erreur et le vice. Et quand
l'Eglise, colonne et soutien de la vérité, maîtresse incorruptible
des moeurs, croit de son devoir de protester sans relâche contre une tolérance
si pleine de désordres et d'excès, et d'en écarter l'usage
criminel, ils l'accusent de manquer à la patience et à la douceur
; en agissant ainsi, ils ne soupçonnent même pas qu'ils lui font
un crime de ce qui est précisément son mérite. D'ailleurs,
il arrive bien souvent à ces grands prôneurs de tolérance
d'être, dans la pratique, durs et serrés quand il s'agit du catholicisme
: prodigues de libertés pour tous, ils refusent souvent de laisser à
l'Eglise sa liberté.
Mais, afin de récapituler brièvement, et pour plus de clarté,
tout ce discours, avec ses conséquences, Nous disons en résumé
que l'homme doit nécessairement rester tout entier dans une dépendance
réelle et incessante à l'égard de Dieu, et que, par conséquent,
il est absolument impossible de comprendre la liberté de l'homme sans
la soumission à Dieu et l'assujettissement à sa volonté.
Nier cette souveraineté de Dieu et refuser de s'y soumettre, ce n'est
pas la liberté, c'est abus de la liberté et révolte; et
c'est précisément d'une telle disposition d'âme que se constitue
et que naît le vice capital du Libéralisme. On peut, du reste,
en distinguer plusieurs espèces; car il y a pour la volonté plus
d'une forme et plus d'un degré dans le refus de l'obéissance due
à Dieu ou à ceux qui participent à son autorité
divine.
S'insurger complètement contre l'empire suprême de Dieu et lui
refuser absolument toute obéissance, soit dans la vie publique, soit
dans la vie privée et domestique, c'est à la fois, sans nul doute,
la plus grande dépravation de la liberté et la pire espèce
de Libéralisme. C'est sur elle que doivent tomber sans restriction tous
les blâmes que nous avons jusqu'ici formulés.
Immédiatement après vient le système de ceux qui, tout
en concédant qu'on doit dépendre de Dieu, Auteur et Maître
de l'univers puisque toute la nature est régie par sa Providence, osent
répudier les règles de foi et de morale qui, dépassant
l'ordre de la nature, nous viennent de l'autorité même de Dieu,
ou prétendent, du moins, qu'il n'y a pas à en tenir compte, surtout
dans les affaires publiques de l'Etat. Quelle est la gravité de leur
erreur et combien peu ils sont d'accord avec eux-mêmes, Nous l'avons pareillement
vu plus haut. C'est de cette doctrine que découle, comme de sa source
et de son principe, cette pernicieuse erreur de la séparation de l'Eglise
et de l'Etat, quand, au contraire, il est manifeste que ces deux pouvoirs, quoique
différents dans leur mission et leur dignité, doivent néanmoins
s'entendre dans la concorde de leur action et l'échange de leurs bons
offices.
A cette erreur comme à un genre se rattache une double opinion. Plusieurs,
en effet, veulent entre l'Eglise et l'Etat une séparation radicale et
totale; ils estiment que, dans tout ce qui concerne le gouvernement de la société
humaine, dans les institutions, les moeurs, les lois, les fonctions publiques,
l'instruction de la jeunesse, on ne doit pas plus faire attention à l'Eglise
que si elle n'existait pas ; tout au plus laissent-ils aux membres individuels
de la société la faculté de vaquer en particulier si cela
leur plaît aux devoirs de la religion. Contre eux gardent toute leur force
les arguments par lesquels Nous avons réfuté l'opinion de la séparation
de l'Eglise et de l'Etat; avec cette aggravation qu'il est complètement
absurde que l'Eglise soit, en même temps, respectée du citoyen
et méprisée par l'Etat.
Les autres ne mettent pas en doute l'existence de l'Eglise, ce qui leur serait
d'ailleurs impossible : mais ils lui enlèvent le caractère et
les droits propres d'une société parfaite et veulent que son pouvoir,
privé de toute autorité législative, judiciaire, coercitive,
se borne à diriger par l'exhortation, la persuasion, ceux qui se soumettent
à elle de leur plein gré et de leur propre vouloir. C'est ainsi
que le caractère de cette divine société est dans cette
théorie, complètement dénaturée, que son autorité,
son magistère, en un mot, toute son action se trouve diminuée
et restreinte, tandis que l'action et l'autorité du pouvoir civil est
par eux exagérée jusqu'à vouloir que l'Eglise de Dieu,
comme toute autre association libre, soit mise sous la dépendance et
la domination de l'Etat. Pour les convaincre d'erreur, les apologistes ont employé
de puissants arguments que Nous n'avons pas négligés Nous-mêmes,
particulièrement dans notre encyclique Immortale Dei ; et il en ressort
que, par la volonté de Dieu, l'Eglise possède toutes les qualités
et tous les droits qui caractérisent une société légitime
supérieure et de tous points parfaite.
Beaucoup enfin n'approuvent pas cette séparation de l'Eglise et de l'Etat
; mais ils estiment qu'il faut amener l'Eglise à céder aux circonstances,
obtenir qu'elle se prête et s'accommode à ce que réclame
la prudence du jour dans le gouvernement des sociétés. Opinion
honnête, si on l'entend d'une certaine manière équitable
d'agir, qui soit conforme à la vérité et à la justice,
à savoir: que l'Eglise, en vue d'un grand bien à espérer,
se montre indulgente et concède aux circonstances de temps ce qu'elle
peut concéder sans violer la sainteté de sa mission. Mais il en
va tout autrement des pratiques et des doctrines que l'affaissement des moeurs
et les erreurs courantes ont introduites contre le droit. Aucune époque
ne peut se passer de religion, de vérité, de justice: grandes
et saintes choses que Dieu a mises sous la garde de l'Eglise, à qui il
serait dès lors étrange de demander la dissimulation à
l'égard de ce qui est faux ou injuste, ou la connivence avec ce qui peut
nuire à la religion.
De ces considérations, il résulte donc qu'il n'est aucunement
permis de demander, de défendre ou d'accorder sans discernement la liberté
de la pensée, de la presse, de l'enseignement, des religions, comme autant
de droits que la nature a conférés à l'homme. Si vraiment
la nature les avait conférés, on aurait le droit de se soustraire
à la souveraineté de Dieu, et nulle loi ne pourrait modérer
la liberté humaine. Il suit pareillement que ces diverses sortes de libertés
peuvent, pour de justes causes, être tolérées, pourvu qu'un
juste tempérament les empêche de dégénérer
jusqu'à la licence et au désordre. Là enfin où les
usages ont mis ces libertés en vigueur, les citoyens doivent s'en servir
pour faire le bien et avoir à leur égard les sentiments qu'en
a l'Eglise. Car une liberté ne doit être réputée
légitime qu'en tant qu'elle accroît notre faculté pour le
bien; hors de là, jamais.
Quand on est sous le coup ou sous la menace d'une domination qui tient la société
sous la pression d'une violence injuste, ou prive l'Eglise de sa liberté
légitime, il est permis de chercher une autre organisation politique,
sous laquelle il soit possible d'agir avec liberté. Alors, en effet,
ce que l'on revendique, ce n'est pas cette liberté sans mesure et sans
règle, mais c'est un certain allégement en vue du salut de tous;
et ce que l'on cherche uniquement, c'est d'arriver à ce que, là
où toute licence est donnée au mal, le pouvoir de faire le bien
ne soit pas entravé.
En outre, préférer pour l'Etat une constitution tempérée
par l'élément démocratique n'est pas en soi contre le devoir,
à condition toutefois qu'on respecte la doctrine catholique sur l'origine
et l'exercice du pouvoir public.
Des diverses formes du gouvernement, pourvu qu'elles soient en elles-mêmes
aptes à procurer le bien des citoyens, l'Eglise n'en rejette aucune;
mais elle veut, et la nature s'accorde avec elle pour l'exiger, que leur institution
ne viole le droit de personne et respecte particulièrement les droits
de l'Eglise.
C'est louable de prendre part à la gestion des affaires publiques, à
moins qu'en certains lieux, pour des circonstances particulières de choses
et de temps, ne soit imposée une conduite différente. L'Eglise
même approuve que tous unissent leurs efforts pour le bien commun, et
que chacun, selon son pouvoir, travaille à la défense, à
la conservation et à l'accroissement de la chose publique.
L'Eglise ne condamne pas non plus que l'on veuille affranchir son pays ou de
l'étranger ou d'un despote, pourvu que cela puisse se faire sans violer
la justice. Enfin, elle ne reprend pas davantage ceux qui travaillent à
donner aux communes l'avantage de vivre selon leurs propres lois, et aux citoyens
toutes les facilités pour l'accroissement de leur bien-être. Pour
toutes les libertés civiles exemptes d'excès, l'Eglise eut toujours
la coutume d'être une très fidèle protectrice, ce qu'attestent
particulièrement les cités italiennes, qui trouvèrent sous
le régime municipal la prospérité, la puissance et la gloire,
alors que l'influence salutaire de l'Eglise, sans rencontrer aucune opposition,
pénétrait toutes les parties du corps social.
Ces enseignements inspirés par la foi et la raison tout ensemble, et
que le devoir de Notre charge apostolique Nous a porté, Vénérables
Frères, à Vous transmettre, seront, grâce surtout à
l'union de Vos efforts avec les Nôtres, utiles à un grand nombre,
Nous en avons la confiance. Pour Nous, dans l'humilité de Notre coeur,
Nous élevons vers Dieu Nos regards suppliants, et Nous le conjurons instamment
de vouloir bien répandre sur les hommes la lumière de sa sagesse
et de son conseil, afin que, par la vertu de ces dons, ils puissent, sur des
points d'une telle importance, voir la vérité et que, comme il
est raisonnable, en toutes conjonctures et avec une inébranlable constance,
ils sachent conformer leur vie, soit privée, soit publique, à
cette vérité. Comme gage de ces faveurs célestes et en
témoignage de Notre bienveillance, Nous Vous accordons, avec une tendre
affection, à Vous, Vénérables Frères, ainsi qu'au
clergé et au peuple dont chacun de Vous a la direction, la bénédiction
apostolique dans le Seigneur.
Donné à Rome, près Saint-Pierre, le 20 juin de l'année 1888, de Notre Pontificat la onzième.
LÉON XIII