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Lettre Circulaire aux Amis de la Croix
livre de Saint Louis-Marie Grignion de Montfort


 

LETTRE CIRCULAIRE AUX AMIS DE LA CROIX

1. Puisque la divine Croix me cache et m'interdit la parole,
il ne m'est pas possible, et je ne désire pas même de vous
parler, pour vous ouvrir les sentiments de mon coeur sur
l'excellence et les pratiques divines de votre union dans la
Croix adorable de Jésus-Christ.
Cependant, aujourd'hui, dernier jour de ma retraite, je
sors, pour ainsi dire, de l'attrait de mon intérieur, afin de
former sur ce papier quelques légers traits de la Croix, pour
en percer vos bons coeurs. Plût à Dieu qu'il ne fallût, pour
les aiguiser, que le sang de mes veines, au lieu de l'encre de
ma plume! Mais, hélas! quand il serait nécessaire, il est trop
criminel. Que l'Esprit donc du Dieu vivant soit comme la vie,
la force et la teneur de cette lettre; que son onction soit
comme l'encre de mon écritoire; que la divine Croix soit ma
plume, et que votre coeur soit mon papier!

[I. EXCELLENCE DE L'UNION DES AMIS DE LA CROIX]

2. Vous êtes unis ensemble, Amis de la Croix, comme autant
de soldats crucifiés, pour combattre le monde; non en fuyant
comme les religieux et les religieuses, de peur d'être
vaincus; mais comme de vaillants et braves guerriers sur le
champ de bataille, sans lâcher le pied et sans tourner le dos.
Courage! Combattez vaillamment!
Unissez-vous fortement de l'union des esprits et des
coeurs, infiniment plus forte et plus terrible au monde et à
l'enfer que ne le sont aux ennemis de l'Etat les forces
extérieures d'un royaume bien uni. Les démons s'unissent pour
vous perdre, unissez-vous pour les terrasser. Les avares
s'unissent por trafiquer et gagner de l'or et de l'argent,
unissez-vous pour conquérir les trésors de l'éternité,
renfermés dans la Croix. Les libertins s'unissent pour se
divertir; unissez-vous pour souffrir.

[A. GRANDEUR DU NOM D'AMI DE LA CROIX]

3. Vous vous appelez "Amis de la Croix". Que ce nom est
grand! Je vous avoue que j'en suis charmé et ébloui. Il est
plus brillant que le soleil, plus élevé que les cieux, plus
glorieux et plus pompeux que les titres les plus magnifiques
des rois et des empereurs. C'est le grand nom de Jésus-Christ,
vrai Dieu et vrai homme tout ensemble: c'est le nom sans
équivoque d'un chrétien.

4. Mais, si je suis ravi de son éclat, je ne suis pas moins
épouvanté de son poids. Que d'obligations indispensables et
difficiles renfermées en ce nom et exprimées par ces paroles
du Saint-Esprit: "Genus electum, regale sacerdotium, gens
sancta, populus adquisitionis"
Un Ami de la Croix est un homme choisi de Dieu, entre dix
mille qui vivent selon les sens et la seule raison, pour être
un homme tout divin, élevé au-dessus de la raison, et tout
opposé aux sens par une vie et une lumière de pure foi et un
amour ardent pour la Croix.
Un Ami de la Croix est un roi tout-puissant, et un héros
triomphant du démon, du monde et de la chair dans leurs trois
concupiscences. Par l'amour des humiliations, il terrasse
l'orgueil de Satan; par l'amour de la pauvreté, il triomphe de
l'avarice du monde; par l'amour de la douleur, il amortit la
sensualité de la chair.
Un Ami de la Croix est un homme saint et séparé de tout
le visible, dont le coeur est élevé au-dessus de tout ce qui
es caduc et périssable, et dont la conversation est dans les
cieux, qui passe sur la terre comme un étranger et un pélerin
et qui, sans y donner son coeur, la regarde de l'oeil gauche
avec indifférence, et la foule de ses pieds avec mépris.
Un Ami de la Croix est une illustre conquête de Jésus-
Christ crucifié sur le Calvaire, en union de sa sainte Mère;
c'est un Bénoni ou Benjamin, fils de la douleur et de la
droite, enfanté dans son coeur douloureux, venu au monde par
son côté droit percé, et tout empourpré de son sang. Tenant
de son extraction sanglante, il ne respire que croix, que sang
et que mort au monde, à la chair et au péché, pour être tout
caché ici-bas avec Jésus-Christ en Dieu.
Enfin, un parfait Ami de la Croix est un vrai porte-
Christ ou plutôt un Jésus-Christ, en sorte qu'il peut dire
avec vérité: "Vivo, jam non ego, vivit vero in me Christus: Je
vis; non, je ne vis plus, mais Jésus-Christ vit en moi".

5. Etes-vous par vos actions, mes chers Amis de la Croix,
tels que votre grand nom signifie? Ou du moins avez-vous un
vrai désir et une volonté véritable de le devenir avec la
grâce de Dieu, à l'ombre de la Croix du Calvaire et de Notre-
Dame de Pitié? Prenez-vous les moyens nécessaires pour cet
effet? Etes-vous entrés dans la vraie voie de la vie, qui est
la voie étroite et épineuse du Calvaire? N'êtes-vous pas,
sans y penser, dans la voie large du monde, qui est la voie de
la perdition? Savez-vous bien qu'il y a une voie qui paraît
droite et sûre à l'homme, et qui conduit à la mort?

6. Distinguez-vous bien la voix de Dieu et de sa gâce d'avec
celle du monde et de la nature? Entendez-vous bien la voix de
Dieu notre bon Père qui, après avoir donné sa triple
malédiction à tous ceux qui suivent les concupiscences du
monde: "vae, vae, vae habitantibus in terra", vous crie
amoureusement, en vous tendant les bras: "Separamini, popule
meus: Séparez-vous, mon peuple choisi, chers Amis de la Croix
de mon Fils; séparez-vous des mondains, maudits de ma Majesté,
excommuniés de mon Fils et condamnés de mon Saint-Esprit.
Prenez garde de vous asseoir dans leur chaire tout empestée,
n'allez point dans leurs conseils, ne vous arrêtez pas même
dans leur chemin. Fuyez du milieu de la grande et infâme
Babylone; n'écoutez que la voix et ne suivez que les traces de
mon Fils bien-aimé, que je vous ai donné pour être votre voie,
votre vérité, votre vie et votre modèle: "Ipsum audite".
L'écoutez-vous, cet aimable Jésus, qui vous crie, chargé
de sa Croix: "Venite post me: venez après moi"; celui qui me
suit ne marche point dans les ténèbres; "confidite, ego vinci
mundum: confiez-vous, j'ai vaincu le monde?"

[B. LES DEUX PARTIS]

7. Voilà, mes chers Confrères, voilà deux partis qui se
présentent tous les jours: celui de Jésus-Christ et celui du
monde.
Celui de notre aimable Sauveur est à droite, en montant,
dans un chemin étroit et rétréci plus que jamais par la
corruption du monde. Ce bon Maître y est en tête, marchant
pieds nus, la tête couronnée d'épines, le corps tout
ensanglanté, et chargé d'une lourde Croix. Il n'y a qu'une
poignée de gens, mais des plus vaillants, à le suivre, parce
qu'on n'entend pas sa voix si délicate au milieu du tumulte du
monde; ou on n'a pas le courage de le suivre dans sa pauvreté,
ses douleurs, ses humiliations et ses autres croix qu'il faut
nécessairement porter à son service tous les jours de la vie.

8. A gauche est le parti du monde ou du démon, lequel est le
plus nombreux, le plus magnifique et le plus brillant, du
moins en apparence. Tout le plus beau monde y court; on y fait
presse, quoique les chemins soient larges, et plus élargis que
jamais par la multitude qui y passe comme des torrents; ils
sont jonchés de fleurs, bordés de plaisirs et de jeux,
couverts d'or et d'argent.

9. A droite, le petit troupeau qui suit Jésus-Christ ne
parle que de larmes, de pénitences, d'oraisons et de mépris du
monde; on entend continuellement ces paroles entrecoupées de
sanglots: "Souffrons, pleurons, jeûnons, prions, cachons-nous,
humilions-nous, appauvrissons-nous, mortifions-nous; car celui
qui n'a pas l'esprit de Jésus-Christ, qui est un esprit de
croix, n'est point à lui; ceux qui sont à Jésus-Christ ont
crucifié leur chair avec leurs concupiscences; il faut être
conforme à l'image de Jésus-Christ ou être damné. Courage!
s'écrient-ils, courage! Si Dieu est pour nous, en nous et
devant nous, qui sera contre nous? Celui qui est en nous est
plus fort que celui qui est dans le monde. Le serviteur n'est
pas plus que le maître. Un moment d'une légère tribulation
produit un poids éternel de gloire. Il y a moins d'élus qu'on
ne pense. Il n'y a que des courageux et violents qui ravisse
nt le ciel de vive force; personne n'y sera couronné que celui
qui aura combattu légitimement selon l'Evangile, et non pas
selon la mode. Combattons donc avec force, courons bien vite
afin que nous atteignions le but, afin que nous gagnions la
couronne!" Voilà une partie des paroles divines dont les Amis
de la Croix s'animent mutuellement.

10. Les mondains, au contraire, pour s'animer à persévérer
dans leur malice sans scrupule, crient tous les jours: "La
vie, la vie! la paix, la paix! la joie, la joie! Mangeons,
buvons, chantons, dansons, jouons! Dieu est bon, Dieu ne nous
a pas faits pour nous damner; Dieu ne défend pas de se
divertir; nous ne serons pas damnés pour cela; point de
scrupule! non moriemini, etc."

11. Souvenez-vous, mes chers Confrères, que notre bon Jésus
vous regarde à présent, et vous dit à chacun en particulier:
"Voilà que quasi tout le monde m'abandonne dans le chemin
royal de la Croix. Les idolâtres aveugles se moquent de ma
Croix comme d'une folie, les Juifs obstinés s'en scandalisent
comme d'un objet d'horreur; les hérétiques la brisent et
l'abattent comme une chose digne de mépris. Mais, ce que je
ne puis dire que les larmes aux yeux et le coeur percé de
douleur, mes enfants que j'ai élevés dans mon sein et que j'ai
instruits en mon école, mes membres que j'ai animés de mon
esprit, m'ont abandonné et méprisé, en devenant les ennemis de
ma Croix! - Numquid et vos vultis abire? Voulez-vous point
aussi, vous autres, m'abandonner, en fuyant ma Croix, comme
les mondains, qui sont en cela autant d'antéchrists:
antichristi multi? Voulez-vous, afin de vous conformer à ce
siècle présent, mépriser la pauvreté de ma Croix, pour courir
après les richesses; éviter la douleur de ma Croix, pour
rechercher les plaisirs, haïr les humiliations de ma Croix,
pour ambitionner les honneurs? J'ai beaucoup d'amis en
apparence, qui protestent qu'ils m'aiment et qui, dans le
fond, me haïssent, parce qu'ils n'aiment pas ma Croix;
beaucoup d'amis de ma table, et très peu de ma Croix."

12. A cet appel amoureux de Jésus, élevons-nous au-dessus de
nous-mêmes; ne nous laissons pas séduire par nos sens, comme
Eve; ne regardons que l'auteur et le consommateur de notre
foi, Jésus crucifié; fuyons la corruption de la concupiscence
du monde corrompu; aimons Jésus-Christ de la belle manière,
c'est-à-dire au travers de toutes sortes de croix. Méditons
bien ces admirables paroles de notre aimable Maître, qui
renferment tout la perfection de la vie chrétienne: "Si quis
vult venire post me, abneget semetipsun, et tollat crucem
suam, et sequatur me!"

[II. PRATIQUES DE LA PERFECTION CHRETIENNE]

13. Toute la perfection chrétienne, en effet, consiste:
1 à vouloir devenir un saint: "Si quelqu'un veut venir
après moi";
2 à s'abstenir: "qu'il renonce à soi-même";
3 à souffir: "qu'il porte sa croix";
4 à agir: "et qu'il me suive"!

[A. «SI QUELQU'UN VEUT VENIR APRES MOI»]

14. "Si quis", si quelqu'un; "quelqu'un", et non pas
"quelques-uns", pour marquer le petit nombre des élus qui
veulent se conformer à Jésus-Christ crucifié, en portant leur
croix. Il est si petit, si petit, que, si nous le
connaissions, nous nous en pâmerions de douleur.
Il est si petit, qu'à peine parmi dix mille y en a-t-il
un, comme il a été révélé à plusieurs saints, entre autres à
saint Siméon Stylite, selon que le rapporte le saint abbé Nil,
après saint Ephrem et quelques autres. Il est si petit, que,
si Dieu voulait les assembler, il leur crierait, comme il fit
autrefois par la bouche d'un prophète: "Congregamini unus et
unus", assemblez-vous un à un, un de cette province, un de ce
royaume.

15. "Si quis vult", si quelqu'un a une vraie volonté, une
volonté entière et déterminée, non par la nature, la coutume,
l'amour-propre, l'intérêt ou le respect humain, mais par une
grâce toute victorieuse du Saint-Esprit, qui ne se donne pas à
tout le monde: "non omnibus datum est nosse mysterium". La
connaissance du mystère de la Croix, dans la pratique, n'est
donnée qu'à peu de gens. Il faut qu'un homme, pour monter sur
le Calvaire et s'y laisser mettre en croix avec Jésus, au
milieu de son propre pays, soit un courageux, un héros, un
déterminé, un homme élevé en Dieu, qui fasse litière du monde
et de l'enfer, de son corps et de sa propre volonté, un
déterminé à tout quitter, à tout entreprendre et tout souffrir
pour Jésus-Christ.
Sachez, chers Amis de la Croix, que ceux parmi vous qui
n'ont pas cette détermination ne marchent que d'un pied, ne
volent que d'une aile, et ne sont pas dignes d'être parmi
vous, parce qu'ils ne sont pas dignes d'être nommés Amis de la
Croix, qu'il faut aimer avec Jésus-Christ "corde magno et
animo volenti". Il ne faut qu'une demi-volonté de cette
manière pour gâter tout le troupeau, comme une brebis galeuse.
S'il y en a déjà quelqu'une entrée, par la mauvaise porte du
monde, dans votre bergerie, au nom de Jésus-Christ crucifié,
qu'on la chasse comme une louve entrée parmi les brebis!

16. "Si quis vult post me venire", si quelqu'un veut venir
après moi, qui me suis si humilié et si anéanti, que je suis
devenu plutôt un vermisseau qu'un homme, "ego sum vermis et
non homo"; après moi qui ne suis venu au monde que pour
enmbrasser la Croix: "ecce venio:; que pour la placer au
milieu de mon coeur, "in medio cordis"; que pour l'aimer dès
ma jeunesse, "hanc amavi a juventute mea"; que pour soupirer
après elle pendant ma vie, "quomodo coarctor?"; que pour la
porter avec joie en la préférant à toutes les joies et les
délices du ciel et de la terre, "proposito sibi gaudio,
sustinuit crucem", et enfin qui n'ai été content que lorsque
je suis mort dans ses divins embrassements.

[B. «QU'IL RENONCE A SOI-MEME»]

17. Si quelqu'un donc veut venir après moi ainsi anéanti et
crucifié, qu'il ne se glorifie comme moi que dans la pauvreté,
les humiliations et les douleurs de ma Croix: "abneget
semetipsum", qu'il renonce à soi-même!
Loin de la compagnie des Amis de la Croix ces souffrants
orgueilleux, ces sages du siècle, ces grands génies et ces
esprits forts, qui sont entêtés et bouffis de leurs lumières
et de leurs talents! Loin d'ici ces grands babillards, qui
font grand bruit et point d'autre fruit que celui de la
vanité! Loin d'ici ces dévôts orgueilleux qui portent partout
le quant-à-moi de l'orgueilleux Lucifer, "non sum sicut
ceteri", qui ne peuvent souffrir qu'on les blâme sans
s'excuser, qu'on les attaque sans se défendre, et qu'on les
abaisse sans se relever.
Prenez bien garde d'admette en votre compagnie de ces
délicats et sensuels qui craignent la moindre piqûre, et qui
s'écrient et se plaignent à la moindre douleur, qui n'ont
jamais goûté de la haire, du cilice et de la discipline, et
des autres instruments de pénitence et qui, parmi leurs
dévotions à la mode, mêlent une délicatesse et une
immortification la plus plâtrée et la plus raffinée.

[C. «QU'IL PORTE SA CROIX»]

18. "Tollat crucem suam". qu'il porte sa croix; "suam", la
sienne! Que celui-là, que cet homme, que cette femme rare, "de
ultimis finibus pretium ejus", que toute la terre d'un bout à
l'autre ne saurait payer, prenne avec joie, embrasse avec
ardeur, et porte sur ses épaules avec courage sa croix, et non
pas celle d'un autre: - sa croix que par ma sagesse, je lui
ai faite avec nombre, poids et mesure; - sa croix, à laquelle
j'ai, de ma propre main, mis ses quatre dimensions, dans une
grande justesse, savoir: son épaisseur, sa longueur, sa
largeur et sa profondeur; - sa croix que je lui ai taillée
d'une partie de celle que j'ai portée sur le Calvaire, par un
effet de la bonté infinie que je lui porte; - sa croix,
composée en épaisseur, des pertes de biens, des douleurs, des
maladies et des peines spirituelles qui doivent, par ma
providence, lui arriver chaque jour jusqu'à sa mort; - sa
croix, composée en sa longueur d'une certaine durée de mois ou
de jours qu'il doit être accablé de la calomnie, être étendu
sur un lit, être réduit à l'aumône, et être en proie aux
tentations, aux sécheresses, abandons et autres peines
d'esprit; - sa croix, composée en sa largeur de toutes les
circonstances les plus dures et les plus amères, soit de la
part de ses amis, de ses domestiques, de ses parents; - sa
croix, enfin, composée en sa profondeur des peines les plus
cachées dont je l'affligerai, sans qu'il puisse trouver de
consolation dans les créatures qui même, par mon ordre, lui
tourneront le dos et s'uniront avec moi pour le faire
souffrir.

19. "Tollat", qu'il la porte! Et non pas qu'il la traîne, et
non pas qu'il la secoue, et mon pas qu'il la retranche, et non
pas qu'il la cache! C'est-à-dire: qu'il la porte haute à la
main, sans impatience ni chagrin, sans plainte ni murmure
volontaire, sans partage et sans ménagement naturel, sans
honte et sans respect humain.
"Tollat", qu'il la place sur son front, en disant avec
saint Paul: "Mihi absit gloriari nisi in cruce Domini nostri
Jesu Christi!" A Dieu ne plaise que je prenne ma gloire en
autre chose que la Croix de Jésus-Christ, mon Maître!
Qu'il la porte sur ses épaules à l'exemple de Jésus-
Christ, afin que cette croix devienne l'arme de ses conquêtes
et le sceptre de son empire: "(imperium) principatus (ejus)
super humerum ejus".
Enfin, qu'il la mette dans son coeur par l'amour, pour la
rendre un buisson ardent qui brûle jour et nuit du pur amour
de Dieu sans se consummer.

20. "Crucem", la croix; qu'il la porte, puisqu'il n'y a rien
de si nécessaire, de si utile et de si doux, ni de si glorieux
que de souffrir quelque chose pour Jésus-Christ.

[1. «Rien de si nécessaire»]

[Pour des pécheurs!]
21. En effet, chers Amis de la Croix, vous êtes tous
pécheurs; il n'y en a pas un parmi vous qui ne mérite l'enfer,
et moi plus que personne. Il faut que nos péchés soient punis
en ce monde ou dans l'autre; s'ils le sont en celui-ci, ils ne
le seront pas dans l'autre.
Si Dieu les punit en celui-ci de concert avec nous, la
punition sera amoureuse: ce sera la miséricorde, qui règne en
ce monde, qui châtiera, et non la justice rigoureuse; le
châtiment sera léger et passager, accompagné de douceurs et de
mérites, suivi de récompenses dans le temps et l'éternité.

22. Mais si le châtiment nécessaire aux péchés que nous avons
commis est réservé dans l'autre monde, ce sera la justice
vengeresse de Dieu, qui met tout à feu et à sang, qui fera le
châtiment! Châtiment épouvantable, "horrendum", ineffable,
incompréhensible: "quis novit potestatenm irae tuae?"
Châtiment sans miséricorde, "judicium sine misericordia", sans
pitié, sans soulagement, sans mérites, sans bornes et sans
fin. Oui, sans fin, ce péché mortel d'un moment que vous avez
fait, cette pensée mauvaise et volontaire qui a échappé à
votre connaissance, cette parole que le vent a emportée, cette
petite action contre la loi de Dieu, qui a si peu duré, sera
punie une éternité, tant que Dieu sera Dieu, avec les démons
dans les enfers, sans que ce Dieu des vengeances ait pitié de
vos effroyables tourments, de vos sanglots et vos larmes
capables de fendre les rochers! A jamais souffrir, sans
mérite, sans miséricorde et sans fin!

23. Y pensons-nous, mes chers Frères et Soeurs, quand nous
souffrons quelque peine en ce monde? Que nous sommes donc
heureux de faire un si heureux échange d'une peine éternelle
et infructueuse en une passagère et méritoire, en portant
cette croix avec patience! Combien avons-nous de dettes non
payées! Combien avons-nous de péchés commis pour l'expiation
desquels, même après une contrition amère et une confession
sincère, il faudra que nous souffrions dans le purgatoire des
siècles entiers, parce que nous nous sommes contentés en ce
monde de quelques pénitences fort légères! Ah! payons dans ce
monde à l'amiable en portant bien notre croix! Tout est payé
à la riguer jusqu'au dernier denier, jusqu'à une parole
oiseuse, dans l'autre. Si nous pouvions seulement ravir au
démon le livre de mort, où il a marqué tous nos péchés et la
peine qui leur est due, que nous serions ravis de souffrir des
années entières ici-bas, plutôt que de souffrir une seule
journée en l'autre!

[Pour des amis de Dieu!]
24. Ne vous flattez-vous pas, mes Amis de la Croix, d'être
les amis de Dieu, ou de vouloir le devenir. Résolvez-vous donc
à boire le calice, qu'il faut boire nécessairement, pour être
fait ami de Dieu: "Calicem Domini biberunt et amici Dei facti
sunt". Le bien-aimé Benjamin eut le calice, et les autres
frères n'eurent que le froment. Le grand favori de Jésus-
Christ a eu son coeur, a monté au Calvaire et a bu au calice.
"Potestis bibere calicem?" Il est bon de désirer la gloire de
Dieu; mais la désirer et la demander sans se résoudre à tout
souffrir, c'est une folle et extravagante demande: "nescitis
quid petatis... Oportet per multas tribulationes": il faut,
"oportet". C'est une nécessité, c'est une chose indispensable;
il faut que nous entrions dans le royaume des cieux par
beaucoup de tribulations et de croix.

[Pour des enfants de Dieu!]
25. Vous vous glorifiez avec raison d'être les enfants de
Dieu. Glorifiez-vous donc des coups de fouet que ce bon Père
vous a donnés et vous donnera dans la suite, car il fouette
tous ses enfants. Si vous n'êtes pas du nombre de ses fils
bien-aimés, vous êtes, - oh! quel malheur! oh! quel coup de
fouet! - vous êtes, comme dit saint Augustin, du nombre des
réprouvés. Celui qui ne gémit pas dans ce monde, comme un
pélerin et un étranger, ne se réjouira pas dans l'autre monde
comme un citoyen du ciel, dit le même saint Augustin. Si Dieu
le Père ne vous envoie pas de temps en temps quelques bonnes
croix, c'est qu'il ne se soucie plus de vous, c'est qu'il est
en colère contre vous; il ne vous regarde plus que comme un
étranger hors de sa maison et de sa protection, ou comme un
enfant bâtard qui, ne méritant pas d'avoir sa portion dans
l'héritage de son père, n'en mérite pas les soins et la
correction.

[Pour des écoliers d'un Dieu crucifié!]
26. Amis de la Croix, écoliers d'un Dieu crucifié, le mystère
de la Croix est un mystère inconnu des Gentils, rejeté des
Juifs et méprisé des hérétiques et des mauvais catholiques;
mais c'est le grand mystère que vous devez apprendre en
pratique à l'école de Jésus-Christ, et que vous ne pouvez
apprendre qu'à son école. Vous chercherez en vain dans toutes
les académies de l'antiquité un philosophe qui l'ait enseigné;
vous consulterez en vain la lumière des sens et de la raison:
il n'y a que Jésus-Christ qui puisse vous enseigner et faire
goûter ce mystère par sa grâce victorieuse.
Rendez-vous donc habiles en cette science suréminente,
sous un si grand maître, et vous aurez toutes les autres
sciences, puisqu'elle les renferme toutes éminemment. C'est
notre philosophie naturelle et surnaturelle, notre théologie
divine et mystérieuse, et notre pierre philosophale qui
change, par la patience, les métaux les plus grossiers en
précieux, les douleurs les plus aiguës en délices, les
pauvretés en richesses, les humiliations les plus profondes en
gloire. Celui parmi vous qui sait mieux porter sa croix, quand
il ne saurait d'ailleurs ni A ni B, est le plus savant de
tous.
Ecoutez le grand saint Paul qui, à son retour du
troisième ciel, où il apprit les mystères cachés aux Anges
même, s'écrie qu'il ne sait et qu'il ne veut savoir que Jésus-
Christ crucifié. Réjouissez-vous, pauvre idiot, pauvre femme
sans esprit et sans science: si vous savez souffrir
joyeusement, vous en saurez plus qu'un docteur de Sorbonne,
qui ne sait pas si bien souffrir que vous.

[Pour des membres de Jésus-Christ!]
27. Vous êtes membres de Jésus-Christ, quel honneur! Mais
quelle nécessité de souffrir en cette qualité! Le chef est
couronné d'épines, et les membres seraient couronnés de roses?
Le chef est bafoué et couvert de boue dans le chemin du
Calvaire, et les membres seraient couverts de parfums sur le
trône? Le chef n'a pas un oreiller pour se reposer, et les
membres seraient délicatement couchés sur la plume et le
duvet? Ce serait un monstre inouï. Non, non, mes chers
Compagnons de la Croix, ne vous y trompez pas, ces chrétiens
que vous voyez de tous côtés, ornés à la mode, délicats à
merveille, élevés et graves à l'excès, ne sont pas les vrais
disciples ni les vrais membres de Jésus crucifié; vous feriez
injure à ce chef couronné d'épines et à la vérité de
l'Evangile que de croire le contraire. O mon Dieu! que de
fantômes de chrétiens qui se croient être les membres du
Sauveur et qui sont ses persécuteurs les plus traîtres, parce
que, tandis que de la main ils font le signe de la Croix, il
en sont les ennemis dans leur coeur!
Si vous êtes conduits par le même esprit, si vous vivez
de la même vie que Jésus-Christ, votre chef tout épineux, ne
vous attendez qu'aux épines, qu'aux coups de fouet, qu'aux
clous, en un mot qu'à la croix, parce qu'il est nécessaire que
le disciple soit traité comme le maître et le membre comme le
chef; et si le ciel vous présente, comme à sainte Catherine de
Sienne, une couronne d'épines et une couronne de roses,
choisissez avec elle la couronne d'épines, sans balancer, et
vous l'enfoncez dans la tête, pour ressembler à Jésus-Christ.

[Pour les temples du Saint-Esprit!]
28. Vous n'ignorez pas que vous êtes les temples vivants du
Saint-Esprit, et que vous devez, comme autant de pierres
vives, être placées par ce Dieu d'amour au bâtiment de la
Jérusalem céleste. Attendez-vous donc à être taillées,
coupées et ciselées par le marteau de la croix; autrement,
vous demeurerez comme des pierres brutes qu'on n'emploie à
rien, qu'on méprise et qu'on rejette loin de soi. Prenez
garde de faire regimber le marteau qui vous frappe, et prenez
garde au ciseau qui vous taille et à la main qui vous tourne!
Peut-être que cet habile et amoureux architecte veut faire de
vous une des premières pierres de son édifice éternel, et un
des plus beaux portraits de son royaume céleste. Laisse-le
donc faire; il vous aime, il sait ce qu'il fait, il a de
l'expérience; tous ses coups sont adroits et amoureux, il n'en
donne aucun de faux, si vous ne le rendez inutile par votre
impatience.

29. Le Saint-Esprit compare la croix: - tantôt à un van qui
purifie le bon grain de la paille et des ordures: laisssez-
vous donc, sans résistance, comme le grain du van, ballotter
et remuer; vous êtes dans le van du Père de famille, et
bientôt vous serez dans son grenier; - tantôt à un feu qui ôte
la rouille du fer par la vivacité de ses flammes: notre Dieu
est un feu consumant qui demeure par la croix dans une âme
pour la purifier, sans la consumer, comme autrefois dans le
buisson ardent; - tantôt à un creuset d'une forge, où le bon
or se raffine, et où le faux s'évanouit en fumée: le bon en
souffrant patiemment l'épreuve du feu, le faux en s'élevant
en fumée contre ses flammes; c'est dans le creuset de la
tribulation et de la tentation que les vrais amis de la Croix
se purifient par leur patience, tandis que ses ennemis s'en
vont en fumée par leur impatience et leurs murmures.

[Il faut souffrir comme les saints...]
30. Regardez, mes chers Amis de la Croix, regardez devant
vous une grande nuée de témoins, qui prouvent, sans dire un
mot, ce que je dis. Voyez, comme en passant, un Abel juste et
tué par son frère; un Abraham juste et étranger sur la terre;
un Loth juste et chassé de son pays; un Jacob juste et
persécuté par son frère; un Tobie juste et frappé
d'aveuglement; un Job juste et appauvri, humilié et frappé
d'une plaie depuis les pieds jusqu'à la tête.

31. Regardez tant d'Apôtres et de Martyrs empourprés de leur
sang; tant de Vierges et de Confesseurs appauvris, humiliés,
chassés et rebutés, qui tous s'écrient avec saint Paul:
"Regardez notre bon Jésus, l'auteur et le consommateur de la
foi" que nous avons en lui et en la Croix; il a fallut qu'il
ait souffert pour entrer par la Croix dans sa gloire.
Voyez, à côté de Jésus-Christ, un glaive perçant qui
pénètre jusqu'au fond le coeur tendre et innocent de Marie,
qui n'avait jamais eu aucun péché, ni originel ni actuel. Que
ne puis-je m'étendre ici sur la Passion de l'un et de l'autre,
pour montrer que ce que nous souffrons n'est rien en
comparaison de ce qu'ils ont souffert!

32. Après cela, qui de nous pourra s'exempter de porter sa
croix? Qui de nous ne volera pas avec rapidité dans les lieux
où il sait que la croix l'attend? Qui ne s'écriera avec saint
Ignace martyr: "Que le feu, que la potence, que les bêtes et
tous les tourments du démon viennent fondre sur moi, afin que
je jouisse de Jésus-Christ!"

[...sinon comme les réprouvés.]
33. Mais enfin, si vous ne voulez pas souffrir patiemment, et
porter votre croix avec résignation comme les prédestinés,
vous la porterez avec murmure et impatience comme les
réprouvés. Vous serez semblables à ces deux animaux qui
traînaient l'Arche d'alliance en mugissant. Vous imiterez
Simon de Cyrène, qui mit la main à la Croix même de Jésus-
Christ malgré lui, et qui ne faisait que murmurer en la
portant. Il vous arrivera enfin ce qui est arrivé au mauvais
larron, qui du haut de sa croix tomba dans le fond des abîmes.
Non, non, cette terre maudite où nous vivons ne fait
point de bienheureux; on ne voit pas bien clair en ce pays de
ténèbres; on n'est point dans une parfaite tranquilité sur
cette mer orageuse; on n'est point sans combats dans ce lieu
de tentation et ce champ de bataille; on n'est point sans
piqûres sur cette terre couverte d'épines. Il faut que les
prédestinés et les réprouvés y portent leur croix, bon gré mal
gré. Retenez ces quatre vers:
Choisis une des croix que tu vois au Calvaire,
Choisis bien sagement; car il nécessaire
De souffrir comme un saint, ou comme un pénitent,
Ou comme un réprouvé qui n'est jamais content.
C'est-à-dire, que si vous ne voulez pas souffrir avec
joie comme Jésus-Christ, ou avec patience comme le bon larron,
il faudra que vous souffriez malgré vous comme le mauvais
larron; il faudra que vous buviez jusqu'à la lie du calice le
plus amer, sans aucune consolation de la grâce, et que vous
portiez le poids tout entier de votre croix, sans aucune aide
puissante de Jésus-Christ. Il faudra même que vous portiez le
poids fatal que le démon ajoutera à votre croix, par
l'impatience où elle vous jettera, et qu'après avoir été
malheureux avec le mauvais larron sur la terre, vous alliez le
trouver dans les flammes.

[2. «Rien de si utile et de si doux»]

[2. «Rien de si utile et de si doux»]

34. Mais si, au contraire, vous souffrez comme il faut, la
croix deviendra un joug très doux, que Jésus-Christ portera
avec vous. Elle deviendra les deux ailes de l'âme qui s'élève
au ciel; elle deviendra un mât de navire qui vous fera
heureusement et facilement arriver au port du salut.
Portez votre croix patiemment, et par cette croix bien
portée, vous serez éclairés en vos ténèbres spirituelles; car
qui ne souffre rien par la tentation, ne sait rien.
Portez votre croix joyeusement, et vous serez embrasés du
divin amour; car
Personne ne vit sans douleur
Dans le pur amour du Seigneur.
On ne cueille de roses que parmi les épines. La croix
seule est la pâture de l'amour de Dieu, comme le bois est
celle du feu. Souvenez-vous donc de cette belle sentence de
l'Imitation: "Autant que vous vous ferez de violence", en
souffrant patiemment, "autant vous avancerez" dans l'amour
divin. N'attendez rien de grand de ces âmes délicates et
paresseuses qui refusent la croix, quand elle les aborde, et
qui ne s'en procurent aucune avec discrétion: c'est une terre
inculte qui ne donnera que des épines, parce qu'elle n'est
point coupée, battue ni remuée par un sage laboureur; c'est
une eau croupissante qui n'est propre ni à laver ni à boire.
Portez votre croix joyeusement, et vous y trouverez une
force victorieuse, à laquelle aucun de vos ennemis ne pourra
résister, et vous y goûterez une douceur charmante, à laquelle
il n'y a rien de semblable. Oui, mes Frères, sachez que le
vrai paradis terrestre est de souffrir quelque chose pour
Jésus-Christ. Interrogez tous les saints: ils vous diront
qu'ils n'ont jamais goûté un festin si délicieux à l'âme que
lorsqu'ils ont souffert les plus grands tourments. "Que tous
les tourments du démon viennent fondre sur moi!", disait saint
Ignace martyr. "Ou souffrir, ou mourir", disait sainte
Thérèse. "Non pas mourir, mais souffrir", disait sainte
Madeleine de Pazzi. "Souffrir et être méprisé pour vous",
disait le bienheureux Jean de la Croix; et tant d'autres ont
tenu le même langage, comme on lit dans leur vie.
Croyez Dieu, mes chers Frères: Quand on souffre
joyeusement pour Dieu, "la croix, dit le Saint-Esprit, est le
sujet de toutes sortes de joie" pour toutes sortes de
personnes. La joie de la croix est plus grande que celle d'un
paysan que l'on comble de toutes sortes de richesses; - que la
joie d'un paysan qu'on élève sur le trône; - que la joie d'un
marchand qui gagne des millions d'or; - que la joie des
généraux d'armée qui remportent des victoires; - que la joie
des captifs qui sont délivrés de leurs fers; - enfin, qu'on
s'imagine toutes les plus grandes joies d'ici-bas: celle d'une
personne crucifiée, qui souffre bien, les renferme et les
surpasse toutes.

[3. «Rien de si glorieux»]

35. Réjouissez-vous donc et tressaillez d'allégresse, lorsque
Dieu vous fera part de quelque bonne croix; car ce qu'il y a
de plus grand dans le ciel et en Dieu même tombe en vous, sans
vous en apercevoir. Le grand présent de Dieu que la croix! Si
vous le compreniez, vous feriez dire des messes, vous feriez
des neuvaines aux tombeaux des saints, vous entreprendriez de
longs voyages, comme les saints ont fait, pour obtenir du ciel
ce divin présent.

36. Le monde l'appelle une folie, une infamie, une sottise,
une indiscrétion, une imprudence; laissez dire ces aveugles:
leur aveuglement, qui leur fait regarder la croix en hommes,
et tout de travers, fait une partie de notre gloire. Toutes
les fois qu'ils nous procurent quelques croix par leur mépris
et leurs presécutions, ils nous donnent des bijoux, ils nous
mettent sur le trône, ils nous couronnent de lauriers.

37. Que dis-je? Toutes les richesses, tous les honneurs, tous
les sceptres, toutes les couronnes brillantes des potentats et
des empereurs ne sont pas comparables à la gloire de la croix,
dit saint Jean Chrysostome; elles surpasse la gloire d'apôtre
et d'écrivain sacré. "Je quitterais volontiers le ciel, s'il
était à mon choix, - dit ce saint homme éclairé du Saint-
Esprit, - pour endurer pour le Dieu du ciel. Je préférerais
les cachots et les prisons aux trônes de l'empyrée: je n'ai
pas tant d'envie de la gloire des Séraphins que des plus
grandes croix. J'estime moins le don des miracles, par lequel
on commande aux démons, on ébranle les éléments, on arrête le
soleil, on donne la vie aux morts, que l'honneur des
souffrances. Saint Pierre et saint Paul sont plus glorieux
dans les cachots, les fers aux pieds, que de s'élever au
troisième ciel, et de recevoir les clefs du paradis."

38. En effet, n'est-ce pas la Croix qui a donné à Jésus-
Christ "un nom au-dessus de tous les noms, afin qu'au nom de
Jésus tout genou fléchisse, au ciel, et sur la terre, et dans
les enfers"? La gloire d'une personne qui souffre bien est si
grande, que le ciel, les anges et les hommes, et le Dieu même
du ciel la contemplent avec joie, comme le plus glorieux
spectacle, et que si les saints avaient un désir, ce serait de
revenir sur la terre porter quelques croix.

39. Mais si cette gloire est si grande même sur la terre,
quelle sera donc celle qu'elle acquiert dans le ciel? Qui
expliquera, et qui comprendra jamais ce "poids éternel de
gloire" qu'opère en nous un seul moment d'une croix bien
portée? Qui comprendra celle qu'une année, et quelquefois une
vie toute entière de croix et de douleurs, opère dans le ciel?

40. Assurément, mes chers Amis de la Croix, le ciel vous
prépare à quelque chose de grand, vous dit un grand saint,
puisque le Saint-Esprit vous unit si étroitement dans une
chose que tout le monde fuit avec tant de soin. Assurément
Dieu veut faire autant de saints et de saintes que vous êtes
d'Amis de la Croix, si vous êtes fidèles à votre vocation, si
vous portez votre croix comme il faut, comme Jésus-Christ l'a
portée.

[D. «ET QU'IL ME SUIVE!»]

41. Mais il ne suffit pas de souffrir: le démon et le monde
ont leurs martyrs; mais il faut souffrir et porter sa croix
sur les traces de Jésus-Christ: "sequatur me", qu'il me suive!
c'est-à-dire de la manière qu'il l'a portée; - et voici pour
cela les règles que vous devez garder:

[LES QUATORZE REGLES]
[Ne pas se procurer de croix exprès et par sa faute.]
42. 1 Ne vous procurez point exprès et par votre faute des
croix; il ne faut pas faire le mal pour qu'il en arrive du
bien; il ne faut pas, sans une inspiration spéciale, faire les
chose d'une mauvaise manière, pour s'attirer le mépris des
hommes. Il faut plutôt imiter Jésus-Christ, dont il est dit
qu'il a bien fait toutes choses, non pas par amour-propre ou
par vanité, mais pour plaire à Dieu et pour gagner le
prochain. Et si vous vous acquittez le mieux que vous pourrez
de vos emplois, vous n'y manquerez pas de contradictions, de
persécutions ni de mépris, que la divine Providence vous
enverra, contre votre volonté et sans votre choix.

[Consulter le bien du prochain.]
43. 2 Si vous faites quelque chose d'indifférent, dont le
prochain se scandalise, quoique mal à propos, abstenez-vous en
par charité, pour faire cesser le scandale des petits; et
l'acte héroïque de la charité que vous faites en cette
occasion vaut infiniment mieux que la chose que vous faisiez
ou que vous vouliez faire.
Si cependant le bien que vous faites est nécessaire ou
utile au prochain, et si quelque pharisien ou mauvais esprit
s'en scandalise mal à propos, consultez un sage pour savoir si
la chose que vous faites est nécessaire et beaucoup utile au
commun du prochain; et s'il la juge telle, continuez-la et les
laissez dire, pourvu qu'ils vous laissent faire, et répondez
en cette occasion ce que répondit Notre-Seigneur à quelques-
uns de ses disciples, qui vinrent lui dire que les Scribes et
les Pharisiens étaient scandalisés de ses paroles et de ses
actions: "Laissez-les, ce sont des aveugles".

[Admirer, sans prétendre l'atteindre,
la sublime vertu des saints.]
44. 3 Quoique quelques saints et grands personnages aient
demandé, recherché, et même se soient procuré, par des actions
ridicules, des croix, des mépris et des humiliations, adorons
et admirons seulement l'opération extraordinaire du Saint-
Esprit dans leurs âmes, et humilions-nous à la vue d'une si
sublime vertu, sans oser voler si haut, n'étant auprès de ces
aigles rapides et de ces lions rugissants, que des poules
mouillées et des chiens morts.

[Demander à Dieu la sagesse de la croix.]
45. 4 Vous pouvez cependant, et même vous devez demander la
sagesse de la croix, qui est une science savoureuse et
expérimentale de la vérité, qui fait voir dans le jour de la
foi les mystères les plus cachés, entre autres celui de la
croix; ce qu'on n'obtient que par de grands travaux, de
profondes humiliations et des prières ferventes. Si vous avez
besoin de cet esprit principal, qui fait porter les croix les
plus lourdes avec courage; de cet esprit bon et doux qui fait
goûter, dans la partie supérieure de l'âme, les amertumes les
plus dégoûtantes; de cet esprit saint et droit qui ne cherche
que Dieu; de cette science de la croix qui renferme toutes
choses; en un mot, de ce trésor infini dont le bon usage rend
une âme participante de l'amitié de Dieu, demandez la sagesse,
demandez-la incessamment et fortement, sans hésiter, sans
crainte de ne la pas obtenir, et vous l'aurez immanquablement,
et puis vous verrez clairement, par expérience, comment il se
peut faire qu'on désire, qu'on recherche et qu'on goûte la
croix.

[S'humilier de ses fautes, sans se troubler.]
46. 5 Quand vous aurez, par ignorance ou même par votre
faute, fait quelque bévue qui vous procure quelque croix,
humiliez-vous en aussitôt en vous-mêmes, sous la main
puissante de Dieu, sans vous en troubler volontairement,
disant, par exemple, intérieurement: "Voilà, Seigneur, un tour
de mon métier!" Et s'il y a du péché dans la faute que vous
avez faite, prenez l'humiliation qui vous en revient comme son
châtiment; et s'il n'y a point de péché, comme une humiliation
de votre orgueil. Souvent, et même très souvent, Dieu permet
que ses plus grands serviteurs, qui sont les plus élevés en sa
grâce, fassent des fautes des plus humiliantes, afin de leur
ôter la vue et la pensée orgueilleuse des grâces qu'il leur
donne, et du bien qu'ils font, afin "qu'aucune créature",
comme dit le Saint-Esprit, "ne se glorifie devant Dieu".

[Dieu nous humilie pour nous purifier.]
47. 6 Soyez bien persuadés que tout ce qui est en vous est
tout corrompu par le péché d'Adam et par les péchés actuels,
et non seulement les sens du corps, mais toutes les puissances
de l'âme, et que dès lors que notre esprit corrompu regarde
quelque don de Dieu en nous avec réflexion et complaisance, ce
don, cette action, cette grâce devient toute souillée et
corrompue, et Dieu en détourne ses yeux divins. Si les
regards et les pensées de l'esprit de l'homme gâtent ainsi les
meilleures actions et les dons les plus divins, que dirons-
nous des actes de la volonté propre, qui sont encore plus
corrompus que ceux de l'esprit?
Après cela, il ne faut pas s'étonner si Dieu prend
plaisir à cacher les siens dans les secrets de sa face, afin
qu'ils ne soient point souillés par les regards des hommes et
par leurs propres connaissances. Et pour les cacher ainsi,
que ne permet et ne fait point ce Dieu jaloux! Combien
d'humiliations leur procure-t-il? En combien de fautes les
laisse-t-il tomber! De combien de tentations permet-t-il
qu'ils soient attaqués, comme saint Paul! En quelles
incertitudes, ténèbres, perplexités les laisse-t-il! Oh! que
Dieu est admirable dans ses saints, et dans les voies qu'il
tient pour les conduire à l'humilité et à la sainteté!

[Dans ses croix éviter le piège de l'orgueil.]
48. 7 Prenez donc bien garde de croire, comme les dévôts
orgueilleux et pleins d'eux-mêmes, que vos croix sont grandes,
qu'elles sont des épreuves de votre fidélité, et des
témoignages d'un amour singulier de Dieu en votre endroit. Ce
piège d'orgueil spirituel est fort fin et délicat, mais plein
de venin. Vous devez croire: 1) que votre orgueil et votre
délicatesse vous font prendre pour des poutres, des pailles;
pour des plaies, des piqûres; pour un élephant, un rat; pour
une injure atroce et un abandon cruel, une petite parole en
l'air, un petit rien dans la vérité; 2) que les croix que Dieu
vous envoie sont plutôt des châtiments amoureux de vos péchés,
comme il est en effet, que des marques d'une bienveillance
spéciale; 3) que quelque croix et quelque humiliation qu'il
vous envoie, il vous en épargne infiniment, vu le nombre et
l'énormité de vos crimes, que vous ne devez regarder qu'à
travers la sainteté de Dieu, qui ne souffre rien d'impur, et
que vous avez attaqué; à travers un Dieu mourant et accablé de
douleur, à cause de l'apparence de votre péché; et à travers
d'un enfer éternel que vous avez mérité mille et peut-être
cent mille fois; 4) que dans la patience avec laquelle vous
souffrez, vous y mêlez plus d'humain et de naturel que vous ne
pensez: témoins ces petits ménagements, ces secrètes
recherches de la consolation, ces ouvertures si naturelles à
vos amis, peut-être à votre directeur, ces excuses si fines et
si promptes, ces plaintes, ou plutôt ces médisances de ceux
qui vous ont fait le mal, si bien tournées, si charitablement
prononcées, ces retours et ces complaisances délicates en vos
maux, cette croyance de Lucifer que vous êtes quelque chose de
grand, etc. Je n'aurais jamais fait, s'il fallait ici décrire
les tours et les détours de la nature, même dans les
souffrances.

[Faire profit des petites souffrances, plus que des grandes.]
49. 8 Faites profit, et même davantage, des petites
souffrances que des grandes. Dieu ne regarde pas tant la
souffrance que la manière avec laquelle on souffre. Souffrir
beaucoup et souffrir mal, c'est souffrir en damné; souffrir
beaucoup et avec courage, mais pour une mauvaise cause, c'est
souffrir en martyr du démon; souffrir peu ou beaucoup et
souffrir pour Dieu, c'est souffrir en saint.
S'il est vrai de dire qu'on peut faire choix des croix,
c'est particulièrement des petites et obscures quand elles
viennent en parallèle avec les grandes et éclatantes.
L'orgueil de la nature peut demander, rechercher, et même
choisir et embrasser les croix grandes et éclatantes; mais de
choisir et de bien joyeusement porter les croix petites et
obscures, ce ne peut être que l'effet d'une grande grâce et
d'une grande fidélité à Dieu. Faites donc comme le marchand
au regard de son comptoir: faites profit de tout, ne laissez
pas perdre la moindre parcelle de la vaie Croix, quand ce ne
serait qu'une piqûre de mouche ou d'épingle, qu'un petit
travers d'un voisin, qu'une petite injure par méprise, qu'une
petite perte d'un denier, qu'un petit trouble dans l'âme,
qu'une petite lassitude dans le corps, qu'une petite douleur
dans un de vos membres, etc. Faites profit de tout, comme
l'épicier de sa boutique, et vous deviendrez bientôt riches en
Dieu, comme il devient riche en argent, en mettant denier sur
denier dans son comptoir. A la moindre petite traverse qui
vous arrive, dites: "Dieu soit béni! Mon Dieu, je vous
remercie"; puis cachez dans la mémoire de Dieu, qui est comme
votre comptoir, la croix que vous venez de gagner; et puis ne
vous en souvenez plus que pour dire: Grand merci ou
miséricorde!

[Aimer les croix, non d'un amour sensible,
mais raisonnable, et surnaturel.]
50. 9 Quand on vous dit d'aimer la croix, on ne parle pas
d'un amour sensible, qui est impossible à la nature.
Distinguez donc bien trois amours: l'amour sensible,
l'amour raisonnable, l'amour fidèle et suprême; ou autrement:
l'amour de la partie inférieure qui est la chair, l'amour de
la partie supérieure qui est la raison, et l'amour de la
partie suprême, ou cime de l'âme, qui est l'intelligence
éclairée de la foi.

51. Dieu ne demande pas de vous que vous aimiez la croix de
la volonté de la chair. Comme elle est toute corrompue et
criminelle, tout ce qui en naît est corrompu, et même elle ne
peut être soumise par elle-même à la volonté de Dieu et à sa
loi crucifiante. C'est pourquoi Notre-Seigneur, parlant d'elle
au jardin des Olives, s'écria: "Mon Père, que votre volonté
soit faite, et non la mienne!" Si la partie inférieure de
l'homme en Jésus-Christ, quoiqu'elle fut sainte, n'a pu aimer
la croix sans aucune interruption, à plus forte raison la
nôtre, qui est toute corrompue, la repoussera-t-elle. Nous
pouvons, à la vérité, éprouver quelquefois une joie même
sensible de ce que nous souffrons, comme plusieurs saints ont
ressenti; mais cette joie ne vient pas de la chair,
quoiqu'elle soit dans la chair; elle ne vient que de la partie
supérieure, qui est si remplie de cette divine joie du Saint-
Esprit, qu'elle la fait rejaillir jusque sur la partie
inférieure, en sorte qu'en ce moment la personne la plus
crucifiée peut dire: "Mon coeur et ma chair ont tressailli
d'allégresse dans le Dieu vivant!"

52. Il y a un autre amour de la croix que j'appelle
raisonnable, et qui est dans la partie supérieure qui est la
raison. Cet amour est tout spirituel, et, comme il nait de la
connaisssance du bonheur qu'on a de souffrir pour Dieu, il est
perceptible et même aperçu par l'âme, il la réjouit
intérieurement et la fortifie. Mais cet amour raisonnable et
aperçu, quoique bon et très bon, n'est pas toujours nécessaire
pour souffrir joyeusement et divinement.

53. C'est pourquoi il y a un autre amour de la cime et de la
pointe de l'âme, disent les maîtres de la vie spirituelle, -
ou de l'intelligence, disent les philosophes, - par lequel,
sans ressentir aucune joie dans les sens, sans apercevoir
aucun plaisir raisonnable dans l'âme, on aime cependant et on
goûte, par la vue de la pure foi, la croix qu'on porte,
quoique souvent tout soit en guerre et en alarmes dans la
partie inférieur, qui gémit, qui se plaint, qui pleure et qui
cherche à se soulager, en sorte qu'on dise avec Jésus-Christ:
"Mon Père, que votre volonté soit faite et non pas la mienne!"
ou avec la Sainte Vierge: "Voici l'esclave du Seigneur, qu'il
me soit fait selon votre parole!"
C'est de l'un de ces deux amours de la partie supérieure
que nous devons aimer et agréer la croix.

[Souffrir toutes sortes de croix,
sans exception et sans choix.]
54. 10 Résolvez-vous, chers Amis de la Croix, à souffrir
toutes sortes de croix, sans exception et sans choix: toute
pauvreté, toute injustice, toute perte, toute maladie, toute
humiliation, toute contradiction, toute calomnie, toute
sécheresse, tout abandon, toute peine intérieure et
extérieure; disant toujours: "Mon coeur est préparé, mon Dieu,
mon coeur est préparé". Préparez-vous donc à être délaissés
des hommes et des anges, et comme de Dieu même; à être
persécutés, enviés, trahis, calomniés, décrédités et
abandonnés de tous; à souffrir la faim, la soif, la mendicité
la nudité, l'exil, la prison, la potence et toutes sortes de
supplices, quoique vous ne l'ayez pas mérité pour les crimes
qu'on vous impose. Enfin imaginez-vous qu'après avoir perdu
vos biens et votre honneur, après avoir été jetés hors de
votre maison, comme Job et sainte Elizabeth, reine de Hongrie,
on vous jette comme cette sainte dans la boue, on vous traîne
comme Job sur un fumier, tout puant et couvert d'ulcères, sans
qu'on vous donne du linge pour mettre sur vos plaies, ni un
morceau de pain à manger, qu'on ne refuserait pas à un cheval
ou à un chien, et qu'avec tous ces maux extrèmes Dieu vous
laisse comme en proie à toutes les tentations des démons, sans
verser dans votre âme la moindre consolation sensible.
Croyez fermement que voilà le souverain point de la
gloire divine et de la félicité véritable d'un vrai et parfait
Ami de la Croix.

[LES QUATRE STIMULANTS DE LA BONNE SOUFFRANCE]
55. 11 Pour vous aider à bien souffrir, faites-vous une
sainte habitude de regarder quatre choses:
[1. L'oeil de Dieu]
Premièrement, l'oeil de Dieu qui, comme un grand roi, du
haut d'une tour, regarde son soldat dans la mêlée, avec
complaisance et avec louange de son courage. Qu'est-ce que
Dieu regarde sur la terre? Les rois et empereurs sur leurs
trônes? Il ne les regarde souvent qu'avec mépris. Les grandes
victoires des armées de l'Etat, les pierres précieuses, les
choses en un mot qui sont grandes aux yeux des hommes? Ce qui
est grand aux yeux des hommes est une abomination devant Dieu.
Qu'est-ce donc qu'il regarde avec plaisir et complaisance, et
dont il demande des nouvelles aux anges et aux démons mêmes? -
C'est un homme qui se bat pour Dieu avec la fortune, avec le
monde, avec l'enfer et avec soi-même, un homme qui porte
joyeusement sa croix. N'as-tu pas vu sur la terre une grande
merveille que tout le ciel regarde avec admiration, dit le
Seigneur à Satan; "N'as-tu pas vu mon serviteur Job", qui
souffre pour moi?

[2. La main de Dieu]
56. Secondement, considerez la main de ce puissant Seigneur,
qui fait tout le mal de la nature qui nous arrive, depuis le
plus grand jusqu'au moindre. La même main qui a mis une armée
de cent mille homme sur le carreau, a fait tomber la feuille
de l'arbre et le cheveu de votre tête; la main qui avait
touché Job rudement vous touche doucement par le petit mal
qu'elle vous fait. De la même main il forme le jour et la
nuit, le soleil et les ténèbres, le bien et le mal; il a
permis les péchés qu'on commet en vous choquant; il n'en a pas
fait la malice, mais il en a permis l'action.
Ainsi, quand vous verrez un Sémeï vous dire des injures,
vous jeter des pierres comme au roi David, dites en vous-
mêmes: " Ne nous vengeons point, laissons-le faire, car le
Seigneur lui a ordonné d'en agir ainsi. Je sais que j'ai
mérité toutes sortes d'outrages et c'est avec justice que Dieu
me punit. Arrêtez-vous, mon bras; vous, ma langue, arrêtez-
vous; ne frappez point, ne dites mot. Cet homme ou cette
femme me disent ou font des injures; ce sont les ambassadeurs
de Dieu qui viennent de la part de sa miséricorde pour tirer
vengeance à l'amiable. N'irritons pas sa justice en usurpant
les droits de sa vengeance; ne méprisons pas sa miséricorde en
résistant à ses coups de fouet tout amoureux, de peur qu'elle
ne nous renvoie, pour se venger, à la pure justice de
l'éternité".
Regardez une main de Dieu toute-puissante et infiniment
prudente, qui vous soutient, tandis que son autre vous frappe;
il mortifie d'une main, et vivifie de l'autre; il abaisse et
il relève, et de ses deux bras il atteint d'un bout à l'autre
de votre vie doucement et fortement: doucement, en ne
permettant pas que vous soyez tentés et affligés au-dessus de
vos forces; fortement, en vous secondant d'une grâce puissante
qui correspond à la force et à la durée de la tentation et de
l'affliction; fortement encore, en devenant lui-même, comme il
le dit par l'esprit de sa sainte Eglise, "votre appui sur le
bord du précipice auprès duquel vous êtes, votre compagnon
dans le chemin où vous vous égarez, votre ombrage dans le
chaud qui vous brûle, votre vêtement dans la pluie qui vous
mouille et le froid qui vous glace, votre voiture dans la
lassitude qui vous accable, votre bâton dans les pas glissants
et votre port au milieu des tempêtes qui vous menacent de
ruine et de naufrage."

[3. Les plaies et les douleurs de Jésus-Christ crucifié]
57. Troisièmement, regardez les plaies et les douleurs de
Jésus-Christ crucifié. Il vous le dit lui-même: "O vous tous
qui passez par la voie" épineuse et crucifiée par laquelle
j'ai passé, "regardez et voyez": regardez des yeux mêmes de
votre corps, et voyez par les yeux de votre contemplation, si
votre pauvreté, votre nudité, votre mépris, vos douleurs, vos
abandons sont semblables aux miens; regardez-moi, moi qui suis
innocent, et plaignez-vous, vous qui êtes coupables!"
Le Saint-Esprit nous ordonne, par la bouche des Apôtres,
ce même regard de Jésus-Christ crucifié; il nous commande de
nous armer de cette pensée, plus perçante et plus terrible à
tous nos ennemis que toutes les autres armes. Quand vous serez
attaqués par la pauvreté, l'abjection, la douleur, la
tentation et les autres croix, armez-vous d'un bouclier, d'une
cuirasse, d'un casque, d'une épée à deux tranchants, savoir de
la pensée de Jésus-Christ crucifié. Voilà la solution de
toute difficulté et la victoire de tout ennemi.

[4. En haut, le ciel; en bas, l'enfer]
58. Quatrièmement, regardez en haut la belle couronne qui
vous attend dans le ciel, si vous portez bien votre croix.
C'est cette récompense qui a soutenu les patriarches et les
prophètes dans leur foi et leurs persécutions; qui a animé les
Apôtres et les Martyrs dans leurs travaux et leurs tourments.
"Nous aimons mieux, disaient les patriarches avec Moïse, nous
aimons mieux être affligés avec le peuple de Dieu, pour être
heureux éternellement avec lui, que de jouir pour un moment
d'un plaisir criminel. Nous souffrons de grandes persécutions
à cause de la récompenses, disaient les prophètes avec David.
Nous sommes comme des victimes destinées à la mort, comme un
spectacle au monde, aux anges et aux hommes par nos
souffrances, et comme la balayure et l'anathème du monde,
disaient les Apôtres et les Martyrs avec saint Paul, à cause
du poids immense de la gloire éternelle, que ce moment d'une
légère souffrance produit en nous".
Regardons sur notre tête les anges qui nous crient:
"Prenez garde de perdre la couronne marquée pour la croix qui
vous est donnée, si vous la portez bien. Si vous ne la portez
pas bien, un autre la portera comme il faut et ravira votre
couronne. Combattez fortement en souffrant patiemment, nous
disent tous les saints, et vous recevrez un royaume éternel".
Ecoutons enfin Jésus-Christ qui nous dit: "Je ne donnerai ma
récompense qu'à celui qui souffrira et vaincra par sa
patience".
Regardons en bas la place que nous méritons, et qui nous
attend dans l'enfer avec le mauvais larron et les réprouvés,
si nous souffrons comme eux avec murmure, avec dépit et avec
vengeance. Ecrions-nous avec saint Augustin: "Brûlez,
Seigneur, coupez, taillez, tranchez en ce monde-ci pour punir
mes péchés, pourvu que vous les pardonniez dans l'éternité".

[Ne jamais se plaindre des créatures]
59. 12 Ne vous plaignez jamais volontairement et avec
murmure des créatures dont Dieu se sert pour vous affliger.
Distinguez pour cela trois sortes de plaintes dans les maux. -
La première est involontaire et naturelle: c'est celle du
corps qui gémit, qui soupire, qui se plaint, qui pleure, qui
se lamente. Quand l'âme, comme j'ai dit, est résignée à la
volonté de Dieu dans sa partie supérieure, il n'y a aucun
péché. - La seconde est raisonnable: c'est quand on se plaint
et découvre son mal à ceux qui peuvent y mettre ordre, comme
un supérieur, un médecin. Cette plainte peut être imparfaite
quand elle est trop empressée; mais elle n'est pas péché. -
La troisième est criminelle: c'est lorsqu'on se plaint du
prochain pour s'exempter du mal qu'il nous fait souffrir, ou
pour se venger; ou qu'on se plaint de la douleur que l'on
souffre, en consentant à cette plainte et y ajoutant
l'impatience et le murmure.

[Ne recevoir la croix qu'avec reconnaissance]
60. 13 Ne recevez jamais aucune croix sans la baiser
humblement avec reconnaissance; et quand Dieu tout bon vous
aura favorisés de quelque croix un peu considérable,
remerciez-l'en d'une manière spéciale et l'en faites remercier
par d'autres, à l'exemple de cette pauvre femme qui, ayant
perdu tout son bien par un procès injuste, qu'on lui suscita,
fit aussitôt dire une messe, d'une pièce de dix sous qui lui
restait, afin de remercier Dieu de la bonne aventure qui lui
était arrivée.

[Se charger de croix volontaires]
61. 14 Si vous voulez vous rendre digne de recevoir les
croix qui vous viendront sans votre participation, et qui sont
les meilleures, chargez-vous-en de volontaires, avec l'avis
d'un bon directeur.
Par exemple: avez-vous chez vous quelque meuble inutile
auquel vous avez quelque affection? Donnez-le aux pauvres, en
disant: voudrais-tu avoir du superflu quand Jésus est si
pauvre?
Avez-vous horreur de quelque nourriture? De quelque acte
de vertu? De quelque mauvaise odeur? Goûtez, pratiquez,
sentez, vainquez-vous.
Aimez-vous avec un peu trop de tendre et empressé quelque
personne, quelques objets? Absentez-vous, privez-vous,
éloignez-vous de ce qui vous flatte.
Avez-vous quelque saillie de nature pour voir? Pour agir?
Pour paraître? Pour aller en quelque endroit? Arrêtez-vous,
taisez-vous, cachez-vous, détournez vos yeux.
Haïssez-vous naturellement un tel objet? Une telle
personne? Allez-y fréquemment, surmontez-vous.

62. Si vous êtes vraiment Amis de la Croix, l'amour, qui est
toujours industrieux, vous fera trouver ainsi mille petites
croix, dont vous vous enrichirez insensiblement, sans crainte
de la vanité, qui se mêle souvent dans la patience avec
laquelle on endure les croix éclatantes; et parce que vous
aurez été ainsi fidèles en peu de chose, le Seigneur, comme il
l'a promis, vous établira sur beaucoup: c'est-à-dire sur
beaucoup de grâces qu'il vous donnera, sur beaucoup de croix
qu'il vous enverra, sur beaucoup de gloire qu'il vous
préparera...

Fin
 

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