Ce texte nous a été aimablement
communiqué par la Coordination Intercommunautaire Contre l'Antisémitisme et la
Diffamation (CICAD).
Les
Protocoles des Sages de Sion est un document antisémite écrit à la fin du XIXe
siècle par un Russe. L'auteur a voulu faire croire qu'il s'agissait d'un
ouvrage composé par un conseil de sages juifs dont le but était de dominer le
monde et d'anéantir la chrétienté. La publication à grande échelle de ce texte
permettrait de dévoiler cet affreux complot. A travers l'analyse du texte et à
la lumière du contexte historique, nous tenterons de montrer les avatars de la
théorie du complot dont les Protocoles sont l'archétype. Nous nous intéresserons
plus en détail à l'utilisation politique de ce faux dans l'Allemagne nazie et
les pays arabes, deux exemples de l'incroyable longévité d'un brûlot
antisémite.
Les Protocoles révèlent un complot
juif visant à la domination du monde. Le livre est constitué de 24
"conférences", au cours desquelles sont divulgués - par le chef
suprême des Sages - les moyens de régner sur le monde et de réduire les
non-Juifs à l'état d'esclaves. Les Sages de Sion seraient donc un comité central
de sionistes et posséderaient tous les secrets des Juifs. Ceux qui les écoutent
seraient une assemblée silencieuse, obéissant aveuglément, sans poser de
questions, ni soulever d'objections.
Trois thèmes principaux ressortent
de la lecture des Protocoles: dans les 9 premières "conférences", on
trouve une critique du libéralisme et une analyse des méthodes à employer pour
s'assurer la domination du monde; dans les 15 protocoles suivants, on décrit
l'État universel qui doit se mettre en place.
La provenance
On ignore tout des Protocoles: qui
en est l'auteur déclaré, qui sont ces Sages qui ont tenu les conférences, à
l'attention de qui et quand, qui a obtenu le manuscrit de leurs discours. Le
traducteur de la première édition russe, Kroutchevan, croit savoir que le texte
provient de la Chancellerie centrale de Sion, en France. Nilus, un écrivain
mystique et un des premiers éditeurs des Protocoles en russe en 1905, avance
une autre thèse: les textes ont été "volés par une femme à l'un des
dirigeants les plus influents de la franc-maçonnerie, un des plus hauts
dignitaires, après l'une des réunions secrètes des "initiés" en
France, ce nid de la conspiration maçonnique". Il parle également de la
Chancellerie centrale de Sion et l'assimile à l'Alliance Israélite Universelle,
qui, contrairement aux propos de Nilus, militait en faveur de l'intégration des
Juifs dans les sociétés non-juives et s'opposait aux projets sionistes.
En 1917, Nilus se contredit une
nouvelle fois en accusant Théodore Herzl, "le Prince de l'Exil",
d'avoir présenté son plan diabolique au Conseil des Sages lors du premier
Congrès sioniste de Bâle en 1897. Il est difficile de suivre Nilus dans cette
dernière explication puisque les débats du congrès de Bâle se déroulaient en
allemand, qu'aucun délégué francophone n'était présent et que l'édition
originale des Protocoles a été écrite en français. De plus, le nombre
impressionnant - pour l'époque - de journalistes présents à Bâle empêchait tout
dissimulation. Enfin, comme le note Norman Cohn, "Nilus n'avait-il pas
lui-même souligné dans son édition de 1905, que les conférences avaient eu lieu
non en 1897, mais en 1902-1903?" En 1921, Theodor Fritsch, antisémite
allemand, propose encore une autre version: Les protocoles sionistes (comme il
se plaît à les rebaptiser) n'ont pas été volés au Congrès de Bâle mais dans une
maison juive sur laquelle il ne donne pas plus de détails, et ajoute qu'ils
n'ont pas été écrits en français mais en hébreu.
Quant à Roger Lambelin, auteur de
l'introduction à l'édition française des Protocoles, il dévoile qu'ils ont été
volés dans le tiroir d'un buffet dans une ville alsacienne, par la femme d'un
dirigeant de la franc-maçonnerie. D'autres histoires suivront, chaque éditeur
se prévalant de détenir la véritable origine des Protocoles. Autant de versions
contradictoires ne suffiront pas à discréditer le célèbre faux. La diffusion
des Protocoles a atteint des records: des centaines d'éditions et des millions
de copies . Certains auteurs estiment même que c'est l'ouvrage le mieux diffusé
après la Bible.
Autant d'éditions pour un ouvrage
qui sera diffusée sous différents titres (les Protocols (sic), ou
Procès-verbaux de réunions secrètes des Sages d'Israël ), dont le plus connu
est Les Protocoles des Sages de Sion. Dans de nombreuses éditions françaises,
on peut remarquer un e manquant dans le mot "Protocols". Pour Renée
Neher-Bernheim, il s'agit sans doute de "faire ressortir l'origine
étrangère du terme, puisque les textes sont présentés comme traduits du russe".
L'auteur présumé des Protocoles
On possède tout de même quelques
renseignements sur l'auteur des Protocoles. Pour le connaître, il faut faire un
rappel sur l'histoire russe: L'Okhrana, ancêtre du KGB, est la police secrète
tsariste créée après l'assassinat d'Alexandre II en 1881. Cette organisation
possédait une antenne à l'étranger, basée à Paris. Le chef de cette section,
Pierre Ivanovitch Ratchkovsky, est supposé être l'auteur du célèbre faux. Deux
témoignages au procès de Berne vont dans ce sens. Il fut chargé d'observer les
activités des révolutionnaires russes tant à l'étranger qu'en Russie et se
constitua un réseau d'agences très efficace. Par ailleurs, Ratchkovsky savait
organiser des attentats et fabriquer des bombes; il faisait semblant de déjouer
des actes criminels (organisés par lui-même) pour se voir féliciter par ses
chefs et gagner leur confiance. Il semble que le chef de l'Okhrana à l'étranger
cherchait à influencer non seulement la politique russe mais aussi les affaires
internationales. Selon Norman Cohn, le but des attentats organisés en France et
en Belgique était d'imposer un rapprochement aux polices française et russe, ce
qui constituerait le premier pas vers une alliance militaire franco-russe, à
laquelle il aspirait de tout coeur, et qui, effectivement, s'est conclue en
partie grâce à lui."
Il est intéressant de noter que
l'auteur des Protocoles - qui a décidément beaucoup de points communs avec le
chef de l'Okhrana - faisait tenir aux Sages les propos suivants: "vous
avez que nous avons détruit le prestige des personnes régnantes sur les
chrétiens par de fréquents attentats organisés par nos agents, moutons aveugles
de notre troupeau". Ratchkovsky était un personnage haut en couleur,
caractérisé avant tout par son manque total de scrupules. Il n'hésita pas à
faire assassiner les personnes qui regardaient ses activités d'un peu trop près
ou qui lui barraient la route. Le général Seliverstov qui enquêtait sur les
activités parisiennes du chef de l'Okhrana à l'étranger, en paya de sa vie.
Puis ce fut le tour du ministre de l'Intérieur, son chef, qui l'avait rappelé
de Paris en 1903.
Auteur du plusieurs faux pamphlets
ou de lettres d'accusations qui mettaient au jour les activités de prétendus
révolutionnaires, Ratchkovsky avait une imagination hors-norme. Il s'en prit
aux Juifs quand il chercha un bouc-émissaire auquel faire endosser les colères
des Russes, exaspérés par le régime tsariste. En 1892, sous un pseudonyme, il
décrit dans Anarchie et Nihilisme comment, après la Révolution Française,
"le Juif est devenu le maître absolu de la situation en Europe...
gouvernant par des moyens discrets monarchies et républiques". Une
mystification trop évidente, dont il était l'auteur, le démasqua et l'obligea à
regagner la Russie. Alors que les événements de 1905 agitaient la Russie,
Ratchkovsky fut nommé directeur adjoint du département de la police. Les faux
pamphlets, les tracts imaginaires reprirent avec une haine accrue contre les
Juifs et des appels au meurtre à leur encontre. C'est à cette même époque qu'il
fonda une ligue antisémite, l'Union du peuple russe (les Ceintures noires),
"association patriotique qui combattait les Juifs et les sociétés
secrètes, si répandues dans l'empire du Tsar".
Il envoya alors à Nilus le prétendu
document révélant les projets maléfiques des Juifs. L'écrivain russe fur parmi
les premiers à les publier, dédiant le livre à l'Union du peuple russe. Les
Protocoles ont donc été fabriqués à Paris en 1897-1898 par le service étranger
de l'Okhrana, dirigé par Ratchkovsky.
Diffusion en Russie
Les Protocoles sont pour la
première fois révélés à l'opinion publique en Russie le 26 août 1903 dans la
revue Znamia (le Drapeau) à Saint-Pétersbourg. Cette publication est dirigée
par Kroutchevan, antisémite bien connu en Russie, qui avait peu de temps avant
préparé un pogrom à Kichinev, en Bessarabie. Comme dans toutes les éditions des
Protocoles qui suivront, Kroutchevan ne mentionne ni l'auteur ni la provenance
du manuscrit. On apprend seulement que le document a été rédigé en France et
que le traducteur l'a appelé Procès-verbal de l'Union mondiale des
Francs-Maçons et Sages de Sion. Le directeur de Znamia lui donne à son tour un
autre nom: Programme juif de conquête mondiale. Plusieurs éditions suivront et
, en décembre 1905, le texte sera approuvé par le comité russe de censure et
publié sous couvert de la garde impériale.
En 1905, les Protocoles sont inclus
dans un livre intitulé Le Grand dans le Petit; l'Antéchrist est une possibilité
politique imminente. Son auteur, Sergeï Alexandrovitch Nilus le fait paraître à
Tsarskoïe Selo, la résidence impériale près de Saint-Petersbourg, "sous le
couvert de la section locale de la Croix-Rouge". Cette édition étant
destinée à être lue par le tsar (grand amateur de lectures mystiques), on
soigna la fabrication. Si le tsar fut vite très impressionnée par la lecture
des Protocoles, une enquête commandée par son ministre de l'Intérieur Stolypine
révéla que le document était un faux. Et l'empereur, en ce qui concerne
l'utilisation des Protocoles pour la propagande antisémite, dit ceci:
"Laissez tomber les Protocoles. On ne défend pas une cause pure avec des
méthodes malpropres". Malgré ce desavoeu, les archevêques de l'Eglise
orthodoxe imposèrent la lecture de l'ouvrage aux 369 églises moscovites. C'est
la version de Nilus qui connut un succès planétaire, dès 1917. Une foule de
gens instruits et dotés de raison prirent tout de suite le document au sérieux,
notamment le Times de Londres, où on pouvait lire le 8 mai 1920:
"Que signifient-ils, ces
Protocoles? Sont-ils authentiques? Une bande de criminels ont-ils réellement
élaboré pareils projets, et se réjouissent-ils en ce moment même de leur
accomplissement? S'agit-il d'un faux? Mais comment expliquer alors le terrible
don prophétique qui a prédit tout ceci à l'avance? N'aurions-nous lutté au
cours des années passées contre la domination mondiale de l'Allemagne que pour
affronter à présent un ennemi bien plus dangereux? N'aurions-nous échappé, au
prix d'énormes efforts à la Pax Germanica que pour succomber à la Pax Judaica?
Si les Protocoles ont été écrits par les Sages de Sion, alors tout ce qui a été
entrepris et fait contre les Juifs est justifié, nécessaire et urgent".
Le Times et le livre de Maurice
Joly
Le plus grand coup porté contre les
Protocoles allait venir de ce même journal, un an plus tard, le 18 août 1921,
lorsque la rédaction du Times présenta son mea culpa. Philip Graves, le
correspondant du journal à Constantinople, révéla que le document plagiait un
petit livre écrit par le Français Maurice Joly, intitulé Dialogue aux Enfers
entre Machiavel et Montesquieu. Publié à Genève en 1864, le Dialogue est un
pamphlet dirigé contre Napoléon III. La copie est telle que Cohn relève que
"160 passages des Protocoles, totalisant deux cinquièmes du texte en son
entier, sont de toute évidence fondés sur des passages de Joly; dans 9
chapitres, les emprunts constituent plus de la moitié du texte, parfois même
les trois quarts, et dans un (Protocole, VII), le texte en son entier (voir
Annexe 2). Même la disposition des chapitres est à peu près la même: les 24
chapitres des Protocoles correspondent en gros aux 25 chapitres des
Dialogues".
Certains passages reprennent les
attaques de Joly contre les idées libérales et des exaltations de
l'aristocratie terrienne. Norman Cohn note cependant que "l'esprit de ces
passages est si peu "juif" qu'ils ont sérieusement embarrassé les
éditeurs successifs des Protocoles et que certains les ont tout simplement
supprimés" . Roger Lambelin note ainsi son embêtement: "il est
possible que Serge Nilus (...) ne se soit pas cru obligé de traduire [les
Protocoles ] littéralement, et que ses sentiments personnels de patriote russe
et de fervent orthodoxe se soient manifestés de diverses manières dans la
rédaction des passages philosophiques". D'autres détails ont été fournis
par le Times en 1975, lorsque Clifford Longley, chargé du dossier religion au
journal, dévoila le nom de la source de Graves. Il s'agissait d'un aristocrate
russe appauvri, Michael Raslovleff. C'est lui qui avait attiré l'attention de
Graves sur la coïncidence des deux textes. Raslovleff, lui-même antisémite,
n'était intervenu auprès de Graves que parce qu'il avait besoin d'argent.
L'information fut échangé contre 300 livres sterling.
D'autres ouvrages serviront de
modèle à la rédaction des Protocoles, comme le roman de Hermann Goedsche
Biarritz publié en 1868. Goedsche, dans un chapitre, décrit "des
assemblées nocturnes tenues secrètement dans un cimetière juif de Prague".
Douze hommes sont présents comme pour symboliser les douze tribus d'Israël, et
qui font état de "l'or qu'ils ont accumulé, les terres acquises et leur
projet de conquête du monde". Le texte sera repris par des Russes puis par
le journal français Le Contemporain, avec des ajouts divers pour créer en fin
de compte ce que le journal appela le Discours du Rabbin. Bientôt, ce texte fut
repris par Kroutchevan dans son journal Znamia, puis Boutmi, un ami de
Kroutchevan, incorpora en 1906 le Discours aux Protocoles.
Après avoir été rédigé par un Russe
dans un mauvais français, puis traduit en russe, les Protocoles retrouvent
leurs origines avec la traduction française.
Analyse du texte des Protocoles
Certains détails trahissent les
origines des Protocoles, à commencer par la part accordée à la situation de la
France de la toute fin du XIXème siècle, qui indique clairement le lieu où le
faux a été rédigé. Rappelons qu'à ce moment-là, l'affaire Dreyfus bat son plein
en France. La probable date de parution des Protocoles étant 1897-1898, c'est
l'époque du J'accuse d'Emile Zola, un moment charnière entre l'incarcération de
Dreyfus (1894) et sa grâce (1899). Le comte Alexandre Du Chayla, qui témoignera
au procès de Berne, donne aussi des indices sur les origines russes des
Protocoles. "Il y avait des fautes d'orthographe et, surtout, les
tournures n'étaient pas françaises. (...) Le texte contenait également des
"russicismes". Une chose est hors de doute, le manuscrit avait été
rédigé par un étranger".
Comment les Juifs manipulent les
dirigeants
La manipulation diabolique des
Juifs sur les gouvernants chrétiens se révèle notamment par la symbolique de la
main invisible, déplaçant, supprimant, abattant les dirigeants comme des
figurines sur un jeu d'échecs. "Nous réglerons mécaniquement toutes les
actions de la vie politique de nos sujets par de nouvelles lois". Et plus
loin: "le capital, pour avoir les mains libres, doit obtenir le monopole
de l'industrie et du commerce; c'est ce qu'est en train de réaliser déjà une
main invisible dans toutes les parties du monde". Et encore: "pour ne
pas détruire prématurément les institutions chrétiennes, nous y avons touché
d'une main savante, nous avons pris dans nos mains les ressorts de leur
mécanisme". Même la Papauté ne résiste pas aux Juifs: "Quand viendra
le moment de détruire définitivement la cour papale, le doigt d'une main
invisible montrera aux peuples cette cour".
A la fin du chapitre 16, on trouve
une allusion à Léon Bourgeois, "un des meilleurs agents [des Sages] qui a
lancé le système de répression de la pensée". L'homme politique dont il
est question semble avoir été l'ennemi numéro un des conservateurs français
après qu'il eut nommé neuf francs-maçons dans son gouvernement en 1896-97. En
1898, il devint ministre de l'Education et publia L'Education de la démocratie
française, un livre en faveur de l'enseignement par leçons de choses.
La main-mise sur les dirigeants
tend à montrer non seulement la domination des Juifs mais aussi à prouver
l'actualité des Protocoles. En parlant du régime présidentiel et de leurs marionnettes
au pouvoir, les Sages parlent de "machiner l'élection de présidents qui
ont dans leur passé une tare cachée, quelque 'panama`?." L'allusion est
claire: il s'agit de l'affaire du canal de Panama - dont l'architecte fut
Ferdinand de Lesseps -, un des plus gros scandales politico-financiers du XIXe
siècle. Faisant appel aux petits épargnants pour financer la construction du
canal à niveau (et non à écluses), la Compagnie chargée de récolter les fonds
fit faillite et 85 000 souscripteurs furent ruinés. Au cours de l'affaire, de
nombreux financiers juifs, dont Reinach, Herz ou Arton, étaient apparus comme
des agents de corruption introduits au coeur même du pouvoir, et
l'antisémitisme s'en trouva renforcé. On peut aussi voir dans le terme
"panama", une attaque contre Emile Loubet, qui fut président du
Conseil en 1892, à l'apogée du scandale. Comme Loubet ne faisait rien pour
poursuivre les gens impliqués dans l'affaire, il s'attira les doutes de la
presse, des hommes politiques et de l'opinion publique. Les Protocoles parlent
également de l'élection d'un président; Loubet accéda en 1899, justement, aux
fonctions suprêmes de l'Etat français.
Au sujet des Chrétiens
Un des thèmes récurrents des
Protocoles est sans aucun doute la haine des Chrétiens, les moqueries à leur
encontre et le renversement de la religion chrétienne. "Nous détruirons
l'importance de la famille chrétienne et sa valeur éducatrice" ou
"Les chrétiens sont un troupeau de moutons, et nous sommes pour eux des
loups. Et vous savez ce qui arrive aux moutons quand les loups pénètrent dans
la bergerie?": autant d'exemples qui montrent le but affiché des Sages.
Roger Lambelin a une vision quasi apocalyptique puisqu'il prédit dans
l'avènement du pouvoir mondial des Juifs l'anéantissement de tous les autres
cultes: "toutes les religions seront abolies sauf celle de Moïse".
Les attaques supposées des Juifs
contre la chrétienté visent l'autorité suprême: la Papauté. Le prochain ennemi
à abattre sera le chef de l'Eglise, dernier obstacle à l'avènement du
"Royaume d'Israël". En effet, "l'Autocratie russe était jusqu'à
ces derniers temps notre seul ennemi sérieux dans le monde entier, avec la
Papauté". Et encore: "nous mettrons le cléricalisme et les cléricaux
dans des cadres si étroits que leur influence sera nulle en comparaison de
celle qu'ils avaient autrefois". La menace terrorise d'autant quand elle
emprunte au lexique religieux chrétien: "Le roi des juifs sera le vrai
pape de l'univers, le patriarche de l'Eglise internationale".
Les preuves du complot
Les fervents défenseurs de la
véracité des Protocoles se sont toujours assigné pour mission de présenter des
preuves du complot juif pour dominer le monde. A défaut de prouver
l'authenticité de leur document fétiche, ils ont mis en lumière certains faits
qui, selon eux, excluent toute mise en doute des Protocoles.
La meilleure preuve est sans doute
le chapitre 18 des Protocoles. Tout au long du texte, on comprend que
l'objectif premier des Sages est de s'assurer une main-mise totale sur le
monde. Ainsi, "quand viendra le temps pour notre souverain universel
d'être couronné, [nos] mains balayeront tout ce qui pourrait lui être un
obstacle". Dès lors, toute tentative pour ralentir l'avènement du Royaume
d'Israël doit être anéantie. Apparaît alors la mise en garde suivante: "il
ne faut pas oublier que le prestige du pouvoir baisse, s'il découvre souvent
des complots contre lui-même: cela implique un aveu de son
impuissance...".
Une des éditions russes des
Protocoles devant être lue par le tsar, Ratschkovsky a peut-être profité de
l'occasion pour mettre en avant son rôle essentiel dans le démantèlement de
complots et d'activités anti-russes à l'étranger et dans son pays. On sait
qu'il n'hésitait pas à inventer des attentats pour mieux les déjouer par la
suite et se prévaloir d'avoir sauvé l'honneur de la patrie russe. On se
souvient aussi qu'il aspirait à diriger le rapprochement des polices française
et russe. Insérer un passage sur la véracité des actions terroristes contre
l'Empire aurait pu pousser le tsar à accepter un tel rapprochement. Au cas où
un seul exemple tiré du texte n'aurait pas emporté l'adhésion du tsar,
Ratchkovsky ajoute ailleurs: "au nombre des membres de ces loges
maçonniques seront presque tous les agents de la police nationale et internationale".
Voilà qui abonde dans le sens du chef de l'Okhrana à Paris: si le rapprochement
policier entre Paris et Saint-Pétersbourg se fait, sans doute sera-t-il en
mesure d'infiltrer, en tant que chef de ces polices, les activités des Sages.
Double avantage: le tsar voit sa Russie sauvée de l'apocalypse préparé par les
Juifs, et Ratchkovsky devient héros national, pourfendeur du complot juif
universel!
Tour à tour, les Juifs seront
accusés d'avoir précipité la chute des monarchies chrétiennes, d'avoir participé
à la ruine de l'aristocratie, d'avoir aidé à la montée de la bourgeoisie,
d'avoir introduit les idéaux libéraux et, bien sûr, d'avoir fomenté la
Révolution Française, symbole des révolutions modernes ("Rappelez-vous la
révolution française à laquelle nous avons donné le nom de grande"). Plus
récemment, une série d'événements prouverait l'avancée des travaux des Sages:
l'effondrement de l'empire tsariste, les clauses anormales de la paix de
Versailles, l'avènement de la Société des Nations (incarnation du
super-gouvernement juif) et les débuts du mouvement sioniste.
Il suffit de voir le déclin de la
ferveur religieuse des sociétés européennes pour comprendre que le règne de
l'Antéchrist (espéré et provoqué par les Juifs) a commencé sa marche
destructrice sur la Chrétienté. L'économie est en plein désordre, les dettes
nationales sont faramineuses et l'étalon-or a causé la ruine des nations. A ce
dernier propos, notons qu'en 1896, le ministre russe des finances Witté
introduisit l'étalon-or. Écrits par un Russe, les Protocoles se devaient de
mentionner et de commenter cette nouvelle politique. Ainsi, les Sages révèlent
que "le change de l'or fut pernicieux pour les États qui l'adoptèrent, car
il ne peut satisfaire la consommation d'argent d'autant plus que nous avions
retiré de la circulation le plus d'or possible". De plus, "tous les
rouages du mécanisme gouvernemental dépendent d'un moteur qui est entre nos
mains, et ce moteur c'est l'or". Le pas est donc franchi. La tourmente
économique qui frappe toute l'Europe est l'oeuvre des seuls Juifs.
Autre "preuve" de la
véracité du texte: les Juifs n'ont pas ménagé leurs efforts pour faire
disparaître les exemplaires existants des Protocoles et pour faire croire qu'il
s'agissait d'un faux. Ainsi, "il semble que la première [édition], due au
professeur Serge Nilus, parut en 1902, mais elle dut être achetée ou confisquée
par les Juifs, car ses exemplaires sont introuvables". On retrouve cette
même idée dans plusieurs éditions arabes des Protocoles qui prétendent qu'à chaque
fois qu'ils sont imprimés, les exemplaires disparaissent immédiatement du
marché, sans doute pour éviter qu'on ne les lise et qu'on ne découvre leurs
complots! L'étude de Yehoshafat Harkabi révèle d'ailleurs que "les auteurs
arabes font souvent allusion à un effort délibéré de supprimer les Protocoles
et que Herzl a donné un ordre précis à ce sujet, surtout après avoir appris
qu'ils avaient été volés par une femme. Les Juifs avaient donc pris en 1897 à
Bâle la décision de mener une guerre totale. Avec le recul, tout le monde a
compris qui avait fait éclater la Première Guerre Mondiale! Les Sages de Sion
avaient donc lancé, en août 1914, le début des hostilités et les armées russes,
allemandes et françaises avaient été manipulées à leur insu. Le cas est
flagrant lors du premier conflit mondial et récurrent dans d'autres situations
de crise: les vaincus et les désespérés se retournent en vain contre le bouc
émissaire que représente le Juif pour donner une cause à leur malheur et leurs
échecs.
Roger Lambelin, dans son
introduction aux Protocoles, dénonce "le gouvernement britannique de M.
David Lloyd George complètement inféodé à la politique d'Israël" et ajoute
qu'il "serait difficile de contester cette affirmation: six Israélites
sont Privy Councillors; deux siègent au ministère: Sir Alfred Mond et
l'honorable Edwin Montagu et ce ne sont peut-être pas les plus enjuivés du
Cabinet".
Plus loin, Lambelin ajoute qu'il
"n'est peut-être pas téméraire de penser que si, tout récemment,
l'Angleterre a conclu une paix avec les Soviets, c'est parce que les Israélites
du ministère et ceux qui gravitent autour de M. Lloyd George ont eu assez
d'influence sur le gouvernement britannique pour l'amener, sous le couvert
d'avantages commerciaux, à soutenir le régime juif de la Russie
révolutionnaire". Viennent ensuite les critiques contre les Etats-Unis, où
"la conquête juive fut aussi manifeste qu'en Angleterre". La Russie
n'est pas épargnée: "Lénine est, dit-on, le mari d'une juive; Trotsky,
Radek, Zinoview et les trois quarts des commissaires du peuple sont
juifs". En Prusse, "le cabinet ne comptait guerre que des juifs"
(...). Point d'orgue: "il ne faut pas s'étonner si la Société des Nations
fut déclarée "essentiellement d'inspiration juive".
Autre évidence de la véracité de
cette conspiration mondiale des Juifs, le traité de Versailles. "Cette
paix étrange, plus favorable aux vaincus qu'aux vainqueurs (...) sauva l'unité
de l'Allemagne et lui laissa une large part de sa puissance; mais elle eut
aussi le privilège de correspondre aux désirs, aux ambitions à l'idéal des
Israélites. En empêchant le relèvement économique des États belligérants, cette
paix était propice aux grandes banques qu'ils dirigent".
Alfred Rosenberg, idéologue du
régime nazi, écrira "les Protocoles des Sages de Sion et la Politique
mondiale juive", édité à Munich en 1923. Parmi les livres fondateurs de
l'idéologie nazie, celui de Rosenberg conclut que "la politique actuelle
est conforme dans tous ses détails aux citations et aux plans exposés dans les
Protocoles". Comme dans l'édition arabe de Shauki Abd al-Nasser, Hitler,
dans Mein Kampf, indique que "si les Juifs prennent tant de peine à
prouver qu'il s'agit d'un faux, c'est bien la preuve que les Protocoles sont
véridiques". Cet argument aura un long avenir devant lui puisqu'on le
retrouve encore de nos jours dans la littérature négationniste.
Dans certaines éditions des
Protocoles, on rappelle que le métropolitain et les chemins de fer souterrains,
n'ont été conçus que dans un seul but: permettre aux Sages d'éliminer toute
opposition sérieuse, en "faisant sauter toutes les capitales, toutes les
organisations et tous les documents des pays". Les plans du métro parisien
ont été rendu publics en 1894, mais la concession ne fut accordée qu'en 1897 et
la première ligne ouverte qu'en 1900. La question du métro, mentionnée dans le
protocole IX, est sans doute une allusion à un passage extrait de La libre
parole de Drumont qui, en 1897, s'indignait de la proportion des actionnaires
juifs dans la Compagnie du Métropolitain.
L'assassinat de la famille
impériale à Ekaterinbourg le 17 juillet 1918 fut l'occasion de montrer la
preuve irréfutable de la domination des Juifs sur le monde. Au moment de son
assassinat dans la maison d'Ipatiev, l'impératrice écrivait à l'une de ses amis
qu'elle lisait le livre de Nilus "avec intérêt". Or, lors de
l'inventaire de la maison, on découvrit certes le livre de Nilus, mais aussi
une croix gammée sertie de pierres précieuses autour du cou de l'impératrice,
de même que d'autres svastikas gravées dans l'embrasure d'une fenêtre. Il
semble que l'impératrice ait été une femme très superstitieuse pour qui ce
symbole portait chance. Mais la croix gammée avait, déjà à cette époque,
d'autres significations, notamment celle de la pureté du sang germanique et la
lutte des "Aryens" contre les Juifs. Il n'en fallait pas plus pour
accuser les Juifs du meurtre de la famille impériale, représentante de Dieu sur
terre. L'assassinat était un défi à Dieu et on annonça que le règne de
l'Antéchrist avait commencé. Tout ce débat surgit alors que la révolution
bolchévique battait son plein et que de nombreux Juifs prenaient effectivement
part au renversement de l'ancien régime russe. Les officiers "blancs"
ne comprenaient pas ces bouleversements et l'événement d'Ipatiev apparut comme
un blanc-seing pour lancer des pogroms contre les Juifs. Tous les soldats
blancs et ukrainiens reçurent alors leur exemplaire personnel des Protocoles.
Quant aux deux assassinats politiques
à Berlin en 1922, leur mobile se trouvait dans les Protocoles. La première
victime fut Vladimir Nabokov (père de l'écrivain russe) qui fut assassiné par
erreur, à la place du leader du parti des démocrates-constitutionnels,
Milioukov. Lors d'une réunion à Berlin, Chabelski-Bork, ardent défenseur des
Protocoles, créa une organisation terroriste. Il voulait tuer Milioukov,
coupable à ses yeux de collusion avec les bolcheviks, eux-mêmes agents des
Sages de Sion.
En juin 1922, ce fut au tour du
ministre allemand des Affaires étrangères, Walter Rathenau. Ses meurtriers, des
réactionnaires allemands, pensaient avoir porté un coup fatal à la
"juiverie internationale" car ils étaient convaincus que Rathenau,
juif, était un des Sages de Sion.
Les représentations du complot
juif mondial
Trois images animalières
réapparaissent régulièrement pour représenter la domination des Juifs dans le
monde: l'araignée, la pieuvre et le serpent. Mentionné explicitement au début
du chapitre 3 des Protocoles, le serpent est l'image la plus souvent
représentée sur les différentes couvertures du document.
"Encore un peu de chemin, et
le cercle du Serpent symbolique (qui représente notre peuple) sera fermé. Quand
ce cercle sera fermé, tous les États de l'Europe y seront enserrés, comme dans
un fort étau".
La queue du serpent part de Sion,
mais le corps ondule à travers le monde entier. Se lovant dans les entrailles
des pays qu'il traverse, le serpent ronge et dévore tous les États non-juifs au
moyen de constitutions libérales et de bouleversements économiques. Quand la
tête aura rejoint l'extrêmité de la queue, c'est à dire Israël, le monde sera
définitivement sous l'emprise juive".
Pour rendre la menace plus
pressante, Roger Lambelin note que "les Sionistes ont depuis longtemps dressé
la carte où est tracé l'itinéraire du reptile". Le serpent a déjà passé
six stades: la chute de Périclès en 429, la Rome d'Auguste, Madrid sous
Charles-Quint (en 1552, après l'expulsion des Juifs d'Espagne et du Portugal),
Paris en 1790 juste avant Napoléon, Londres en 1814 et en 1871 lors de la
guerre franco-allemande, et enfin Saint-Pétersbourg en 1881 quand Alexandre II
a été assassiné.
Cependant, la tête retournera à
Sion que lorsque tous les pouvoirs seront mis à bas par les oeuvres
destructrices des Juifs. Ces derniers véhiculent le libéralisme, maladie qui
provoque la dégradation morale et la ruine. Il faut ajouter qu'une grande part
de mysticisme accompagne l'image du serpent, empêchant par là toute
compréhension claire de sa symbolique, ancrée dans le mauvais et le méchant.
Une note dans l'édition française
de 1934 des Protocoles dit pourquoi les Juifs sont représentés par un serpent:
"Il existe une théorie qui explique la provenance de la race d'Israël
d'après les chapitres 4 et 5 de la Genèse. Selon cette théorie, Israël,
descendant de Noé, serait de la lignée de Caïn qui, lui-même serait issu du
pêché d'Eve avec le démon, caché sous l'aspect du serpent".
La carte sur laquelle se meut le
serpent semble toujours avoir été dessinée à main levée, presque esquissée pour
avoir "l'effet d'une preuve irréfutable sur le lecteur". Selon Roger
Lambelin, cette carte "indique par des flèches les dernières étapes:
Moscou, Kieff (sic), Odessa, Constantinople et enfin Jérusalem, point de départ
et point terminus du fatal itinéraire". Lambelin poursuit en citant un
article de K. J. Tour affirmant que "durant ces cinquante dernières années
bien des catastrophes sont survenues, et chacune de ces catastrophes a avancé
d'un pas de géant l'oeuvre juive... La Douma a été saisie d'un projet signé
d'un grand nombre de députés, accordant une complète égalité de droits aux
Juifs. Et ceux-ci jouissent déjà de facto de nombreux avantages. Depuis le
ministère de Witte, les limites de résidence des Israélites, mal observées autrefois,
ont été rendues illusoires par une série de circulaires, et les troubles, qui
ont ruiné et démoralisé les populations indigènes, ont encore tourné au profit
des Juifs".
Une des première forme
d'antisémitisme fut l'antisémitisme démonologique, d'origine chrétienne, selon
lequel "le judaïsme est une organisation conspirative, placée au service
du mal, cherchant à déjouer le plan divin, complotant sans trêve la ruine du
genre humain". La particularité du complot est que le simple fait
d'affirmer son existence suffit à le rendre réel. En effet, le complot relève
du projet préparé secrètement, et son aspect secret empêche toute preuve de son
existence: la preuve du complot, c'est justement qu'il est impossible de le
prouver. Le complot s'enferme dans un cercle vicieux. En effet, le mythe du
complot permet de séparer le monde en deux camps: les manipulateurs et les
manipulés. L'envergure mondiale que doit prendre le complot juif permet à ceux
qui révèlent la machination des Sages de Sion de lancer un message universel:
chaque être humain est une victime probable des Juifs.
Ainsi, la seule solution pour le
déjouer, selon les partisans des Protocoles, est de rejoindre ceux qui
connaissent déjà l'existence du complot. Un des dénominateurs communs à toutes
les préfaces des nombreuses éditions est qu'il est urgent que le plus grand
nombre de gens lisent le texte des Sages de Sion et soient au courant de la
machination afin d'unir "les peuples-victimes contre l'ennemi
unique". "Le complot, c'est la guerre faite sans être déclarée à
toutes les nations par delà le cercle des seules nations chrétiennes". Si
la perspective d'un triomphe imminent des Juifs sur le monde est quelque chose
d'horrible, la connaissance du complot, comme l'a promis Hitler dans Mein
Kampf, peut renverser le cours de l'histoire. Le premier protocole décrit la
joie de savoir ce qui engendre secrètement le cours de l'histoire. Cette
possibilité, offerte seulement à une élite, les Sages de Sion, est apaisante.
En lisant le document, le lecteur rejoint la position des Sages, accède à la
connaissance et rompt la barrière du savoir. C'est d'ailleurs le point d'orgue
des Protocoles : "Seuls le roi et ses trois initiateurs connaîtront
l'avenir".
La force du complot est redoutable.
En effet, la toute puissance de l'ennemi tient à son secret. Dès lors que le
secret est découvert, les ennemis des Juifs comploteurs ont réalisé un tour de
force: révéler les secrets des Sages, c'est leur ôter toute puissance. Ainsi,
la publication et la diffusion des protocoles devient un devoir pour lutter
contre l'incarnation du mal. Pour déjouer le complot, il faudra donc présenter
des preuves. Et s'il n'y en a pas, on produira un faux. Les Protocoles des
Sages de Sion sont nés.
Et pourtant, le paradoxe surgit
aussitôt: comment une société secrète se permet-elle de mettre ses desseins par
écrit et, de surcroît, se les laisse voler? La réponse sera aussi variée que le
nombre d'éditions du célèbre faux. Ruses, hasard, vols, égarement par son
propriétaire sont autant de raisons pour expliquer la découverte du document.
Le thème du complot au XIXe
siècle
Le thème du complot n'est pas
apparu avec les Protocoles. Les agissements des sociétés secrètes se retrouvent
dans des nouvelles du XIXe siècle d'auteurs comme Goethe, Balzac ou Dickens, ou
dans les opéras de Mozart et de Verdi. En 1879, le livre Victoire de la
Juiverie sur le Royaume germain de Wilhelm Marr parle d'une guerre qui dure
depuis 1800 ans contre l'Allemagne et le monde et dont le contenu est violemment
antisémite. Cependant, on peut douter de ces relations étroites entre la
franc-maçonnerie et les Juifs puisque les maçons au XIXe siècle étaient
hostiles aux Juifs et que les loges leur étaient fermées.
Les complots ont cette qualité
rassurante d'expliquer de manière très simple - pour ne pas dire simpliste - la
réalité du monde. "Pour palier au manque de repères du public, il faut le
sensibiliser à des arguments dont la banalité facilite, généralement, la
réception ou, ce qui est plus grave, l'acceptation". Pour certaines
personnes, l'explication la moins plausible des bouleversements du monde est la
meilleure puisqu'elle exige le moins d'efforts possibles de compréhension. Un
raccourci commode tant pour celui qui croit au complot que pour celui qui doit
l'expliquer. Pour nombre de gens touchés par les crises à répétition du monde
qui les entoure, l'incertitude est une solution inacceptable. Du coup, les
explications les plus terrifiantes d'une situation politique sont préférables à
une incertitude qui torture. "Le faux réduit la complexité de l'histoire
moderne à un principe causal unique mais non transcendant, donc à portée de
main, à la seule condition qu'il soit identifié et reconnu" .
En même temps, pour saisir la
portée de la conspiration, le complot ne doit pas être trop évident. La
simplification de l'explication des maux du monde ne doit pas occulter sa
complexité. Il faut exciter l'imaginaire du lecteur en compliquant la
situation: réunions secrètes, réseaux cachés, actions souterraines. "Il faut
s'engager dans le labyrinthe et déjouer les pièges tendus par les puissances
occultes et malfaisantes".
Par ailleurs, le complot attise
l'imaginaire humain et les fantasmes. Chacun joue les détectives pour
démystifier le mythe et interpréter la moindre trace de conspiration.
Depuis la Révolution et le
bouleversement de certains repères sociaux, les conspirations ont fleuri à
travers les lieux. Tant les Jésuites que les Jacobins, les suffragettes que les
misogynes, ont été accusés de vouloir contrôler le déroulement de l'histoire.
L'horreur engendrée par le complot se trouve dans le fait que le Diable possède
un visage humain. Voici toute la perversité des Juifs: ils manipulent les
hommes comme des marionnettes, ils sont démoniaques et sataniques, mais exercent
leur inhumanité en se faisant passer pour des humains.
Le complot est redoutable
puisqu'imperméable à tout démantèlement. Pire, ceux qui seraient prêts à mettre
en doute la véracité des textes, des transcriptions, des traductions, des
éditions seraient taxés d'agents du complot. Celui qui ne croit pas à la
terrible révélation a été aveuglé par le Diable et se trouve dans la condition
d'un possédé. Pour preuve, le témoignage de Du Chayla, un aristocrate français
proche des antisémites russes et volontaire dans l'Armée blanche. En jetant un
doute sur la véracité des Protocoles, il gêne les défenseurs du faux. Pour peu
de temps cependant, puisque les propagateurs du document retournent ce
témoignage en preuve de la toute puissance des Juifs. Les Sages sont si
puissants qu'ils ont réussi à aveugler l'un des plus ardents antisémites de
l'époque. Le syllogisme est implacable: Du Chayla est un opportuniste, toujours
situé du côté de l'orthodoxie établie; or celle-ci est juive, donc, du Chayla
défendra de l'ultra-orthodoxie juive, en jetant la suspicion sur les
Protocoles.
Le complot empêche toute
échappatoire. Voici ce que dit l'expert désigné par le tribunal lors du procès
de Berne: "La mentalité des antisémites est bizarre. Si les Juifs ne
portent pas plainte, on prétend qu'ils reconnaissent et admettent
l'authenticité des Protocoles. Mais s'ils portent plainte, on leur reproche
leur audace et leur outrecuidance".
Les comploteurs ont une autre
caractéristique inquiétante: le don d'ubiquité en même temps que le talent de
ne se trouver nulle part de façon visible. Or, comme le note Taguieff,
"l'omniprésence du Juif est inséparable de son omnipotence ("Dieu
nous a donné, à nous son peuple élu, la dispersion, et dans cette faiblesse de
notre race, s'est trouvée notre force qui nous a amenés aujourd'hui au seuil de
la domination universelle"). D'où son caractère insaisissable: dans un
univers conspirationniste, le Juif est à la fois indéterminable et
inlocalisable". Les Protocoles n'ont pas d'auteur, on ne sait quand ni où
ils ont été écrits. Qui sont les Sages? Qui est ce "nous", ce
"je" qui annoncent les plans diaboliques? "Il y a une absence
flagrante de tout référent immédiatement identifiable (...) Le je n'a ni âge ni
nom; il peut ainsi, si peu enraciné dans un discours qu'il informe pourtant de
part en part, traverser les siècles et les aires politiques...".
Atemporalité et omniprésence inquiétante des conspirateurs.
La finalité du complot est
évidemment l'établissement du Royaume d'Israël, le pouvoir universel de Sion,
la tyrannie mondiale juive. Cette lecture apocalyptique du monde signifie que
les Juifs seraient en train d'accélérer la fin de l'Histoire, de hâter la venue
de l'Antéchrist, libérateur de la toute-puissance juive et incarnation de la
perte des Chrétiens. Le complot est un plan universel, préparé par les Juifs en
vue de leur domination totale et définitive du monde. Ils sont les maîtres d'un
projet dont le degré de préméditation n'a d'égal que la précision et la systématicité
de leurs vues" .
Les Nazis se sont énormément servi
des Protocoles des Sages de Sion, qu'ils ont diffuser le plus largement
possible, pour y puiser les fondements de l'idéologie du IIIème Reich. On peut
affirmer que des idéologues comme Rosenberg ou Eckart se sont généreusement
inspirés des Protocoles et que Hitler était lui-même convaincu de la véracité
du texte. Hitler se sentit même investi d'une mission universelle: éradiquer
les Juifs, source de tous les maux de l'Allemagne et de la race aryenne. Les
Juifs avaient tout inventé pour causer la perte de la race germanique: le
modèle républicain, le libéralisme, le parlementarisme, le communisme, le
capitalisme... Dès lors, il fallait s'opposer fermement à ces idées
"diaboliques". Si le Juif incarnait la modernité, il fallait prendre
son contre-pied et adhérer aux valeurs rétrogrades ou traditionnelles.
Le Juif était aussi l'ennemi de
l'Eglise. Pourtant, les antisémites allemands voyaient aussi dans le
christianisme une invention juive. "Cette oeuvre maléfique était désormais
continuée par le capitalisme, la démocratie, le socialisme et les cité
tentaculaires; étroitement unies, ces forces constituaient le monde
"juif", l'âge moderne créé par Israël, et dans lequel il
prospérait". En 1923, Hitler commençait à être bien connu de la scène
politique allemande et la mention des Protocoles revenait régulièrement dans
ses discours: "Suivant les Protocoles des Sages de Sion, c'est en affamant
[les classes ouvrières et moyennes] qu'on soumet les peuples". C'est comme
cela que Hitler expliquait la grande inflation de 1923. Au moment où la
tourmente financière frappait le monde entier, Hitler reprenait les mêmes
causes pour des effets différents. Les problèmes changeaient, le Juif restait.
Il déclarera à Hermann Rauschung:
- "J'ai lu les Protocoles
des Sages de Sion, et j'ai été horrifié. Cette astuce de l'ennemi et, cette
ubiquité! (...) En vérité, il s'agit du combat décisif pour les destinées du
monde.
- Ne pensez-vous pas que vous tendez à attribuer une trop grande importance aux
Juifs?
- Non, non, non! Il est impossible d'exagérer la formidable stature du Juif, en
qualité d'ennemi".
On voit bien dans ce dialogue la
vision apocalyptique de Hitler. Pour lui, l'histoire est une longue descente
aux Enfers. L'humanité est menée par le bout du nez par un Lucifer qui se
présente sous les traits d'un Juif. Norman Cohn montre la lutte à
contre-courant de Hitler: "la nature veut l'inégalité, la hiérarchisation,
la subordination des inférieurs aux supérieurs, tandis que l'histoire humaine
fut une succession de révoltes contre cet ordre naturel, aboutissant à un
égalitarisme qui va en croissant. (...) Toute la stratégie de la conspiration
mondiale juive consiste dans l'utilisation de ces classes inférieures pour le
renversement des classes supérieures, racialement pures, ce qui permet aux
Juifs d'exercer leur hégémonie".
Hitler était donc convaincu qu'un
véritable complot se tramait. D'où la réponse qu'il faudra donner aux Juifs, à
la mesure de leur hégémonie: "A nouveau, je vais être un prophète
aujourd'hui. Si la juiverie internationale réussissait, en Europe ou ailleurs,
à précipiter les peuples dans une guerre mondiale, le résultat n'en serait
point une bolchévisation de l'Europe et une victoire du judaïsme, mais
l'extermination de la race juive en Europe". Cette déclaration
radiophonique du 30 janvier 1939, il la répétera à maintes reprises. En fait,
l'immensité du projet juif de conquête du monde n'avait d'égal que la soif de
pouvoir d'Adolf Hitler. S'en suivait le corollaire dont on a déjà fait mention:
tout ennemi de l'Allemagne avouait par sa compromission avec l'ennemi qu'il
n'était qu'un instrument entre les mains des Sages de Sion.
Mein Kampf reprend de nombreuses
idées aux Protocoles: Selon Rauschning, les Protocoles étaient le guide préféré
de sa politique. La volonté des Juifs de dominer le monde, la manipulation par
les Juifs des francs-maçons qui manipulent à leur tour les gouvernants, et les
leurres que sont la presse, la démocratie, le capitalisme et le libéralisme
pour aveugler les classes inférieures sur leur véritables desseins. Les
Protocoles furent un instrument de propagande à toutes les étapes du IIIème
Reich: de sa naissance en 1919-1920 jusqu'à sa chute en 1945.
Dès 1922, Rosenberg établit des
parallèles entre les antisémites russes de l'organisation des Ceintures noires
et les antisémites allemands. Onze ans plus tard, alors que Hitler venait de se
faire nommer chancelier, le régime invoqua le contenu des Protocoles pour
justifier le boycott obligatoire des magasins juifs, le 1er avril 1933. Dans
l'édition allemande de 1933, les nazis rappelaient que c'est "le devoir de
chaque Allemand que d'étudier les terribles aveux des Sages de Sion et de les
comparer avec l'effroyable misère de notre peuple; de tirer ensuite les
conclusions qui s'imposent (...) La première tâche consiste à désintoxiquer le
peuple allemand, et de lui faire prendre conscience de la noblesse de la race
aryenne". En clair, toute persécution ou destruction par l'Etat était
tolérée au seul motif qu'elle combattait le complot juif.
Goebbels, le ministre de la
Propagande, exploita fortement ce texte dès 1942. Quant à Himmler, il distribua
des exemplaires aux commandants des camps d'extermination. Norman Cohn résume
parfaitement la relation de Hitler avec le pamphlet antisémite: "dans ce
faux confectionné au temps des pogromes russes, Hitler sentit l'appel d'un
esprit proche du sien; et il y répondit de toute son âme". Dès lors,
comment expliquer la chute du Reich? Réponse facile, pour le moins simpliste et
accommodante: la combativité de Hitler n'avait pas réussi à surmonter la
conspiration mondiale juive. Le dernier coup asséné à Hitler viendra d'un de
ses plus fervents lieutenants: Adolf Eichmann. En 1961, lors de son procès à
Jérusalem, il n'hésitera pas à affirmer que Hitler lui-même n'était qu'une
marionnette entre les mains de la satanique haute finance du monde occidental, "entendant
évidemment" par là les mystérieux, invisibles et tout-puissants Sages de
Sion.
Selon Yehoshafat Harkabi, les
Protocoles (souvent appelés la "Constitution secrète" dans les textes
arabes) ont reçu et continuent de recevoir un large écho dans le monde arabe.
Pour lui, la représentation traditionnelle que se font les Arabes des Juifs est
celle "d'un peuple sournois, déloyal, astucieux. Il est bien commode aussi
que la description provienne de sources prétendument juives (les
Protocoles)". Étrange vision qui est pour le moins contraire aux
Protocoles, véritable apologie de la menace juive.
Il faut à ce stade mentionner que
la création de l'Etat d'Israël changera la perception des Juifs par les Arabes
et que, du coup, la publication des Protocoles a pris de l'ampleur. L'image
d'un peuple faible a été effacée dès la première guerre israélo-arabe de
1947-48 pour être définitivement enterrée après la guerre de 1956, que perdit
Nasser. Dès lors, la plupart des éditions des Protocoles apparaissent vers le
milieu des années 50 et connaissent un véritable succès dans les années 60,
surtout après la guerre des six jours, qui a vu la déroute des nations arabes
belligérantes.
Avant d'être un texte permettant
d'exacerber l'antisémitisme arabe, les Protocoles permettent de dénoncer le
sionisme comme la source des malheurs de tous les Musulmans. Les Protocoles,
servent d'explication unique aux défaites. Si la guerre a été perdue, c'est la
faute des Juifs. La défaite est d'autant plus compréhensible que l'Islam doit
affronter non seulement Israël mais encore le complot juif universel. A ce
propos, Harkabi mentionne une expression couramment employée: "Israël et
tout ce qui se tient derrière Israël". Aussi, la guerre contre l'Etat hébreu
change de dimension. Outre la lutte contre le pays, c'est un combat acharné
contre le monde juif. Cette idée est renforcée par l'idée que, comme le
Christianisme, l'Islam est menacé d'extinction: "nous devons détruire
toutes les croyances", affirment les Protocoles, avant de poursuivre:
"toutes les religions seront abolies sauf celles de Moïse". Selon
Harkabi, tous les États arabes sans exception, ont utilisé les Protocoles, et
en ont encouragé la diffusion à grande échelle.
Ainsi, en 1967, le président Aref
(Irak), félicita l'historien Ajjaj Nuwaihid dans son livre sur les Protocoles.
L'O.L.P. à son tour acheta mille exemplaires du faux, qui étaient stockés dans
ses bureaux à Gaza et à Jérusalem. On en trouve mention dans les discours
palestiniens hostiles à l'implantation des Juifs.
La Ligue arabe, quant à elle,
décida de prendre toutes les mesures pour traduire le texte en plusieurs
langues. C'est sans doute Gamal Abdel Nasser (Egypte) qui accorda le plus
d'importance au pamphlet antisémite. Il déclara en 1958 à un journal indien que
les Protocoles "prouvent irréfutablement que trois cents sionistes, chacun
connaissant tous les autres, gouvernent le sort du continent européen et qu'ils
choisissent leurs successeurs parmi leur entourage". On notera l'allusion
au ministre allemand Walter Rathenau qui indiquait dans un article en 1909 que
"trois cents hommes, qui se connaissent tous entre eux, guident les
destinées économiques de l'Europe et choisissent leurs successeurs parmi leurs
disciples". Sortie du contexte, la phrase peut servir à diffamer n'importe
quel groupe de gens. Il s'avère que Rathenau avait à l'esprit une oligarchie
héréditaire qui s'accaparait les postes-clés de l'industrie et de la finance.
Sans doute faut-il ajouter que la famille Nasser comptait un autre spécialiste
du faux en la personne du frère du président, Shawqi Abd al-Nasir, qui publia
les Protocoles en 1968 au Caire.
La République Arabe Unie fut l'Etat
qui utilisa sûrement le plus les Protocoles. Elle les fit traduire en plusieurs
langues et son service d'Information distribua en 1957 puis en 1965 le pamphlet
sous le titre Israël, the Enemy of Africa. En 1987, la police genevoise a saisi
plusieurs exemplaires des Protocoles en français que la République Islamique
d'Iran distribuait gratuitement au salon du Livre de Genève. A l'heure
actuelle, les integristes palestiniens du Hamas se sont largement inspirés des
Protocoles pour élaborer leur Charte. La lutte contre "l'Etat
sioniste" se justifie à la lecture des Protocoles qui révèlent la volonté
juive de dominer le monde. Tous ces exemples montrent que le mythe de la
conspiration juive est encore tenace dans la plupart des pays musulmans, du
moins chez ceux qui ne sont pas prêts à avancer sur la voie de la paix avec
leur ennemi héréditaire.
L'étude des Protocoles fascine
autant qu'elle inquiète: sa publication, il y a presque cent ans, a resisté à
la critique de son contenu, à la démonstration du plagiat incohérent qu'il
constitue. Mieux, il a su s'adapter aux besoins de ses diffuseurs, en fonction
du lieu et de l'époque où il était retraduit et distribué.
Malgré les premières révélations du
Times en 1921, les études de Siegel (1926), de Cohn (1967) et de Taguieff
(1992), les Protocoles ont certes été malmenés mais jamais complètement
discrédités. Cette pérennité tient peut-être à la nature universelle du texte.
Tour à tour, il a servi à dénoncer les réformes économiques en Russie, le
bolchévisme, le traité de Versailles, le capitalisme, le sionisme...
Aujourd'hui, les Protocoles
continuent d'être un succès d'édition chez les militants noirs américains de la
Nation of Islam, présidée par Louis Farrakhan, ainsi que chez les distributeurs
d'ouvrages niant la Shoah. On le trouve sur Internet en plusieurs langues,
diffusé par des mouvements chrétiens conservateurs, des groupuscules
d'extrême-droite, des fondamentalistes musulmans.
Avec la crise dite des "fonds
en deshérence", de nombreuses voix se sont élevées au sein de la
population suisse pour dénoncer le complot ourdi par les organisations juives
alliées à Wall Street et à la City, pour couler la place financière helvétique.
Pas plus tard qu'en mai 1997, de
larges extraits du texte ont été reproduits dans un volume curieusement
intitulé "livre jaune n°5", édité dans le sud de la France et diffusé
en Suisse sous ce titre apparemment inoffensif.
La polyvalence du texte facilite la
tâche des antisémites qui s'y réfèrent: c'est un recours commode pour expliquer
tous les malheurs - réels ou fictifs - qui frappent un pays, une région, une
communauté. Le Juif reste la cause de toutes les catastrophes. Et la théorie,
si facile à prouver puisqu'elle n'existe aucune preuve visible a encore de
beaux jours devant elle...