Chemin de la perfection de Ste Thérèse d'Avila

INDEX DES 73 CHAPITRES

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CHAPITRE 15

Combien l'humilité est près de ces deux autres vertus : le détachement et le mode d'aimer dont on a parlé.
1 C'est ici que la véritable humilité peut entrer en jeu, car il me semble que cette vertu et celle du détachement font un tout et marchent toujours de pair ; ce sont deux soeurs qu'il ne faut pas séparer. Elles ne sont pas les proches dont je dis qu'il faut s'éloigner, au contraire : embrassez-les, aimez-les et ne vivez jamais sans elles. O vertus souveraines, maîtresses de tout le créé, impératrices du monde, libératrices de tous les pièges et de toutes les ruses du démon, si aimées de notre Maître qu'il ne se vit jamais sans elles un seul instant. Celui qui les possède peut s'avancer sans crainte et lutter contre toutes les forces de l'enfer, contre le monde entier et ses tentations, et contre la chair. Qu'il ne craigne personne, car sien est le royaume des cieux ; personne ne peut lui faire peur, mais qu'il supplie Dieu de nourrir en lui ces vertus afin qu'il ne les perde pas par sa faute.
2 Mais quelle folie est la mienne ! Voici que je chante les louanges de la mortification et de l'humilité - ou de l'humilité et la mortification -, quand le Roi de gloire les a tant louées et tant confirmées par ses nombreuses souffrances. Eh bien, mes soeurs ! c'est le moment de travailler à sortir de la terre d'Egypte, car en trouvant ces vertus vous trouverez la manne ; toutes les choses auront pour vous un goût exquis ; quelque mauvaises qu'elles soient aux yeux du monde, elles vous paraîtront douces.
3 Maintenant, donc, la première chose que nous devons immédiatement tenter, c'est de nous débarrasser de l'amour de ce corps, car certaines d'entre nous sont par nature tellement amies de leurs aises qu'elles n'ont pas peu à faire ici ; il en est de même pour d'autres que l'on voit constamment préoccupées par leur santé. Chose étonnante est la guerre qu'il faut soutenir sur ce point (et en particulier, nous, pauvres religieuses, mais aussi, je crois, les personnes qui ne le sont pas). En ce qui nous concerne, nous les religieuses, on dirait que nous ne sommes venues au monastère que pour servir notre corps 81 et en avoir cure chacune comme elle peut ; là, dirait-on, réside tout notre bonheur. Dans cette maison, il y a peu de chance, en vérité, de pouvoir mettre ceci en pratique, mais je voudrais que vous n'en ayez pas même le désir. Prenez la ferme résolution, mes filles, de venir ici afin de mourir pour le Christ, et non pas afin de vivre dans le bien-être pour le Christ ; le démon vous fera entendre qu'il faut veiller sur sa santé pour suivre et garder la Règle de notre Ordre ; et l'on prend si bien soin de soi pour la garder, que l'on meurt sans l'avoir respectée un mois ni peut-être un seul jour. Je ne sais donc pas ce que nous sommes venues faire ici.
4 Ne craignez pas, par extraordinaire, que les religieuses manquent de discrétion sur ce point ; que les confesseurs n'aient aucune crainte, eux qui s'imaginent tout de suite que nous allons nous tuer à force de pénitences. Nous avons une telle horreur de ce manque de discrétion qu'il serait souhaitable que nous en usions pour tout ! Que celles qui tendent vers l'extrême opposé ne soient pas offensées par mes paroles, de même que je ne le serai pas si l'on dit que je juge les autres par moi-même. Je crois - en fait, j'en suis sure - qu'il y a un plus grand nombre de compagnes de mon côté que de religieuses outragées pour avoir la conduite inverse. A mon avis, le Seigneur nous rend d'autant plus malades que nous nous soignons davantage ; il fit preuve envers moi d'une grande miséricorde en m'envoyant la maladie car, comme de toutes façons j'aurais pris de moi un soin exagéré, il a voulu que ce fût pour quelque chose. Voilà qui est plaisant ! des religieuses qui sont la proie du tourment qu'elles se donnent ! Elles sont parfois prises d'une frénésie de s'imposer des pénitences sans rime ni raison, et qui ne durent que deux jours, comme on dit, car le démon leur met aussitôt dans la tête qu'elles ont nui à leur santé ; alors, jamais plus de pénitence, pas même celles que l'Ordre exige, elles les ont déjà essayées ! Elles ne gardent pas des points très faciles de la Règle - tel que le silence qui ne peut nous faire de mal - et à peine nous imaginons-nous souffrir de la tête que nous cessons d'aller au choeur - ce qui ne nous tuerait pas non plus - un jour parce que nous en avons souffert, un autre jour parce que nous venons d'en souffrir, et les trois jours suivants de peur d'en souffrir à nouveau.
5 Vous allez dire, mes amies, que la Prieure ne devrait pas le permettre. Si elle savait notre intérieur elle n'y consentirait pas ; mais elle vous voit gémir au sujet d'une vétille comme si vous alliez rendre l'âme ; vous allez lui demander la permission de ne garder la Règle en rien alléguant qu'il s'agit d'un cas d'extrême nécessité et- si ce que vous dites a quelque fondement - il y a toujours un médecin qui confirme le récit que vous faites, et une amie ou une parente qui pleure à vos côtés. Parfois, la pauvre Prieure se rend compte que tout cela est exagéré, mais que peut-elle faire ? elle a scrupule de manquer à la charité ; elle préfère que ce soit vous qui y manquiez, et non pas elle, et il lui semble injuste de vous juger durement.
6 Oh, mon Dieu ! Dire que des religieuses gémissent de cette façon ! qu'il me pardonne de le dire, mais je crains que ce ne soit devenu une habitude. Il m'arriva une fois d'être témoin d'un fait : une religieuse avait coutume de se plaindre de maux de tête et s'en plaignit à moi très longtemps ; je fis une enquête et trouvai qu'elle ne souffrait d'aucun mal de tête, mais avait quelqu'autre mal ailleurs.