Chemin de la perfection de Ste Thérèse d'Avila
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CHAPITRE 15
Combien l'humilité
est près de ces deux autres vertus : le détachement et le mode
d'aimer dont on a parlé.
1 C'est ici que la véritable humilité peut entrer en jeu, car
il me semble que cette vertu et celle du détachement font un tout et
marchent toujours de pair ; ce sont deux soeurs qu'il ne faut pas séparer.
Elles ne sont pas les proches dont je dis qu'il faut s'éloigner, au contraire
: embrassez-les, aimez-les et ne vivez jamais sans elles. O vertus souveraines,
maîtresses de tout le créé, impératrices du monde,
libératrices de tous les pièges et de toutes les ruses du démon,
si aimées de notre Maître qu'il ne se vit jamais sans elles un
seul instant. Celui qui les possède peut s'avancer sans crainte et lutter
contre toutes les forces de l'enfer, contre le monde entier et ses tentations,
et contre la chair. Qu'il ne craigne personne, car sien est le royaume des cieux
; personne ne peut lui faire peur, mais qu'il supplie Dieu de nourrir en lui
ces vertus afin qu'il ne les perde pas par sa faute.
2 Mais quelle folie est la mienne ! Voici que je chante les louanges de la mortification
et de l'humilité - ou de l'humilité et la mortification -, quand
le Roi de gloire les a tant louées et tant confirmées par ses
nombreuses souffrances. Eh bien, mes soeurs ! c'est le moment de travailler
à sortir de la terre d'Egypte, car en trouvant ces vertus vous trouverez
la manne ; toutes les choses auront pour vous un goût exquis ; quelque
mauvaises qu'elles soient aux yeux du monde, elles vous paraîtront douces.
3 Maintenant, donc, la première chose que nous devons immédiatement
tenter, c'est de nous débarrasser de l'amour de ce corps, car certaines
d'entre nous sont par nature tellement amies de leurs aises qu'elles n'ont pas
peu à faire ici ; il en est de même pour d'autres que l'on voit
constamment préoccupées par leur santé. Chose étonnante
est la guerre qu'il faut soutenir sur ce point (et en particulier, nous, pauvres
religieuses, mais aussi, je crois, les personnes qui ne le sont pas). En ce
qui nous concerne, nous les religieuses, on dirait que nous ne sommes venues
au monastère que pour servir notre corps 81 et en avoir cure chacune
comme elle peut ; là, dirait-on, réside tout notre bonheur. Dans
cette maison, il y a peu de chance, en vérité, de pouvoir mettre
ceci en pratique, mais je voudrais que vous n'en ayez pas même le désir.
Prenez la ferme résolution, mes filles, de venir ici afin de mourir pour
le Christ, et non pas afin de vivre dans le bien-être pour le Christ ;
le démon vous fera entendre qu'il faut veiller sur sa santé pour
suivre et garder la Règle de notre Ordre ; et l'on prend si bien soin
de soi pour la garder, que l'on meurt sans l'avoir respectée un mois
ni peut-être un seul jour. Je ne sais donc pas ce que nous sommes venues
faire ici.
4 Ne craignez pas, par extraordinaire, que les religieuses manquent de discrétion
sur ce point ; que les confesseurs n'aient aucune crainte, eux qui s'imaginent
tout de suite que nous allons nous tuer à force de pénitences.
Nous avons une telle horreur de ce manque de discrétion qu'il serait
souhaitable que nous en usions pour tout ! Que celles qui tendent vers l'extrême
opposé ne soient pas offensées par mes paroles, de même
que je ne le serai pas si l'on dit que je juge les autres par moi-même.
Je crois - en fait, j'en suis sure - qu'il y a un plus grand nombre de compagnes
de mon côté que de religieuses outragées pour avoir la conduite
inverse. A mon avis, le Seigneur nous rend d'autant plus malades que nous nous
soignons davantage ; il fit preuve envers moi d'une grande miséricorde
en m'envoyant la maladie car, comme de toutes façons j'aurais pris de
moi un soin exagéré, il a voulu que ce fût pour quelque
chose. Voilà qui est plaisant ! des religieuses qui sont la proie du
tourment qu'elles se donnent ! Elles sont parfois prises d'une frénésie
de s'imposer des pénitences sans rime ni raison, et qui ne durent que
deux jours, comme on dit, car le démon leur met aussitôt dans la
tête qu'elles ont nui à leur santé ; alors, jamais plus
de pénitence, pas même celles que l'Ordre exige, elles les ont
déjà essayées ! Elles ne gardent pas des points très
faciles de la Règle - tel que le silence qui ne peut nous faire de mal
- et à peine nous imaginons-nous souffrir de la tête que nous cessons
d'aller au choeur - ce qui ne nous tuerait pas non plus - un jour parce que
nous en avons souffert, un autre jour parce que nous venons d'en souffrir, et
les trois jours suivants de peur d'en souffrir à nouveau.
5 Vous allez dire, mes amies, que la Prieure ne devrait pas le permettre. Si
elle savait notre intérieur elle n'y consentirait pas ; mais elle vous
voit gémir au sujet d'une vétille comme si vous alliez rendre
l'âme ; vous allez lui demander la permission de ne garder la Règle
en rien alléguant qu'il s'agit d'un cas d'extrême nécessité
et- si ce que vous dites a quelque fondement - il y a toujours un médecin
qui confirme le récit que vous faites, et une amie ou une parente qui
pleure à vos côtés. Parfois, la pauvre Prieure se rend compte
que tout cela est exagéré, mais que peut-elle faire ? elle a scrupule
de manquer à la charité ; elle préfère que ce soit
vous qui y manquiez, et non pas elle, et il lui semble injuste de vous juger
durement.
6 Oh, mon Dieu ! Dire que des religieuses gémissent de cette façon
! qu'il me pardonne de le dire, mais je crains que ce ne soit devenu une habitude.
Il m'arriva une fois d'être témoin d'un fait : une religieuse avait
coutume de se plaindre de maux de tête et s'en plaignit à moi très
longtemps ; je fis une enquête et trouvai qu'elle ne souffrait d'aucun
mal de tête, mais avait quelqu'autre mal ailleurs.