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REVUE THOMISTE 5ème PARTIE

Le sacerdoce spirituel des fidèles chez saint Thomas d'Aquin

Saint Thomas d'Aquin n'a pas traité systématiquement le thème du sacerdoce que les chrétiens possèdent et exercent en vertu de leur ap-partenance au Christ par la foi et le baptême. Il ne lui accorde nulle part une question ni même un article dans ses œuvres de synthèse. Mais ce thème, malgré l'absence d'une réflexion organisée de manière synthé-tique, apparaît bien présent dans la réflexion théologique du maître d'Aquin, quoique dispersé au gré d'autres questions ou de commen-taires de textes bibliques1. Nous voulons en présenter ici les principaux traits, en situant tout d'abord le sacerdoce au sein des " trois offices " des fidèles chrétiens, puis en examinant les textes de saint Thomas relatifs au sacerdoce spirituel des chrétiens et à ses applications majeu-res. L'étude prendra tout particulièrement en compte les commentaires bibliques de saint Thomas (son commentaire sur saint Paul notamment) qui se trouvent ici au premier plan.


1. La participation des chrétiens aux trois offices du Christ

En de nombreux passages, saint Thomas présente les divers offices du Christ : il les rattache notamment au thème de l'onction, et montre l'accomplissement dans le Christ de la dignité de roi, prêtre et prophète

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1. Les travaux portant sur des points relatifs au sacerdoce des fidèles chez saint Thomas sont également peu nombreux. Signalons cependant C. SALADINO, La Dignidad sacerdotal del nuevo pueblo de Dios según la doctrina de Santo Tomás de Aquino, Diss. Angelicum, Buenos Aires, 1967 (principalement sur le caractère conféré par le baptême et la confirmation, la participation au sacerdoce du Christ et le sacrifice eucharistique) ; - P. DABIN, Le Sacerdoce royal des fidèles dans la tradition ancienne et moderne, Paris, Desclée, 1950, p. 294-302 (recueil de quelques textes)
- Y. CONGAR, Jalons pour une théologie du laïcat, " Unam sanctam, 23 ", Paris, Cerf, 1953, p. 246-313; - ID., Sainte Église, Études et approches ecclésiologiques, "Unam sanctam, 41 ", Paris, Cerf, 1963 : "Structure du sacerdoce chrétien" (p. 239-273); - A. MILANO, "II sacerdozio nella ecclesiologia di san Tommaso d'Aquino ", Asprenas 17 (1970), p. 59-107 [p. 90-97] (sur le caractère et le sacerdoce des fidèles).
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(et législateur)2. Les passages appliquant explicitement cette triple di-gnité aux fidèles sont moins nombreux. Un bref aperçu permettra de situer le domaine de notre enquête. Un seul texte, à notre connaissance, développe de manière complète cette trilogie. Dans son commentaire sur He, après avoir exposé l'onction qui revient au Christ, Thomas explique :

Cette onction convient également aux chrétiens. Les chrétiens sont en effet rois et prêtres : "Vous êtes la race élue, un sacerdoce royal" (1 P 2, 9) ; " Tu as fait de nous pour notre Dieu un royaume et des prêtres " (Ap 5, 10). De même ils ont le Saint-Esprit, qui est l'Esprit de la prophétie : "Je répandrai de mon Esprit sur toute chair... [vos fils et vos filles prophétiseront] " (Jl 2, 28). C'est pourquoi tous sont oints d'une onction invisible : " Celui qui nous confirme avec vous en Jésus- Christ, et qui nous a oints, Dieu, et qui nous a marqués de son sceau et nous a donné... [qui a mis dans nos cœurs les arrhes de l'Esprit] "
(2 Co 1, 21-22); "Vous possédez l'onction du Saint, et vous connaissez toutes choses " (1 Jn 2, 20). Mais quel rapport y a-t-il entre le Christ oint et les chrétiens oints ? Celui-ci : lui a l'onction à titre principal et premier [principaliter et primo], mais nous et les autres nous l'avons en tant qu'elle : est répandue par lui [ab eo effusam] : " Comme un onguent sur la tête...
[qui descend sur la barbe, la barbe d'Aaron] " (Ps 127, 2). Et [notre passage : He 1, 9] dit : "Avant tous les tiens qui participent", et Jn 1, 16 : " De sa plénitude nous avons tous reçu ". Ainsi, les autres sont appelés saints, mais lui est le Saint des saints, car il est la racine de toute sainteté.
[L'Écriture] parle ici d'une huile de joie ou d'exultation, car de cette onction procède la joie spirituelle3.

Ce passage n'explicite pas le contenu de la triple dignité des chré-tiens, mais il fournit plusieurs indications fondamentales. Tout d'abord, la triple dignité des chrétiens est située en dépendance de celle du Christ : elle est une participation de la plénitude de l'onction du Christ. C'est une participation dans l'ordre de la grâce sanctifiante, comme le suggèrent les passages bibliques allégués, le thème de la possession du Saint-Esprit, ainsi que la mention explicite de la sainteté : l'exercice de cette trilogie est proprement l'exercice de la vie sainte. Du reste, on reconnaît dans le vocabulaire utilisé ici celui de la participation à la grâce, en termes de possession principale par le Christ et l'effusion de la grâce sur les fidèles qui la reçoivent du Christ4. L'exégèse de Thomas précise en outre qu'il s'agit d'une onction invisible. L'expression n'est guère fréquente chez Thomas qui l'emploie en particulier pour désigner

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2. Voir la contribution de B.-D. de LA SOUJEOLE dans ce volume, p. 59-74. Pour les sources et les développements de la trilogie christologique, cf. notamment Y. CONGAR, " Sur la trilogie : prophète-roi-prêtre ", RSPT6j (1983), p. 97-115. Nous parlons ici de "trois offices " (tria officia) en suivant le vocabulaire de saint Thomas : cf. In Matth. 1, 1, n° 19.
3. In Hebr. 1, 9, n° 64-65. C'est nous qui complétons, entre crochets, les citations tronquées de l'Écriture.
4. Cf. notamment In II Cor. 1, 21, n° 44.


l'onction de l'humanité du Christ5 : le Christ n'a pas été oint matérielle-ment, mais par l'huile spirituelle qui est le Saint-Esprit6. La référence à 2 Co 1, 21-22 invite également à voir plus précisément dans cette onc-tion invisible le don de la personne du Saint-Esprit, comme Thomas l'explique dans le commentaire sur le PS 44 que cite ici He, car "l'onction, c'est le Saint-Esprit"7. C'est cette onction qui procure aux hommes de devenir chrétiens et membres de l'Église : " De même que l'Église est ointe, les fidèles sont aussi oints d'une onction spirituelle, pour être sanctifiés, sans quoi ils ne seraient pas chrétiens, puisque "Christ" veut dire "oint". Et cette onction, c'est la grâce du Saint-Esprit8. " C'est également en se référant au Saint-Esprit et à ses fruits, que Thomas explique la joie en laquelle s'épanouit l'onction : " L'Esprit-Saint ne peut être en quelqu'un sans qu'il ne se réjouisse du bien et de l'espérance du bien futur9. " Ce premier texte nous oriente ainsi vers une compréhension résolument christique de la triple dignité des chrétiens (elle est une dérivation de la dignité du Christ), en même temps que pneumatologique (elle est intrinsèquement liée à la sanctifi-cation opérée par le don du Saint-Esprit).
À côté de ce passage principal de l'In Hebraeos, on peut compter chez saint Thomas sept textes présentant un bref exposé réunissant la dignité sacerdotale et la dignité royale des chrétiens (sans la prophétie qui occupe une place singulière).
Cinq d'entre eux présentent cette double dignité dans le prolonge-ment immédiat de l'onction du Christ10 : " Tous les fidèles du Christ, en tant qu'ils sont ses membres, sont appelés rois et prêtres11." Dans ce contexte, Thomas souligne également la dimension christologique et pneumatologique du sacerdoce royal : c'est par leur incorporation au Christ, effectuée par la grâce du Saint-Esprit, que les fidèles sont prêtres

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5. Cf. IIIa, q. 72, a. 3.
6. Cf. In PS. 44, 8, dans Index thomisticus, " Opera omnia " (reprise de l'édition de Parme, t. 14), Ed. Busa, Bad Cannstatt, vol. 6, 1980, p. 116; pour une traduction de ce passage, cf. THOMAS D'AQUIN, Commentaire sur les Psaumes, Trad. par J.-É. Stroobant de Saint-Eloy, Paris, Cerf, 1996 [en abrégé : SSÉ], p. 576.
Nos références aux Psaumes suivent la numérotation de la Vulgate.
7. In I Cor. 1, 13, n° 34 : "Ipsa unctio, quae est Spiritus Sanctus "; cf. In PS. 44, 8 (SSÉ, p. 576); In loan. 16, 23, n° 2137; In Rom. 8, 2, n° 603 ; In Philipp. 1, 9, n° 17.
8. In Symbolum Apostolorum expositio, art. 9, n° 978 : " Haec autem unctio est gratia Spiritus Sancti " (comme en In Hebr. 1,9, Thomas renvoie ici à 2 Co 1,21).
9. In PS. 44, 8 (SSÉ, p. 577) ; cf. aussi In Hebr. 1, 9, n° 65. Le commentaire sur Is 61, 1 (Ed. leonina, t. 28, p. 240) évoque également la joie dans le prolongement de la triple dignité du Christ, et en particulier de la participation à son sacerdoce.
10. In Ieremiam 33, 18, Ed. Vivès, t. 19, p. 181 ; De regimine principum, Lib. I, cap. 15, dans Opuscula philosophica, Turin-Rome, Marietti, 1954, n° 819 ; In Matth. 1, 5, n° 53 ; In II Cor. 1,21, n° 44; In PS. 26, 1, éd. cit., p. 83.
11. De regimine principum, Lib. I, cap. 15, n° 819.


et rois12. Il relève aussi la dimension eschatologique du sacerdoce royal : " Nous sommes d'abord oints de l'onction sacerdotale en figure du royaume futur : nous serons alors rois et libres. Et tandis que pour l'instant nous souffrons d'ennemis, après cela nous serons oints d'une double gloire actuelle, à savoir la parure (stola) de la gloire de l'âme et du corps13. " Le contenu du sacerdoce royal est cependant peu explicité dans ces textes, à l'exception d'une précision apportée par le commen-taire sur le livre de Jérémie : " Le Christ fait de ses membres des rois et des prêtres : "Tu as fait de nous pour notre Dieu un royaume et des prêtres" (Ap 5, 10) ; "II s'est offert lui-même à Dieu en hostie, en odeur de suavité" (Ep 5, 2). Et il fait que ses membres offrent des hosties spirituelles à Dieu14. " Le thème de l'offrande d'hosties spirituelles, au moyen duquel Thomas explicite ailleurs le sacerdoce des chrétiens, s'ap-puie ici sur Ez 44, 1515. Nous en verrons plus loin les développements.
Deux textes enfin, dans le commentaire sur les Sentences, rattachent le sacerdoce royal à la célébration du baptême16. Ce point mérite d'être noté, car dans la plupart des autres textes Thomas ne mentionne pas les sacrements lorsqu'il fait état du sacerdoce des chrétiens. L'onction qui, au baptême, est donnée au sommet de la tête (in vertice) " signifie la dignité royale et sacerdotale dans le baptisé qui commence d'être du nombre de ceux dont il est dit : "Vous êtes un peuple saint, un sacer-doce royal" (1 P 2, 9) : elle est faite au sommet de la tête pour signifier l'éminence de la dignité conférée17. " Bien que l'expression " sacerdoce baptismal " soit absente du vocabulaire de saint Thomas, ce texte de jeunesse manifeste que, dès les débuts de son œuvre, Thomas rattache le sacerdoce des chrétiens à la célébration du baptême et à ses effets. Il faudra s'en souvenir lorsque nous évoquerons la question de la distinc-tion d'un sacerdoce baptismal et un sacerdoce de la vie sainte.

En laissant de côté pour l'instant les textes qui considèrent exclusi-vement la dignité sacerdotale des chrétiens, il faut encore relever plu-sieurs passages qui traitent de la dignité royale. Nous en avons compté

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12. In II Cor. 1, 21, n°44 : "Nous sommes dans le Christ par la grâce en tant que nous sommes oints pat la grâce du Saint-Esprit, et rendus membres du Christ, et unis à lui. De cette grâce aussi le Christ, en tant qu'homme, a été oint : "Dieu t'a oint" (Ps 44, 8). La plénitude de cette onction a été répandue dans les siens, comme "l'onguent sur la tête - à savoir sur le Christ - descend..." Et c'est pourquoi [l'Apôtre] dit que "Dieu nous a oints". Il nous a oints, dis-je, en rois et prêtres : "Tu as fait de nous pour Dieu..." (Ap 5, 10) ; "Vous êtes un peuple élu..." (1 P 2, 9). "
13. In PS. 26, 1 (SSÉ, p. 515).
14. In Ieremiam 33,18, ed. cit., p. 181. Thomas explique ici que Jérémie parle de la restauration du sacerdoce : " De même que le Royaume (regnum) sera restauré dans le Christ lui-même et dans ses membres, de même le sacerdoce (sacerdotium). "
15. C'est en référence à ce même chapitre d'Ez que Thomas mentionne le "sacerdoce spirituel " en In III Sent., d. 31, q. 1, a. 4, qla 1, arg. 2.
16. In IV Sent., d. 7, q. 3, a. 3, qla 2, ad 1 ; ibid., d. 23, exp. textus.
17. In IV Sent., d. 7, q. 3, a. 3, qla 2, ad 1. L'argument n'est pas repris sous cette forme dans la Somme de théologie (voir IIIa, q. 72, a. 9 et q. 72, a. 11, ad 3).


sept18. Le plus complet d'entre eux est sans doute l'exposé sur la deu-xième demande du Pater. Thomas explique ici le règne de Dieu dans sa réalisation eschatologique. Ce règne de Dieu consiste dans la soumis-sion de tous à la seigneurie de Dieu et du Christ. Son premier bienfait est la liberté parfaite dont jouiront les justes. Et Thomas poursuit :

Non seulement tous y seront libres, mais ils seront rois : " Tu as fait de nous pour notre Dieu un règne" (Ap 5, 10). La raison en est que tous auront la même volonté que Dieu ; Dieu voudra tout ce que veu-lent les saints, et les saints voudront tout ce que Dieu aura voulu : ainsi leur volonté sera avec la volonté de Dieu. Et c'est pourquoi tous régne-ront, parce que leur volonté à tous se réalisera, et Dieu sera la couronne de tous19.

La participation au règne de Dieu et du Christ consiste ainsi, suivant Thomas, dans la libération du mal (en particulier du péché) et la conformation de la volonté des saints à celle de Dieu. Avec saint Jean Chrysostome, Thomas souligne que la participation au Royaume du Christ ne réside pas dans la simple soumission passive à sa seigneurie, mais consiste bien plutôt à partager la royauté du Christ victorieux : " Régner avec le Christ20 ". Le commentaire sur He explique de même, à propos de la royauté du Christ : " Par la grâce du Christ, nous sommes libérés de toute misère puisque nous sommes libérés du péché [...]. De même, par la grâce du Christ, nous sommes aidés pour opérer de bonnes œuvres21. " La libération du mal et l'accomplissement de bonnes œuvres comportent aussi une lutte contre le péché et contre le diable, thème qui révèle également deux sources de saint Thomas. Tout d'abord, Théophylacte, dont la Catena sur Marc reproduit un texte fort significatif : " Revêtons, nous aussi, la robe pourpre royale : car nous devons nous avancer comme des rois en foulant les serpents et les scor-pions, et en écrasant le péché ; car nous sommes appelés "chrétiens", c'est-à-dire oints, comme alors les rois étaient appelés oints. Prenons également la couronne d'épines, c'est-à-dire hâtons-nous d'être couron-

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18. Catena in Matth. 5, 20 (citation de Chrysostome), p. 82-83; Catena in Marc. 15, 20 (citation de Théophylacte), p. 553-554; In Matth. 1, 5, n° 53 ; In orationem dominicam expositio, 3, Opuscula theologica, t. 2, Turin-Rome, Marietti, 1954, n° 1054-1057; In Hebr. 4, 16, n° 238; In Hebr. 11, 33, n° 633 ; IIIa, q. 66, a. 10, ad 2.
19. In orationem dominicam expositio, n° 1054-1057 [n° 1056].
20. Catena in Matth. 5, 20, p. 82-83 : " Observe qu'être le plus petit dans le Royaume c'est la même chose que ne pas entrer dans le Royaume. Être dans le Royaume (esse aliquem in regno) ce n est pas régner avec le Christ (regnare cum Christo), mais c'est être seulement dans le peuple du Christ; comme s'il disait de celui qui transgresse [l'un des plus petits commandements] qu'il sera parmi les chrétiens, mais qu'il sera le plus petit chrétien. Mais celui qui entre dans le Royaume est fait participant du règne avec le Christ. Par suite, celui qui n'entre pas dans le Royaume des cieux n'aura pas la gloire avec le Christ, il sera pourtant dans le Royaume des cieux, c'est-à-dire au nombre de ceux sur qui règne le Christ roi des cieux. "
21 In Hebr. 4, 16, n° 238.


nés par une vie exigeante, et par l'abstinence et la pureté22. " Ensuite, Augustin, cité dans la Catena sur Jean : " Le nom du Christ vient de "chrême". Ce qui se dit "chrême" en grec, s'appelle "onction" en latin. Il nous a oints, parce qu'il a fait de nous des lutteurs contre le diable23. " L'exercice de la royauté se fonde enfin sur les trois vertus théologales. Tandis que le commentaire sur Matthieu établit l'accès à cette royauté par la charité24, un beau passage du commentaire sur He rattache la lutte et la victoire des saints contre le mal à la puissance de la foi :

Les saints, par la foi, ont vaincu des royaumes, c'est-à-dire le royaume du diable, duquel il est dit en Jb 41, 25 : " II est roi sur tous les fils de l'orgueil " ; de même [ils ont vaincu le royaume] de la chair [...]; de même [le royaume] du monde [...] ils ont vaincu par la foi [...]. Per-sonne ne peut mépriser des biens présents sinon en raison de l'espérance de biens futurs. Or c'est principalement par ce "mépris " que le monde est vaincu. Et c'est pourquoi, puisque la foi nous montre les choses invisibles, en raison de quoi le monde est méprisé, notre foi vainc le monde25.


Quant à la dignité prophétique des chrétiens, Thomas l'a peu expli-citée. Traitant des prophètes dans l'Église, il définit ainsi la prophétie : " La vision de ce qui est éloigné, qu'il s'agisse de réalités futures contin-gentes ou de réalités au-dessus de la raison, est appelée prophétie. La prophétie est donc la vision ou la manifestation de réalités futures contingentes, ou de réalités dépassant l'intelligence humaine26." En distinguant les éléments qui constituent la notion de prophétie (simili-tudes corporelles dans l'imagination, lumière intellectuelle prophétique, annonce de ce qui est révélé, accomplissement de miracles à l'appui de ce qui est annoncé)27, Thomas peut rendre compte de l'attribution du nom de " prophète " de manière différenciée suivant la présence des éléments considérés. Il peut ainsi expliquer que l'on appelle prophète non seulement celui à qui une révélation est faite, mais aussi celui qui annonce la révélation faite à d'autres : " On appelle aussi prophète celui qui prononce seulement les paroles des prophètes, ou les expose, ou les chante à l'église28. " Mais il s'agit ici d'un charisme, d'une grâce " gratis

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22. Catena in Marc. 15, 20, p. 553-554 (à propos de la couronne d'épines et du manteau rouge du Christ à la Passion).
23. Catena in loan. 8, 1, p. 444.
24. In Matth. 1, 5, n° 53.
25. In Hebr. 11, 33, n° 633.
2.6. In I Cor 14, 1, n° 812; cf. IIa-IIae, q. 187, a. 1 et 3.
27. Ibid., n° 813 ; cf. IIa-IIae, q. 187, a. 2.
28. Ibid., n° 813 ; - In I Cor 11, 4, n° 592 : " Ceux qui disent les prophéties dans l'église, ou qui lisent les autres Écritures saintes, sont appelés "prophétants" (prophetantes) "; - ibid., n° 594 : " Celui qui prêche ou enseigne dans les écoles parle en sa propre personne [...]. Mais celui qui prononce l'Écriture sainte à l'église, par exemple celui qui lit la leçon, ou l'épître, ou l'évangile, parle en la personne de toute l'Église. Et c'est d'un tel "prophétant" que parle ici


data ", ou d'une fonction donnée à quelques personnes, et qui ne revient pas à tous les chrétiens : " II y a beaucoup de spirituels qui ne sont pas prophètes29. " La dignité prophétique des chrétiens consiste bien plutôt dans la possession de l'Esprit-Saint. Aussi, dans le commentaire sur He 1, 9, Thomas ne dit-il pas que tous les chrétiens sont prophètes, mais qu'" ils ont le Saint-Esprit, qui est l'Esprit de la prophétie ". Ce don de l'Esprit de prophétie, suivant le texte de 1 Jn 2 allégué par Thomas, doit être compris ici dans le sens de l'onction sanctifiante qui instruit les fidèles des mystères du salut ; Thomas l'explique dans son commentaire sur l'évangile de saint Jean (Jn 16, 13 : " L'Esprit vous enseignera toute vérité ") :

Puisque [l'Esprit] procède de la Vérité, il lui revient d'enseigner la vé-rité et de rendre semblable à son principe. Et il est dit " toute vérité ", c'est-à-dire de la foi, qu'il enseignera par une certaine intelligence, élevée dans cette vie, et de manière pleine dans la vie éternelle où nous connaî-trons comme nous sommes connus, 1 Co 13, 12 et 1 Jn 2, 27 : "L'onc-tion vous enseignera toutes choses. " Ou bien " toute vérité ", des figures de la Loi, que les disciples ont obtenue par le Saint-Esprit. C'est pourquoi il est dit en Dn 1, 17 que le Seigneur a donné aux petits la sagesse et l'intelligence30.

Les derniers mots de ce passage méritent d'être relevés car, parmi les dons du Saint-Esprit, Thomas rattache en particulier cette onction au don d'intelligence et de sagesse, inséparablement liés à la grâce sancti-fiante, dans tous les justes, pour ce qui touche à la connaissance de ce qui est nécessaire au salut31. La connaissance de foi, approfondie par les dons du Saint-Esprit, constitue le cœur de la participation des chrétiens à la dignité prophétique du Christ. Nous retrouverons plus loin la foi accueillie et confessée au cœur du sacrifice spirituel des chrétiens. Mais,

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l'Apôtre "; - In Rom. 12, 6, n° 978 : " Le don de prophétie n'a pas seulement existé dans l'Ancien Testament, mais aussi dans le Nouveau : "Je répandrai de mon Esprit sur toute chair, et vos fils prophétiseront" (Jl 2, 28). On appelle aussi prophètes, dans le Nouveau Testament, ceux qui exposent les paroles prophétiques, puisque c'est par le même Esprit que l'Écriture sainte est publiée et qu'elle est interprétée. "
29. In I Cor 14, 37, n° 885.
30. In Ioan. 16, 13, n° 2102.
31. Thomas présente le don d'intelligence comme une lumière surnaturelle pour pénétrer dans la connaissance des mystères que la raison naturelle ne peut atteindre ; le don de sagesse vient plus précisément perfectionner la connaissance de la cause la plus élevée, Dieu lui-même, permettant à l'homme de juger suivant la règle divine. Sur le don d'intelligence, cf. IIa-IIae, q. 8, a. 4, ad 1 : " Concernant ce qui est nécessaire au salut, ils [ceux qui ont la grâce sanctifiante] sont suffisamment instruits par le Saint-Esprit, suivant 1 Jn 2, 27 : "L'onction vous enseignera toutes choses" "; - sur le premier degré du don de sagesse, cf. IIa-IIae, q. 45, a. 5 : " Certains possèdent, en fait de jugement droit, aussi bien dans la contemplation du divin que dans l'organisation des choses humaines selon les règles divines, uniquement ce qui est nécessaire au salut. Cette sagesse ne manque à personne qui soit sans péché mortel, par la grâce qui rend agréable à Dieu; car, si la nature n'échoue jamais pour ce qui est nécessaire, la grâce y échoue beaucoup moins encore. C'est ce qui est dit en 1 Jn 2, 27 : "L'onction vous enseignera toutes choses". "


dans ce premier aperçu déjà, on ne peut manquer d'être frappé par l'importante note pneumatologique que revêt chez Thomas l'onction conformant le chrétien au Christ prêtre, roi et prophète.


2. Le sacerdoce spirituel des fidèles


Sacerdoce et sacerdoce

Saint Thomas, pour autant que l'Index thomisticus puisse nous en assu-rer, n'emploie pas les expressions " sacerdoce commun ", " sacerdoce des baptisés " ni " sacerdoce des laïcs ". Son expression constante est bien plutôt : " sacerdoce spirituel " (spirituale sacerdotium) des fidèles, des chrétiens ou des justes32. Sur le plan des sources, outre les passages bibliques régulièrement allégués, Thomas tient le thème du sacerdoce des fidèles de plusieurs auteurs, notamment : Origène, qui rattache le sacerdoce des fidèles à l'Église conçue comme une demeure spirituelle, un sacerdoce saint dont le corps de Jésus est l'exemplaire33; Ambroise de Milan : " Tous les fils de l'Église sont-ils prêtres (sacerdotes) ? Nous sommes oints en effet en un sacerdoce saint, nous offrant nous-mêmes à Dieu en hosties spirituelles34 "; et l'Opus imperfectum in Matthaeum, que Thomas attribue avec tous ses contemporains à saint Jean Chrysostome : " Tout juste est prêtre35 ".

La question du sacerdoce des fidèles intervient dès son premier ou-vrage de synthèse, le commentaire sur les Sentences. Il vaut la peine de considérer tout d'abord l'analyse de la signification de ce terme chez saint Thomas. Dans son traité de l'eucharistie, lorsqu'il traite du minis-tre de ce sacrement, la première difficulté avancée est tirée de l'Opus imperfectum in Matthaeum revêtu de l'autorité de saint Jean Chrysostome, que nous venons d'indiquer : " Tout prêtre n'est pas saint, mais tout

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32. L'expression n'a plus bonne presse aujourd'hui ; elle a été critiquée notamment par G. PHILIPS, L'Église et son mystère au IIe Concile du Vatican, t. 1, Paris, 1967, p. 146-147, qui lui reproche de négliger le fait que les ministres remplissent également une " fonction spirituelle en rapport avec le mystère ". Nous allons voir cependant que, par ce terme, Thomas entend un sacerdoce dans l'ordre de la sainteté et de la réalité de la grâce, distinct précisément d'une " fonction " dans l'édification de l'Église par les sacrements, l'enseignement et le gouver-nement (ce qui n'empêche aucunement l'accomplissement d'un sacerdoce spirituel par les ministres dans l'exercice de leur ministère).
33. Cf. Catena in Ioan. 2, 19, p. 364.
34. Cf. Catena in Luc. 6,1-5, p. 84.
35. Cf. In IV Sent., d. 13, q. 1, a. 1, qla 1, arg. 1 ; d. 24, q. 1, a. 3, qla, arg. 1; IIIa, q. 82, a. 1, arg. 2 ; cf. également note suivante.


saint est prêtre36. " L'objection rattache ce sacerdoce de la sainteté à 1 P 2, 9 (" Vous êtes une race sainte, un sacerdoce royal ") et conclut : "Tout juste laïc peut donc consacrer [l'eucharistie]." La réponse de Thomas consiste dans la distinction entre, d'une part, le sacerdoce reçu par le sacrement de l'ordre conférant la potestas pour consacrer l'eucharistie, et, d'autre part, le sacerdoce mystique des justes : " Tout homme bon peut être appelé prêtre mystiquement (sacerdos mystice) puisqu'il offre à Dieu un sacrifice mystique en s'offrant lui-même à Dieu, à savoir "en hostie vivante à Dieu" (Rm 12, 1)37. " La réponse est plus circonstanciée encore dans le traité de l'ordre, où Thomas expli-que :

Chrysostome prend le nom de "prêtre" (sacerdos) quant à l'interprétation de ce nom, suivant que " prêtre " est la même chose que " donnant des choses sacrées " (sacra dans). De cette manière en effet, tout juste, en tant qu'il donne ses mérites en aide à autrui, peut être ap-pelé " prêtre " suivant l'interprétation. Mais nous parlons selon la signi-fication de ce nom : car le nom de " prêtre " (sacerdos) a été institué pour signifier celui qui donne les choses sacrées dans la dispensation des sa-crements38.

Plusieurs points méritent ici notre attention, et tout d'abord le voca-bulaire. Dans son commentaire sur les Sentences, Thomas parle d'une réalisation " mystique " du sacerdoce, expression qui n'apparaît plus dans les œuvres postérieures, lesquelles mentionnent vin " sacerdoce spirituel ". Il n'y a pourtant pas lieu, nous semble-t-il, de forcer l'écart de ces termes; d'ailleurs, dès le commentaire sur les Sentences, Thomas emploie l'expression " spirituale sacerdotium " pour désigner un sacer-doce s'exerçant dans l'ordre de la charité39. On peut aisément compren-dre que le terme " mystique ", tout comme " spirituel ", désigne un sacerdoce distinct du sacerdoce sacramentel (Tordre), de manière analogue, par exemple, à la distinction qu'il faut établir entre la manducation " spirituelle " et la manducation " sacramentelle " de l'eucharistie : celle-ci, explique alors Thomas, se rapporte à l'usage sacramentel (plus particulièrement à la réception du res et sacramentum), tandis que celle-là vise la réalité même, le fruit de l'eucharistie (la res tantum)40. Si cette analogie est correcte - d'autres points de contact permettront de le vérifier -, cela signifie que le terme " mystique " n'implique pas une moindre vérité, mais place le sacerdoce des justes sur le plan de la grâce

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36. Opus imperfectum in Matth., Hom. 43 (PG 56, col. 876) sur Mt 23, 2 : " Les scribes et les pharisiens siègent dans la chaire de Moïse "; - cf. In IV Sent., d. 13, q. 1, a. 1, qla 1, arg. 1 : "Omnis sanctus, sacerdos est"; d. 24, q. 1, a. 3, qu 3, arg. 1 où Thomas cite la phrase complète : " Non omnis sacerdos sanctus est, sed omnis sanctus sacerdos. "
37. In IV Sent., d. 13, q. 1, a. 1, qla 1, ad 1.
38. In IV Sent, d. 24, q. 1, a. 3, qla 3, ad 1.
39. Cf. In III Sent., d. 31, q. 1, a. 4, qla 1, arg.2.
40. Cf. In IV Sent., d. 9, a. 1, qla 3.


sanctifiante, dans l'ordre de l'union à Dieu41. C'est ainsi que Thomas relève que " quant au sacerdoce spirituel (spirituale sacerdotium), on s'approche de Dieu par la charité42". On observe également que Thomas ne réserve pas ce sacerdoce mystique au juste laïc, comme le faisait l'objection : il concerne tant les ministres que les laïcs, d'une manière générale " tout homme bon ", c'est-à-dire tout juste vivant de la grâce. Quant à l'acte propre de ce sacerdoce, c'est - comme l'indiquent tous les textes de Thomas - l'offrande de soi-même à Dieu; et le second passage (dist. 24, q. 1) ajoute : l'offrande de ses mérites à Dieu pour aider autrui. Cette extension de l'acte sacerdotal d'offrande de soi au bénéfice d'autrui, dans la communion des saints, ainsi que la désignation du sacerdoce des justes comme une réalité mystique (puisque Thomas entend exposer ici l'auctoritas de Chrysostome), repo-sent sur ce que Thomas appelle l'interprétation (interprétatif)) du nom " prêtre ", distinguée de la signification (significatif) de ce terme. Par interpretatio, Thomas entend l'origine d'un nom dans son expression vocale, en l'occurrence l'étymologie du terme sacerdos (ou ce qu'il pense, comme ses contemporains, en être l'étymologie) ; par significatio, il entend la visée de ce terme dans notre usage, qui nous oriente vers ce pour quoi ce terme est institué et ce qu'il signifie. Les deux aspects ne se recoupent pas toujours : la signification des mots supposant l'intention ou la volonté de celui qui les a institués, une définition ne peut pas se limiter à l'interprétatio43. Le traité de Dieu connaît plusieurs cas fameux, ainsi par exemple le nom de " Verbe ". Comme pour le nom sacerdos, dans son commentaire sur les Sentences, Thomas pose Y interprétatif) du nom " verbe ", suivant Priscien : " "Verbe" se dit à partir de la verbération de l'air (dicitur enim a verberatione aeris) " ; mais il la distingue soi-gneusement de la réalité signifiée par le nom " verbe ", qui se prend du côté de ce que ce terme, par son institution, est appelé à signifier, c'est-à-dire " tout ce qui est dit, tant intérieurement qu'extérieurement ". C'est la raison pour laquelle le nom de Verbe, bien que son origine (id a quo imponitur) renvoie à une réalité matérielle, se trouve pourtant apte à signifier proprement une personne en Dieu44. C'est avec la même distinction que Thomas explique par exemple le nom Deus45; et le procédé est régulièrement mis en œuvre dans les commentaires scriptu-

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41. D'autres études ont montré que l'adjectif " mystique " n'infirme pas la réalité qualifiée, mais en pose analogiquement la vérité surnaturelle : cf. notamment M. MORARD, " Les expressions "corpus mysticum" et "persona mystica" dans l'œuvre de saint Thomas d'Aquin, Références et analyse ", RT 95 (1995), p. 653-664.
42. In III Sent., d. 31, q. 1, a. 4, qla 1, arg. 2, à propos d'Ez 44, 10.
43. Cf. Expositio Libri Posteriorum II, 6, Ed. leon., t. 1*/2,p. 195-196.
44. Cf. In I Sent., d. 27, q. 2, a. 1, arg. 1 et ad 1.
45. Cf. Ia q. 13, a. 8.


raires46. Cette analyse du langage permet ainsi de discerner deux usages du mot " prêtre " (sacerdos) : l'un, lié à la réception d'une potestas, et insti-tué pour signifier le ministre qui transmet sacramentellement les réalités saintes; l'autre, lié à l'offrande de soi, et qui vérifie l'étymologie du terme. Notons que, bien que cette analyse puisse en fournir certains fondements, Thomas ne distingue pas explicitement, comme on le fera plus tard (Cajetan47) entre un sacerdoce propre et un sacerdoce méta-phorique ou par similitude.

La Somme de théologie, face à la même difficulté tirée de l'Opus imperfectum in Matthaeum, présente une réponse voisine :

Le laïc juste est uni au Christ par une union spirituelle par la foi et la charité, et non pas par un pouvoir (potestas) sacramentel. C'est pourquoi il a un sacerdoce spirituel pour offrir des hosties spirituelles, desquelles il est dit dans le Psaume 50, 19 : " Le sacrifice offert à Dieu c'est un esprit contrit " ; et en Rm 12, 1 : " Offrez vos corps en hostie vivante ". Et c'est pourquoi il est dit en 1 P 2, 5 : " [Vous êtes] un sacerdoce saint [pour] offrir des hosties spirituelles "48.

Sans reprendre les éléments d'analyse du langage développés dans le commentaire sur les Sentences, ce texte majeur considère le sacerdoce dans l'Église à partir de l'union au Christ : soit une union qui se fait par un pouvoir sacramentel, et qui nous renvoie au caractère du sacrement de l'ordre49; soit une union spirituelle, celle des laïcs qui possèdent la grâce, et qui se fait par la foi et la charité. La présentation du sacerdoce à partir de l'union au Christ présente tout d'abord l'avantage de distinguer nettement les deux types de sacerdoce en les situant en fonction de deux principes distincts, dans deux ordres différents. Thomas y est d'autant plus attentif qu'il a pris la mesure de l'erreur des Pauvres de Lyon, tenant que tout juste est prêtre (volant quod omnis iustus sit sacerdos), erreur " très pernicieuse " qui, en confondant le plan de la sainteté et celui de l'exercice du ministère, ruine à ses yeux l'assurance du salut50.

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46. Parmi les premiers usages chez Thomas, on peut noter le cas très explicite du mot " prophète " qui peut avoir " une double interprétation, suivant que [ce terme] peut venir de "phanos", c'est-à-dire apparition, ou de "for faris" " (In Isaiam 1, 1, Ed. leon., t. 28, p. 8).
47. Voir les textes chez P. DABIN, Le Sacerdoce royal es fidèles dans la tradition ancienne et moderne, p. 332-336.
48. Cf. IIIa, q. 82, a. 1, ad 2.
49. Cf. In IV Sent., d. 24, q. 1, a. 1, qla 2, ad 1-3 et qu 2 : l'ordre engage principalement ce caractère, puissance spirituelle, qui entre dans la définition même de ce sacrement.
50. Cf., In Hebr. 7. 7. n° 343 : " "Sans aucune contestation, c'est l'inférieur qui est béni par le supérieur." [...] À partir de ce passage, les Pauvres de Lyon disent que tout juste est supérieur au pécheur, et qu'ainsi un juste laïc n'est pas béni par un mauvais prêtre, mais que c'est inverse. C'est pourquoi ils veulent que tout juste soit prêtre, et qu'un pécheur ne soit pas prêtre. Réponse. Il faut dire que cette erreur est très pernicieuse (nimis perniciosus); [...] il s'en suivrait en effet que personne n'aurait l'assurance du salut, ne sachant pas si le prêtre conférant le sacrement est juste. " Cf. De articulés fidei et Ecclesiae sacramentis, II, Ed. leon., t. 42, p. 255-256.
semble que, pour sa documentation sur les Pauvres de Lyon, Thomas ait eu connaissance


La forme de l'union au Christ, permettant de distinguer les deux sacer-doces, souligne la réalité et la profondeur du sacerdoce des laïcs : c'est un sacerdoce dans l'ordre des actes des vertus théologales, au plus haut niveau d'accomplissement de la vie chrétienne. Dans son commentaire sur 1 Co, sans opposer sacerdoce spirituel et sacerdoce ministériel, mais en plaçant très nettement le ministère au service de la vie de la grâce, Thomas souligne l'immédiateté du contact avec Dieu que procure la foi, en faisant valoir les prérogatives que les fidèles possèdent ici :

II pourrait paraître à quelqu'un que c'est une grande chose que d'être ministre de Dieu et qu'on doive se glorifier auprès des hommes des mi-nistères de Dieu. Cela serait vrai s'il n'y avait pas d'accès à Dieu sans les hommes, comme dans le cas de ceux qui se glorifient d'être ministres d'un roi parce que sans eux on n'a pas accès au roi. Mais cela n'a pas lieu ici, parce que les fidèles du Christ ont, par la foi, accès à Dieu, sui-vant ce passage de Rm 5, 2 : "Par [le Christ] nous avons accès à Dieu par la foi et cette grâce en laquelle nous sommes établis, et nous nous glorifions dans l'espérance de la gloire des fils de Dieu. " [L'Apôtre] ajoute ainsi expressément " en qui vous avez cru ", comme s'il disait : par la foi vous êtes déjà unis à Dieu, et non à des hommes. C'est pour-quoi il a dit plus haut (1 Co 2, 5) : " Afin que votre foi ne soit pas fondée sur la sagesse des hommes, mais sur la puissance de Dieu. " Ainsi donc, il vous faut vous réjouir d'abord de Dieu plutôt que des hommes51.

Saint Thomas précise ailleurs, en théologie sacramentaire, que cette " union spirituelle au Christ par la foi et la charité ", par laquelle il fonde le sacerdoce spirituel, constitue au sommet de l'organisme sacramentel le fruit même (la res tantum) de l'eucharistie, le fruit de la manducation spirituelle du Christ52. C'est bien cette union vraie et réelle au Christ par la foi et la charité qu'exprimé ici l'adjectif " spirituel ", et c'est dans cet ordre que se prend le sacerdoce des laïcs. Quant à son contenu, il vérifie la notion de sacerdoce en tant qu'il s'exerce dans l'offrande de soi et participe ainsi du sacrifice spirituel offert par le Christ. Mais, avant d'examiner de plus près ce sacrifice offert par les chrétiens, il faut encore considérer la place du sacerdoce dans le culte sacramentel chrétien.

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des Cinq livres contre les Cathares et les Vaudois du dominicain Moneta de Crémone (vers 1241), ainsi que de la Somme sur les Cathares et les Léonistes ou Pauvres de Lyon écrite vers 1250 par le dominicain Raynier Sacconi : " Ils disent qu'un simple laïc peut consacrer le Corps du Sei-gneur. Je crois même qu'ils disent cela également pour les femmes, car ils ne m'ont pas démenti ce point " (F. SANJEK, " Raynerius Sacconi O.P., Summa de Catharis ", dans Archivant Fratrum Praedicatorum 44 [1974], p. 31-60 [p. 60]).
51. In I Cor. 3, 5, n° 133.
5 2. Cf. IIIa, q. 80, a. 1 : " La manducation spirituelle est celle par laquelle quelqu'un perçoit l'effet de ce sacrement, par lequel l'homme est uni spirituellement à Dieu par la foi et la charité "; ibid., a. 2.


Sacerdoce et caractère sacramentel


Saint Thomas saisit le culte chrétien en dépendance du sacerdoce du Christ : " Tout le rite de la religion chrétienne dérive du sacerdoce du Christ53. " Cela vaut d'abord pour les sacrements, et pour tous les sacrements : " L'homme est rendu participant du sacerdoce du Christ par tous les sacrements, en tant qu'il en reçoit un effet54. " Cette préci-sion est importante, car si nous allons considérer plus précisément le caractère, la participation au sacerdoce du Christ ne se limite pas au caractère; elle s'étend également aux effets de grâce des sacrements, avec cette différence : l'effet de grâce participe du sacerdoce du Christ comme l'effet de sa cause, tandis que le caractère députe à accomplir ou à recevoir quelque chose regardant le culte. Dans la Somme de théologie, qui marque à cet égard une nette évolution par rapport à ses œuvres de jeunesse, Thomas conçoit le caractère sacramentel comme une " partici-pation au sacerdoce du Christ " qui vient du Christ par " dérivation "55 : " Par le caractère sacramentel, les fidèles sont configurés au sacerdoce du Christ56. " Le caractère, " puissance spirituelle ", députe le fidèle, de manière stable, au culte de Dieu " suivant le rite de la religion chré-tienne " (le culte " de l'Église présente "), en quoi consiste précisément cette participation au sacerdoce du Christ. Le culte chrétien consistant soit dans la réception soit dans la transmission de réalités divines, le caractère habilite dès lors le fidèle soit à transmettre (tradere) soit à rece-voir (recipere) ce qui regarde le culte de Dieu57. Dans cette compréhen-sion, il faut observer que Thomas considère le sacrement en tant qu'il est directement ordonné au culte de Dieu : c'est en vertu de cette res-triction que Thomas écarte tant l'eucharistie (elle n'ordonne pas à trans-mettre ou recevoir ce qui regarde ce culte, mais elle est la consom-mation des sacrements) que le sacrement de pénitence (qui ne transmet rien de nouveau regardant le culte mais rétablit le fidèle dans son état premier). La transmission établie par Thomas concerne ainsi le caractère de l'ordre, tandis que la réception qualifie le caractère du baptême et de la confirmation58. S'il parle d'une puissance passive (potentia passiva) pour

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53. IIIa, q. 63, a. 3 : " Totus autem ritus christianae religionis derivatur a sacerdotio Christi. "
54. Ibid., a. 6, ad 1 : " Per omnia sacramenta fit homo particeps sacerdotii Christi, utpote percipiens aliquem effectum ejus. "
55. Cf. ibid., a. 3; a. 5. Parmi diverses études, cf. notamment C. SALADINO, La Dignidad sacerdotal, p. 32-47.
56. Ibid., a.3. Dans le commentaire sur les Sentences, Thomas conçoit déjà le caractère comme une dépuration à l'exercice d'une action spirituelle sacrée, et présente le caractère comme une configuration au Christ Prêtre : In IV Sent., d. 4, q. 1, a. 3, qla 5, ad 1 ; mais il développe plus expressément la conception albertinienne du caractère comme une confi-guration à la Trinité : In IV Sent., d. 4, q. 1, a. 2.
57. Cf. III', q. 63, a. 2. La députation stable en ce qui regarde le culte permet de rendre compte de la non-réitérabilité des sacrements : elle se trouve certainement à l'origine de la réflexion sur le caractère sacramentel.
58. Cf. ibid., a. 6; In Hebr. 11, 34, n° 641.


désigner la participation au sacerdoce du Christ par le caractère du bap-tême et de la confirmation59, Thomas n'entend pas cette participation au sens d'une simple passivité, mais bien d'une réception qui est une action du fidèle60. Il explique, précisément à propos du baptême et de la confirmation, que le caractère est " une certaine puissance spirituelle ordonnée à des actions sacrées61 ". Le fait est d'autant mieux assuré que Thomas, saisissant le caractère comme une députation au culte, conçoit ce dernier comme une " protestation de la foi " (protestatio fidei) par des signes extérieurs, et rattache directement le caractère sacramentel à cette expression de la foi des fidèles62.
Quels sont les actes de cette participation au sacerdoce du Christ que confèrent, par leur caractère, le baptême et la confirmation? Dans le traité sur les sacrements en général, Thomas explique que tant le bap-tême que la confirmation habilitent à recevoir les autres sacrements de l'Église. Les " actions sacrées " auxquelles députent ces deux sacrements doivent alors s'entendre de la participation, sur le mode de la " réception", à la vie sacramentelle comme telle63. Il semble cependant que Thomas n'écarte pas une considération plus large du culte auquel le caractère est ordonné puisqu'il précise : " De même que le Christ a la plénitude du sacerdoce spirituel, de même ses fidèles lui sont-ils confi-gurés en tant qu'ils participent d'un certain pouvoir spirituel regardant les sacrements et ce qui concerne le culte divin (respectu sacramentorum et eorum quae pertinent ad divinum cultum)64. " La question est reprise dans le détail à propos de la confirmation où Thomas présente la participation au Christ dans le baptême de manière résolument active : " Au baptême [le fidèle] reçoit le pouvoir d'accomplir (agere) ce qui concerne son salut personnel, en tant qu'il vit pour lui-même ; mais dans la confirmation, il reçoit le pouvoir d'accomplir (agere) ce qui concerne le combat spirituel contre les ennemis de la foi. " L'exemple est pris de la première com-munauté chrétienne dont les membres, après avoir reçu l'Esprit-Saint (Ac 2), " sortirent et ne craignirent pas de confesser publiquement leur foi, même devant les ennemis de la foi chrétienne "65. Tandis que, plus haut, Thomas présentait le caractère de la confirmation comme habili-tant à recevoir les autres sacrements, il semble bien concevoir ici le ca-

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59. Cf. IIIa q. 63, a. 2. Les expressions " puissance passive " et " puissance active " servent par analogie à distinguer le caractère qui habilite à recevoir et le caractère qui députe à transmettre.
60. Cf. ibid, a. 4 : " Divinus autem cultus in quibusdam actionibus consistit. Ad actus autem proprie ordinantur potentiae animae, sicut essentia ordinarur ad esse. "
61. IIIa, q. 72, a. 5.
62. Cf. IIIa q. 63, a. 4, ad 3 : ce lien entre caractère et protestatio fidei fournit la raison de l'existence du caractère dans la puissance cognitive de l'âme " dans laquelle se trouve la foi ".
63. Cf. ibid., a. 6.
64. Ibid., a. 5. Thomas tantôt mentionne les sacrements, tantôt le culte seulement (a. 2 ; a. 3), tantôt les sacrements et le culte.
65. IIIa,q. 72,3. 5.


ractère de la confirmation en vue d'une activité débordant le cadre de la liturgie sacramentelle. Les réponses aux arguments confirment cette extension : la confirmation donne aux baptisés de confesser leur foi face aux adversaires de la foi, et cela distingue précisément le caractère de la confirmation et celui du baptême : " Tous les sacrements sont des pro-testations de foi. Par conséquent, si le baptisé reçoit le pouvoir spirituel de protester sa foi en recevant les autres sacrements, le confirmé reçoit le pouvoir de confesser la foi du Christ publiquement, et comme en vertu de sa charge (quasi ex officio)66. " Ces précisions relatives à la confir-mation nous semblent particulièrement intéressantes, car Thomas nous oriente ici vers une participation du fidèle (laïc) au sacerdoce du Christ qui comporte un rôle actif, dans la liturgie d'abord, mais aussi dans la confession de la foi pour la défense de l'Église (" combat spirituel ", " lutte contre les ennemis de la foi "). La défense de la foi peut alors être saisie, dans le cadre de la doctrine générale du caractère, comme une " action sacrée " du culte de Dieu67. En prolongeant quelque peu la pen-sée de saint Thomas sur le caractère, il nous semble que le témoignage en faveur de la foi dans les actes de la vie chrétienne pourrait dès lors se comprendre " sous l'emprise de ce caractère " comme une expression de la participation des confirmés au sacerdoce du Christ.


3. Le sacrifice spirituel des chrétiens

Le sacrifice prend place, chez Thomas, au sein du culte et de la vertu de religion. Nous retrouvons, dans tous les cas, une structure anthro-pologique qui réunit une réalité intérieure et une réalité extérieure, ainsi qu'une structure de signification que Thomas reçoit d'Augustin. Thomas envisage en effet le culte divin comme l'application de l'homme à s'attacher à Dieu, par révérence pour Dieu et en raison de l'excellence de Dieu reconnu comme créateur et fin béatifiante68. C'est proprement par ses actes intérieurs que l'homme rend un culte à Dieu et tend vers lui; les actes extérieurs entrent dans le culte en tant que, par eux, l'esprit de l'homme est élevé vers Dieu : le culte extérieur est ordonné au culte intérieur par lequel l'âme est unie à Dieu par l'intelligence et la

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66. Ibid., ad 2; cf. a. 6, ad 1.
67. Cf. P. Th. CAMELOT, "Notes explicatives " à SAINT THOMAS D'AQUIN, Somme théologique, 3a, Questions 66-72 : le baptême et la confirmation, Paris, 21956, p. 367-368.
68. Cf. SCG, III, cap 119, n° 2909 et 2913; IIa-IIae, q. 81, a. 4, ad 2; q. 85, a. 2; la Hebr. 7, 1, n° 330. Thomas fonde la nécessité du culte extérieur sur un donné fondamental de son anthropologie : " II est connaturel à l'homme de recevoir la connaissance par les sens " (SCG III, cap. 119, n° 2908 ; cf. IIa-IIae, q. 84, a. 2).


volonté69. Le culte extérieur, que Thomas fonde constamment sur la nature corporelle de l'homme et la nécessaire médiation du sensible qu'elle entraîne, se comprend ainsi comme un exercice qui stimule le culte intérieur, en même temps qu'il signifie ce culte intérieur : l'agir extérieur est le signe du culte intérieur70. Quant à la religion, elle recouvre tout le domaine du culte rendu à Dieu : " Ce culte de Dieu est appelé religion, explique Thomas, car par ces actes l'homme se lie en quelque sorte à Dieu pour n'en être pas séparé71. " La religion est proprement la vertu régissant le culte dû à Dieu72. Nous y retrouvons les éléments généraux dégagés dans l'analyse du culte. C'est ainsi que Thomas distingue, d'une part, les actes intérieurs de la vertu de religion - qui sont ses actes principaux : la dévotion, la prière - et, d'autre part, ses actes extérieurs : l'adoration où l'on vénère Dieu par son corps, l'of-frande à Dieu de biens extérieurs73. Ici encore, explique Thomas, les actes extérieurs de la vertu de religion sont accomplis en vue des actes intérieurs qu'ils stimulent et signifient74. On doit enfin rattacher au culte de Dieu non seulement les actes propres de la vertu morale de la religion, mais aussi les actes impérés par la religion quoiqu'étant élicités par d'autres vertus75 : c'est ainsi que toute la vie morale du chrétien, en tant qu'elle est ordonnée à rendre honneur à Dieu (in divinam reverentiam : aspect propre de la religion), se trouve intégrée au culte de Dieu. Pour éviter toute équivoque, il n'est pas inutile de rappeler que, à l'encontre de la perspective barthienne, Thomas conçoit la religion en régime chrétien sous l'emprise des vertus théologales qui, regardant Dieu non seulement comme leur fin mais bien comme leur " objet " (elles attei-gnent Dieu et unissent à lui), " causent " l'acte de religion ; Thomas sou-ligne ici en particulier le rôle de la foi comme " cause et principe de la

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69. Cf. Ia-IIae q. 101, a. 2 : " Consistit interior cultus in hoc quod anima coniungatur Deo per intellectum et affectum. "
70. Cf. SCG, III, cap. 119, n° 2911-2912 ; IIa-IIae, q. 84, a. 1 (à propos de l'adoration).
71. Ibid., n° 2914 : "Hic etiam Dei cultus religio nominatur : quia huiusmodi actibus quodammodo se homo ligat, ut ab eo [Deo] non evagetur " ; In IV Sent., d. 13, q. 2, a. 1, ad 4 : " Omnis religio sive cultus Dei. " Tous les actes de la religion comportent l'aspect de la reconnaissance de l'excellence de Dieu à qui la révérence est due (cf. IIa-IIae, q. 81, a. 3, ad 2).
72. Cf, IIa-IIae, q. 81, a. 4 : il revient à la religion de rendre honneur à Dieu, sous cette raison qu'il est le principe de la création et du gouvernement du monde ; ibid., a. 5 : " Religio est quae Deo debitum cultum affert ".
73. Telle est la structure des actes de la religion en IIa-IIae, q. 82-91 ; cf. les Prologues aux questions 82 et 84.
74. Cf. IIa-IIae, q. 81, a. 7 : " II est nécessaire que, dans le culte divin, on se serve de certaines réalités corporelles, afin que par elles, comme par certains signes, l'esprit de l'homme soit stimulé pour accomplir les actes spirituels par lesquels on s'unit à Dieu. C'est ainsi que la religion comporte des actes intérieurs, qui sont ses actes principaux et regardent par soi la religion, et des actes extérieurs, comme secondaires et ordonnés aux actes intérieurs"; ibid., q. 84, a. 2-3.
75. Pour cette distinction, cf. IIa-IIae, q. 81, a. 1, ad 1.


religion76 ". Cet aspect revêtira une importance fondamentale pour la compréhension du sacrifice spirituel des chrétiens.

Sans entrer dans tous les détails de la notion de sacrifice, rappelons que Thomas définit le sacrifice comme " ce qui est fait pour l'honneur dû proprement à Dieu, en vue de lui être agréable77". Expliquant ce terme par l'expression " faire quelque chose de sacré (homo facit aliquid sacrum) ", Thomas insiste sur l'action accomplie sur le bien offert78 : l'offrande de son corps en sacrifice dans le martyre, par exemple, engage une action réalisée autour de ce bien qu'est le corps. Cette précision n'est pas sans importance, car les passages qui traitent du sacerdoce, tant ministériel que spirituel, reprennent ce vocabulaire et envisagent bien l'accomplissement d'une " action sacrée " : c'est ainsi que le carac-tère sacramentel habilite précisément à une telle action sacrée. Il convient d'observer également, en parfaite homogénéité avec ce qui vient d'être relevé, la structure fondamentale établie par Thomas. Comme pour le culte et la religion, qui fournissent le cadre général dans lequel s'insère le sacrifice, Thomas distingue le sacrifice intérieur et le sacrifice extérieur en les articulant étroitement, suivant la structure de signification héritée d'Augustin au livre X de la Cité de Dieu : " Le sacrifice visible est le sacrement, c'est-à-dire le signe sacré, du sacrifice invisible79. " Thomas explique alors :

L'offrande du sacrifice se fait pour signifier quelque chose. Le sacri-fice que l'on offre extérieurement signifie en effet le sacrifice intérieur spirituel (interius spirituale sacrificium) par lequel l'âme s'offre elle-même à Dieu, suivant le A 50, 19 : "Le sacrifice à Dieu est un esprit brisé", puisque, ainsi qu'on l'a dit plus haut, les actes extérieurs de la religion sont ordonnés aux actes intérieurs. Or l'âme s'offre en sacrifice à Dieu comme au principe de sa création et à sa fin béatifiante. [...] De même que nous ne devons offrir qu'au Dieu souverain le sacrifice spirituel (spi-rituale sacrificium), de même c'est à lui seul que nous devons offrir les sa-crifices extérieurs80.

Cette explication, presque littéralement reprise dans la Tertia Pars qui l'applique au sacrifice du Christ81, permet de rendre compte de la célèbre définition d'Augustin pour qui " le vrai sacrifice est toute œuvre

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76. In Boetium de Trinitate, q. 3, a. 2, Ed. leon., t. 50, p. 111-112 : " Fides est religionis causa et principium "; cf. IIa-IIae, q. 81, a. 5.
77. IIIa, q. 48, a. 3 : " Sacrificium proprie dicitur aliquid factum in honorem proprie Deo debitum, ad eum placandum. "
78. Cf. IIa-IIae, q. 85, a. 3, ad 3 : " Sacrificia proprie dicuntur quando circa res oblatas aliquid fit."
79. S. AUGUSTIN, De Civ. Dei, X, v (BA 34, p. 440-441) : " Sacrificium ergo visibile invisibilis sacrificii sacramentum, id est sacrum signum est. " Cf. S. THOMAS, IIa-IIae, q. 85, a. 3, arg. 1 ; IIIa, q. 22, a. 2.
80. IIa-IIae, q. 85, a. 2; cf. aussi a. 4.
81. Cf. IIIa, q. 22, a. 3.


accomplie pour que nous adhérions à Dieu dans une société sainte82 ". L'œuvre accomplie avec le propos d'être uni à Dieu vérifie la notion de sacrifice en tant qu'elle exprime le sacrifice intérieur par lequel l'âme, pour honorer Dieu, s'offre à lui. Il faut encore observer, dans ce bref passage, la double mention d'un " sacrifice spirituel ". Dans les deux cas, l'adjectif " spirituel " qualifie le sacrifice intérieur. Le terme " spirituel " se distingue ici d'" extérieur " pour désigner le principe intérieur du sacrifice corporel ; " spirituel " concerne ainsi l'offrande de l'âme (anima) : c'est le sacrifice de l'" esprit " humain, ainsi que l'explicite le verset du PS 50 : " un esprit brisé ". Le sacrifice spirituel demeure cepen-dant étroitement lié au sacrifice " extérieur " puisque, suivant le donné fondamental de l'anthropologie de saint Thomas, l'offrande intérieure exige un sacrifice extérieur ou corporel qui la signifie.

Le corpus thomasien permet de confirmer et de préciser cette inter-prétation. Saint Thomas parle tout d'abord de " sacrifice spirituel " pour le Christ en sa Passion, source et modèle du sacrifice spirituel des chré-tiens. Commentant He, Thomas saisit en effet le sacerdoce du Christ comme ordonné au " sacrifice spirituel " que fut l'offrande de sa prière et le don de lui-même au Père, à la louange du Père :

L'acte [du Christ] fut d'offrir des prières et des supplications (He 5, 7). Tel est le sacrifice spirituel (spirituale sacrificium) que le Christ a offert. Ce qui est appelé "prières", ce sont les demandes [...]. Quant aux supplications, elles se disent quant à l'humilité de celui qui prie, comme les génuflexions. À qui sont-elles faites ? - À Dieu, à savoir Dieu le Père, qui pouvait le sauver de la mort. Cela, il pouvait le faire de deux ma-nières. Premièrement [en faisant] qu'il ne mourût pas. C'est pourquoi il, est dit en Mt 26, 39 : " Père, si cela peut se faire... " Deuxièmement [en faisant] que, mort, il ressuscitât : "Tu n'abandonneras pas mon âme au séjour des morts " (Ps 15,10) [...]. C'est à ce sacrifice spirituel (sacrificium spirituale) qu'est ordonné le sacerdoce du Christ. C'est pourquoi lui cor-respond ce qui est dit plus haut : " [Le grand prêtre est établi] pour offrir des dons "; et " Le sacrifice de louange m'honorera " (Ps 49, 23)83.

C'est pour ce sacrifice de louange que le sacerdoce du Christ fut ins-titué, explique encore Thomas en commentant He 3, 1 ("Le pontife de notre confession, Jésus ") : " La confession, c'est-à-dire le sacrifice spirituel. Tout prêtre, en effet, est ordonné à offrir des sacrifices. Or le sacrifice est double, à savoir : corporel et temporel, et c'est pour celui-là que fut institué Aaron; l'autre est le sacrifice spirituel (sacrificium spiri-tuale), qui consiste dans la confession de foi : "Le sacrifice de louange

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82. AUGUSTIN, De du. Dei, X, VI (BA 34, p. 444-445); cf. notamment IIa-IIae, q. 85, a. 3, arg. 1.
83. In Hebr. 5, 7, n° 255; cf. ibid. 5, 6, n° 252 : "Le Christ est appelé prêtre, parce qu'il s'est offert à Dieu le Père : "Il nous a aimés et s'est livré lui-même en offrande et victime pour nous à Dieu" (Ep 5, 2). "


m'honorera" (Ps 49, 23). Et c'est pour ce sacrifice que fut institué le Christ, non pas pour [offrir] des taureaux84. " Le sacrifice spirituel du Christ prêtre se présente alors comme la source et le modèle du sacrifice spirituel des fidèles. Thomas intègre tout d'abord ici la structure même du sacrifice : le sacrifice visible du Christ est la réalité signifiée par les sacrifices figuratifs de l'Ancien Testament, mais il demeure encore le signe d'un sacrifice invisible, celui qui lui est offert en son Corps qui est l'Eglise : " La Passion du Christ [...] est le signe d'une réalité qui doit être observée par nous (est tamen signum alicuius rei observandae a nobis), suivant 1 P 4, 1-2 : "Soyez armés de la même pensée que le Christ qui a souffert dans la chair"85. " Thomas connaît à ce sujet l'exégèse de saint Jean Chrysostome sur Jn 17, 19 : " "Pour qu'ils soient eux-mêmes sanctifiés dans la vérité" : parce que je te les offre ; il dit cela parce que celui qui est offert est leur Tête, ou parce qu'eux-mêmes sont immolés : "Offrez en effet, dit l'Apôtre, vos membres en hostie vivante sainte" (Rm 12, 1)86. " Dans son commentaire In Ephesios, Thomas explique :

[...] le Christ, pour que nous soyons purifiés de nos péchés et obte-nions la gloire, " s'est livré lui-même en offrande pour nous ", par ce qu'il a fait dans sa vie (tradidit semetipsum pro nobis in oblationem per ea quae in vita gessit). [...] Et cela "comme un parfum d'agréable odeur". [L'Apôtre] applique ici ce qui est dit en Lv 3, 5. Alors, cependant, cette odeur n'était pas agréée en soi par Dieu, mais en raison de sa significa-tion, en tant qu'elle signifiait l'offrande d'agréable odeur du corps du Fils de Dieu : " Voici l'odeur de mon fils, comme l'odeur d'un champ fertile " (Gn 27, 27) ; " Entraîne-moi après toi, nous courrons à l'odeur de tes parfums" (Ct 1, 3). C'est ainsi que nous devons nous sacrifier spirituellement à Dieu (sic autem debemus nos sacrificare Deo spiritualiter)87.

Dans le prolongement du sacrifice spirituel du Christ en croix, Thomas appelle aussi " sacrifice spirituel " l'eucharistie. L'adjectif " spiri-tuel " se rapporte ici au fruit de l'eucharistie, la réalité de grâce qu'elle procure. Thomas explique ainsi que les ministres séparés de l'Église par une hérésie ou un schisme consacrent certes validement l'eucharistie contenant le vrai corps du Christ et son sang (res et sacramentum), mais " ils ne reçoivent pas le fruit du sacrifice qui est le sacrifice spirituel "88. Dans ce cas, le sacrifice est vrai quant à la vérité sacramentelle, mais il ne l'est pas quant à la vérité du fruit : c'est la raison pour laquelle " il ne peut pas y avoir de sacrifice spirituel hors de l'Église "; Thomas l'expli-que en se référant à la distinction entre la manducation sacramentelle et la manducation spirituelle de l'eucharistie89. Cette référence mérite

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84. In Hebr. 3, 1, n° 157.
85. IIIa, q. 48, a. 3, ad 2.
86. Catena in Ioan. 17, 19, p. 552.
87. In Eph 5, 2, n° 270.
88. Cf. IIIa, q.82, a.7.
89. Ibid., ad 1 ; cf. q. 80, a. 3.


d'être relevée pour saisir le sacerdoce spirituel des chrétiens puisque nous retrouvons ici un rapport étroit entre le sacrifice spirituel et la res de l'eucharistie. C'est encore par le contenu de grâce du sacrifice spi-rituel que Thomas explique l'unité du sacrement et de la Parole de Dieu dans la célébration ecclésiale :

Le culte de la Loi nouvelle, dans le sacrifice duquel la grâce est conte-nue, est accepté en soi par Dieu [...]. Quant à ce qui concerne le culte spirituel de Dieu, qui consiste dans la doctrine de la Loi et des pro-phètes, il y avait aussi dans l'Ancienne Loi divers lieux députés à cela, dans lesquels on se rassemblait pour la louange de Dieu, et qui s'appe-laient " synagogues " ; de même, maintenant aussi, on appelle " églises " les lieux où le peuple chrétien est rassemblé pour la louange de Dieu. Et ainsi notre église prend la place et du temple et de la synagogue : parce que le sacrifice de l'Église est spirituel; c'est pourquoi on ne distingue pas chez nous le lieu du sacrifice et le lieu de la doctrine90.

Nous rencontrerons plus loin encore le thème de la transmission de la doctrine parmi les actes du sacrifice spirituel91, mais il convient de le situer au sein de la compréhension générale des sacrifices offerts par les chrétiens. Lorsqu'il traite du sacrifice spirituel, Thomas développe en effet constamment une structure tripartite :

Le bien de l'homme est triple. Le premier est le bien de l'âme : il est offert à Dieu par un sacrifice intérieur, par la dévotion et la prière et les autres actes intérieurs semblables. Et c'est le sacrifice principal. Le second bien est le bien du corps : il est d'une certaine manière offert à Dieu par le martyre et l'abstinence ou continence. Le troisième bien est le bien des choses extérieures desquelles un sacrifice est offert à Dieu : soit directement, lorsque nous offrons immédiatement à Dieu ce que nous avons ; soit de façon médiate, lorsque nous le donnons aux prochains à cause de Dieu92.

L'un des premiers soucis de Thomas consiste à vérifier que ces actes constituent bien un sacrifice. L'analyse du sacrifice spirituel tire ici bénéfice de l'analyse de la connexion des vertus. Le martyre, en effet, se rapporte à la vertu de force; l'abstinence à la chasteté et à la tempé-rance ; l'aumône à la miséricorde et à la libéralité. Tous ces actes, rele-vant de diverses vertus, vérifient cependant la notion de sacrifice - et entrent donc dans l'exercice du sacerdoce spirituel - en tant qu'ils sont accomplis pour l'honneur de Dieu, c'est-à-dire ordonnés à la religion dont le sacrifice est un acte propre93. Le sacrifice peut ainsi, sous la visée

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90. Ia-IIae, q. 102, a. 4, ad 3.
91. Cf. infra, p. 240 s.
92. IIa-IIae, q. 85, a. 3, ad 2. Cf. également IIa-IIae, q. 186, a. 7; In Rom. 12, 1, n° 958; De perfectione spiritualis vitae, cap. 12, Ed. leon., t. 41, p. B 81.
93. Cf. IIa-IIae, q. 85, a. 3 : lorsque l'acte d'une vertu est ordonné à la fin d'une autre vertu, il participe de cette autre vertu.


de l'honneur de Dieu, recouvrir " toute œuvre bonne accomplie pour adhérer à Dieu dans une société sainte ", suivant la formule célèbre d'Augustin.

Dans le même contexte, Thomas se réfère à l'Éthique à Nicomaque pour établir avec Aristote - qui déjà rapportait une division attestée chez Platon - ce triple bien de l'homme94. Commentant ce passage d'Aristote, qui concerne la définition du bonheur, Thomas donne comme exemple de biens extérieurs : les amis, les honneurs, les riches-ses ; pour les biens du corps : la force, la beauté et la santé ; pour les biens de l'âme : la science et la vertu. De ces trois catégories de biens, Thomas souligne fermement que, suivant l'opinion commune des philosophes, les biens de l'âme sont les principaux puisque les réalités extérieures sont pour l'homme, et que le corps est pour l'âme. Il écarte explicitement l'opinion stoïcienne qui rejette les biens du corps et les biens extérieurs, pour se ranger à la position péripatéticienne qui accueille le bien du corps et les biens extérieurs au titre de moyens servant au bien de l'âme95.
Le premier bien offert en sacrifice spirituel, celui de l'âme, se trouve généralement explicité par les deux actes intérieurs de la vertu de religion, à savoir la dévotion et la prière, c'est-à-dire la volonté de se livrer promptement au culte et au service de Dieu, ainsi que l'élévation de l'âme vers Dieu pour lui exprimer notre désir et recevoir les biens qu'il veut nous donner96. À l'appui de cette première forme du sacrifice, Thomas fait constamment valoir le verset du PS 50 : " Le sacrifice qui plaît à Dieu, c'est un cœur brisé; tu ne rejettes pas, ô Dieu, un cœur contrit et humilié "97. Le commentaire de ce Psaume 50, 15-19 relève tout d'abord chez le Psalmiste un double sacrifice spirituel (sacrificium spirituale) : le sacrifice de l'enseignement (sacrificium doctrinae) par lequel le prochain est instruit, et le sacrifice de louange (sacrificium laudis) qui glorifie Dieu. Thomas explique ici le qualificatif " spirituel " par opposi-tion à " charnel " ou " matériel " ou " extérieur ". Faisant valoir une fois encore la structure de signification augustinienne (le sacrifice extérieur signifie le sacrifice intérieur), il identifie ici le sacrifice spirituel au "sacrifice intérieur dans lequel on offre son âme à Dieu". Quant à l'offrande d'" un esprit brisé et d'un cœur contrit ", elle consiste dans le sacrifice des actes par lesquels l'homme rejette le péché qui l'endurcit

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94. Cf. IIa-IIae, q. 186, a. 7 ; ARISTOTE, Ethic., 1, VIII, 1098 b 12-15.
95. Cf. S. THOMAS, Sententia libri Ethicorum, Lib. I, cap. 12 Ed. leon., t 47/1, p. 42.
96. Cf. IIa-IIae, q. 82-83.
97. Un grand nombre de textes fait état des trois passages scripturaires majeurs que sont Ps 50, 19, Rm 12, 1 et He 13,16: voir par exemple In Rom. 12, 1, n° 958; In Hebr. 9, 2, n° 427; De perfectione spiritualis vitae, cap. 12, ed. cit., p. B 81; Collationes in decem preceptis, XVII, dans J.-P. Torrell, "Les "Collationes in decem preceptis" de saint Thomas d'Aquin", RSPT 69 (1985), p. 227-263 [p. 238]; In Ps. 19, 1 et 53,8 (SSE, p. 241-242 et p. 677), etc.


contre les réalités spirituelles (spiritualia). Une dernière observation per-met de saisir l'ampleur que Thomas accorde au PS 50, 19 comme ex-pression du sacrifice intérieur. Dans la mention du cœur et de l'esprit, Thomas voit en effet ce qui, en l'homme, se rapporte tant à l'irascible (esprit) qu'au concupiscible (cœur) : " Et ainsi faut-il entendre par là que tout ce qui est dans la puissance appétitive (in vi appetitiva) doit être offert en sacrifice à Dieu98. " Si l'on tient compte du sacrifice de l'enseigne-ment et de la louange que Thomas rappelle au début de l'exégèse de ce passage, on comprend alors que ces versets du Psaume résument toute l'offrande de l'âme à Dieu. Notons enfin que c'est là l'une des raisons avancées pour montrer de quelle manière les fidèles sont appelés " temple " de Dieu : de même que le Temple constitue le lieu de l'offrande des sacrifices, c'est dans l'âme des fidèles que sont offerts les sacrifices99.

Le second bien que l'on offre à Dieu en sacrifice est celui de son propre corps. Le passage central est ici Rm 12, 1, que Thomas ne manque généralement pas d'indiquer à ce propos. Le commentaire de Rm l'explique dans le détail100. L'exégèse thomasienne de Rm 12, 1 surprend peut-être au premier abord, car Thomas ne voit pas dans ce passage l'offrande des biens de la personne dans une extension totale, mais il l'entend littéralement du corps (corpus). Il s'agit en réalité d'un texte de synthèse qui reprend la plupart des éléments que nous avons déjà indiqués (références à Augustin, signification du sacrifice intérieur par le sacrifice extérieur, triple bien de l'homme, etc.). L'acte par lequel le fidèle offre son corps à Dieu se trouve ici assumé au sein même du sacrifice invisible par lequel on offre soi-même et ses biens à Dieu. L'offrande du corps s'accomplit, suivant Thomas, de trois manières :
1°- Par l'exposition à la passion et à la mort, en offrande à Dieu. Le martyre des chrétiens est présenté ici comme une imitation du martyre du Christ, ainsi que Thomas le souligne en associant Ep 5, 2 (" Il s'est livré lui-même en offrande et en hostie à Dieu") et Ph 2, 17 ("Si je m'immole en offrande dans le sacrifice et le service de votre foi, je m'en réjouis "). Thomas rejoint ici une importante tradition patristique mar-quant spécialement le martyre parmi les actes sacerdotaux du chrétien101.
2°- Par l'ascèse du jeûne, de la veille et de la discipline que l'on s'im-pose pour servir Dieu ; dans un passage voisin, Thomas mentionne éga-lement à ce propos l'abstinence et la continence102. Le même verset

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98. In PS. 50, 15-19 (SSÉ, p. 654-657).
99. Cf. In PS. 10,4 (SSÉ, p. 138).
100. Cf. In Rom. 12, 1, n° 957-965.
101. Cf. P. DABIN, Le Sacerdoce royal des fidèles, p. 107-108 (pour saint Augustin) et p. 524 (pour Origène).
102. Cf. supra, p. 230, n. 92.


(Rm 12, 1) donne cependant à Thomas l'occasion de préciser que la me-sure s'impose ici : le culte que saint Paul invite à offrir à Dieu est " rai-sonnable " (rationabile obsequium) et engage la discrétion dans les actes extérieurs ordonnés aux vertus théologales (Thomas en appelle réguliè-rement au rationabile obsequium de Rm 12, 1 pour établir la mesure qu'il convient d'appliquer dans le sacrifice)103.
3°- Par l'offrande du corps " pour accomplir les œuvres de la justice et du culte de Dieu ". Cette dernière expression traduit en fait, dans le contexte du sacrifice, l'enseignement de Rm 6, 19: " Faites servir vos membres pour la justice et la sanctification. " Thomas explique que " hostie vivante " désigne ici l'offrande d'un corps vivant par la foi et la charité. C'est alors toute la vie vertueuse de la grâce, en tant qu'elle implique l'usage du corps pour l'exercice de la vertu, qui s'inscrit dans l'offrande du sacrifice à Dieu104.
Il faut cependant observer que, si Thomas mentionne bien le culte, le sacrifice et la victime (hostie), son exégèse de Rm 12, 1 ne fait pas état du sacerdoce, sinon dans une citation de Lv 1, 9 qui explique que l'hostie est agréable à Dieu par la droiture de l'intention qui l'anime, comme les offrandes brûlées sur l'autel par le prêtre (sacerdos) pour être au Seigneur un holocauste et une bonne odeur. C'est là sans doute davantage une question de mots que de choses, mais il reste que dans ce texte majeur Thomas n'a pas besoin d'un vocabulaire sacerdotal pour expliquer le sacrifice des fidèles.

Le troisième genre de biens offerts à Dieu en sacrifice spirituel consiste dans les " biens extérieurs ". Ici encore, un passage biblique rassemble le propos de Thomas : " N'oubliez pas la bienfaisance et la communion, car c'est par de telles hosties que l'on mérite Dieu " (He 13, 16)105. Les principaux textes de Thomas indiquent que ce sacrifice spirituel consiste dans le don des aumônes, mais le commentaire sur He permet d'en mesurer la profondeur et la valeur sacrificielle. L'offrande des aumônes s'inscrit en effet dans le contexte plus large d'un double sacrifice que les fidèles doivent offrir en " sacrifiant " sur l'autel du Christ : le sacrifice de la louange (expliqué par le sacrifice de la dévotion envers Dieu) et le sacrifice de la bienfaisance (lié aux œuvres de miséri-corde et de charité). Cette exégèse est guidée par le thème de l'" autel " qu'ont les fidèles et par la Passion du Christ qui a souffert " en dehors de la porte " (He 13, 10-12). Thomas ne retient pas ici l'interprétation

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103. Cf. IIa-IIae, q. 88, a. 2, ad 3 ; Quaestiones quodlibetales, V, q. 9, a. 2.
104. Cf. In Philipp. 1, 20, n° 31 : "Nous magnifions le Christ dans notre corps de deux manières. Premièrement en tant que nous dévouons notre corps pour lui rendre hommage, en exécutant corporellement ses services [...]. Deuxièmement en exposant notre corps pour le Christ […]. Le premier mode s'accomplit par la vie, le second par la mort."
105. Notre traduction des derniers mots de ce passage (ut promeretur Deus) s'inspire du commentaire qu'en donne Thomas : " Nous pouvons mériter Dieu par de tels sacrifices : il est lui-même la récompense que nous pouvons obtenir par ces œuvres " (In Hebr. 13, 16, n° 754).


eucharistique, mais il réfère ce passage aux offrandes de l'Ancien Testa-ment qui signifient le mystère du Christ total. Les animaux offerts en victimes dans l'Ancienne Alliance " figurent le Christ et, par conséquent, ses membres " : comme les animaux étaient brûlés hors du camp, le Christ a souffert sa passion hors des portes de Jérusalem, et " de même les saints se brûlent (se cremant) hors du camp, c'est-à-dire hors de la société commune des hommes, par le feu de la charité, des jeûnes, des prières et des œuvres de miséricorde ". Le sacrifice de miséricorde par le don des biens extérieurs entre à ce titre dans l'appel à se " sacrifier " sur l'autel du Christ106.

Dans tous les cas, le sacrifice spirituel, que Thomas saisit toujours à l'intérieur de la visée propre du culte et de la vertu de religion, demeure ordonné à la reconnaissance de Dieu comme principe de tous les biens et comme fin à laquelle ces biens doivent être ordonnés. À cette pro-fondeur, l'offrande du sacrifice spirituel recouvre l'accomplissement de toutes choses pour la gloire de Dieu (1 Co 10, 31) et l'honneur qui lui revient107.


4. Le sacrifice spirituel et la vie religieuse

Les explications de saint Thomas sur le sacrifice spirituel des fidèles sont appliquées en particulier à deux réalités de la vie de l'Église. La première est la célébration du dimanche. Dans ses Collationes sur les dix commandements, après avoir traité de la sainteté du sabbat et, pour les chrétiens, du dimanche (troisième commandement), Thomas expose à ses auditeurs les activités qu'il convient d'exercer afin de sanctifier ce jour. C'est dans ce passage que les juifs sont donnés en modèle aux chrétiens pour l'étude de la Parole de Dieu; mais, avant d'en venir à la méditation des Écritures, Thomas commence par le sacrifice :

La première chose [à laquelle nous devons nous occuper le dimanche] c'est d'accomplir des sacrifices. Aussi est-il dit dans les Nombres [28, 4] que Dieu a commandé de lui offrir chaque jour un agneau le matin et un le soir, mais qu'il faut offrir le double le jour du sabbat. Cela signifie que, le jour du sabbat, nous devons offrir un double sacrifice, et de tout ce

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108. S. THOMAS, Collationes in decem preceptis, XVII éd. cit. p. 238.
109. IIa-IIae, q. 85, a. 4.


Grégoire le Grand, il montre alors que l'état religieux se propose d'ac-complir le sacrifice par excellence, l'holocauste, dans lequel tous les biens sont offerts à Dieu110 :

Le culte dû à Dieu seul se montre dans l'offrande du sacrifice. Or on offre à Dieu un sacrifice des choses extérieures lorsqu'on les donne à cause de Dieu, suivant He 13, 16 : " N'oubliez pas la bienfaisance et la communion : c'est par de telles hosties que l'on mérite Dieu. " On offre aussi à Dieu le sacrifice de son propre corps lorsque ceux qui sont au - Christ crucifient leur chair avec ses vices et ses concupiscences, comme l'Apôtre le dit en Ga 5, 24; aussi dit-il lui-même en Rm 12, 1 : " Offrez vos corps en hostie vivante, sainte, qui plaît à Dieu. " II y a aussi un troi-sième sacrifice souverainement accepté par Dieu lorsqu'on offre son esprit à Dieu, selon cette parole du Psaume [50, 19] : " Le sacrifice à Dieu est un esprit brisé "[...].
Par le vœu d'obéissance l'homme offre sa propre volonté à Dieu ; par le vœu de continence, il lui offre en sacrifice son propre corps, et par le vœu de pauvreté [le sacrifice] des biens extérieurs111.

Comme l'indique le thème de l'holocauste, c'est la totalité de l'of-frande à Dieu qui caractérise le sacrifice de la vie religieuse. Ainsi par exemple, explique Thomas, le renoncement aux possessions propres se rapporte au don des aumônes comme l'holocauste se rapporte au sacrifice, l'universel au particulier112. Il en va de même pour la chasteté dans l'état du mariage et dans l'état religieux. Et Thomas n'a pas de peine à établir la primauté qui revient ici à l'obéissance par laquelle l'homme offre à Dieu son bien le plus grand113. Ce triple holocauste des vœux religieux se rattache au sacrifice du Christ " qui s'est offert tout entier sur l'autel de la Croix"114. Cette compréhension de la vie reli-gieuse fournit aussi le motif du nom de religion (religio) attribué à l'état de vie par lequel un chrétien s'oblige à la charité, puisque cette forme de vie accomplit sur le mode des vœux le propos même de la vertu de religion. On nous permettra de reproduire à ce sujet, avec quelque ampleur, les explications du Contra impugnantes. Elles sont précieuses car

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110. Cf. IIa-IIae, q. 186, a. 7 : ""II y a holocauste lorsqu'on offre à Dieu tout ce qu'on a", comme le dit Grégoire Sur Ezechiel. Or l'homme a un triple bien, d'après le Philosophe, au premier livre des Éthiques (Ethic., I, VIII, 1098 b 12). Premièrement, celui des choses extérieures : on les offre totalement à Dieu par le vœu de la pauvreté volontaire. Deuxièmement, celui de son propre corps : on l'offre surtout à Dieu par le vœu de la continence, par lequel on renonce aux plus grands plaisirs du corps. Le troisième bien est celui de l'âme : on l'offre totalement à Dieu par l'obéissance en laquelle on offre à Dieu sa propre volonté, volonté par laquelle l'homme se sert des autres puissances et habitus de l'âme. " Cf. GRÉGOIRE LE GRAND, Homélies sur Ezéchiel, livre II, hom. 8,15-19 (SC 360, p. 408-421).
111. De perfectione spiritualis vitae, cap. 12, Ed. leon., t. 41, p. B 80-81.
112. Cf. IIa-IIae, q. 186, a. 3, ad 6.
113. Cf. ibid., a. 8.
114. Cf. In PS. 19, 4 (SSÉ, p. 241-242) ; ce passage reprend tous les principaux textes (Ps 50, 19 ; Rm 12, 1 ; He 13, 16) en détaillant le sacrifice et l'holocauste dans l'offrande de chaque bien à Dieu.


elles fondent, d'une part, le culte chrétien dans les vertus théologales, la foi en particulier, et, d'autre part, établissent le rapport entre le baptême et la vie religieuse autour du sacrifice offert à Dieu :

Le premier lien par lequel l'homme est lié à Dieu est la foi, comme il est dit en He 11, 6 : " Celui qui veut accéder à Dieu doit croire qu'il existe. " La protestation de cette foi est la latrie qui rend un culte à Dieu en tant qu'elle reconnaît que Dieu est le principe; c'est pourquoi la reli-gion signifie premièrement et principalement la latrie qui offre un culte à Dieu dans la protestation de la vraie foi. [...] Ainsi, relève de la religion, premièrement et principalement, tout ce qui concerne la foi intègre et la soumission de la latrie due [à Dieu] ; et deuxièmement tout ce que nous pouvons offrir pour le service de Dieu puisque, comme Augustin le dit dans l'Enchiridion, on ne rend pas seulement un culte à Dieu par la foi mais aussi par l'espérance et la charité, de sorte qu'ainsi toutes les œuvres de la charité sont dites appartenir à la religion [...].
Il apparaît ainsi qu'il y a une double acception de la religion. La pre-mière se vérifie suivant ce que le nom signifie en vertu de sa première institution, en tant que l'on se lie à Dieu par la foi et le culte qui lui est dû ; et de cette manière chacun devient participant de la religion chré-tienne par le baptême, en renonçant à Satan et à ses pompes. La se-conde acception se vérifie suivant que l'on s'oblige à des œuvres de cha-rité par lesquelles on sert Dieu en renonçant à la vie séculière [...].
De même que dans le baptême, où il se lie à Dieu par la religion de la foi, l'homme meurt au péché, de même par le vœu de religion on meurt non seulement au péché mais au monde, afin de vivre pour Dieu seul dans l'œuvre en laquelle on se dévoue au service de Dieu [...].
Par ces trois vœux, l'homme offre à Dieu un sacrifice de tous ses biens. Par le vœu de chasteté, il offre à Dieu en sacrifice son propre corps : " Offrez vos membres en hostie vivante " (Rm 12, 1); par le vœu de pauvreté, il fait offrande à Dieu des biens extérieurs : " Que les saints de Jérusalem agréent l'offrande de mon hommage " (Rm 15, 31) ; par le vœu d'obéissance, l'âme offre à Dieu un sacrifice, duquel il est dit : " Le sacrifice [qui plaît] à Dieu est un esprit brisé" (Ps 50, 19). Et par ces trois [vœux], ce n'est pas seulement un sacrifice que l'on offre à Dieu, mais un holocauste, qui était le plus agréable à Dieu dans la Loi [...]. Et ainsi la religion, prise au second sens, imite le premier mode de la reli-gion en ceci qu'elle offre un sacrifice à Dieu115.

Replacées dans le contexte du sacerdoce des fidèles, ces explications peuvent servir à une synthèse de la pensée de saint Thomas. La vie chrétienne y est saisie sur la base de la foi que le fidèle exprime ou " proteste " dans le culte offert à Dieu. Le baptême, mentionné deux fois dans ce passage, fournit le fondement de la religio chrétienne. Thomas ne reprend pas le thème du sacrifice spirituel de tous les chrétiens, mais on peut aisément l'associer à ces réflexions en raison de la vertu de religion qui structure ce passage et qui fournit l'articulation

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115. Contra impugnantes, cap. I, § 1, Ed. leon., t. 42, p. A 53-54.


entre vie baptismale et vie consacrée. Quant à la vie religieuse, elle appa-raît comme une réalisation éminente de la vocation baptismale. De même que les fidèles baptisés accomplissent la vertu de religion par leur sacrifice spirituel - " le culte dû à Dieu se montre dans l'offrande du sacrifice " -, ceux qui émettent des vœux " sont appelés religieux par antonomase, en raison de l'excellence du sacrifice116 ". Si l'on se rappelle que Thomas définit le sacerdoce des chrétiens par l'offrande de sacri-fices spirituels, alors la vie religieuse apparaît très précisément dans le prolongement de la consécration baptismale comme une réalisation éminente du sacerdoce des fidèles.

La défense de la vie religieuse mendiante et de l'office des Prêcheurs conduit en outre saint Thomas à une fort intéressante précision concer-nant le sacrifice spirituel. Il a déjà noté, avec saint Augustin, que " toutes les œuvres de la charité sont dites appartenir à la religion ", de sorte qu'" il n'y a pas d'œuvre de miséricorde à la réalisation de laquelle une "religion" ne puisse être instituée ". Or, " prêcher et enseigner sont des actes de la vertu de miséricorde, et sont comptés au nombre des aumônes spirituelles "117. On sait également que saint Thomas com-prend l'office de prêcher et d'étudier comme un acte de la vie active dans le déploiement de la contemplation118. Lorsqu'il examine le mérite respectif de la vie active et de la vie contemplative, Thomas en appelle à Grégoire le Grand : " Aucun sacrifice n'est plus agréable à Dieu que le zèle des âmes119. " Faut-il entendre que la vie active comporte de soi davantage de mérite que la vie contemplative? Thomas y répond en articulant, autour de la notion de sacrifice spirituel, la contemplation et l'enseignement de la doctrine chrétienne :

On offre spirituellement un sacrifice à Dieu lorsqu'on lui donne quelque chose (sacrificium spiritualiter Deo offertur cum aliquid ei exhibetur). Or parmi tous les biens de l'homme, Dieu agrée surtout (maxime) le bien de l'âme humaine lorsqu'elle s'offre à lui en sacrifice. Ainsi, ce que l'on doit offrir à Dieu, c'est tout d'abord son âme, suivant ce passage de l'Ecclésiastique : " Prends pitié de ton âme en plaisant à Dieu " (Si 30, 24) ; et deuxièmement les âmes des autres, suivant ce passage d'Ap 22, 17 : " Que celui qui entend dise : viens ! " Plus l'homme unit étroitement sa propre âme ou l'âme d'autrui à Dieu, plus le sacrifice est agréé par Dieu. C'est pourquoi il est plus agréable à Dieu que quelqu'un applique son

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116. Cf. De perfections spiritualis vitae, cap. 12, Ed. leon., t. 41, p. B 80.
117. Cf. In IV Sent., d. 49, q. 5, a. 3, qla 3, ad 1; d. 15, q. 2, a. 3, qla 2; d. 38, q. 2, a. 4, qla 1, ad 3; Contra impugnantes, cap. 2, § 3, ed. cit., p. A 58: "Comme on l'a montré, c'est pour accomplir toute œuvre de miséricorde qu'une "religion" peut être instituée; mais enseigner est un acte de miséricorde et se trouve au nombre des aumônes spirituelles ; donc une "religion" peut être instituée spécialement pour enseigner. "
118. Cf. IIa-IIae, q. 188, a. 6.
119. IIa-IIae, q. 182, a. 2, arg. 3; GRÉGOIRE, Homélies sur Ezéchiel, livre I, hom. 12, 30 (SC 327, 536-537).


âme et celles des autres à la contemplation qu'à l'action. Donc, lorsque l'on dit qu'aucun sacrifice n'est davantage accepté par Dieu que le zèle des âmes, cela ne signifie pas que le mérite de la vie active soit pré-férable au mérite de la vie contemplative, mais cela montre que si quelqu'un offre à Dieu son âme et celle des autres, cela est plus méri-toire que tous les dons extérieurs 120.

Ainsi si quelqu'un, après le mépris des choses terrestres et de lui-même, poursuit plus avant en ayant aussi le zèle des autres âmes, le sa-crifice sera plus parfait; et il sera souverainement parfait lorsqu'il s'obli-gera par vœu ou profession à avoir le zèle des âmes, comme l'évêque et aussi les religieux qui s'y obligent par un vœu121.

Il n'est guère difficile de percevoir ici l'attention du frère prêcheur à la mission de son Ordre. L'office d'enseigner et de prêcher lui apparaît comme un authentique sacrifice spirituel, en tant qu'il consiste dans l'application de l'âme d'autrui à la contemplation, et comprend ainsi l'offrande de l'âme d'autrui. Cette intégration du souci des âmes dans le meilleur sacrifice que l'on offre à Dieu traduit, en termes de sacrifice spirituel, les explications relatives aux œuvres de la vie active découlant de la plénitude de la contemplation : " II est plus grand d'illuminer que de briller seulement122. " Cette attention au bien d'autrui et à l'enseignement de la vérité dans la compréhension du sacrifice n'est pas isolée chez saint Thomas. Ainsi, il explique que le juste est appelé prêtre (sacerdos) en tant qu'il offre ses mérites pour venir en aide à autrui123. L'unité de la doctrine et du sacrifice spirituel, on l'a vu, rend également raison de l'unique lieu de la célébration chrétienne, l'église. Le com-mentaire des Psaumes explique également qu'il y a un double sacrifice spirituel, non seulement celui de la louange de Dieu, mais aussi celui de la doctrine par lequel on instruit le prochain ; Thomas fait alors valoir l'exemple du Christ qui, vivant dans la justice, a enseigné : " Le fruit de cette doctrine n'est pas seulement la spéculation de la vérité en vue de la contemplation bienheureuse [pour soi-même], mais la fin poursuivie est la conversion des pécheurs124. " Un Ordre institué pour la prédication et l'étude rassemble ainsi, selon saint Thomas, deux formes du sacrifice spirituel : celle de toute vie religieuse qui accomplit à la manière d'un " holocauste " le sacrifice des biens à Dieu, dans le prolongement du sacrifice des baptisés ; celle de l'enseignement visant l'union contempla-tive à Dieu et dans laquelle l'offrande de soi s'étend au sacrifice d'autrui.

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120. Cf. IIa-IIae, q. 182, a. 2, ad 3.
121. De perfectione spiritualis vitae, cap. 27, ad 12, ed. cit., p. B 106.
122. IIa-IIae, q. 188, a. 6.
123. Cf. supra, p. 219, n. 38.
124. In Ps. 50, 15; cf. SSÉ, p. 655.

Conclusion : le titre du sacerdoce


Rappelons brièvement les résultats de notre enquête. Thomas recon-naît aux chrétiens la triple dignité de prêtre, roi et prophète, conçue en termes de sacrifice spirituel, de liberté et de victoire sur le mal, ainsi que d'accueil de l'Esprit-Saint. Il situe l'exercice de cette dignité dans l'ordre de la grâce sanctifiante et de l'exercice des vertus théologales, en lui donnant une note christologique et pneumatologique accentuée. Bien que cet usage ne soit pas fréquent, il emploie à plusieurs reprises le terme " prêtre " (sacerdos) pour désigner l'offrande du sacrifice spirituel en laquelle réside, chez tous les fidèles vivant de la grâce, l'exercice de ce sacerdoce. Il le fait cependant en précisant qu'il s'agit d'un sacerdoce " mystique " ou " spirituel ", distinct du sacerdoce ministériel. Nous ne voyons pas que cette distinction donne jamais lieu, chez Thomas, à des considérations sociologiques, et il ne fait jamais valoir à ce propos une infériorité ou une supériorité d'un sacerdoce sur l'autre. Cette distinc-tion relève bien plutôt du double principe suivant : d'une part, la potestas sacramentelle du sacrement de l'ordre, et, d'autre part, l'union au Christ par la grâce et les vertus théologales. Thomas fait également valoir les caractères du baptême et de la confirmation comme des participations au sacerdoce du Christ députant les fidèles au culte de Dieu. Cette participation vise en premier lieu la réception des autres sacrements, mais elle déborde le cadre strict de la liturgie sacramentelle, au moins dans le cas de la confirmation qui députe à la " protestation " et à la défense de la foi comme expression du culte de Dieu.
Le plus souvent cependant, Thomas - comme la plupart des Pères et des scolastiques - met le " sacerdoce royal " du Nouveau Testament en rapport avec la vie de la sainteté, et non pas explicitement avec les sacrements. Faut-il sur cette base, comme le voulait le P. Congar, distinguer ici une triple espèce de sacerdoce (" trois titres de sacer-doce ") en christianisme : 1° un sacerdoce sacramentel hiérarchique; 2° un sacerdoce sacramentel des fidèles (que Congar appelle aussi spirituel ou mystique et dont le lieu par excellence est l'offrande sacramentelle du sacrifice du Christ comprenant le nôtre) ; 3° un sacerdoce " spirituelréel " ou sacerdoce de sainteté personnelle ? Le P. Congar précisait qu'il n'entendait pas ici " trois sacerdoces ", mais " trois titres différents de participation au sacerdoce unique et souverain de Jésus-Christ125". La question mérite d'être posée puisque la trilogie sacerdotale proposée par Y. Congar s'inspirait explicitement de saint Thomas et qu'elle lui semblait même nécessaire en thomisme126.

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125. Y. CONGAR, " Structure du sacerdoce chrétien ", dans Sainte Église, p. 261
126. Cf. ID., Jalons pour une théologie du laïcat, p. 244-248 ; le P. Congar notait : " Il est clair que le sacerdoce des fidèles comporte deux applications différentes, l'une dans l'ordre de la vie sainte, ou de l'offrande de soi, l'autre dans l'ordre du culte sacramentel et singulièrement du culte eucharistique. Ce que nous avons dit précédemment en nous inspirant de S. Thomas


On peut certes distinguer plusieurs formes ou lieux d'exercice du sacerdoce spirituel, en fonction de leurs actes et de leurs principes, mais il nous semble inutile, voire dommageable, de scinder le sacerdoce spirituel en ces deux titres ou espèces127; on sépare ainsi le caractère sacramentel et la grâce qui, bien que distincts, sont cependant pensés dans une unité organique par Thomas. On peut hésiter à scinder, d'une part, la vie de la foi et de la charité (sacrifice spirituel) et, d'autre part, les sacrements, ou la manducation spirituelle et la manducation sacramen-telle du Christ, puisque, ainsi que l'explique Thomas, " la manducation spirituelle inclut le vœu ou le désir de recevoir ce sacrement128 ". On devrait au moins prêter à saint Thomas ce que le P. Congar affirmait au sujet de l'Écriture : le Nouveau Testament ne présente pas de référence expresse du sacerdoce royal des fidèles au culte proprement liturgique de l'Église, ce qui n'empêche pas la présence d'une connexion impli-cite129. Mais en réalité il n'est pas exact d'affirmer, comme on l'a fait à la suite de Congar, que Thomas n'ait jamais mis en rapport les textes du Nouveau Testament sur le sacerdoce des fidèles avec le culte sacra-mentel130. Bien que les textes soient peu nombreux, Thomas ne manque pas de rattacher le " sacerdoce royal " à la célébration du baptême. L'eucharistie se trouve en outre elle-même saisie comme un " sacrifice spirituel ". Certes, Thomas parle à plusieurs reprises du sacerdoce du " juste ", sans autre détermination (quoiqu'il précise aussi : " juste laïc "), mais cette formule ne rend pas de soi non sacramentel le sacerdoce d'une vie sainte ni ne détache la grâce de l'ordre sacramentel. Nous voyons ici le danger de partager la vie de la grâce en deux espèces : une espèce sacramentelle et une espèce extra-sacramentelle, alors que c'est bien plutôt en termes d'ordination à la pleine participation de la grâce dans les sacrements de l'Église que Thomas conçoit le salut de tous les justes131. En maintenant la distinction légitime (et nécessaire) entre,

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d'Aquin permet d'assumer et de construire théologiquement cette donnée " (p. 247). - Cf. aussi ID., " Structure du sacerdoce chrétien ", dans Sainte Église, p. 239-273 [p. 261-265] ; - ID-. Le Sacerdoce chrétien des laïcs et des prêtres, Bruxelles-Paris, 1967, p. 49-50. À la suite du P. Congar, ce triple sacerdoce est souvent repris par les exégètes de saint Thomas : cf. par exemple C. SALADINO, La Dignidad sacerdotal, p. 25.
127. L'interprétation de saint Thomas donnée par le P. Congar s'inspire en réalité de B. Durst, Dreifaches Priestertum, Neresheim, 21947; cf. Y. CONGAR, Jalons pour une théologie du laïcat, p. 218-219 : " Il nous semble donc inévitable, en thomisme, de parler avec Dom Bernard Durst d'un triple titre sacerdotal en christianisme"; Congar accueille alors la division d'un " sacerdoce tout spirituel de la vie sainte " et d'un sacerdoce baptismal relatif à l'ordre des moyens de salut. On peut voir aussi la critique de G. PHILIPS, L'Église et son mystère, t. 1, p. 151-152.
128. IIIa,, q. 80, a. 11; cf. a. 1, ad 3; a. 2. L'analogie n'est pas arbitraire puisque sacerdoce spirituel et manducation spirituelle de l'eucharistie se rejoignent précisément dans l'union au Christ par la foi et la charité, ainsi que le souligne saint Thomas.
129. Cf. Y. CONGAR, " Structure du sacerdoce chrétien ", p. 257 [n. 1].
130. Cf. A. MILANO, " II sacerdozio nella ecclesiologia... ", p. 95.
131. Sans entrer dans ce vaste débat, il nous semble que la question peut être éclairée par le thème du désir du sacrement et en particulier de l'eucharistie dont le vœu appartient organiquement au salut : " Sans le vœu de recevoir ce sacrement, il ne peut pas y avoir de salut


d'une part, l'habilitation à participer aux sacrements, et, d'autre part, la grâce comme principe de la vie chrétienne avec les vertus théologales, les textes de saint Thomas invitent bien plutôt, nous semble-t-il, à saisir les sacrements comme les fondements et les moyens de l'accueil de la grâce qui se déploie dans l'offrande du sacrifice spirituel de la sainteté. Il conviendrait de faire valoir également la signification de la grâce sacra-mentelle (la grâce sacramentelle est la grâce sanctifiante en tant que signifiée et procurée par le sacrement), ce qui permet d'éclairer le sacerdoce des fidèles à la lumière du baptême et de la confirmation132.

L'exercice du sacerdoce spirituel reçoit ainsi l'étendue du culte de Dieu, animé par la vertu de religion : participation aux sacrements, sacrifice de la louange de Dieu et de l'enseignement de la Parole de Dieu (en liturgie comme hors de la liturgie), offrande de tous les biens de la personne (tant intérieurs qu'extérieurs), à l'image du sacrifice spirituel du Christ. Les actes de ce sacerdoce recouvrent en particulier l'offrande de l'âme, le don de la vie, la pratique des vertus, l'ascèse, les œuvres de miséricorde, les aumônes - ce jusque dans la vie religieuse dont les vœux sont précisément ordonnés à promouvoir l'accomplissement du sacrifice spirituel de la vie baptismale. L'exercice du sacerdoce spirituel regarde la personne, mais il n'est pas réduit à une dimension " privée ". Sans entrer dans le déploiement ecclésial et eucharistique de l'union au Christ (union que Thomas conçoit comme le fondement du sacerdoce spirituel) auquel se trouve ordonné le baptême133, nous avons noté que, dans le cas de la communication des mérites et dans celui de l'ensei-gnement en particulier (auquel nous pouvons joindre la " protestation de la foi " à laquelle députe la confirmation), le sacrifice spirituel reçoit une étendue ecclésiale. Le sacerdoce spirituel des fidèles n'est sans doute pas thématisé chez Thomas, comme il le sera au temps de la Réforme et, de manière plus paisible, dans la préparation et dans les suites de Vatican II ; mais la réflexion de saint Thomas sait le valoriser en précisant son étendue dans les principaux actes d'une vie animée par la grâce.

fr. Gilles EMERY, o.p.


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pour l'homme (Et ideo sine voto pmipiendi hoc sacramentum, nonpotest homini esse soins) " (IIIa, q. 80, a. 11). Notons que la considération des actes extérieurs du culte, dans la Somme de théologie, donne également lieu à une distinction que Thomas n'a jamais pensée en termes de séparation : les actes extérieurs de la latrie sont d'abord traités dans une perspective morale (IIa-IIae, q. 89-91), puis dans le traité des sacrements (IIIa, q. 60 s.) ; Thomas en rappelle expressément l'unité (IIa-IIae, q. 89, prol.).
132. Cf. les fort intéressantes réflexions de D. BOURGEOIS, L'Un et l'autre sacerdoce, Paris, 1991, p. 123-142 : le sacerdoce des baptisés signifie le Christ offert qui, dans sa Pâque, est la victime offerte dans l'acte sacrificiel. Cf. aussi les réflexions de l'A. sur la grâce sanctifiante et la grâce sacramentelle : p. 153-157.
133. On nous permettra de renvoyer à notre étude : " Le fruit ecclésial de l'Eucharistie chez saint Thomas d'Aquin ", Nova et Vetera 72/4 (1997), p. 25-40.


Résumé. - Saint Thomas d'Aquin n'a pas traité le sacerdoce spirituel des fidèles de manière systématique. Il lui a fait cependant place dans ses œuvres bibliques ainsi que dans ses œuvres de synthèse, au gré d'autres questions, notamment : le culte et les sacrements (baptême, confirmation, ordre, eucharistie), le sacrifice et les actes de la religion, la vie religieuse apostolique. Cette étude présente les textes de saint Thomas dans leur contexte, et montre que l'Aquinate reconnaît une place centrale au sacerdoce spirituel dans toute vie chrétienne animée par la grâce, sans séparer 1 ordre sacramentel de l'ordre de la sainteté.


Gilles Emery, dominicain, né en 1962, est professeur de théologie dogmatique à la Faculté de théologie de l'Université de Fribourg (Suisse). Ses principaux travaux ont pour domaine l'œuvre de sa'"t Thomas d'Aquin et la théologie trinitaire.

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