SOMME THÉOLOGIQUE Ia Pars
LA MORALE GÉNÉRALE
SAINT THOMAS D’AQUIN, Docteur des
docteurs de l'Eglise
Dieu, La création
Edition numérique: bibliothèque de l’édition du Cerf, 1999
Mise à disposition du site sur les œuvres
complètes de saint Thomas d'Aquin
http://docteurangelique.free.fr,
2004
QUESTION I: CE QU'EST LA LA DOCTRINE SACRÉE. SON OBJET
ARTICLE 1: Une telle doctrine est-elle nécessaire?
ARTICLE 2: La doctrine sacrée est-elle une science?
ARTICLE 3: La doctrine sacrée est-elle une ou multiple?
ARTICLE 4: La doctrine sacrée est-elle spéculative ou
pratique?
ARTICLE 5: La doctrine sacrée est-elle supérieure aux
autres sciences?
ARTICLE 6: Cette doctrine est-elle une sagesse?
ARTICLE 7: Dieu est-il le sujet de cette science?
ARTICLE 8: Cette doctrine argumente-t-elle?
ARTICLE 9: La doctrine sacrée doit-elle user de
métaphores?
ARTICLE 10: Est-ce que la "lettre" de l'Écriture
sainte peut revêtir plusieurs sens?
QUESTION 2: L'EXISTENCE DE DIEU
ARTICLE 1: L'existence de Dieu est-elle évidente par
elle-même?
ARTICLE 2: L'existence de Dieu est-elle démontrable?
QUESTION 3: LA SIMPLICITÉ DE DIEU_
ARTICLE 1: Dieu est-il un corps, c'est-à-dire: y a-t-il en
lui composition de parties quantitatives?
ARTICLE 2: Y a-t-il en Dieu composition de matière et de
forme?
ARTICLE 3: Y a-t-il en Dieu composition d'essence ou de
nature, et de sujet?
ARTICLE 4: Y a-t-il en Dieu composition de l'essence et de
l'existence?
ARTICLE 5: Y a-t-il en Dieu composition de genre et de
différence?
ARTICLE 6: Y a-t-il en Dieu composition de sujet et
d'accident?
ARTICLE 7: Dieu est-il composé de quelque manière, ou
absolument simple?
ARTICLE 8: Dieu entre-t-il en composition avec les autres
êtres?
QUESTION 4: LA PERFECTION DE DIEU_
ARTICLE 1: Dieu est-il parfait?
ARTICLE 2: Dieu est-il universellement parfait, contenant
en lui les perfections de toutes choses?
ARTICLE 3: Peut-on dire que les créatures ressemblent à
Dieu?
QUESTION 5: LA BONTÉ EN GÉNÉRAL
ARTICLE 1: Le bon et l'étant sont-ils identiques dans la
réalité?
ARTICLE 3: Puisque l'être est premier, tout étant est-il
bon?
ARTICLE 4: Dans quel genre de cause la bonté
rentre-t-elle?
ARTICLE 5: La bonté consiste-t-elle dans le mode, l'espèce
et l'ordre?
ARTICLE 6: La division du bien en honnête, utile et
délectable
ARTICLE 1: Peut-on dire de Dieu qu'il est bon?
ARTICLE 2: Dieu est-il suprêmement bon?
ARTICLE 3: Dieu seul est-il bon par essence?
ARTICLE 4: Toutes choses sont-elles bonnes de la bonté
divine?
QUESTION 7: L'INFINITÉ DE DIEU
ARTICLE 1: Dieu est-il infini?
ARTICLE 2: Y a-t-il, en dehors de Dieu, un être qui soit
infini en son essence?
ARTICLE 3: Quelque chose peut-il être infini en étendue?
ARTICLE 4: Peut-il y avoir dans les choses une multitude
infinie?
QUESTION 8: L'EXISTENCE DE DIEU DANS LES CHOSES
ARTICLE 1: Dieu est-il en toutes choses?
ARTICLE 2: Dieu est-il partout?
ARTICLE 3: Dieu est-il partout par l'essence, la puissance
et la présence?
ARTICLE 4: Être partout est-il propre à Dieu?
QUESTION 9: L'IMMUTABILITÉ DE DIEU_
ARTICLE 1: Dieu est-il absolument immuable?
ARTICLE 2: Être immuable est-il propre à Dieu?
QUESTION 10: L'ÉTERNITÉ DE DIEU
ARTICLE 1: Qu'est-ce que l'éternité?
ARTICLE 2: Dieu est-il éternel?
ARTICLE 3: Est-il propre à Dieu d'être éternel?
ARTICLE 4: L'éternité diffère-t-elle du temps?
ARTICLE 5: La différence entre l'aevum et le temps
ARTICLE 6: Y a-t-il un seul aevum, comme il y a un seul
temps et une seule éternité?
ARTICLE 1: Est-ce que "un" ajoute quelque chose
à "étant"?
ARTICLE 2: Y a-t-il opposition entre l'un et le multiple?
ARTICLE 4: Dieu est-il le plus un de tous les étants?
QUESTION 12: COMMENT DIEU EST CONNU PAR NOUS
ARTICLE 1: Un intellect créé peut-il voir l'essence
divine?
ARTICLE 2: L'essence de Dieu est-elle vue par l'intellect
au moyen d'une espèce créée?
ARTICLE 3: L'essence divine peut-elle être vue par les
yeux du corps?
ARTICLE 5: L'intellect créé, pour voir l'essence divine,
a-t-il besoin d'une lumière créée?
ARTICLE 7: Un intellect créé peut-il comprendre l'essence
divine?
ARTICLE 8: L'intellect créé qui voit l'essence divine
connaît-il en elle toutes choses?
ARTICLE 10: L'intellect créé connaît-il simultanément tout
ce qu'il voit en Dieu?
ARTICLE 11: Un homme peut-il en cette vie voir l'essence
de Dieu?
ARTICLE 12: Pouvons-nous, en cette vie, connaître Dieu par
la raison naturelle?
ARTICLE 1: Dieu peut-il être nommé par nous?
ARTICLE 2: Certains noms attribués à Dieu désignent-ils sa
substance?
ARTICLE 4: Les nombreux noms donnés à Dieu sont-ils
synonymes?
ARTICLE 5: Y a-t-il des noms attribués à Dieu et aux
créatures, univoquement ou équivoquement?
ARTICLE 6: Si c'est par analogie, ces noms sont-ils dits
en priorité de Dieu ou des créatures?
ARTICLE 7: Certains noms sont-ils dits de Dieu
temporellement?
ARTICLE 8: Ce nom "Dieu" signifie-t-il la nature
de Dieu, ou son opération?
ARTICLE 9: Ce nom "Dieu" est-il communicable?
ARTICLE 11: Le nom "Celui qui est" est-il, plus
que tous les autres, le nom propre de Dieu?
ARTICLE 12: Peut-on former au sujet de Dieu des
propositions affirmatives?
QUESTION 14: LA SCIENCE DE DIEU
ARTICLE 1: Y a-t-il science en Dieu?
ARTICLE 2: Dieu se connaît-il lui-même?
ARTICLE 3: La connaissance que Dieu a de lui-même est-elle
compréhensive?
ARTICLE 4: Le connaître de Dieu est-il sa substance même?
ARTICLE 5: Dieu connaît-il les autres?
ARTICLE 6: Dieu a-t-il une connaissance propre des
réalités autres que lui?
ARTICLE 7: La science de Dieu est-elle discursive?
ARTICLE 8: La science de Dieu est-elle cause des choses?
ARTICLE 9: Dieu a-t-il la connaissance des choses qui ne
sont pas?
ARTICLE 10: Dieu a-t-il la connaissance des maux?
ARTICLE 11: Dieu connaît-il les singuliers?
ARTICLE 12: Dieu connaît-il une infinité de choses?
ARTICLE 13: Dieu connaît-il les futurs contingents?
ARTICLE 14: Dieu connaît-il nos énonciations?
ARTICLE 15: La science de Dieu est-elle soumise au
changement?
ARTICLE 16: Dieu a-t-il des choses une connaissance
spéculative, ou une connaissance pratique?
QUESTION 15: LES IDÉES EN DIEU
ARTICLE 1: Y a-t-il des idées en Dieu?
ARTICLE 2: Y a-t-il plusieurs idées, ou une seule?
ARTICLE 3: Y a-t-il des idées de toutes les choses que
Dieu connaît?
ARTICLE 1: La vérité est-elle dans la chose, ou seulement
dans l'intelligence?
ARTICLE 2: La vérité est-elle dans l'intelligence
seulement quand elle compose et divise?
ARTICLE 3: Du vrai comparé à l'étant
ARTICLE 4: Du vrai comparé au bon_
ARTICLE 5: Dieu est-il la vérité?_
ARTICLE 6: Toutes choses sont-elles vraies d'une seule
vérité, ou de plusieurs?
ARTICLE 7: L'éternité de la vérité
ARTICLE 8: L'immutabilité de la vérité
ARTICLE 1: La fausseté est-elle dans les choses?
ARTICLE 2: La fausseté est-elle dans le sens?
ARTICLE 3: La fausseté est-elle dans l'intelligence?
ARTICLE 4: L'opposition entre le vrai et le faux
QUESTION 19: LA VOLONTÉ DE DIEU
ARTICLE 1: Y a-t-il une volonté en Dieu?
ARTICLE 2: Dieu veut-il autre chose que lui-même?
ARTICLE 3: Tout ce que Dieu veut, le veut-il
nécessairement?
ARTICLE 4: La volonté de Dieu est-elle cause des choses?
ARTICLE 5: Peut-on attribuer une cause à la volonté
divine?
ARTICLE 6: La volonté divine s'accomplit-elle toujours?
ARTICLE 7: La volonté de Dieu est-elle sujette au
changement?
ARTICLE 8: La volonté de Dieu rend-elle forcément
nécessaires les choses qu'elle veut?
ARTICLE 9: Y a-t-il en Dieu la volonté des choses
mauvaises?
ARTICLE 10: Dieu a-t-il le libre arbitre?
ARTICLE 11: Doit-on distinguer en Dieu une volonté de
signe?
ARTICLE 12: Convient-il de proposer cinq signes de la
volonté divine?
ARTICLE 1: L'amour se trouve-t-il en Dieu?
ARTICLE 2: Dieu aime-t-il toutes choses?
ARTICLE 3: Dieu aime-t-il l'un plus que l'autre?
ARTICLE 4: Dieu aime-t-il davantage les meilleurs?
QUESTION 21: LA JUSTICE ET LA MISÉRICORDE EN DIEU
ARTICLE 1: Trouve-t-on en Dieu la justice?
ARTICLE 2: La justice de Dieu peut-elle être dite
"Vérité"?
ARTICLE 3: Trouve-t-on en Dieu la miséricorde?
ARTICLE 4: Trouve-t-on la justice et la miséricorde dans
toutes les oeuvres de Dieu?
QUESTION 22: LA PROVIDENCE DE DIEU_
ARTICLE 1: La providence convient-elle à Dieu?
ARTICLE 2: Toutes choses sont-elles soumises à la
providence divine?
ARTICLE 3: La providence divine s'applique-t-elle
immédiatement à toutes choses?
ARTICLE 4: La providence divine impose-t-elle la nécessité
aux choses qui lui sont soumises?
QUESTION 23: LA PRÉDESTINATION
ARTICLE 1: Convient-il d'attribuer à Dieu la
prédestination?
ARTICLE 3: La réprobation de certains hommes vient-elle de
Dieu?
ARTICLE 4: Peut-on dire que les prédestinés sont élus?
ARTICLE 6: La certitude de la prédestination: les
prédestinés sont-ils infailliblement sauvés?
ARTICLE 7: Le nombre des prédestinés est-il fixé?
ARTICLE 8: La prédestination peut-elle être aidée par les
prières des saints?
ARTICLE 1: Qu'est-ce que le livre de vie?
ARTICLE 2: De quelle vie est-il le livre?
ARTICLE 3: Quelqu'un peut-il être effacé du livre de vie?
QUESTION 25: LA PUISSANCE DIVINE
ARTICLE 1: Y a-t-il en Dieu de la puissance?
ARTICLE 2: La puissance de Dieu est-elle infinie?
ARTICLE 3: Dieu est-il tout-puissant?
ARTICLE 4: Dieu peut-il faire que les choses passées
n'aient pas été?
ARTICLE 5: Dieu peut-il faire les choses qu'il ne fait
pas, ou omettre celles qu'il fait?
ARTICLE 6: Les choses que Dieu fait, pourrait-il les faire
meilleures?
QUESTION 26: LA BÉATITUDE DIVINE
ARTICLE 1: La béatitude convient-elle à Dieu?
ARTICLE 2: Dit-on de Dieu qu'il est bienheureux en raison
de l'intellection?
ARTICLE 3: Dieu est-il essentiellement la béatitude de
tout bienheureux?
ARTICLE 4: La béatitude de Dieu inclut-elle toute
béatitude?
QUESTION 27: LA PROCESSION DES PERSONNES DIVINES
ARTICLE 1: Y a-t-il une procession en Dieu?
ARTICLE 2: Y a-t-il en Dieu une procession qui puisse
s'appeler une génération?
ARTICLE 3: Outre la génération, peut-il y avoir une autre
procession en Dieu?
ARTICLE 4: La procession de l'amour en Dieu peut-elle
s'appeler génération?
ARTICLE 5: N'y a-t-il en Dieu que ces deux processions?
QUESTION 28: LES RELATIONS DIVINES_
ARTICLE 1: Y a-t-il en Dieu des relations réelles?
ARTICLE 2: Ces relations sont-elles l'essence divine
elle-même?
ARTICLE 3: Peut-il y avoir en Dieu plusieurs relations
réellement distinctes les unes des autres?
ARTICLE 4: Quel est le nombre des relations en Dieu?
QUESTION 29: LES PERSONNES DIVINES_
ARTICLE 1: Définition de la personne
ARTICLE 2: Persona, hypostasis, subsistentia et essentia
sont-ils synonymes?
ARTICLE 3: Convient-il d'employer le terme
"personne" pour parler de Dieu?
ARTICLE 4: Que signifie, en Dieu, le nom de Personne?
QUESTION 30: LA PLURALITÉ DES PERSONNES EN DIEU
ARTICLE 1: Y a-t-il plusieurs personnes en Dieu?
ARTICLE 2: Combien y a-t-il de personnes en Dieu?
ARTICLE 3: Que signifient en Dieu nos termes numériques?
ARTICLE 4: Comment le nom de "personne" est-il
commun en Dieu?
QUESTION 31: TERMES EVOQUANT UNITÉ OU PLURALITÉ EN DIEU
ARTICLE 1: Y a-t-il une trinité en Dieu?
ARTICLE 2: Peut-on dire que le Fils est autre que le Père?
ARTICLE 3: Le terme exclusif "seul" peut-il
s'adjoindre à un terme essentiel?
ARTICLE 4: Un terme exclusif peut-il s'adjoindre à un nom
personnel?
QUESTION 32: LA CONNAISSANCE DES PERSONNES DIVINES
ARTICLE 1: La Trinité des Personnes divines peut-elle être
connue par la raison naturelle?
ARTICLE 2: Faut-il attribuer des "notions" aux
Personnes divines?
ARTICLE 3: Le nombre des notions
ARTICLE 4: Sur les notions, les opinions sont-elles
libres?
QUESTION 33: LA PERSONNE DU PÈRE
ARTICLE 1: Convient-il au Père d'être qualifié de
"Principe"?
ARTICLE 2: Le nom de "Père" est-il le nom propre
de cette Personne?
ARTICLE 4: Est-il propre au Père d'être inengendré?
ARTICLE 1: Le mot "Verbe", est-il en Dieu un nom
essentiel, ou personnel?
ARTICLE 2: "Le Verbe", est-ce un nom propre du
Fils?
ARTICLE 3: Le nom de "Verbe" implique-t-il
rapport aux créatures?
ARTICLE 1: Le Mot "Image" est-il en Dieu un nom
de personne?
ARTICLE 2: Le nom d'Image est-il propre au Fils?
QUESTION 36: LA PERSONNE DU SAINT-ESPRIT
ARTICLE 1: L'Esprit-Saint, est-il le nom propre d'une
personne divine?
ARTICLE 2: Le Saint-Esprit procède-t-il du Père et du
Fils?
ARTICLE 3: Le Saint-Esprit procède-t-il du Père par le
Fils?
ARTICLE 4: Le Père et le Fils sont-ils un seul principe du
Saint-Esprit?
QUESTION 37: LE NOM DU SAINT-ESPRIT QUI EST
"AMOUR"
ARTICLE 1: "Amour" est-il un nom propre du
Saint-Esprit?
ARTICLE 2: Le Père et le Fils s'aiment-ils par le
Saint-Esprit?
QUESTION 38: LE NOM DU SAINT-ESPRIT QUI EST
"DON"
ARTICLE 1: "Don" peut-il être un nom personnel?
ARTICLE 2: "Don" est-il un nom propre du
Saint-Esprit?
QUESTION 39: LA RELATION DES PERSONNES À L'ESSENCE
ARTICLE 1: En Dieu, l'essence est-elle identique à la
personne?
ARTICLE 2: Doit-on dire qu'il y a trois Personnes d'une
seule essence?
ARTICLE 3: Les noms essentiels s'attribuent-ils aux
Personnes au pluriel ou au singulier?
ARTICLE 5: Les termes notionnels peuvent-ils s'attribuer
aux noms essentiels pris abstraitement?
ARTICLE 6: Les noms des Personnes peuvent-ils s'attribuer
aux noms essentiels concrets?
ARTICLE 7: Faut-il approprier les noms essentiels aux
Personnes?
ARTICLE 8: Quel attribut faut-il approprier à chaque
Personne?
QUESTION 40: COMPARAISON DES PERSONNES AVEC LES RELATIONS
OU PROPRIÉTÉS
ARTICLE 1: La relation est-elle identique à la Personne?
ARTICLE 2: Est-ce que les relations distinguent et
constituent les personnes?
ARTICLE 4: Logiquement, les relations présupposentelles
les actes des personnes, ou inversement?
QUESTION 41: COMPARAISON DES PERSONNES AVEC LES ACTES
NOTIONNELS
ARTICLE 1: Faut-il attribuer aux personnes les actes
notionnels?
ARTICLE 2: Les actes notionnels sont-ils nécessaires ou
volontaires?
ARTICLE 3: La personne procède-t-elle de rien, ou de
quelque chose?
ARTICLE 4: Faut-il poser en Dieu une puissance relative
aux actes notionnels?
ARTICLE 5: En quoi consiste cette puissance?
ARTICLE 6: Les actes notionnels peuvent-ils se terminer à
plusieurs personnes?
QUESTION 42: ÉGALITÉ ET SIMILITUDE ENTRE LES PERSONNES
DIVINES
ARTICLE 1: Y a-t-il lieu de parler d'égalité entre les
Personnes divines?
ARTICLE 2: La personne qui procède est-elle égale en
éternité à celle dont elle procède?
ARTICLE 3: Y a-t-il un ordre entre les Personnes divines?
ARTICLE 4: Les Personnes divines sont-elles égales en
grandeur?
ARTICLE 5: Les Personnes diuines sont-elles l'une dans
l'autre?
ARTICLE 6: Les Personnes divines sont-elles égales en
puissance?
QUESTION 43: LA MISSION DES PERSONNES DIVINES
ARTICLE 1: Convient-il à une Personne divine d'être
envoyée?
ARTICLE 2: La mission est-elle éternelle ou seulement
temporelle?
ARTICLE 3: Comment une Personne divine est-elle envoyée?
ARTICLE 4: Convient-il à toute Personne divine d'être
envoyée?
ARTICLE 5: Y a-t-il mission invisible du Fils aussi bien
que du Saint-Esprit?
ARTICLE 6: A qui est accordée la mission invisible?
ARTICLE 7: Convient-il au Saint-Esprit d'être envoyé
visiblement?
ARTICLE 8: Une Personne peut-elle s'envoyer elle-même
visiblement ou invisiblement?
QUESTION 44: LA CAUSE PREMIÈRE DES ÊTRES
ARTICLE 1: Dieu est-il la cause efficiente de tous les
êtres?
ARTICLE 2: La matière première est-elle créée par Dieu?
ARTICLE 3: Dieu est-il la cause exemplaire des choses?
ARTICLE 4: Dieu est-il la cause finale de toute chose?
QUESTION 45: LA MANIÈRE DONT LES CHOSES ÉMANENT DU PREMIER
PRINCIPE
ARTICLE 1: Qu'est-ce que la création?
ARTICLE 2: Dieu peut-il créer quelque chose?
ARTICLE 3: La création est-elle quelque chose dans la
créature?
ARTICLE 4: A quels êtres appartient-il d'être créés?
ARTICLE 5: Appartient-il à Dieu seul de créer?
ARTICLE 6: Créer est-il commun à toute la Trinité, ou
propre à l'une des Personnes divines?
ARTICLE 7: Y a-t-il un vestige de la Trinité dans les
êtres créés?
ARTICLE 8: L'oeuvre de la création se mêle-t-elle aux
oeuvres de la nature et de la volonté?
QUESTION 46: LE COMMENCEMENT DE LA DURÉE DES CRÉATURES
ARTICLE 1: Les créatures ont-elles toujours existé?
ARTICLE 2: Est-ce un article de foi que le monde ait
commencé?
ARTICLE 3: En quel sens dit-on: "Au commencement Dieu
a créé le ciel et la terre"?
QUESTION 47: CONSIDÉRATION GÉNÉRALE SUR LA DIFFÉRENCE
ENTRE LES ÊTRES
ARTICLE 1: La multitude des choses et leur distinction
ARTICLE 2: L'inégalité des choses
ARTICLE 1: Le mal est-il une nature?
ARTICLE 2: Le mal se trouve-t-il dans les choses?
ARTICLE 3: Le bien est-il le sujet du mal?
ARTICLE 4: Le mal détruit-il totalement le bien?
ARTICLE 5: La division du mal par la peine et la faute
ARTICLE 6: La raison de mal se réalise-t-elle davantage
dans la peine, ou dans la faute?
ARTICLE 1: Le bien peut-il être cause du mal?
ARTICLE 2: Le souverain bien, qui est Dieu, est-il cause
du mal?
ARTICLE 3: Y a-t-il un souverain mal, qui soit la cause
première de tous les maux?
QUESTION 50: LA NATURE DES ANGES
ARTICLE 1: Existe-t-il une créature totalement spirituelle
et absolument incorporelle?
ARTICLE 2: L'ange est-il composé de matière et de forme?
ARTICLE 3: Quel est le nombre des anges?
ARTICLE 4: La distinction des anges entre eux
ARTICLE 5: L'immortalité ou incorruptibilité des anges
QUESTION 51: LES RAPPORTS DES ANGES AVEC LES RÉALITÉS
CORPORELLES
ARTICLE 1: Les anges ont-ils des corps qui leur soient
unis naturellement?
ARTICLE 2: Les anges assument-ils des corps?
ARTICLE 3: Les anges exercent-ils les fonctions de la vie
dans les corps qu'ils assument?
QUESTION 52: LES RAPPORTS DES ANGES AVEC LE LIEU
ARTICLE 1: L'ange est-il dans un lieu?
ARTICLE 2: L'ange peut-il être dans plusieurs lieux en
même temps?
ARTICLE 3: Plusieurs anges peuventil être dans un même
lieu?
QUESTION 53: LE MOUVEMENT LOCAL DES ANGES
ARTICLE 1: L'ange peut-il se mouvoir localement?
ARTICLE 2: L'ange passe-t-il d'un lieu à un autre en traversant
l'espace intermédiaire?
ARTICLE 3: Le mouvement de l'ange est-il successif ou
instantané?
QUESTION 54: LA PUISSANCE COGNITIVE DES ANGES
ARTICLE 1: L'acte d'intellection de l'ange est-il sa
substance?
ARTICLE 2: L'acte d'intellection de l'ange est-il son
existence?
ARTICLE 3: La substance de l'ange est-elle son
intelligence?
ARTICLE 4: Les anges ont-ils un intellect agent et un
intellect possible?
ARTICLE 5: Les anges ont-ils d'autres puissances
cognitives que l'intelligence?
QUESTION 55: LE MÉDIUM DE LA CONNAISSANCE ANGÉLIQUE
ARTICLE 1: Les anges connaissent-ils toutes choses par
leur substance ou par des espèces?
ARTICLE 2: Les espèces sont-elles connaturelles aux anges,
ou reçues des choses?
QUESTION 56: LA CONNAISSANCE DES ANGES CONCERNANT LES
ÊTRES IMMATÉRIELS
ARTICLE 1: L'ange se connaît-il lui-même?
ARTICLE 2: Un ange en connaît-il un autre?
ARTICLE 3: Les anges peuvent-ils connaître Dieu par leurs
facultés naturelles?
QUESTION 57: LA CONNAISSANCE DES ANGES CONCERNANT LES
RÉALITÉS MATÉRIELLES
ARTICLE 1: Les anges connaissent-ils les choses matérielles?
ARTICLE 2: Les anges connaissent-ils les singuliers?
ARTICLE 3: Les anges connaissent-ils l'avenir?
ARTICLE 4: Les anges connaissent-ils les pensées des
coeurs?
ARTICLE 5: Les anges connaissent-ils tous les mystères de
la grâce?
QUESTION 58: LE MODE DE LA CONNAISSANCE ANGÉLIQUE
ARTICLE 1: L'intellect de l'ange est-il tantôt en
puissance et tantôt en acte?
ARTICLE 2: L'ange peut-il connaître plusieurs choses à la
fois?
ARTICLE 3: L'intellection de l'ange est-elle discursive?
ARTICLE 4: La connaissance de l'ange se fait-elle par
composition et division?
ARTICLE 5: Peut-il y avoir de l'erreur dans l'intellect de
l'ange?
ARTICLE 7: La connaissance du matin et la connaissance du
soir sont-elles identiques ou diverses?
QUESTION 59: LA VOLONTÉ DES ANGES_
ARTICLE 1: Y a-t-il une volonté chez les anges?
ARTICLE 2: La volonté de l'ange est-elle identique à sa
nature ou à son intelligence
ARTICLE 3: Les anges ont-ils le libre arbitre?
ARTICLE 4: L'irascible et le concupiscible existent-ils
chez les anges?
QUESTION 60: L'AMOUR OU DILECTION CHEZ LES ANGES
ARTICLE 1: Y a-t-il chez l'ange une dilection naturelle?
ARTICLE 2: Y a-t-il chez l'ange un amour électif?
ARTICLE 3: L'ange s'aime-t-il lui-même d'un amour naturel
ou d'un amour électif?
ARTICLE 4: L'ange aime-t-il naturellement un autre ange
comme lui-même?
ARTICLE 5: L'ange, par amour naturel aime-t-il Dieu plus
que lui-même?
QUESTION 61: LA PRODUCTION DES ANGES SELON LEUR ÊTRE
NATUREL
ARTICLE 1: L'ange a-t-il une cause de son existence?
ARTICLE 2: L'ange existe-t-il de toute éternité?
ARTICLE 3: L'ange a-t-il été créé avant les créatures
corporelles?
ARTICLE 4: Les anges ont-ils été créés dans le ciel
empyrée?
QUESTION 62: L'ÉLÉVATION DES ANGES À LA GRÂCE ET À LA
GLOIRE
ARTICLE 1: Les anges ont-ils été créés bienheureux?
ARTICLE 2: Les anges avaient-ils besoin de la grâce pour
se tourner vers Dieu?
ARTICLE 3: Les anges ont-ils été créés en grâce?
ARTICLE 4: Les anges ont-ils mérité leur béatitude?
ARTICLE 5: Les anges ont-ils obtenu la béatitude aussitôt
après le mérite?
ARTICLE 6: Les anges ont-ils reçu la grâce et la gloire en
proportion de leur capacité naturelle?
ARTICLE 8: Les anges bienheureux ont-ils pu pécher par la
suite?
ARTICLE 9: Après l'entrée dans la gloire, les anges
ont-ils pu progresser?
QUESTION 63: LE MAL DES ANGES QUANT À LA FAUTE
ARTICLE 1: Le mal de faute peut-il exister chez l'ange?
ARTICLE 2: Quelles sortes de péché peut-il y avoir chez
l'ange?
ARTICLE 3: A cause de quel désir l'ange a-t-il péché?
ARTICLE 5: L'ange a-t-il pu devenir mauvais volontairement
dès le premier instant de sa création?
ARTICLE 6: S'est-il écoulé un certain temps entre la
création de l'ange et sa chute?
ARTICLE 7: Le plus élevé parmi les anges déchus était-il
absolument le plus élevé de tous les anges?
ARTICLE 8: Le péché du premier ange a-t-il causé le péché
des autres?
ARTICLE 9: Y a-t-il autant d'anges tombés que d'anges
restés fidèles?
QUESTION 64: LE CHÂTIMENT DES DÉMONS
ARTICLE 1: L'obscurcissement de leur intelligence
ARTICLE 2: L'obstination de leur volonté
ARTICLE 3: La souffrance des démons
ARTICLE 4: Le lieu du châtiment des démons
QUESTION 65: L'OEUVRE DE CRÉATION DE LA CRÉATURE
CORPORELLE
ARTICLE 1: La créature corporelle vient-elle de Dieu?
ARTICLE 2: La créature corporelle a-t-elle été faite en
vue de la bonté de Dieu?
ARTICLE 3: La créature corporelle a-t-elle été l'oeuvre de
Dieu par l'intermédiaire des anges?
ARTICLE 4: Les formes des corps viennent-elles des anges
ou immédiatement de Dieu?
QUESTION 66: LE RAPPORT ENTRE CRÉATION ET DISTINCTION
ARTICLE 2: Y a-t-il une seule matière pour tous les êtres
corporels?
ARTICLE 3: Le ciel empyrée fut-il concréé avec la matière
informe?
ARTICLE 4: Le temps fut-il concréé avec la matière
informe?
QUESTION 67: L'OEUVRE DU PREMIER JOUR
ARTICLE 1: La lumière peut-elle être attribuée dans un
sens propre aux réalités spirituelles?
ARTICLE 2: La lumière corporelle est-elle un corps?
ARTICLE 3: La lumière est-elle une qualité?
ARTICLE 4: Est-il normal que la lumière ait été créée le
premier jour?
QUESTION 68: L'OEUVRE DU DEUXIÈME JOUR
ARTICLE 1: Le firmament a-t-il été créé le deuxième jour?
ARTICLE 2: Y a-t-il des eaux au-dessus du firmament?
ARTICLE 3: Le firmament divise-t-il les eaux d'avec les
eaux?
ARTICLE 4: Y a-t-il un ciel seulement, ou plusieurs?
QUESTION 69: L'OEUVRE DU TROISIÈME JOUR
ARTICLE 1: Le rassemblement des eaux
ARTICLE 2: La production des plantes
QUESTION 70: L'OEUVRE DU QUATRIÈME JOUR
ARTICLE 1: La production des luminaires
ARTICLE 2: La cause finale de la production des luminaires
ARTICLE 3: Les luminaires du ciel sont-ils animés?
QUESTION 71: L'OEUVRE DU CINQUIÈME JOUR
QUESTION 72: L'OEUVRE DU SIXIÈME JOUR
QUESTION 73: CE QUI CONCERNE LE SEPTIÈME JOUR
ARTICLE 1: L'achèvement des oeuvres
ARTICLE 3: La bénédiction et la sanctification du septième
jour
QUESTION 74: L'ENSEMBLE DES JOURS DE LA CRÉATION
ARTICLE 1: Ces jours sont-ils assez nombreux?
ARTICLE 2: Ces jours sont-ils un seul ou plusieurs?
ARTICLE 3: Quelques façons de parler dans le récit des six
jours
QUESTION 75: L'ESSENCE DE L'ÂME
ARTICLE 1: L'âme est-elle une réalité corporelle?
ARTICLE 2: L'âme est-elle une réalité subsistante?
ARTICLE 3: Les âmes des bêtes sont-elles subsistantes?
ARTICLE 4: L'âme est-elle l'homme même?
ARTICLE 5: L'âme est-elle composée de matière et de forme?
ARTICLE 6: L'âme humaine est-elle incorruptible?
ARTICLE 7: L'âme est-elle de même nature que l'ange?
QUESTION 76: L'UNION DE L'ÂME AU CORPS
ARTICLE 1: Le principe pensant s’unit-il au corps comme
une forme?
ARTICLE 2: Y a-t-il autant de principes d'intellection
qu'il y a de corps?
ARTICLE 3: Y a-t-il dans l'homme d'autres âmes que l'âme
intellectuelle?
ARTICLE 4: Y a-t-il dans l'homme une autre forme
substantielle que l'âme intellectuelle?
ARTICLE 5: À quelle sorte de corps convenait-il que l'âme
intellective fût unie?
ARTICLE 6: L'âme est-elle unie à un tel corps par
l'intermédiaire de dispositions accidentelles?
ARTICLE 7: L'âme est-elle unie au corps par
l'intermédiaire d'un autre corps?
ARTICLE 8: L'âme est-elle tout entière dans chaque partie
du corps?
QUESTION 77: LES PUISSANCES DE L'ÂME EN GÉNÉRAL
ARTICLE 1: L'essence de l'âme est-elle identique à sa
puissance?
ARTICLE 2: Y a-t-il une ou plusieurs puissances dans
l'âme?
ARTICLE 3: Comment distingue-t-on ces puissances?
ARTICLE 4: Les rapports naturels entre les puissances de
l'âme
ARTICLE 5: L'âme est-elle le sujet de toutes les
puissances?
ARTICLE 6: Les Puissances émanent-elles de l'essence de
l'âme?
ARTICLE 7: Une puissance de l'âme sort-elle d'une autre?
ARTICLE 8: Toutes les puissances demeurent-elles dans
l'âme après la mort?
QUESTION 78: LES PUISSANCES NON SPIRITUELLES DE L'ÂME
ARTICLE 1: Les différents genres de puissances dans l'âme
ARTICLE 2: Les puissances de l'âme végétatives
QUESTION 79: LES PUISSANCES INTELLECTUELLES
ARTICLE 1: L'intelligence est-elle une puissance de l'âme
ou son essence?
ARTICLE 2: L'intelligence est-elle une puissance passive?
ARTICLE 3: Faut-il admettre l'existence d'un intellect
agent?
ARTICLE 4: L'intellect agent fait-il partie de l'âme?
ARTICLE 5: N’y a-t-il qu'un seul intellect agent pour tous
les hommes?
ARTICLE 6: La mémoire est-elle dans l'intellect?
ARTICLE 7: La mémoire est-elle une puissance distincte de
l'intelligence?
ARTICLE 8: La raison se distingue-t-elle de
l'intelligence?
ARTICLE 9: La raison supérieure et la raison inférieure
sont-elles des puissances différentes?
ARTICLE 10: L'intelligence est-elle une autre puissance
que l'intellect?
ARTICLE 11: L'intellect spéculatif et l'intellect pratique
sont-ils des puissances différentes?
ARTICLE 12: La syndérèse est-elle une puissance
intellectuelle?
ARTICLE 13: La conscience est-elle une puissance?
QUESTION 80: LES PUISSANCES APPÉTITIVES EN GÉNÉRAL
ARTICLE 1: L'appétit est-il une puissance spéciale?
ARTICLE 2: L'appétit sensible et l'appétit intellectuel
sont-ils des puissances différentes?
ARTICLE 1: La sensibilité est-elle uniquement de l'ordre
appétitif?
ARTICLE 3: L'irascible et le concupiscible obéissent-ils à
la raison?
ARTICLE 1: La volonté désire-t-elle quelque chose de façon
nécessaire?
ARTICLE 2: La volonté désire-t-elle toutes choses de façon
nécessaire?
ARTICLE 3: La volonté est-elle une puissance supérieure à
l'intelligence?
ARTICLE 4: La volonté meut-elle l'intelligence?
ARTICLE 5: Faut-il distinguer dans l'appétit supérieur
l'irascible et le concupiscible?
ARTICLE 1: L'homme est-il doué de libre arbitre?
ARTICLE 2: Le libre arbitre est-il une puissance de l'âme?
ARTICLE 3: Le libre arbitre est-il une puissance de
l'appétit ou de la connaissance?
ARTICLE 4: Le libre arbitre est-il la même puissance que
la volonté?
ARTICLE 1: L'âme connaît-elle les corps par
l'intelligence?
ARTICLE 2: L'âme connaît-elle les corps par son essence ou
à travers des espèces?
ARTICLE 3: Y a-t-il dans l'âme des espèces innées de tout
objet intelligibles?
ARTICLE 4: Les espèces intelligibles découlent-elles dans
l'âme de certaines formes séparées?
ARTICLE 5: Notre âme voit-elle tout ce qu’elle comprend
dans les raisons éternelles?
ARTICLE 6: L'âme acquiert-elle la connaissance
intellectuelle à partir du sens?
ARTICLE 8: Le jugement de l'intellect est-il empêché par
la paralysie des facultés sensibles?
QUESTION 85: COMMENT ET DANS QUEL ORDRE OPÈRE
L'INTELLIGENCE?
ARTICLE 1: Notre intellect opère-t-il en abstrayant des
images les espèces intelligibles?
ARTICLE 2: Les espèces intelligibles abstraites sont-elles
ce que notre intelligence connaît?
ARTICLE 3: Est-il naturel à notre intellect de connaître
d'abord le plus universel?
ARTICLE 4: Notre intellect peut-il connaître plusieurs
choses à la fois?
ARTICLE 5: Notre intellect connaît-il par composition et
division?
ARTICLE 6: L'intellect peut-il se tromper?
ARTICLE 7: Quelqu'un peut-il connaître une même chose
mieux qu'un autre?
ARTICLE 8: Notre intellect connaît-il l'indivisible avant
le divisible?
QUESTION 86: CE QUE NOTRE INTELLECT CONNAÎT DANS LES
RÉALITÉS MATÉRIELLES
ARTICLE 1: Notre intellect connaît-il les singuliers?
ARTICLE 2: Notre intellect peut-il connaître des infinis?
ARTICLE 3: Notre intelligence connaît-elle les
contingents?
ARTICLE 4: Notre intelligence connaît-elle les futurs?
QUESTION 87: COMMENT L'ÂME INTELLECTUELLE SE CONNAÎT ET
CONNAÎT CE QUI EST EN ELLE
ARTICLE 1: L'âme intellectuelle se connaît-elle par son
essence?
ARTICLE 2: Comment notre intelligence connaît-elle les
habitue de l'âme qui existent en elle?
ARTICLE 3: Comment l'intellect connaît-il son acte propre?
ARTICLE 4: Comment l'intellect connaît-il l'acte de
volonté?
QUESTION 88: COMMENT L'ÂME HUMAINE CONNAÎT-ELLE LES
RÉALITÉS SUPÉRIEURES A ELLE?
ARTICLE 3: Dieu est-il notre premier objet de
connaissance?
QUESTION 89: LA CONNAISSANCE CHEZ L'ÂME SÉPARÉE
ARTICLE 1: L'âme séparée du corps peut-elle faire acte
d'intelligence?
ARTICLE 2: L'âme séparée connaît-elle les substances
séparées?
ARTICLE 3: L’âme séparée connaît-elle toutes les réalités
naturelles?
ARTICLE 4: L’âme séparée connaît-elle les singuliers?
ARTICLE 5: Les habitus de science acquis en cette vie
demeurent-ils dans l'âme séparée?
ARTICLE 6: L'âme séparée peut-elle user de l'habitus de
science acquis ici-bas?
ARTICLE 7: La distance dans l'espace empêche-t-elle la
connaissance chez l'âme séparée?
ARTICLE 8: Les âmes séparées connaissent-elles ce qui se
passe ici-bas?
QUESTION 90: LA PRODUCTION DE L'ÂME HUMAINE
ARTICLE 2: Étant admis que l'âme a été produite, a-t-elle
été créée?
ARTICLE 3: L'âme humaine a-t-elle été faite par l'intermédiaire
des anges?
ARTICLE 4: L'âme humaine a-t-elle été faite avant le
corps?
QUESTION 91: LA PRODUCTION DU CORPS DU PREMIER HOMME
ARTICLE 1: La matière à partir de laquelle fut produit le
corps du premier homme
ARTICLE 2: L'auteur de cette production du corps humain
ARTICLE 3: La disposition qui fut attribuée au corps ainsi
produit
ARTICLE 4: Les modalités et l'ordre de cette production
QUESTION 92: LA PRODUCTION DE LA FEMME
ARTICLE 1: La production des choses devait-elle comporter la
production de la femme?
ARTICLE 2: La femme devait-elle être faite à partir de
l'homme?
ARTICLE 3: La femme devait-elle être faite de la côte de
l'homme?
ARTICLE 4: La femme a-t-elle été faite immédiatement par
Dieu?
QUESTION 93: L'IMAGE DE DIEU CHEZ L'HOMME
ARTICLE 1: Y a-t-il une image de Dieu chez l'homme?
ARTICLE 2: Y a-t-il une image de Dieu chez les créatures sans
raison?
ARTICLE 3: L'image de Dieu est-elle davantage chez l'ange
que chez l'homme?
ARTICLE 4: L'image de Dieu est-elle en tout homme?
ARTICLE 6: L'image de Dieu existe-t-elle chez l'homme
selon l'esprit seulement?
ARTICLE 7: Est-ce selon les actes que l'image de Dieu se
trouve dans l'âme?
ARTICLE 9: La différence entre image et ressemblance
QUESTION 94: LA CONDITION DU PREMIER HOMME QUANT À
L'INTELLIGENCE
ARTICLE 1: Le premier homme a-t-il vu Dieu dans son
essence?
ARTICLE 2: Le premier homme a-t-il pu voir les substances
séparées, c'est-à-dire les anges?
ARTICLE 3: Le premier homme a-t-il eu la science de toutes
choses?
ARTICLE 4: Le premier homme a-t-il pu se tromper ou être
trompé?
QUESTION 95: CE QUI SE RATTACHE À LA VOLONTÉ DU PREMIER
HOMME: LA GRÂCE ET LA JUSTICE,
ARTICLE 1: L'homme a-t-il été créé en grâce?
ARTICLE 2: L'homme a-t-il eu des passions dans l'état
d'innocence?
ARTICLE 3: Dans l'état d'innocence, l'homme avait-il
toutes les vertus?
ARTICLE 4: Les actions de l'homme avaient-elles une valeur
méritoire égale à celles de maintenant?
QUESTION 96: LE POUVOIR DE DOMINATION QUI APPARTENAIT À L'HOMME
DANS L'ÉTAT D'INNOCENCE
ARTICLE 1: L'homme dans l'état d'innocence aurait-il
dominé sur les animaux?
ARTICLE 2: L'homme en état d'innocence aurait-il dominé
sur toute créature?
ARTICLE 3: Dans l'état d'innocence tous les hommes
auraient-ils été égaux?
ARTICLE 4: Les hommes, dans l'état d'innocence,
auraient-ils dominé sur les hommes?
QUESTION 97: CE QUI CONCERNE L'ÉTAT DU PREMIER HOMME QUANT
À LA CONSERVATION DE L'INDIVIDU
ARTICLE 1: L'homme, dans l'état d'innocence, était-il
immortel?
ARTICLE 2: L'homme, dans l'état d'innocence, était-il
impassible?
ARTICLE 3: Dans l'état d'innocence, l'homme avait-il
besoin de se nourrir?
ARTICLE 4: L'homme aurait-il obtenu l'immortalité par
l'arbre de vie?
ARTICLE 1: Y aurait-il eu génération dans l'état
d'innocence?
ARTICLE 2: La génération se serait-elle faite, dans l'état
d'innocence, par union charnelle?
QUESTION 99: LEUR CONDITION CORPORELLE
ARTICLE 2: Tous les enfants seraient-ils nés du sexe
masculin?
QUESTION 100: LA CONDITION NATIVE DES ENFANTS QUANT À LA
JUSTICE
ARTICLE 1: Les hommes seraient-ils nés avec la justice?
ARTICLE 2: Les hommes seraient-ils nés confirmés en
justice?
QUESTION 101: LA CONDITION NATIVE DES ENFANTS QUANT À LA
SCIENCE
ARTICLE 1: Les enfants seraient-ils nés avec une science
parfaite?
ARTICLE 2: Les enfants auraient-ils eu dès leur naissance
l'usage parfait de la raison?
QUESTION 102: LE LIEU DE L'HOMME, QUI EST LE PARADIS
ARTICLE 1: Le paradis est-il un lieu corporel?
ARTICLE 2: Le paradis est-il un lieu qui convient à
l'habitation de l'homme?
ARTICLE 3: Pour quelle fin l'homme fut-il placé dans le
paradis?
ARTICLE 4: L'homme devait-il être créé dans le paradis?
QUESTION 103: LE GOUVERNEMENT DU MONDE EN GÉNÉRAL
ARTICLE 1: Le monde est-il gouverné par quelqu'un?
ARTICLE 2: Quel est le but de ce gouvernement du monde?
ARTICLE 3: Le monde est-il gouverné par un être unique?
ARTICLE 4: Les effets de ce gouvernement
ARTICLE 5: Toutes choses sont-elles soumises au
gouvernement divin?
ARTICLE 6: Toutes choses sont-elles gouvernées immédiatement
par Dieu?
ARTICLE 7: Peut-il se produire quelque chose en dehors de
l'ordre du gouvernement divin?
ARTICLE 8: Quelque chose peut-il s'opposer à la providence
divine?
QUESTION 104: LES EFFETS SPÉCIAUX DU GOUVERNEMENT DIVIN
ARTICLE 1: Les créatures ont-elles besoin d'être
conservées dans l’être par Dieu?
ARTICLE 2: Les créatures sont-elles conservées par Dieu de
façon immédiate?
ARTICLE 3: Dieu peut-il réduire quelque chose à néant?
ARTICLE 4: Y a-t-il des réalités qui soient réduites à
néant?
QUESTION 105: LA MUTATION DES CRÉATURES PAR DIEU
ARTICLE 1: Dieu peut-il mouvoir immédiatement la matière à
recevoir la forme?
ARTICLE 2: Dieu peut-il mouvoir immédiatement un corps?
ARTICLE 3: Dieu peut-il mouvoir l'intelligence?
ARTICLE 4: Dieu peut-il mouvoir la volonté?
ARTICLE 5: Dieu agit-il en tout être agissant?
ARTICLE 6: Dieu peut-il faire quelque chose en dehors de
l'ordre naturel?
ARTICLE 7: Tout ce que Dieu fait en dehors de l'ordre
naturel est-il miraculeux?
ARTICLE 8: La diversité des miracles
QUESTION 106: L'ILLUMINATION D'UN ANGE PAR UN AUTRE
ARTICLE 1: Un ange meut-il l'intelligence d'un autre en
l'illuminant?
ARTICLE 2: Un ange peut-il mouvoir la volonté d'un autre
ange?
ARTICLE 3: Un ange inférieur peut-il illuminer un ange
supérieur?
ARTICLE 4: L'ange supérieur illumine-t-il l'ange inférieur
sur tout ce qu'il connaît lui-même?
QUESTION 107: LE LANGAGE DES ANGES_
ARTICLE 1: Un ange parle-t-il à un autre?
ARTICLE 2: Un ange inférieur peut-il parler à un ange
supérieur?
ARTICLE 3: L'ange parle-t-il à Dieu?
ARTICLE 4: La distance locale agit-elle sur le langage
angélique?
ARTICLE 5: La parole d'un ange à un autre est-elle connue
de tous les autres?
QUESTION 108: HIÉRARCHIES ET ORDRES ANGÉLIQUES
ARTICLE 1: Tous les anges appartiennent-ils à une seule
hiérarchie?
ARTICLE 2: Y a-t-il un ordre unique dans une même hiérarchie?
ARTICLE 3: Dans un seul ordre y a-t-il plusieurs anges?
ARTICLE 4: La distinction des hiérarchies et des ordres
tient-elle à la nature des anges?
ARTICLE 5: Les noms et les propriétés de chaque ordre
ARTICLE 6: Les rapports des différents ordres entre eux
ARTICLE 7: Les ordres subsisteront-ils après le jour du
jugement?
ARTICLE 8: Les hommes sont-ils élevés aux ordres
angéliques?
QUESTION 109: L'ORGANISATION DES MAUVAIS ANGES
ARTICLE 1: Y a-t-il une hiérarchie parmi les démons?
ARTICLE 2: Y a-t-il parmi les démons, un acte de
supériorité?
ARTICLE 3: Y a-t-il illumination chez les démons?
ARTICLE 4: Les bons anges exercent-ils une supériorité sur
les mauvais anges?
QUESTION 110: LA PRIMAUTÉ DES ANGES SUR LES CRÉATURES CORPORELLES
ARTICLE 1: La créature corporelle est-elle gouvernée par
les anges?
ARTICLE 2: La matière corporelle obéit-elle aux anges sans
aucune résistance?
ARTICLE 3: Les anges peuvent-ils immédiatement, par leur
vertu, déplacer les corps?
ARTICLE 4: Les anges, bons ou mauvais, peuvent-ils faire
des miracles?
L'ACTION DES ANGES SUR LES HOMMES_
QUESTION 111: L'ACTION NATURELLE DES ANGES SUR LES HOMMES
ARTICLE 1: L'ange peut-il illuminer l'intelligence de
l'homme
ARTICLE 2: L'ange peut-il changer la volonté de l'homme?
ARTICLE 3: L'ange peut-il modifier l'imagination de
l'homme?
ARTICLE 4: L'ange peut-il agir sur les sens de l'homme?
QUESTION 112: LA MISSION DES ANGES_
ARTICLE 1: Certains anges sont-ils envoyés pour un
ministère?
ARTICLE 2: Tous les anges sont-ils envoyés en ministère?
ARTICLE 3: Les anges envoyés en ministère demeurent-ils
auprès de Dieu?
ARTICLE 4: A quel ordre d'anges appartiennent ceux qui
sont envoyés?
QUESTION 113: LES ANGES GARDIENS
ARTICLE 1: Les hommes sont-ils gardés par des anges?
ARTICLE 2: Y a-t-il un ange particulier chargé de garder
chaque homme?
ARTICLE 3: La garde des hommes est-elle réservée au
dernier ordre des anges?
ARTICLE 4: Tout homme doit-il avoir un ange gardien?
ARTICLE 5: A quel moment l'ange gardien commence-t-il sa
mission?
ARTICLE 6: L'ange gardien garde-t-il l'homme
continuellement?
ARTICLE 7: L'ange souffre-t-il de voir périr son protégé?
ARTICLE 8: Y a-t-il conflit entre les anges gardiens?
QUESTION 114: LES ATTAQUES DES DÉMONS
ARTICLE 1: Les hommes sont-ils attaqués par les démons?
ARTICLE 2: Tenter est-il le propre du diable?
ARTICLE 3: Tous les péchés des hommes proviennent-ils de
l'attaque ou de la tentation des démons?
ARTICLE 4: Les démons peuvent-ils faire de vrais miracles
pour nous séduire?
ARTICLE 5: Les démons vaincus par les hommes sont-ils
empêchés de les attaquer de nouveau?
QUESTION 115: L'ACTION DE LA CRÉATURE CORPORELLE
ARTICLE 1: Un corps peut-il être actif?
ARTICLE 2: Y a-t-il dans le corps des raisons séminales?
ARTICLE 3: Les corps célestes sont-ils la cause de ce qui
se passe dans les corps d'ici-bas?
ARTICLE 4: Les corps célestes sont-ils la cause des actes
humains?
ARTICLE 5: Les démons sont-ils soumis à l'action des corps
célestes?
ARTICLE 6: Les corps célestes rendent-ils nécessaire ce
qui est soumis à leur action?
ARTICLE 1: Le destin existe-t-il?_
ARTICLE 2: Où le destin se trouve-t-il?
ARTICLE 3: Le destin est-il immuable?
ARTICLE 4: Tout est-il soumis au destin?
QUESTION 117: CE QUI CONCERNE L'ACTION DE L'HOMME
ARTICLE 1: Un homme peut-il instruire un autre homme, en
produisant en lui la science?
ARTICLE 2: Les hommes peuvent-ils instruire les anges?
ARTICLE 3: L'homme peut-il par la puissance de son âme
modifier la matière corporelle?
ARTICLE 4: L'âme humaine séparée peut-elle imprimer aux
corps un mouvement local?
QUESTION 118: D'OÙ PROVIENT L'ÂME DE L'HOMME?
ARTICLE 1: L'âme sensitive est-elle transmise avec la
semence?
ARTICLE 2: L'âme intellective est-elle transmise avec la
semence?
ARTICLE 3: Toutes les âmes ont-elles été créées ensemble?
QUESTION 119: LA PROPAGATION CORPORELLE DE L'HOMME
ARTICLE 1: Une part des aliments se transforme-t-elle en
la réalité de la nature humaine?
ARTICLE 2: La semence, principe de la génération humaine,
provient-elle du superflu de nourriture?
Somme Théologique. Ia Pars
Le
docteur de la vérité catholique doit instruire les commençants et non seulement
s'adresser aux théologiens les plus avancés, selon ces mots de l'Apôtre (1Co
3,1-2) : "je vous ai donné à boire du lait comme à de petits enfants
dans le Christ et non de la nourriture solide." Notre but consiste
donc, à exposer dans ce livre ce qui
concerne la religion chrétienne de la façon la plus asaptée à la formation des novices.
Nous
avons remarqué que les débutants en cette matière perdent beaucoup d'énergie dans
l'emploi des écrits des différents auteurs pour trois raisons: 1- la
multiplication des questions inutiles, des articles et des preuves ; 2- parce
que ce qu'il leur convient d'apprendre n'est pas traité selon l'ordre même de
la discipline, mais selon l'ordre où a conduit le commentaire des livres, ou le
hasard de questions débattues ; 3- enfin parce que la répétition fréquente des
mêmes choses engendre dans l'esprit des auditeurs lassitude et confusion.
Pour
éviter ces inconvénients et d'autres semblables, nous essayerons, en nous confiant
dans le pouvoir divin, de présenter la doctrine sacrée brièvement et
clairement, selon mes exigences et les possibilités de la matière.
Afin de délimiter exactement le champ de
nos recherches, nous devons d'abord traiter de la doctrine sacrée elle-même, en
nous demandant ce qu'elle est, et quel est son domaine.
1. Une telle
doctrine est-elle nécessaire? 2. Est-elle une science? 3. Est-elle une ou
multiple? 4. Est-elle spéculative ou pratique? 5. Quels rapports
entretient-elle avec les autres sciences? 6. Est-elle une sagesse? 7. Quel est
son sujet? 8. Argumente-t-elle? 9. Doit-elle employer des métaphores ou des
expressions symboliques? 10. Les textes de l'Écriture sainte, dans cette
doctrine, doivent-ils être expliqués selon plusieurs sens?
Objections:
1. Il semble qu'il ne soit pas nécessaire d'avoir une
autre doctrine que les disciplines philosophiques. Pourquoi faire effort en
effet vers ce qui dépasse la raison humaine? "Ne cherche pas plus haut que
toi", nous dit l'Ecclésiastique (3, 23). Or, ce qui est à portée de la
raison nous est communiqué de manière suffisante dans les disciplines
philosophiques. Il paraît donc superflu de recourir à une autre doctrine.
2. Il n'y a de science que de l'être, car on ne peut
avoir de connaissance que du vrai, qui lui-même est convertible avec l'être. Or,
dans les disciplines philosophiques, on traite de toutes les modalités de
l'être, et même de Dieu; d'où vient qu'une branche de ce savoir est appelée
théologie, ou science divine, comme le montre Aristote. Il n'est donc pas
nécessaire d'ajouter aux disciplines philosophiques une autre doctrine.
Cependant:
S.
Paul dit (2 Tm 3, 16 Vg): "Toute Écriture divinement inspirée est utile
pour enseigner, réfuter, redresser, former à la justice." Or, une Écriture
divinement inspirée n'a rien à voir avec les disciplines philosophiques, qui
sont des oeuvres de la raison humaine; c'est donc qu'une autre doctrine, celle-là
d'inspiration divine, a bien sa raison d'être.
Conclusion:
Il
fut nécessaire pour le salut de l'homme qu'il y eût, en dehors des sciences
philosophiques que scrute la raison humaine, une doctrine procédant de la
révélation divine. Le motif en est d'abord que l'homme est destiné par Dieu à
atteindre une fin qui dépasse la compréhension de son esprit, car, dit Isaïe
(64, 3), "l'oeil n'a point vu, ô Dieu, en dehors de toi, ce que tu as
préparé à ceux qui t'aiment". Or il faut qu'avant de diriger leurs
intentions et leurs actions vers une fin, les hommes connaissent cette fin. Il
était donc nécessaire, pour le salut de l'homme, que certaines choses dépassant
sa raison lui fussent communiquées par révélation divine.
A
l'égard même de ce que la raison était capable d'atteindre au sujet de Dieu, il
fallait aussi que l'homme fût instruit par révélation divine. En effet, la
vérité sur Dieu atteinte par la raison n'eût été le fait que d'un petit nombre,
elle eût coûté beaucoup de temps, et se fût mêlée de beaucoup d'erreurs. De la
connaissance d'une telle vérité, cependant, dépend tout le salut de l'homme, puisque
ce salut est en Dieu. Il était donc nécessaire, si l'on voulait que ce salut
fût procuré aux hommes d'une façon plus ordinaire et plus certaine, que ceux-ci
fussent instruits par une révélation divine.
Pour
toutes ces raisons, il était nécessaire qu'il y eût, en plus des disciplines
philosophiques, oeuvres de la raison, une doctrine sacrée, acquise par
révélation.
Solutions:
1. Il est bien vrai qu'il ne faut pas chercher à scruter
au moyen de la raison ce qui dépasse la connaissance humaine, mais à la
révélation qui nous en est faite par Dieu nous devons accorder notre foi. Aussi,
au même endroit, est-il ajouté: "Beaucoup de choses te sont montrées qui
dépassent la compréhension humaine." C'est en ces choses que consiste la
doctrine sacrée.
2. Une diversité de "raisons", ou de points de
vue, dans ce que l'on connaît, détermine une diversité de sciences. Ainsi
est-ce bien une même conclusion que démontrent l'astronome et le physicien, par
exemple, que la terre est ronde; mais le premier utilise à cette fin un moyen
terme mathématique, c'est-à-dire abstrait de la matière, tandis que le second
en emploie un qui s'y trouve impliqué. Rien n'empêche donc que les objets mêmes
dont traitent les sciences philosophiques, selon qu'ils sont connaissables par
la lumière de la raison naturelle, puissent encore être envisagés dans une
autre science, selon qu'ils sont connus par la lumière de la révélation divine.
La théologie qui relève de la doctrine sacrée est donc d'un autre genre que
celle qui est encore une partie de la philosophie.
Objections:
1. Toute science procède de principes évidents par
eux-mêmes. Or les principes de la doctrine sacrée sont les articles de foi, qui
ne sont pas de soi évidents, puisqu'ils ne sont pas admis par tous. "La
foi n'est pas le partage de tous", dit l'Apôtre (2 Th 3, 2). La doctrine
sacrée n'est donc pas une science.
2. Il n'y a pas de science du singulier. Or, la doctrine
sacrée s'occupe de cas singuliers, par exemple des faits et gestes d'Abraham, d'Isaac
et de Jacob, et d'autres choses semblables. Elle n'est donc pas une science.
Cependant:
S.
Augustin dit: "A cette science appartient cela seulement par quoi la foi
très salutaire est engendrée, nourrie, défendue, corroborée", rôles qui ne
peuvent être attribués qu'à la doctrine sacrée. Celle-ci est donc une science.
Conclusion:
A
coup sûr la doctrine sacrée est une science. Mais, parmi les sciences, il en
est de deux espèces. Certaines s'appuient sur des principes connus par la
lumière naturelle de l'intelligence: telles l'arithmétique, la géométrie, etc.
D'autres procèdent de principes qui sont connus à la lumière d'une science
supérieure: comme la perspective à partir de principes reconnus en géométrie, et
la musique à partir de principes connus par l'arithmétique. Et c'est de cette
façon que la doctrine sacrée est une science. Elle procède en effet de
principes connus à la lumière d'une science de Dieu et des bienheureux. Et
comme la musique fait confiance aux principes qui lui sont livrés par
l'arithmétique, ainsi la doctrine sacrée accorde foi aux principes révélés par
Dieu.
Solutions:
1. Les principes de toute science, ou sont évidents par eux-mêmes,
ou se ramènent à la connaissance d'une science supérieure. Et ce dernier cas
est celui des principes de la doctrine sacrée, comme on vient de le dire.
2. S'il arrive que des faits singuliers soient rapportés
dans la doctrine sacrée, ce n'est pas à titre d'objet d'étude principal: ils
sont introduits soit comme des exemples de vie, qu'invoquent les sciences
morales, soit pour établir l'autorité des hommes par qui nous arrive la
révélation divine, fondement même de l'Écriture ou de la doctrine sacrée.
Objections:
1. Selon Aristote, une science "une" n'a pour
sujet qu'un seul genre. Or, le créateur et la créature, dont il est question
dans la doctrine sacrée, ne sont pas des sujets contenus dans un même genre. La
doctrine sacrée n'est donc pas une science "une".
2. Dans la doctrine sacrée, on traite des anges, des
créatures corporelles, des moeurs humaines, toutes choses qui appartiennent à
diverses sciences philosophiques. La doctrine sacrée ne peut donc être, elle
non plus, une science "une".
Cependant:
L'Écriture
parle de cette doctrine comme d'une science unique; ainsi dit-elle (Sg 10, 10):
"La sagesse lui donna (à Jacob) la science des choses saintes."
Conclusion:
La
doctrine sacrée est bien une science une. L'unité d'une puissance de l'âme ou
d'un habitus se prend, en effet, de son objet; non pas de son objet considéré
matériellement, mais envisagé du point de vue de sa raison formelle d'objet;
l'homme, l'âne, la pierre, par exemple, se rencontrent dans l'unique raison
formelle du coloré, qui est l'objet de la vue. Donc, puisque l'Écriture sainte envisage
certains objets en tant que révélés par Dieu, ainsi qu'on vient de le voir tout
ce qui est connaissable par révélation divine s'unifie dans la raison formelle
de cette science et de ce fait, se trouve compris dans la doctrine sacrée comme
dans une science unique.
Solutions:
1. La doctrine sacrée ne met pas Dieu et les créatures à
égalité lorsqu'elle en traite; c'est de Dieu principalement qu'elle s'occupe, et
lorsqu'elle parle des créatures, elle les envisage selon qu'elles se rapportent
à Dieu, soit comme à leur principe, soit comme à leur fin. L'unité de la
science est donc sauve.
2. Rien n'empêche que des puissances de l'âme ou des
habitus de rang inférieur soient diversifiés par rapport à des matières qui se
trouvent unifiées en face d'une puissance ou d'un habitus de rang supérieur, car
une puissance de l'âme ou un habitus, s'il est d'un ordre plus élevé, considère
son objet sous une raison formelle plus universelle. Par exemple le "sens
commun" a pour objet le sensible, qui embrasse le visible et l'audible;
ainsi, bien qu'il soit une seule puissance, s'étendit à tous les objets des
cinq sens. De même, l'unique science sacrée est en mesure d'envisager sous une
même raison formelle, c'est-à-dire en tant que divinement révélables, des
objets traités dans des sciences philosophiques différentes; ce qui fait que
cette science peut être regardée comme une certaine impression de la science de
Dieu elle-même, une et simple à l'égard de tout.
Objections:
1. Il semble que la doctrine sacrée soit une science
pratique, car, selon Aristote une science pratique a pour but l'action. Or la
doctrine sacrée est adonnée à l'action: "Mettez la Parole en pratique au
lieu de l'écouter seulement", nous dit S. Jacques (1, 22). La doctrine
sacrée est donc une science pratique.
2. La doctrine sacrée se divise en loi ancienne et loi
nouvelle. Or, une loi est affaire de science morale, c'est-à-dire de science
pratique. C'est donc que la doctrine sacrée appartient à cette catégorie.
Cependant:
Toute
science pratique se rapporte à des oeuvres qui peuvent être accomplies par
l'homme: ainsi la morale concerne les actes humains, la science de l'architecte
les constructions. Or la doctrine sacrée porte avant tout sur Dieu, dont les
hommes apparaissent plutôt comme ses oeuvres à lui; elle n'est donc pas une
science pratique, mais davantage une science spéculative.
Conclusion:
Nous
avons dit que la doctrine sacrée, sans cesser d'être une, s'étend à des objets
qui appartiennent à des sciences philosophiques différentes, à cause de l'unité
de point de vue qui lui fait envisager toutes choses comme connaissables dans
la lumière divine. Il se peut donc bien que, parmi les sciences philosophiques,
les unes soient spéculatives et d'autres pratiques; mais la doctrine sacrée, pour
sa part, sera l'une et l'autre, de même que Dieu, par une même science, se
connaît et connaît ses oeuvres.
Toutefois
la science sacrée est plus spéculative que pratique, car elle concerne plus les
choses divines que les actes humains n'envisageant ceux-ci que comme moyens pour
parvenir à la pleine connaissance de Dieu, en laquelle consiste l'éternelle
béatitude.
Et
par là, Réponse est donnée aux Objections.
Objections:
1. La supériorité d'une science dépend de sa certitude.
Or, les autres sciences, dont les principes ne peuvent être mis en doute, paraissent
plus certaines que la doctrine sacrée, dont les principes, qui sont les
articles de foi, admettent le doute. Les autres sciences paraissent donc être
supérieures.
2. C'est le fait d'une science inférieure d'emprunter à
une science supérieure: ainsi en est-il de la musique par rapport à
l'arithmétique; or, la doctrine sacrée fait des emprunts aux doctrines
philosophiques; S. Jérôme dit en effet dans une lettre à un grand orateur de
Rome, en parlant des anciens docteurs: "Ils ont parsemé leurs livres d'une
telle quantité de doctrines et de maximes de philosophes qu'on ne sait ce qu'on
doit admirer davantage, de leur érudition séculière, ou de leur science des
Ecritures." La doctrine sacrée est donc inférieure aux autres sciences.
Cependant:
les
autres sciences sont appelées ses servantes; ainsi lit-on aux Proverbes (9, 3):
la Sagesse "a dépêché ses servantes, elle appelle sur les hauteurs".
Conclusion:
La
vérité est que cette science, à la fois spéculative et pratique, dépasse sous
ce double rapport toutes les autres. Parmi les sciences spéculatives, on doit
appeler la plus digne celle qui est la plus certaine et s'occupe des plus hauts
objets. Or, à ce double point de vue, la science sacrée l'emporte sur les
autres sciences spéculatives. Elle est la plus certaine, car les autres tirent
leur certitude de la lumière naturelle de la raison humaine qui peut faillir, alors
qu'elle tire la sienne de la lumière de la science divine qui ne peut se
tromper. C'est elle aussi qui a l'objet le plus élevé, puisqu'elle porte
principalement sur ce qui dépasse la raison, au lieu que les autres disciplines
envisagent ce qui est soumis à la raison.
Parmi
les sciences pratiques, on doit dire supérieure celle qui ne vise pas, au-delà
d'elle-même, une autre fin, telle la politique pour l'art militaire (le bien de
l'armée est en effet ordonné à celui de la cité). Or, la fin de notre doctrine,
selon qu'elle est pratique, n'est autre que la béatitude éternelle, but auquel
se réfèrent, comme à la fin suprême, toutes les autres fins des sciences
pratiques. De toute façon la science sacrée est donc prééminente.
Solutions:
1. Rien n'empêche qu'une connaissance plus certaine
selon sa nature soit en même temps moins certaine pour nous; cela tient à la
faiblesse de notre esprit, qui se trouve, dit Aristote, "devant les plus
hautes évidences des choses, comme l'oeil du hibou en face de la lumière du
soleil". Le doute qui peut surgir à l'égard des articles de foi ne doit
donc pas être attribué à une incertitude des choses mêmes, mais à la faiblesse
de l'intelligence humaine. Malgré cela, la moindre connaissance touchant les
choses les plus hautes est plus désirable qu'une science très certaine des
choses moindres, dit Aristote.
2. La science sacrée peut faire des emprunts aux
sciences philosophiques, mais ce n'est pas qu'elles lui soient nécessaires, c'est
uniquement en vue de mieux manifester ce qu'elle-même enseigne. Ses principes
ne lui viennent en effet d'aucune autre science, mais de Dieu immédiatement, par
révélation; d'où il suit qu'elle n'emprunte point aux autres sciences comme si
celle-ci lui étaient supérieures, mais au contraire qu'elle en use comme
d'inférieures et de servantes; ainsi en est-il des sciences dites
architectoniques, qui utilisent leurs inférieures, comme fait la politique pour
l'art militaire. Du reste, que la science sacrée utilise les autres sciences de
cette façon-là, le motif n'en est point son défaut ou son insuffisance, mais la
faiblesse de notre esprit, qui est acheminé avec plus d'aisance à partir des
connaissances naturelles, d'où procèdent les autres sciences, vers les objets
qui la dépassent, et dont cette science traite.
Objections:
1. Une doctrine qui prend ses principes hors d'elle-même
ne mérite pas le nom de sagesse: "Le rôle du sage est d'intimer l'ordre et
non de le recevoir d'un autre", déclare en effet Aristote; or, cette
doctrine-ci emprunte ailleurs ses principes, comme on l'a montré; elle n'est
donc pas une sagesse.
2. C'est le fait d'une sagesse d'établir les principes
des autres sciences; d'où ce titre de "chef des autres sciences" que
lui attribue Aristote; or la doctrine sacrée ne se comporte pas ainsi; elle
n'est donc pas sagesse.
3. Notre doctrine s'acquiert par l'étude, tandis que la
sagesse est obtenue par infusion; ainsi est-elle comptée parmi les sept dons du
Saint-Esprit, comme on le voit en Isaïe (11, 2). La doctrine sacrée n'est donc
pas une sagesse.
Cependant:
au
principe de la loi, le Deutéronome (4, 6 Vg) fait cette déclaration: "Telle
est notre sagesse et notre intelligence aux yeux de tous les peuples."
Conclusion:
Cette
doctrine est par excellence une sagesse, parmi toutes les sagesses humaines, et
cela non pas seulement dans un genre particulier, mais absolument. En effet, puisqu'il
appartient au sage d'intimer l'ordre et de juger, et que d'autre part le
jugement, pour ce qui est inférieur, s'obtient par un appel à une cause plus
élevée, celui-là est le sage dans un genre quelconque, qui prend en
considération la cause suprême de ce genre. Par exemple, s'il s'agit de
construction, l'homme de l'art qui a disposé les plans de la maison, mérite le
titre de sage et d'architecte, au regard des techniciens inférieurs qui
taillent les pierres, ou préparent le ciment. Ce pourquoi l'Apôtre dit (1 Co 3,
10): "Comme un sage architecte, j'ai posé le fondement." S'il s'agit
de la vie humaine dans son ensemble, l'homme prudent sera appelé sage du fait
qu'il ordonne les actes humains vers la fin qu'ils doivent atteindre ainsi
est-il dit aux Proverbes (10, 23 Vg): "La sagesse est prudence pour
l'homme." Celui-là donc qui considère purement et simplement la cause
suprême de tout l'univers, qui est Dieu, mérite par excellence le nom de sage.
C'est pourquoi, comme on le voit dans S. Augustin la sagesse est appelée la
connaissance la plus digne. Or, la doctrine sacrée traite très proprement de
Dieu selon qu'il est la cause suprême; car elle ne se contente pas de ce qu'on
peut en savoir par les créatures, et que les philosophes ont connu. "Ce
qu'on peut connaître de Dieu est pour eux manifeste", dit en effet
l'Apôtre (Rm 1, 19); elle traite aussi de Dieu quant à ce qui n'est connu que
de lui seul, et qui est communiqué aux autres par révélation. La doctrine
sacrée mérite donc par excellence le nom de sagesse.
Solutions:
1. La doctrine sacrée n'emprunte ses principes à aucune
science humaine; elle les tient de la science divine, qui règle, à titre de
sagesse souveraine, toute notre connaissance.
2. Les principes des autres sciences, ou bien sont
évidents, et donc ne peuvent être prouvés, ou bien sont prouvés par quelque
raison naturelle dans une autre science; or la connaissance propre à notre
science est obtenue par révélation et non par raison naturelle. C'est pourquoi
il n'appartient pas à la doctrine sacrée de démontrer les principes des autres
sciences, mais seulement d'en juger. En effet, tout ce qui, dans ces sciences, se
trouverait contredire la vérité exprimée par la science sacrée doit être
condamné comme faux, selon l'Apôtre (2 Co 10, 45): "Nous détruisons les
sophismes et toute puissance altière qui se dresse contre la science de Dieu."
3. Puisque juger est le fait du sage, aux deux façons de
juger dont on peut faire état correspondent deux sagesses différentes. Il
arrive en effet qu'on juge par inclination, comme celui qui possède un habitus
vertueux juge avec rectitude de ce qu'il doit faire dans la ligne de cet
habitus, étant déjà incliné dans ce sens. Aussi Aristote déclare-t-il n que
l'homme vertueux est la mesure et la règle des actes humains. Mais il est une
autre façon de juger, à savoir par mode de connaissance, comme celui qui est
instruit de la science morale peut juger des actes d'une vertu, même s'il n'a
pas cette vertu. La première façon de juger des choses divines est le fait de
la sagesse du Saint-Esprit, selon cette parole de l'Apôtre (1 Co 2, 15): "L'homme
spirituel juge de tout." De même Denys: "Hiérothée est devenu sage, non
seulement en étudiant, mais en éprouvant le divin." Quant à l'autre façon
de juger, c'est celle qui appartient à la doctrine qui nous occupe, selon
qu'elle est obtenue par l'étude, bien que ses principes lui viennent de la
révélation.
Objections:
1. Toute science, dit Aristote, suppose connue la nature
de son sujet, autrement dit "ce qu'il est". Or, cette science ne
suppose pas la connaissance de ce que Dieu est, car, selon S. Jean Damascène: "Dire
de Dieu ce qu'il est nous est impossible." Dieu n'est donc pas le sujet de
cette science.
2. Tout ce dont on traite dans une science est compris
dans son sujet. Or, dans la Sainte Écriture, il est question de bien d'autres
choses que de Dieu, par exemple des créatures, des moeurs humaines. Donc Dieu
n'est pas le sujet de cette science.
Cependant:
on
doit considérer comme le sujet d'une science cela même dont on parle dans la
science; or, dans la science sacrée, il est question de Dieu: d'où son nom de "théo-logie",
autrement dit de discours ou de parole sur Dieu. Dieu est donc bien le sujet de
cette science.
Conclusion:
Dieu
est effectivement le sujet de cette science. Il y a le même rapport, en effet, entre
le sujet d'une science et la science elle-même, qu'entre l'objet et une
puissance de l'âme ou un habitus. Or, on assigne proprement comme objet à une
puissance ou à un habitus ce qui détermine le point de vue sous lequel toutes
choses se réfèrent à cette puissance ou à cet habitus; ainsi, l'homme et la
pierre se rapportent à la vue selon qu'ils sont colorés; et c'est pourquoi le
coloré est l'objet propre de la vue. Or, dans la doctrine sacrée, on traite
tout "sous la raison de Dieu", ou du point de vue de Dieu, soit que
l'objet d'étude soit Dieu lui-même, soit qu'il ait rapport à Dieu comme à son
principe ou comme à sa fin. D'où il suit que Dieu est vraiment le sujet de
cette science. Ceci d'ailleurs est aussi manifeste si l'on envisage les
principes de cette science, qui sont les articles de foi, laquelle concerne
Dieu; or, le sujet des principes et celui de la science tout entière ne font
qu'un, toute la science étant contenue virtuellement dans ses principes.
Certains
toutefois, considérant les choses mêmes dont traite cette science, et non le
point de vue sous lequel elle les envisage, en ont circonscrit autrement la
matière. Ainsi parlent-ils de "choses" et de "signes"; ou
des "oeuvres de la Réparation"; ou du "Christ total", à
savoir la tête et les membres. Il est bien traité de tout cela dans notre
science; mais c'est toujours par rapport à Dieu.
Solutions:
1. Il est vrai, nous ne pouvons pas savoir de Dieu ce
qu'il est; toutefois, dans notre doctrine, nous utilisons, au lieu d'une
définition, pour traiter de ce qui se rapporte à Dieu, les effets que celui-ci
produit dans l'ordre de la nature ou de la grâce. Comme on démontre en
certaines sciences philosophiques des vérités relatives à une cause au moyen de
son effet, en prenant l'effet au lieu de la définition de cette cause.
2. Quant aux divers objets autres que Dieu dont il est
question dans la Sainte Écriture, ils se ramènent à Dieu lui-même; non point à
titre de parties, d'espèces ou d'accidents, mais comme se rapportant à lui de
quelque manière.
Objections:
1. S. Ambroise dit: "Rejette les arguments, là où
c'est la foi qu'on cherche." Or, dans cette doctrine, c'est la foi surtout
que l'on cherche: "Ces choses ont été écrites, dit S. Jean (20, 31), afin
que vous croyiez." La doctrine sacrée ne procède donc pas par arguments.
2. Si cette science devait argumenter, ce serait ou par
autorité ou par raison. Mais prouver par autorité ne semble pas convenir à sa
dignité, car, selon Boèce, l'argument d'autorité est de tous le plus faible.
Quant aux preuves rationnelles, elles ne conviennent pas à sa fin, puisque, selon
S. Grégoire, "la foi n'a pas de mérite, là où la raison procure une
connaissance directe". Par conséquent la doctrine sacrée n'use pas
d'arguments.
Cependant:
l'Apôtre,
parlant de l'évêque, dit (Tt 1, 9): "Qu'il soit attaché à l'enseignement
sûr, conforme à la doctrine; il doit être capable d'exhorter dans la saine
doctrine et de réfuter les contradicteurs."
Conclusion:
Les
autres sciences n'argumentent pas en vue de démontrer leurs principes; mais
elles argumentent à partir d'eux pour démontrer d'autres vérités comprises dans
ces sciences. Ainsi la doctrine sacrée ne prétend pas, au moyen d'une
argumentation, prouver ses propres principes, qui sont les vérités de foi; mais
elle les prend comme point d'appui pour manifester quelque autre vérité, comme
l'Apôtre (1 Co 15, 12) prend appui sur la résurrection du Christ pour prouver
la résurrection générale.
Toutefois,
il faut considérer ceci. Dans l'ordre des sciences philosophiques, les sciences
inférieures non seulement ne prouvent pas leurs principes, mais ne disputent
pas contre celui qui les nie, laissant ce soin à une science plus haute; la
plus élevée de toutes, au contraire, qui est la métaphysique, dispute contre
celui qui nie ses principes, à supposer que le négateur concède quelque chose;
et, s'il ne concède rien, elle ne peut discuter avec lui, mais elle peut
détruire ses arguments. La science sacrée donc, n'ayant pas de supérieure, devra
elle aussi disputer contre celui qui nie ses principes. Elle le fera par le
moyen d'une argumentation, si l'adversaire concède quelque chose de la
révélation divine: c'est ainsi qu'en invoquant les "autorités" de la
doctrine sacrée, nous disputons contre les hérétiques, utilisant un article de
foi pour combattre ceux qui en nient un autre. Mais si l'adversaire ne croit
rien des choses révélées, il ne reste plus de moyen pour prouver par la raison
les articles de foi; il est seulement possible de réfuter les raisons qu'il
pourrait opposer à la foi. En effet, puisque la foi s'appuie sur la vérité
infaillible, et qu'il est impossible de démontrer le contraire du vrai, il est
manifeste que les arguments qu'on apporte contre la foi ne sont pas de vraies
démonstrations, mais des arguments réfutables.
Solutions:
1. Bien que les arguments de la raison humaine soient
impropres à démontrer ce qui est de foi, il reste qu'à partir des articles de
foi la doctrine sacrée peut prouver autre chose, comme on vient de le dire.
2. Il est certain que notre doctrine doit user
d'arguments d'autorité; et cela lui est souverainement propre du fait que les
principes de la doctrine sacrée nous viennent de la révélation, et qu'ainsi on
doit croire à l'autorité de ceux par qui la révélation a été faite. Mais cela
ne déroge nullement à sa dignité, car si l'argument d'autorité fondé sur la
raison humaine est le plus faible, celui qui est fondé sur la révélation divine
est de tous le plus efficace.
Toutefois
la doctrine sacrée utilise aussi la raison humaine, non point certes pour
prouver la foi, ce qui serait en abolir le mérite, mais pour mettre en lumière
certaines autres choses que cette doctrine enseigne. Donc, puisque la grâce ne
détruit pas la nature, mais la parfait, c'est un devoir, pour la raison
naturelle, de servir la foi, tout comme l'inclination naturelle de la volonté
obéit à la charité. Aussi l'Apôtre dit-il (2 Co 10, 5): "Nous
assujettissons toute pensée pour la faire obéir au Christ." De là vient
que la doctrine sacrée use aussi des autorités des philosophes, là où, par leur
raison naturelle, ils ont pu atteindre le vrai. S. Paul, dans les Actes (17, 28)
rapporte cette sentence d'Aratus: "Nous sommes de la race de Dieu, ainsi
que l'ont affirmé certains de vos poètes." Il faut prendre garde cependant
que la doctrine sacrée n'emploie ces autorités qu'au titre d'arguments
étrangers à sa nature, et n'ayant qu'une valeur de probabilité. Au contraire, c'est
un usage propre qu'elle fait des autorités de l'Écriture canonique. Quant aux
autorités des autres docteurs de l'Église, elle en use aussi comme arguments
propres, mais d'une manière seulement probable. Cela tient à ce que notre foi
repose sur la révélation faite aux Apôtres et aux Prophètes, non sur d'autres
révélations, s'il en existe, faites à d'autres docteurs. C'est pourquoi, écrivant
à S. Jérôme, S. Augustin déclare: "Les livres des Écritures canoniques
sont les seuls auxquels j'accorde l'honneur de croire très fermement leurs
auteurs incapables d'errer en ce qu'ils écrivent. Les autres, si je les lis, ce
n'est point parce qu'ils ont pensé une chose ou l'ont écrite que je l'estime
vraie, quelque éminents qu'ils puissent être en sainteté et en doctrine."
Objections:
1. Ce qui appartient en propre à une doctrine tout à
fait inférieure, ne paraît pas convenir à la doctrine sacrée qui, on vient de
le dire, occupe le sommet du savoir. Or l'emploi de similitudes diverses et de
représentations sensibles est le fait de la poétique, qui occupe le dernier
rang parmi toutes les sciences. User de similitudes de ce genre ne convient
donc pas à la science sacrée.
2. La doctrine sacrée paraît avoir pour but de
manifester la vérité: c'est pourquoi ceux qui accomplissent cette tâche se
voient promettre une récompense: "Ceux qui me mettent en lumière auront la
vie éternelle", dit la Sagesse dans l'Ecclésiastique (24, 31 Vg). Or, de
telles similitudes cachent la vérité. Il ne convient donc pas à cette doctrine
de présenter les réalités divines sous des similitudes empruntées au monde
corporel.
3. Plus des créatures sont élevées, et plus elles
s'approchent de la ressemblance divine. Donc, si quelque chose des créatures
devait être transposé en Dieu, une telle transposition devrait se faire à
partir des créatures les plus nobles, et non à partir des plus basses, ce qui
cependant se présente fréquemment dans les Écritures.
Cependant:
Dieu
dit dans Osée (12, 11): "J'ai multiplié les visions et, par les prophètes,
j'ai parlé en similitudes." Or présenter une vérité sous le couvert de
similitudes, c'est bien user de métaphores. Il convient donc à la doctrine
sacrée d'en employer.
Conclusion:
Il
convient certainement à la Sainte Écriture de nous livrer les choses divines
sous le voile de similitudes empruntées aux choses corporelles Dieu, en effet, pourvoit
à tous les êtres conformément à leur nature. Or, il est naturel à l'homme de
s'élever à l'intelligible par le sensible, parce que toute notre connaissance
prend son origine des sens. Il est donc parfaitement convenable que dans
l'Écriture sainte les choses spirituelles nous soient livrées au moyen de
métaphores corporelles. C'est ce que dit Denys: "Le rayon divin ne peut
luire pour nous qu'enveloppé par la diversité des voiles sacrés." De plus,
l'Écriture étant proposée de façon commune à tous, selon ce mot de l'Apôtre (Rm
1, 14): "Je me dois aux savants et aux ignorants", il lui convient de
présenter les réalités spirituelles sous la figure de similitudes empruntées au
corps, afin que, par ce moyen tout au moins, les simples la comprennent, eux
qui ne sont pas aptes à saisir en elles-mêmes les réalités intelligibles.
Solutions:
1. La poétique use de métaphores en vue de la
représentation, car celle-ci est naturellement agréable à l'homme. La doctrine
sacrée, elle, use de ce procédé par nécessité et dans un but utilitaire, nous
venons de le dire.
2. Le rayon de la divine révélation, nous dit Denys, n'est
pas supprimé par les figures sensibles qui le voilent; il demeure dans sa
vérité, en sorte qu'il ne soit pas permis aux esprits auxquels est faite la
révélation de s'en tenir aux images mêmes; il les élève jusqu'à la connaissance
des choses intelligibles, et, par leur intermédiaire, les autres en sont
également instruits. C'est pourquoi ce qui est livré en un endroit de
l'Écriture sous des métaphores, est présenté plus explicitement en d'autres
passages. Du reste, l'obscurité même des figures est utile, tant pour exercer
les esprits studieux, que pour éviter les moqueries des infidèles, au sujet
desquels S. Matthieu dit (7, 6): "Ne donnez pas aux chiens ce qui est
sacré."
3. Denys nous explique encore, pourquoi il est
préférable que, dans les Écritures, les choses divines nous soient livrées sous
la figure des corps les plus vils, plutôt que sous celle des plus nobles. Il en
donne trois raisons. Tout d'abord on écarte ainsi de l'esprit humain un risque
d'erreur, en rendant évident qu'on ne parle pas en propriété de termes des
choses divines, ce qui pourrait être l'objet d'un doute, si ces choses étaient
présentées sous la figure des corps les plus nobles, surtout pour les hommes
qui n'imaginent rien de plus noble que le monde corporel. En deuxième lieu, cette
manière d'agir est plus en rapport avec la connaissance que nous avons de Dieu
en cette vie; car nous savons plutôt de Dieu ce qu'il n'est pas que ce qu'il
est; les similitudes les plus lointaines sont donc à cet égard les plus proches
de la vérité: elles nous donnent à comprendre que Dieu est au-dessus de tout ce
que nous pouvons dire ou penser de lui. Enfin, par là, les choses divines se
trouvent voilées plus efficacement au regard des indignes.
Objections:
1. Il semble bien que l'Écriture ne contient pas sous
une seule lettre plusieurs des sens ainsi distingués: le sens historique ou
littéral, le sens allégorique, le sens tropologique ou moral, et le sens
anagogique. En effet, une multiplicité de sens pour un seul passage engendre la
confusion, prête à l'erreur et rend l'argumentation fragile. C'est pourquoi une
argumentation véritable ne procède pas de propositions aux sens multiples; bien
plus, cela occasionne certains sophismes. Or, l'Écriture sainte doit être apte
à nous montrer la vérité sans prêter occasion à l'erreur; elle ne peut donc
nous offrir, sous une seule lettre, une pluralité de sens.
2. S. Augustin nous dit: "Cette partie de
l'Écriture qu'on appelle l'Ancien Testament se présente sous quatre formes:
l'histoire, l'étiologie, l'analogie, l'allégorie", division qui paraît
totalement étrangère à celle qui a été rapportée plus haut. Il ne semble donc
pas convenable que l'Écriture sainte soit exposée suivant les quatre sens
énumérés en premier.
3. En dehors des quatre sens précités, il y a encore le
sens parabolique, qui n'est pas compris parmi eux.
Cependant:
S.
Grégoire dit: "L'Écriture sainte, par la manière même dont elle s'exprime,
dépasse toutes les sciences; car, dans un seul et même discours, tout en
racontant un fait, elle livre un mystère."
Conclusion:
L'auteur
de l'Écriture sainte est Dieu. Or, il est au pouvoir de Dieu d'employer, pour
signifier quelque chose, non seulement des mots, ce que peut faire aussi
l'homme, mais également les choses elles-mêmes. Pour cette raison, alors que
dans toutes les sciences ce sont les mots qui ont valeur significative, celle-ci
a en propre que les choses mêmes signifiées par les mots employés signifient à
leur tour quelque chose. La première signification, celle par laquelle les mots
signifient certaines choses, correspond au premier sens, qui est le sens
historique ou littéral. La signification par laquelle les choses signifiées par
les mots signifient encore d'autres choses, c'est ce qu'on appelle le sens
spirituel, qui est fondé sur le sens littéral et le suppose.
A
son tour, le sens spirituel se divise en trois sens distincts. En effet, dit
l'Apôtre (He 7, 19), la loi ancienne est une figure de la loi nouvelle, et la
loi nouvelle elle-même, ajoute Denys, est une figure de la gloire à venir; en
outre, dans la loi nouvelle, ce qui a lieu dans le chef est le signe de ce que
nous-mêmes devons faire. Donc, lorsque les réalités de la loi ancienne signifient
celles de la loi nouvelle, on a le sens allégorique; quand les choses réalisées
dans le Christ, ou dans ce qui signifie le Christ, sont le signe de ce que nous
devons faire, on a le sens moral; pour autant, enfin que ces mêmes choses
signifient ce qui existe dans la gloire éternelle, on a le sens anagogique.
Comme,
d'autre part, le sens littéral est celui que l'auteur entend signifier, et
comme l'auteur de l'Écriture sainte est Dieu, qui comprend simultanément toutes
choses dans la simple saisie de son intelligence, il n'y a pas d'obstacle à
dire, à la suite de S. Augustin, que selon le sens littéral, même dans une
seule "lettre" de l'Écriture, il y a plusieurs sens.
Solutions:
1. La multiplicité des sens en question ne crée pas
d'équivoque, ni aucune espèce de multiplicité de ce genre. En effet, d'après ce
qui a été dit, ces sens ne se multiplient pas pour cette raison qu'un seul mot
signifierait plusieurs choses, mais parce que les réalités elles-mêmes, signifiées
par les mots, peuvent être signes d'autres réalités. Il n'y aura pas non plus
de confusion dans l'Écriture, car tous les sens sont fondés sur l'unique sens
littéral, et l'on ne pourra argumenter qu'à partir de lui, à l'exclusion des
sens allégoriques, ainsi que l'observe S. Augustin contre le donatiste Vincent.
Rien cependant ne sera perdu de l'Ecriture sainte, car rien de nécessaire à la
foi n'est contenu dans le sens spirituel sans que l'Écriture nous le livre
clairement ailleurs, par le sens littéral.
2. Trois des sens énumérés ici par S. Augustin se
rapportent au seul sens littéral: l'histoire, l'étiologie et l'analogie. Il y a
histoire, explique S. Augustin, lorsqu'une chose est exposée pour elle-même. Il
y a étiologie quand la cause de ce dont on parle est indiquée: ainsi lorsque le
Seigneur explique pourquoi Moïse donna licence aux Juifs de répudier leurs
épouses, c'est-à-dire en raison de la dureté de leur coeur (Mt 19, 8). Il y a
analogie enfin quand on fait voir que la vérité d'un passage de l'Écriture
n'est pas opposée à la vérité d'un autre passage. Reste l'allégorie qui, à elle
seule, dans l'énumération de S. Augustin, tient la place des trois sens
spirituels. Hugues de Saint-Victor range lui aussi le sens anagogique sous le
sens allégorique; retenant ainsi, dans son troisième livre des Sentences, trois
sens seulement: le sens historique, le sens allégorique et le sens
tropologique.
3. Le sens parabolique est inclus dans le sens littéral;
car par les mots on peut signifier quelque chose au sens propre, et quelque
chose au sens figuré; et, dans ce cas, le sens littéral ne désigne pas la
figure elle-même, mais ce qu'elle représente. Quand, en effet, l'Écriture parle
du bras de Dieu, le sens littéral n'est pas qu'il y ait en Dieu un bras
corporel, mais ce qui est signifié par ce membre, à savoir une puissance
active. Cela montre bien que, dans le sens littéral de l'Écriture, il ne peut
jamais y avoir de fausseté.
L'objet principal de la doctrine sacrée
est de transmettre la connaissance de Dieu, non pas seulement ce qu'il est en
lui-même, mais aussi selon qu'il est le principe et la fin de toutes choses, spécialement
de la créature raisonnable comme on l'a montré dans ce qui précède. Nous
devrons donc, ayant à exposer cette doctrine, traiter 1° de Dieu (première
partie); 2° du mouvement de la créature raisonnable vers Dieu (deuxième partie);
3° du Christ, qui, comme homme, est pour nous la voie qui mène à Dieu
(troisième partie).
Notre étude de Dieu comprendra trois
sections. Nous considérerons 1° ce qui concerne l'essence divine (Q. 2-26); 2°
ce qui concerne la distinction des Personnes (Q. 27-43); 3° ce qui concerne la
manière dont les créatures procèdent de Dieu (Q. 44-119).
Touchant l'essence divine, il y a lieu
de se demander 1° si Dieu existe; 2° comment il est, ou plutôt comment il n'est
pas (Q. 3-13); 3° il faudra étudier en outre ce qui concerne son opération, à
savoir sa science, sa volonté et sa puissance (Q. 14-26).
1. L'existence
de Dieu est-elle évidente par elle-même? 2. Est-elle démontrable? 3. Dieu
existe-t-il?
Objections:
1. Nous disons évident ce dont la connaissance est en
nous naturellement, comme c'est le cas des premiers principes. Or, dit Jean
Damascène au début de son livre, "la connaissance de l'existence de Dieu
est naturellement infuse dans tout être". Il y a donc là une évidence.
2. On déclare encore évidentes les propositions dont la
vérité apparaît dès que les termes en sont connus, comme le Philosophe le dit
des premiers principes de la démonstration dans ses Derniers Analytiques. Dès
qu'on sait, par exemple, ce que sont le tout et la partie, on sait que le tout
est toujours plus grand que sa partie. Or, dès qu'on a compris ce que signifie
ce mot: Dieu, aussitôt on sait que Dieu existe. En effet, ce mot signifie un
être tel qu'on ne peut en concevoir de plus grand; or, ce qui existe à la fois
dans la réalité et dans l'esprit est plus grand que ce qui existe uniquement
dans l'esprit. Donc, puisque, le mot étant compris, Dieu est dans l'esprit, on
sait du même coup qu'il est dans la réalité. L'existence de Dieu est donc
évidente.
3. Il est évident que la vérité existe, car celui qui
nie que la vérité existe concède par le fait même qu'elle existe; car si la
vérité n'existe pas, ceci du moins est vrai: que la vérité n'existe pas. Or, si
quelque chose est vrai, la vérité existe. Or Dieu est la vérité même, selon ce
que dit Jésus en Jean (14, 6): "Je suis la voie, la vérité et la vie."
Donc l'existence de Dieu est évidente.
Cependant:
personne
ne peut penser l'opposé d'une vérité évidente, comme le prouve le Philosophe en
ce qui concerne les premiers principes de la démonstration. Or, on peut penser
le contraire de cette proposition: Dieu existe, puisque, d'après le psaume (53,
1), "L'insensé a dit dans son coeur: il n'y a pas de Dieu." Donc
l'existence de Dieu n'est pas évidente par elle-même.
Conclusion:
Une
chose peut être évidente de deux façons: soit en elle-même, mais non pas pour
nous; soit à la fois en elle-même et pour nous. En effet, une proposition est
évidente par elle-même du fait que le prédicat y est inclus dans l'idée du
sujet, comme lorsqu'on dit: L'homme est un animal; car l'animalité fait partie
de l'idée d'homme. Si donc la définition du sujet et celle du prédicat sont
connues de tous, cette proposition sera évidente pour tous. C'est ce qui a lieu
pour les premiers principes de la démonstration, dont les termes sont trop
généraux pour que personne puisse les ignorer, comme être et non-être, tout et
partie, etc. Mais s'il arrive chez quelqu'un que la définition du prédicat et
celle du sujet soient ignorées, la proposition sera évidente de soi; mais non
pour ceux qui ignorent le sujet et le prédicat de la proposition. C'est pour
cette raison, dit Boèce, qu'il y a des conceptions communes de l'esprit qui
sont évidentes seulement pour ceux qui savent, comme celle-ci: les choses
immatérielles n'ont pas de lieu.
Je
dis donc que cette proposition: Dieu existe, est évidente de soi, car le
prédicat y est identique au sujet; Dieu, en effet, est son être même, comme on
le verra plus loin. Mais comme nous ne connaissons pas l'essence de Dieu, cette
proposition n'est pas évidente pour nous; elle a besoin d'être démontrée par ce
qui est mieux connu de nous, même si cela est, par nature, moins connu, à
savoir par les oeuvres de Dieu.
Solutions:
1. Nous avons naturellement quelque connaissance
générale et confuse de l'existence de Dieu, à savoir en tant que Dieu est la
béatitude de l'homme; car l'homme désire naturellement la béatitude, et ce que
naturellement il désire, naturellement aussi il le connaît. Mais ce n'est pas
là vraiment connaître que Dieu existe, pas plus que connaître que quelqu'un
vient n'est connaître Pierre, même si c'est Pierre qui vient. En effet, beaucoup
estiment que la béatitude, ce bien parfait de l'homme, consiste dans les
richesses, d'autres dans les plaisirs, d'autres dans quelque autre chose.
2. Il n'est pas sûr que tout homme qui entend prononcer
ce mot: Dieu, l'entende d'un être tel qu'on ne puisse pas en concevoir de plus
grand, puisque certains ont cru que Dieu est un corps. Mais admettons que tous
donnent au mot Dieu la signification qu'on prétend, à savoir celle d'un être
tel qu'on n'en puisse concevoir de plus grand: il s'ensuit que chacun pense
nécessairement qu'un tel être est dans l'esprit comme appréhendé, mais
nullement qu'il existe dans la réalité. Pour pouvoir tirer de là que l'être en
question existe réellement, il faudrait supposer qu'il existe en réalité un
être tel qu'on ne puisse pas en concevoir de plus grand, ce que refusent
précisément ceux qui nient l'existence de Dieu.
3. Que la vérité soit, en général, cela est évident;
mais que la vérité première soit, c'est ce qui n'est pas évident pour nous.
Objections:
1. L'existence de Dieu est un article de foi; mais les
articles de foi ne se démontrent pas; car la démonstration engendre la science,
mais l'objet de la foi est ce dont la vérité n'apparaît pas, selon l'épître aux
Hébreux (11, 1).
2. Le moyen terme d'une démonstration est la définition
du sujet, qui fait connaître ce qu'il est. Or, ce Dieu, nous ne pouvons pas
savoir ce qu'il est, mais seulement ce qu'il n'est pas, dit le Damascène. Donc
nous ne pouvons pas démontrer Dieu.
3. Si l'on pouvait démonter Dieu, ce ne pourrait être
que par ses oeuvres; or les oeuvres de Dieu ne lui sont pas proportionnelles.
Elles sont finies, lui-même est infini; et il n'y a pas de proportion entre le
fini et l'infini. En conséquence, comme on ne peut démontrer une cause par un
effet hors de proportion avec elle, il semble qu'on ne puisse pas démontrer
l'existence de Dieu.
Cependant:
l'Apôtre
dit (Rm 1, 20): "Les perfections invisibles de Dieu sont rendues visibles
à l'intelligence par le moyen de ses oeuvres." Mais cela ne serait pas si,
par ses oeuvres, on ne pouvait démontrer l'existence même de Dieu; car la
première chose à connaître au sujet d'un être, c'est qu'il existe.
Conclusion:
Il
y a deux sortes de démonstrations: l'une par la cause, que l'on nomme propter
quid; elle part de ce qui est antérieur, en réalité, par rapport à ce qui est
démontré. L'autre, par les effets, que l'on nomme démonstration quia; elle part
de ce qui n'est premier que dans l'ordre de notre connaissance. C'est pourquoi,
toutes les fois qu'un effet nous est plus manifeste que sa cause, nous
recourons à lui pour connaître la cause. Or, de tout effet, on peut démontrer
que sa cause propre existe, si du moins les effets de cette cause sont plus
connus pour nous qu'elle-même; car, les effets dépendant de la cause, dès que
l'existence de l'effet est établie, il suit nécessairement que la cause
préexiste. Donc, si l'existence de Dieu n'est pas évidente à notre égard, elle
peut être démontrée par ses effets connus de nous.
Solutions:
1. L'existence de Dieu et les autres vérités concernant
Dieu, que la raison naturelle peut connaître, comme dit l'Apôtre (Rm 1, 19), ne
sont pas des articles de foi, mais des vérités préliminaires qui nous y
acheminent. En effet, la foi présuppose la connaissance naturelle, comme la
grâce présuppose la nature, et la perfection le perfectible. Toutefois, rien
n'empêche que ce qui est, de soi, objet de démonstration et de science ne soit
reçu comme objet de foi par celui qui ne peut saisir la démonstration.
2. Quand on démontre une cause par son effet, il est
nécessaire d'employer l'effet, au lieu de la définition de la cause, pour
prouver l'existence de celle-ci. Et cela se vérifie principalement lorsqu'il
s'agit de Dieu. En effet, pour prouver qu'une chose existe, on doit prendre
comme moyen non sa définition, mais la signification qu'on lui donne car, avant
de se demander ce qu'est une chose, on doit se demander si elle existe. Or, les
noms de Dieu lui sont donnés d'après ses effets, comme nous le montrerons; donc,
ayant à démontrer Dieu par ses effets, nous pouvons prendre comme moyen terme
ce que signifie ce nom: Dieu.
3. Par des effets disproportionnés à leur cause, on ne
peut obtenir de cette cause une connaissance parfaite; mais, comme nous l'avons
dit, il suffit d'un effet quelconque pour démontrer manifestement que cette
cause existe. Ainsi, en partant des oeuvres de Dieu, on peut démontrer
l'existence de Dieu, bien que par elles nous ne puissions pas le connaître
parfaitement quant à son essence.
Objections:
1. De deux contraires, si l'un est infini, l'autre est
totalement aboli. Or, quand on prononce le mot Dieu, on l'entend d'un bien
infini. Donc, si Dieu existait, il n'y aurait plus de mal. Or l'on trouve du
mal dans le monde. Donc Dieu n'existe pas.
2. Ce qui peut être accompli par des principes en petit
nombre ne se fait pas par des principes plus nombreux. Or, il semble bien que
tous les phénomènes observés dans le monde puissent s'accomplir par d'autres
principes, si l'on suppose que Dieu n'existe pas; car ce qui est naturel a pour
principe la nature, et ce qui est libre a pour principe la raison humaine ou la
volonté. Il n'y a donc nulle nécessité de supposer que Dieu existe.
Cependant:
Dieu
lui-même dit (Ex 3, 14): "Je suis Celui qui suis."
Conclusion:
Que
Dieu existe, on peut prendre cinq voies pour le prouver.
La
première et la plus manifeste est celle qui se prend du mouvement. Il est
évident, nos sens nous l'attestent, que dans ce monde certaines choses se
meuvent. Or, tout ce qui se meut est mû par un autre. En effet, rien ne se meut
qu'autant qu'il est en puissance par rapport au terme de son mouvement, tandis
qu'au contraire, ce qui meut le fait pour autant qu'il est en acte; car mouvoir,
c'est faire passer de la puissance à l'acte, et rien ne peut être amené à
l'acte autrement que par un être en acte, comme un corps chaud en acte, tel le
feu, rend chaud en acte le bois qui était auparavant chaud en puissance, et par
là il le meut et l'altère. Or il n'est pas possible que le même être, envisagé
sous le même rapport, soit à la fois en acte et en puissance; il ne le peut que
sous des rapports divers; par exemple, ce qui est chaud en acte ne peut pas
être en même temps chaud en puissance; mais il est, en même temps, froid en
puissance. Il est donc impossible que sous le même rapport et de la même
manière quelque chose soit à la fois mouvant et mû, c'est-à-dire qu'il se meuve
lui-même. Il faut donc que tout ce qui se meut soit mû par un autre. Donc, si
la chose qui meut est mue elle-même, il faut qu'elle aussi soit mue par une
autre, et celle-ci par une autre encore. Or, on ne peut ainsi continuer à
l'infini, car dans ce cas il n'y aurait pas de moteur premier, et il
s'ensuivrait qu'il n'y aurait pas non plus d'autres moteurs, car les moteurs
seconds ne meuvent que selon qu'ils sont mûs par le moteur premier, comme le
bâton ne meut que s'il est mû par la main. Donc il est nécessaire de parvenir à
un moteur premier qui ne soit lui-même mû par aucun autre, et un tel être, tout
le monde comprend que c'est Dieu.
La
seconde voie part de la notion de cause efficiente. Nous constatons, à observer
les choses sensibles, qu'il y a un ordre entre les causes efficientes; mais ce
qui ne se trouve pas et qui n'est pas possible, c'est qu'une chose soit la
cause efficiente d'elle-même, ce qui la supposerait antérieure à elle-même, chose
impossible. Or, il n'est pas possible non plus qu'on remonte à l'infini dans
les causes efficientes; car, parmi toutes les causes efficientes ordonnées
entre elles, la première est cause des intermédiaires et les intermédiaires
sont causes du dernier terme, que ces intermédiaires soient nombreux ou qu'il
n'y en ait qu'un seul. D'autre part, supprimez la cause, vous supprimez aussi
l'effet. Donc, s'il n'y a pas de premier, dans l'ordre des causes efficientes, il
n'y aura ni dernier ni intermédiaire. Mais si l'on devait monter à l'infini
dans la série des causes efficientes, il n'y aurait pas de cause première; en
conséquence, il n'y aurait ni effet dernier, ni cause efficiente intermédiaire,
ce qui est évidemment faux. Il faut donc nécessairement affirmer qu'il existe
une cause efficiente première, que tous appellent Dieu.
La
troisième voie se prend du possible et du nécessaire, et la voici. Parmi les
choses, nous en trouvons qui peuvent être et ne pas être la preuve, c'est que
certaines choses naissent et disparaissent, et par conséquent ont la
possibilité d'exister et de ne pas exister. Mais il est impossible que tout ce
qui est de telle nature existe toujours; car ce qui peut ne pas exister
n'existe pas à un certain moment. Si donc tout peut ne pas exister, à un moment
donné, rien n'a existé. Or, si c'était vrai, maintenant encore rien
n'existerait; car ce qui n'existe pas ne commence à exister que par quelque
chose qui existe. Donc, s'il n'y a eu aucun être, il a été impossible que rien
commençât d'exister, et ainsi, aujourd'hui, il n'y aurait rien, ce qu'on voit
être faux. Donc, tous les êtres ne sont pas seulement possibles, et il y a du
nécessaire dans les choses. Or, tout ce qui est nécessaire, ou bien tire sa
nécessité d'ailleurs, ou bien non. Et il n'est pas possible d'aller à l'infini
dans la série des nécessaires ayant une cause de leur nécessité, pas plus que
pour les causes efficientes, comme on vient de le prouver. On est donc
contraint d'affirmer l'existence d'un Être nécessaire par lui-même, qui ne tire
pas d'ailleurs sa nécessité, mais qui est cause de la nécessité que l'on trouve
hors de lui, et que tous appellent Dieu.
La
quatrième voie procède des degrés que l'on trouve dans les choses. On voit en
effet dans les choses du plus ou moins bon, du plus ou moins vrai, du plus ou
moins noble, etc. Or, une qualité est attribuée en plus ou en moins à des
choses diverses selon leur proximité différente à l'égard de la chose en
laquelle cette qualité est réalisée au suprême degré; par exemple, on dira plus
chaud ce qui se rapproche davantage de ce qui est superlativement chaud. Il y a
donc quelque chose qui est souverainement vrai, souverainement bon, souverainement
noble, et par conséquent aussi souverainement être, car, comme le fait voir
Aristote dans la Métaphysique, le plus haut degré du vrai coïncide avec le plus
haut degré de l'être. D'autre part, ce qui est au sommet de la perfection dans
un genre donné, est cause de cette même perfection en tous ceux qui
appartiennent à ce genre: ainsi le feu, qui est superlativement chaud, est
cause de la chaleur de tout ce qui est chaud, comme il est dit au même livre.
Il y a donc un être qui est, pour tous les êtres, cause d'être, de bonté et de
toute perfection. C'est lui que nous appelons Dieu.
La
cinquième voie est tirée du gouvernement des choses. Nous voyons que des êtres
privés de connaissance, comme les corps naturels, agissent en vue d'une fin, ce
qui nous est manifesté par le fait que, toujours ou le plus souvent, ils
agissent de la même manière, de façon à réaliser le meilleur; il est donc clair
que ce n'est pas par hasard, mais en vertu d'une intention qu'ils parviennent à
leur fin. Or, ce qui est privé de connaissance ne peut tendre à une fin que
dirigé par un être connaissant et intelligent, comme la flèche par l'archer. Il
y a donc un être intelligent par lequel toutes choses naturelles sont ordonnées
à leur fin, et cet être, c'est lui que nous appelons Dieu.
Solutions:
1. A l'objection du mal, S. Augustin répond: "Dieu,
souverainement bon, ne permettrait aucunement que quelque mal s'introduise dans
ses oeuvres, s'il n'était tellement puissant et bon que du mal même il puisse
faire du bien." C'est donc à l'infinie bonté de Dieu que se rattache sa
volonté de permettre des maux pour en tirer des biens.
2. Puisque la nature ne peut agir en vue d'une fin
déterminée que si elle est dirigée par un agent supérieur, on doit nécessairement
faire remonter jusqu'à Dieu, première cause, cela même que la nature réalise.
Et de la même manière, les effets d'une libre décision humaine doivent être
rapportés au-delà de la raison ou de la volonté humaine, à une cause plus
élevée; car ils sont variables et faillibles, et tout ce qui est variable, tout
ce qui peut faillir, doit dépendre d'un principe immobile et nécessaire par
lui-même, comme on vient de le montrer.
Lorsqu'on sait de quelque chose qu'il
est, il reste à se demander comment il est, afin de savoir ce qu'il est. Mais
comme nous ne pouvons savoir de Dieu que ce qu'il n'est pas, non ce qu'il est, nous
n'avons pas à considérer comment il est, mais plutôt comment il n'est pas.
Il faut donc examiner 1° comment il
n'est pas; 2° comment il est connu de nous; 3° comment il est nommé.
On peut montrer comment Dieu n'est pas, en
écartant de lui ce qui ne saurait lui convenir, comme d'être composé, d'être en
mouvement etc. Il faut donc s'enquérir 1° de la simplicité de Dieu (Q. 3), par
laquelle nous excluons de lui toute composition. Mais parce que, dans les
choses corporelles, les choses simples sont les moins parfaites et font partie
des autres, nous traiterons 2° de sa perfection (Q. 4-6); 3° de son infinité
(Q. 7-8); 4° de son immutabilité (Q. 9-10); 5° de son unité (Q. 11).
1. Dieu est-il
un corps, c'est-à-dire: y a-t-il en lui composition de parties quantitatives?
2. Y a-t-il en lui composition de matière et de forme? 3. Composition d'essence
ou de nature, et de sujet? 4. Composition de l'essence et de l'existence? 5.
Composition de genre et de différence? 6. Composition de sujet et d'accident?
7. Dieu est-il composé de quelque manière, ou absolument simple? 8. Dieu
entre-t-il en composition avec les autres choses?
Objections:
1. Un corps est ce qui a trois dimensions. Mais la
Sainte Écriture attribue à Dieu trois dimensions, car on lit dans Job (11, 8): "Le
Tout-Puissant est plus haut que le ciel, que feras-tu? Plus profond que le
séjour des morts, qu'en sauras-tu? plus long que la terre à mesurer et plus
large que la mer." 2. Tout être doté de figure est un corps, puisque la
figure est la qualité affectant la quantité. Mais Dieu semble avoir une figure,
selon la Genèse (1, 26): "Faisons l'homme à notre image et ressemblance";
car la figure est appelée une image selon la lettre aux Hébreux (1, 3): le Fils
"est le resplendissement de sa gloire, et la figure c'est-à-dire l'image
de sa substance".
3. Tout ce qui a des membres est un corps. Mais
l’Écriture attribue toujours des membres à Dieu: "As-tu un bras comme Dieu?"
(Jb 40, 9). "Les yeux du Seigneur sont fixés sur les justes" (Ps 34, 16).
"La droite du Seigneur a montré sa force" (Ps 118, 16).
4. On ne parle de position que pour un corps. Or, l'Écriture
attribue à Dieu des positions: "J'ai vu le Seigneur assis..." (Is 6, 1).
"Le Seigneur s'est levé pour juger" (Is 3, 13).
5. Rien ne peut être le terme local d'un départ ou d'une
arrivée s'il n'est un corps ou quelque chose de corporel. Mais l'Écriture
présente Dieu comme un terme local d'arrivée: "Approchez de lui et vous
recevrez sa lumière" (Ps 34, 6), ou de départ: "Ceux qui se
détournent de toi seront inscrits dans la terre" (Jr 17, 13).
Cependant:
S.
Jean (4, 24) écrit: "Dieu est esprit."
Conclusion:
Il
faut dire sans aucune réserve que Dieu n'est pas un corps. On peut le démontrer
de trois manières:
1. Aucun corps ne meut sans être mû lui-même, comme
l'enseigne une expérience universelle; or, on a fait voir plus haut que Dieu
est le premier moteur immobile; il est donc manifeste qu'il n'est pas un corps.
2. L'être premier doit nécessairement être en acte et
d'aucune manière en puissance. Sans doute, si l'on considère un seul et même
être qui passe de la puissance à l'acte, la puissance existe avant l'acte;
cependant, absolument parlant, c'est l'acte qui est antérieur à la puissance, puisque
l'être en puissance n'est amené à l'acte que par un être en acte. Or, on a
montré plus haut que Dieu est l'être premier. Il est donc impossible qu'en Dieu
il y ait rien en puissance. Or tout corps est en puissance, car le continu, en
tant que tel, est divisible à l'infini. Il est donc impossible que Dieu soit un
corps.
3. Dieu est, comme on l'a dit, ce qu'il y a de plus
noble parmi les êtres. Mais il est impossible qu'un corps soit le plus noble
des êtres. Car un corps est vivant ou il ne l'est pas; le vivant est
manifestement plus noble que ce qui n'a point de vie. D'autre part, le corps
vivant ne vit pas précisément en tant que corps, car alors tout corps vivrait;
il faut donc qu'il vive par quelque chose d'autre, comme notre corps vit par
l'âme. Or, ce par quoi vit le corps est plus noble que le corps. Il est donc
impossible que Dieu soit un corps.
Solutions:
1. Comme on l'a dit plus haut, la Sainte Écriture nous
livre les choses divines et spirituelles sous le voile de similitudes
empruntées aux choses corporelles. Aussi, lorsqu'elle attribue à Dieu les trois
dimensions, elle désigne, sous la similitude d'une quantité corporelle, la quantité
de sa puissance. Ainsi la profondeur symbolise la puissance de connaître les
choses cachées; la hauteur, la supériorité de sa puissance; la longueur, la
durée de son existence; la largeur, l'efficacité de son amour pour toutes
choses. Ou encore, selon Denys: "La profondeur de Dieu signifie
l'incompréhensibilité de son essence; sa longueur, l'extension de sa vertu, qui
pénètre toutes choses; sa largeur, l'amplitude universelle de cette vertu, en
tant que tout est enveloppé par sa protection." 2. On dit que l'homme est
créé à l'image de Dieu non pas selon son corps, mais selon sa supériorité sur
les autres animaux. Aussi, après la parole: "Faisons l'homme à notre image
et ressemblance", la Genèse ajoute-t-elle: "pour qu'il domine sur
tous les poissons de la mer..." Or, l'homme est supérieur aux autres
animaux par la raison et l'intelligence. C'est donc selon l'intelligence et la
raison, qui sont incorporelles, que l'homme est à l'image de Dieu.
3. Dans l'Écriture, des membres sont attribués à Dieu en
raison de leur action, selon une certaine similitude. Ainsi, l'acte de l'oeil
est de voir: aussi attribue-t-on des yeux à Dieu pour signifier sa capacité de
voir par l'intelligence, non par les sens. Et de même pour les autres membres.
4. Des positions ne sont attribuées à Dieu que par
métaphore: on dit qu'il est assis à cause de son immutabilité et de son
autorité; et debout à cause de sa force pour vaincre tous ses adversaires.
5. On ne s'approche pas de Dieu par une démarche
corporelle, puisqu'il est partout, mais par les sentiments de l'âme, et l'on
s'éloigne de lui de la même façon. Ainsi l'approche ou l'éloignement, sous la
similitude du mouvement local, désigne une démarche spirituelle.
Objections:
1. Tout ce qui a une âme est composé de matière et de
forme, puisque l'âme est la forme du corps. Mais l'Écriture attribue à Dieu une
âme, puisque l'épître aux Hébreux (10, 38) cite cette parole en la mettant dans
sa bouche: "Mon juste vivra par la foi; et s'il se dérobe, mon âme ne se
complaira pas en lui." 2. La colère, la joie, etc. sont des passions d'un
être composé de corps et d'âme, dit Aristote. Mais ces sentiments sont
attribués à Dieu par l'Écriture, par exemple au Psaume (106, 40): "Le
Seigneur s'est enflammé de colère contre son peuple." 3. C'est la matière
qui est principe d'individuation. Or, Dieu est un être individuel. S'il ne
l'était pas, on pourrait attribuer sa nature à plusieurs êtres. Donc il est
composé de matière et de forme.
Cependant:
tout
composé de matière et de forme est un corps; car l'étendue est le premier
attribut que revêt la matière. Or, on vient de montrer que Dieu n'est pas un
corps: donc il n'est pas composé de matière et de forme.
Conclusion:
Il
est impossible qu'il y ait en Dieu aucune matière. 1. Parce que la matière est
de l'être en puissance, et il a été démontré que Dieu est acte pur, n'ayant en
lui rien de potentiel. Il est donc impossible qu'il y ait en lui composition de
matière et de forme.
2. Un composé de matière et de forme n'a de perfection
et de bonté qu'en raison de sa forme; il n'est donc bon que d'une façon
participée, selon que sa matière participe de la forme. Or, le bien premier et
optimal, Dieu, ne peut pas être bon de façon participée; car il est bon par
essence et ce qui est bon par essence est premier à l'égard de ce qui est bon
en raison d'une participation.
3. Tout agent agit en raison de sa forme: il y a donc
stricte corrélation entre ce que la forme est pour lui et la manière dont il
est agent. Il s'ensuit que ce qui est l'agent premier et par soi est aussi
forme premièrement et par soi. Or, Dieu est le premier agent, étant la première
cause efficiente, on l'a vu. Il est donc forme selon toute son essence, et non
pas composé de matière et de forme.
Solutions:
1. On attribue une âme à Dieu en raison d'une
ressemblance entre l'acte de Dieu et le nôtre. Si, en effet, nous voulons
quelque chose, cela vient de notre âme. On dit alors que l'âme de Dieu se
complaît en quelque chose, pour dire que sa volonté s'y complaît.
2. La colère et les passions semblables sont attribuées
à Dieu pour une ressemblance entre les effets: du fait qu'un homme en colère
est porté à châtier, on appelle colère, par métaphore, le châtiment divin.
3. Il est vrai que les formes susceptibles d'être reçues
dans une matière sont individuées par cette matière, laquelle ne peut être
subjectée en rien d'autre, étant elle-même le premier sujet; la forme, au
contraire, en ce qui la concerne, et sauf empêchement venu d'ailleurs, peut
être reçue en plusieurs sujets. Au contraire, la forme qui n'est pas faite pour
être reçue dans une matière, étant subsistante par là-même qu'elle ne peut être
reçue en un autre qu'elle-même: ainsi en est-il de Dieu. De ce que Dieu est
individué, il ne suit donc nullement qu'il aurait une matière.
Objections:
1. Il semble que Dieu ne s'identifie pas avec son
essence ou sa nature. Car rien n'est à proprement parler en soi-même; or, on
dit, de l'essence ou nature de Dieu, qui est la déité, qu'elle est en Dieu:
elle est donc distincte de lui.
2. L'effet ressemble à sa cause; car tout agent assimile
à lui son effet. Or, dans les choses créées, le suppôt n'est pas identique à sa
nature; ainsi l'homme n'est pas identique à son humanité. Donc, Dieu non plus
n'est pas identique à sa déité.
Cependant:
il
est dit de Dieu qu'il est la vie, et non pas seulement qu'il est vivant, comme
on le voit en S. Jean (14, 6): "Je suis la voie, la vérité et la vie."
Or la déité est dans le même rapport avec Dieu que la vie avec le vivant. Donc
Dieu est la déité elle-même.
Conclusion:
Dieu
est identique à son essence ou nature. Pour le comprendre, il faut savoir que
dans les choses composées de matière et de forme, il y a nécessairement
distinction entre la nature ou essence d'une part, et le suppôt de l'autre. En
effet, la nature ou essence comprend seulement ce qui est contenu dans la
définition de l'espèce; ainsi l'humanité comprend seulement ce qui est inclus
dans la définition de l'homme, car c'est par cela même que l'homme est homme, et
c'est cela que signifie le mot humanité: à savoir ce par quoi l'homme est
homme. Mais la matière individuelle, comprenant tous les accidents qui
l'individualisent, n'entre pas dans la définition de l'espèce; car on ne peut
introduire dans la définition de l'homme cette chair, ces os, la blancheur, la
noirceur, etc.; donc, cette chair, ces os et les accidents qui circonscrivent
cette matière ne sont pas compris dans l'humanité, et cependant ils
appartiennent à cet homme-ci. Il s'ensuit que l'individu humain a en soi
quelque chose que n'a pas l'humanité. En raison de cela, l'humanité ne dit pas
le tout d'un homme, mais seulement sa partie formelle, car les éléments de la
définition se présentent comme informant la matière, d'où provient
l'individuation.
Mais
dans les êtres qui ne sont pas composés de matière et de forme, qui ne tirent
pas leur individuation d'une matière individuelle, à savoir telle matière, mais
où les formes sont individualisées par elles-mêmes, les formes doivent être
elles-mêmes les suppôts subsistants, de sorte que là le suppôt ne se distingue
pas de la nature. Ainsi, puisque Dieu n'est pas composé de matière et de forme,
comme nous l'avons montré, on doit conclure nécessairement que Dieu est sa
déité, sa vie, et quoi que ce soit d'autre qu'on affirme ainsi de lui.
Solutions:
1. Nous ne pouvons parler des choses simples qu'à la
manière des choses composées d'où nous tirons notre connaissance. C'est
pourquoi, parlant de Dieu et voulant le signifier comme subsistant, nous
employons des termes concrets, parce que notre expérience ne nous montre comme
subsistants que des êtres composés; quand, au contraire, nous voulons exprimer
sa simplicité, nous employons des termes abstraits. Donc, si l'on dit que la
déité ou la vie, ou quoi que ce soit de pareil, est en Dieu, ces expressions se
rapportent non à une diversité dans le réel, en Dieu, mais à une diversité des
représentations du réel dans notre esprit.
2. Les effets de Dieu lui sont assimilés, non pas
parfaitement, mais dans la mesure du possible; et c'est cette imperfection dans
la ressemblance qui explique que ce qui est (en Dieu) simple et un ne peut être
reproduit que par une multiplicité. c'est ainsi que, dans les effets, intervient
la composition d'où il provient que le suppôt, en eux, n'est pas identique à la
nature.
Objections:
1. Il semble qu'en Dieu essence et existence ne soient
pas identiques; car si cela était, rien ne s'ajouterait à l'être divin. Mais
l'être sans aucune addition, c'est l'être en général, qu'on attribue à tout ce
qui est. Dieu ne serait donc que l'être en général, commun à tous les êtres, et
c'est à quoi s'opposent ces paroles de la Sagesse (14, 21): "Ils ont donné
à la pierre et au bois le nom incommunicable." 2. Au sujet de Dieu, nous
pouvons savoir qu'il est, comme nous l'avons dit. Mais nous ne pouvons savoir
ce qu'il est. C'est donc qu'on doit distinguer en lui d'une part son existence,
de l'autre ce qu'il est: son essence, sa nature.
Cependant:
S.
Hilaire écrit: "L'être n'est pas en Dieu quelque chose de surajouté, mais
vérité subsistante." Donc ce qui subsiste en Dieu, c'est son être.
Conclusion:
Il
ne suffit pas de dire que Dieu est identique à son essence, comme nous venons
de le montrer; il faut ajouter qu'il est identique à son être, ce qui peut se
prouver de maintes manières.
1. Ce que l'on trouve dans un étant, outre son essence, est
nécessairement causé, soit qu'il résulte des principes mêmes constitutifs de
l'essence, comme les attributs propres de l'espèce: ainsi le rire appartient à
l'homme en raison des principes essentiels de son espèce; soit qu'il vienne de
l'extérieur, comme la chaleur de l'eau est causée par le feu. Donc, si
l'existence même d'une chose est autre que son essence, elle est causée
nécessairement soit par un agent extérieur, soit par les principes essentiels
de cette chose. Mais il est impossible, lorsqu'il s'agit de l'existence, qu'on
la dise causée par les seuls principes essentiels de la chose, car aucune chose
n'est capable de se donner l'existence, si cette existence dépend d'une cause.
Il faut donc que l'étant dont l'existence est autre que son essence, reçoive
son existence d'un autre étant. Or cela ne peut se dire de Dieu, puisque ce que
nous nommons Dieu, est la cause efficiente première. Il est donc impossible que
l'existence soit autre que l'essence.
2. L'existence est l'actualité de toute forme ou nature;
en effet, dire que la bonté ou l'humanité, par exemple, est en acte, c'est dire
qu'elle existe. Il faut donc que l'existence soit à l'égard de l'essence, lorsque
celle-ci en est distincte, ce que l'acte est à la puissance. Et comme en Dieu
rien n'est potentiel, ainsi qu'on la montré, il s'ensuit qu'en lui l'essence
n'est pas autre chose que son existence. Son essence est donc son existence.
3. De même que ce qui est igné et n'est pas feu est igné
par participation, ainsi ce qui a l'existence, et n'est pas l'existence est
être par participation. Or Dieu est son essence même, ainsi qu'on l'a montré;
donc, s'il n'est pas son existence même, il aura l'être par participation et
non par essence, il ne sera donc pas le premier être, ce qui est absurde. Donc
Dieu est son existence, et non pas seulement son essence.
Solutions:
1. Ce qu'on dit ici de l'être sans addition peut se
comprendre en deux sens: ou bien l'être en question ne reçoit pas d'addition
parce qu'il est de sa notion d'exclure toute addition: ainsi la notion de "bête"
exclut l'addition de "raisonnable". Ou bien il ne reçoit pas
d'addition parce que sa notion ne comporte pas d'addition comme l'animal en
général est sans raison en ce sens qu'il n'est pas dans sa notion d'avoir la
raison; mais il n'est pas non plus dans sa notion de ne pas l'avoir. Dans le
premier cas, l'être sans addition dont on parle est l'être divin; dans le
second cas, c'est l'être en général ou commun.
2. "Être" se dit de deux façons: en un premier
sens pour signifier l'acte d'exister, en un autre sens pour marquer le lien
d'une proposition, oeuvre de l'âme joignant un prédicat à un sujet. Si l'on
entend l'existence de la première façon, nous ne pouvons pas plus connaître
l'être de Dieu que son essence. De la seconde manière seulement nous pouvons
connaître l'être de Dieu: nous savons, en effet, que la proposition que nous
construisons pour exprimer que Dieu est, est vraie et nous le savons à partir
des effets de Dieu, ainsi que nous l'avons dit.
Objections:
1. Il semble bien que Dieu soit dans un genre. En effet,
la substance est l'être subsistant par soi. Or cela convient souverainement à
Dieu. Donc Dieu est dans le genre substance.
2. Chaque chose se mesure d'après une norme du même
genre, comme les longueurs par une longueur, et les nombres par un nombre. Or, Dieu
est la mesure suprême des substances, dit le Commentateur sur le livre X de la
Métaphysique. Il appartient donc lui-même au genre substance.
Cependant:
pour
l'esprit, le genre précède ce qui est contenu dans ce genre. Mais rien n'est
antérieur à Dieu, ni dans la réalité, ni pour l'esprit. Dieu n'est donc pas un
genre.
Conclusion:
Quelque
chose peut appartenir à un genre de deux façons: absolument et en toute
propriété de termes, comme l'espèce est contenue dans le genre; ou bien par
réduction, comme les principes des choses ou les privations: ainsi le point et
l'unité se ramènent au genre quantité parce qu'ils y jouent le rôle de
principes; la cécité ou toute autre privation se ramènent au genre de ce dont
ils sont le manque. Mais Dieu ne peut être dans un genre d'aucune de ces deux
manières.
Qu'il
ne puisse être espèce dans un genre, c'est ce qu'on peut démontrer de trois
façons.
1. L'espèce se forme par genre et différence, et ce dont
provient la différence constitutive de l'espèce joue toujours, à l'égard de ce
dont le genre est tiré, le rôle de l'acte par rapport à la puissance. Ainsi ce
terme: animal, se prend de la nature sensitive signifiée au concret; car cela
est animal qui est de nature sensitive; cet autre terme: raisonnable, se prend
de la nature intellectuelle, car on dit raisonnable ce qui est de nature
intellectuelle. Or, l'intellectuel est avec le sensitif dans la relation de
l'acte avec la puissance, et il en est de même en tout le reste. Comme en Dieu
nulle puissance ne s'adjoint à l'acte, il est impossible que Dieu soit dans un
genre à titre d'espèce.
2. L'existence de Dieu est son essence même, on vient de
le montrer. Si Dieu était dans un genre, ce genre serait donc nécessairement le
genre être, car le genre désigne l'essence, étant attribué essentiellement. Or,
le Philosophe démontre, que l'être ne peut être le genre de rien. Tout genre, en
effet, comporte des différences spécifiques qui n'appartiennent pas à l'essence
de ce genre; or, il n'est aucune différence qui n'appartienne à l'être puisque
le non-être ne saurait constituer une différence. Reste donc que Dieu ne rentre
dans aucun genre.
3. Toutes les réalités appartenant à un même genre ont
en commun la nature ou essence du genre, puisque celui-ci leur est attribué
selon l'essence; mais elles diffèrent selon l'existence, car l'existence n'est
pas la même, par exemple, de l'homme et du cheval, de tel homme et de tel autre
homme. Il s'ensuit que dans tous les étants qui appartiennent à un genre, l'existence
est autre que l'essence. Or, en Dieu, il n'y a pas cette altérité, comme on l'a
montré. Dieu n'est donc pas une espèce dans un genre.
Cela
montre qu'on ne peut assigner à Dieu ni genre ni différence; qu'il ne peut donc
être défini, et qu'on ne peut démontrer de lui quoi que ce soit autrement que
par ses effets; car toute définition s'établit par genre et différence, et le
médium de la démonstration est la définition.
Quant
à inclure Dieu dans un genre par réduction, au titre de principe, l'impossibilité
en est manifeste. En effet, le principe qui se ramène à un genre ne s'étend pas
au-delà de ce genre; ainsi le point n'est principe qu'à l'égard du continu, l'unité
qu'à l'égard du nombre, etc. Or, Dieu est le principe de tout l'être, comme on
le démontrera par la suite: il n'est donc pas contenu dans un genre à ce titre
de principe.
Solutions:
1. Le terme de "substance" ne signifie pas
seulement "être par soi", puisqu'il n'est pas possible que l'être
soit un genre, on vient de le dire. Ce qu'il signifie, c'est l'essence à
laquelle il appartient d'exister ainsi, à savoir par soi-même, sans pour autant
que son existence s'identifie avec son essence. Il est donc manifeste que Dieu
n'est pas dans le genre substance.
2. Cette objection se rapporte au cas d'une mesure
proportionnée au mesuré; dans ce cas, en effet, la mesure doit être homogène au
mesuré. Mais Dieu n'est pas une mesure proportionnée à quoi que ce soit. Si on
le dit mesure de toutes choses, c'est en ce sens que chacune participe de
l'être pour autant qu'elle approche de Dieu.
Objections:
1. Il semble qu'il y ait en Dieu des accidents; car, dit
Aristote, une substance ne saurait être accident à l'égard d'une autre. Donc ce
qui est un accident dans un sujet ne peut être substance dans un autre; ainsi
prouve-t-on que la chaleur n'est pas la forme substantielle du feu, par le fait
qu'elle est accident dans tout le reste. Or la sagesse, la puissance et
d'autres attributs qui, en nous, sont accidentels sont attribués à Dieu; donc, en
Dieu aussi ils sont des accidents.
2. Dans chaque genre de choses il y a un premier; or il
y a de nombreux genres d'accidents. Donc, si le terme premier de chacun de ces
genres n'est pas en Dieu, il y aura beaucoup de premiers hors de lui, ce qui ne
convient pas.
Cependant:
tout
accident est dans un sujet; or Dieu ne peut pas être un sujet, car une forme
simple ne peut être un sujet, dit Boèce.
Conclusion:
Ce
qui précède suffit à prouver qu'il ne peut pas y avoir d'accident en Dieu.
1. Parce que le sujet est à l'accident ce que la
puissance est à l'acte. En effet, le sujet est actué par l'accident en quelque
manière. Or, il faut exclure de Dieu toute potentialité, on a pu le voir.
2. Parce que Dieu est son être même; or, dit Boèce "ce
qui est peut bien, par une nouvelle adjonction, être autre chose encore; mais
l'être même ne comporte nulle adjonction"; par exemple ce qui est chaud
peut bien avoir encore une qualité différente, il peut être blanc; mais la
chaleur même ne peut avoir rien d'autre que la chaleur.
3. Parce que l'être qui a l'existence par soi précède ce
qui n'existe que par accident. Donc, Dieu étant en toute rigueur le premier
être, rien ne peut être en lui par accident. Même les accidents qui découlent
par eux-mêmes de la nature du sujet (comme la faculté de rire est par soi un
accident propre de l'homme) ne peuvent pas davantage être attribués à Dieu. Car
ces accidents trouvent leur cause dans les principes du sujet; or, en Dieu, rien
ne peut être causé, puisqu'il est la cause première. Il en résulte finalement
qu'il n'y a aucun accident en Dieu.
Solutions:
1. La puissance et la sagesse ne se disent pas de Dieu
et de nous univoquement, comme on l'expliquera plus loin. Il ne s'ensuit donc
pas que ce qui est accident en nous le soit aussi en Dieu.
2. La substance ayant à l'égard des accidents une
priorité d'être, les principes de ceux-ci se ramènent à ceux de la substance
comme à quelque chose d'antérieur. Non que Dieu soit le premier dans le genre
de la substance, car s'il est le premier, c'est en étant lui-même en dehors de
tout genre et à l'égard de tout l'être.
Objections:
1. Il semble que Dieu ne soit pas absolument simple. En
effet, les choses qui procèdent de Dieu lui ressemblent; ainsi du premier être
dérivent tous les êtres, et du premier bien tous les biens. Or, parmi les
choses que Dieu a faites, aucune n'est absolument simple. Donc Dieu n'est pas
absolument simple.
2. Tout ce qui est le meilleur doit être attribué à
Dieu. Or, chez nous, les choses complexes sont meilleures que les simples;
ainsi les mixtes valent mieux que les éléments, et les éléments que leurs
parties. Il ne faut donc pas dire que Dieu est absolument simple.
Cependant:
S.
Augustin affirme que "Dieu est vraiment et souverainement simple".
Conclusion:
Que
Dieu soit parfaitement simple, cela peut se prouver de plusieurs manières.
1. Tout d'abord en rappelant ce qui précède. Puisque
Dieu n'est composé ni de parties quantitatives, n'étant pas un corps; ni de
forme et de matière, puisqu'en lui le suppôt n'est pas autre que la nature, ni
la nature n'est autre chose que son existence; puisqu'il n'y a en lui
composition ni de genre et de différence, ni de sujet et d'attribut, il est
manifeste que Dieu n'est composé d'aucune manière, mais qu'il est absolument simple.
2. Tout composé est postérieur à ses composants et dans
leur dépendance; or, Dieu est l'être premier, comme on l'a fait voir.
3. Tout composé a une cause; car des choses de soi
diverses ne constituent un seul être que par une cause unifiante. Or, Dieu n'a
pas de cause, ainsi qu'on l'a vu, étant première cause efficiente.
4. Dans tout composé il faut qu'il y ait puissance et
acte, ce qui n'est pas en Dieu. En effet, dans le composé, ou bien une partie
est acte à l'égard de l'autre, ou du moins les parties sont toutes comme en
puissance à l'égard du tout.
5. Un composé n'est jamais identique à aucune de ses
parties. Cela est bien manifeste dans les touts formés de parties dissemblables:
nulle partie de l'homme n'est l'homme, et nulle partie du pied n'est le pied.
Quant il s'agit de touts homogènes, il est bien vrai que telle chose est dite
aussi bien du tout et des parties, et par exemple une partie d'air est de l'air,
et une partie d'eau est de l'eau; mais d'autres choses pourront se dire du tout
qui ne conviendront pas à la partie; ainsi une masse d'eau ayant deux pintes, sa
partie n'a plus deux pintes. Donc, en tout composé, il y a quelque chose qui ne
lui est pas identique. Or, ceci peut bien se dire du sujet de la forme: qu'il y
a en lui quelque chose qui n'est pas lui; ainsi dans quelque chose qui est
blanc, il n'y a pas que le blanc, mais dans la forme même il n'y a rien d'autre
qu'elle-même. Dès lors, puisque Dieu est pure forme, ou pour mieux dire
puisqu'il est l'être, il ne peut être composé d'aucune manière. S. Hilaire
touche cette raison dans son livre de La Trinité lorsqu'il dit: "Dieu, qui
est puissance, ne comprend pas de faiblesses; lui qui est lumière, n'admet
aucune obscurité."
Solutions:
1. Ce qui procède de Dieu ressemble à Dieu, comme les
effets de la cause première peuvent lui ressembler. Or, être causé c'est
nécessairement être composé de quelque manière; car tout au moins l'existence
d'un être causé est autre que son essence, ainsi qu'on le verra.
2. Si, dans notre univers, les composés sont meilleurs
que les simples, cela vient de ce que la bonté achevée de la créature ne
consiste jamais en une perfection unique, mais en requiert plusieurs; tandis
que la perfection en laquelle s'accomplit la bonté divine est une et simple, ainsi
qu'on le fera voir.
Objections:
1. Denys a dit: "La Déité est l'être de toutes
choses, être au-dessus de l'être." Or, l'être de toutes choses entre dans
la composition de chaque chose. Donc, Dieu vient en composition avec les
choses.
2. Dieu est une forme; car S. Augustin écrit que le
Verbe de Dieu, qui est Dieu, "est une forme non informée". Or, une
forme est une partie d'un composé. Donc Dieu fait partie de quelque compose.
3. Des choses qui sont et qui ne diffèrent en rien ne
sont qu'une seule et même chose. Or, Dieu et la matière première sont et ne
diffèrent en rien. Donc ils sont identiques. Mais la matière première entre
dans la composition des choses. Donc Dieu aussi. Preuve de la mineure: Toutes
les choses qui diffèrent entre elles diffèrent par quelques différences, ce qui
suppose qu'elles sont composées; mais Dieu et la matière première sont
absolument simples; donc ils ne diffèrent en rien.
Cependant:
Denys
a dit: "Il n'y a de sa part (de Dieu) ni contact, ni aucun autre mélange
avec des parties." Il est dit aussi au Livre des Causes que "la cause
première régit toutes choses sans se mêler a elles".
Conclusion:
A
ce sujet, il y a eu trois erreurs. Certains ont dit: Dieu est l'âme du monde, comme
le rapporte S. Augustin dans la Cité de Dieu, et à cela se ramène ce que
certains affirment, à savoir que Dieu est l'âme du premier ciel. D'autres ont
dit que Dieu est le principe formel de toutes choses, et telle fut, dit-on, l'opinion
des partisans d'Amaury. Enfin, la troisième erreur fut celle de David de Dinant,
qui stupidement faisait de Dieu la matière première. Mais tout cela est
manifestement faux, et il n'est pas possible que Dieu vienne d'aucune manière
en composition avec quelque chose, soit comme principe formel, soit comme
principe matériel.
1. Parce que Dieu, comme nous l'avons dit, est cause
efficiente première. Or, la cause efficiente ne coïncide pas avec la forme de
son effet selon l'identité numérique, mais seulement selon l'identité
spécifique. En effet un homme engendre un autre homme. Quant à la matière, elle
ne s'identifie à la cause ni numériquement ni quant à l'espèce, car l'une est
en puissance, tandis que l'autre est en acte.
2. Dieu étant cause efficiente première, il lui
appartient d'être celui qui agit, et d'agir par lui-même. Or, ce qui entre
comme partie dans un composé n'est pas celui qui agit, et qui agit par lui-même,
c'est bien plutôt le composé: ce n'est pas la main qui agit, c'est l'homme par
sa main, et c'est le feu qui réchauffe par sa chaleur. Donc Dieu ne peut faire
partie d'un composé.
3. Aucune partie de composé ne peut être en toute
rigueur le premier des êtres; et, pas davantage la matière et la forme, qui
sont les parties premières des composés; la matière parce qu'elle est en
puissance, et que, de soi, la puissance est postérieure à l'acte, on l'a vu
plus haut. Quant à la forme, dès qu'elle est partie d'un composé, elle est une
forme participée. Or, de même que le participant est postérieur à ce qui est
par essence, ainsi en est-il de la chose participée elle-même; par exemple, le
feu dans une matière en ignition est postérieur à ce qui est feu par nature. Or
on a montré que Dieu est absolument le premier être.
Solutions:
1. Si l'on dit que Dieu est l'être de toutes choses, ce
ne peut être que selon la causalité efficiente et la causalité exemplaire, non
comme faisant partie de leur essence.
2. Le Verbe est la forme d'exemplaire, non la forme qui
est partie d'un composé.
3. Les choses simples ne diffèrent pas entre elles par
autre chose qu'elles-mêmes, car cela n'est vrai que des composés. Ainsi, l'homme
et le cheval diffèrent par le rationnel et l'irrationnel, qui sont leurs
différences; mais ces différences elles-mêmes ne diffèrent pas ensuite par
d'autres différences. Aussi, en rigueur de termes, on ne peut dire proprement
qu'elles diffèrent, mais plutôt qu'elles sont diverses, car, selon le
Philosophe, "divers se dit absolument; mais ce qu'on affirme différer
diffère toujours par quelque chose". Donc, si l'on veut parler avec
précision, la matière première et Dieu ne diffèrent pas; ils sont divers par
eux-mêmes. On ne peut donc pas conclure à leur identité.
Après avoir considéré la simplicité
divine, il nous faut traiter de la perfection de Dieu. Comme A on appelle bon
tout ce qui est dans la mesure où il est parfait, nous nous occuperons d'abord
de la perfection de Dieu (Q. 4) et ensuite de sa bonté (Q. 5-6).
1. Dieu est-il
parfait? 2. Dieu est-il universellement parfait, contenant en lui les
perfections de toutes choses? 3. Peut-on dire que les créatures ressemblent à
Dieu?
Objections:
1. Il semble qu'il ne convienne pas à Dieu d'être
parfait. Car "parfait" veut dire achevé, c'est-à-dire totalement
fait. Mais il ne convient pas à Dieu d'être fait. Ni donc d'être parfait.
2. Dieu est le principe des choses. Mais il paraît bien
que les principes des choses sont imparfaits: ainsi la semence qui est le
principe des plantes et des animaux. Donc Dieu est imparfait.
3. La nature de Dieu est l'être même, avons-nous dit.
Mais l'être même est ce qu'il y a de plus imparfait, étant ce qu'il y a de plus
général, appelé à être complété par les déterminations de tous les étants. Dieu
est donc imparfait.
Cependant:
il
est dit en S. Matthieu (5, 48): "Soyez parfaits comme votre Père céleste
est parfait."
Conclusion:
Comme
Aristote le rapporte, certains philosophes de l'antiquité, les pythagoriciens
et Speusippe ne reconnaissaient pas au premier principe l'excellence et la
perfection suprêmes. La raison en est que les philosophes anciens n'ont
considéré que le principe matériel, et que le premier principe matériel est ce
qu'il y a de plus imparfait. Comme, en effet, la matière, en tant que telle, est
en puissance, le premier principe matériel ne peut qu'être tout à fait en
puissance, et donc imparfait au maximum.
Mais
au sujet de Dieu, il est établi qu'il est le premier principe, non matériel, mais
dans l'ordre de la causalité efficiente, et un tel principe doit être
souverainement parfait; car si la matière comme telle est en puissance, l'agent
en tant que tel est en acte. Il s'ensuit que le premier principe actif doit
être en acte au maximum, et, en conséquence, parfait au maximum. Un étant, en
effet, est dit parfait dans la mesure où il est en acte, puisqu'on dit parfait
l'être à qui rien ne fait défaut de sa perfection propre.
Solutions:
1. Comme dit S. Grégoire, "nous balbutions comme
nous pouvons les grandeurs de Dieu, et ce qui n'est pas fait ne peut, à
proprement parler, être dit parfait". Mais comme, parmi les choses qui se
font, on dit parfaite la chose, qui de la puissance a été menée à l'acte, on
transpose le terme "parfait", pour signifier ce qui est pleinement en
acte, que cela soit, ou non, au terme d'un processus de perfectionnement.
2. Le principe matériel qu'on trouve dans notre monde
est sans doute imparfait; mais il ne saurait être absolument premier, car il en
présuppose un autre, qui lui, est parfait. Ainsi la semence, est bien le
principe de l'animal engendré à partir d'elle; mais elle-même a pour principe
un autre animal, ou une plante, dont elle se détache. En effet, ce qui est en
puissance, doit être précédé par quelque chose qui soit en acte, puisque
l'étant en puissance n'est amené à l'acte que par un étant en acte.
3. L'être même est ce qu'il y a de plus parfait dans le
réel, car à l'égard de tous les étants il est l'acte. Rien n'a d'actualité
sinon en tant qu'il est; c'est donc que l'être même est l'actualité de toutes
choses, et des formes elles-mêmes. L'être n'est donc point, par rapport au
reste, dans la relation de ce qui reçoit à ce qui est reçu, mais plutôt comme
ce qui est reçu à l'égard de ce qui reçoit. Quand par exemple je dis: l'être de
l'homme, ou du cheval, ou de quoi que ce soit, j'envisage l'être même comme un
principe formel et comme ce qui est reçu, non comme un étant à quoi il
appartiendrait d'être.
Objections:
1. Il ne semble pas que les perfections de toutes choses
soient en Dieu, car Dieu est simple, ainsi qu'on l'a montré. Or les perfections
des choses sont nombreuses et diverses. Il n'y a donc pas en Dieu les perfections
de toutes choses.
2. Des attributs opposés ne peuvent se rencontrer dans
le même sujet. Or, les perfections des choses sont opposées, car chaque chose
reçoit sa perfection de sa différence spécifique, et les différences, par
lesquelles est divisé le genre et sont constituées les espèces, sont opposées.
Puisque les perfections opposées ne peuvent coexister dans le même sujet, il
semble donc que toutes les perfections des choses ne sont pas en Dieu.
3. Le vivant est plus parfait que le simple étant, et
l'intelligent, que le vivant. Or, l'essence en Dieu est l'être même. Donc il
n'y a pas en lui la vie, la sagesse et les autres perfections.
Cependant:
Denys
a dit: "Dieu, par sa seule existence, possède d'emblée tout le reste."
Conclusion:
Certes
les perfections de toutes choses sont en Dieu. Aussi est-il dit universellement
parfait, parce qu'aucune grandeur ne lui manque de toutes les perfections qu'on
peut découvrir dans tous les ordres, ainsi que l'affirme le Commentateur On
peut le démontrer de deux façons.
D'abord,
tout ce qu'il y a de perfection dans l'effet doit se retrouver dans la cause
efficiente, que ce soit selon la même raison, s'il s'agit d'un agent univoque, comme
lorsqu'un homme engendre un homme; ou bien de façon éminente, s'il s'agit d'un
agent équivoque, comme dans le soleil il y a quelque chose de semblable à ce
qui est engendré par sa vertu. Car il est manifeste que tout effet préexiste
virtuellement dans sa cause efficiente; mais préexister ainsi virtuellement
dans la cause efficiente, ce n'est pas préexister sous un mode moins parfait, mais
plus parfait, alors que préexister potentiellement dans la cause matérielle est
préexister sous un mode imparfait, parce que la matière, comme telle, est
imparfaite, tandis que l'agent, comme tel, est parfait. Puisque Dieu est
première cause efficiente des choses, les perfections de toutes choses doivent
préexister en Dieu selon un mode plus éminent. Denys signale cet argument quand
il dit de Dieu: "Il n'est pas ceci à l'exclusion de cela; mais il est tout,
en tant que cause de tout." La seconde raison est celle-ci. Nous avons
démontré que Dieu est l'être même subsistant par soi; il suit de là
nécessairement qu'il y a en lui toute la perfection de l'acte d'être. Il est
manifeste, en effet, que la raison pour laquelle un corps chaud n'a pas toute
la perfection de la chaleur est que la chaleur participée n'est pas pleinement
elle-même, mais, si la chaleur subsistait par soi, rien ne pourrait lui manquer
de ce qui est la chaleur. Il en résulte que, Dieu étant l'être même subsistant,
rien ne peut lui manquer de la perfection de l'être. Or, les perfections de
tous les étants se ramènent à celle de l'être; car les étants sont parfaits
dans la mesure où ils ont l'être. Ils suit de là que la perfection d'aucun
étant ne fait défaut à Dieu. Et cet argument a été encore indiqué par Denys
quand il a dit: "Dieu n'est pas de telle ou telle manière; il est
absolument et sans bornes, il embrasse en lui la totalité de l'être." Un
peu plus loin il ajoute: "C'est lui qui est l'être de tout ce qui
subsiste."
Solutions:
1. Comme l'explique le même Denys: "Si le soleil, un
en lui-même et brillant uniformément embrasse en sa forme une les substances, ainsi
que les qualités multiples et diverses des choses sensibles, bien plus encore
il est nécessaire que dans la cause de tous les étants ceux-ci préexistent, compris
dans l'unité de sa nature." Et c'est ainsi que des choses diverses et
opposées en elles-mêmes préexistent en Dieu dans l'unité, sans faire tort à sa
simplicité parfaite.
2. Cette Réponse suffit à résoudre la deuxième
objection.
3. Comme l'observe encore Denys, bien que l'être en
lui-même soit plus parfait que la vie en elle-même, et la vie plus parfaite que
la pensée, à considérer les raisons formelles selon lesquelles notre raison les
distingue, le vivant, lui, est plus parfait que l'étant non vivant, car le
vivant est aussi un étant, et l'intelligent est aussi un vivant. Ainsi donc, il
faut reconnaître que l'étant n'inclut pas en sa notion le vivant et l'intelligent,
car participer à l'être, ce n'est pas avoir part à tous les modes d'être.
Cependant, l'être lui-même inclut la vie et la pensée, car il n'est pas une
perfection de l'être qui puisse faire défaut à celui qui est l'être même
subsistant.
Objections:
1. Il semble que nulle créature ne puisse ressembler à
Dieu, car il est dit au Psaume (86, 8): "Parmi les dieux, pas un n'est
semblable à toi, Seigneur." Mais parmi les créatures celles qui sont
appelées Dieu par participation sont les plus excellentes. Donc beaucoup moins
encore les autres créatures peuvent-elles être dites semblables à Dieu.
2. Assimiler, c'est comparer. Or, toute comparaison, est
impossible entre des choses qui appartiennent à des genres différents. Toute
assimilation aussi, par conséquent: aussi bien, on ne dit pas que la blancheur
est semblable à la douceur. Mais nulle créature n'est dans un même genre avec
Dieu, puisque Dieu ne fait partie d'aucun genre, comme on l'a montré.
3. On dit semblables les choses qui se rencontrent dans
une forme commune. Mais rien n'a en commun avec Dieu la forme, car de Dieu seul,
et de nul autre, l'essence est l'être même. Ainsi nulle créature ne peut être
semblable à Dieu.
4. Entre deux semblables, la similitude est réciproque, car
"le semblable est semblable au semblable ". Donc, si quelque créature
est semblable à Dieu, il s'ensuit que Dieu est semblable à une créature, ce qui
contredit la parole d'Isaïe (40, 18): · A quoi donc avez-vous assimilé Dieu?"
Cependant:
la
Genèse (1, 26) met ces paroles dans la bouche de Dieu: "Faisons l'homme à
notre image et ressemblance", et S. Jean écrit (1 Jn 3, 2): "Au temps
de cette manifestation, nous lui serons semblables."
Conclusion:
Toute
ressemblance se prend de la communauté de forme, et pour ce motif il y a
diverses sortes de ressemblance, selon diverses façons de communier dans la
forme. Certaines choses sont dites semblables parce qu'elles communient dans
une forme qui est la même, et selon la définition et selon le mode de
réalisation, et celles-là on ne les dit pas semblables seulement, mais égales
en similitude, tels deux corps également blancs: c'est la similitude parfaite.
Mais on peut dire semblables, d'une autre manière, des choses dont la forme est
la même selon la définition mais non selon le mode de réalisation, plus ou
moins intense: ainsi un corps moins blanc est dit semblable à un corps plus
blanc, et c'est là une similitude imparfaite. Enfin, on peut dire semblables
des choses dont la forme est commune, sans pourtant rentrer dans la même
définition, comme cela est clair pour les agents non univoques.
En
effet, comme tout agent fait ce qui lui ressemble en cela même par quoi il est
agent; comme d'autre part tout agent agit selon sa forme, il est nécessaire que
dans l'effet il y ait ressemblance avec la forme de cet agent. Donc, si l'agent
est contenu dans la même espèce que son effet, la similitude formelle entre
l'un et l'autre portera sur la perfection spécifique apportée par la forme, comme
lorsqu'un homme engendre un homme. Si au contraire l'agent ne se laisse pas
enfermer dans l'espèce, il y aura assimilation, mais non selon la perfection
spécifique. Ainsi les étants qui sont engendrés par la vertu du soleil accèdent
à une certaine ressemblance avec le soleil, mais pas au point de recevoir de
lui une forme spécifiquement identique à la sienne.
Du
fait qu'un agent est tel qu'il ne se laisse enfermer dans aucun genre, c'est à
une ressemblance bien plus lointaine encore que parviendront ses effets, ressemblance
selon la forme, mais non selon la perfection spécifique ou même générique, seulement
selon une certaine proportion, celle selon laquelle l'être est commun à toutes
choses. C'est de cette manière que les effets de Dieu, en ceci qu'ils sont, lui
sont assimilés comme au premier et universel principe de tout l'être.
Solutions:
1. Quand l'Écriture refuse à un être créé la
ressemblance de Dieu et qu'ailleurs elle le dit semblable, elle ne se contredit
pas; car, comme l'observe Denys, les mêmes choses sont à l'égard de Dieu
semblables et dissemblables; semblables pour autant qu'elles parviennent à
imiter celui qui ne peut être parfaitement imitable; dissemblables précisément
en tant qu'elles manquent à égaler leur cause, non seulement pour l'intensité
de la forme, comme le moins blanc manque à égaler le plus blanc, mais aussi en
sa perfection spécifique ou générique.
2. Entre Dieu et les créatures le rapport n'est pas
celui d'étants appartenant à des genres différents. Dieu est hors de tout genre,
et il est le principe de tous les genres.
3. La similitude que l'on reconnaît entre Dieu et la
créature ne consiste pas en la communauté d'une forme semblable selon la
perfection générique et spécifique, mais selon la proportion, Dieu étant par
essence, les autres par participation.
4. Si l'on concède en quelque manière, que la créature
est semblable à Dieu, on ne peut aucunement concéder que Dieu soit semblable à
la créature; car, comme l'explique Denys, "la similitude n'est mutuelle
qu'entre des êtres appartenant à un même ordre, non entre l'effet et la cause".
Ainsi nous disons bien qu'un portrait ressemble à son modèle, mais non que le
modèle ressemble à son portrait. De même, on peut dire en un certain sens que
la créature ressemble à Dieu, mais nullement que Dieu ressemble à la créature.
Voici maintenant la question de la bonté, et tout d'abord de la bonté en
général (Q. 5), ensuite de la bonté de Dieu (Q. 6).
Voici maintenant la question de la bonté,
et tout d'abord de la bonté en général (Q. 5), ensuite de la bonté de Dieu (Q.
6).
1. Le bon et
l'étant sont-ils identiques dans la réalité? 2. Étant admis qu'il n'y a entre
eux qu'une différence de raison, lequel est premier selon la raison: être bon, ou
être? 3. Etant admis que l'étant est premier, tout étant est-il bon? 4. Dans
quel genre de cause la bonté rentre-t-elle? 5. La bonté consiste-t-elle dans le
mode, l'espèce et l'ordre? 6. La division du bien en honnête, utile et
délectable.
Objections:
1. Il semble que le bon et l'étant diffèrent réellement,
car Boèce dit: "Je vois que, pour les choses, être bonnes et être, c'est
différent."
2. Rien n'est actualisé par soi-même. Mais un étant est
appelé bon en raison d'une actualisation reçue, d'après le Livre des Causes.
Donc, le bon diffère réellement de l'étant.
3. Être bon comporte du plus et du moins; être, non. Le
bon diffère donc réellement de l'étant.
Cependant:
S.
Augustin écrit: "C'est dans la mesure où nous sommes, que nous sommes
bons."
Conclusion:
Le
bon et l'étant sont identiques dans la réalité; ils ne diffèrent que pour la
raison, et en voici la preuve. Ce qui fait qu'un étant est bon, c'est qu'il est
attirant; aussi le Philosophe définitif le bien: "Ce à quoi toutes les
choses tendent." Or manifestement une chose est attirante dans la mesure
où elle est parfaite; car tous les étants aspirent à se parfaire. En outre, tout
étant est parfait dans la mesure où il est en acte. Cela rend manifeste qu'une
chose est bonne dans la mesure où elle est, car l'être est l'actualité de toute
chose, comme on l'a vu précédemment. Ainsi est-il évident que le bien et
l'étant sont identiques dans la réalité; mais le terme "bon" exprime
l'aspect d'attirance que n'exprime pas le terme "étant".
Solutions:
1. Le bon et l'étant ont beau être identiques dans la
réalité, du moment qu'ils diffèrent notionnellement, ce n'est pas de la même
manière qu'une chose est dite être purement et simplement, et être bonne. "Étant",
à proprement parler, se dit de l'"être en acte"; et l'acte lui-même
se dit par rapport à la puissance: il suit de là qu'une chose est dite être, purement
et simplement, en raison de ce par quoi elle est premièrement distincte de ce
qui est seulement en puissance. Cela, pour n'importe quelle chose c'est l'être
substantiel, de sorte que c'est en raison de son être substantiel qu'une chose
quelconque est dite purement et simplement être. En raison des actes qui se
surajoutent à ce premier, une chose est dite être à quelque égard seulement;
l'être blanc, par exemple, ne supprime pas purement et simplement le "être
en puissance", puisque cela arrive à une chose qui existe déjà
actuellement. A l'inverse, bon exprime l'aspect de perfection, puisque c'est la
perfection qui est attirante; et en conséquence, ce qu'exprime ce terme, c'est
l'idée d'achèvement. Aussi ce qui est en possession de sa perfection dernière
sera-t-il dit bon absolument. Quant à ce qui n'a pas la perfection qu'il
devrait avoir, bien qu'il ait quelque perfection selon qu'il est en acte, il ne
sera pas dit parfait absolument, ni par conséquent bon absolument, mais
seulement sous un certain rapport.
Ainsi,
selon son être premier et fondamental, qui est l'être substantiel, une chose
est dite être au sens absolu du mot, et bonne seulement en un sens relatif, en
tant qu'elle est être. Mais, selon son acte dernier, alors qu'elle achève sa
perfection, une chose est dite être sous un certain rapport, et bonne
absolument. C'est ce que veut dire Boèce, et quand ce philosophe affirme que
dans les choses, autre est leur bien, autre est leur être, il faut l'entendre
de l'être et du bien pris absolument tous deux; car l'être pris absolument est
obtenu par l'acte premier et substantiel des choses, et le bien pris absolument
par leur acte ultime ou parfait. Toutefois, l'acte premier comporte aussi un
certain bien, et l'acte dernier un certain être.
2. Il est vrai que le bien informe l'être, si on
l'entend du bien pris absolument, selon son acte ultime.
3. Et de même, le bien ainsi compris, comme un acte
surajouté, comporte évidemment du plus ou du moins, par exemple plus ou moins
de science, plus ou moins de vertu, etc.
Objections:
1. Il semble que pour la raison être bon soit antérieur
à être. Car l'ordre des noms se règle sur l'ordre des réalités signifiées par
ces noms. Mais, parmi les noms divins, Denys met le bon en premier, ensuite
seulement ce qui est.
2. On doit considérer comme première pour la raison la
notion qui s'étend à un plus grand nombre d'objets. Mais le bien s'étend à plus
de choses que l'être, si l'on en croit encore Denys: "Le bien s'étend à ce
qui existe et à ce qui n'existe pas; l'être seulement à ce qui existe." 3.
La priorité de raison appartient à ce qui est le plus universel. Or le bien
semble plus universel que l'être; car ce qui est bon est ce qui est attirant, et
pour certains il est attirant de ne pas être, comme en témoigne ce jugement à
propos de Judas (Mt 26, 24): "Mieux vaudrait pour lui que cet homme ne fût
pas né." 4. Ce n'est pas seulement l'être qui attire, mais aussi la vie, la
sagesse et beaucoup d'autres choses. L'être est donc un cas particulier de ce
qui est attirant, dont le bien exprime au contraire l'aspect universel. La
notion de bon, donc, est antérieure, purement et simplement, à celle de "étant".
Cependant:
il
est dit dans le Livre des Causes: "La première des choses créées est
l'être."
Conclusion:
Il
faut dire que, pour la raison, être est antérieur à être bon. En effet, la
notion signifiée par un nom est ce que l'intellect conçoit de la chose à
laquelle cette parole s'applique. Cela donc est premier pour la raison, qui
vient effectivement en premier dans la conception de notre intellect. Or, c'est
le cas de l'être; car toute chose est susceptible d'être connue selon qu'elle
est en acte, comme il est dit dans la Métaphysique. C'est pourquoi l'étant est
l'objet propre de l'intelligence; il est donc l'intelligible premier, comme le
son est premier et joue le rôle d'objet propre en ce qui concerne l'ouïe. Ainsi
donc, pour la raison, être précède être bon.
Solutions:
1. Denys traite des noms divins selon qu'ils désignent
en Dieu un rapport de causalité. Lui-même en donne la raison: c'est que Dieu
est nommé à partir des créatures comme la cause à partir de ses effets. Or, être
bon, qui répond à la notion d'attirance, désigne un rapport de cause finale, causalité
qui est la première de toutes, parce que l'agent n'agit qu'en vue d'une fin, et
que c'est par l'agent que la matière est amenée à la forme. C'est pourquoi la
fin est appelée cause des causes. Ainsi, quand il s'agit de causalité, être bon
est antérieur à être, comme la fin est antérieure à la forme; et c'est pour
cette raison que parmi les noms destinés à signifier la causalité divine, on
fait figurer le bien avant l'être.
En
outre, selon les platoniciens, qui ne distinguaient pas la matière de la
privation, la matière étant un non-étant, la participation au bien s'étend plus
loin que la participation à l'être. Car la matière première est bonne par
participation, puisqu'elle tend à l'être bon; or rien n'est attiré que par ce
qui lui est semblable. Mais la matière, pour les platoniciens, ne participe pas
de l'être, puisqu'ils la disent du non-être, et c'est ce qui fait dire à Denys
que "le bien s'étend à ce qui n'existe pas".
2. Cela résout la deuxième objection. Ou bien encore on
peut dire que le bien s'étend à ce qui existe et à ce qui n'existe pas, non en
ce sens qu'on puisse attribuer le bien à l'un et à l'autre, mais en raison du
rôle joué par eux dans la causalité; à condition qu'on entende, par ce qui
n'existe pas, non le pur néant, mais ce qui est en puissance, non en acte. Car
le bien a raison de fin, et avec cette fin sont en rapport non seulement
l'étant en acte qui s'y repose, mais aussi l'être en puissance qui se dirige
vers elle. Mais l'étant ne désigne un rapport de causalité qu'à l'égard de la
cause formelle, qu'elle soit inhérente ou exemplaire, laquelle s'applique
uniquement à ce qui est en acte.
3. Un tel exemple ne signifie pas que le non-être soit
attirant en soi; il ne l'est que par accident en tant qu'il enlève un mal;
c'est cette suppression qui est désirable, en tant que ce mal est privation
d'être. Ce qui est attirant par soi, c'est donc l'être; le non-être ne l'est
que par accident, en tant qu'un homme désire un être dont il ne supporte pas
d'être privé. C'est ainsi que, par accident, même le non-être est appelé un
bien.
4. La vie, la science et les autres biens n'attirent que
comme existant en acte, si bien qu'en tout cela c'est vers un certain être que
l'on tend. Ainsi rien n'est attirant en dehors de ce qui est, et par conséquent
rien n'est bon que l'étant.
Objections:
1. Il semble que tout étant ne soit pas bon, car "bon"
ajoute à "étant", comme on l'a fait voir. Or ce qui ajoute à "étant"
le restreint: ainsi la substance, la quantité, la qualité et les autres
catégories. Donc "bon" restreint "étant", et il n'est pas
vrai que tout étant soit bon.
2. Rien de mauvais n'est bon. On lit dans Isaïe (5, 20):
"Malheur à ceux qui disent bon ce qui est mauvais, et mauvais ce qui est
bon." Mais certain étant est mauvais. Donc n'importe quel étant n'est pas
bon.
3. Ce qui fait qu'une chose est bonne, c'est qu'elle est
attirante. Or ce n'est pas le cas de la matière première, qui est seulement
attirée. Elle n'a donc pas raison de bien. Donc tout étant n'est pas bon.
4. Le Philosophe assure que le bien est étranger aux
mathématiques; mais les objets des mathématiques sont aussi des étants, sans
quoi ils ne seraient pas objets de science.
Cependant:
tout
étant autre que Dieu est créature de Dieu. Mais "tout ce que Dieu a créé
est bon", dit l'Apôtre (1 Tm 4, 4). Dieu, lui, est souverainement bon.
Donc tout étant est bon.
Conclusion:
La
vérité est que tout étant, pour autant qu'il est, est bon. Car tout étant, en
tant qu'il est, est en acte et possède quelque perfection, car tout acte est
une certaine perfection. Or le parfait en tant que tel est attirant et bon, comme
on l'a vu plus haut. On en conclut que tout étant, en tant que tel, est bon.
Solutions:
1. Il est bien vrai que la substance, la quantité, la
qualité, et tout ce qui se trouve contenu dans ces genres de l'être, restreignent
l'étant, en l'appliquant à telle essence ou nature particulière, qui est. Mais "bon"
n'ajoute à l'étant que la note d'attirance et de perfection, qui appartient à
l'être même en quelque nature qu'on le rencontre. Aussi "bon" ne
restreint-il pas "étant".
2. Aucun étant n'est dit mauvais en tant qu'il est, mais
en tant que de l'être lui manque; ainsi un homme est dit mauvais quand il lui
manque d'être vertueux; un oeil est dit mauvais quand il manque d'une vue
pénétrante.
3. De même que la matière première n'est qu'en puissance,
elle n'est bonne qu'en puissance. Quoi qu'on puisse dire, selon les
platoniciens, qu'elle n'est pas, à cause de la privation qui l'affecte.
Cependant elle participe du bien d'une certaine façon, par une ordination et
une aptitude à ce bien. Et c'est pourquoi il lui convient non d'être attirante,
mais d'être attirée.
4. Les objets mathématiques ne subsistent pas séparés de
toute matière. S'ils subsistaient, il y aurait en eux du bien, leur être, précisément.
Ils ne sont séparés que pour la raison, en tant qu'ils sont abstraits du
mouvement et de la matière, par conséquent aussi de la finalité puisque la fin
est par nature motrice. Et il n'est pas illogique que dans un objet construit
par la raison on ne trouve pas la bonté, puisque, comme on l'a vu précédemment,
l'être est antérieur au bien.
Objections:
1. Il semble que le bien n'ait pas raison de cause
finale, mais rentre plutôt dans les autres genres de causes. Ainsi, d'après
Denys, "si le bien est loué, c'est en tant que beau". Mais le beau se
rattache à la cause formelle.
2. Le bien est communicatif de soi, d'après Denys, qui
dit que "le bien est ce qui fait subsister et exister toutes choses".
Mais communiquer l'être relève de la causalité efficiente.
3. S. Augustin écrit "Parce que Dieu est bon nous
sommes." Mais si nous venons de Dieu c'est comme de notre cause
efficiente. Donc la bonté a raison de cause efficiente.
Cependant:
le
Philosophe a dit "Ce pour quoi quelque chose existe est la fin et le bien
de tout le reste."
Conclusion:
Puisque
le bien est ce qui attire tout ce qui est, et que cela a raison de fin, il est
évident que le bien implique la raison de fin. Néanmoins, la bonté présuppose
la causalité efficiente et la causalité formelle. Car nous voyons que ce qui
est premier dans l'exercice de la causalité est dernier dans le résultat; par
exemple, le feu échauffe le bois avant de lui communiquer sa forme de feu, bien
que, dans le feu, la chaleur soit une émanation de sa forme substantielle. Or, dans
l'ordre de causalité, ce qui est premier c'est le "être bon", la fin,
qui met en action la cause efficiente; ensuite, l'action de cette cause
efficiente meut à la forme; et enfin arrive la forme. Il faut donc qu'il en
soit à l'inverse pour le résultat: on trouvera d'abord la forme, par laquelle
l'étant est ce qu'il est; dans cette forme on discerne ensuite une vertu active,
qui appartient à l'être en tant qu'il est achevé, car un être n'est achevé, comme
l'observe le Philosophe, que lorsqu'il peut produire son semblable; et enfin il
en résulte la bonté, par laquelle l'étant est établi dans sa perfection.
Solutions:
1. Le beau et le bien, considérés dans le réel, sont
identiques parce qu'ils sont fondés tous deux sur la même réalité qui est la
forme. De là vient que le bon est loué comme beau. Mais ces deux notions n'en
diffèrent pas moins en raison. Le bien concerne l'appétit, puisque le bien est
ce vers quoi tend tout ce qui est, et il a raison de fin, car l'appétit est une
sorte d'élan vers la chose même. Le beau, lui, concerne la faculté de
connaissance, puisqu'on déclare beau ce dont la vue cause du plaisir. Aussi le
beau consiste-t-il dans une juste proportion des choses, car nos sens se
délectent dans les choses proportionnées qui leur ressemblent en tant qu'ils
comportent un certain ordre, comme toute vertu cognitive. Et parce que la
connaissance se fait par assimilation, et que la ressemblance concerne la forme,
le beau, à proprement parler, se rapporte à la cause formelle.
2. Quand on dit que le bon est communicatif de soi, c'est
dans le sens où la fin est dite mouvoir.
3. Un agent volontaire est appelé bon quand sa volonté
est bonne; car c'est par la volonté que nous faisons usage de tout ce qui est
en nous. Aussi ne dit-on pas bon l'homme qui a l'esprit bon, mais celui dont la
volonté est bonne. Or, l'objet propre de la volonté est la fin, ou le bien, et
par conséquent dire de Dieu: "Parce qu'il est bon nous sommes", c'est
se référer à la cause finale.
Objections:
1. Il semble que non. Car le bien et l'être diffèrent
par leur notion, comme on l'a vu précédemment. Mais c'est à l'être que
paraissent se rapporter ces trois termes; car il est dit au livre de la Sagesse
(11, 20): "Tu as tout disposé (Seigneur) avec nombre, poids et mesure",
et c'est à cette triade que se ramènent l'espèce, le mode et l'ordre. S.
Augustin lui-même l'indique: "C'est la mesure qui détermine à chaque chose
son mode; c'est le nombre qui lui fournit son espèce; c'est le poids qui
l'entraîne vers son repos et sa stabilité." 2. Le mode, l'espèce et
l'ordre sont des biens. Si le bien consiste dans les trois il faudra donc que
chacun des trois contienne, à nouveau, les trois ensemble, et que dans le mode,
par exemple, on trouve mode, espèce et ordre, et ainsi de suite. On irait donc
à l'infini.
3. Le mal consiste dans la privation de ces trois choses;
or, le mal ne supprime jamais totalement le bien. C'est donc que la raison de
bien ne consiste pas en elles.
4. On ne peut dire mauvais ce qui constitue la raison de
bien. Or, on parle d'un mode, d'une espèce, d'un ordre qui sont mauvais. Ce
n'est donc pas en eux que consiste la raison de bien.
5. Selon S. Augustin, mode, espèce et ordre dérivent de
nombre, poids et mesure; or, tout ce qui est bon n'offre pas ces derniers
caractères. Car S. Ambroise dit: "Il n'appartient pas à la nature de la
lumière d'être créée avec nombre, poids et mesure." Ce n'est donc pas en
cela que consiste la bonté.
Cependant:
S.
Augustin écrit: "Ces trois choses: le mode, l'espèce, l'ordre, sont comme
des biens généraux dans les êtres faits par Dieu; aussi, là où ces trois choses
sont grandes, il y a de grands biens; là où elles sont petites, il y en a de
petits; là où elles sont nulles, il n'y a aucun bien." Il n'en serait pas
ainsi si la bonté ne consistait pas en ces trois choses.
Conclusion:
Une
chose est réputée bonne selon qu'elle est parfaite, car c'est ainsi qu'elle est
attirante, comme on l'a dit plus haut. Le parfait est ce qui ne manque de rien
selon le mode de sa perfection. Comme tout être est ce qu'il est par sa forme;
et comme toute forme présuppose certaines conditions et que certaines
conséquences nécessaires en découlent, il faut, pour qu'un être soit parfait et
bon, qu'il ait à la fois sa forme, les conditions préalables qu'elle requiert, et
les propriétés qui en découlent. Or, ce que la forme requiert d'abord, c'est la
détermination ou proportionnalité de ses principes, soit matériels, soit
efficients et c'est ce qu'on entend par le mode; c'est pourquoi, d'après S.
Augustin, on dit que la mesure fixe ce que doit être le mode. C'est la forme
qui est signifiée par l'espèce, car chaque chose est constituée dans son espèce
par sa forme, et c'est pourquoi il est dit que le nombre désigne l'espèce. Car,
d'après le Philosophe, les définitions qui expriment l'espèce sont comme les
nombres. En effet, comme l'unité ajoutée ou soustraite au nombre en fait varier
l'espèce, de même, dans les définitions, une différence ajoutée ou soustraite.
Enfin ce qui est consécutif à la forme, c'est l'inclination du sujet vers la
fin, vers l'action ou quelque chose de semblable; car tout ce qui est en acte
agit, et tend, comme tel, vers ce qui lui convient selon sa forme, dans la
mesure où il est en acte. C'est cela qu'on exprime par ces deux termes
équivalents: poids et ordre. On voit donc que la bonté, du moment qu'elle se
ramène à la perfection, consiste en mode, espèce et ordre.
Solutions:
1. Ces trois termes concernent l'étant seulement en tant
qu'il est parfait, donc en tant qu'il est bon.
2. Le mode, l'espèce et l'être sont dits bons comme ils
sont dits être: non qu'eux-mêmes soient comme des subsistants, mais par eux, d'autres
sont, et sont bons. Il n'est donc pas nécessaire qu'eux-mêmes, en vue d'être
bons, revêtent d'autres attributs; car on ne dit pas qu'ils sont bons
formellement par d'autres attributs; ils sont eux-mêmes la forme par laquelle
le sujet est bon. C'est ainsi que la blancheur est dite être, non en ce sens
qu'elle serait elle-même par quelque forme, mais parce que, par elle, un sujet
est sous un certain rapport, c'est-à-dire est blanc.
3. Tout être est proportionné à une forme déterminée. Il
en résulte que selon chaque être qui lui advient, la chose reçoit un mode, une
espèce, un ordre. Ainsi, un homme les possédera en tant qu'homme, et de même en
tant qu'il est blanc, vertueux, savant, etc. Le mal le prive d'un certain être,
par exemple la cécité le prive de la vue: elle ne prive donc pas de tout mode, de
toute espèce, de tout ordre, mais seulement de ceux qui résultent de
l'être-voyant.
4. Selon S. Augustin "tout mode en tant que mode, est
bon", et de même pour l'espèce et l'ordre. "On les appelle mauvais
lorsqu'ils sont inférieurs à ce qu'ils devaient être; ou parce qu'ils sont mal
adaptés à leurs fonctions, si bien qu'on les appelle mauvais parce qu'inadaptés
et discordants." 5. La lumière est dite par nature dépourvue de nombre, de
poids et de mesure, non purement et simplement, mais par comparaison avec les
êtres corporels, car la vertu de la lumière s'étend à tous les êtres corporels
en tant qu'elle est la qualité du premier corps altérant de la nature, qu'est
le ciel.
Objections:
1. Il semble que cette division ne convienne pas. Car le
Bien, selon le Philosophe, se répartit selon les dix prédicaments. Or, l'honnête,
l'utile et le délectable peuvent se trouver dans un seul prédicament. Donc il
ne convient pas de diviser ainsi le bien.
2. Toute division se fait en des termes opposés. Or, ces
trois termes ne sont pas opposés; car des biens honnêtes sont aussi délectables,
et rien de déshonnête n'est utile, alors qu'il serait nécessaire, si la
division se faisait en des termes opposés, que honnête et utile s'opposent.
Donc cette division ne convient pas selon Cicéron.
3. Quand l'un est en vue de l'autre, ils ne font qu'un;
or, l'utile n'est bon que parce qu'il est en vue du délectable ou de l'honnête.
Il ne doit donc pas leur être opposé dans une division.
Cependant:
S.
Ambroise fait appel à cette division.
Conclusion:
Il
semble que cette division convienne en propre au bien humain. Pourtant, si nous
considérons de haut et plus généralement la raison de bien, il apparaît que
cette division convient en propre au bien en tant que tel. En effet, une chose
est bonne en tant qu'elle est attirante et qu'elle est le terme du mouvement
appétitif. Or, ce mouvement peut être comparé à celui des corps dans la nature.
Un corps naturel termine son mouvement, purement et simplement, à son terme
ultime; mais on peut dire aussi qu'il le termine relativement à chaque point de
l'espace intermédiaire qu'il traverse pour parvenir à l'extrémité où le
mouvement s'achève; aussi a-t-on coutume d'appeler terme d'un mouvement tout ce
qui termine une phase du mouvement. Quant au terme ultime du mouvement, on peut
distinguer en lui la chose même vers laquelle il tend, comme vers son lieu, ou
sa forme, etc.; ou bien le repos du mobile dans cette réalité. Ainsi, donc, dans
le mouvement appétitif, on nomme utile ce qui ne termine le mouvement que de
façon relative et comme un moyen au-delà duquel autre chose est visé. Quant au
terme ultime où s'achève finalement le mouvement appétitif, considéré comme la
chose qui par elle-même attire l'appétit, on l'appelle l'honnête, car on dit
honnête ce qui est l'objet même du désirable; enfin, ce à quoi se termine le
mouvement de l'appétit, si l'on entend par là le repos dans la chose désirée, c'est
le délectable.
Solutions:
1. Le bien, selon qu'il est identique à l'étant dans le
réel, se divise comme lui en dix catégories; mais, selon sa notion propre, cette
division-ci lui convient.
2. Cette division ne se fait pas selon des réalités
opposées, mais selon des raisons opposées. Toutefois, on nomme proprement
délectables des choses qui n'ont d'autre attrait que la délectation, alors que
par ailleurs elles sont nuisibles et déshonnêtes. On dit utiles des choses qui
n'ont rien en elles-mêmes de désirable, mais qu'on désire seulement comme le
moyen d'obtenir autre chose, comme un remède amer. Enfin, on appellera honnêtes
les choses qui méritent par elles-mêmes, d'être désirées.
3. Cette division du bien ne se présente pas comme
univoque, c'est-à-dire que la notion de bien n'est pas appliquée à ces trois
termes de façon égale, mais en vertu d'une analogie fondée précisément sur des
priorités. L'idée de bien s'applique d'abord à ce qui est honnête, en second au
délectable, et finalement à l'utile.
1. Peut-on dire
de Dieu qu'il est bon? 2. Dieu est-il suprêmement bon? 3. Lui seul est-il bon
par son essence? 4. Toutes choses sont-elles bonnes de la bonté divine?
Objections:
1. Il semble que non, car la raison de bien consiste
dans le mode, l'espèce et l'ordre. Or ces trois attributs ne conviennent pas à
Dieu, puisqu'il est sans limite et n'est ordonné à rien d'autre.
2. La bonté est ce vers quoi tendent tous les étants.
Mais tous les étants ne tendent pas vers Dieu, car tous ne le connaissent pas, et
on ne tend qu'à ce que l'on connaît.
Cependant:
il
est écrit dans les Lamentations (3, 25): "Dieu est bon pour ceux qui
espèrent en lui, pour l'âme qui le cherche."
Conclusion:
L'attribut
"bon" appartient à Dieu par excellence. En effet, un étant est bon
dans la mesure où il est attirant. Or toute chose tend vers son achèvement, sa
perfection. La perfection, et déjà la forme de l'effet est une similitude de sa
cause, puisque tout agent produit un effet semblable à lui. Il suit de là que
l'agent même, comme tel, est pour son effet un attirant et, de ce fait a raison
de bien, car ce qui attire en lui, c'est que l'on participe à sa ressemblance.
Puisque Dieu est la cause efficiente première de toutes choses, il lui appartient
évidemment d'être attirant et bon. Aussi Denys a attribue-t-il à Dieu le bien
comme à la première cause efficiente: "Dieu reçoit le nom de bien comme
étant ce par quoi toutes choses subsistent."
Solutions:
1. Avoir mode, espèce et ordre est propre au bien créé.
Mais puisque le bien est en Dieu comme en sa cause, c'est à lui qu'il
appartient d'imprimer aux autres le mode, l'espèce et l'ordre de sorte qu'en
Dieu ces caractères existent comme dans leur cause.
2. Tous les êtres, en tendant vers leurs propres
perfections, tendent vers Dieu en ce sens que toutes les perfections propres
aux choses sont des similitudes de l'être divin, comme on l'a fait voir. Ainsi,
parmi les êtres qui tendent vers Dieu, certains le connaissent en lui-même, et
c'est le propre de la créature raisonnable. D'autres connaissent des
participations de sa bonté, ce qui doit s'entendre même de la connaissance
sensible. D'autres enfin ont un mouvement appétitif naturel sans connaissance, étant
entraînés à leur fin par un acte qui les domine, et qui, lui, connaît.
Objections:
1. Il semble que non, car "suprême ment bon"
dit plus que simplement "bon", sans quoi il conviendrait à n'importe
quel bien. Mais tout ce qui s'obtient par addition est composé. Le suprêmement
bon est donc composé. Or, Dieu est suprêmement simple, on l'a montré. Donc il
n'est pas suprêmement bon.
2. Selon le Philosophe, "est bon ce vers quoi
tendent toutes choses". Or il n'est rien vers quoi tendent toutes choses, si
ce n'est Dieu, qui est la fin de toutes choses. Il n'y a donc pas d'autre que
Dieu qui soit bon, ce qu'a d'ailleurs confirmé le Christ en disant (Mt 19, 17):
"Personne n'est bon que Dieu." Mais "suprêmement" se dit
par comparaison avec d'autres; ainsi suprêmement chaud se dit par rapport à
tout ce qui est chaud. Donc on ne peut pas dire que Dieu est suprêmement bon.
3. "Suprêmement" implique comparaison. Mais on
ne peut comparer ce qui n'est pas de même genre; on ne dit pas qu'une douceur
est plus grande ou plus petite qu'une ligne. Puisque Dieu n'est pas dans le
même genre que les autres qui sont bons, ainsi qu'on l'a établi plus haut et il
semble donc qu'on ne puisse le dire un bien suprême par rapport à eux.
Cependant:
S.
Augustin affirme que la Trinité des personnes divines est "le Bien suprême,
que savent discerner les âmes entièrement pures".
Conclusion:
On
doit affirmer que Dieu est suprêmement bon purement et simplement, et non pas
seulement dans un genre particulier dans une classe de choses. En effet, ainsi
qu'on l'a vu, le bien est attribué à Dieu de telle sorte que toutes les
perfections désirables par tous les êtres découlent de lui comme de leur cause
première. On l'a dit aussi, ces perfections ne découlent pas de Dieu comme d'un
agent univoque, mais comme d'un agent qui ne se rencontre avec ses effets ni
dans la communauté de la forme spécifique ni dans celle de la forme générique.
Or, si, dans une cause univoque, la similitude de l'effet se trouve au même
niveau de perfection formelle, dans une cause équivoque elle se trouve selon
une perfection plus excellente, comme la chaleur qui se trouve dans le soleil
selon un mode plus excellent que dans le feu. Il faut donc dire que la bonté
étant en Dieu comme dans la cause première, non univoque, de toutes choses, elle
se trouve en lui selon un mode souverainement excellent. C'est en raison de
cela qu'on le dit suprêmement bon.
Solutions:
1. "Suprêmement" ajoute à bon, non pas quelque
chose d'absolu, mais une relation seulement; or la relation, par le moyen de
laquelle on dit de Dieu quelque chose de relatif aux créatures n'est pas réelle
en Dieu, mais dans les créatures seulement. En Dieu elle est de raison, comme
dire d'une chose qu'elle est scientifiquement connaissable, c'est la concevoir
relativement à la science, non qu'elle-même soit réellement référée à la
science, mais c'est la science qui lui est référée. Ainsi "suprêmement bon"
ne dit pas une composition en ce qui est dit tel, mais seulement que les autres
bons sont déficients en bonté par rapport à lui.
2. Dire de la bonté qu'elle est ce vers quoi tendent
toutes choses, n'affirme pas que toute chose bonne soit attirante pour tous, mais
que c'est la bonté qui rend attirant tout ce à quoi l'on tend. Quant au mot de
l'Évangile exprimant que Dieu seul est bon, il se rapporte au bien par essence,
dont on va parler bientôt.
3. Des choses qui ne sont pas dans le même genre en ce
sens qu'elles appartiennent chacune à un genre différent, ne peuvent nullement
être comparées. Mais quand on dit de Dieu qu'il n'est pas dans le même genre
que les autres biens, on n'entend pas le ranger lui-même dans un autre genre;
on affirme qu'il est hors de tout genre, et principe de tous les genres. Et
ainsi il est comparé aux autres comme incomparable, et c'est cette prééminence
qu'on exprime en le disant suprêmement bon.
Objections:
1. Il semble qu'être bon par essence ne soit pas le
propre de Dieu. En effet, comme on l'a vu plus haut, l'un est identique à
l'étant, de même le bon. Mais tout étant est un par son essence, comme le
montre le Philosophe dans sa Métaphysique. Donc tout étant est bon par son
essence.
2. Si le bien est vers quoi tendent toutes choses, comme
d'autre part c'est l'être que toutes désirent, il s'ensuit que c'est l'être
même de chaque chose qui est son bien. Mais, chaque chose est un étant par son
essence. Donc chaque chose est bonne par son essence.
3. Toute chose est bonne par sa bonté. Donc, s'il est
une chose qui n'est pas bonne par son essence, il faudra que sa bonté ne soit
pas son essence. Comme pourtant cette bonté est un certain étant, il faut
qu'elle soit bonne, et si c'est par une autre bonté, la même question se posera
pour cette autre. Il faudra donc aller à l'infini, ou en venir à quelque bonté
qui ne sera pas bonne par une autre. Autant s'arrêter au premier terme, et dire
que chaque chose est bonne par son essence même.
Cependant:
Boèce
écrit: "Toute chose autre que Dieu est bonne par participation"; elle
ne l'est donc point par essence.
Conclusion:
Dieu
seul est bon par son essence. En effet, tout étant est dit bon dans la mesure
où il est parfait. Or, la perfection de chaque chose a trois niveaux. Au
premier, elle est constituée dans son être. Au second, elle a, en plus de sa
forme constitutive, des accidents qui sont nécessaires à la perfection de son
opération. Au troisième, enfin, c'est la perfection d'un être qui atteint
quelque chose d'autre, comme une fin pour lui. Par exemple, la première
perfection du feu est l'existence même qu'il possède par sa forme substantielle;
la seconde consiste dans sa chaleur, sa légèreté, sa sécheresse, etc., et sa
troisième perfection consiste en ce qu'il a trouvé son lieu, où il se repose.
Or,
cette triple perfection ne convient à nul être créé en vertu de son essence, mais
à Dieu seul. Car il est le seul dont l'essence est son être; parce que à cette
essence aucun accident ne s'ajoute, mais tout ce qui est attribué aux créatures
accidentellement être puissant, sage, etc. Lui est essentiel ainsi qu'on l'a
vu. Et à rien d'autre que lui-même il n'est ordonné comme à sa fin; c'est
lui-même qui est la fin ultime de toutes les choses. Il est manifeste par là
que Dieu seul a en son essence même la perfection totale, et c'est pourquoi lui
seul est bon par essence.
Solutions:
1. L'un, formellement, n'implique pas la perfection, mais
l'indivision seulement, et l'indivision, toute chose la possède par son essence.
Dans le cas des êtres simples, l'essence est indivise à la fois en acte et en
puissance; les êtres composés ont aussi une essence indivise en acte, mais ils
sont divisibles en puissance. Et c'est pourquoi il faut que toute chose par son
essence soit une, mais non pas bonne, ainsi qu'on vient de le montrer.
2. Quoique chaque étant soit bon en tant qu'il a l'être,
l'essence de la créature n'est pourtant pas son être lui-même, de sorte qu'il
ne s'ensuit pas qu'elle est bonne par essence.
3. La bonté d'une chose créée n'est pas sa propre
essence, mais quelque chose de surajouté, soit son existence, soit quelque
perfection accidentelle, soit son orientation vers une fin 6. Toutefois, cette
bonté surajoutée est dite bonne comme elle est dite étant; or on la dit étant
parce que quelque chose est par elle, non pas qu'elle soit elle-même en raison
d'autre chose. De la même manière, elle est dite bonne parce que quelque chose
est bon par elle, non pas qu'elle-même ait une bonté autre qu'elle-même en
raison de quoi elle est bonne.
Objections:
1. Il le semble bien, car S. Augustin écrit, dans son
ouvrage sur La Trinité: "Ceci est bon, cela est bon; supprime le
"ceci" et le "cela" et vois si tu peux, le bien même. Alors,
tu verras Dieu, qui ne tient pas sa bonté d'un bien autre qui est bon, mais qui
est la bonté de tout ce qui est bon." Or, toute chose est bonne par sa
propre bonté. Donc il est bon de cette bonté qui est Dieu.
2. Boèce dit: "Toutes choses sont dites bonnes pour
autant qu'elles sont ordonnées à Dieu", et cela en raison de la bonté de
Dieu. Donc toutes choses sont bonnes de la bonté divine.
Cependant:
toutes
les choses sont bonnes pour autant qu'elles sont. Mais les étants ne sont pas
dits être par l'être de Dieu, mais par leur être propre. Donc elles ne sont pas
bonnes de la bonté de Dieu, mais de leur propre bonté.
Conclusion:
Rien
n'empêche, là où intervient la relation, qu'une chose tienne sa dénomination de
ce qui lui est extérieur. Ainsi c'est par le lieu qu'un corps est dit localisé,
par la mesure qu'il est dit mesuré. Mais quand il s'agit d'une attribution
absolue, on trouve diversité d'opinions.
Platon
a voulu que les espèces de toutes les choses soient séparées, de sorte que les
individus soient dénommés par elles comme par participation; ainsi, selon lui, Socrate
est dit homme par participation à l'idée séparée de l'homme. Et de même que
Platon supposait ainsi une idée séparée de l'homme, du cheval, qu'il appelait "l'homme
en soi", "le cheval en soi", ainsi posait-il une idée séparée de
l'étant, et une idée de l'un, qu'il appelait l'étant et l'un en soi; et il
disait que c'est par participation à elles que chaque chose est dite étant et
une. Quant à ce qui est ainsi étant par soi, un par soi, Platon en faisait le
souverain bien. Et puisque dans la réalité, le bien, comme l'un coïncident avec
l'étant, il disait que le bien par soi est Dieu, dont tous les êtres tiennent
par participation d'être nommés bons.
Bien
que cette opinion apparaisse déraisonnable en ce qu'elle prétendait séparées et
subsistantes par soi les espèces des choses corporelles, ce qu'Aristote a
réfuté de multiples manières. Toutefois, il est absolument vrai qu'il y a une
réalité première, laquelle est bonne par son essence même, et que nous appelons
Dieu, comme nous l'avons établi plus haut. Et Aristote s'accorder avec cette
affirmation.
C'est
donc bien de ce premier, qui par son essence est, et est bon, que tout autre
tient d'être et d'être bon, en tant qu'il y participe par une certaine
assimilation encore que lointaine et déficiente, comme on l'a montré à
l'article précédent.
Et
ainsi, nous pouvons conclure que tout être est appelé bon en raison de la bonté
divine, comme du premier principe exemplaire, efficient et finalisateur de
toute bonté. Toutefois, chaque réalité est dite bonne encore par une
ressemblance de la bonté divine gui lui est inhérente, et qui est formellement
sa bonté à elle, celle en raison de laquelle elle est dite bonne. Ainsi donc, il
y a une bonté unique de toutes choses et il y a une multitude de bontés.
Tout
cela répond clairement aux Objections.
... Après avoir étudié la perfection de
Dieu, il faut étudier son infinité (Q. 7), et son existence dans les choses (Q.
8). On dit en effet que Dieu est partout et en toutes choses en tant qu'il est
sans limites et infini.
1. Dieu est-il
infini? 2. Y a-t-il en dehors de lui un être qui soit infini en son essence? 3.
Quelque chose peut-il être infini en étendue? 4. Peut-il y avoir dans les
choses une multitude infinie?
Objections:
1. Il ne semble pas. En effet, tout infini est imparfait
parce qu'il a raison de partie et de matière, selon Aristote. Mais Dieu est
absolument parfait. Il n'est donc pas infini.
2. Selon le Philosophe, le fini et l'infini se
rapportent à la quantité. Mais en Dieu il n'y a pas de quantité puisqu'il n'est
pas corporel, comme on l'a montré précédemment.
3. Ce qui est ici et n'est pas ailleurs est fini quant
au lieu, donc ce qui est ceci et n'est pas autre chose est fini selon sa
substance. Or, Dieu est ce qu'il est et n'est pas autre chose; il n'est pas pierre
ni bois.
Cependant:
S.
Jean Damascène nous dit: "Dieu est infini, éternel, sans frontières de son
être."
Conclusion:
Comme
il est dit dans la Physique d'Aristote, "tous les anciens philosophes
attribuaient l'infini au premier Principe", observant avec raison que du
principe premier les choses découlent à l'infini. Mais quelques-uns, s'étant
trompés sur la nature du premier principe, se sont trompés par suite sur son
infinité. Pensant que le premier principe était la matière, ils lui ont
attribué une infinité matérielle, disant que le premier principe des choses
était un corps infini.
Il
faut donc considérer qu'on appelle infini ce qui n'est pas limité. Or, sont
limitées, chacune à sa manière, la matière par la forme, et la forme par la
matière. La matière est limitée par la forme en tant que, avant de recevoir la
forme, elle est en puissance à une multitude de formes; mais, dès qu'elle en
reçoit une elle est limitée à elle. La forme, elle, est limitée par la matière,
car, considérée en elle-même, elle est commune à beaucoup de choses; mais par
le fait qu'elle est reçue dans une matière, elle devient déterminément la forme
de telle chose.
La
différence est que la matière reçoit sa perfection de la forme, qui la limite, de
sorte que l'infini qui provient de la matière est imparfait par nature: c'est
comme une matière sans forme. Au contraire la forme ne reçoit pas de la matière
sa perfection, mais, bien plutôt, son amplitude naturelle est restreinte par
elle. Il suit de là que l'infini, qui résulte de ce que la forme n'est pas
déterminée par la matière, ressortit au parfait.
Or
ce qui, dans tous les êtres, est le plus formel, c'est l'être même, comme on
l'a vu clairement plus haut. Puisque l'être divin ne peut être reçu dans un
sujet autre que lui, Dieu étant son propre être subsistant, ainsi qu'on l'a
montré, il est manifeste que Dieu est à la fois infini et parfait.
Solutions:
1. Cela répond à la première objection.
2. Ce qui limite la quantité joue à son égard le rôle
d'une forme: le signe en est que la forme extérieure d'un corps, qui limite sa
quantité, se présente bien comme informant celle-ci. Ainsi donc l'infini
quantitatif est un infini qui se tient du côté de la matière, et un tel infini
ne peut être attribué a Dieu, nous venons de le dire.
3. Par là même que l'être de Dieu est subsistant par soi
et n'est reçu en rien d'autre en raison de quoi on le dit infini il se
distingue de tous les autres êtres, et ceux-ci lui sont extérieurs: de même que
la blancheur, si elle subsistait par elle-même se distinguerait de toutes les
blancheurs qui se trouvent dans les corps blancs, par là même qu'elle n'affecte
aucun corps.
Objections:
1. Il semble qu'un être autre que Dieu puisse être
infini par essence. En effet, l'énergie d'une chose est proportionnée à son
essence. Si l'essence de Dieu est infinie, son énergie doit l'être aussi. Donc
il peut réaliser un effet infini, puisque c'est à l'effet qu'on reconnaît
l'efficacité d'une énergie.
2. Tout ce qui a une énergie infinie est infini en
essence. Or l'intellect créé est doté d'une telle énergie, puisqu'il saisit
l'universel, qui s'étend à une infinité de singuliers. Donc toute substance
intellectuelle créée est infinie.
3. La matière première est autre que Dieu, on l'a montré
précédemment. Mais la matière première est infinie. Donc un être autre que Dieu
peut être infini.
Cependant:
l'infini
ne peut procéder d'un principe, dit Aristote. Or, tout ce qui est et qui n'est
pas Dieu, procède de Dieu comme de son premier principe. Donc rien, en dehors
de Dieu, ne peut être infini.
Conclusion:
Quelque
chose, en dehors de Dieu, peut être infini à certains égards, mais non purement
et simplement. En effet, si nous parlons de l'infini lui relève de la matière, il
est évident que tout ce qui existe en acte a une certaine forme, et par cette
forme la matière est limitée. Mais, parce que la matière, sous l'emprise d'une
forme substantielle, demeure en puissance à une multitude de formes
accidentelles, il faut dire que ce qui est fini purement et simplement, peut être
dit infini en quelque façon; ainsi, un morceau de bois est chose finie quant à
sa forme substantielle, mais il est infini d'une certaine manière, étant en
puissance à revêtir une infinité de figures.
Mais
si nous parlons de l'infini qui se rapporte à la forme, alors il est clair que
les êtres dont les formes sont unies à la matière sont finis absolument et ne
sont d'aucune manière infinis. Mais s'il y a des formes créées, qui ne sont pas
reçues dans une matière, mais qui subsistent par elles-mêmes, comme certains le
disent des anges, ces formes-là seront infinies d'une certaine manière en ce
qu'elles ne seront pas limitées, restreintes par une matière quelconque.
Néanmoins, comme toute forme créée ainsi subsistante a l'être et n'est pas son
être, il est nécessaire que son être, lui, soit reçu et par suite restreint aux
limites d'une certaine nature. Un tel subsistant ne peut donc être infini
purement et simplement.
Solutions:
1. Il est contraire à la notion même le chose faite que
l'essence de cette chose soit identique à son existence, car l'être subsistant
n'est pas l'être créé. Donc, il est également contraire la notion de chose
faite que cette chose soit infinie purement et simplement. Donc Dieu, bien
qu'il ait une puissance infinie, de même qu'il ne peut pas faire une chose qui
ne soit pas faite, de même il ne peut pas faire que ce qu'il fait soit infini
purement et simplement.
2. Que l'énergie de l'intelligence puisse s'étendre en
quelque façon jusqu'à l'infini, cela provient simplement de ce qu'elle est une
forme non unie à la matière, forme totalement séparée, comme sont les
substances des anges, ou tout au moins qu'il s'agisse de la faculté
intellectuelle, qui, dans l'âme intellective unie au corps, n'est pas l'acte
d'un organe du corps.
3. La matière première n'existe pas par elle-même dans
la nature, n'étant pas un étant en acte, mais seulement en puissance. Aussi
est-elle plutôt "concréée" que créée. Du reste, même en tant que
puissance, la matière première n'est pas infinie absolument parlant, mais dans
un certain ordre; car sa potentialité ne s'étend qu'aux formes d'existence
prévues par la nature.
Objections:
1. Il semble que quelque chose puisse être infini en
acte selon son étendue. En effet, les mathématiques ne nous trompent pas en
dépit de leur caractère abstrait; car abstraire n'est pas mentir, dit Aristote.
Or, les mathématiques usent de l'infini en grandeur. Le géomètre ne dit-il pas:
"Soit telle ligne infinie..."? Donc, il n'est pas impossible que
quelque chose soit infini en grandeur.
2. Il n'est pas impossible de rencontrer dans une chose
ce qui ne va pas contre sa raison formelle. Or, être infini ne va pas contre la
raison de grandeur; au contraire le fini et l'infini semblent être des
propriétés d'un même genre. Donc, il n'est pas impossible qu'une grandeur soit
infinie.
3. La grandeur est divisible à l'infini; c'est ainsi, en
effet, que l'on définit le continu, comme on le voit dans la Physique
d'Aristote. Or, les contraires, par nature, s'opposent dans un sujet commun.
Puisque la division et l'addition sont contraires, ainsi que la diminution et
la croissance, il semble que la grandeur puise croître à l'infini.
4. Le mouvement et le temps tirent leur quantité et leur
continuité de la grandeur parcourue par le mouvement, dit Aristote. Or, il n'est
pas contraire à la raison de temps et de mouvement que tous deux soient infinis;
car n'importe quel point du temps et du mouvement circulaire est à la fois un
commencement et un terme. Etre infini n'est donc pas contraire à la notion de
grandeur.
Cependant:
tout
corps a une surface; or, tout corps ayant une surface est limité, fini, car une
surface est la limite d'un corps fini. Donc tout corps est fini, est limité, et
ce que l'on dit de la surface, on peut le dire de la ligne. Donc, rien n'est
infini en grandeur.
Conclusion:
Autre
est l'infini en essence, et autre l'infini en grandeur. A supposer qu'il y eût
un corps infiniment étendu, comme le feu ou l'air, ce corps ne serait pas pour
cela infini en son essence; car son essence serait limitée a une espèce par la
forme, et à un individu par sa matière. C'est pourquoi, étant admis ce qui
précède que nulle créature n'est infinie en essence, il reste à nous demander
si quelque créature est infinie en grandeur.
Il
faut donc savoir que le corps, qui est étendu de tous côtés, peut être
considéré de deux façons: selon les mathématiques, où l'on ne considère en lui
que la quantité; et selon la philosophie de la nature, qui considère en lui la
matière et la forme.
Parle-t-on
du corps physique, il est évident qu'il ne peut être infini en acte. Car tout
corps physique a une forme substantielle déterminée, et comme les accidents
dérivent de la forme substantielle, il est nécessaire que d'une forme qui est
déterminée dérivent des accidents également déterminés, parmi lesquels la
quantité. D'où il suit que tout corps naturel a une quantité déterminée, entre
une limite supérieure et une limite inférieure. Il est donc impossible qu'un
corps physique soit infini. C'est ce que prouve encore le mouvement. En effet
tout corps physique a un mouvement physique. Or, le corps infini ne pourrait
pas avoir de mouvement physique. Il n'aurait pas de mouvement rectiligne, parce
que rien ne se meut physiquement ainsi, à moins qu'il ne soit hors de son lieu,
et cela ne peut arriver à un corps infini, qui par hypothèse occupe tous les
lieux et pour qui n'importe quel lieu est indifféremment son lieu naturel. Un
tel corps n'aurait pas davantage de mouvement circulaire; car, en tout
mouvement circulaire, une partie vient occuper à son tour l'endroit occupé
précédemment par une autre, et, ce corps étant supposé infini, cela serait
impossible; car alors, si l'on suppose deux rayons partant du centre, ces
rayons doivent en s'allongeant s'écarter toujours plus, et si le corps était
infini, à la longueur des rayons correspondrait une distance infinie, impossible
à franchir.
Si
l'on parle du corps mathématique, on aboutit à la même conclusion; car si nous
imaginons ce corps mathématique existant en acte, il faut bien que nous
l'imaginions sous une forme; car rien n'est en acte que par sa forme. Puisque
la forme de l'être quantitatif, en tant que tel, est sa figure géométrique, il
est donc inévitable qu'il ait une certaine figure. Et ainsi il sera fini, car
la figure d'un corps est précisément ce qui est compris dans une ou plusieurs
limites.
Solutions:
1. Le géomètre n'a pas besoin de supposer qu'il existe
une ligne infinie en acte, mais il a besoin de prendre une ligne, dont il
puisse soustraire la quantité qui lui est nécessaire, et, c'est cela qu'il
appelle une ligne infinie".
2. L'infini ne va pas contre la raison formelle de la
grandeur prise en général, mais il va contre la raison formelle de n'importe
quelle espèce de grandeur, c'est-à-dire de la double ou la triple coudée, le
cercle, le triangle, etc. Or, il est impossible qu'une chose soit dans un genre
sans appartenir à aucune de ses espèces. Il n'est donc pas possible qu'il y ait
une grandeur infinie, puisque nulle espèce de grandeur n'est infinie.
3. L'infini quantitatif se rapporte à la matière, on l'a
dit plus haut. Or par la division on se rapproche de la matière, car les
parties d'un tout ont raison de matière; par addition au contraire on va vers
le tout, qui a raison de forme. C'est pourquoi on ne trouve pas l'infini en
additionnant grandeur à grandeur, alors qu'on le trouve en divisant la
grandeur.
4. Le mouvement et le temps ne sont jamais en acte dans
leur totalité, mais seulement de façon successive. Ils ont donc toujours de la
potentialité mêlée à leur acte. Mais la grandeur, elle, est toute en acte. Et
c'est pourquoi l'infini quantitatif qui est lié à la matière, est incompatible
avec la totalité d'une grandeur, non avec celle du temps ou du mouvement; car
être en puissance est le propre de la matière.
Objections:
1. Il semble possible qu'il existe une multitude infinie
en acte, car il n'est pas impossible que ce qui est en puissance soit amené à
l'acte. Mais le nombre est multipliable à l'infini. Il n'est donc pas
impossible qu'il existe une multitude infinie en acte.
2. Dans toute espèce il peut exister un individu en
acte. Mais il y a une infinité d'espèces de la figure géométrique. Donc il est
possible qu'il existe en acte un nombre infini de formes.
3. Des choses qui ne sont pas opposées l'une à l'autre
ne se font pas obstacle mutuellement; or une multitude quelconque de choses
étant posée, on peut en poser beaucoup d'autres qui ne s'opposent pas aux
premières; il n'est donc pas impossible qu'on recommence, et cela jusqu'à
l'infini.
Cependant:
il
est dit au livre de la Sagesse (11, 20): "Tu as tout fait (Seigneur) avec
poids, nombre et mesure."
Conclusion:
Sur
ce sujet, deux opinions se sont fait jour. Certains, comme Avicenne et Algazel,
ont déclaré impossible qu'il y ait une multitude infinie par soi, mais non pas
une multitude infinie par accident. On dit qu'une multitude est infinie par soi
quand quelque chose requerrait pour exister qu'il y ait une multitude infinie.
Et c'est cela qui est impossible, car alors une chose serait, qui dépendrait
pour exister d'un nombre infini de préalables, de telle sorte qu'elle ne
pourrait jamais être produite, car on ne peut arriver au bout de l'infini.
On
parle d'une multitude infinie par accident quand l'infinité des préalables
n'est pas requise nécessairement pour la production de la chose, mais se trouve
de fait. On peut rendre manifeste cette différence dans le travail du forgeron,
qui requiert nécessairement plusieurs préalables: le savoir-faire dans sa tête,
l'activité de ses mains, son marteau. S'il fallait multiplier à l'infini ces
préalables, jamais l'ouvrage ne se ferait. Mais la multitude des marteaux
utilisés en fait, parce que l'un se brise et doit être remplacé par un autre, est
une multitude par accident; c'est par accident en effet qu'on emploie plusieurs
marteaux, et cela ne changerait rien à l'action, qu'on en utilise un ou deux, ou
plusieurs, voire une infinité si le travail se poursuivait pendant un temps
infini. De cette manière donc, nos auteurs ont jugé possible qu'il y ait une
multitude infinie en acte, si c'est par accident.
Mais
cela est impossible. En effet, une multitude doit appartenir à une espèce
donnée de multitude. Or les espèces de la multitude correspondent aux espèces
du nombre. Mais nulle espèce de nombre n'est infinie, car le nombre se définit
une multitude mesurée par l'unité. On doit donc dire que toute multitude
infinie en acte est impossible, par soi ou par accident.
De
même, toute multitude existant dans la nature est une multitude créée; or tout
ce qui est créé se trouve compris dans une certaine intention créatrice; car un
agent n'agit pas pour rien. Il est donc nécessaire que l'ensemble des choses
créées corresponde à un nombre déterminé. Il est donc impossible qu'une
multitude infinie existe en acte, même par accident.
Mais
il est possible qu'il y ait une multitude infinie en puissance. Car
l'augmentation de la multitude est consécutive à la division de la grandeur, de
sorte que plus on divise, plus on obtient d'éléments numériques. Donc, de même
que l'infini se trouve en puissance dans la division du continu, pour cette
raison que par la division on se rapproche de la matière, comme on vient de le
montrer: pour la même raison il y a de l'infini en puissance dans
l'accroissement de la multitude par addition.
Solutions:
1. Tout ce qui existe en puissance est amené à l'acte
conformément à son propre mode d'être. Un jour ne passe pas de la puissance à
l'acte de telle sorte qu'il se réalise tout à la fois, mais successivement. De
la même manière, un infini de multitude, là où il existe en puissance, ne se
réalise pas en acte de façon à exister simultanément tout entier; il se réalise
successivement, parce que, après avoir posé n'importe quelque multitude, on
peut en poser une autre, et ainsi sans terme.
2. Les espèces de la figure géométrique tirent leur
infinité de l'infinité numérique; car les espèces de figures sont le triangle, le
quadrilatère, et ainsi de suite. Aussi, de même que la multitude infinie des
nombres ne se réalise pas en acte de façon à exister toute ensemble, ainsi en
est-il de la multitude des figures.
3. Une certaine multitude étant posée, on peut en poser
une autre qui ne lui soit pas contraire, c'est vrai; mais poser un nombre
infini s'oppose à toute espèce de multitude. Il n'est donc pas possible qu'il
existe une multitude infinie en acte.
A l'être infini il semble convenir
d'être partout et en tout. Nous devons donc nous demander si vraiment cela
convient à Dieu.
1. Dieu est-il
en toutes choses? 2. Dieu est-il partout? 3. Dieu est-il partout par essence, par
puissance et par présence? 4. Etre partout est-il propre à Dieu?
Objections:
1. Il semble que non. Car ce qui est au-dessus de tout
n'est pas en toutes choses. Mais Dieu est au-dessus de tout, selon le Psaume
(113, 4): "Le Seigneur est élevé au-dessus de toutes les nations." 2.
Ce qui est dans une chose est contenu par elle. Or, Dieu n'est pas contenu par
les choses, c'est lui plutôt qui les contient toutes. Donc Dieu n'est pas dans
les choses, ce sont les choses qui sont en lui. D'où ce mot de S. Augustin: "Toutes
choses sont en lui, plutôt que lui en quelque lieu." 3. L'action d'un
agent s'étend d'autant plus loin que son énergie est plus grande. Mais Dieu est
le plus puissant des agents. Donc son action peut s'étendre à ce qui est loin
de lui, et il n'est pas nécessaire partout.
4. Les démons sont des choses. Cependant Dieu n'est pas
dans les démons, car il n'y a pas "union entre la lumière et les ténèbres"
(2 Co 6, 14). Donc Dieu n'est pas en toutes choses.
Cependant:
là
où un être opère, là il est. Or Dieu opère dans tous les êtres, selon ce que
dit Isaïe (26, 12): "Toutes nos oeuvres, tu les accomplis pour nous."
Donc Dieu est en toutes choses.
Conclusion:
Dieu
est en toutes choses, non comme une partie de leur essence ni comme un accident,
mais comme l'agent qui est présent à ce en quoi il agit. Il est nécessaire, en
effet, que tout agent soit conjoint à ce en quoi il agit immédiatement, et
qu'il le touche par l'énergie qui émane de lui. Aussi dans la Physique
d'Aristote est-il prouvé que le moteur et le mobile doivent être simultanément.
Or, Dieu étant l'être par essence, il est nécessaire que l'être créé soit son
effet propre, comme brûler est l'effet propre du feu. Et cet effet, Dieu le
produit dans les choses non seulement quand les choses commencent d'être, mais
aussi longtemps qu'elles sont maintenues dans l'être, comme la lumière est
causée dans l'air par le soleil tant que l'air demeure lumineux. Aussi
longtemps donc qu'une chose possède l'être, il est nécessaire que Dieu lui soit
présent, et cela selon la manière dont elle possède l'être. Or, l'être est en
chaque chose ce qu'il y a de plus intime et qui pénètre au plus profond, puisque
à l'égard de tout ce qui est en elle il est actualisateur, nous l'avons montré.
Aussi faut-il que Dieu soit en toutes choses, à leur intime.
Solutions:
1. Dieu est au-dessus de toutes choses, par l'excellence
de sa nature; mais il est en toutes choses comme source créatrice de leur être
à toutes, ainsi que nous venons de le dire.
2. Si dans le domaine des êtres corporels, dire que l'un
est dans l'autre, c'est dire qu'il y est contenu, au contraire, les choses, les
êtres spirituels, eux, contiennent ce dans quoi ils sont: ainsi l'âme contient
le corps. C'est pourquoi Dieu est dans les choses comme contenant les choses.
Toutefois, par analogie avec le monde corporel, on dit que toutes choses sont
en Dieu en tant que Dieu les contient.
3. Quelle que soit la puissance d'un agent, son action
ne peut s'étendre à ce qui est distant de lui sans passer par des intermédiaires.
L'extrême puissance de Dieu, précisément, fait qu'il agit sans intermédiaire en
toutes choses, et ainsi rien n'est éloigné de lui comme si Dieu en était
absent. On dit pourtant que les choses sont loin de Dieu en raison d'une
dissimilitude de nature ou de grâce, comme lui-même est au-dessus de tout par
l'excellence de sa nature.
4. Quand on parle des démons, on pense et à leur nature,
oeuvre de Dieu, et à la difformité du péché, qui ne vient pas de lui. C'est
pourquoi l'on ne doit pas accorder sans réserve que Dieu soit dans les démons, mais
seulement selon qu'ils sont des étants. Au contraire, parlant des choses dont
le nom désigne une nature en elle-même, en dehors de toute difformité, on doit
affirmer purement et simplement que Dieu y existe.
Objections:
1. Il ne semble pas. En effet, être partout signifie
être en tout lieu. Or, comment conviendrait-il à Dieu d'être en tout lieu, s'il
n'est dans aucun? "Les choses incorporelles, dit Boèce, ne sont pas dans
le lieu." Donc Dieu n'est pas partout.
2. Le temps est aux choses successives ce que l'espace
est aux choses permanentes. Mais un même moment indivisible d'action ou de
mouvement ne peut pas exister en divers temps; donc, dans le domaine des êtres
permanents, un être indivisible ne peut pas être en tous lieux. Or, l'être
divin n'est pas successif mais permanent; il ne peut donc pas être en plusieurs
lieux; il n'est donc point partout.
3. Ce qui est tout entier quelque part n'a rien de lui
hors de ce lieu. Or, si Dieu est en quelque lieu, il y est tout entier, n'ayant
pas de parties. Donc rien de lui n'est ailleurs. Donc Dieu n'est point partout.
Cependant:
il
est dit dans Jérémie (23, 24): "Je remplis le ciel et la terre."
Conclusion:
Le
lieu étant une réalité d'une certaine espèce, être dans un lieu peut s'entendre
de deux façons: soit communément, comme on dit d'une chose qu'elle est dans
d'autres à un titre quelconque: ainsi les accidents du lieu sont eux-mêmes dans
le lieu; ou de la façon qui est propre au lieu: c'est ainsi que les choses
localisées sont dans un lieu.
Quand
il s'agit de Dieu, c'est en ces deux sens que, d'une certaine manière, on
affirme qu'il existe en tout lieu, c'est-à-dire partout. D'abord, comme il est
en toutes choses selon qu'il donne à toutes et l'être, et la puissance d'agir, et
l'opération, c'est ainsi qu'il est en tout lieu, donnant au lieu lui-même et
son être comme tel, et son aptitude à localiser. En outre, les corps sont dans
un lieu en ce sens qu'ils le remplissent, et Dieu remplit tout lieu. Mais ce
n'est pas à la façon d'un corps; car un corps est dit remplir son lieu quand il
en exclut tout autre; au contraire, que Dieu soit dans un lieu, cela n'exclut
pas qu'il y ait en ce lieu d'autres êtres; bien plus, s'il remplit tout lieu
c'est en donnant l'être à toutes les réalités localisées qui ensemble remplissent
tous les lieux.
Solutions:
1. Les réalités incorporelles ne sont pas dans un lieu
par le contact de la quantité dimensive, comme les corps, mais par le contact
de l'énergie qui émane d'elles.
2. Il y a deux indivisibles: l'un est un terme du continu,
comme le point dans les choses permanentes, et l'instant dans les choses
successives. Et puisque dans les choses permanentes, le point a une position
déterminée, il ne peut être ni en plusieurs parties du lieu, ni en plusieurs
lieux. De même, l'indivisible d'action ou de mouvement, parce qu'il a un rang
déterminé dans la succession du mouvement ou de l'action, ne peut pas être en
diverses parties du temps. Mais il y a une autre sorte d'indivisible, qui
échappe à tout l'ordre du continu, et c'est de cette façon que les substances
incorporelles, comme Dieu, l'ange et l'âme, sont dites indivisibles. Or cet
indivisible ne s'applique pas au continu comme s'il en faisait partie, mais
comme y appliquant son action. Par conséquent, c'est selon que son action peut
s'étendre à un être ou à plusieurs, petit ou grand, qu'un tel indivisible sera
dans un ou plusieurs lieux, dans un lieu petit ou grand.
3. "Tout" se dit par rapport à des parties. Or
il y a deux sortes de parties: les parties de l'essence: ainsi la matière et la
forme, qui sont dites les parties du composé; le genre et la différence, parties
de l'espèce; les parties de la quantité, en lesquelles se divise une quantité
donnée. Qu'un tout selon la totalité de la quantité soit dans un lieu, il ne
peut pas être en même temps en dehors de ce lieu, car la quantité du localisé
est exactement mesurée par la quantité du lieu qu'il occupe; de sorte qu'il n'y
a pas totalité de la quantité s'il n'y a pas totalité du lieu. Mais la totalité
de l'essence n'est pas ainsi mesurée par la totalité du lieu. Il n'est donc pas
nécessaire que si un tout selon la totalité de l'essence est dans un lieu, il
ne soit d'aucune manière en dehors de ce lieu. C'est ce qui apparaît même dans
les formes accidentelles, qui sont accidentellement douées de quantité. Ainsi
la blancheur est tout entière en chaque partie de sa surface, si on l'entend de
la totalité de son essence, car on la trouve en chaque partie avec toute sa
perfection spécifique. Mais si la totalité dont on parle est celle de l'étendue
qui lui est accidentelle, alors la blancheur n'est pas tout entière en chaque
partie de la surface blanche. Or, dans les êtres incorporels, il n'y a pas de
totalité, aussi bien par soi que par accident, sinon celle de leur perfection
spécifique. Et ainsi, de même que l'âme est tout entière dans chaque partie du
corps, Dieu est tout entier dans tous les êtres et dans chacun.
Objections:
1. Il semble que ce soit mal énumérer les manières dont
Dieu existe dans les choses que de dire qu'il est en elles par l'essence, la
puissance et la présence. En effet, être par l'essence en quelque chose, c'est
être en cette chose essentiellement. Or, Dieu n'est pas ainsi dans les choses, car
il n'appartient à l'essence de rien. Donc on ne doit pas dire que Dieu est dans
les choses par l'essence, la présence et la puissance.
2. Etre présent à quelque chose, c'est ne pas lui faire
défaut; or, quand on dit que Dieu est par son essence en toutes choses, on
entend bien qu'il ne fait défaut à aucune. Donc pour Dieu exister dans les
choses par essence et par présence est identique, et cette division pèche par
surabondance......est dans l'homme, à savoir l'union hypostatique, dont il sera
traité en son lieu.
3. Dieu est le principe des choses par sa puissance;
mais aussi par sa science et sa volonté. Or, on ne dit pas que Dieu est présent
aux choses par sa volonté et sa science: donc pas davantage par sa puissance.
4. Si la grâce est une perfection ajoutée à la substance
des choses, il y en a beaucoup d'autres. Donc, si l'on dit que Dieu est présent
spécialement à certains êtres par la grâce, il semble que, selon chaque
perfection, on doive distinguer une manière spéciale dont Dieu est dans les
choses.
Cependant:
S.
Grégoire affirme: "Dieu est d'une manière générale en toutes choses par sa
présence, sa puissance et sa substance; pourtant, il est dit présent chez
certains d'une présence intime et familière par sa grâce."
Conclusion:
Il
y a deux manières dont on dit que Dieu est dans une chose: d'abord comme cause
efficiente, et de la sorte il est dans tout ce qu'il a créé; ensuite, comme
l'objet d'une opération est en celui qui opère, ce qui est propre aux
opérations de l'âme, où l'objet connu est dans le sujet connaissant, l'objet
désiré dans celui qui le désire. De cette seconde façon, Dieu est spécialement
dans la créature raisonnable, lorsqu'elle le connaît et l'aime, en acte ou par
habitus. Et parce que la créature raisonnable a cela par grâce, comme on le
verra plus tard, c'est de cette façon que Dieu est dit être dans les saints par
la grâce.
Mais
comment il est dans les autres créatures, il faut l'examiner par comparaison
avec ce qui se passe dans les choses humaines. Ainsi, on dit d'un roi qu'il est
dans tout son royaume, à savoir par sa puissance, bien qu'il ne soit pas
présent partout. Mais par sa présence quelqu'un est dit être dans toutes les
choses placées sous son regard, comme, dans une maison, tout ce qui s'y trouve
est présent à celui qui l'habite, bien qu'il ne soit pas substantiellement dans
toutes les parties de la maison. Enfin, selon la substance ou l'essence, quelqu'un
est dans le lieu où sa substance se trouve.
Or,
certains, les manichéens, ont prétendu qu'à la puissance divine sont soumises
toutes les créatures spirituelles et incorporelles, mais que les créatures
visibles et corporelles sont soumises au pouvoir du principe contraire. Contre
ceux-là il faut dire que Dieu est en toutes choses par sa puissance.
D'autres,
admettant que tout est soumis à la puissance divine, ne consentaient pourtant pas
à étendre la providence de Dieu jusqu'aux humbles réalités corporelles. Ce sont
eux qui parlent ainsi au livre de Job (22, 14 Vg): "Il circule au pourtour
des cieux et ne s'occupe pas de nos affaires." Contre ceux-là il était
nécessaire de dire que Dieu est en toutes choses par sa présence.
Enfin
d'autres encore, en accordant que tout relève de la Providence, ont prétendu
que tout n'a pas été créé par Dieu immédiatement, mais seulement les premières
créatures, lesquelles ont créé les autres. Contre ces derniers, il faut dire
que Dieu est en tout être par son essence.
Ainsi
donc, Dieu est en tout par sa puissance, parce que tout est soumis à son
pouvoir. Il est en tout par présence, parce que tout est à découvert et comme à
nu devant ses yeux. Il est en tout par essence, parce qu'il est présent à
toutes choses comme cause universelle de leur être, nous l'avons dit.
Solutions:
1. On dit que Dieu est présent en toutes choses par
essence: il ne s'agit pas de la leur, comme s'il était une partie de leur essence,
mais de la sienne, parce que sa substance est présente à tous les êtres comme
la cause de leur existence, nous l'avons dit.
2. Quelque chose peut être dit présent à quelqu'un en
tant qu'il tombe sous son regard, alors qu'il est éloigné quant à la substance,
on vient de le dire. C'est pourquoi il a fallu distinguer ces deux modes: par
essence et par présence.
3. Il est de la nature de la science et de la volonté
que ce qui est su soit dans celui qui sait, et ce qui est voulu dans celui qui
veut. Donc, selon la science et la volonté, les choses sont en Dieu plutôt que
Dieu n'est dans les choses. Au contraire, la puissance est par sa nature un
principe d'action sur un autre; aussi, en raison de sa puissance, tout agent
dit un rapport et une application de son énergie à quelque chose d'extérieur.
Et c'est de cette manière que l'on peut dire d'un agent qu'il est en un autre
par sa puissance.
4. En dehors de la grâce, nulle perfection surajoutée à
la substance ne fait que Dieu soit en quelqu'un comme objet connu et aimé; par
conséquent la grâce seule détermine une manière singulière dont Dieu est dans
les choses. Il y a cependant une autre manière singulière dont Dieu...
Objections:
1. Il semble que non, car, d'après Aristote, l'universel
est partout et toujours; la matière première aussi est partout, puisqu'elle se
retrouve dans tous les corps Cependant ni l'un ni l'autre n'est Dieu, comme on
l'a prouvé. Donc être partout n'est pas le propre de Dieu.
2. Le nombre est dans les choses nombrées; or l'univers
entier a été constitué "avec nombre", selon la Sagesse (11, 20). Il y
a donc un certain nombre qui est dans tout l'univers, et ainsi qui est partout.
3. L'univers lui-même est dans son ensemble une sorte de
corps parfait, selon Aristote. Or, l'univers dans son ensemble est évidemment
partout, puisqu'il n'y a aucun lieu en dehors de lui.
4. S'il y avait un corps infini, aucun lieu n'existerait
en dehors de lui. Donc il serait partout.
5. L'âme, dit S. Augustin est tout entière dans tout le
corps et tout entière dans chaque partie. Si donc il n'y avait dans le monde
qu'un seul être animé, l'âme d'un tel être serait partout.
6. Comme dit encore S. Augustin: "Là où l'âme voit,
elle sent; là où elle sent, elle vit; là où elle vit, elle est." Or, l'âme
voit pour ainsi dire partout, car successivement elle peut embrasser même
l'ensemble du ciel. Donc l'âme est partout.
Cependant:
S.
Ambroise écrit: "Qui oserait dire que le Saint-Esprit est une créature, lui
qui est en tout, partout et toujours, ce qui est bien le propre de la Divinité?"
Conclusion:
Être
partout premièrement et par soi est le propre de Dieu. Je dis être partout
premièrement, ce qui est partout selon sa totalité. En effet, si quelque chose
était partout selon ses diverses parties existant en divers lieux, il ne serait
pas partout premièrement, car ce qui s'attribue à quelque chose en raison de
ses parties ne lui convient pas en premier. Par exemple, si l'on dit qu'un
homme est blanc quant aux dents, la blancheur ne convient pas premièrement à
l'homme lui-même, mais à ses dents. Celui dont je dis ensuite qu'il est par soi
partout, c'est celui à qui être partout ne convient pas par accident, c'est-à-dire
dans une certaine hypothèse: ainsi, un grain de mil serait partout, à supposer
qu'il n'existe aucun autre corps. Il convient donc par soi d'être partout à
celui qui est nécessairement partout en toute hypothèse.
Et
cela convient à Dieu et à lui seul, car si nombreux que soient les lieux que
l'on suppose, même une infinité en dehors de ceux qui existent, il est
nécessaire que Dieu soit en chacun, non selon une partie de lui-même, mais
selon tout lui-même.
Solutions:
1. L'universel et la matière première sont bien partout,
mais non selon le même être.
2. Le nombre étant un accident, n'est pas dans un lieu
par soi, mais par accident. Il n'est pas davantage tout entier dans chaque être
nombré, mais en partie. Ainsi on ne peut conclure qu'il est partout
premièrement et par soi.
3. L'univers en son entier est partout; mais non à titre
premier, parce qu'il n'est pas tout entier en chaque lieu, mais selon chacune
de ses parties. Ni par soi, puisque si l'on supposait d'autres lieux, il n'y
serait pas.
4. Un corps infini en étendue serait partout, et en
quelque sorte par lui-même; mais il y serait partie par partie.
5. S'il y avait un seul être animé, son âme serait
partout, premièrement, mais par accident.
6. Quand on dit que l'âme voit quelque part, cela peut
s'entendre de deux façons. Ou bien l'adverbe "quelque part" concerne
l'acte de voir considéré du côté de son objet; en ce sens il est vrai que si
l'âme voit le ciel, elle voit dans le ciel, et de la même manière elle sent
dans le ciel. Mais il ne s'ensuit pas qu'elle vive dans le ciel ou qu'elle y
soit; car vivre et être n'impliquent pas un acte par lequel l'agent passe en
quelque chose qui lui est extérieur. Ou bien on peut comprendre que l'adverbe
concerne l'acte de voir considéré comme émanant du sujet qui voit, et alors, en
vérité, l'âme est et vit là où elle sent et voit, selon cette manière de
parler. Il ne s'ensuit donc pas qu'elle soit partout.
1. Dieu est-il
absolument immuable? 2. Être immuable est-il propre à Dieu?
Objections:
1. Il semble que non, car tout ce qui se meut soi-même
est en quelque manière mobile. Mais, selon S. Augustin a: "L'Esprit
créateur se meut lui-même; mais non pas dans le temps ni dans le lieu."
2. Le livre de la Sagesse (7, 24) dit de celle-ci: "Elle
est mobile plus que tout mouvement." Mais Dieu est la sagesse en personne.
Donc Dieu est mobile.
3. S'approcher et s'éloigner désignent un mouvement. Or
il est dit dans l'Ecriture (Jc 4, 8): "Approchez-vous de Dieu, et il
s'approchera de vous."
Cependant:
il
est dit dans Malachie (3, 6): "Je suis Dieu et je ne change pas."
Conclusion:
De
ce qui précède il ressort que Dieu est absolument immuable.
1. Nous avons montré qu'il y a un premier être, que nous
appelons Dieu, et que ce premier être doit être acte pur, excluant tout mélange
de potentialité, du fait que, absolument parlant, la puissance est postérieure
à l'acte. Or, tout ce qui change, d'une manière ou d'une autre, est de quelque
façon en puissance. Il est donc manifestement impossible que Dieu change de
quelque façon que ce soit.
2. Tout ce qui change demeure stable selon une partie de
lui-même, et selon une autre se modifie; par exemple ce qui passe du blanc au
noir demeure stable selon sa substance. Ainsi dans tout ce qui change on
observe quelque composition. Or on a démontré plus haut qu'en Dieu il n'y a
aucune composition, mais qu'il est absolument simple. Il est donc manifeste que
Dieu ne peut changer.
3. Tout ce qui est mû acquiert quelque chose par son
mouvement, et atteint à quelque chose à quoi auparavant il n'atteignait pas. Or
Dieu, étant infini et comprenant en lui la plénitude totale de la perfection de
tout l'être, ne peut rien acquérir ni s'étendre à quelque chose qu'auparavant
il n'atteignait pas. Donc, le mouvement ne lui convient d'aucune façon. De là
vient que certains philosophes anciens, comme forcés par la vérité, ont
attribué l'immutabilité au premier Principe.
Solutions:
1. S. Augustin emploie ici le langage de Platon.
Celui-ci disait du premier moteur qu'il se meut lui-même, car il appelait
mouvement toute espèce d'opérations; ainsi comprendre, vouloir, aimer sont
qualifiés de mouvements. Puisque Dieu se comprend et s'aime lui-même, ces
penseurs ont dit que Dieu se meut lui-même; mais non pas dans le sens où nous
parlons ici du mouvement et du changement, c'est-à-dire dans le sens où ils
affectent un être existant en puissance.
2. Il faut dire que la sagesse est appelée "mobile"
par métaphore, selon que sa ressemblance se répand jusqu'aux derniers éléments
des choses. En effet, rien ne peut exister qui ne procède de la sagesse divine,
en l'imitant d'une certaine manière, comme du premier principe efficient et formel;
c'est ainsi que l'oeuvre d'art procède de la conception de l'artiste. Cela
étant, pour exprimer que la ressemblance de la sagesse divine s'étend
graduellement des créatures supérieures qui en participent davantage, jusqu'aux
choses inférieures qui en participent moins, on dit que cette diffusion est une
sorte de mouvement progressif de la sagesse divine vers les choses, comme si
nous disions que le soleil s'avance jusque vers la terre, du fait que les
rayons de sa lumière y parviennent. C'est ainsi que Denys le comprend, quand il
dit que "toute dérivation par laquelle Dieu se manifeste vient à nous par
l'action du Père des lumières".
3. S'approcher et s'éloigner se disent de Dieu dans
l'Écriture par métaphore. On dit ainsi que le soleil entre dans la maison ou en
sort, selon que ses rayons y arrivent. De même dit-on de Dieu qu'il s'approche
ou qu'il s'éloigne de nous, selon que nous recevons l'influx de sa bonté ou que
nous nous y dérobons.
Objections:
1. Il semble que non, car Aristote dit dans la
Métaphysique: "Il y a de la matière dans tout ce qui est mobile"; or
il y a des substances créées, comme les anges et les âmes, qui, aux yeux de
certains, sont dépourvues de matière. Donc l'immutabilité n'est pas propre à
Dieu.
2. Tout ce qui se meut, se meut en vue d'une fin; donc
ce qui a déjà obtenu sa fin ultime n'a pas à se mouvoir et ne se meut pas. Or
il y a des créatures, qui sont parvenues à leur fin ultime, tels tous les
bienheureux. Il y a donc des créatures immuables.
3. Tout ce qui est mobile est variable. Mais les formes
d'existence sont invariables. Il est dit en effet au Livre des Six Principes
que "la forme consiste en une simple et invariable essence". Donc
l'immutabilité n'est pas le propre de Dieu seul.
Cependant:
S.
Augustin écrit: "Dieu seul est immuable; les choses qu'il a faites, venant
du néant, sont mobiles."
Conclusion:
Dieu
seul est immuable au sens absolu, et toute créature est mobile en quelque
manière. Il faut savoir en effet qu'un être peut être dit mobile de deux façons:
soit par une potentialité qui est en lui; soit par une puissance qui est dans
un autre. Car si toutes les créatures, avant d'exister, étaient possibles, ce
n'était pas à l'égard d'une puissance créée, puisque rien de créé n'est éternel,
mais à l'égard de la seule puissance divine, en ce sens que Dieu pouvait les
amener à l'existence. Et de même que c'est en vertu de son seul vouloir qu'il
les fait être, de même c'est par son vouloir qu'il les conserve dans l'être: en
effet, Dieu ne les conserve pas dans l'être autrement qu'en leur donnant l'être
continûment, de sorte que s'il lui soustrayait son action, aussitôt, comme
l'observe S. Augustin, toutes les créatures seraient réduites à rien. Ainsi
donc, comme il était au pouvoir du créateur que les choses fussent, alors
qu'elles n'étaient pas encore en elles-mêmes, ainsi est-il au pouvoir du
Créateur, quand elles sont en elles-mêmes, qu'elles ne soient plus. Elles sont
donc toutes mobiles en raison de la puissance qui est en un autre, Dieu, puisque
par lui elles ont pu être produites à partir du néant à l'être, et elles
peuvent être, à partir de l'être, réduites au néant.
Si
l'on dit, maintenant, qu'une chose est mobile en raison d'une puissance qui est
en elle, ainsi encore, d'une certaine manière, toute créature est mobile. On
peut distinguer en effet dans la créature une double puissance, active et
passive. Or j'appelle puissance passive celle selon laquelle une réalité est en
puissance à sa perfection: soit celle qui consiste à être, soit celle que lui
procure l'obtention de sa fin. Donc si l'on pense à la mutabilité selon la
puissance à être, alors la mutabilité n'affecte pas toutes les créatures, mais
seulement celles en lesquelles la puissance à être qui s'y trouve contenue est
compatible avec leur non-être. Aussi dans les corps inférieurs y a-t-il
mutabilité et quant à l'être substantiel lui-même, parce que leur matière peut
être tout en étant privée de leur forme substantielle; et en outre il y a là
mutabilité quant à l'être accidentel, s'il s'agit d'un accident dont le sujet
tolère la privation: ainsi ce sujet, l'homme, peut n'être pas blanc; il peut
donc passer du blanc à une couleur différente. Au contraire, s'il s'agit d'un
accident résultant dans le sujet de ses principes essentiels, la privation de
cet accident n'est pas compatible avec l'existence du sujet, et il s'ensuit que
ce sujet ne peut pas varier quant à cet accident-là: par exemple, la neige ne
peut pas devenir noire.
Dans
les corps célestes, la matière n'est pas compatible avec la privation de forme;
car la forme actualise toute la potentialité de la matière; c'est pourquoi les
corps célestes ne sont pas soumis au changement quant à leur substance; mais
ils peuvent changer de lieu, parce que l'intégrité du sujet est compatible avec
la privation de tel ou tel lieu.
Enfin,
les substances incorporelles, parce qu'elles sont formes subsistantes, et que
néanmoins elles sont, à l'égard de leur être, dans la relation de la puissance
à l'acte, sont incompatibles avec une privation de cet acte; car l'être est
consécutif à la forme, et rien n'est dissous, sinon en perdant sa forme. Aussi,
dans la forme même, il n'y a pas de puissance au non-être, et c'est pourquoi
ces substances-là sont immuables et invariables quant à leur être, ainsi que
Denys l'affirme: "Les substances intellectuelles créées sont pures de
toute génération et de toute altération, parce qu'elles sont spirituelles et
immatérielles." Cependant, il demeure en elles une double mobilité.
D'abord, elles sont en puissance à leur fin et il y a ainsi en elles selon le
libre choix possibilité de passer du bien au mal, comme dit S. Jean Damascène.
Ensuite, elles varient à l'égard du lieu, selon que, douées d'un pouvoir fini, elles
peuvent appliquer ce pouvoir en tels lieux auxquels auparavant elles
n'atteignaient pas; cela ne peut être attribué à Dieu dont la puissance emplit
tout lieu, comme nous l'avons montré.
Ainsi
donc, en toute créature on trouve une puissance de changement: que ce soit
quant à l'être substantiel, comme dans les corps corruptibles; que ce soit
seulement quant au lieu, comme dans les corps célestes; que ce soit par rapport
à la fin ou par application de leur énergie à divers objets, comme chez les
anges. De plus, cette fois universellement, les créatures sont toutes mobiles
par rapport à la puissance du créateur, car il est en son pouvoir qu'elles
soient, ou qu'elles ne soient pas. D'où il suit que Dieu, n'étant, lui, mobile
d'aucune de ces manières, il lui est absolument propre d'être immuable.
Solutions:
1. Cette objection concerne les êtres qui changent quant
à leur être substantiel ou accidentel, comme c'est le cas du mouvement dont
s'occupent les philosophes.
2. Les anges, outre l'immutabilité quant à l'être, qui
est un effet de leur nature, jouissent de l'immutabilité du choix libre, grâce
à la puissance divine. Ils n'en demeurent pas moins changeants à l'égard du
lieu.
3. Les formes sont dites invariables en ce sens qu'elles
ne peuvent être elles-mêmes sujettes à variation; mais elles sont soumises au
changement en ce que le sujet change précisément par leur succession. Il est
donc évident qu'elles changent conformément à ce qu'elles sont; car elles ne
sont pas des étants en ce sens qu'elles seraient elles-mêmes sujets de l'être, mais
en ce sens que quelque chose est par elles.
Six questions: 1. Qu'est-ce que
l'éternité? 2. Dieu est-il éternel? 3. Est-il propre à Dieu d'être éternel? 4.
L'éternité diffère-t-elle du temps? 5. La différence entre l'aevum et le temps.
6. Y a-t-il un seul aevum, comme il y a un seul temps et une seule éternité?
Objections:
1. Il semble qu'on ne puisse admettre la définition de
Boèce: "L'éternité est la possession toute à la fois et parfaite d'une vie
sans terme." En effet, "sans terme" est une expression négative.
Mais la négation n'entre dans la définition que de réalités déficientes, ce qui
ne convient pas à l'éternité. On ne doit donc pas introduire "sans terme"
dans la définition de l'éternité.
2. L'éternité signifie une certaine durée. Mais la durée
regarde l'être plutôt que la vie. Donc on ne devait pas parler de "vie",
mais d'"être" dans la définition de l'éternité.
3. On appelle "tout" ce qui a des parties. Or,
cela ne convient pas à l'éternité, puisqu'elle est simple. Il ne convient donc
pas de la dire "toute".
4. Plusieurs jours ou plusieurs siècles ne peuvent être
simultanés. Pourtant on parle de plusieurs jours et de plusieurs siècles dans
l'éternité. Ainsi Michée (5, 1): "Ses origines remontent aux jours
d'éternité", et la lettre aux Romains (16, 25): "... Révélation d'un
mystère enveloppé de silence aux siècles éternels." Donc l'éternité n'est
pas "toute à la fois".
5. Le "tout" et le "parfait" sont
synonymes. Ajouter "parfaite" à "toute" était donc
superflu.
6. La "possession" ne concerne pas la durée.
Or, l'éternité est une durée. Elle n'est donc pas une possession.
Conclusion:
Nous
ne pouvons nous élever à la connaissance des choses simples que par le moyen
des choses composées; ainsi nous ne pouvons nous faire une idée de l'éternité
qu'à partir du temps. Or, le temps n'est autre chose que "le nombre du mouvement
selon l'ordre de l'avant et de l'après". En effet, étant donné que dans
tout mouvement il y a une succession, une partie après l'autre, quand nous
nombrons l'avant et l'après dans le mouvement, nous percevons le temps, qui
n'est rien d'autre que la numération de l'avant et de l'après du mouvement.
Mais, en ce qui est sans mouvement, et qui est toujours de la même manière, on
ne peut pas distinguer un avant et un après. Donc, comme la raison de temps
consiste dans la numération de l'avant et de l'après dans le mouvement, ainsi
appréhender l'uniformité en ce qui est complètement étranger au mouvement, c'est
saisir la raison d'éternité.
En
outre, on dit mesurées par le temps les choses qui ont un commencement et une
fin dans le temps, ainsi qu'il est dit dans la Physique d'Aristote. Et la
raison en est qu'à tout ce qui se meut on peut assigner un certain commencement
et un certain terme. Mais ce qui est absolument immuable n'a pas de succession
et ne peut avoir davantage de commencement ni de fin.
Ainsi
donc, l'éternité se fait reconnaître à ces deux caractères: Tout d'abord, ce
qui est dans l'éternité est sans terme, c'est-à-dire sans commencement et sans
fin, "terme" se rapportant à l'un et à l'autre. En second lieu, l'éternité
elle-même ne comporte pas de succession, existant toute à la fois.
Solutions:
1. Nous avons coutume de définir négativement les choses
simples, comme on dit du point: c'est ce qui n'a pas de parties. Ce n'est pas
que la négation appartienne à l'essence de ces choses; c'est parce que notre
esprit, qui appréhende d'abord le composé, ne vient à la connaissance des
choses simples qu'en écartant d'eux la composition.
2. Ce qui est vraiment éternel n'est pas seulement étant,
il est aussi vivant; et, le "vivre" s'étend d'une certaine manière à
l'opération, ce qui n'est pas vrai de l'être. Or, le progrès de la durée semble
concerner l'opération plus que l'être; et c'est pourquoi le temps se définit:
le nombre du mouvement.
3. L'éternité est dite "toute à la fois", non
parce qu'elle a des parties, mais parce que rien ne lui manque.
4. De même que Dieu, alors qu'il est incorporel, reçoit
métaphoriquement dans l'Écriture des noms de réalités corporelles, ainsi
l'éternité existant "toute à la fois" reçoit des noms qui désignent
la succession temporelle.
5. Dans le temps, il y a deux choses à considérer: le
temps lui-même, qui est successif; et l'instant, essentiellement imparfait.
C'est pourquoi la définition de l'éternité dit qu'elle est "toute à la
fois" pour exclure le temps, et "parfaite" pour exclure
l'instant.
6. Ce qui est possédé, on le tient fermement et
tranquillement. C'est donc pour signifier l'immutabilité et l'indéfectibilité
de l'éternité qu'on a choisi le terme "possession".
Objections:
1. Il semble que non, car rien qui soit fait ne peut
être dit de Dieu. Or, l'éternité est quelque chose de fait, si l'on en croit
ces paroles de Boèce: "L'instant qui court fait le temps; l'instant qui
demeure fait l'éternité." De son côté S. Augustin dit: "Dieu est
l'auteur de l'éternité."
2. Ce qui est avant l'éternité et ce qui est après elle
n'est pas à la mesure de l'éternité. Or, selon le Livre des Causes, "Dieu
est avant l'éternité"; et selon l'Exode (15, 18 Vg), il est aussi après
l'éternité, puisqu'il est dit: "Le Seigneur régnera éternellement et
au-delà."
3. L'éternité est une certaine mesure, une mesure de
durée. Mais il ne convient pas à Dieu d'être mesuré. Il ne lui convient donc
pas d'être éternel.
4. Dans l'éternité il n'y a ni présent, ni passé, ni
futur, puisqu'elle est "toute à la fois" comme on l'a dit. Mais l'Écriture
emploie, pour parler de Dieu, des verbes au présent, au passé et au futur. Donc
Dieu n'est pas éternel.
Cependant:
on
dit dans le Symbole de S. Athanase: "Éternel est le Père, éternel est le
Fils, éternel est le Saint-Esprit."
Conclusion:
Selon
sa raison formelle, l'éternité est consécutive à l'immutabilité, comme le temps
est consécutif au mouvement, ainsi que nous venons de le voir. Aussi, puisque
Dieu est absolument immuable, il lui appartient absolument aussi d'être
éternel. Et non seulement il est éternel, mais il est son éternité, alors que
nulle autre chose n'est sa propre durée, n'étant pas son être. Dieu, au
contraire, est son être parfaitement simple, et c'est pourquoi, de même qu'il
est sa propre essence, il est aussi son éternité.
Solutions:
1. Quand on dit que le présent immobile fait l'éternité,
c'est selon notre façon de concevoir. De même que la perception du temps en
concevant que le présent s'écoule, est causée en nous par la perception de
l'écoulement de l'instant, ainsi l'idée de l'éternité est causée en nous
lorsque nous concevons un instant immobile. Quant à ce que dit S. Augustin, que
"Dieu est l'auteur de l'éternité", il faut l'entendre d'une éternité
participée; car Dieu communique son éternité à certains êtres, comme il leur
communique son immutabilité.
2. Cela résout la deuxième objection. Car s'il est dit
que Dieu est avant l'éternité, cela s'entend de l'éternité telle qu'elle est
communiquée aux substances immatérielles. Aussi est-il écrit au même livre que "l'intelligence
est égalée à l'éternité" 1. Quant au texte de l'Exode: "Dieu régnera
pour l'éternité et au-delà", il faut savoir que "éternité" est
pris ici pour "un siècle", comme le porte une autre version. Ainsi
donc Dieu règne au-delà de l'éternité, parce qu'il dure au-delà de tout siècle,
c'est-à-dire au-delà de toute durée déterminée, car les siècles ne sont qu'une
période, selon Aristote.
Ou
bien, on dit que Dieu règne au-delà de l'éternité parce que, même si quelque
chose existait toujours (par exemple le mouvement du ciel pour certains
philosophes), Dieu régnerait encore au-delà, en tant que son règne est tout
entier simultané.
3. L'éternité n'est pas autre chose que Dieu lui-même.
Quand on dit qu'il est éternel, on n'entend donc pas qu'il soit mesuré de quelque
manière; mais la notion de mesure est introduite ici à cause de notre façon de
concevoir.
4. On applique à Dieu des verbes de divers temps selon
que son éternité inclut tous les temps, mais non parce qu'il changerait selon
le présent, le passé et le futur.
Objections:
1. Il semble que l'éternité ne soit pas réservée à Dieu
seul, car on lit dans Daniel (12, 3 Vg): "Ceux qui enseignent la justice à
la multitude resplendiront comme les étoiles dans des éternités perpétuelles."
Il n'y aurait pas plusieurs éternités si Dieu seul était éternel.
2. Il est dit dans S. Matthieu (25, 41): "Allez, maudits,
au feu éternel." Donc Dieu n'est pas le seul éternel.
3. Tout ce qui est nécessaire est éternel; or il y a
beaucoup de choses nécessaires: par exemple les principes de la démonstration
et toutes les propositions démonstratives.
Cependant:
S.
Augustin écrit: "Il n'y a que Dieu qui n'ait pas de commencement"; or
ce qui a un commencement n'est pas éternel.
Conclusion:
Il
faut dire que l'éternité, entendue en son sens propre et véritable, se trouve
en Dieu seul. Car l'éternité est une conséquence de l'immutabilité, comme il
est évident d'après ce qui précède. Or, Dieu seul est absolument immuable, ainsi
qu'on l'a montré, Toutefois, dans la mesure où ils reçoivent de lui
l'immutabilité, certains êtres participent à ce titre de son éternité.
Certains
tiennent donc de Dieu l'immutabilité en ce qu'ils ne cessent jamais d'être, et
c'est en ce sens qu'il est dit de la terre dans l'Ecclésiaste (1, 4 Vg): "Éternellement
elle demeure." Également certaines choses, dans l'Écriture, sont dites
éternelles en raison de leur durée, bien qu'elles soient corruptibles: c'est
ainsi que dans le Psaume (75, 5 Vg) il est question "de montagnes
éternelles". Et dans le Deutéronome (33, 15 Vg), on parle même des "fruits
des collines éternelles". D'autres êtres participent plus largement à
l'éternité de Dieu, étant exempts de toute mutabilité selon l'être et, en outre,
selon l'opération, comme les anges et les bienheureux qui jouissent du Verbe.
Car, à l'égard de cette vision du Verbe, il n'y a pas chez les saints de
pensées successives, ainsi que l'explique S. Augustin. Aussi, ceux qui voient
Dieu sont-ils dits, dans l'Évangile, posséder la vie éternelle, d'après ces
paroles en S. Jean (17, 3): "La vie éternelle, c'est qu'ils te connaissent,
toi, le seul Dieu véritable."
Solutions:
1. Quand on parle de plusieurs éternités, c'est par
allusion à tous ceux qui participent de l'éternité par la contemplation de
Dieu.
2. Le feu de l'enfer est dit éternel uniquement parce qu'il
n'a pas de fin. Il y a cependant, chez les damnés, des changements consécutifs
à leurs peines elles-mêmes, selon ces paroles de Job (24, 19 Vg): "Ils
passeront de l'eau des neiges à une chaleur intolérable." D'où l'on voit
que dans l'enfer il n'y a pas de vraie éternité, mais plutôt une durée
temporelle; et c'est ce qu'exprime le Psaume (81, 16 Vg) en ces termes: "Leur
temps s'étendra dans les siècles."
3. Le nécessaire n'est qu'un mode de la vérité; or, le
vrai, selon le Philosophe, est "dans l'intelligence". Donc, le vrai
et le nécessaire, s'ils sont éternels, le sont comme existant dans une
intelligence éternelle, qui est uniquement l'intelligence divine. Il ne
s'ensuit donc pas qu'il y ait, en dehors de Dieu, quelque chose d'éternel.
Objections:
1. Il semble que l'éternité ne soit pas autre chose que
le temps. Car il est impossible à deux mesures de durée de coexister, à moins
que l'une soit une partie de l'autre; ainsi deux jours, deux heures, n'existent
pas simultanément; mais le jour et l'heure sont simultanés parce que l'heure
est une partie du jour. Or, l'éternité et le temps sont simultanés, et l'un et
l'autre comportent, chacun à sa manière, ce caractère d'être une mesure de
durée. Comme ce n'est pas l'éternité qui fait partie du temps, car elle le
déborde et l'inclut, il semble donc que le temps soit une partie de l'éternité,
et non autre chose qu'elle.
2. Le Philosophe assure que l'instant temporel demeure
le même dans tout le cours du temps. Mais la raison même d'éternité semble
consister en cela qu'elle soit une même chose demeurant sans être divisée à
travers tout le cours du temps. Donc l'éternité est l'instant temporel qui
demeure. Mais l'instant du temps n'est pas autre chose substantiellement que le
temps. Donc l'éternité n'est pas autre chose, substantiellement, que le temps.
3. De même que la mesure temporelle du mouvement premier
mesure tous les mouvements de la nature, selon la Physique d'Aristote: ainsi
semble-t-il que la mesure de durée du premier être soit la mesure de tous les
êtres. Or l'éternité est la mesure du premier être, qui est l'être divin. Donc
l'éternité est la mesure de tout être. Cependant, l'être des choses
corruptibles est mesuré par le temps. Donc le temps est l'éternité même, ou
quelque chose de l'éternité.
Cependant:
l'éternité
est "toute à la fois", alors que dans le temps il y a un avant et un
après. Donc le temps et l'éternité ne sont pas identiques.
Conclusion:
Il
est manifeste que le temps et l'éternité ne sont pas une même chose. Mais
certains ont assigné pour cause à cette différence que l'éternité n'a ni
commencement ni fin, alors que le temps a un commencement et une fin. Or cette
différence est accidentelle et non essentielle. Car, à supposer que le temps
ait toujours été et qu'il doive être toujours, selon le sentiment de ceux qui
prêtent au ciel un mouvement sempiternel, il n'en resterait pas moins cette
différence entre le temps et l'éternité, comme dit Boèce que l'éternité est
toute à la fois, ce qui ne convient pas au temps, parce que l'éternité est la
mesure de l'être permanent, et le temps la mesure du mouvement.
Toutefois,
si la différence relevée par ces philosophes est référée non plus aux mesures
de durée entre elles, mais à ce qu'elles mesurent, elle fournit un autre
argument. En effet, cela seulement est mesuré par le temps qui a son
commencement et sa fin dans le temps, comme il est dit dans la Physique
d'Aristote. Si le mouvement du ciel durait toujours, le temps ne le mesurerait
pas selon sa durée totale, puisque l'infini n'a pas de mesure, mais il en
mesurerait chacun des cycles, lesquels ont tous un commencement et une fin dans
le temps.
Cependant,
des mesures elles-mêmes on peut encore tirer un autre argument, si l'on
considère le commencement et la fin comme potentiels. En effet, à supposer que
le temps dure toujours, on n'en pourrait pas moins, en en découpant des parties,
marquer dans le temps un commencement et une fin, comme lorsque nous disons: le
commencement et la fin du jour, ou de l'année. Or, cela ne peut se faire pour
l'éternité.
Mais
ces différences sont des conséquences de la différence essentielle et
fondamentale, à savoir que l'éternité est "toute à la fois", et non
pas le temps.
Solutions:
1. Cet argument serait recevable si le temps et
l'éternité étaient des mesures homogènes, ce qui manifestement n'est pas, si
l'on considère ce que mesurent le temps et l'éternité.
2. L'instant du temps demeure le même réellement dans
tout le cours du temps, mais il change notionnellement. Car, l'instant du temps
est au mobile ce que le temps est au mouvement. Or le mobile demeure réellement
le même dans tout le cours du temps, mais il change notionnellement, étant ici,
puis là, et c'est cette succession qui est le mouvement. De la même manière, le
flux de l'instant, selon qu'il change notionnellement, c'est le temps. Or, l'éternité
demeure la même et réellement, et notionnellement. Aussi l'éternité n'est-elle
pas l'instant du temps.
3. De même que l'éternité est la mesure propre de l'être
même, ainsi le temps est-il la mesure propre du mouvement. Donc, selon qu'un
être s'écarte de l'immobilité propre à l'être et se trouve soumis au changement,
il s'écarte de l'éternité et il est soumis au temps. Donc l'être des choses
corruptibles, étant changeant, n'est pas mesuré par l'éternité, mais par le
temps. En effet, le temps mesure non seulement ce qui change actuellement, mais
ce qui est soumis au changement. Aussi ne mesure-t-il pas seulement le
mouvement, mais aussi le repos, qui affecte ce qui, fait pour se mouvoir, ne se
meut pas actuellement.
Objections:
1. Il semble que l'aevum ne soit pas différent du temps;
car d'après S. Augustin: "Dieu meut la créature spirituelle dans le temps".
Or, on appelle aevum la mesure des substances spirituelles. Donc le temps ne
diffère pas de l'aevum.
2. Ce qui définit le temps, c'est qu'il ait un avant et
un après; ce qui définit l'éternité, c'est qu'elle soit toute à la fois, comme
on l'a vu. Mais l'aevum n'est pas l'éternité, puisque l'Ecclésiastique (1, 1)
dit que la Sagesse éternelle est "avant l'aevum". Donc l'aevum n'est
pas simultané, mais il a un avant et un après, comme le temps, avec lequel il
ne fait donc qu'une seule chose.
3. Si dans l'aevum il n'y a pas d'avant et d'après, il
s'ensuit que, pour les créatures mesurées par l'aevum, il n'y a pas de
différence entre être, avoir été, devoir être. Comme il est impossible que ces
créatures n'aient pas été, il serait impossible également qu'elles ne soient
pas dans le futur, ce qui est faux, puisque Dieu peut les réduire à néant.
4. Puisque les étants mesurés par l'aevum ont une durée
infinie devant eux, à partir de leur venue à l'être, si l'aevum est tout à la
fois, il s'ensuit que quelque chose de créé est infini en acte, ce qui est
impossible. L'aevum ne diffère donc pas du temps.
Cependant:
Boèce
dit: "C'est toi (Seigneur) qui fais partir le temps de l'aevum."
Conclusion:
L'aevum
diffère du temps et de l'éternité, comme tenant le milieu entre eux. Et
quelques-uns leur assignent cette différence: l'éternité n'a ni commencement ni
fin; l'aevum a un commencement et n'a pas de fin; le temps a un commencement et
une fin. Mais, on l'a déjà dit, cette différence est accidentelle; car, alors
même que les étants mesurés par l'aevum auraient toujours été et devraient être
toujours, comme quelques-uns le supposent, et quand même ils périraient un jour,
ce qui est au pouvoir de Dieu, même en ce cas, l'aevum se distinguerait de
l'éternité et du temps.
D'autres
assignent la différence suivante: l'éternité n'a ni avant ni après; le temps a
un avant et un après, comportant commencement et vieillissement; l'aevum a un
avant et un après, mais sans commencement ni vieillissement. Mais cette
position est contradictoire. La contradiction est manifeste si commencement et
vieillissement sont référés à la durée elle-même; car l'avant et l'après ne
pouvant être simultanés, si l'aevum a un avant et un après, il est inévitable
que l'un se retirant, l'autre arrive comme quelque chose de nouveau, et ainsi
il y aura commencement dans l'aevum aussi bien que dans le temps. Si ces termes
se réfèrent non aux mesures, mais aux choses mesurées, la conclusion est encore
inadmissible. Car si la chose temporelle est vieillie par le temps, c'est parce
qu'elle a un être soumis au changement, et c'est la mutabilité du mesuré qui
introduit dans la mesure l'avant et l'après, comme on le voit dans la Physique
d'Aristote. Si le sujet de l'aevum n'est susceptible ni de vieillir ni de
commencer, ce sera donc parce que son être est immuable. Donc sa mesure de
durée n'aura ni avant ni après.
Voici
donc ce qu'il faut dire. L'éternité étant la mesure de l'être permanent, ce par
quoi une chose s'écarte de la permanence dans l'être, est ce par quoi elle
s'éloigne de l'éternité. Or, il est des créatures qui s'écartent de la
permanence d'être en ce que leur être est sujet à changement ou même consiste
en un changement, et ces créatures-là sont mesurées par le temps; c'est le cas
de tout mouvement, et c'est le cas de l'être même des choses corruptibles.
D'autres créatures s'éloignent moins de la permanence de l'être, car leur être
ne consiste pas en un changement et n'est pas sujet à changement; toutefois, à
leur être immuable est conjoint un changement soit actuel, soit potentiel.
C'est ce qu'on voit dans les corps célestes, dont l'être substantiel est
immuable, mais qui concilient cette immutabilité avec le changement local. De
même, les anges ont un être immuable et à la fois sont mobiles selon l'élection,
du moins du fait de leur nature, et aussi variables dans leurs pensées, leurs
affections et les rapports qu'ils entretiennent, à leur manière, avec
différents lieux. C'est pourquoi ces étants sont mesurés par l'aevum, intermédiaire
entre l'éternité et le temps. Quant à l'être dont l'éternité est la mesure, il
n'est ni variable en lui-même, ni associé à aucune espèce de variation. Ainsi
donc, le temps comporte l'avant et l'après; l'aevum n'a pas d'avant et d'après,
mais l'avant et l'après peuvent l'accompagner; enfin l'éternité n'a pas l'avant
et l'après et ne les admet en aucune manière.
Solutions:
1. Les créatures spirituelles, si on envisage leurs affections
et leurs pensées qui sont soumises à la succession, ont pour mesure le temps.
Aussi, en ce même endroit, S. Augustin explique-t-il que "être mû dans le
temps" c'est être mû par ses affections. Quant à l'être naturel des
créatures spirituelles, il est mesuré par l'aevum. S'il s'agit de leur vision
glorieuse, elles participent à l'éternité.
2. L'aevum est tout à la fois, mais il ne se confond pas
pour cela avec l'éternité, parce qu'il est compatible avec l'avant et l'après.
3. Dans l'être même de l'ange, considéré en lui-même, il
n'y a pas de différence entre l'avant et l'après, mais uniquement quant aux
changements qui s'y adjoignent. Seulement, quand nous disons: l'ange est, a été,
ou sera, une différence existe dans notre esprit, qui ne peut saisir l'être
angélique que par comparaison avec les divers éléments du temps. Dès lors ce
même esprit, quand il dit: l'ange est, ou l'ange a été, entend quelque chose
d'incompatible avec l'affirmation contraire, même au regard de la
toute-puissance divine. Mais quand il dit: l'ange sera, il n'entend pas encore
un fait réel. Aussi, puisque l'être ou le non-être de l'ange dépend de la
puissance divine, Dieu peut faire, absolument parlant, que l'être de l'ange ne
soit pas à l'avenir; mais il ne peut pas faire que cet être ne soit pas quand
il est, ni qu'il n'ait pas été après qu'il fut.
4. L'aevum est infini en ce sens qu'il n'est pas épuisé
par le temps. Or, qu'un être créé soit infini parce qu'il n'est pas limité par
un autre être, cela n'est pas contradictoire.
Objections:
1. Il semble qu'il n'y ait pas qu'un seul aevum. On lit
en effet dans le 3° livre apocryphe d'Esdras (4, 40): "La majesté et la
puissance des aevum est chez toi, Seigneur."
2. Pour des genres divers, il y a diverses mesures. Mais
certains êtres soumis à l'aevum appartiennent au genre des corps: les corps
célestes; d'autres sont des substances spirituelles: les anges. Il n'y a donc
pas qu'un seul aevum.
3. "Aevum" est un nom de durée: donc tout ce
qui a un seul aevum a aussi une seule durée. Or, cela ne peut pas se dire de
tous les êtres soumis à l'aevum; car il en est parmi eux qui viennent à l'être
après d'autres comme c'est évident surtout en ce qui concerne les âmes
humaines.
4. Des êtres indépendants les uns des autres ne semblent
pas avoir une même mesure de durée. En effet, si toutes les choses temporelles
nous paraissent sujettes d'un même temps, c'est parce qu'il y a un premier
mouvement qui est d'une certaine manière cause de tous les autres, et auquel
s'applique d'abord la mesure du temps. Mais les êtres soumis à l'aevum ne
dépendent pas les uns des autres; par exemple un ange n'est pas la cause d'un
autre ange. Ils n'ont donc pas un aevum commun.
Cependant:
l'aevum
est plus simple que le temps, il est plus proche de l'éternité; or, le temps
est un. Donc, à plus forte raison, l'aevum.
Conclusion:
Il
y a deux opinions à ce sujet. Pour certains, l'aevum est un; pour d'autres, il
est multiple. Pour découvrir où se trouve le plus de vérité, il faut considérer
la cause de l'unité du temps; car nous parvenons à connaître les réalités
spirituelles par le moyen des corporelles.
Certains
disent qu'il y a un seul temps pour toutes les choses temporelles, pour cette
raison qu'il y a un seul nombre pour toutes les choses nombrées, puisque, d'après
Aristote, le temps est le nombre du mouvement. Mais cela ne suffit pas; car si
le temps est un nombre, ce n'est pas comme abstrait, hors de ce qui est nombré,
mais comme immanent dans ce qu'il nombre; sans cela le temps ne serait pas continu:
dix aunes de drap ne tirent pas leur continuité du nombre dix, mais du drap
ainsi nombré. Or, le nombre concret, immanent aux choses, n'est pas le même
pour tous, il se diversifie avec les choses.
C'est
pourquoi d'autres assignent, comme cause de l'unité du temps, l'unité de
l'éternité, principe de toute durée. Aussi, toutes les durées sont une durée
unique si l'on considère leur principe; et elles sont multiples si l'on
considère la diversité des choses qui tiennent leur durée de l'influx du
premier principe. Enfin, d'autres assignent, comme cause de l'unité du temps, la
matière première, premier sujet du mouvement dont le temps est la mesure. Mais,
semble-t-il, aucune de ces deux réponses n'est satisfaisante. Car les choses
qui sont unes par leur principe ou par leur sujet, surtout quand il s'agit d'un
principe et d'un sujet lointains, ne sont pas une seule chose purement et
simplement, mais seulement à certains égards.
La
vraie raison de l'unité du temps, c'est l'unité du mouvement premier, mouvement
qui, étant le plus simple de tous, mesure tous les autres, comme il est dit
dans la Métaphysique d'Aristote. Ainsi donc, le temps, comparé à ce mouvement
premier, n'est pas à son égard dans l'unique relation de mesure à chose mesurée,
mais aussi d'accident à sujet, et c'est ainsi qu'il en reçoit l'unité. Au
contraire, avec les autres mouvements, le temps n'entretient que la relation de
mesure à chose mesurée. Aussi ne se multiplie-t-il pas avec ces mouvements, car
une mesure unique, dès lors qu'elle est séparée, suffit à un nombre indéfini
d'objets.
Ceci
posé, il faut savoir encore qu'au sujet des substances spirituelles, on a
formulé deux opinions. D'aucuns ont pensé avec Origène que toutes ces
substances procédaient de Dieu dans une quasi-égalité, ou tout au moins que
c'était le cas de beaucoup d'entre elles, comme quelques-uns l'ont affirmé.
D'autres ont dit qu'elles procédaient de Dieu par degrés et dans un certain
ordre. Telle semble être l'opinion de Denys, puisqu'il dit qu'entre les
substances spirituelles, il en est de premières, d'intermédiaires et d'ultimes,
fût-ce dans une même hiérarchie angélique. Selon la première de ces opinions, on
devrait forcément supposer plusieurs aevum puisque plusieurs êtres soumis à
l'aevum seraient premiers et égaux. D'après la seconde, il faut dire que
l'aevum est unique: car tout être ayant pour mesure ce qu'il y a de plus simple
et de premier dans son ordre, ainsi que le dit Aristote, l'être de toutes les
substances soumises à l'aevum doit avoir pour mesure l'être de la première
d'entre elles, qui est d'autant plus simple qu'elle précède les autres. Cette
seconde opinion étant la mieux fondée, comme on le montrera plus loin, nous
admettons quant à présent qu'il n'y a qu'un seul aevum.
Solutions:
1. On ne saurait opposer à cette solution le langage de
l'Écriture; car le mot aevum y est pris souvent comme synonyme de siècle,
mot qui désigne une phase de la durée d'une chose. Dès lors, il y a pluralité
d'aevum comme il y a pluralité de siècles.
2. Bien que les corps célestes et les créatures
spirituelles diffèrent génériquement en nature, ils ont ceci de commun qu'ils
ont un être immuable, et c'est pour cela qu'ils sont mesurés par l'aevum.
3. Les choses temporelles ne naissent pas toutes en même
temps, et cependant leur temps est unique, à cause du mouvement premier dont le
temps est la mesure. De même toutes les choses soumises à l'aevum bien qu'elles
ne viennent pas à l'être toutes à la fois, sont mesurées par un seul aevum, en
raison de la première d'entre elles.
4. Pour que plusieurs objets soient mesurés par l'un
d'entre eux, il n'est pas nécessaire que celui-là soit cause de tous les autres,
il suffit qu'il soit le plus simple.
1. Est-ce que "un"
ajoute quelque chose à "étant"? 2. Y a-t-il opposition entre l'un et
le multiple? 3. Dieu est-il un? 4. Dieu est-il le plus un de tous les étants?
Objections:
1. Il semble que "un" ajoute quelque chose à "étant",
car tout ce qui se range dans un genre déterminé fait addition à "étant",
dont la notion est commune à tous les genres. Or, l'un appartient à un genre
déterminé, puisqu'il est principe du nombre, qui lui-même est une espèce de la
quantité.
2. Ce qui divise une perfection commune ne peut le faire
qu'en y ajoutant. Or, étant est divisé par l'un et le multiple. Donc l'un
ajoute quelque chose à l'être.
3. Si l'"un" n'ajoutait rien à "étant",
on dirait la même chose en disant d'un sujet qu'il est ou qu'il est un. Mais
dire d'un étant qu'il est, c'est une tautologie. Dire qu'il est un serait donc
une tautologie, ce qui est faux. Il faut donc que "un" ajoute à "étant".
Cependant:
Denys
écrit: "Il n'est rien, parmi les choses qui existent, qui ne participe à
l'un." Cela ne serait pas, si "un" ajoutait à "étant"
car cela en restreindrait la notion. Donc on n'obtient pas le "un" en
ajoutant à "étant".
Conclusion:
Ce
n'est pas quelque chose que "un" ajoute à "étant", c'est
seulement la négation de la division: en effet, "un" ne signifie rien
d'autre que l'étant indivis. Il en ressort que étant et un sont convertibles.
En effet, tout être est simple, ou composé. Ce qui est simple est indivis à la
fois en acte et en puissance. Tandis que ce qui est composé n'a pas l'être tant
que ses parties sont divisées, mais seulement lorsqu'elles constituent et
forment le composé lui-même. Il est donc manifeste que l'être de n'importe
quelle chose repose sur l'indivision de cette chose. Et de là vient que toute
chose, comme elle conserve son être, conserve aussi son unité.
Solutions:
1. Certains, pensant que l'un qui est convertible avec
l'étant est identique à l'un principe du nombre, se sont divisés à partir de là
en positions contraires. Pythagore et Platon se rendant compte que l'un
convertible avec l'étant n'ajoute à l'étant rien de positif, mais signifie la
substance même de l'étant en tant qu'elle est indivise ont estimé qu'il en va
de même pour l'un qui est le principe du nombre. Et parce que le nombre est
composé d'unités, ils ont cru que les nombres étaient les substances mêmes de
toutes choses. A l'opposé, Avicenne, considérant que l'un principe du nombre
ajoute quelque chose de positif à la substance de l'étant (sans quoi le nombre,
composé d'unités, ne serait pas une espèce de la quantité), crut que l'un
convertible avec l'étant ajoute quelque chose de positif à la substance de
l'étant, comme être blanc ajoute à homme. Mais cela est évidemment faux. Car
chaque chose est une en raison de sa propre substance. En effet, si elle était
une par quelque autre chose, comme cette chose aurait son unité elle aussi, il
faudrait en expliquer l'unité par une chose nouvelle, et l'on irait ainsi à
l'infini. On doit donc s'arrêter au début, et dire que l'un convertible avec
l'étant n'ajoute à l'étant rien de positif, mais que l'un principe du nombre
ajoute à l'étant un accident appartenant au genre quantité.
2. Rien n'empêche que ce qui est divisé sous un certain
rapport soit indivis sous un autre; ainsi ce qui est divisé quant au nombre
peut être indivis quant à l'espèce, et il arrive ainsi que quelque chose soit
un d'une certaine façon, et d'une autre façon, multiple. Toutefois, si cet être
est indivis purement et simplement, soit parce qu'il est indivis selon ce qui
touche à l'essence, bien que divisé quant à ce qui ne lui est pas essentiel, comme
un même sujet affecté de divers accidents; ou bien parce qu'il est indivis en
acte et divisé seulement en puissance, comme ce qui forme un tout mais qui a
plusieurs parties: alors, l'étant dont on parle sera un purement et simplement,
et multiple à un certain point de vue. Si au contraire un être est indivis à
certains égards et divisé purement et simplement à savoir parce qu'il est
divisé selon l'essence et n'est indivis que notionnellement, ou bien selon le
principe ou la cause, on aura multiplicité pure et simple, et unité à un certain
point de vue; tel est le cas des choses qui sont multiples numériquement et
unes selon l'espèce ou la cause. Ainsi donc, l'être est bien divisé par l'un et
le multiple, comme par ce qui est un purement et simplement, et multiple à
certains égards. Car le multiple lui-même ne saurait être compris dans l'étant
si, d'une certaine manière, il n'était pas rangé dans l'un. C'est pourquoi
Denys écrit: "Il n'est pas de multitude qui ne participe aussi de l'un.
Mais ce qui est multiple en raison de ses parties est un en tant que tout; ce
qui est multiple par les accidents est un par le sujet; ce qui est plusieurs
par le nombre est un par l'espèce; ce qui forme plusieurs espèces est un par le
genre, et ce qui est l'effet de multiples dérivations est un par son principe."
3. Il n'y a pas tautologie à dire que l'être est un, parce
que "un" ajoute notionnellement quelque chose à "étant".
Objections:
1. Il semble qu'ils ne s'opposent pas; car une chose
opposée à une autre ne peut lui être attribuée; or, on attribue l'unité même à
la multitude, comme on vient de le voir'; donc elles ne s'opposent pas.
2. L'opposé n'est pas constitué par son opposé. Mais
l'un constitue la multitude. Donc il ne lui est pas opposé.
3. A un même terme il n'y a qu'un opposé. Or, à la
multitude s'oppose le petit nombre. Donc l'un ne s'oppose pas à la multitude.
4. Si l'un s'oppose au multiple, il s'y oppose comme
l'indivis au divisé, et par conséquent comme la privation à l'avoir. Or, cela
ne convient pas semble-t-il; car il s'ensuivrait que l'un présuppose la
multitude et se définit par elle, alors que c'est la multitude qui se définit
par l'un. Ce serait un cercle vicieux, là est l'inconvénient. Donc l'un et le
multiple ne sont pas opposés.
Cependant:
ceux-là
sont opposés dont les raisons s'opposent. Or, la raison de l'un consiste dans
l'indivisibilité, la raison du multiple, elle, comprend la division. Donc l'un
et le multiple s'opposent.
Conclusion:
Il
faut dire que l'un s'oppose à la multiplicité, mais de diverses manières. L'un
principe du nombre s'oppose à la multitude qu'est le nombre, comme la mesure
s'oppose au mesuré. En effet, l'un a raison de mesure première, le nombre étant
la multitude mesurée par l'un, comme on le voit chez Aristote. Mais l'un
convertible avec l'être, s'oppose à la multitude à la manière d'une privation, comme
l'indivis s'oppose au divisé.
Solutions:
1. Aucune privation n'abolit l'être, parce que la
privation est une négation dans un sujet, selon Aristote. Mais toute privation
supprime de l'être. Et c'est pourquoi, quand il s'agit de l'étant lui-même, son
universalité fait qu'une privation d'étant est fondée sur l'étant; ce qui ne se
produit pas quand il s'agit de la privation de formes particulières, comme la
vue, la blancheur, etc. Ce qu'on dit ainsi de l'étant est vrai également de
l'un et du bon, qui sont convertibles avec l'être; car la privation du bien est
toujours fondée sur quelque bien, et la privation de l'unité est encore fondée
sur quelque un. De là vient que la multitude même est quelque chose d'un, que
le mauvais est un certain bon, et le non-étant un certain étant. Ce n'est pas
qu'un opposé soit attribué à son opposé; car l'un est purement et simplement ce
qu'on le dit être, l'autre à certains égards seulement. En effet, ce qui est de
quelque façon, à savoir en puissance, n'est pas purement et simplement ce qu'on
le dit être, ne l'étant pas en acte. Ou encore, ce qui est purement et
simplement, parce qu'il est une substance, n'est pas, en quelque façon, c'est-à-dire
selon tel être accidentel. Pareillement donc ce qui est bon à certains égards
peut être mauvais purement et simplement, et aussi l'inverse. Et de même, ce
qui est un absolument sera multiple à certains égards, et inversement.
2. Le tout est de deux sortes; il y a le tout homogène, composé
de parties semblables, et le tout hétérogène, dont les parties sont
dissemblables. Un tout homogène est composé de parties en qui se trouve la
forme d'être constitutive du tout, comme toute particule d'eau est de l'eau; et
ainsi se forme le continu. Au contraire, dans un tout hétérogène, aucune partie
n'a la forme du tout; nulle partie d'une maison n'est une maison, et nulle
partie de l'homme n'est un homme. Or, c'est de la sorte que la multitude est un
tout. Donc, étant donné que ce qui est partie de la multitude, n'est pas
lui-même multiple, si la multitude est composée d'unités, c'est comme la maison
est composée de non-maisons. Ce n'est pas selon qu'elles sont opposées à elle
en tant qu'indivises que ces unités constituent la multitude, mais selon
qu'elles sont des étants: ainsi les parties d'une maison constituent la maison
en tant qu'elles sont des matériaux, non en tant qu'elles sont des non-maisons.
3. Le mot plusieurs peut se prendre en deux sens: en un
sens absolu, et là il s'oppose à l'un; ou bien au sens où il signifie une
certaine abondance, et c'est alors qu'il s'oppose à peu. Dans le premier sens, deux
c'est plusieurs, non au second sens.
4. Il est vrai que l'un s'oppose à plusieurs, par mode
de privation en tant que plusieurs, par définition, sont le résultat d'une
division. Il faut donc que la division précède l'unité, non purement et
simplement, mais selon la manière dont notre raison appréhende le réel. En
effet, nous arrivons à la connaissance des êtres simples par celle des êtres
composés; c'est pourquoi nous définissons le point comme ce qui n'a pas de
parties, ou comme le principe de la ligne. Et pourtant, même notionnellement, la
multitude est consécutive à l'un, car notre intelligence ne saisit comme une
multitude le résultat d'une division que parce qu'elle attribue l'unité à l'un
et à l'autre des divisés. C'est pourquoi l'un entre dans la définition du
multiple, non le multiple dans la définition de l'un. Quant à la division, elle
tombe en notre intellect sous le coup de la négation de l'étant. Et ainsi ce
qui tombe d'abord en notre intellect est l'étant; deuxièmement, ceci que tel
étant n'est pas tel autre étant, et c'est ainsi que nous appréhendons la
division; troisièmement l'un, et quatrièmement la multitude.
Objections:
1. Il semble que Dieu ne soit pas un, puisqu'il est
écrit (1 Co 8, 5): "De fait, il y a beaucoup de dieux et beaucoup de
seigneurs."
2. L'unité principe du nombre ne peut être attribuée à
Dieu, à qui l'on n'attribue aucune quantité. On ne peut davantage lui attribuer
l'un convertible avec l'étant, parce qu'il comporte une privation, et que toute
privation en Dieu serait une imperfection incompatible avec sa nature. On ne
doit donc pas dire que Dieu est un.
Cependant:
il
est dit dans le Deutéronome (6, 4): "Écoute, Israël, le Seigneur ton Dieu
est un."
Conclusion:
Que
Dieu est un se démontre de trois manières. 1. En partant de sa simplicité. En
effet, il est manifeste que ce qui donne à un étant singulier d'être le
singulier qu'il est, n'est en aucune façon communicable à plusieurs. Certes ce
qui fait que Socrate est un homme peut être communiqué à beaucoup d'autres;
mais ce qui fait de lui cet homme singulier n'appartient qu'à un seul. Donc, si
Socrate était homme en raison de cela même qui fait de lui cet homme, de même
qu'il ne peut y avoir plusieurs Socrate, il ne pourrait y avoir plusieurs
hommes. Or, c'est cela qu'il faut dire de Dieu. La nature de Dieu est Dieu même,
ainsi qu'on l'a fait voir Il est donc Dieu par cela même qu'il est ce Dieu-ci.
Il est donc impossible qu'il y ait plusieurs dieux.
2. A partir de l'infinité de sa perfection. On a montré
plus haut que Dieu comprend en lui toute la perfection de l'être. On raisonne
donc ainsi: s'il y avait plusieurs dieux, il faudrait qu'ils diffèrent entre
eux. Donc, quelque chose se trouverait en l'un, qui ne se trouverait pas en
l'autre. Et s'il en était ainsi, une certaine privation affecterait cet autre
et il ne serait pas purement et simplement parfait. Il est donc impossible
qu'il y ait plusieurs dieux. Et c'est pourquoi les philosophes anciens
eux-mêmes, comme contraints par la vérité, en affirmant un principe infini, ont
affirmé qu'il était unique.
3. A partir de l'unité du monde. Tous les étants se
montrent ordonnés entre eux, certains étant au service de quelques autres. Or, des
choses diverses ne concourraient pas à un ordre unique si ce n'est par la vertu
d'un ordonnateur unique. Une multitude, en effet, est assujettie à un ordre
unique par un seul mieux que par plusieurs; car c'est l'un qui est par soi
cause de l'un, tandis que plusieurs ne sont cause de l'un que par accident, c'est-à-dire
dans la mesure où ils sont un en quelque façon. Donc, comme, en général, ce qui
est premier est le plus parfait et par soi, non par accident, il est nécessaire
que ce qui est le premier ordonnateur de tous les étants, selon un ordre qui
est unique, soit un. Et c'est Dieu.
Solutions:
1. L'Apôtre parle de plusieurs dieux selon l'erreur des
païens, qui adoraient plusieurs dieux, prenant pour des dieux les planètes et
les autres astres, ou même chacune des parties de ce monde. Aussi poursuit-il
en disant: "Pour nous, il n'y a qu'un seul Dieu."
2. On a raison de dire que l'un principe du nombre ne
peut s'attribuer à Dieu, mais seulement aux êtres qui existent dans la matière.
Car l'un, principe du nombre, est du genre des entités mathématiques, qui ne
sont réalisées que dans la matière, tandis que, dans la raison, elles sont
abstraites de la matière. Mais l'un, convertible avec l'étant, est un objet
métaphysique, dont l'existence ne dépend pas de la matière. Et quoique il n'y
ait aucune privation en Dieu, cependant, à cause de notre manière de concevoir,
il ne peut être connu de nous autrement que par mode de privation et
d'exclusion. Ainsi, rien n'empêche que nous formions à son sujet des
propositions privatives, comme celles-ci: il est incorporel, il est infini. Et
c'est de la même manière que nous disons: Il est un.
Objections:
1. Il ne semble pas. Car l'unité s'attribue à ce qui est
privé de division. Mais la privation n'est pas susceptible de plus ou de moins.
Dieu n'est donc pas plus un que tout autre être qui est un.
2. Rien n'est plus indivisible, semble-t-il, que ce qui
est indivisible à la fois en acte et en puissance, comme sont le point et
l'unité numérique. Or, un étant est d'autant plus un qu'il est indivisible.
Dieu n'est donc pas plus un que l'unité ou le point.
3. Ce qui est bon par essence est le meilleur; donc ce
qui est un par son essence est le plus un. Or, tout être est un par son essence,
comme le montre Aristote. Donc tout être est un au maximum, et par suite Dieu
n'est pas plus un que les autres étants.
Cependant:
Boèce
dit: "Entre tous les étants que l'on proclame un, l'unité de la Trinité
divine est au point culminant."
Conclusion:
Puisque
l'un est l'étant indivis, pour qu'un étant soit le plus un, il faut, et qu'il
soit un au maximum, et qu'il soit indivis au maximum. Or Dieu est l'un et
l'autre. Il est l'étant par excellence, car son être n'est pas limité par une
nature, en laquelle il surviendrait; il est l'être même subsistant, illimité de
toutes les manières. Il est en outre indivis au maximum, n'étant divisé ni en
acte, ni en puissance, de quelque mode de division que ce soit, mais étant
simple de toutes les manières, ainsi qu'on l'a fait voir. Il est donc manifeste
que Dieu est souverainement un.
Solutions:
1. Bien que la privation elle-même ne comporte pas le
plus et le moins, si ce dont elle est la privation comporte du plus et du moins,
les privations aussi sont échelonnées selon le plus et le moins. Ainsi, selon
qu'une chose est plus ou moins divisée ou divisible, ou qu'elle ne l'est pas du
tout, cette chose sera dite plus ou moins une, ou une au maximum.
2. Le point et l'unité numérique ne sont pas des étants,
puisqu'ils n'ont l'être que dans un sujet. Il s'ensuit que ni l'un ni l'autre
n'est un au maximum. En effet, de même que le sujet lui-même n'est pas un au
maximum, en raison de la diversité entre le sujet et son accident, ni le sujet
ni l'accident ne sont un au maximum.
3. Bien que tout étant soit un par sa substance, la
substance de chaque étant n'est pas également principe d'unité, car il y a des
étants dont la substance est composée de plusieurs éléments, d'autres non.
Après avoir considéré jusqu'ici comment
Dieu est en lui-même, il nous reste à voir comment il vient à notre
connaissance, c'est-à-dire comment il est connu par les créatures.
1. Un intellect
créé peut-il voir l'essence divine? 2. L'essence divine est-elle vue par
l'intellect au moyen d'une espèce créée? 3. L'essence de Dieu peut-elle être
vue par les yeux du corps? 4. Une substance intellectuelle créée, par ses
seules facultés naturelles, est-elle capable de voir l'essence de Dieu? 5.
L'intellect créé, pour voir l'essence de Dieu, a-t-il besoin d'une lumière
créée? 6. Parmi ceux qui voient l'essence de Dieu, certains la voient-ils plus
parfaitement que d'autres? 7. Un intellect créé peut-il comprendre l'essence
divine? 8. L'intellect créé qui voit l'essence divine connaît-il en elle toutes
choses? 9. Ce qu'il connaît là, le connaît-il au moyen de certaines
représentations? 10. Connaît-il simultanément tout ce qu'il voit en Dieu? 11.
Un homme peut-il en cette vie voir l'essence de Dieu? 12. Pouvons-nous en cette
vie connaître Dieu par la raison naturelle? 13. Au-dessus de la connaissance
naturelle, y a-t-il en cette vie une connaissance de Dieu par la grâce?
Objections:
1. Il semble qu'aucun intellect créé ne peut voir Dieu
dans son essence. En effet, Chrysostome commentant ces mots (Jn 1, 18): "Dieu,
personne ne l'a jamais vu", s'exprime ainsi: "Ce qu'est Dieu lui-même,
non seulement les prophètes; mais ni les anges mêmes, ni les archanges ne l'ont
vu. Car, ce qui est d'une nature créée, comment pourrait-il voir ce qui est
incréé?" A son tour, Denys, parlant de Dieu, écrit: "ni la
sensibilité ne l'atteint, ni l'imagination, ni l'opinion, ni la raison, ni la
science."
2. Tout ce qui est infini, en tant que tel, est inconnu.
Or Dieu est infini, comme on l'a fait voir. Donc, en lui-même, il est inconnu.
3. L'intellect créé ne peut connaître que ce qui existe;
car ce qui tombe en premier sous les prises de l'intellect, c'est l'étant Mais
Dieu n'est pas un existant; il est au-dessus des existants, comme l'affirme
Denys. Il n'est donc pas intelligible, mais dépasse toute intelligence.
4. Entre le connaissant et le connu, il doit y avoir
quelque proportion, puisque le connu est l'acte du connaissant. Or, il n'y a
nulle proportion entre l'intellect créé et Dieu; une infinie distance les
sépare. Donc l'intellect créé ne peut voir l'essence de Dieu.
Cependant:
on
lit dans la 1° épître de Jean (3, 2): "Nous le verrons tel qu'il est."
Conclusion:
Tout
objet est connaissable dans la mesure où il est en acte. Dieu qui est acte pur
sans aucun mélange de puissance est donc en soi le plus connaissable des
objets. Mais ce qui est le plus connaissable en soi n'est pas connaissable pour
une intelligence que cet intelligible dépasse; ainsi le soleil, bien que le
plus visible des objets, ne peut être vu par l'oiseau de nuit en raison de
l'excès de sa lumière. En raison de quoi, certains ont prétendu que nul
intellect créé ne peut voir l'essence divine.
Mais
cette position n'est pas admissible. En effet, comme la béatitude dernière de
l'homme consiste dans sa plus haute opération, qui est l'opération
intellectuelle, si l'intellect créé ne peut jamais voir l'essence de Dieu, de
deux choses l'une: ou il n'obtiendra jamais la béatitude, ou sa béatitude
consistera en une autre fin que Dieu, ce qui est étranger à la foi. La
perfection dernière de la créature raisonnable, en effet, est en cela qui est
pour elle le principe de son être, parce que toute chose est parfaite dans la
mesure où elle rejoint son principe. Et cette opinion est étrangère aussi à la
raison; en effet, l'homme a le désir naturel, quand il voit un effet, d'en
connaître la cause, et c'est de là que naît chez les hommes l'admiration. Si
donc l'intelligence de la créature raisonnable ne peut pas rejoindre la cause
suprême des choses, un désir de nature demeurera vain. Il faut donc reconnaître
absolument que les bienheureux voient l'essence de Dieu.
Solutions:
1. Les deux autorités qu'on invoque parlent de la vision
compréhensive. Aussi Denys fait-il précéder les paroles alléguées par ces mots:
"Pour tous, universellement, il ne saurait être embrassé, et ni la
sensibilité, etc." De même Chrysostome, après le texte cité écrit: "Jean
appelle ici vision la très certaine connaissance et la compréhension du Père, telle
que le Père la possède a l'égard du Fils."
2. L'infini qui provient de la matière non déterminée
par la forme est de soi inconnu. Car on ne connaît un étant que par sa forme.
Mais l'infini qui provient de ce que la forme n'est pas contractée par une
matière est de soi le plus connu. Or c'est ainsi que Dieu est infini, et non
dans le premier sens, ainsi qu'on l'a établie.
3. Quand on dit que Dieu n'est pas un existant, cela ne
signifie pas qu'il n'existe en aucune manière, mais qu'il est au-dessus de tout
existant, étant lui-même son être. Il ne s'ensuit donc pas qu'il ne puisse être
connu d'aucune manière, mais seulement qu'il dépasse toute connaissance, c'est-à-dire
ne peut être embrassé par aucun intellect créé.
4. Proportion se dit en deux sens: d'une part pour
exprimer un rapport quantitatif; ainsi le double, le triple, ou l'égal sont des
espèces de proportions; d'autre part, toute relation d'un terme à un autre est
appelée proportion. En ce sens, il peut y avoir proportion de la créature à
Dieu, car elle est avec lui dans la relation d'effet à cause et de puissance à
acte. L'intellect créé peut ainsi être proportionné à Dieu pour le connaître.
Objections:
1. Il semble bien, car on lit dans la 1° épître de Jean
(3, 2): "Nous savons qu'au temps de cette manifestation, nous lui serons
semblables, et nous le verrons tel qu'il est."
2. S. Augustin écrit: "Quand nous connaissons Dieu,
il se forme en nous une certaine ressemblance de Dieu."
3. L'intellect en acte est l'intelligible en acte, comme
le sens en acte est le sensible en acte. Or, cela exige que le sens soit
informé par une similitude de la chose qu'il sait, et l'intellect par une
similitude de la chose qu'il connaît. Donc, si Dieu est vu en acte par un
intellect créé, il faut que ce soit au moyen d'une certaine similitude.
Cependant:
lorsque
l'Apôtre dit (1 Co 13, 12): "Nous voyons maintenant comme dans un miroir, en
énigme", S. Augustin dit que les mots miroir, énigme, désignent n'importe
quelles similitudes aptes à nous faire connaître Dieu. Mais voir Dieu par
essence n'est pas une vision par énigme ou miroir; ces deux modes, au contraire,
sont placés en opposition. Ce n'est donc pas au moyen de similitudes qu'on voit
l'essence divine.
Conclusion:
Pour
toute vision, aussi bien sensible qu'intelligible, deux conditions sont
requises: la faculté de voir, et l'union de la chose vue avec cette faculté. Il
n'y a en effet de vision en acte que par le fait que la chose vue est d'une
certaine manière dans le sujet qui la voit. S'il s'agit de choses corporelles, il
est évident que la chose vue ne peut pas être dans le sujet par son essence, mais
seulement par sa représentation,, ainsi la représentation de la pierre est dans
l'oeil et y cause la vision en acte; dans l'oeil il n'y a pas la substance de
la pierre. Mais si une seule et même réalité était à la fois le principe de la
faculté de voir et la chose vue, il s'ensuivrait que l'objet tiendrait de cette
réalité et la faculté de la voir, et la forme par laquelle il la verrait.
Or,
manifestement, Dieu est l'auteur de la faculté intellectuelle, et il peut être
vu par notre intellect. Et puisque la faculté intellectuelle de la créature
n'est pas l'essence divine elle-même, il reste qu'elle soit une similitude
participée de celui qui est l'intellect premier. De là vient qu'on appelle la
faculté intellectuelle créée une certaine lumière intelligible, comme émanant
de la première lumière. Qu'on entende cela de la faculté naturelle, ou de
quelque perfection de grâce ou de gloire surajoutée. Pour voir Dieu est donc
requise, du côté de la faculté de voir, une certaine similitude de Dieu par
laquelle l'intellect est capable de voir Dieu.
Mais
du côté de la chose vue, qui doit nécessairement être unie en quelque manière
au sujet qui voit, l'essence divine ne peut être vue par le moyen d'aucune
similitude créée.
1. Parce que, selon Denys, par des similitudes
appartenant à un ordre inférieur on ne peut nullement connaître les choses d'un
ordre supérieur; par exemple, par l'image d'un corps, on ne peut connaître
l'essence d'une chose incorporelle. Donc, beaucoup moins encore, par une
représentation créée, quelle qu'elle soit, pourra-t-on voir l'essence de Dieu.
2. Parce que l'essence de Dieu est son être même, ainsi
qu'on la montré, ce qui n'appartient à aucune forme créée. Une forme créée ne
peut donc pas être en celui qui voit une similitude représentative de l'essence
même de Dieu.
3. Parce que l'essence divine est quelque chose
d'illimité, contenant en soi suréminemment tout ce qui peut être signifié ou
compris par un intellect créé. Et cela ne peut en aucune manière être
représenté par une espèce créée; car toute forme créée est circonscrite selon
les limites d'une raison intelligible particulière, comme la sagesse, la
puissance, l'être même ou quelque chose de semblable. Donc, dire que Dieu est
vu au moyen d'une similitude, c'est dire que l'essence divine n'est pas vue, ce
qui est erroné.
On
doit donc dire que pour voir l'essence de Dieu une similitude de Dieu est
requise pour la faculté de voir, et c'est la lumière de la gloire divine qui
confère à l'intellect la faculté de voir Dieu, lumière dont il est dit dans le
Psaume (36, 10): "Par ta lumière nous verrons la lumière." Mais par
aucune similitude créée l'essence de Dieu ne peut être vue, de telle sorte que
cette image représenterait la divine essence telle qu'elle est en elle-même.
Solutions:
1. Jean parle ici de la similitude qui consiste en la
participation à la lumière de gloire.
2. S. Augustin parle ici de la connaissance de Dieu en
cette vie.
3. L'essence divine, c'est l'être même. Donc, comme les
autres formes intelligibles, qui ne sont pas leur être, sont unies à
l'intellect selon un certain être par lequel elles l'informent et le font
passer à l'acte: ainsi l'essence divine étant intelligible en acte, s'unit à
l'intellect créé, le faisant par là même intelligent.
Objections:
1. Il semble que oui car il est écrit (Jb 19, 26): "Dans
ma chair je verrai Dieu." Et encore (42, 5): "Mon oreille t'a entendu;
maintenant mon oeil te voit."
2. Chez S. Augustin, on trouve également ceci: "Leurs
yeux (des bienheureux dans la gloire) seront rendus plus puissants, non en ce
sens qu'ils aient une vue plus perçante que les serpents et les aigles; car
quelle que soit l'acuité de leurs regards, ces animaux ne voient jamais que des
corps; mais en ce sens qu'ils verront des choses incorporelles." Or celui
qui voit les choses incorporelles peut être élevé jusqu'à voir Dieu. Donc un
oeil glorifié peut voir Dieu.
3. Il semble bien que l'imagination humaine puisse
percevoir Dieu. Isaïe (6, 1) dit en effet: "J'ai vu le Seigneur assis sur
son trône, etc." Or, une vision imaginative a pour origine les sens, car
l'imagination "est une activité qui procède du sons en acte", selon
Aristote.
Cependant:
S.
Augustin écrit: "Personne n'a jamais vu Dieu, ni en cette vie tel qu'il
est, ni dans la vie angélique comme les yeux du corps voient les choses
visibles."
Conclusion:
Il
est impossible que Dieu soit vu par l'oeil corporel, ou par n'importe quel
autre sens ou faculté de la partie sensitive. En effet, toute faculté de ce
genre est l'acte d'un organe corporel, comme on le verra plus loin m. Or l'acte
est proportionné à ce dont il est l'acte. Il en résulte qu'une telle faculté ne
peut s'étendre au-delà des objets corporels, comme on l'a montré plus haut n.
Il ne peut donc être vu ni par les sens ni par l'imagination, mais par le seul
intellect.
Solutions:
1. Quand Job s'écrie: "Dans ma chair, je verrai
Dieu mon sauveur", il n'entend pas qu'il doive voir Dieu avec son oeil de
chair; mais que, étant dans sa chair, après la résurrection, il verra Dieu. De
même quand il dit: "Maintenant, mon oeil te voit", il l'entend de
l'oeil de l'esprit, comme lorsque l'Apôtre écrit aux Éphésiens (1, 17-18): "Que
Dieu vous donne un esprit de sagesse, qui vous le fasse vraiment connaître, et
qu'il éclaire les yeux de votre coeur."
2. S. Augustin parle ainsi d'une façon interrogative et
conditionnelle. Avant les paroles citées on lit: "Ils seront en effet
d'une bien autre puissance (les yeux glorifiés) s'il est vrai que par eux la
nature incorporelle sera vue"; mais ensuite il prend position: "Il
est très vraisemblable que nous verrons alors les corps formant les nouveaux
cieux et la nouvelle terre de manière à percevoir d'une souveraine évidence
Dieu partout présent et gouvernant toutes choses, même les corporelles; non pas
comme maintenant nous saisissons par notre intelligence les attributs
invisibles de Dieu au moyen de ses oeuvres; mais comme, au milieu d'hommes
vivants, et exerçant les fonctions de la vie, nous voyons au premier regard et
ne croyons pas seulement qu'ils vivent." Il est évident que, par ces paroles,
S. Augustin assimile la vision de Dieu par les yeux glorifiés à la façon dont
nous voyons maintenant la vie chez quelqu'un. Or, la vie n'est pas vue par
l'oeil corporel comme quelque chose qui serait visible par soi-même, mais comme
accidentellement perceptible: ce n'est pas par le sens qu'elle est connue, mais,
en concomitance immédiate avec la sensation, par une autre faculté cognitive.
Or, qu'aussitôt perçus par le sens de la vue, des corps fassent que la présence
divine soit connue par l'intellect, cela s'explique et par l'acuité de
l'intellect, et par le resplendissement de la clarté divine dans les corps
renouvelés.
3. Dans la vision imaginative on ne voit pas l'essence
de Dieu; une image est formée dans l'imagination, qui représente Dieu selon une
certaine similitude, comme dans l'Écriture les choses divines nous sont
décrites métaphoriquement.
Objections:
1. Il le semble, puisque Denys affirme: "L'ange est
un miroir pur, très clair, recevant en lui, si l'on peut dire, toute la beauté
de Dieu." Mais une chose quelconque est vue quand on voit son reflet. Donc,
puisque l'ange, par ses facultés naturelles, se connaît lui-même, il semble que
par elles aussi il connaisse l'essence divine.
2. C'est à cause d'une déficience de notre vue, corporelle
ou intellectuelle, que ce qui est le plus visible, devient pour nous le moins
visible. Mais l'intellect angélique ne souffre d'aucune déficience. Dieu étant
le plus intelligible en soi, il est donc le plus intelligible pour l'ange, semble-t-il.
Donc si, par ses facultés naturelles, l'ange connaît les autres réalités
intelligibles, à bien plus forte raison encore il connaît Dieu.
3. Les sens du corps ne peuvent être élevés à connaître
la substance incorporelle, parce que cela dépasse leur nature. Donc, si voir
Dieu par essence dépasse la nature de tout intellect créé, il semble que nul
intellect créé ne puisse parvenir à voir l'essence de Dieu, ce qui est erroné, ainsi
qu'on l'a reconnu. Il semble donc qu'il soit naturel à l'intellect créé de voir
l'essence divine.
Cependant:
on
lit (Rm 6, 23): "Le don de Dieu, c'est la vie éternelle." Or la vie
éternelle consiste dans la vision de l'essence divine, selon ces mots (Jn 17, 3):
"La vie éternelle, c'est qu'ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu."
Donc voir l'essence de Dieu convient à l'intellect créé par grâce, et non par
nature.
Conclusion:
Il
est impossible qu'un intellect créé, par ses facultés naturelles, voie
l'essence de Dieu. Car la connaissance consiste en ce que le connu est dans le
connaissant. Or, le connu est dans le connaissant selon son mode à lui. Ainsi
la connaissance, pour chaque connaissant, est conforme au mode d'être qui
convient à sa nature. Donc, si le mode d'existence d'une chose connaissable
surpasse le mode d'être que le connaissant tient de sa nature, il faut que la
connaissance de cette chose soit au-dessus des facultés naturelles de ce
connaissant.
Or
il y a dans les choses divers modes d'être. Certaines sont telles que leur
nature ne peut être réalisée que dans une matière individuelle: c'est le cas
des choses corporelles. D'autres sont telles que leur nature est subsistante
par soi, et non dans une matière quelconque. Mais elles ne sont pas leur être, elles
ont l'être: ce sont les substances incorporelles que nous appelons les anges.
Mais ce mode d'être est propre à Dieu, selon lequel il est son être même
subsistant.
Donc,
connaître les choses qui n'ont l'être que dans une matière individuelle nous
est connaturel, parce que notre âme, par laquelle nous connaissons, est
elle-même la forme d'une certaine matière. Toutefois cette âme a deux facultés
cognitives. L'une est l'acte d'un organe corporel. Et à celle-là il est
connaturel de connaître les choses selon qu'elles sont dans une matière
individuelle: c'est pourquoi les sens ne connaissent que le singulier. L'autre
faculté cognitive de l'âme est l'intellect, qui n'est l'acte d'aucun organe
corporel. Aussi par l'intellect nous est-il connaturel de connaître les natures
qui, à vrai dire, n'ont l'être que dans la matière individuelle, mais de les
connaître non pas en tant qu'elles sont dans une matière individuelle, mais
selon qu'elles sont abstraites de la matière par la considération de
l'intellect. Aussi au moyen de l'intellect pouvons nous connaître ces choses-là
dans une notion universelle, ce qui dépasse le pouvoir des sens. A l'intellect
angélique, il est connaturel de connaître les natures qui ont l'être en dehors
de la matière. Cela est au-dessus de la faculté naturelle de l'intellect chez
une âme humaine, dans l'état de la vie présente, parce qu'elle est unie au
corps.
Il
reste donc que connaître l'être même subsistant est connaturel au seul
intellect divin, et que cette connaissance dépasse les facultés naturelles de
tout intellect créé; parce que nulle créature n'est son être, mais a un être
participé. Donc l'intellect créé ne peut voir Dieu dans son essence que si Dieu,
par sa grâce, s'unit à cet intellect comme intelligible pour lui.
Solutions:
1. Il est connaturel à l'ange de connaître Dieu par la
ressemblance de Dieu qui resplendit dans l'ange lui-même. Mais connaître Dieu
par une similitude créée n'est pas le connaître dans son essence, ainsi qu'on
l'a montré. Il ne s'ensuit donc pas que l'ange, par ses facultés naturelles, puisse
connaître l'essence de Dieu.
2. L'intellect angélique est sans défaut, si le mot "défaut"
est entendu au sens de privation, comme si l'ange manquait de ce qu'il doit
avoir. Mais si ce mot est pris comme une négation, toute créature, comparée à
Dieu, est en défaut, n'ayant pas l'excellence que l'on trouve en Dieu.
3. Le sens de la vue, tout à fait matériel, ne peut
d'aucune façon être élevé à l'immatériel. Mais notre intellect, comme
l'intellect angélique, étant par nature élevé d'une certaine manière au-dessus
de la matière, peut être par grâce élevé à quelque chose de plus haut, au-delà
de sa nature. Un signe de cette différence, c'est que la vue ne peut aucunement
connaître dans une représentation abstraite ce qu'elle connaît dans l'existence
concrète; d'aucune manière en effet elle ne perçoit une nature si ce n'est en
sa réalisation concrète. Au contraire, notre intellect peut considérer à l'état
abstrait ce qu'il connaît dans le concret. Car, bien qu'il connaisse des choses
dont la forme est unie à une matière, il résout ce composé en ses deux éléments
et considère à part la forme en elle-même. Pareillement, l'intellect de l'ange,
bien qu'il lui soit connaturel d'appréhender l'être qui se concrétise dans une
nature particulière, peut cependant mettre à part l'être même, se connaissant
lui-même comme autre que son être. Ainsi l'intellect créé ayant une nature qui
le rend capable d'appréhender la forme concrète et l'être concret de façon
abstraite, au moyen d'une sorte d'analyse, il lui est possible d'être élevé par
la grâce jusqu'à connaître la substance séparée subsistante, et l'être séparé
subsistant.
Objections:
1. Il semble que non. En effet, parmi les choses
sensibles, ce qui est lumineux par soi-même n'a pas besoin, pour être vu, d'une
autre lumière: de même dans les réalités intelligibles. Or Dieu est la lumière
intelligible. Donc il n'est pas vu par le secours d'une lumière créée.
2. Si Dieu est vu par intermédiaire, il n'est pas vu par
son essence. Mais s'il est vu par une lumière créée, il est vu par
intermédiaire. Donc il n'est pas vu par son essence.
3. Ce qui est créé, rien n'empêche que cela appartienne
à la nature d'une créature. Donc si c'est par une lumière créée que l'essence
divine est vue, cette lumière pourra être naturelle à quelque créature. Et
ainsi cette créature n'aura pas besoin pour voir Dieu d'une autre lumière. Or
cela est impossible 5. Il n'est donc pas nécessaire que toute créature, pour
voir l'essence de Dieu, requière une lumière surajoutée.
Cependant:
le
Psaume (36, 10) dit: "Par ta lumière nous verrons la lumière."
Conclusion:
Tout
ce qui est élevé à quelque chose qui dépasse sa nature, il faut qu'il y soit
préparé par une disposition qui vienne de plus haut que sa nature; ainsi l'air,
s'il doit recevoir la forme du feu, il faut qu'il y soit préparé par une
disposition qui corresponde à cette nouvelle forme. Or, quand un intellect créé
voit Dieu par essence, l'essence même de Dieu devient la forme intelligible de
l'intellect. Il faut donc que quelque disposition surnaturelle lui soit
surajoutée, pour qu'il s'élève à une telle sublimité. Puisque la vertu
naturelle de l'intellect créé ne suffit pas à voir l'essence divine, ainsi
qu'on l'a montré, il faut donc que par un effet de la grâce divine cette vertu
en lui soit surdéveloppée. Et cet accroissement de force intellectuelle, nous
l'appelons une illumination de l'intellect, comme nous appelons l'intelligible
lui-même une lumière, un éclat. Telle est la lumière dont l'Apocalypse (21, 23)
dit: "La clarté de Dieu illuminera" la société des bienheureux qui
verront Dieu. Par la vertu de cette lumière, les bienheureux deviennent
déiformes, c'est-à-dire semblables à Dieu, selon la 1° épître de S. Jean (3, 2).
"Au temps de cette manifestation, nous lui seront semblables, et nous le
verrons tel qu'il est."
Solutions:1. Si une lumière créée est nécessaire pour voir
l'essence de Dieu, ce n'est pas que par elle l'essence divine soit rendue
intelligible, car elle est intelligible par elle-même, mais c'est pour que
l'intellect reçoive le pouvoir de la connaître, à la façon dont une faculté est
rendue par l'habitus plus efficace à l'égard de son acte. Comme aussi la
lumière corporelle est nécessaire pour voir les choses extérieures, en tant
qu'elle rend le milieu transparent en acte, de telle sorte que la lumière
puisse agir sur la vue.
2. Si cette lumière est requise pour voir l'essence
divine, ce n'est pas à la manière d'une similitude dans laquelle Dieu serait vu;
elle perfectionne l'intellect, accroissant son pouvoir, afin qu'il soit à même
de voir Dieu. On peut exprimer la différence en disant: Elle est un médium non
pas dans lequel on voit Dieu, mais sous l'action duquel Dieu est vu. Et cela ne
supprime pas la vision immédiate de Dieu.
3. Une disposition à la forme du feu ne peut être
naturelle qu'à ce qui a la forme du feu. De même, la lumière de gloire ne
saurait être naturelle à la créature, à moins que cette créature ne soit d'une
nature divine, ce qui est impossible. Nous venons de dire que par cette lumière,
la créature rationnelle devient déiforme.
Objections:
1. Il semble que non, puisque la l° épître de Jean (3, 2)
affirme: "Nous le verrons tel qu'il est." Mais Dieu n'a qu'une seule
façon d'être. Donc il sera vu par tous de la même façon, et non plus
parfaitement ou moins.
2. Pour S. Augustin "intellectuellement, nul ne
peut connaître une seule chose plus qu'un autre". Or, tous ceux qui voient
Dieu par essence connaissent intellectuellement l'essence divine; car c'est par
l'intellect que Dieu est vu, non par les sens, ainsi qu'on l'a dit. Donc parmi
tous ceux qui voient l'essence divine, nul ne la voit plus clairement que
l'autre.
3. Que quelque chose soit vu par un autre plus
parfaitement, cela peut provenir, soit de l'objet à voir, soit de la faculté de
voir. Du côté de l'objet, cela peut résulter de ce que l'objet est reçu dans le
sujet plus parfaitement, c'est-à-dire par une similitude plus parfaite; mais
cela est hors de propos ici, car ce n'est pas par l'intermédiaire d'une
similitude, c'est par son essence même que Dieu est présent à l'intellect qui
voit son essence. Il reste donc que si l'un voit plus parfaitement que l'autre,
cela tienne à une différence de pouvoir entre les intelligences. Dans ce cas, celui
dont la puissance intellectuelle est naturellement plus élevée verrait
davantage. Or cela ne peut s'admettre, car il est promis aux hommes, à l'égard
de la béatitude, d'être les égaux des anges.
Cependant:
la
vie éternelle consiste dans la vision de Dieu, selon cette parole en S. Jean
(17, 3): "La vie éternelle, c'est qu'ils te connaissent, toi, le seul vrai
Dieu." Donc, si tous voient également l'essence de Dieu dans la vie
éternelle, tous seront égaux, ce qui s'oppose au dire de l'Apôtre (1 Co 15, 41):
"L'étoile diffère de l'étoile en clarté."
Conclusion:
Il
faut dire que, parmi ceux qui verront l'essence de Dieu, l'un la verra plus
parfaitement que l'autre. Cela, certes, ne viendra pas d'une similitude, ainsi
qu'on l'a montré '. Cela proviendra de ce que l'intellect de l'un aura une plus
grande efficacité, un plus grand pouvoir de voir Dieu. Cependant, la faculté de
voir Dieu appartient à l'intellect créé non par nature, mais par la lumière de
gloire, qui établit l'intellect dans une certaine déiformité, ainsi qu'on l'a
exposé. Dés lors, un intellect participant davantage de cette lumière de gloire
verra Dieu plus parfaitement. Or celui-là participera davantage de la lumière
de gloire qui a le plus de charité; car, plus grande est la charité, plus grand
est le désir. Et le désir rend d'une certaine manière l'être qui désire apte et
préparé à recevoir l'objet désiré. Par suite, celui qui aura plus de charité
verra Dieu plus parfaitement, et il sera plus heureux.
Solutions:
1. Lorsqu'on dit: "Nous le verrons tel qu'il est",
la locution "tel que" entend déterminer le mode de vision par rapport
à la chose vue, ce qui signifie: Nous le verrons être tel qu'il est; car nous
verrons son être même, qui est son essence. Mais cela n'exprime pas le mode de
vision par rapport à celui qui voit, et le sens n'est donc pas que la manière
de voir Dieu sera parfaite comme est parfait le mode d'être en Dieu.
2. Par là se résout également, la deuxième objection.
Lorsqu'on dit d'une même chose que l'un ne la connaît pas mieux que l'autre, cela
est vrai si on le réfère à la chose connue; car celui qui juge de la chose
autrement qu'elle n'est n'en a pas une connaissance vraie. Mais cela n'est plus
exact si on le rapporte à la façon de connaître; car la connaissance de l'un
est plus parfaite que celle de l'autre.
3. La diversité de vision ne proviendra pas de l'objet, puisque
le même objet, qui est l'essence divine, sera rendu présent à tous; elle ne
tiendra pas non plus à diverses participations de l'objet par des similitudes
différentes; elle proviendra de la diversité de la faculté intellectuelle, non
selon la nature, mais selon la gloire, comme on vient de le dire.
Objections:
1. C'est ce que paraît affirmer ce texte de l'Apôtre (Ph
3, 12): "Je poursuis ma course pour tâcher de le saisir." Or l'Apôtre
ne courait pas en vain, car il dit (1 Co 9, 26): "Je cours, non à
l'aventure." Donc lui-même comprend Dieu, et pour la même raison les
autres, qu'il y invite en ces termes (1 Co 9, 24): "Courez de manière à
saisir (comprehendere)."
2. Comme dit S. Augustin v "Comprendre une chose, c'est
la voir si bien dans sa totalité que rien d'elle n'échappe." Mais si Dieu
est vu par essence, il est vu dans sa totalité, et rien de lui n'échappe à
celui qui le voit; car Dieu est simple. Donc, quiconque le voit par essence le
comprend.
3. Si l'on dit qu'il est vu tout entier, mais non
totalement, on peut objecter: "Totalement" se rapporte ou à la façon
de voir, ou à la chose vue. Mais celui qui voit Dieu par essence le voit
totalement en ce qui concerne la chose vue, car il le voit tel qu'il est, ainsi
qu'on l'a dit de même, il le voit totalement quant à la manière de le voir, car
toute sa force intellectuelle s'applique à voir l'essence de Dieu. Donc, quiconque
voit Dieu par essence le voit complètement; donc il le comprend.
Cependant:
on
lit dans Jérémie (32, 18.19 Vg): "Toi, le Dieu grand et fort, dont le nom
est Seigneur de l'univers, grand dans tes desseins et incompréhensible dans tes
pensées."
Conclusion:
Comprendre
Dieu est impossible à un intellect créé quel qu'il soit; mais que notre esprit
l'atteigne de quelque manière, c'est déjà une grande béatitude, selon S.
Augustin.
Pour
en avoir l'évidence, il faut savoir que "comprendre" c'est connaître
parfaitement, c'est-à-dire connaître un objet autant qu'il est connaissable.
Aussi, lorsqu'une vérité est démontrable scientifiquement, celui qui ne la
connaît qu'à la manière d'une opinion, pour une raison seulement plausible, ne
la comprend pas. Par exemple, si quelqu'un sait par démonstration que la somme
des trois angles d'un triangle est égale à deux droits, il comprend cette
vérité; mais si un autre la reçoit comme probable par le fait que des savants
ou la plupart des hommes l'affirment ainsi, celui-là ne comprend pas; car il ne
parvient pas à cette manière parfaite de connaissance dont cette vérité est
susceptible.
Or,
nul intellect créé ne peut parvenir à cette manière parfaite de connaître
l'essence divine telle qu'elle est connaissable, et en voici la preuve. Un
objet quelconque est connaissable dans la mesure où il est un être en acte.
Dieu, dont l'être est infini, ainsi qu'on l'a fait voir, est donc infiniment
connaissable. Or, nul intellect créé ne peut connaître Dieu infiniment. En
effet, un intellect créé connaît l'essence divine plus parfaitement ou moins
selon qu'il est pénétré d'une plus grande ou d'une moindre lumière de gloire.
Puisque la lumière de gloire, qui est créée, dans quelque intellect créé
qu'elle soit reçue, ne peut jamais y être infinie, il est donc impossible qu'un
intellect créé connaisse Dieu infiniment. Par suite, est impossible qu'il ait
de Dieu une connaissance compréhensive.
Solutions:
1. "Comprendre" a deux sens. L'un, strict et
propre, exprimant l'inclusion de l'objet dans le sujet qui comprend. Ainsi, Dieu
n'est compris d'aucune manière, ni par un intellect ni autrement, car, infini, il
ne peut être inclus dans rien de fini, ce qui ferait que quelque chose de fini
l'envelopperait infiniment, comme il est infini lui-même. Or c'est en ce sens
que nous parlons de "comprendre". Mais ce mot peut avoir un autre
sens, plus large, suivant lequel la compréhension est opposée à la quête. En
effet, celui qui atteint quelqu'un, le tenant désormais, est dit le saisir
(comprehendere). C'est ainsi que Dieu est compris par les élus, selon ce mot du
Cantique (3, 4): "Je l'ai saisi, je ne le lâcherai pas." Et tel est
le sens des formules employées par l'Apôtre. La "compréhension" est
alors un des trois dons de l'âme bienheureuse, correspondant à l'espérance
comme la vision correspond à la foi, et la jouissance à l'amour de charité.
Parmi nous, tout ce qui est vu n'est pas pour cela tenu et possédé; car on voit
bien des choses à distance, bien des choses qui ne sont pas en notre pouvoir.
Nous ne jouissons pas non plus de tous les biens que nous avons, soit parce
qu'on n'y trouve pas de plaisir, soit parce qu'ils ne sont pas la fin ultime de
notre désir, capables d'assouvir le désir et de l'apaiser. Mais en Dieu, les
élus ont ces trois choses: car ils voient Dieu; le voyant ils le tiennent
présent, parce qu'il est en leur pouvoir de le voir sans cesse, et en le tenant
ils en jouissent, comme de la fin ultime qui comble le désir.
2. Quand on dit que Dieu est incompréhensible, on ne
veut pas signifier que quelque chose de lui ne soit pas vu; on entend qu'il
n'est pas vu aussi parfaitement qu'il est visible. Lorsqu'une proposition
susceptible de démonstration est connue par une raison simplement plausible, rien
d'elle ne demeure inconnu pour autant, ni le sujet, ni le prédicat, ni leur
lien; mais, tout entière, cette proposition est connue avec moins de perfection
qu'elle n'est connaissable. Ainsi S. Augustin définit-il la compréhension en
disant: "Un objet est compris quand on le voit de telle sorte que rien de
lui n'échappe à celui qui voit; ou bien quand ses limites peuvent être
enveloppées du regard." En effet, on enveloppe du regard les limites de la
chose connue quand on parvient au terme de sa cognoscibilité.
3. "Totalement" concerne la manière d'être de
l'objet; non pas en ce sens que toute sa manière d'être ne soit pas connue, mais
parce que le mode d'être de l'objet n'est pas celui de l'être connaissant. Donc
celui qui voit Dieu par son essence voit en lui qu'il existe infiniment et
qu'il est infiniment connaissable; mais ce mode d'infinité n'appartient pas à
celui qui connaît, en ce sens que lui-même connaîtrait infiniment. C'est ainsi
qu'on peut connaître avec probabilité qu'une proposition est démontrable, sans
connaître soi-même sa démonstration.
Objections:
1. Il semble que ceux qui voient Dieu par essence voient
en lui toutes choses, car S. Grégoire écrit: "Que ne verront-ils pas, ceux
qui voient Celui qui voit tout?" Mais Dieu est celui qui voit tout. Donc
ceux qui voient Dieu voient tout.
2. Celui qui voit un miroir voit tout ce qui s'y
reflète. Or, tout ce qui vient à l'être ou qui peut y venir se reflète en Dieu
comme dans un miroir, car Dieu lui-même connaît en lui toutes choses. Donc, quiconque
voit Dieu voit tout ce qui existe et tout ce qui peut exister.
3. Qui connaît le plus peut aussi connaître le moins, comme
il est dit au traité De l'Ame. Or, tout ce que Dieu fait ou peut faire est
moindre que son essence. Donc quiconque connaît Dieu peut connaître tout ce que
Dieu fait ou peut faire.
4. La créature raisonnable désire naturellement tout
savoir. Si, en voyant Dieu, elle ne sait pas toutes choses, son désir naturel
ne sera donc pas apaisé, et ainsi, même en voyant Dieu, elle ne sera pas
bienheureuse, ce qui est contradictoire.
Cependant:
Les
anges voient Dieu par essence; et pourtant, ils ne savent pas tout. Selon Denys,
"les anges inférieurs sont purifiés de l'ignorance par les anges
supérieurs". En outre, les anges ignorent les futurs contingents et les
pensées des coeurs, objets connus de Dieu seul. Donc, tous ceux qui voient
l'essence de Dieu ne voient pas tout.
Conclusion:
Il
faut dire que l'intellect créé, en voyant l'essence de Dieu, ne voit pas en
elle tout ce que Dieu fait ou peut faire. Car il est manifeste que les choses
qui sont vues en Dieu, sont vues comme elles sont en lui. Or toutes choses
autres que Dieu sont en Dieu comme des effets sont dans leur cause, c'est-à-dire
virtuellement. Donc, toutes choses sont vues en Dieu comme l'effet est vu dans
la cause. Mais il est clair que plus parfaitement une cause est vue, plus
nombreux sont les effets qu'on peut voir en elle. Car un esprit supérieur, si
on lui soumet un principe de démonstration, en tire aussitôt des conclusions
multiples; il n'en est pas de même pour un esprit plus faible, lequel a besoin
qu'on lui explique chaque chose en détail. Donc cet intellect peut connaître
dans une cause tous les effets et toutes les raisons de ces effets, s'il
comprend la cause totalement. Or, nul intellect créé ne peut comprendre
totalement Dieu, on l'a montré. Donc, nul intellect créé, en voyant Dieu, ne
peut connaître tout ce que Dieu fait ou peut faire; car cela serait comprendre
tout son pouvoir. Mais, parmi toutes les choses que Dieu fait ou peut faire, un
intellect en connaît d'autant plus qu'il voit Dieu plus parfaitement.
Solutions:
1. S. Grégoire parle ici en se plaçant du côté de
l'objet, Dieu, qui pour ce qui est de lui contient et fait voir suffisamment
toutes choses. Mais il ne s'ensuit pas que quiconque voit Dieu connaisse toutes
les choses, parce qu'il ne le comprend pas parfaitement.
2. Celui qui voit un miroir ne voit pas nécessairement
tout ce qui s'y reflète, à moins qu'il n'embrasse du regard le miroir.
3. Bien que voir Dieu soit plus grand que voir tout le
reste; cependant il est plus grand de voir Dieu de telle manière que toutes
choses sont connues en lui, que de le voir sans que toutes choses, mais
seulement peu ou beaucoup soient connues en lui. Or, on vient de montrer que la
quantité des choses que l'on connaît en Dieu dépend du mode plus ou moins
parfait dont on le voit.
4. Le désir naturel de la créature raisonnable est de
savoir toutes ces choses dont la connaissance constitue la perfection de
l'intellect: ce sont les genres et les espèces des choses, et leurs essences.
Cela, tout élu voyant l'essence divine le verra. Quant à connaître les
singuliers autres que lui-même, et leurs pensées et leurs actions, cela n'est
pas requis par la perfection de l'intellect, et son désir naturel ne s'étend
pas à cela, et pas davantage à connaître les choses qui n'existent pas, mais
que Dieu pourrait faire. Si cependant, Dieu seul était vu, lui qui est la
source et le principe de tout l'être et de toute la vérité, il comblerait le
désir naturel de savoir de telle façon qu'on ne chercherait rien d'autre et
qu'on serait bienheureux. C'est ce qui fait dire à S. Augustin: "Malheureux
(mon Dieu), l'homme qui connaît toutes ces choses (les créatures) et cependant
t'ignore ! Bienheureux celui qui te connaît, ignorât-il tout le reste ! Mais
qui connaît à la fois toi et toutes choses n'est pas plus heureux à cause de
ces choses; il est bienheureux à cause de toi seul."
Objections:
1. Il semble que ce que voient en Dieu ceux qui voient
l'essence divine soit vu au moyen de certaines représentations. Car toute
connaissance a lieu par une assimilation du sujet connaissant à l'objet connu.
En effet, l'intellect en acte devient l'objet connu en acte comme le sens en
acte devient l'objet sensible en acte, en tant que le sens est informé par une
similitude de celui-ci, par exemple la pupille par la similitude de la couleur.
Si l'intellect d'un élu qui voit Dieu par essence voit en Dieu quelques
créatures, il faut donc qu'il soit informé par les similitudes de ces
créatures.
2. Nous gardons en mémoire ce que nous avons d'abord vu.
Or, S. Paul, voyant l'essence divine dans un ravissement, au dire de S.
Augustin, s'est souvenu, après qu'il eut cessé de voir l'essence de Dieu, de
beaucoup de choses qu'il avait vues dans son extase, puisqu'il dit (2 Co 12, 4)
qu'il "entendit des paroles ineffables, qu'il n'est pas permis à un homme
de dire". Il faut donc affirmer que certaines représentations des choses
dont il s'est souvenu sont demeurées dans son esprit. Et pour la même raison, quand
il voyait l'essence de Dieu présente, il avait des similitudes ou
représentations des créatures qu'il voyait en elle.
Cependant:
le
miroir et toutes les choses qui y apparaissent, sont vues dans une
représentation unique. Or, tout ce que l'on voit en Dieu, on le voit là comme
dans un miroir intelligible. Donc, si Dieu même n'est pas vu par similitude, mais
par son essence, les choses vues en lui ne le seront pas non plus par
similitudes ou représentations.
Conclusion:
Ceux
qui voient Dieu par son essence ne voient pas les choses qu'ils voient en lui
par des représentations, mais par l'essence divine elle-même en tant qu'elle
est unie à leur intellect. En effet, on connaît une chose selon que sa
similitude est dans le sujet connaissant. Mais cela peut se produire de deux
façons. Puisque deux choses semblables à une troisième sont semblables entre
elles, une vertu cognitive peut être assimilée à un objet connaissable de deux
manières. D'abord par lui-même, quand, directement, elle est informée par sa
similitude: alors, la chose est connue en elle-même. En second lieu, selon que
la vertu cognitive est informée par la représentation d'un autre qui lui est
semblable, et dans ce cas, on ne dit pas que la chose est connue en elle-même, mais
dans son semblable. Car autre est la connaissance d'un homme en lui-même, autre
celle qu'on acquiert à regarder son portrait. Ainsi, connaître les choses par
leurs similitudes existant dans le connaissant, c'est les connaître en
elles-mêmes, dans leurs propres natures; mais les connaître selon que leurs
ressemblances préexistent en Dieu, c'est les voir en Dieu. Et ces deux
connaissances diffèrent. En conséquence, si l'on parle de la connaissance par
laquelle ceux qui voient Dieu connaissent en lui les choses, ce n'est pas par
des similitudes autres qu'elles-mêmes qu'elles sont vues, mais par la seule
essence divine présente à l'esprit, et par laquelle on voit Dieu lui-même.
Solutions:
1. L'intellect de celui qui voit Dieu est assimilé aux
choses qu'il voit en Dieu, étant uni à l'essence divine, dans laquelle
préexistent les ressemblances de toutes choses.
2. Il y a des facultés cognitives qui, à partir de
représentations formées en un premier temps, peuvent former d'autres images.
Ainsi, l'imagination, en combinant l'image d'une montagne et l'image de l'or, se
représente une montagne d'or; l'intellect, ayant d'abord conçu le genre et la
différence, forme la notion d'espèce. De la même façon, en partant de la
similitude d'une image, nous pouvons former en nous la représentation de la
chose que représente cette image. C'est ainsi que S. Paul, ou tout autre, voyant
Dieu, peut se former en lui-même, à partir de l'essence divine, des
représentations des choses qu'il voit dans cette essence. C'est une
représentation de ce genre qui est demeurée dans l'esprit de S. Paul, après
qu'il eut cessé de voir l'essence divine. Cependant, cette vision des choses
par des espèces ainsi conçues est un autre mode de connaissance que la vue des
choses en Dieu.
Objections:
1. Il semble que non car, selon le Philosophe, a il
arrive que l'on sache beaucoup de choses; mais on n'élicite qu'une intellection
à la fois". Or, ce qu'on voit en Dieu, on le connaît par un acte
d'intellection, puisque c'est par l'intellect qu'on voit Dieu. Donc il n'arrive
pas à ceux qui voient Dieu d'y voir simultanément plusieurs choses.
2. D'après S. Augustin, "Dieu meut la créature
spirituelle dans le temps", à savoir par des pensées et des affections
successives. Or la créature spirituelle dont on parle, c'est l'ange, qui voit
Dieu. Donc, ceux qui voient Dieu pensent et aiment par des actes successifs;
car le temps implique succession.
Cependant:
S.
Augustin écrit: "Nos pensées ne seront pas changeantes, allant et venant
d'un objet à un autre; tout ce que nous saurons, nous le verrons d'un seul
regard."
Conclusion:
Les
choses qui sont vues dans le Verbe ne sont pas vues successivement, mais
simultanément. Pour s'en convaincre, il faut songer que si nous ne pouvons pas
connaître simultanément plusieurs choses, c'est parce que nous les connaissons
par plusieurs représentations, et que l'intellect d'un même homme ne peut pas
simultanément être informé en acte par des représentations diverses, pour
connaître par leur moyen. Il en est comme d'un corps, qui ne peut pas revêtir à
la fois plusieurs figures. Aussi arrive-t-il que des choses nombreuses, si
elles peuvent être connues par le moyen d'une seule représentation, sont
connues simultanément. Par exemple, si les diverses parties d'un même tout sont
connues au moyen de représentations propres à chacune, elles sont connues
successivement, non simultanément; mais si ces parties diverses sont comprises
sous la représentation du tout, elles sont comprises simultanément. Or, nous
avons montré que les choses vues en Dieu n'y sont pas vues chacune par sa propre
représentation, mais que toutes sont vues par l'unique essence divine; c'est
pourquoi elles sont vues de façon simultanée et non successive.
Solutions:
1. Nous ne connaissons qu'une chose à la fois, par notre
intellect, en ce sens que nous ne connaissons que par une seule représentation.
Mais plusieurs choses, comprises en une seule représentation, sont connues
simultanément: ainsi dans la représentation de l'homme nous connaissons
l'animal et le raisonnable, dans la représentation de la maison, le mur et le
toit.
2. Les anges, quant à leur connaissance naturelle qui
leur fait connaître les choses par diverses représentations infuses, ne
connaissent pas tout simultanément, et ainsi, quant à l'intellect, ils sont mûs
dans le temps. Mais en tant qu'ils voient les choses en Dieu, ils les voient
simultanément.
Objections:
1. Il semble bien, car Jacob dit (Gn 32, 31): "J'ai
vu Dieu face à face." Or, voir Dieu face à face, c'est le voir par son
essence, comme on le constate chez S. Paul, qui dit (1 Co 13, 12): "Maintenant,
nous voyons comme dans un miroir, en énigme; alors nous verrons face à face."
2. Dieu dit au sujet de Moïse (Nb 12, 8): "Je lui
parle bouche à bouche. Il voit Dieu à découvert et non en énigmes." Mais
c'est là voir Dieu par son essence. Donc cette vision est possible, même en
cette vie.
3. D'ailleurs, ce en quoi nous connaissons tout et par
quoi nous jugeons de tout le reste doit nous être connu par soi-même. Or, même
maintenant, nous connaissons tout en Dieu; car S. Augustin écrit: "Si tous
deux nous voyons que ce que tu dis est vrai, si tous les deux aussi nous voyons
que ce que je dis est vrai, où donc, je te prie, le voyons-nous? Non pas moi en
toi; ni toi en moi; mais tous deux dans l'immuable vérité elle-même, qui est
au-dessus de nos intelligences." Ailleurs, le même S. Augustin dit: "C'est
d'après la vérité divine, que nous jugeons de toutes choses", et ailleurs
encore, il affirme: "Il appartient à la raison de juger des choses
corporelles d'après les notions incorporelles et éternelles, notions qui, si
elles n'étaient au-dessus de l'âme humaine, ne seraient pas immuables."
Donc, en cette vie même nous voyons Dieu.
4. D'après S. Augustin encore, nous voyons d'une vision
intellectuelle tout ce qui est dans l'âme par son essence. Mais la vision
intellectuelle atteint les réalités intelligibles non par des similitudes, mais
par leurs essences, comme il le dit dans ce passage même. Donc, puisque Dieu
est dans notre âme par son essence, par son essence également il est vu par
nous.
Cependant:
Dieu
dit (Ex 33, 20): "L'homme ne pourra pas me voir et vivre." Sur quoi
la Glose écrit: "Tant qu'on vit ici-bas de la vie mortelle, on peut voir
Dieu par des images, mais non par la représentation même de sa nature."
Conclusion:
Un
homme purement homme ne peut voir Dieu par son essence, à moins de quitter
cette
vie
mortelle. La raison en est que le mode de connaître dépend du mode d'être du
connaissant, on l'a dit. Or, notre âme, tant que nous vivons en cette vie, a
l'être dans une matière corporelle; et de ce fait, par nature, elle ne connaît
que les choses dont la forme est unie à la matière, ou du moins qui peuvent
être connues par l'intermédiaire de celles-là. Mais il est manifeste que par
l'intermédiaire des choses matérielles l'essence divine ne peut être connue;
car on a montré plus haut que la connaissance de Dieu par le moyen d'une
similitude créée quelconque n'est pas la vue de son essence. Il est donc
impossible à l'âme humaine, tant qu'elle vit de la vie d'ici-bas, de voir
l'essence divine. Le signe en est que plus notre âme s'abstrait des choses
corporelles, plus elle devient capable de connaître les choses intelligibles, abstraites
de la matière. De là vient que dans les songes et dans l'arrêt des impressions
sensibles, on perçoit mieux les révélations divines et les présages de
l'avenir. Donc, que l'âme soit élevée jusqu'à l'intelligible transcendant
qu'est l'essence divine, cela ne peut être, tant qu'on est dans cette vie
mortelle.
Solutions:
1. Selon Denys, on dit dans l'Écriture que quelqu'un a
vu Dieu pour dire que se sont formées quelques figures perceptibles ou
imaginaires, représentant le divin par quelque similitude. Donc, lorsque Jacob
s'écrie: "J'ai vu Dieu face à face", on doit le rapporter non à
l'essence divine elle-même, mais à quelque figure qui représentait Dieu. Et
cela appartient à un sommet de la prophétie, de voir Dieu qui parle, même dans
une vision imaginative. Nous verrons cela plus tard quand nous parlerons des
degrés de la prophétie. Ou encore Jacob disait cela pour désigner une
contemplation intellectuelle éminente.
2. De même que Dieu opère surnaturellement des miracles
dans le monde des corps, de même il a, surnaturellement et en dehors de
l'ordinaire, élevé jusqu'à la vision de son essence l'esprit de certains hommes,
vivant dans la chair, mais ne se servant pas alors des sens charnels. C'est ce
que S. Augustin dit de Moïse, le docteur des Juifs, et de S. Paul, docteur des
nations. Mais nous en traiterons plus complètement quand nous parlerons du
ravissement.
3. On dit que nous voyons tout en Dieu, que nous jugeons
de toutes choses d'après Dieu, en ce sens que c'est par participation à la
lumière divine que nous connaissons toutes choses et que nous en jugeons. Car
la lumière naturelle de la raison elle-même est une certaine participation de
cette lumière. Ainsi nous disons voir et juger toutes les choses sensibles "dans
le soleil", c'est-à-dire à sa lumière. C'est pourquoi S. Augustin a pu
écrire: "Les objets des sciences forment un spectacle qui ne peut être vu
s'il n'est comme éclairé par son soleil", à savoir par Dieu. Donc, comme
il n'est pas nécessaire pour voir sensiblement quelque chose qu'on voie la
substance même du soleil, de même il n'est pas nécessaire non plus, pour voir
quelque chose intellectuellement, qu'on voie l'essence de Dieu.
4. Cette vision intellectuelle concerne les choses qui
sont dans l'âme par leur essence comme les intelligibles sont dans l'intellect.
C'est ainsi que Dieu est dans l'âme des bienheureux, mais non dans la nôtre, où
il ne se trouve que par présence, essence et puissance.
Objections:
1. Il semble que non, car Boèce écrit: "La raison
ne peut saisir une forme pure." Or Dieu est la forme pure par excellence, comme
on l'a montré plus haut. Donc la raison naturelle ne peut parvenir à sa
connaissance.
2. Aristote nous dit que sans représentation imaginative,
l'âme ne peut rien concevoir; mais puisque Dieu est incorporel nous ne pouvons
en avoir une telle image.
3. Connaître par la raison naturelle est commun aux bons
et aux mauvais, comme la nature elle-même. Or la connaissance de Dieu est
réservée aux bons, car S. Augustin déclare: "Le regard de l'esprit humain
ne pénètre pas dans une lumière aussi transcendante, s'il n'est pas purifié par
la sainteté de la foi."
Cependant:
Paul
dit (Rm 1, 19): "Ce qu'on peut connaître de Dieu est pour eux (les païens)
manifeste", et il s'agit de ce qu'on peut connaître de Dieu par la raison
naturelle.
Conclusion:
Notre
connaissance naturelle prend son origine des sens, et il s'ensuit que notre connaissance
naturelle peut s'étendre aussi loin que les objets sensibles. Or, à partir des
objets sensibles, notre intellect ne peut parvenir jusqu'à voir l'essence
divine; car les créatures sensibles sont des effets de Dieu qui n'égalent pas
la vertu de leur cause. Pour cette raison, à partir de la connaissance des
choses sensibles, on ne peut connaître toute la puissance de Dieu, ni par suite
voir son essence.
Toutefois,
puisque les effets dépendent de la cause, nous pouvons être conduits par eux à
connaître ici de Dieu qu'il est, et à connaître les attributs qui lui
conviennent comme à la cause première universelle, transcendant tous ces
effets. Donc, nous connaissons sa relation aux créatures, à savoir qu'il est
cause de toutes; et la différence des créatures par rapport à lui, qui consiste
en ce qu'il n'est lui-même rien de ce que sont ses effets; nous savons enfin
que ces attributs, on ne les lui refuse pas comme lui faisant défaut, mais
parce qu'il est trop au-dessus d'eux.
Solutions:
1. La raison ne peut atteindre à une forme simple de
façon à savoir ce qu'elle est, mais elle peut savoir d'elle qu'elle est.
2. Dieu est connu naturellement au moyen des images de
ses effets.
3. La connaissance de Dieu par essence, étant un effet
de la grâce, ne peut appartenir qu'aux bons; mais la connaissance de Dieu par
la raison naturelle peut convenir aux bons et aux mauvais. C'est pourquoi S.
Augustin, dans ses Rétractations, s'exprime ainsi: "Je n'approuve pas ce
que j'ai dit dans cette prière: "O Dieu, qui as voulu que seuls les coeurs
purs connaissent la vérité..." On peut en effet répondre que beaucoup, parmi
ceux qui ne sont pas purs, connaissent beaucoup de vérités" par la raison
naturelle.
Objections:
1. Il semble que par la grâce on n'ait pas une
connaissance de Dieu plus élevée que par la raison naturelle. En effet, Denys
écrit: "Celui qui est le mieux uni à Dieu, en cette vie, ne lui est uni
que comme au tout à fait inconnu." Et c'est de Moïse qu'il dit cela, bien
que celui-ci ait obtenu une excellence particulière dans la connaissance de
grâce. Or, être uni à Dieu en ignorant de lui ce qu'il est, cela relève déjà de
la raison naturelle. Donc, par la grâce, Dieu ne nous est pas connu plus
pleinement que par la raison naturelle.
2. Par la raison naturelle, nous ne pouvons parvenir à
la connaissance des choses divines sinon par des images. Mais il n'en va pas
autrement pour la connaissance de grâce; car Denys écrit: "Le rayon divin
ne peut nous illuminer qu'enveloppé dans la variété des voiles sacrés."
3. Notre intellect s'unit à Dieu par la grâce de la foi.
Or, la foi ne semble pas être une connaissance; car S. Grégoire dit: "Les
choses invisibles sont objet de foi, non de connaissance." Donc la grâce
ne nous procure pas une connaissance de Dieu plus excellente.
Cependant:
l'Apôtre
écrit (1 Co 2, 10, 8): ". Dieu nous a révélé par son Esprit" des
choses "que nul parmi les princes de ce monde n'a connues". Il
désigne ainsi, d'après la Glose, les philosophes.
Conclusion:
On
doit affirmer que par la grâce nous avons une connaissance de Dieu plus
parfaite que par la raison naturelle. En voici la preuve. La connaissance
obtenue par la raison naturelle requiert deux choses: des images reçues des
sens, et la lumière intelligible naturelle, par la vertu de laquelle nous
abstrayons de ces images nos conceptions intelligibles. Or sur ces deux points,
la révélation de la grâce vient en aide à la connaissance humaine. En effet, la
lumière naturelle de l'intelligence est renforcée par l'infusion de la lumière
de grâce. Et parfois des images sont formées par l'intervention divine dans
l'imagination humaine, images qui expriment plus parfaitement les choses
divines que les images qui nous viennent des choses sensibles par un processus
naturel. C'est ce qui apparaît dans le cas des visions prophétiques. Il arrive
même que des objets extérieurs, accessibles aux sens, soient formés par Dieu, ou
encore des voix, pour exprimer quelque aspect du monde divin. C'est ainsi qu'au
baptême du Christ, on vit le Saint-Esprit apparaître sous l'apparence d'une
colombe, et la voix du Père se fit entendre: "Celui-ci est mon Fils
bien-aimé."
Solutions:
1. Sans doute, par la révélation de la grâce en cette
vie nous ne connaissons pas de Dieu ce qu'il est, et nous lui sommes unis comme
à un inconnu. Toutefois, nous le connaissons plus pleinement, en ce que des
effets plus nombreux et plus excellents de sa puissance nous sont manifestés, et
aussi en ce que, grâce à la révélation divine, nous lui attribuons des perfections
que la raison naturelle ne saurait atteindre, par exemple que Dieu est trine et
un.
2. La connaissance provenant des images, qu'elles soient
reçues des sens selon l'ordre naturel des choses, ou qu'elles soient formées
dans l'imagination par une intervention de Dieu, est d'autant plus excellente
que la lumière intellectuelle en l'homme est plus forte. Et ainsi, dans le cas
de la révélation, une connaissance plus riche est tirée des images mentales, grâce
à l'infusion de la lumière divine.
3. La foi est une sorte de connaissance, en tant que
l'intellect est déterminé par la foi à l'égard d'un certain objet à connaître.
Mais cette détermination précise ne vient pas de la vision de celui qui croit, elle
vient de la vision de celui en qui l'on croit. Ainsi, en tant que la vision
fait défaut, la foi comme connaissance est déficiente par rapport à la science;
car la science détermine l'intelligence par la vue et l'intelligence des
premiers principes.
Après avoir examiné tout ce qui se
rapporte à notre connaissance de Dieu, il nous faut poursuivre cette étude par
celle des noms que nous donnons à Dieu, car nous nommons chaque chose d'après
la connaissance que nous en avons.
1. Dieu peut-il
être nommé par nous? 2. Certains noms attribués à Dieu désignent-ils sa
substance? 3. Certains noms sont-ils attribués à Dieu au sens propre, ou bien
tous lui sont-ils attribués par métaphore? 4. Les nombreux noms donnés à Dieu
sont-ils synonymes? 5. Y a-t-il des noms attribués à Dieu et aux créatures
univoquement, ou équivoquement? 6. Si c'est par analogie, sont-ils dits en
priorité de Dieu, ou des créatures? 7. Certains noms sont-ils dits de Dieu
temporellement? 8. Ce nom "Dieu" signifie-t-il la nature de Dieu, ou
son opération? 9. Ce nom est-il communicable? 10. Ce nom est-il employé de
façon univoque, ou équivoque, selon qu'il signifie Dieu par nature, par
participation, ou selon l'opinion? 11. "Celui qui est" est-il, plus
que tous les autres, le nom propre de Dieu? 12. Peut-on former au sujet de Dieu
des propositions affirmatives?
Objections:
1. Il semble qu'aucun nom ne convienne à Dieu, car, dit
Denys: "Il n'y a de lui ni nom ni connaissance." Et les Proverbes (30,
4): "Quel est son nom et quel est le nom de son fils, si tu le sais?"
2. Tout nom a une forme ou abstraite ou concrète. Or les
noms concrets ne conviennent pas à Dieu, puisqu'il est simple. Les noms
abstraits ne lui conviennent pas davantage; car ils ne signifient pas quelque
subsistant achevé. Donc aucun nom ne peut désigner Dieu.
3. Les substantifs signifient la substance qualifiée;
les verbes et les participes signifient en situant dans le temps; les pronoms
sont démonstratifs ou relatifs. Or rien de tout cela ne peut convenir à Dieu.
Dieu est sans qualité, sans aucun accident; hors du temps; il ne tombe pas sous
nos sens, pour que nous puissions le montrer; on ne peut le désigner non plus
par manière de relation, car tous les termes relatifs ne font que
rappeler
quelqu'un des termes qui précèdent, soit noms, soit participes, soit pronoms
démonstratifs. Donc Dieu ne peut d'aucune façon être nommé par nous.
Cependant:
on
lit dans l'Exode (15, 3 Vg): "Le Seigneur est un vaillant guerrier, Tout-Puissant
est son nom."
Conclusion:
Selon
le Philosophe, "les mots sont les signes des concepts, et les concepts
sont les représentations des choses". Cela montre que les mots se réfèrent
aux choses à signifier par l'intermédiaire de ce que l'esprit conçoit. Et il
s'ensuit que nous pouvons nommer un être dans la mesure où notre intellect peut
le connaître. Or, nous avons montré plus haut' que Dieu, durant cette vie, ne
peut être vu par nous dans son essence; mais que nous le connaissons à partir
des créatures comme leur principe, et par mode d'excellence et de négation. En
conséquence, nous pouvons le nommer d'après les créatures, mais non de telle
sorte que le nom qui le signifie exprime l'essence divine telle qu'elle est, à
la manière dont le mot "homme" exprime par sa signification l'essence
de l'homme selon ce qu'il est; car il signifie sa définition qui fait connaître
son essence; en effet, ce que signifie formellement le nom, c'est la
définition.
Solutions:
1. On doit dire que Dieu est dit n'avoir pas de nom, ou
être au-dessus de tout nom en ce sens qu'il est au-dessus de ce que nous
connaissons de lui et que nous exprimons par nos paroles.
2. Ne connaissant Dieu que d'après les créatures et ne
pouvant lui donner des noms qu'à partir d'elles, tous les noms que nous lui
attribuons signifient selon la manière qui convient aux créatures matérielles, dont
la connaissance nous est connaturelle, nous l'avons dit. Et parce que, dans le
champ de ces créatures, les étants achevés sont des composés, leur forme
n'étant pas un sujet complet et subsistant, mais bien plutôt ce par quoi un
sujet est ce qu'il est, il en résulte que tous les noms par lesquels nous
désignons un étant complet et subsistant ont un mode concret de signifier, comme
il convient à des composés; et les noms par lesquels nous signifions des formes
simples ont pour signifié non quelque chose de subsistant, mais ce par quoi un
subsistant est ce qu'il est. C'est ainsi que la blancheur désigne ce par quoi
un subsistant est blanc. Dieu étant à la fois simple et subsistant, nous lui
attribuons donc des noms abstraits pour signifier sa simplicité, et des noms concrets
pour signifier sa subsistance et sa perfection. Cependant, à l'égard du mode
d'être de Dieu, ces deux catégories de noms sont défectueuses l'une et l'autre,
pour la même raison que notre intellect ne le connaît pas, en cette vie, tel
qu'il est.
3. Signifier la substance qualifiée, c'est signifier le
suppôt avec la nature ou la forme déterminée dans laquelle il subsiste. Aussi, de
même qu'on attribue à Dieu des noms concrets pour signifier sa subsistance et
sa perfection, comme nous venons de le dire; de même nous lui appliquons des
noms qui signifient la substance qualifiée. Pour ce qui est des verbes et des
participes, qui incluent le temps, ils sont dits de lui parce que l'éternité
inclut tous les temps. De même, en effet, que nous ne pouvons concevoir et
signifier les êtres simples et subsistants si ce n'est de la manière qui
convient aux composés, de même nous ne pouvons connaître et exprimer par des
mots l'éternité qui est simple si ce n'est de la manière qui convient aux
choses temporelles; et cela à cause de la connaturalité de notre esprit avec
les choses composées et temporelles. Quant aux pronoms démonstratifs, ils se
rapportent à Dieu comme connu par l'intellect, non comme perçu par les sens.
Car c'est selon que notre intellect l'atteint, qu'il peut être montré. Et ainsi,
de la même manière que des noms, des participes et des pronoms démonstratifs
sont dits de lui, Dieu peut être signifié par des pronoms et des noms relatifs.
Objections:
1. Il semble qu'aucun nom attribué à Dieu ne désigne sa
substance. En effet, S. Jean Damascène écrit: "Chacun des noms donnés à
Dieu ne vise pas à signifier ce qu'il est selon sa substance, mais à montrer
soit ce qu'il n'est pas, soit sa relation à d'autres, soit ce qui est
consécutif à sa nature ou à son opération."
2. Denys affirme: "Tu trouveras chez les saints
interprètes de la doctrine sacrée un hymne de louange, où les appellations de
Dieu se partagent et s'expliquent d'après les degrés divers de ses
manifestations." Cela signifie que les noms employés par les saints
docteurs pour la divine louange se distinguent seulement selon que les
perfections qu'ils signifient procèdent de Dieu. Or signifier d'une chose
qu'elle procède d'une autre, c'est ne rien signifier de l'essence de cette
dernière. Donc les noms que l'on dit de Dieu ne se rapportent pas à ce qu'il
est substantiellement.
3. On ne peut nommer les êtres que de la manière dont on
les connaît; or, en cette vie, Dieu n'est pas connu selon sa substance. Donc
aucun des noms qui sont dits de Dieu ne le désigne selon sa substance.
Cependant:
S.
Augustin nous dit: "Pour Dieu, c'est tout un d'être, et d'être fort, sage
ou quoi que ce soit que vous disiez de cette simplicité en vue d'en signifier
la substance. " Donc tous les noms de ce genre signifient la substance
divine.
Conclusion:
Manifestement
les noms qui sont dits de Dieu par manière de négation, ou qui expriment un
rapport de Dieu à la créature ne signifient en aucune manière sa substance, mais
qu'il n'est pas ceci ou cela, ou bien sa relation à autre chose, ou mieux la
relation d'autre chose à lui. Mais au sujet des noms qui sont attribués à Dieu
de façon absolue et affirmative, comme "bon", "sage" et
autres semblables, on a émis à ce sujet des opinions multiples.
Certains
ont dit que tous ces noms, bien que de forme affirmative, sont destinés à
écarter de Dieu quelque chose, plutôt qu'à dire ce qu'il est. Ainsi, selon eux,
dire que Dieu est vivant, c'est dire qu'il n'est pas ce que sont les choses
sans vie, et ainsi du reste. Telle est l'opinion de Rabbi Moïse. D'autres
disent que ces noms ne veulent signifier que le rapport de Dieu à la créature, de
sorte que quand nous disons: "Dieu est bon", cela veut dire: "Dieu
est cause de la bonté dans les choses." Et ainsi en est-il des autres
noms.
Mais
aucune de ces opinions ne paraît admissible, pour trois motifs. Premièrement, selon
aucune de ces interprétations on ne peut expliquer pourquoi on appliquerait à
Dieu certains noms plutôt que d'autres. Ainsi Dieu est cause des corps autant
que des choses bonnes. Si quand on dit: Dieu est bon, l'on ne signifie rien
d'autre que: Dieu est cause des choses bonnes, on pourra donc dire tout aussi
bien que Dieu est un corps parce qu'il est cause des corps. Également, on
pourrait dire qu'il est un corps pour dire qu'il n'est pas purement en
puissance, comme la matière première. Deuxièmement, il résulterait de là que
les noms appliqués à Dieu ne lui conviendraient qu'en second, comme quand nous
disons d'une médecine qu'elle est saine pour dire seulement qu'elle est cause de
santé pour l'animal auquel le mot "sain" convient d'abord.
Troisièmement, cela est contraire à l'intention de ceux qui parlent de Dieu.
Quand ils disent de Dieu qu'il est vivant, ce qu'ils veulent dire, ce n'est pas
qu'il est la cause de notre vie ni qu'il diffère des corps sans vie.
C'est
pourquoi nous devons parler autrement: ces termes signifient bien la substance
divine, et sont attribués à Dieu substantiellement; mais ils ne réussissent pas
à le représenter. En voici la raison. Les noms que nous donnons à Dieu le
signifient à la manière dont nous le connaissons. Or, notre esprit connaissant
Dieu à partir des créatures, il le connaît pour autant que les créatures le
représentent, et on a montré plus haut que Dieu qui est absolument et
universellement parfait a primordialement en lui-même toutes les perfections
qu'on trouve dans les créatures. Il suit de là qu'une créature quelconque
représente Dieu et lui est semblable dans la mesure où elle a quelque
perfection; non pas certes qu'elle le représente comme un être de même espèce
ou de même genre, mais comme le principe transcendant dont les effets sont
déficients à l'égard de sa forme à lui, mais dont ils retiennent pourtant une
certaine ressemblance, à la manière dont les formes des corps inférieurs représentent
la vertu du soleil. C'est ce que nous avons exposé plus haut en parlant de la
perfection divine. Ainsi donc, les noms allégués signifient la substance divine,
mais ils la signifient imparfaitement comme les créatures la représentent
imparfaitement. Donc, lorsqu'on dit: Dieu est bon, le sens n'est pas: Dieu est
cause de bonté, ou bien: Dieu n'est pas mauvais; mais le sens est: Ce que nous
appelons bonté dans les créatures préexiste en Dieu, quoique selon un mode
supérieur. Il ne s'ensuit donc pas qu'il appartienne à Dieu d'être bon en tant
qu'il cause la bonté; mais plutôt, inversement, parce qu'il est bon il répand
la bonté dans les choses, selon ces paroles de S. Augustin: "Parce qu'il
est bon, nous sommes."
Solutions:
1. Si le Damascène dit que ces noms ne signifient pas ce
que Dieu est, c'est parce que par aucun d'entre eux n'est exprimé parfaitement
ce qu'il est: chacun pourtant le signifie imparfaitement, de même que les
créatures le représentent imparfaitement.
2. Dans la signification des noms, autre chose parfois
est ce dont le nom a été tiré, autre chose ce qu'il est destiné à signifier:
ainsi le mot pierre (lapis) a été choisi parce que la pierre blesse le pied
(laedit pedem); et pourtant il ne signifie pas "ce qui blesse le pied",
mais bien une espèce de corps; sans quoi, tout ce qui blesse le pied serait une
pierre. Ainsi donc, les noms divins dont on parle ont bien pour origine les
processus créateurs qui partent de la Divinité; de même, en effet, que selon
les diverses perfections participées, qu'elles tiennent de Dieu, les créatures
le représentent, bien qu'imparfaitement, de même notre intelligence le connaît
et le nomme selon chaque perfection qui procède de lui. Cependant les noms
divins ne sont pas destinés à signifier les processions divines en elles-mêmes,
comme si, en disant: Dieu est vivant, on entendait: de lui procède la vie; mais
bien à signifier le Principe même des choses, sous l'aspect où la vie préexiste
en lui, bien que ce soit sous une forme plus éminente que nous ne pouvons le
comprendre ou l'exprimer.
3. Nous ne pouvons en cette vie connaître l'essence
divine selon ce qu'elle est en elle-même; mais nous la connaissons telle
qu'elle est représentée dans les perfections des créatures, et c'est ainsi que
l'expriment les noms employés par nous.
Objections:
1. Il semble qu'aucun nom ne puisse être attribué à Dieu
dans son sens propre. Car les noms donnés à Dieu sont empruntés aux créatures, ainsi
qu'on l'a dit. Mais les noms des créatures ne sont appliqués à Dieu que par
métaphore, comme lorsqu'on dit: Dieu est un rocher, Dieu est un lion, etc.
2. Aucun nom n'est dit au sens propre d'un sujet à qui
refuser ce nom est plus exact que de le lui attribuer. Mais tous ces noms: bon,
sage et autres semblables, on les nie de Dieu, avec plus de vérité qu'on ne les
affirme, comme le montre Denys. Donc aucun de ces noms n'est attribué à Dieu en
son sens propre.
3. Les noms exprimant des choses corporelles ne sont
attribués à Dieu que par métaphore, puisqu'il est incorporel. Mais tous les
noms en question impliquent certaines conditions corporelles; le temps est
inclus dans leur signification, et aussi la composition et autres conditions
qui sont celles des corps. Donc tous ces noms sont appliqués à Dieu par
métaphore.
Cependant:
S.
Ambroise nous dit: "Certains noms manifestent de façon évidente ce qui est
propre à la divinité, et quelques-uns expriment avec une claire vérité la
majesté divine. Il en est d'autres qui ne sont attribués à Dieu que par une
sorte de transposition et par voie de similitude." Donc tous les noms ne
sont pas attribués à Dieu par métaphore; quelques-uns le sont dans leur sens
propre.
Conclusion:
Nous
l'avons dit, nous connaissons Dieu au moyen des perfections qui procèdent de
lui dans les créatures; et ces perfections sont en lui selon un mode plus
éminent que dans les créatures. Or notre intellect appréhende ces perfections
telles qu'elles sont dans les créatures, et selon la façon dont il les
appréhende, il les signifie par des noms; toutefois, dans les noms que nous
appliquons à Dieu, deux choses sont à considérer: les perfections mêmes
signifiées par ces mots, comme la bonté, la vie, etc., et la manière dont elles
sont signifiées. Quant à ce que signifient ces noms, ils conviennent à Dieu en
propre, et plus encore qu'aux créatures, et en priorité. Mais quant à la
manière de signifier, ces mêmes noms ne s'appliquent plus proprement à Dieu, car
leur mode de signification est celui qui convient aux créatures.
Solutions:
1. Certains noms expriment les perfections qui procèdent
de Dieu dans les créatures, de telle sorte que le mode imparfait selon lequel
les créatures participent de la perfection divine est inclus dans la
signification de ces noms. Ainsi pierre, ou rocher, signifie un certain étant
avec sa matérialité. De tels noms ne peuvent être attribués à Dieu autrement
que par métaphore. Mais certains noms signifient les perfections mêmes de façon
absolue, sans qu'aucun mode de participation soit inclus dans leur signification,
ainsi être, bon, vivant, etc., et ces noms-là sont dits de Dieu en toute
propriété.
2. Quand Denys déclare que les noms en question peuvent
être niés de Dieu, c'est parce que ce qui est signifié par le nom ne convient
pas à Dieu à la façon dont il est signifié, mais d'une façon plus excellente.
C'est pourquoi, en ce même passage, Denys explique que Dieu est au-dessus de
toute substance et de toute vie.
3. Les noms attribués proprement à Dieu impliquent des
conditions corporelles, non dans le signifié même du nom, mais uniquement dans
la manière de les signifier. Au contraire, les noms attribués à Dieu par
métaphore impliquent une condition corporelle dans la réalité même qu'ils
signifient.
Objections:
1. Il semble que ces noms attribués à Dieu soient
synonymes. En effet, on appelle synonymes des noms qui signifient tout à fait
la même chose. Mais les noms que nous attribuons à Dieu signifient tout à fait
la même chose; car la bonté de Dieu est son essence même, et aussi sa sagesse, etc.
Donc tous ces noms sont parfaitement synonymes.
2. Si l'on répond que ces noms signifient la même
réalité, mais selon des raisons diverses, on peut objecter: Une raison à
laquelle rien ne correspond dans le réel est une raison vaine. Donc si ces
raisons sont multiples quand la réalité est une, il semble bien que ces raisons
soient vaines.
3. Ce qui est un selon l'être et selon l'intelligibilité
l'est davantage que ce qui est un selon l'être et multiple selon
l'intelligibilité. Mais Dieu est souverainement un; il semble donc qu'il ne
doive pas être un dans la réalité et multiple selon l'intelligibilité. Par
conséquent, les noms attribués à Dieu ne signifient pas des raisons
intelligibles qui sont diverses; ils sont donc synonymes.
Cependant:
Une
accumulation de synonymes ne produit que des paroles creuses, comme si l'on
appelle vêtement un habit. Donc si tous les noms attribués à Dieu sont
synonymes, on ne peut convenablement l'appeler bon ou quoi que ce soit d'autre.
Pourtant il est écrit (Jr 32, 18): "Toi, le Dieu grand et fort, dont le
nom est Seigneur de l'univers."
Conclusion:
On
doit dire que ces noms appliqués à Dieu ne sont pas synonymes. Cela se verrait
aisément, si nous disions que ces noms ont été introduits pour nier de Dieu le
contraire de ce qu'ils disent, ou pour souligner un rapport de causalité entre
Dieu et ses créatures. Alors, en effet, on pourrait distinguer sous ces noms
diverses raisons, variant selon la diversité des choses que l'on nie ou des
effets que l'on vise.
Mais,
même avec notre explication, selon laquelle ces noms signifient la substance
divine, bien qu'imparfaitement, il ressort clairement de ce qui précède, qu'ils
signifient des raisons intelligibles diverses. En effet, la raison que le nom
signifie
est ce que l'intelligence conçoit de la réalité signifiée par le nom. Or notre
intelligence, connaissant Dieu par les créatures, se forme pour connaître Dieu
des conceptions proportionnées aux perfections qui procèdent de Dieu dans les
créatures. Ces perfections en Dieu préexistent dans l'unité et la simplicité, mais
chez les créatures elles sont reçues dans la division et la multiplicité. De
même donc qu'aux perfections diverses des créatures correspond un unique
Principe simple, représenté par les diverses perfections des créatures d'une
manière variée et multiple: ainsi, aux conceptions multiples et diverses de
notre intelligence correspond quelque chose d'absolument un et simple, saisi
imparfaitement au moyen de ces conceptions. D'où il suit que les noms que nous
attribuons à Dieu, bien que signifiant une seule réalité, ne sont pas synonymes,
parce qu'ils la signifient comme atteinte selon des raisons intelligibles
multiples et diverses.
Solutions:
1. Par là se résout la première objection; car on
appelle synonymes des noms qui expriment une même réalité selon une raison
intelligible unique Les noms qui signifient les raisons intelligibles diverses
ne signifient pas à parler proprement et formellement une même chose, parce que
le nom signifie la chose par l'intermédiaire du concept, nous l'avons dit.
2. Les raisons intelligibles multiples que signifient
ces noms ne sont pas vides et frivoles, car à toutes correspond une chose une
et simple, représentée par elles de façon multiple et imparfaite.
3. Cela même appartient à la parfaite unité de Dieu, que
ce qui est dans les autres êtres à l'état multiple et divisé existe en lui dans
la simplicité et l'unité. Et qu'il soit un selon l'être, et multiple selon
l'intelligibilité, cela vient de ce que notre intelligence l'appréhende en une
multiplicité de concepts comme les créatures le représentent en une
multiplicité de perfections.
Objections:
1. Il semble que ce qui est dit de Dieu et des créatures
leur soit attribué de façon univoque. Car tout nom équivoque se ramène à un nom
univoque, comme la multitude se ramène à l'unité. Par exemple, si le mot chien
est, équivoque, appliqué au chien qui aboie et au chien de mer, il faut bien
qu'il soit dit de façon univoque pour certains animaux, c'est-à-dire pour tous
ceux qui aboient; sans cela, on devrait aller à la recherche du sens
indéfiniment. Or il y a dans le monte des agents univoques, qui coïncident avec
leurs effets à la fois quant au nom et quant à la définition, comme l'homme
engendre l'homme D'autres agents sont équivoques, comme le soleil qui engendre
la chaleur sans que lui-même soit chaud, si ce n'est de façon équivoque, à un
autre niveau. Il semble donc que le premier agent, auquel tous les autres
agents se ramènent, soit un agent univoque. Ainsi ce qu'on dit à la fois de
Dieu et des créatures est dit d'une façon univoque
2. Entre les équivoques, il n'y a pas de ressemblance.
Comme il y a quelque ressemblance de la créature à l'égard de Dieu, selon la
Genèse (1, 26): "Faisons l'homme à notre image et ressemblance", il
semble que quelque chose soit dit, en un sens univoque, de Dieu et des
créatures
3. La mesure est homogène au mesuré, comme il est dit
dans la Métaphysique d'Aristote, Or Dieu est la mesure première des êtres, comme
l'affirme également le Philosophe. Donc Dieu est homogène aux créatures, et
ainsi quelque chose est dit univoquement de Dieu et de la créature.
Cependant:
ce
qu'on attribue à divers sujets sous un même nom, mais non selon la même raison
intelligible, leur est attribué d'une manière équivoque. Or aucun nom ne
convient à Dieu selon la même raison intelligible qu'il est dit de la créature;
car la sagesse, par exemple, est dans les créatures une qualité, et non pas en
Dieu, et changer le genre c'est faire changer la raison intelligible, puisque
le genre fait partie de la définition. Et il en est ainsi du reste. Donc, quoi
que l'on dise en commun de Dieu et de la créature, cela est dit équivoquement.
2. Dieu est plus éloigné des créatures que des créatures
quelconques ne le sont l'une de l'autre. Or, à cause de la distance entre
certaines créatures, il arrive que rien ne puisse leur être attribué dans un
sens univoque, comme c'est le cas de celles qui ne font pas partie du même
genre. Donc, moins encore pourra-t-on attribuer quoi que ce soit à Dieu et aux
créatures d'une manière univoque; toutes ces attributions sont équivoques.
Conclusion:
Rien
ne peut être attribué univoquement à Dieu et aux créatures Car un effet qui
n'égale pas la vertu de sa cause agente reçoit la similitude de l'agent, non
pas selon la même raison formelle, mais de façon déficiente: de sorte que ce
qui est dans les effets divisé et multiple se trouve dans la cause simple et un;
ainsi le soleil, par sa vertu, qui est une, produit sur la terre des formes
d'existence variées et multiples. De la même manière, comme on l'a dit plus
haut, les perfections de toutes choses qui se trouvent divisées et multiformes
dans les créatures, préexistent en Dieu en étant unifiées. Ainsi donc, lorsqu'un
nom de perfection est dit d'une créature, il signifie cette perfection comme
distincte, et selon la raison formelle par quoi elle se distingue des autres.
Par exemple, si nous donnons à un homme le nom de sage, nous signifions une
perfection distincte de l'essence de l'homme, de sa puissance, de son être et
de tous ses autres attributs. Au contraire, quand nous donnons ce même nom à
Dieu, nous n'entendons pas signifier en lui quelque chose qui soit distinct de
son essence, de sa puissance ou de son existence. Et ainsi lorsque le mot "sage"
est donné à l'homme, il circonscrit en quelque sorte et contient la réalité
signifiée, tandis que lorsqu'il est dit de Dieu, il laisse la réalité signifiée
hors de toute limite et débordant la signification du nom. Il est donc évident
que ce mot "sage" n'est pas dit de Dieu et de l'homme selon la même
raison formelle. Et il en est ainsi de tous les autres. De sorte qu'aucun nom
n'est attribué univoquement à Dieu et à la créature. Mais pas non plus tout à
fait équivoquement comme certains l'ont dit. Dans ce cas, en effet, on ne
pourrait, à partir des créatures, rien connaître de Dieu, rien en démontrer; on
ne pourrait jamais éviter le sophisme de l'équivocité, et cela irait contre le
témoignage tant des philosophes qui démontrent au sujet de Dieu beaucoup de
choses, que de l'Apôtre lui-même disant aux Romains (1, 20): "Les
attributs invisibles de Dieu nous sont rendus manifestes au moyen de ses
oeuvres." Il faut donc dire que les noms en question sont attribués à Dieu
et aux créatures selon l'analogie, c'est-à-dire selon une certaine proportion.
Et
cela arrive dans les mots de deux façons. Ou bien plusieurs termes sont référés
à un seul, comme "sain" se dit du remède et de l'urine, parce que
l'un et l'autre sont en relation avec la santé de l'animal, l'une comme cause
et l'autre comme signe; ou bien un terme est référé à l'autre, comme "sain"
se dit du médicament et de l'animal, en tant que le médicament est cause de la
santé qui, elle, appartiendra à l'animal.
C'est
de cette dernière façon que certains termes sont attribués à Dieu et à la
créature par analogie, ni tout à fait équivoquement ni univoquement. En effet, nous
ne pouvons nommer Dieu que d'après les créatures, comme on l'a expliqué '.
Ainsi, tout ce qui est dit et de Dieu et de la créature est dit pour cette
raison qu'il y a une relation de la créature à Dieu comme à son principe et à
sa cause, en qui préexistent excellemment toutes les perfections des choses. Et
cette sorte de communauté du nom tient le milieu entre la pure équivocité et la
pure univocité. Car dans les noms dits de plusieurs par analogie il n'y a ni
unité de la raison formelle, comme dans le cas des noms univoques, ni diversité
pure et simple des raisons formelles, comme dans le cas des noms équivoques;
mais le nom qui est ainsi pris en plusieurs sens signifie des rapports divers à
quelque chose d'un, comme par exemple "saine" dit de l'urine signifie
un signe de la santé; dit du remède il signifie une cause de la même santé.
Solutions:
1. Bien que, dans le jeu logique des attributions, les
noms équivoques se ramènent aux univoques, inversement, dans l'ordre des
actions, il est nécessaire que l'agent non univoque précède l'agent univoque.
Car c'est toujours un agent non univoque qui est la cause universelle de
l'espèce prise dans sa totalité; ainsi le soleil intervient comme cause dans la
génération de tous les hommes. Un agent univoque n'est pas la cause efficiente
et universelle de toute l'espèce sans quoi il serait cause de soi-même, puisqu'il
fait partie de l'espèce: il est cause particulière à l'égard de l'individu
qu'il fait participer à l'espèce. Donc la cause universelle de toute une espèce
n'est pas un agent univoque. Or, la cause universelle a le pas sur la cause
particulière. Mais cet agent universel, bien que n'étant pas univoque, n'est
pas pour cela tout à fait équivoque car s'il l'était, il ne produirait pas un
effet semblable à lui. On peut l'appeler "agent analogue". Et c'est
ainsi que dans les attributions logiques elles-mêmes, tous les termes univoques
se ramènent à un terme premier qui n'est pas univoque, mais analogue et qui est
l'étant.
2. La ressemblance entre la créature et Dieu est
imparfaite; car même selon le genre il n'y a pas identité entre eux, comme on
l'a vu précédemment.
3. Dieu n'est pas une mesure proportionnée aux étants
qu'il mesure. C'est donc à tort que l'objection conclut que Dieu et les
créatures sont compris dans un même genre.
Quant
à ce qu'on a avancé en sens contraire, cela prouve que les noms en question ne
sont pas attribués à Dieu et aux créatures univoquement, mais non qu'ils le
sont équivoquement.
Objections:
1. Il semble que les noms soient dits en priorité des
créatures plutôt que de Dieu. Car nous nommons un être selon que nous le
connaissons, puisque, selon le Philosophe, "les noms sont le signe des
concepts". Or nous connaissons la créature avant de connaître Dieu; les
noms donnés par nous conviennent donc en priorité aux créatures.
2. Selon Denys, "nous nommons Dieu d'après les
créatures". Mais les noms transférés des créatures à Dieu sont dits des
créatures d'abord, non de Dieu, comme les noms "lion", "rocher"
etc. Donc tous les noms sont dits en priorité des créatures, de Dieu ensuite.
3. Tous les noms qui sont dits en commun de Dieu et des
créatures sont dits de Dieu comme de la cause de tous les étants, d'après
Denys. Or, ce qui est dit d'une chose en raison de la causalité est dit d'elle
en second: par exemple, l'animal est dit "sain" en priorité, et le
remède en second parce qu'il est la cause de la santé. Donc, les noms dont nous
parlons sont dits en priorité de la créature et en second de Dieu.
Cependant:
S.
Paul écrit (Ep 3, 14): "Je fléchis les genoux devant le Père de Notre
Seigneur Jésus-Christ, de qui toute paternité, au ciel et sur la terre, tire
son nom." On peut en dire autant des autres noms attribués à Dieu et aux
créatures. Donc ces noms sont attribués à Dieu en priorité par rapport aux
créatures.
Conclusion:
Dans
tous les noms qu'on attribue par analogie à plusieurs êtres, il est nécessaire
que ces noms soient attribués par rapport à un seul. C'est pourquoi ce terme
doit figurer dans la définition de tous les autres. Et comme la raison formelle
signifiée
par le nom est la définition de ce qu'on nomme, dit Aristote, il est nécessaire
que ce nom soit attribué par priorité à celui des termes de l'analogie qui
figure dans la définition des autres, et postérieurement aux autres, par ordre,
selon qu'ils se rapprochent plus ou moins du premier. Ainsi, le mot "sain",
en tant qu'il est dit de l'animal, entre dans la définition du mot sain selon
qu'il s'applique au remède appelé sain parce qu'il cause la santé de l'animal;
et il entre également dans la définition du mot sain appliqué à l'urine, parce
que celle-ci est appelée saine comme symptôme de santé chez l'animal.
Ainsi
donc, tous les noms attribués à Dieu par métaphore sont attribués par priorité
aux créatures, car, appliqués à Dieu, ils ne signifient rien d'autre qu'une
ressemblance avec de telles créatures. Quand on dit: le pré est riant, cela
veut dire: le pré est agréable quand il fleurit, comme un homme quand il rit:
il y a là une similitude de proportion. De même, le nom de lion attribué à Dieu
ne signifie rien d'autre que ceci: Dieu présente cette ressemblance avec le
lion qu'il agit avec force comme le lion. Il est donc clair que la
signification de tels noms, appliqués à Dieu, ne peut se définir que par ce qui
les fait appliquer aux créatures.
Quant
aux autres noms qui ne sont pas attribués à Dieu par métaphore, il en serait
exactement de même, si nous disions, comme certains, que ces noms n'expriment
de Dieu que sa causalité. Dans ce cas, en effet, dire: Dieu est bon, ne serait
pas autre chose que dire: Dieu est cause de bonté dans la créature; ainsi ce
nom attribué à Dieu enfermerait dans sa signification la bonté de la créature, de
sorte que la bonté serait attribuée à la créature par priorité, à Dieu ensuite.
Mais
on a montré ci-dessus que les noms de cette sorte ne sont pas dits de Dieu
uniquement en raison de ce qu'il cause, mais aussi en raison de ce qu'il est en
son essence; car quand on dit: Dieu est bon, ou sage, on signifie non seulement
que Dieu est cause de sagesse ou de bonté, mais qu'en lui la sagesse et la
bonté préexistent d'une façon suréminente.
D'après
cela, il faut conclure que si l'on considère la chose signifiée par le nom, chaque
nom est dit par priorité de Dieu, non de la créature; car c'est de Dieu que ces
perfections dérivent dans les créatures. Mais quant à l'origine de la
dénomination, ce sont les créatures que nous nommons d'abord par ces noms, car
ce sont elles que nous connaissons en premier. De là vient que ces noms
signifient à la manière qui convient aux créatures, comme on l'a dit
précédemment.
Solutions:
1. La première objection portait sur l'origine de la
dénomination.
2. On ne peut raisonner de la même façon sur les noms
attribués à Dieu par métaphore, et sur les autres.
3. Cette objection porterait si ces noms étaient
attribués à Dieu en raison de sa causalité (comme on attribue la santé au
remède), et non en raison de ce qu'il est en son essence
Objections:
1. Il semble que les noms qui impliquent relation aux
créatures ne soient pas dits de Dieu temporellement. En effet on convient
communément que tous ces noms signifient la substance divine, ce qui fait dire
à S. Ambroise: "Ce nom "le Seigneur", exprime la puissance, qui
est en Dieu sa substance; "Créateur" signifie l'action de Dieu, qui
est son essence." Or la substance de Dieu n'est pas temporelle, mais
éternelle. Donc ces noms-là ne sont pas dits de Dieu temporellement, mais selon
son éternité.
2. Tout ce à quoi un attribut convient temporellement
peut être dit "fait"; ainsi, ce qui est dit blanc temporellement a
été "fait" blanc. Or être fait ne convient pas à Dieu. Donc rien
n'est attribué à Dieu temporellement.
3. Si certains noms sont dits de Dieu temporellement, pour
cette raison qu'ils comportent une relation avec les créatures, le même motif
vaudra pour tous les noms qui comportent une relation aux créatures. Or
certains noms qui comportent une relation aux créatures sont dits de Dieu selon
l'éternité; c'est en effet de toute éternité que Dieu connaît et aime la
créature, selon le texte de Jérémie (31, 3): "Je t'ai aimé d'un amour
éternel." Donc, les autres noms qui impliquent relation aux créatures, comme
Maître et Créateur conviennent aussi à Dieu de toute l'éternité.
4. Ces noms impliquent relation. Ou bien cette relation
est quelque chose en Dieu, ou bien seulement dans la créature. Or elle ne peut
pas être uniquement dans la créature; car, dans ce cas, Dieu serait appelé
Maître ou Seigneur d'après la relation opposée, celle qui est dans les
créatures. Or, rien n'est dénommé par son opposé. Il reste donc que la relation
est quelque chose en Dieu. Mais en Dieu rien n'est temporel, parce que Dieu est
au-dessus du temps. Il semble donc bien que ces noms-là ne sont pas dits de
Dieu temporellement.
5. Ce qui est dit en raison d'une relation est dit
relativement, et, par exemple, "Seigneur" se prend de la relation de "seigneurie",
comme blanc de la blancheur. Il suit de là que, si la relation de seigneurie
n'est pas en Dieu réellement, si elle est une construction de la raison, il
s'ensuit que Dieu n'est pas réellement Seigneur, ce qui est évidemment faux.
6. Quand des termes de relation ne sont pas simultanés
par nature, l'un peut être quand l'autre n'est pas; par exemple il y a objet de
science, même s'il n'y a pas de science, dit Aristote. Or les termes relatifs
qui sont dits de Dieu et de la créature ne sont pas simultanés par nature. Donc
on peut dire certaines choses de Dieu relativement à la créature, même la
créature n'existant pas. Ainsi ces noms: Seigneur, Créateur, sont attribués à
Dieu selon son éternité, non temporellement.
Cependant:
S.
Augustin assure que cette dénomination par relation: "Seigneur"
convient à Dieu temporellement.
Conclusion:
Certains
noms comportant une relation à la créature sont attribués à Dieu temporellement
et non dans l'éternité. Pour le montrer, il faut savoir que certains ont vu
dans la relation non une réalité appartenant à l'univers réel, mais une construction
de la raison. Or ceci apparaît faux du fait que les réalités elles-mêmes sont
naturellement ordonnées et référées les unes aux autres.
Toutefois,
il faut savoir que la relation exigeant deux extrêmes, c'est de trois manières
différentes qu'elle peut être réelle ou de raison. Parfois, c'est un être de
raison des deux côtés, lorsqu'il n'y a d'autre ordre entre les deux termes que
la relation établie par la raison, par exemple lorsque nous disons que le même
est identique au même. Car, en tant que la raison appréhende deux fois un être
unique, elle le pose comme s'il était deux; c'est ainsi qu'elle appréhende en
lui une relation avec lui-même. Il en va pareillement de toutes les relations
entre l'étant et le non-étant; elles sont l'oeuvre de la raison qui conçoit le
non-étant comme le terme d'une relation. De même encore toutes les relations
qui naissent d'un acte de la raison, comme entre le genre et l'espèce, etc.
Certaines
relations sont des réalités de nature quant à leurs deux extrêmes: cela arrive
quand il y a relation entre deux termes en vertu de quelque chose qui
appartient réellement à l'un et à l'autre. Ainsi en est-il manifestement de
toutes les relations consécutives à la quantité, comme entre grand et petit, double
et moitié, etc., car la quantité est en l'un et l'autre des deux extrêmes. Il
en est de même pour les relations résultant de l'action et de la passion comme
entre moteur et mobile, père et fils, etc.
Il
arrive enfin que la relation soit une réalité de nature dans l'un des extrêmes,
et dans l'autre une simple construction de la raison. Cela se produit chaque
fois que les deux extrêmes ne font pas partie d'un même ensemble. Par exemple
la sensation et la connaissance sont référées au sensible et à
l'intellectuellement connaissable, lesquels faisant partie de l'univers réel, sont
hors de l'univers intentionnel du sensible et de l'intelligible. C'est pourquoi
il y a bien une relation réelle dans la science et la sensation, l'une et
l'autre étant ordonnées à connaître intellectuellement ou sensiblement des
réalités; mais ces réalités, considérées en elles-mêmes, sont étrangères à
l'univers intentionnel. Aussi, dans ces réalités, il n'y a pas réellement une
relation à la science et à la sensation, mais selon la raison seulement, en tant
que notre intelligence appréhende ces réalités comme termes des relations à
leur égard de la connaissance et de la sensation. C'est pourquoi le Philosophe
remarque que si ces réalités sont en relation, ce n'est pas parce
qu'elles-mêmes se réfèrent à d'autres, mais parce que ces autres se réfèrent à
elles. Pareillement, on dit que la colonne est à droite uniquement parce
qu'elle se situe à droite de l'observateur: une telle relation n'est pas réelle
dans la colonne, mais chez l'observateur.
Puisque
Dieu est en dehors de tout l'ensemble des créatures, et que toutes les
créatures sont ordonnées à lui sans que ce soit réciproque, il est évident que
les créatures sont référées à Dieu réellement. Mais en Dieu il n'y a pas une
relation réelle avec les créatures, mais seulement une relation construite par
la raison, en tant que les créatures sont référées à lui. Ainsi, rien n'empêche
que ces noms impliquant une relation aux créatures soient attribués à Dieu
temporellement; non en raison d'un changement en Dieu, mais en raison d'un
changement affectant la créature. C'est ainsi que la colonne passe à la droite
de l'observateur sans subir elle-même aucun changement, mais l'observateur
ayant changé de place.
Solutions:
1. Certains mots relatifs sont employés pour signifier
directement des relations, comme maître et serviteur, père et fils, etc. On les
appelle relatifs quant à l'être. D'autres sont employés pour signifier des
réalités dont naissent certaines relations, comme moteur et mobile, chef et
subordonné. On les dit relatifs quant à l'expression.
Il
faut appliquer cette distinction aux noms divins. Certains d'entre eux
signifient la relation elle-même à la créature, comme Seigneur. Ceux-là ne
signifient donc pas la substance divine directement, mais indirectement, parce
qu'ils la présupposent, comme la Seigneurie présuppose la puissance, laquelle
est la substance divine. D'autres noms divins signifient directement l'essence
divine, et à titre de conséquence impliquent une relation, comme Sauveur, Créateur,
etc. qui signifient une action de Dieu ne faisant qu'un avec son essence. Si
toutefois ces deux catégories de noms se disent de Dieu temporellement, c'est
en raison de la relation qu'ils comprennent soit principalement, soit par voie
de conséquence, non en tant qu'ils signifient l'essence divine, soit
directement, soit indirectement.
2. Comme les relations qui sont dites de Dieu
temporellement ne sont en Dieu que par un acte de notre raison, "être fait"
ou "avoir été fait" ne se dit de Dieu qu'en tant qu'il est connu par
nous, à l'exclusion de tout changement qui l'affecterait dans sa réalité comme
lorsque nous disons: "Seigneur, tu es devenu pour nous un refuge" (Ps
90, 1 Vg).
3. L'opération de l'intellect et du vouloir reste
immanente à celui qui connaît et qui aime. C'est pourquoi les noms qu'on donne
aux relations consécutives à ces actes se disent de Dieu selon son éternité.
Mais les relations résultant d'actes transitifs, c'est-à-dire d'actes qui, selon
notre façon de comprendre, passent en des effets extérieurs à Dieu sont dits de
Dieu temporellement, et c'est le cas quand on appelle Dieu Sauveur, Créateur, etc.
4. Les relations signifiées par ces noms qui sont dits
de Dieu temporellement, ne sont en Dieu que par un acte de notre raison, tandis
que les relations opposées existent en réalité dans les créatures. Et il n'y a
pas d'illogisme à ce que Dieu reçoive des noms tirés de relations qui ont
réalité dans la créature, pourvu que simultanément soient construites par notre
intellect les relations opposées en Dieu, de sorte que Dieu soit nommé
relativement à la créature, pour cette raison que la créature lui est référée, comme
d'après le Philosophe le connaissable est nommé relativement à la connaissance
parce que la connaissance est relative à lui.
5. Puisque Dieu se réfère à la créature en ce sens que
la créature se réfère à lui; et puisque la relation de sujétion est réelle dans
la créature, il s'ensuit que Dieu n'est pas Seigneur selon une vue de la raison
mais en réalité. Car de la manière même dont la créature lui est soumise, il
est dit Seigneur.
6. Pour savoir si des termes relatifs sont simultanés ou
non par nature, il ne faut pas considérer l'ordre des choses auxquelles on
attribue ces relations, mais ce que signifient ces termes relatifs. Car si l'un
des deux inclut l'autre dans sa notion et réciproquement, alors ces termes sont
simultanés par nature, comme double et moitié, père et fils, etc. Mais si l'un
inclut l'autre dans sa notion sans que ce soit réciproque, alors ils ne sont
pas simultanés par nature C'est le cas pour la connaissance et l'objet
connaissable. Car l'objet connaissable est ainsi appelé parce qu'il est tel en
puissance, tandis que la connaissance existe à l'état d'habitus ou en acte
Aussi, selon ce que le mot signifie, l'objet connaissable existe avant la
connaissance. Mais si l'on envisage l'objet connaissable en acte, il existe
simultanément avec la connaissance en acte. Car quelque chose n'est connu que
s'il est actuellement objet de connaissance. Donc, bien que Dieu soit antérieur
aux créatures, parce que dans la signification de "Seigneur" il est
inclus qu'il ait un serviteur, et réciproquement, ces deux termes relatifs sont
simultanés par nature. Aussi Dieu n'a-t-il pas été Seigneur avant d'avoir une
créature qui lui fût soumise.
Objections:
1. Il semble que ce nom ne soit pas un nom de nature. Le
Damascène dit en effet: "Dieu (theos)
vient de théein qui veut dire
pourvoir à toutes choses, prendre soin de toutes choses; ou bien de aithein qui signifie brûler, car "notre
Dieu est un feu dévorant" (Dt 4, 24); ou bien encore de théâsthai c'est-à-dire voir toutes
choses. Or, tout cela désigne des opérations, et non une nature.
2. Un être est nommé par nous selon qu'il est connu; or
la nature divine nous est inconnue. Donc ce nom "Dieu" n'exprime pas
la nature divine.
Cependant:
S.
Ambroise affirme que "Dieu" est un nom de nature.
Conclusion:
Ce
dont un nom a été tiré n'est pas toujours ce qu'on lui fait signifier. En effet,
lorsque nous connaissons la substance d'une chose par ses propriétés ou ses
opérations, nous la nommons parfois du nom de telle opération ou de telle
propriété particulière, comme la substance de la pierre a pris nom de ce
qu'elle blesse le pied. Cependant on n'emploie pas ce mot pour désigner
l'action de blesser, mais pour désigner la substance de la pierre. Quand il
s'agit de choses qui nous sont connues en elles-mêmes, comme la chaleur, le
froid, la blancheur, etc., on ne recourt pour les nommer à rien d'autre; dans
ce cas, ce que le nom signifie par lui-même est aussi ce qu'il est destiné à
signifier.
Parce
que Dieu ne nous est pas connu dans sa nature propre mais nous est révélé
uniquement par ses activités ou par ses oeuvres, c'est donc à partir d'elles
que nous pouvons le nommer, comme on l'a dit plus haut. En conséquence, ce nom "Dieu"
nomme une opération, si l'on considère sa signification étymologique. Car ce
nom a été donné en raison de la providence universelle que Dieu exerce pour les
choses, et tous ceux qui parlent de Dieu entendent appeler Dieu l'être à qui
incombe le gouvernement de toutes choses. Aussi Denys écrit-il: "La déité
est ce qui prend soin de toutes choses avec une prévoyance et une bonté
parfaites." Mais bien qu'il soit emprunté à cette perfection et à cette
activité, ce nom "Dieu" n'en est pas moins employé pour signifier la
nature divine.
Solutions:
1. Ce que dit S. Jean Damascène se rapporte à la
providence, d'où ce nom a été tiré.
2. Dans la mesure où par les propriétés et les effets
d'une chose nous pouvons connaître sa nature nous pouvons exprimer celle-ci par
un nom. Ainsi, comme nous pouvons, à partir de sa propriété, connaître la
pierre en elle-même, connaissant l'essence de la pierre, ce nom "pierre"
signifie la nature même de la pierre, telle qu'elle est en elle-même: il signifie
en effet la nature de la pierre, prise en elle-même. Car la notion exprimée par
le nom est la définition, selon Aristote. A l'inverse, à partir des effets de
Dieu, nous ne pouvons pas connaître la nature divine telle qu'elle est en
elle-même, de telle sorte que nous connaissions son essence, mais par mode
d'éminence, de causalité et de négation, comme on l'a expliqué. Et c'est ainsi
que le nom "Dieu" signifie la nature divine. En effet, ce nom a été
adopté pour désigner un être au-dessus de tout, qui est le principe de tout, qui
est séparé de tout. C'est cela que veulent signifier ceux qui nomment Dieu.
Objections:1. Il semble que ce nom "Dieu" soit
communicable. A quiconque, en effet, est communiquée la réalité signifiée par
le nom, le nom lui-même est communiqué. Or nous avons dit que le nom "Dieu"
signifie la nature divine, laquelle est communicable à d'autres, selon le 2°
épître de Pierre (1, 4): "Il nous a donné de grandes et précieuses
promesses, afin de vous rendre ainsi participants de la nature divine."
Donc le nom "Dieu" est communicable.
2. Seuls les noms propres sont incommunicables; or ce
nom "Dieu" n'est pas un nom propre, c'est une appellation: la preuve,
c'est qu'il se met au pluriel, ainsi qu'en témoigne le Psaume (82, 6): "J'ai
dit: vous êtes des dieux."
3. Le nom "Dieu" tire son origine de
l'opération comme on l'a dit à l'article précédent. Mais les autres noms divins
qui ont pour origine soit les opérations de Dieu, soit ses oeuvres, sont
communicables, comme bon, sage, etc. Donc le nom "Dieu", lui aussi, est
communicable.
Cependant:
on
lit dans la Sagesse (14, 21): "Ils ont donné au bois et à la pierre le nom
incommunicable", et il s'agit du nom de la divinité.
Conclusion:
Un
nom peut être communicable de deux manières: proprement, ou métaphoriquement.
Un nom est communicable proprement, quand il est communicable à plusieurs selon
toute sa signification. Il est communicable par métaphore quand il est
communicable à plusieurs selon l'un des caractères inclus dans sa
signification. Ainsi le nom "lion" est commun au sens propre à tous
les animaux en qui se trouve la nature signifiée par ce mot; par métaphore, il
est communiqué à tous les êtres ayant quelque chose de léonin, comme l'audace
ou le courage, qui les fait appeler lions par métaphore.
Pour
savoir maintenant quels noms peuvent être communiqués au sens propre, il faut
considérer ceci. Toute forme reçue dans un sujet singulier dans lequel elle est
individuée est commune à beaucoup soit réellement, soit au moins
notionnellement. Par exemple, la nature humaine est commune à beaucoup, en
réalité et notionnellement. Mais la nature du soleil n'est pas réellement
commune à plusieurs; elle l'est seulement notionnellement; car on peut
concevoir la nature du soleil comme réalisée en plusieurs sujets, et cela parce
que notre esprit conçoit toujours la nature d'une espèce en faisant abstraction
de la matière individuelle. Par conséquent, que sa réalisation ait lieu en un
sujet ou en plusieurs, cela n'est pas compris dans le concept de la nature
spécifique; d'où il résulte qu'il peut être conçu comme existant en plusieurs
individus sans qu'il soit porté atteinte au concept de la nature spécifique.
Mais l'être singulier, du fait qu'il est singulier, est distinct et séparé de
tous les autres. Donc, quand un nom est choisi pour désigner un être singulier,
ce nom est incommunicable et en réalité et notionnellement; il ne peut pas
venir à l'esprit que cet individu soit multiplié en plusieurs. Par suite aucun
nom signifiant un individu n'est communicable à plusieurs proprement, mais
seulement par métaphore, comme quelqu'un peut être appelé Achille du fait qu'il
a une des qualités d'Achille, comme son courage.
Quant
aux formes qui ne sont pas individuées par un suppôt distinct d'elles, mais par
elles mêmes, parce que ce sont des formes subsistantes, si elles étaient
connues telles qu'elles sont en elles-mêmes, elles ne pourraient être
communiquées ni réellement ni notionnellement, sinon peut-être par métaphore, comme
on l'a dit des individus. Mais parce que ces formes simples subsistant par
elles-mêmes ne peuvent être connues par nous telles qu'elles sont; parce que
nous ne les concevons qu'à la manière des composés ayant leur forme dans la
matière, nous leur donnons des noms au concret qui signifient la nature dans un
suppôt. De la sorte, en ce qui concerne formellement les noms, il en va de même
des noms qui signifient les natures des choses composées, et de ceux par
lesquels nous signifions les natures simples subsistantes.
Ainsi
donc, puisque ce nom "Dieu" a été choisi pour désigner la nature
divine, ainsi qu'on l'a dit, et puisque cette nature divine n'est pas
communicable, ainsi qu'on l'a montré, le nom "Dieu" est
incommunicable selon la réalité qu'il signifie, mais il est communicable selon
l'opinion, au sens où le nom "soleil" serait communicable pour ceux
qui s'imagineraient qu'il y a plusieurs soleils. C'est en ce sens que S. Paul
dit aux Galates (4, 8): "Vous serviez des dieux qui n'en sont pas."
Et la Glose explique: "Ils ne sont pas dieux par nature, mais dans
l'opinion des hommes."
Toutefois,
le nom de Dieu est communicable, non selon toute sa signification, mais
partiellement, en raison d'une certaine similitude. Ainsi appelle-t-on dieux
ceux qui participent du divin par manière de ressemblance, selon ces mots du
Psaume (82, 6): "J'ai dit: vous êtes des dieux."
Si
un certain nom était donné à Dieu pour le signifier non quant à sa nature, mais
en tant que sujet, selon qu'il est cet être-ci, ce nom-là serait de toute
manière incommunicable. C'est peut-être le cas du tétragramme chez les Hébreux,
et il en est comme si quelqu'un donnait au soleil un nom désignant précisément
ce soleil dans son individualité.
Solutions:
1. La nature divine n'est pas communicable, sinon par
mode de participation de ressemblance.
2. Ce nom "Dieu" est une appellation et non
pas un nom propre; car il signifie la nature divine comme si elle était dans un
sujet, bien que Dieu lui-même en sa réalité ne soit ni universel ni
particulier. Car les noms n'épousent pas le mode d'être des choses nommées
selon qu'elles sont dans le réel, mais selon qu'elles sont dans notre
connaissance. Toutefois, selon la vérité de ce qu'il signifie, il est
incommunicable, comme on l'a expliqué tout à l'heure du mot soleil.
3. Ces mots: bon, sage, et autres semblables, ont été
tirés de perfections communiquées par Dieu aux créatures. Cependant ils sont
destinés à signifier non la nature divine mais, prises en, elles-mêmes, les
perfections qu'ils signifient. C'est pourquoi même selon la réalité des choses,
ils sont communicables à beaucoup. Au contraire, le nom "Dieu" a été
employé, à partir d'une opération propre à Dieu que nous expérimentons
constamment, pour signifier la nature divine.
Objections:
1. Il semble que ce nom: "Dieu" soit attribué
à Dieu de façon univoque et par nature, et par participation, et selon
l'opinion. En effet, là où la signification est absolument diverse, il n'y a
pas contradiction entre affirmer et nier, car l'équivocité empêche la
contradiction. Mais le catholique qui dit: l'idole n'est pas Dieu, contredit le
païen qui affirme: l'idole est Dieu. Donc le nom de Dieu employé des deux côtés
est dit de façon univoque.
2. De même que l'idole est Dieu selon l'opinion et non
selon la vérité, ainsi la jouissance de plaisirs charnels est appelée bonheur
selon l'opinion et non selon la vérité. Mais ce nom de béatitude est dit
univoquement de cette béatitude prétendue et de la béatitude véritable. Donc le
nom "Dieu" lui aussi se dit univoquement du vrai Dieu et d'un Dieu
prétendu.
3. On appelle univoques des mots qui signifient une
raison formelle unique. Mais le catholique, quand il dit que Dieu est un, entend
par ce nom une réalité toute-puissante et digne d'une vénération suprême. Et le
païen entend la même chose lorsqu'il dit que son idole est Dieu. Donc ce nom
est prononcé des deux côtés dans un sens univoque.
Cependant:
ce
qui existe dans l'intelligence est la similitude de ce qui existe dans la
réalité, selon Aristote. Mais le nom "animal" dit de l'animal vrai et
de l'animal peint, est utilisé équivoquement. Donc le nom de Dieu appliqué au
vrai Dieu et à un Dieu prétendu est prononcé de façon équivoque.
Nul
ne peut désigner ce qu'il ne connaît pas; mais le païen ne connaît pas la
divinité véritable. Donc, lorsqu'il dit: Mon idole est Dieu, il ne signifie pas
la divinité véritable. Mais c'est elle que signifie le catholique professant
qu'il existe un seul Dieu. Donc ce nom "Dieu" n'est pas attribué
d'une façon univoque, mais de façon équivoque, au vrai Dieu et au Dieu
prétendu.
Conclusion:
Ce
nom "Dieu" dans les trois significations qu'on vient de proposer
n'est pas utilisé ni univoquement, ni équivoquement, mais analogiquement. On
peut le manifester ainsi: la raison formelle que signifient les termes
univoques est en tous points la même; celles que signifient les termes
équivoques sont totalement diverses, tandis que pour les analogues il faut que
le nom pris dans une signification entre dans la définition de ce nom pris
selon les autres significations. Ainsi, l'étant attribué à la substance entre
dans la définition de l'étant selon que ce nom est dit de l'accident. "Sain"
dit de l'animal entre dans la définition "sain" dit de l'urine et du
remède; car cette qualité que signifie le mot "sain" et qui est dans
l'animal, l'urine en est le signe, et le remède, la cause. Il en est ainsi dans
le problème posé. Car ce nom "Dieu", pris au sens du vrai Dieu, entre
dans la raison formelle signifiée par ce même nom quand il est dit dans le sens
de l'opinion ou de la participation. En effet, lorsque nous donnons à quelqu'un
le nom de Dieu par participation, nous entendons par ce nom "Dieu"
quelque chose qui a une ressemblance avec le vrai Dieu. Pareillement, lorsque
nous appelons Dieu une idole, nous entendons par ce nom signifier quelque chose
dont les hommes estiment que c'est Dieu. Il est ainsi manifeste que ce nom a
des significations diverses, mais une de ces significations est incluse dans
les autres. Il est donc manifeste qu'il est utilisé analogiquement.
Solutions:
1. La multiplicité des noms ne tient pas à l'attribution
d'un nom, mais à sa signification; car le nom d'homme, attribué à qui que ce
soit vraiment ou faussement, ne se dit que d'une seule manière. On le dirait de
façon multiple si, par ce nom d'homme, nous entendions signifier des raisons
formelles diverses; par exemple, si l'un entendait signifier par là un homme
véritable, tandis qu'un autre entendrait, par le même mot, signifier une pierre
ou autre chose. Il est évident par là que le catholique disant que l'idole
n'est pas Dieu contredit le païen pour qui elle est Dieu, car tous deux
emploient ce nom "Dieu" dans l'intention de signifier le vrai Dieu.
En effet, lorsque le païen affirme que son idole est Dieu, il n'emploie pas ce
mot selon qu'il signifie un Dieu prétendu. Car, en ce cas, il dirait vrai, puisque
les catholiques aussi emploient parfois le nom: Dieu, en ce sens, par exemple
lorsqu'ils disent avec le Psaume (96, 5 Vg): "Tous les dieux des païens
sont des démons."
2
et 3. Même réponse. Car ces arguments se fondent sur la diversité d'attribution,
et non sur la diversité de signification.
4. Quand on parle d'un animal réel et d'un animal en
peinture, on ne parle pas de façon purement équivoque. Le Philosophe emploie ce
mot au sens large, en tant que l'équivoque inclut l'analogie. Car l'être est
attribué de façon analogique, mais on dit parfois qu'il est attribué de façon
équivoque aux prédicaments qui sont divers.
5. La nature même de Dieu en ce qu'il est, ni le catholique
ni le païen ne la connaît; mais l'un et l'autre la connaît en tant qu'elle est
au terme des voies de la causalité, de l'éminence et de la négation, nous
l'avons déjà dit. Ainsi le païen, lorsqu'il dit que son idole est Dieu, peut-il
prendre ce mot "Dieu" dans le même sens que le catholique disant que
l'idole n'est pas Dieu. Mais, s'il y avait quelqu'un qui ne connaisse Dieu sous
aucun rapport, il ne le nommerait aucunement, sinon comme nous prononçons
parfois des mots dont nous ignorons le sens.
Objections:
l.
Il ne semble pas. Car le nom de Dieu, avons-nous dit, est incommunicable. Or "Celui
qui est" n'est pas un nom incommunicable. Donc ce n'est pas le nom propre
de Dieu.
2. Denys nous dit: "C'est le nom de Bien qui
manifeste le mieux que tout émane de Dieu" Mais ce qui convient le plus à
Dieu, c'est d'être le principe universel des choses. C'est donc le nom de Bien
qui est le plus propre à Dieu, et non "Celui qui est".
3. Tout nom divin semble impliquer un rapport avec la
créature, puisque Dieu n'est connu de nous que par les créatures. Mais "Celui
qui est" n implique aucun rapport aux créatures.
Cependant:
Moïse
posant à Dieu cette question: "S'ils me demandent quel est son nom, que
leur dirai-je?" Le Seigneur répond: "Voici ce que tu leur diras:
Celui qui est m'a envoyé vers vous." (Ex 3, 13.14 Vg.)
Conclusion:
Ce
nom "Celui qui est" est dit le nom le plus propre à Dieu pour trois
raisons:
1. A cause de sa signification; car il ne désigne pas
une forme particulière d'existence, mais l'existence même. Aussi, puisque
l'existence de
Dieu
est identique à son essence, ce qui ne convient qu'à lui seul, nous l'avons
montré, il est évident qu'entre tous les noms qu'on lui donne, celui-là nomme
Dieu le plus proprement; car tout être est nommé d'après sa forme.
2. A cause de son universalité; car tous les autres noms
ou bien sont moins étendus, ou bien, s'ils ont la même extension, ils ajoutent
pour l'esprit quelque chose qui le qualifie et le détermine d'une certaine
manière. Or, notre esprit ne peut, en cette vie, connaître l'essence de Dieu
telle qu'elle est en soi, et quelque détermination qu'il confère à ce qu'il
conçoit de Dieu, il est en défaut par rapport à ce qu'est Dieu en lui-même.
Aussi, moins les noms sont déterminés, plus ils sont généraux et absolus, et
plus proprement nous les disons de Dieu. C'est ce qui fait dire à S. Jean
Damascène: "De tous les noms que nous donnons à Dieu, nous devons regarder
comme principal "Celui qui est", car Dieu est l'être comprenant tout
en soi-même comme une sorte d'océan de substance, infini et sans bords."
Tout autre nom détermine en quelque manière la substance de la chose qu'il
nomme, tandis que ce nom "Celui qui est" ne détermine aucun mode
d'être; il est sans détermination à l'égard de tous, et c'est en cela qu'il
nomme l'océan infini de substance.
3. A cause de ce qui est inclus dans sa signification;
car ce nom signifie au présent, et cela convient souverainement à Dieu, dont
l'être ne connaît ni passé, ni avenir, ainsi que le remarque S. Augustin'.
Solutions:
1. Ce nom "Celui qui est" est un nom de Dieu
plus propre que ce nom "Dieu" en raison de ce dont il est tiré, l'être,
et quant à son mode de signifier, ainsi que de sa connotation temporelle comme
on vient de le dire. Toutefois, en raison de ce qu'il entend signifier, ce nom "Dieu"
est plus propre car ce qu'il entend signifier, c'est la nature divine. Encore
plus propre est le Tétragramme, employé pour signifier la substance divine
selon qu'elle est incommunicable et, si l'on peut ainsi parler, singulière.
2. Il est vrai que ce nom: "Le Bon" est le nom
principal de Dieu en tant qu'il est cause; mais non purement et simplement; car
absolument parlant, "être" ne peut être conçu que comme antérieur à "causer".
3. Il n'est pas nécessaire que tous les noms divins
impliquent une relation aux créatures; il suffit qu'ils soient empruntés à des
perfections communiquées par Dieu aux créatures, et entre celles-ci la toute
première est l'être même, d'où est pris ce nom: "Celui qui est".
Objections:
1. Cela semble impossible, car Denys s'exprime ainsi: "En
ce qui concerne Dieu, les négations sont vraies; les affirmations sont
inconsistantes."
2. Boèce écrit "Une forme simple ne peut pas être
un sujet." Or Dieu est par excellence une forme simple, comme on l'a
montré précédemment: il ne peut donc pas être un sujet. Or tout ce dont une
proposition affirme quelque chose est pris comme sujet. On ne peut donc former
au sujet de Dieu aucune proposition affirmative.
3. Tout esprit conçoit faussement s'il conçoit une chose
autrement qu'elle n'est. Or, on l'a fait voir, Dieu a l'être sans aucune
composition. Puisque tout intellect qui affirme connaît son objet par mode de
composition, il semble qu'une proposition affirmative touchant Dieu ne puisse
pas se construire avec vérité.
Cependant:
la
foi ne contient aucune erreur, et l'on y trouve certaines propositions
affirmatives, comme: Dieu est trine et un, il est tout-puissant, etc.
Conclusion:
Assurément,
des propositions affirmatives vraies peuvent être formées au sujet de Dieu.
Pour s'en convaincre, il faut savoir qu'en toute proposition affirmative vraie,
le prédicat et le sujet doivent d'une certaine manière signifier la même
réalité, et des raisons formelles diverses. Cela se constate dans les propositions
où l'attribut est une qualité accidentelle, aussi bien que dans le cas d'un
attribut substantiel. Il est manifeste, en effet, que l'homme et le blanc sont
un seul et même sujet; mais ils diffèrent formellement; car autre est la raison
formelle d'homme, autre la raison de blanc. Pareillement, quand je dis: L'homme
est un animal, cela même qui est homme est vraiment animal, car dans le même
suppôt existent et la nature sensible qui le fait appeler animal et la nature
raisonnable qui le fait appeler homme. Ainsi, dans ce cas également, le
prédicat et le sujet sont identiques par le suppôt, alors qu'ils diffèrent
formellement.
Mais dans les propositions où le même est affirmé du même, cette loi se vérifie
encore d'une certaine manière; car ce que l'intelligence prend alors comme
sujet, elle lui fait jouer le rôle de suppôt; ce qu'elle prend comme prédicat, elle
lui prête la nature d'une forme dans un suppôt, et c'est ce qui fait dire que
les prédicats se prennent comme forme et les sujets comme matière. Or, à la
diversité de raisons formelles qui se rencontre ici correspond l'altérité du
prédicat et du sujet, tandis que leur identification dans la chose, l'intellect
la signifie par la composition même.
Quant
à Dieu, considéré en lui-même, il est absolument un et simple; mais notre
esprit le connaît au moyen de divers concepts, car il ne peut le voir en
lui-même tel qu'il est. Malgré cela, notre esprit sait qu'à toutes ses
conceptions diverses correspond une même et unique réalité simple. Ainsi donc, la
pluralité de raisons formelles qui intervient ici est représentée par la
diversité du prédicat et du sujet dans nos phrases affirmatives; tandis que
l'unité est représentée dans ces mêmes phrases par leur composition.
Solutions:
1. Quand Denys avance que les propositions relatives à
Dieu sont inconsistantes ou, selon une autre traduction, sans convenance, il
veut dire qu'aucun nom attribué à Dieu ne lui convient quant au mode de sa
signification, comme on l'a expliqué plus haut.
2. Notre intellect ne peut pas saisir les formes simples
subsistantes telles qu'elles existent en elles-mêmes; mais il les appréhende à
la manière des composés, en qui se trouve quelque chose qui est sujet et
quelque chose qui est inhérent à ce sujet. C'est pourquoi il appréhende la forme
simple à la manière d'un sujet et lui attribue quelque chose.
3. Quant à cette proposition: Tout intellect qui connaît
une chose autrement qu'elle n'est, est erroné, on peut l'entendre de deux
manières, selon que l'adverbe "autrement" détermine le verbe "concevoir"
du côté de l'objet connu, ou du côté de l'esprit qui connaît. Si on le prend du
côté de l'objet, la proposition est vraie, et son sens est celui-ci: Un
intellect qui juge qu'une chose est autrement qu'elle n'est, est erroné. Mais
ce n'est pas le cas ici; en formant au sujet de Dieu des propositions
affirmatives, notre esprit ne le déclare pas composé, mais simple. Si l'on
prend au contraire l'adverbe du côté du sujet, alors la proposition est fausse;
car autre est le mode d'opération de l'intellect, autre le mode d'être de la
chose. Il est manifeste en effet que notre intellect connaît immatériellement
les choses matérielles qui sont au-dessous de lui; non qu'il les connaisse
comme immatérielles, mais son mode de connaître est immatériel. De même, quand
il conçoit les êtres simples qui sont au-dessus de lui, notre intellect les
conçoit selon son mode, par manière de composition, sans pour autant qu'il les
juge elles-mêmes composées. Ainsi, notre intellect n'est pas erroné lorsqu'il
forme des propositions composées au sujet de Dieu.
Après l'étude de la substance divine, il
reste à envisager ce qui concerne ses opérations. Et, comme il y a des
opérations de deux espèces, les unes qui demeurent dans le sujet opérant, et
d'autres qui s'étendent à un effet extérieur, nous traiterons d'abord de la
science et de la volonté (Q. 14-24) [car savoir est dans l'être qui sait, et
vouloir dans l'être qui veut]; ensuite, nous traiterons de la puissance de Dieu
(Q. 25), qu'on envisage comme principe des opérations divines s'étendant à un
effet extérieur. Et, parce que la connaissance est une opération vitale, après
l'étude de la science divine (Q. 14-17), nous traiterons de la vie divine (Q.
18). Et, parce que la science a pour objet le vrai, il faudra encore traiter de
la vérité et de l'erreur (Q. 16-17). En outre, le connu étant dans le
connaissant, et les conceptions des choses, en Dieu, prenant le nom d'idées, nous
devrons ajouter à la considération de la science divine la considération des
Idées (Q. 15).
1. Y a-t-il
science en Dieu? 2. Dieu se connaît-il lui-même? 3. La connaissance que Dieu a
de lui-même est-elle compréhensive? 4. Le connaître de Dieu est-il sa substance
même? 5. Dieu connaît-il les autres? 6. Dieu a-t-il des autres une connaissance
propre? 7. La science de Dieu est-elle discursive? 8. La science de Dieu
est-elle cause des choses? 9. Dieu a-t-il connaissance des choses qui ne sont
pas? 10. Dieu a-t-il connaissance des maux? 11. Dieu connaît-il les singuliers?
12. Dieu connaît-il une infinité de choses? 13. Dieu connaît-il les futurs
contingents? 14. Dieu connaît-il nos énonciations? 15. La science de Dieu
est-elle soumise au changement? 16. Dieu a-t-il des choses une connaissance
spéculative, ou une connaissance pratique?
Objections:
1. Il semble qu'il n'y ait pas de science en Dieu. En
effet, la science est un habitus, et l'habitus n'a pas de place en Dieu, car il
tient le milieu entre la puissance et l'acte. Il n'y a donc pas de science en
Dieu.
2. La science, ayant pour objet les conclusions, est une
connaissance causée par autre chose qu'elle, à savoir par la connaissance des
principes. Mais il n'y a rien de causé en Dieu. Donc il n'y a pas de science en
Dieu.
3. Toute science est ou générale ou particulière. Mais
en Dieu, ni le général ni le particulier ne se rencontrent, comme on l'a montré
précédemment. Il n'y a donc pas de science en Dieu.
Cependant:
l'Apôtre
écrit (Rm 11, 33): "O profondeur inépuisable de la sagesse et de la
science de Dieu !"
Conclusion:
En
Dieu il y a science, le plus parfaitement qui soit. Pour s'en convaincre, il
faut observer que les êtres doués de connaissance se distinguent des
non-connaissants en ce que ceux-ci n'ont d'autre forme que leur forme propre;
tandis que l'être connaissant, par nature, la capacité de recevoir, en outre, la
forme d'autre chose: car la forme du connu est dans le connaissant. Et il est
évident par là que la nature du non-connaissant est plus restreinte et plus
limitée; celle, au contraire, des connaissants ayant une plus grande ampleur et
une plus large extension. Ce qui a fait dire au Philosophe que "l'âme est
d'une certaine manière toutes choses". Or, c'est par la matière que la
forme est restreinte, et c'est pourquoi nous disions plus haut que les formes, à
mesure qu'elles sont plus immatérielles, accèdent à une sorte d'infinité. On
voit donc que l'immatérialité d'un être est ce qui fait qu'il soit doué de
connaissance, et son degré de connaissance se mesure à son immatérialité. Aussi
Aristote explique-t-il, dans le traité De l'Ame, que les plantes ne connaissent
pas en raison de leur matérialité. Le sens, lui, est connaissant en raison de
sa capacité à recevoir des formes sans matière; et l'intellect est connaissant
à un plus haut degré encore, parce qu'il est plus séparé de la matière, et non
mélangé à elle, dit Aristote. Comme Dieu est au sommet de l'immatérialité, ainsi
qu'on l'a vu par ce qui précède, il est en conséquence au sommet de la
connaissance.
Solutions:
1. Parce que les perfections qui procèdent de Dieu dans
les créatures, sont chez lui, selon un mode supérieur, comme il a été dit plus
haute, quand nous attribuons à Dieu un nom tiré de quelque perfection de la
créature, nous devons exclure de sa signification tout ce qui tient au mode
imparfait propre à la créature. C'est pourquoi la science en Dieu n'est pas une
qualité, ou un habitus, mais substance et acte pur.
2. Nous avons vu que ce qui est divisé et multiple dans
les créatures se trouve en Dieu simple et un. Dans l'homme, selon la diversité
des connus, il y a diverses sortes de connaissances: ainsi, "principes",
on dit "intelligence", "science", selon qu'il connaît les
conclusions; "sagesse", selon qu'il connaît la cause suprême; "conseil"
ou "prudence", selon qu'il connaît ce qui est à faire. Mais Dieu
connaît toutes ces choses d'une simple et unique connaissance, ainsi qu'on le
verra. C'est pourquoi la connaissance de Dieu peut recevoir absolument tous ces
noms, à la condition qu'on écarte de chacun d'eux, lorsqu'il est attribué à
Dieu, tout ce qu'il comprend d'imparfait, et qu'on en retienne tout le parfait.
C'est ainsi qu'il est écrit (Jb 12, 13): "En lui résident la sagesse et la
puissance; le conseil et l'intelligence lui appartiennent."
3. La science emprunte ses caractères à la manière
d'être du sujet connaissant, car l'objet connu est dans celui qui le connaît
selon la manière d'être de ce dernier. Puisque l'essence divine a un mode
d'être supérieur à celui des créatures, la science divine ne sera pas comme la
science créée: ni universelle ni particulière, ni en disposition habituelle, ni
en puissance, ni sous aucun autre mode pareil.
Objections:
1. Il semble que Dieu ne se connaît pas lui-même, car il
est dit au Livre des Causes: "Tout être connaissant sa propre essence
revient à son essence par un retour complet." Or Dieu ne quitte pas sa
propre essence; il ne se meut en aucune façon; il ne peut donc faire ainsi
retour, pour la connaître, à son essence. Donc il ne se connaît pas.
2. Connaître est un certain "pâtir", un "être
mû", comme il est dit au livre De l'Ame; la science est encore une assimilation
de l'esprit à la chose connue; enfin, ce que l'on sait est une perfection de
celui qui sait. Or, nul ne pâtit de lui-même, ne se perfectionne lui-même, n'est
semblable à lui-même, comme l'observe S. Hilaire.
3. Nous sommes semblables à Dieu surtout par
l'intelligence, parce que c'est l'esprit, dit S. Augustin, qui nous fait à
l'image de Dieu. Mais notre intellect ne parvient pas à se connaître lui-même, si
ce n'est en connaissant d'autres choses, comme l'affirme le livre De l'Ame.
Donc Dieu non plus ne se connaît pas, si ce n'est peut-être en connaissant
autre chose que lui.
Cependant:
l'Apôtre
écrit (1 Co 2, 11): "Nul ne connaît ce qui concerne Dieu, si ce n'est
l'Esprit de Dieu."
Conclusion:
Dieu
se connaît, et il se connaît par lui-même. Pour le comprendre, il faut savoir
que si, dans le cas d'opérations qui s'étendent à un effet extérieur, l'objet
de l'opération, c'est-à-dire son terme, est quelque chose d'extérieur au sujet
opérant, au contraire, quand il s'agit d'opérations qui sont dans le sujet
opérant lui-même, l'objet en lequel se termine l'opération est dans le sujet
opérant, et en cela même consiste l'opération: que l'objet est dans le sujet.
Aussi est-il dit au livre De l'Ame que le sensible en acte est identique au
sens en acte, et que l'intelligible en acte est identique à l'intellect en
acte. Car sentir ou connaître intellectuellement en acte quelque chose, cela
vient de ce que notre intellect ou notre sens est actuellement informé par la
force du sensible ou de l'intelligible. Et si le sens ou l'intelligence
diffèrent du sensible ou de l'intelligible, c'est seulement quand ils sont l'un
et l'autre en puissance. Donc, comme en Dieu rien n'est potentiel, mais qu'il
est l'acte pur, il y a nécessité qu'en lui l'intellect et l'objet de l'intellect
soient identiques de toute manière; de telle sorte que jamais il ne soit
dépourvu de forme intelligible, comme nous quand nous ne connaissons qu'en
puissance; et que, d'autre part, la forme intelligible ne soit pas distincte de
la substance même de l'intellect divin, comme il arrive pour notre intellect
quand il est actuellement connaissant. En conséquence, la forme intelligible
dont on parle est l'intellect divin lui-même, et ainsi il se connaît lui-même
par lui-même.
Solutions:
l.
· Faire retour à sa propre essence", c'est simplement subsister en soi. En
effet, la forme, en tant qu'elle parfait la matière en lui donnant l'être, se
répand en quelque sorte dans cette matière. Mais en tant qu'elle a l'être en
elle-même, elle revient à elle. Donc, les facultés cognitives non subsistantes,
mais qui sont l'acte d'organes corporels, ne se connaissent pas elles-mêmes, comme
on le voit de nos divers sens. Au contraire, les facultés cognitives qui
subsistent par elles-mêmes peuvent se connaître elles-mêmes. C'est ce que
déclare le Livre des Causes quand il dit: "Celui qui connaît sa propre
essence fait retour à son essence." Or, subsister par soi-même est
souverainement le cas de Dieu. Donc, selon cette façon de parler, on devra dire
que souverainement aussi Dieu fait retour à son essence, et se connaît
lui-même.
2. "Être mû", "pâtir", ces mots sont
pris équivoquement quand on dit que l'intellection est un "être mû", un
"pâtir", comme l'explique Aristote au livre De l'Ame. Car connaître
intellectuellement n'est pas un mouvement, lequel est l'acte de l'imparfait, c'est-à-dire
un passage de la puissance à l'acte; c'est un acte du parfait, c'est-à-dire un
acte qui demeure dans l'agent. De même, que l'intellect soit actué par
l'intelligible, ou encore qu'il lui devienne assimilé, cela convient à
l'intellect auquel il arrive d'être en puissance. Étant en puissance, il
diffère de son intelligible et lui est assimilé par une forme intelligible, qui
est la similitude de la chose connue, et il tient d'elle sa perfection, comme
la puissance est perfectionnée par l'acte. Mais l'intellect divin, qui n'est
d'aucune manière en puissance, n'est pas perfectionné par l'intelligible, il ne
lui est pas assimilé; il est lui-même sa propre perfection et son propre
intelligible.
3. La matière première, qui est pure puissance, n'est
capable de l'être naturel que dans la mesure où elle est actualisée par la
forme. Or, notre intellect passif est dans l'ordre de l'intelligible ce qu'est
la matière première dans l'ordre des choses naturelles, car il est en puissance
à l'égard des intelligibles comme la matière première à l'égard des choses
naturelles. Il s'ensuit que notre intellect passif ne peut connaître les
intelligibles que s'il est actualisé par une forme intelligible. Et ainsi il se
connaît lui-même, comme il connaît tout le reste, au moyen d'une forme
intelligible; car il est évident que, connaissant un objet intelligible, il
connaît sa propre intellection, et par cet acte il connaît sa puissance
intellectuelle. Mais Dieu, lui, est acte pur aussi bien dans l'ordre de la
connaissance que dans l'ordre de l'existence, et c'est pourquoi il se connaît
lui-même par lui même.
Objections:
1. Il ne le semble pas, car S. Augustin écrit: "Un
être qui se comprend est fini pour lui-même." Or, Dieu est de toute
manière infini: donc il ne peut se comprendre lui-même.
2. Si l'on dit: Dieu est infini pour nous, bien que fini
pour lui-même, on peut objecter encore: Ce qui est vrai pour Dieu est plus vrai
que ce qui est vrai pour nous. Donc, si Dieu est pour lui-même fini, il est
plus vrai de dire: Dieu est fini, que de dire: Dieu est infini. Or, cela
contredit tout ce qui a été déterminé plus haut. Donc Dieu ne se comprend pas
lui-même.
Cependant:
S.
Augustin écrit au même endroit: "Tout être qui se connaît
intellectuellement se comprend."
Conclusion:
Dieu
a de lui-même une connaissance compréhensive, et en voici la preuve. On dit
d'une chose qu'elle est comprise lorsqu'on est parvenu au terme extrême de sa
connaissance, et cela se produit lorsque cette chose est connue aussi
parfaitement qu'elle est connaissable. Par exemple, une proposition susceptible
d'être démontrée est comprise quand elle est connue par démonstration, non
quand elle est connue par une raison simplement plausible. Or il est manifeste
que Dieu se connaît parfaitement comme il est parfaitement connaissable. En
effet, chaque être est connaissable dans la mesure où il est en acte; car on ne
connaît pas une chose selon qu'elle est en puissance, mais selon qu'elle est en
acte, ainsi qu'il est dit dans la Métaphysique. Or, la vertu cognitive de Dieu
égale l'actualité de son être, car, si Dieu est connaissant, cela vient de ce
qu'il est en acte et dégagé de toute matière, de toute potentialité, ainsi
qu'on l'a montré. Il est donc évident qu'il se connaît lui-même autant qu'il
est connaissable. Et c'est pourquoi il se comprend parfaitement.
Solutions:
l.
A le prendre en toute propriété de termes, "comprendre" signifie
avoir en soi et inclure quelque chose. Ainsi, tout ce qui est "compris"
est nécessairement fini comme tout ce qui est inclus. Mais quand on dit de Dieu
qu'il est compris par lui-même, on n'entend pas dire que son intellect soit
autre que son être, qu'il le prend en lui et l'inclut. De telles expressions
doivent être interprétées négativement. De même que l'on dit: Dieu est en
lui-même pour dire qu'il n'est contenu par rien d'extérieur, ainsi dit-on qu'il
se comprend lui-même pour exprimer que rien de lui-même ne lui échappe. C'est
ce qui fait dire à S. Augustin: "Une chose est comprise quand on la voit
de telle sorte que rien d'elle n'échappe à celui qui voit."
2. Quand on dit: Dieu est fini pour lui-même, cela ne
doit s'entendre que d'une sorte d'égalité de proportion, et cela signifie: Dieu
ne dépasse pas plus la capacité de sa propre intelligence qu'un être fini ne
dépasse la capacité d'un esprit fini. Mais on n'entend pas que Dieu soit fini
pour lui-même en ce sens que lui-même se comprendrait comme fini.
Objections:
1. Il semble que non. Car connaître est une opération.
Or, une opération signifie quelque chose qui procède d'un opérant. Donc le
connaître de Dieu n'est pas sa substance même.
2. Connaître que l'on connaît, ce n'est pas connaître
quelque chose d'important, de principal, mais quelque chose de secondaire et
d'accessoire. Donc, si Dieu est identique à son intellection, connaître sera
pour Dieu comme pour nous connaître que nous connaissons, et le connaître de
Dieu ne sera rien de grand.
3. Connaître, c'est connaître quelque chose. Donc, quand
Dieu se connaît lui-même, si lui-même n'est autre que son propre connaître, il
connaît seulement son connaître, et ainsi à l'infini. Il n'est donc pas
possible que le connaître de Dieu soit sa substance.
Cependant:
S.
Augustin affirme:
"Pour
Dieu, être, c'est être sage." Etre sage, ici, c'est connaître. Donc, pour
Dieu, être, c'est connaître par l'intelligence. Or, nous avons vu plus haut que
l'être de Dieu est identique à sa substance; donc, l'intellection, en Dieu, est
identique à sa substance.
Conclusion:
On
doit dire nécessairement que le connaître, en Dieu, est identique à sa
substance. Car si l'intellection de Dieu était distincte de sa substance, il
s'ensuivrait, selon le Philosophe au livre XII de la Métaphysique, que cette
substance divine trouverait son acte et sa perfection dans autre chose
qu'elle-même, à l'égard de quoi elle entretiendrait la relation de puissance à
un acte, ce qui est tout à fait impossible, car le connaître est la perfection
et l'acte du connaissant.
Comment
cela se fait, il faut l'examiner. Nous avons dit plus haut que l'intellection
n'est pas une action sortant de l'agent et passant en quelque chose d'extérieur,
mais qu'elle demeure en lui comme son actualité et sa perfection, à la manière
dont l'être même est la perfection de l'existant. En effet, comme l'être est
consécutif à la forme, ainsi l'intellection est consécutive à la forme
intelligible. Mais en Dieu, il n'y a pas de forme qui soit autre que son être
même, ainsi qu'on l'a montré. Il en résulte donc nécessairement son essence
même étant forme intelligible, comme on l'a dit également _ que son connaître
lui-même est et son essence et son être.
De
tout ce qui précède il résulte qu'en Dieu, l'intellect, le connu, la forme
intelligible et le connaître lui-même sont absolument une seule et même chose.
Manifestement donc, dire de Dieu qu'il connaît n'introduit dans sa substance
aucune multiplicité.
Solutions:
1. L'intellection n'est pas une opération sortant de
l'opérant, mais elle demeure en lui.
2. Connaître le connaître qui n'est pas subsistant n'est
pas connaître grand-chose, comme lorsque nous connaissons notre propre
connaître. Mais il n'en va pas de même du connaître divin, qui est subsistant.
3. Le connaître divin, qui est subsistant en lui-même, est
connaissance de soi-même, et non de quelque chose d'autre qu'il faudrait
poursuivre indéfiniment.
Objections:
1. Il semble que Dieu ne connaisse pas les autres. Car
tout ce qui est autre que Dieu lui est extérieur. Or S. Augustin nous dit: "Dieu
ne voit rien en dehors de lui-même." Donc il ne connaît pas les autres.
2. Le connu est la perfection du connaissant. Donc, si
Dieu connaît les autres, quelque chose d'autre sera sa perfection, et sera plus
noble que lui. Ce qui est impossible.
3. L'intellection est spécifiée par l'intelligible, comme
tout autre acte est spécifié par son objet; et de là vient que le connaître est
d'autant plus noble que la chose connue est plus noble. Or, Dieu est lui-même
sa propre intellection, avons-nous dit. Donc, si Dieu connaît autre chose que
lui, Dieu même est spécifié par autre chose, ce qui est impossible. Il ne
connaît donc pas les choses autres que lui-même.
Cependant:
on
lit dans l'épître aux Hébreux (4, 13): "Toutes choses sont à nu et à
découvert devant ses yeux."
Conclusion:
De
toute nécessité il faut dire que Dieu connaît les autres. Il est manifeste, en
effet, qu'il se connaît parfaitement lui-même, sans quoi son être ne serait pas
parfait, puisque son être est son connaître. Or, si quelque chose est connu
parfaitement, il est nécessaire que son pouvoir soit connu parfaitement. Mais
le pouvoir d'un agent ne peut être connu parfaitement sans que soient connues
les choses auxquelles s'étend ce pouvoir. Comme le pouvoir de Dieu s'étend aux
autres, puisqu'il est la première cause efficiente de toutes choses, comme on
l'a démontré précédemment, il est donc de toute nécessité que Dieu connaisse
les autres. Cela devient plus évident encore si l'on ajoute que l'être même de
la cause première, qui est Dieu, est son connaître, et que toutes choses sont
en lui à la manière dont l'intelligible est dans l'intellect. Car tout ce qui
est dans un autre y est toujours selon le mode propre de celui en qui il est.
Pour
savoir comment Dieu connaît ainsi les autres, il faut remarquer qu'il y a deux
manières, pour une chose, d'être connue: en elle-même, et en une autre. On
connaît une chose en elle-même quand on la connaît par le moyen de sa propre
forme intelligible, adéquate à elle, comme lorsque l'oeil voit un homme par la
forme sensible, en lui, de cet homme. On connaît au contraire en un autre ce
que l'on voit par la forme cognitive propre de ce qui le contient, comme
lorsque l'on voit une partie d'un tout par la forme cognitive du tout, ou un
homme dans un miroir par l'image que donne ce miroir, ou de quelque autre
manière dont une chose puisse être vue dans une autre.
Partant
de là, il faut dire que Dieu se voit lui-même en lui-même, puisqu'il se voit
par sa propre essence. Mais quant aux autres êtres, il ne les voit pas en
eux-mêmes, il les voit en lui-même, selon que son essence a en elle la
similitude de tout ce qui est autre que lui.
Solutions:
1. Quand S. Augustin écrit: "Dieu ne voit rien en
dehors de lui-même", il ne faut pas comprendre qu'il ne verrait rien de ce
qui se trouve hors de lui-même, mais bien que ce qui est en dehors de lui-même,
il ne le voit ou ne le regarde qu'en lui-même, ainsi qu'on vient de
l'expliquer.
2. Si le connu est la perfection du connaissant, ce
n'est point par sa substance, c'est par sa forme intelligible, selon laquelle
il se trouve dans l'intellect comme sa forme et sa perfection. "Ce n'est
pas la pierre, dit Aristote eu qui est dans l'âme, mais sa forme." Quant
aux réalités autres que Dieu, elles sont connues par Dieu selon que son essence
comprend leurs formes intelligibles ainsi qu'on vient de le voir. Il ne
s'ensuit donc pas qu'une autre réalité soit la perfection de l'intellect divin,
en dehors de l'essence divine.
3. La vision intellectuelle n'est pas spécifiée par ce
qui est vu dans un autre, mais par le connu principal dans lequel les autres
choses sont connues. Le connaître, en effet, est spécifié par son objet en
raison de ce que la forme intelligible est le principe de l'opération
intellectuelle; car toute opération est spécifiée par la forme qui est le
principe de cette opération, comme l'échauffement est spécifié par la chaleur.
L'opération intellectuelle reçoit son espèce de la forme intelligible qui fait
que l'intellect est en acte. Et cette forme intelligible est celle du connu
principal qui, en Dieu, n'est autre que son essence même, en laquelle toutes
les formes représentatives des êtres sont comprises. Il ne s'impose donc pas
que l'intellection divine, ou plutôt Dieu lui-même, soit spécifiée par autre
chose que l'essence de Dieu.
Objections:
1. Il ne le semble pas, car Dieu connaît toutes choses, on
vient de le voir, comme elles sont en lui-même. Mais les autres choses sont en
Dieu comme dans la cause première et universelle. Donc, elles sont également
connues de lui comme dans leur cause première et universelle, et c'est là
connaître en général, non d'une connaissance propre. Donc Dieu connaît les
autres choses en général, non d'une connaissance propre à chacune.
2. L'essence divine est distante de l'essence de la
créature autant que l'essence de la créature l'est d'elle. Or, par l'essence de
la créature, l'essence divine ne peut être connue. Et ainsi, Dieu ne
connaissant rien que par son essence, il s'ensuit qu'il ne connaît pas la
créature dans son essence, de façon à savoir "ce qu'elle est", ce qui
est avoir d'elle une connaissance propre.
3. On ne peut connaître proprement une chose que par sa
propre raison formelle. Or Dieu connaît toutes choses par son essence. Il
semble donc qu'il ne connaisse pas chaque chose par sa raison formelle propre, car
le même ne peut pas être la raison formelle de choses multiples et diverses.
Dieu n'a donc pas des choses une connaissance propre, mais une connaissance
générale.
Cependant:
avoir
des choses une connaissance propre, c'est les connaître non seulement en
général, mais selon qu'elles se distinguent les unes des autres. Or, c'est
ainsi que Dieu connaît les choses, selon ces paroles de l'épître aux Hébreux (4,
12): "Elle va (la parole de Dieu) jusqu'à distinguer l'âme et l'esprit, les
jointures et les moelles; elle démêle les sentiments et les pensées du coeur.
Aussi nulle créature n'est cachée devant Dieu."
Conclusion:
A
cet égard, certains philosophes se sont égarés, disant que Dieu ne connaît les
autres réalités qu'en général, c'est-à-dire en tant qu'ils sont des étants. De
même, en effet, que le feu, s'il se connaissait lui-même comme principe de la
chaleur, connaîtrait la nature de la chaleur et, avec elle, toutes les autres
choses chaudes, en tant que chaudes: ainsi Dieu, en tant qu'il se connaît comme
principe de l'être, connaît la nature de l'étant et de toutes les autres choses
en tant qu'elles sont des étants. Mais cela ne se peut pas. En effet, connaître
quelque chose en général et non en ce qu'il a de distinct, c'est le connaître
d'une manière imparfaite. Aussi notre intelligence, quand elle passe de la
puissance à l'acte, accède-t-elle d'abord à une connaissance générale et
confuse des choses, avant d'en avoir une connaissance propre, allant ainsi de
l'imparfait au parfait, dit Aristote. Donc, si la connaissance que Dieu a des
choses autres que lui-même était générale seulement et non distincte, il
s'ensuivrait que son intellection ne serait pas de toute manière parfaite, ni, en
conséquence, son être lui-même, ce qui contredit à nos précédentes
déterminations. Il faut donc affirmer que Dieu connaît les réalités autres que
lui d'une connaissance propre, non pas seulement selon qu'elles ont en commun
la raison formelle d'étant, mais selon qu'elles se distinguent les unes des
autres.
Pour
le mettre en évidence, il faut observer que certains, voulant montrer que Dieu connaît
des choses multiples, emploient des comparaisons comme celles-ci: le centre
d'un cercle, s'il se connaissait lui-même, connaîtrait toutes les lignes qui
partent de lui; la lumière, si elle se connaissait elle-même, connaîtrait
toutes les couleurs. Mais ces exemples, bien qu'ils soient valables sur un
point, à savoir quant à la causalité universelle, sont déficients en ce que la
multitude et la diversité qu'ils envisagent ne sont pas causés par ce principe
universel unique en ce qui les distingue, mais seulement en ce qui leur est
commun. Ainsi, la diversité des couleurs n'a pas pour cause la lumière seule, mais
la disposition du milieu qui la reçoit; de même, la diversité des rayons du
cercle provient de leurs positions diverses. De là vient que cette diversité ou
multitude ne peut pas être connue dans son unique principe d'une connaissance
propre, mais seulement en général. Or, en Dieu, il n'en est pas ainsi. On l'a
montré plus haut, tout ce qu'il y a de perfection, en quelque créature que ce
soit, préexiste et se trouve contenu en Dieu d'une façon suréminente. Et dans
les créatures il n'y a pas seulement ce qu'elles ont de commun, à savoir leur
être, qui appartient à leur perfection, il y a aussi ce par quoi elles
diffèrent les unes des autres, comme vivre, connaître, et les autres caractères
par lesquels se distinguent les vivants et les non-vivants, les intelligents et
les non-intelligents. Et toute forme par laquelle une chose quelconque est
constituée en sa propre espèce est une perfection. Ainsi, toutes choses
préexistent en Dieu non seulement quant à ce qui est commun à toutes, mais
encore quant à ce qui les distingue. En conséquence, Dieu contenant en lui
toutes les perfections, l'essence de Dieu entretient avec les essences de
toutes choses non le rapport du commun au propre, de l'unité aux nombres ou du
centre aux lignes divergentes, mais le rapport de l'acte parfait aux actes
imparfaits, comme si je disais: de l'homme à l'animal, ou de six, nombre entier,
aux fractions qu'il renferme. Or, il est clair que par l'acte parfait on peut
connaître les actes imparfaits non seulement en général, mais d'une
connaissance propre. Celui qui connaît le nombre six connaît sa moitié: trois, d'une
connaissance propre.
Ainsi
donc, comme son essence comprend tout ce qu'il y a de perfection dans l'essence
de quelque autre chose que ce soit, et bien davantage, Dieu peut connaître en
lui-même toutes choses d'une connaissance propre. Car la nature propre d'un
être quelconque a consistance selon qu'elle participe en quelque manière la
perfection divine. Or Dieu ne se connaîtrait point parfaitement lui-même, s'il
ne connaissait toutes les manières dont sa perfection peut être participée par
d'autres. Et la nature même de l'être ne lui serait pas connue parfaitement, s'il
ne connaissait tous les modes d'être. Il est donc manifeste que Dieu connaît
toutes choses d'une connaissance propre, selon que chacune se distingue des
autres.
Solutions:
1. Connaître une chose comme elle est dans le sujet
connaissant peut se comprendre de deux manières. Ou bien l'adverbe "comme"
signifie le mode de connaissance du point de vue de la chose connue, et alors
il est faux. Car le connaissant ne connaît pas toujours le connu selon l'être
qu'il a en lui; l'oeil ne connaît pas la pierre quant à l'être qu'elle a en lui;
mais, par la forme intentionnelle de la pierre qu'il a en lui, il connaît la
pierre telle qu'elle est en dehors de l'oeil. Et quand un connaissant connaît
ce qu'il connaît selon l'être qu'il a en lui, il ne le connaît pas moins aussi
selon l'être qu'il a en dehors de lui. Ainsi l'intellect connaît la pierre
selon l'être intelligible qu'elle a en lui, pour autant qu'il réfléchit sur son
acte; mais en même temps il connaît l'être de la pierre en sa nature propre.
Mais, si l'adverbe "comme" signifie le mode de connaissance du point
de vue du connaissant, alors il est vrai que le connaissant ne connaît le connu
que pour autant qu'il est en lui; car le mode de connaître est d'autant plus
parfait que le connu est plus parfaitement dans le connaissant.
En
conséquence, il faut dire ceci: Dieu ne
connaît
pas seulement que les choses sont en lui, mais, en raison de ce qu'il les
contient en lui, il les contient selon leur propre nature, et d'autant plus
parfaitement que plus parfaitement chacune est en lui.
2. L'essence de la créature est à l'essence de Dieu ce
que l'acte imparfait est à l'acte parfait. Ainsi l'être de la créature ne peut
suffire à conduire à la connaissance de l'essence divine; mais l'inverse est
vrai.
3. Le même ne peut être pris comme raison formelle de
choses diverses s'il est égal à chacune. Mais l'essence divine est quelque
chose qui transcende toutes les créatures. C'est pourquoi l'on peut voir en
elle la raison formelle de toutes choses, étant participable et imitable par
toutes les créatures, chacune à sa manière.
Objections:
l.
Il semble que la science de Dieu soit discursive. En effet, la science de Dieu
ne désigne pas une disposition habituelle, mais une intellection actuelle. Or, le
Philosophe nous dit que, si l'on peut savoir beaucoup de choses simultanément
de façon habituelle, on ne peut en connaître en acte qu'une seule. Donc, comme
Dieu connaît des choses multiples, connaissant et lui-même et tout le reste, ainsi
qu'on l'a montré, il semble qu'il ne connaisse pas toutes choses à la fois, mais
qu'il passe d'un objet à l'autre de façon discursive.
2. Connaître l'effet par la cause, c'est connaître
discursivement. Or Dieu connaît tout le reste par lui-même, comme l'effet par
sa cause. Donc sa connaissance est discursive.
3. Dieu connaît chaque créature plus parfaitement que
nous ne pouvons la connaître; or nous connaissons dans les causes créées leurs
effets, et ainsi nous procédons discursivement des causes aux effets. Il semble
donc que pour Dieu il en soit de même.
Cependant:
S.
Augustin écrit: "Dieu voit toutes choses non une à une et par un regard
alternatif, comme s'il voyait ici puis là; il voit tout en même temps."
Conclusion:
Dans
la science divine, il n'y a rien de discursif, et en voici la preuve. Dans
notre science on trouve un double processus discursif. Un selon la succession, comme
lorsque, après avoir considéré une chose, nous passons à la considération d'une
autre. L'autre, selon la causalité: comme lorsque, par la vertu des principes, nous
parvenons à la connaissance des conclusions. Le premier processus discursif ne
peut convenir à Dieu; car nous-mêmes, qui concevons successivement des choses
diverses quand nous considérons chacune en elle-même, nous les connaissons
ensemble si nous les connaissons toutes dans un médium unique; par exemple, quand
nous connaissons les parties dans le tout, et quand nous voyons divers objets
dans le miroir. Or Dieu voit tout en un seul médium, qui est lui-même, ainsi
qu'on l'a établi. Il voit donc toutes choses ensemble, et non pas successivement.
Semblablement, le second processus discursif ne peut convenir à Dieu. Tout
d'abord parce que ce second sens présuppose le premier; car ceux qui passent
des prémisses aux conclusions ne les considèrent pas ensemble. Ensuite parce
que cette démarche va du connu à l'inconnu; il est donc clair que, le premier
terme connu, on ignore encore l'autre, et le second n'est pas alors connu "dans"
le premier, mais "à partir" du premier. Le terme de la démarche a
lieu quand le second terme est vu dans le premier, les effets se résolvant dans
les causes; mais alors la démarche discursive cesse. Donc, puisque Dieu voit
ses effets en lui-même comme dans leur cause, sa connaissance n'est pas
discursive.
Solutions:
1. Bien que le connaître actuel soit un en lui-même, cependant
il arrive que, dans un seul connaître, on atteigne de nombreux connus, comme on
vient de le dire.
2. Dieu ne connaît pas premièrement la cause, ensuite et
par elle ses effets d'abord inconnus: il connaît les effets dans la cause, ainsi
qu'on vient de le dire.
3. Dieu voit, beaucoup mieux que nous, les effets des
causes créées dans les causes elles-mêmes; mais la connaissance de ces effets
n'est pas causée en lui par la connaissance des causes créées, comme c'est le
cas pour nous, et sa science n'est donc pas discursive.
Objections:
1. Il semble que non, car Origène dit ceci: "Ce
n'est pas parce que Dieu sait qu'une chose doit être un jour, que cette chose
sera; mais parce qu'elle doit être, Dieu sait d'avance qu'elle sera."
2. Une fois la cause posée, l'effet aussi est posé. Or
la science de Dieu est éternelle. Donc, si la science de Dieu était la cause
des choses créées, il semble que les créatures existeraient de toute éternité.
3. Le connaissable précède la science, et la mesure, dit
Aristote. Mais ce qui est ainsi postérieur et mesuré ne peut pas être cause.
Cependant:
S.
Augustin écrit: "Dieu ne connaît pas l'universalité des créatures
spirituelles ou corporelles parce qu'elles sont; mais elles sont parce qu'il
les connaît."
Conclusion:
La
science de Dieu est la cause des choses; car la science de Dieu est à l'égard
des choses créées ce qu'est la science de l'artisan à l'égard de ses oeuvres.
Or, la science de l'artisan est bien la cause de ce qu'il produit, du fait
qu'il agit par son intelligence, et que par conséquent la forme intelligible
est le principe de son opération, comme la chaleur est le principe de
l'échauffement. Toutefois, il faut considérer que la forme naturelle n'est pas
dite principe d'action en tant qu'elle est immanente à ce qu'elle fait exister,
mais bien en tant qu'elle est ordonnée à l'effet. De même, la forme
intelligible n'est pas dite principe d'action par le seul fait qu'elle est la
forme intelligible dans le connaissant, si elle n'est pas complétée par une
ordination à l'effet, laquelle vient de la volonté. En effet, comme la forme
intelligible est indifférente à l'égard de l'un ou l'autre des opposés (puisque
c'est la même science qui considère les opposés), elle ne produirait pas
d'effet déterminé, si elle-même n'était déterminée à son égard par l'appétit.
C'est ce qu'explique Aristote. Or, il est manifeste que Dieu cause toutes
choses par son intelligence, puisque son être et son intellection sont
identiques. Il est donc nécessaire de dire que sa science est la cause des
choses, conjointement avec sa volonté. C'est pourquoi la science de Dieu, envisagée
comme cause des choses, est ordinairement appelée "science d'approbation".
Solutions:
1. Origène n'a envisagé ici que l'aspect de connaissance,
et nous avons dit que la connaissance n'est pas cause indépendamment de la
volonté. Mais quand il dit que Dieu prévoit telles choses parce qu'elles sont à
venir, il faut comprendre ce "parce que" d'une causalité logique, non
ontologique. Cette conséquence est exacte, en effet: s'il est vrai d'une chose
qu'elle sera, il est vrai que Dieu l'a prévue; mais les choses futures ne sont
pas cause que Dieu les connaisse.
2. La science de Dieu est cause des choses selon la
manière dont ces choses sont en elle. Or il n'y a pas eu dans la science de
Dieu que les choses seraient depuis toujours. Bien que la science de Dieu, elle,
soit éternelle, il ne s'ensuit donc pas que les créatures existent depuis
toujours.
3. Les choses naturelles sont intermédiaires entre la
science de Dieu et la nôtre; car nous tirons notre science de ces mêmes choses
naturelles dont la science de Dieu est la cause. Et c'est pourquoi, de même que
les connaissables naturels sont antérieurs à notre science et la mesurent, ainsi
la science de Dieu est première par rapport aux choses naturelles et les mesures.
Ainsi, une maison est intermédiaire entre la science de l'architecte qui l'a
construite, et la science de l'observateur qui en prend connaissance après sa
construction.
Objections:
1. Il semble que non, car il n'y a de science en Dieu
que des choses vraies, et il y a attribution réciproque entre le vrai et
l'étant. Donc il n'y a pas en Dieu la connaissance des non-étants.
2. La connaissance requiert une similitude entre celui
qui sait et ce qu'il sait. Or ce qui n'est pas ne peut avoir aucune
ressemblance avec Dieu, qui est l'être même. Donc ce qui n'est pas ne peut pas
être connu par Dieu.
3. La science de Dieu est cause des choses. Mais elle
n'est pas cause des non-étants, car le non-étant n'a pas de cause. Donc Dieu
n'a pas la science de ce qui n'est pas.
Cependant:
l'Apôtre
écrit (Rm 4, 17): Dieu "appelle les choses qui ne sont pas, comme celles
qui sont".
Conclusion:
Dieu
connaît toutes choses, de quelque manière qu'elles soient. Or rien n'empêche
que des choses qui, purement et simplement, ne sont pas, soient cependant en
quelque manière. Sont purement et simplement celles qui sont en acte. Celles
qui ne sont pas en acte sont en puissance: en la puissance de Dieu ou en celle
de la créature, qu'il s'agisse de puissance active ou de puissance passive, ou
du pouvoir de penser, d'imaginer, d'exprimer en quelque manière que ce soit.
Toutes choses, donc, qui peuvent être faites, pensées ou dites par la créature,
et aussi toutes celles que lui-même peut faire, Dieu les connaît, même si elles
ne sont pas en acte. En ce sens, on peut dire qu'il a la connaissance des
non-étants.
Mais
entre les choses qui ne sont pas en acte, il faut noter une diversité.
Certaines, bien que n'étant pas actuellement, ont été ou seront, et celles-là
on dit que Dieu les connaît d'une "science de vision"; comme le
connaître de Dieu, qui est son être même, a pour mesure l'éternité, laquelle, étant
elle-même sans succession, englobe la totalité du temps, le regard de Dieu, éternellement
présent, porte sur la totalité du temps, et sur toutes les choses qui sont dans
quelque partie du temps que ce soit, comme sur des réalités qui lui sont
présentes. D'autres, qui ne sont pas en acte, sont dans la puissance de Dieu ou
de la créature, et cependant ne sont pas, ni ne seront, ni n'ont jamais été. A
l'égard de celles-là, Dieu est dit avoir non une science de vision, mais une
science de "simple intelligence". Et l'on s'exprime ainsi parce que, parmi
nous, les choses qu'on voit ont un être propre en dehors du sujet qui voit.
Solutions:
1. Les choses qui ne sont pas en acte ont leur vérité
comme choses en puissance, car il est vrai qu'elles sont en puissance. Et c'est
ainsi que Dieu les connaît.
2. Dieu étant l'être même, dans la mesure où une chose
est, elle participe à sa ressemblance, de même qu'une chose chaude, dans la
mesure où elle est chaude, participe de la chaleur. Et ainsi les choses qui
sont en puissance, bien qu'elles ne soient pas en acte, sont connues de Dieu.
3. La science de Dieu n'est cause des choses que si sa
volonté s'y adjoint. Il n'est donc pas nécessaire que tout ce que Dieu sait
existe, ait existé ou doive un jour exister, mais cela seulement dont il veut
ou dont il permet qu'il soit. Et, encore une fois, ce qui est dans la science
de Dieu, ce n'est pas que ces choses sont, mais qu'elles peuvent être.
Objections:
1. Il semble qu'il ne connaisse pas les maux car, d'après
Aristote, un intellect qui n'est pas en puissance ne connaît pas la privation;
or le mal, selon S. Augustin, est la privation du bien. Comme l'intelligence divine
n'est jamais en puissance, mais toujours en acte, ainsi qu'on l'a vu, il semble
que Dieu ne connaisse pas le mal.
2. Toute science est cause de ce qu'elle connaît, ou est
causée par lui. Or la science de Dieu n'est pas cause du mal; elle n'est pas non
plus causée par lui. Donc il n'y a pas en Dieu la connaissance des maux.
3. Ce que l'on connaît, on le connaît soit par son
semblable, soit par son opposé. Or, tout ce que Dieu connaît, il le connaît par
son essence, ainsi qu'on l'a montré. Et l'essence divine ne ressemble pas au
mal et n'a pas le mal pour contraire, car elle n'a pas de contraire, affirme S.
Augustin.
4. Ce qui est connu par autre chose n'est pas connu par
soi-même et n'est donc pas connu parfaitement. Or le mal n'est pas connu de
Dieu par soi-même, car il faudrait pour cela que le mal fût en Dieu; en effet, le
connu doit être dans le connaissant. Et si le mal est connu de Dieu par autre
chose, à savoir par le bien, il sera connu de lui imparfaitement, ce qui est
impossible, car nulle connaissance, en Dieu, n'est imparfaite. Donc Dieu n'a
pas la connaissance des maux
Cependant:
on
lit au livre des Proverbes (15, 11): "Le séjour des morts et la perdition
sont en présence du Seigneur."
Conclusion:
Celui
qui connaît parfaitement quelque chose, il faut qu'il connaisse tous les
accidents qui peuvent lui survenir. Or il y a des choses bonnes auxquelles il
peut arriver d'être détériorées par des maux. Dieu ne connaîtrait donc pas en
perfection les choses bonnes s'il ne connaissait pas aussi les maux. Mais une
chose quelconque est connaissable dans la mesure où elle est. Comme l'être du
mal n'est que la privation du bien, par cela seul que Dieu connaît les biens, il
connaît aussi les maux, comme on connaît les ténèbres par la lumière. C'est ce
qui fait dire à Denys: "Dieu tire de lui-même la vue des ténèbres; ce
n'est pas autrement que par la lumière qu'il les connaît."
Solutions:
1. Le Philosophe veut dire que l'intellect qui n'est pas
en puissance ne connaît pas la privation par le moyen d'une privation qui
serait en lui. Car il avait dit précédemment que le point, ou tout autre
indivisible, n'est connu que par la privation de la division. La raison en est
que les formes simples et indivisibles ne sont pas en acte dans notre
intelligence, mais seulement en puissance; si elles étaient en acte, on ne les
connaîtrait pas par le détour de la privation. Or c'est ainsi, sans détour, et
sans utiliser la privation, que les substances séparées connaissent les
réalités simples. Dieu ne connaît donc pas le mal par une privation existant en
lui, mais par son opposé, le bien.
2. La connaissance de Dieu n'est pas cause du mal, mais
de la chose bonne par l'intermédiaire de laquelle le mal est connu.
3. Quoique le mal ne soit pas opposé à l'essence divine,
qui n'est pas corruptible, il est cependant opposé aux oeuvres de Dieu: Dieu
connaît celle-ci par son essence et, les connaissant, il connaît les maux
opposés.
4. Connaître indirectement quelque chose, c'est le
connaître imparfaitement, s'il s'agit de choses connaissables par elles-mêmes.
Mais le mal n'est pas connaissable par lui-même; car ce qui caractérise le mal,
c'est d'être privation du bien; et ainsi il ne peut être défini ni connu, si ce
n'est par l'intermédiaire du bien.
Objections:
1. Il ne semble pas, car l'intelligence divine est plus
immatérielle que l'intelligence humaine; or, l'intelligence humaine, à cause de
son immatérialité, ne connaît pas les singuliers, car il est dit au livre De
l'Ame: "La raison connaît l'universel; les sens, eux, les singuliers."
2. Les seules facultés, en nous, qui connaissent les
singuliers sont celles qui reçoivent les formes intentionnelles non abstraites
des conditions matérielles. Or les choses sont en Dieu abstraites au maximum de
toute matérialité. Donc Dieu ne connaît pas les singuliers.
3. Toute connaissance se fait par le moyen d'une
similitude. Or, la similitude des êtres singuliers, en tant précisément que
singuliers, ne semble pas pouvoir être en Dieu; car le principe de la
singularité des êtres est la matière, et la matière, n'étant qu'en puissance, est
entièrement dissemblable de Dieu, qui est l'acte pur. Donc Dieu ne connaît pas
les singuliers.
Cependant:
On
lit au livre des Proverbes (16, 2): "Toutes les voies de l'homme sont à
découvert devant ses yeux."
Conclusion:
Dieu
connaît les singuliers. En effet, toutes les perfections qui se rencontrent
dans les créatures préexistent en Dieu d'une manière plus excellente, on l'a
montré plus haut. Or, connaître les singuliers appartient à notre perfection.
Il est donc nécessaire que Dieu les connaisse. Aristote tient pour inacceptable
que quelque chose soit connu par nous et ne le soit pas par Dieu. C'est
pourquoi, argumentant contre Empédocle, il lui oppose que Dieu serait bien
imparfait s'il ignorait la discorde. Toutefois, les perfections qui se trouvent
divisées dans les choses inférieures se trouvent en Dieu sous forme simple et
une. C'est pourquoi, alors que nous connaissons les universaux qui sont
immatériels par une faculté, et par une autre les singuliers matériels, Dieu, lui,
par son intellect un et simple connaît les uns et les autres.
Mais,
comment cela peut se faire, certains, pour le montrer, ont dit que Dieu connaît
les singuliers par les causes universelles, car il n'y a rien dans le singulier
qui ne provienne de quelque cause universelle. Et ils donnent cet exemple: si
un astronome connaissait dans leurs principes universels tous les mouvements du
ciel, il pourrait annoncer toutes les éclipses futures. Mais cela n'est pas
suffisant. Car les êtres particuliers reçoivent des causes générales certaines
formes d'être et certains pouvoirs d'action; mais, si proche du concret que
soit leur conjonction, ces pouvoirs et ces formes ne sont jamais rendus
individuels que dans et par la matière individuelle. Aussi, celui qui connaît
Socrate en ce qu'il est blanc, qu'il est fils de Sophronisque, ou par quelque
autre caractéristique de ce genre, ne connaîtrait pas Socrate selon qu'il est
cet homme-là. On voit donc que, de la manière indiquée, Dieu ne connaîtrait pas
les singuliers dans leur singularité.
D'autres
ont dit que Dieu connaît les singuliers en appliquant les causes universelles à
leurs effets singuliers. Mais cela ne signifie rien, car nul ne peut appliquer
une chose à une autre s'il ne connaît d'abord celle-là. Ainsi donc l'application
en question ne saurait être la raison explicative de la connaissance des
singuliers, qu'elle présuppose.
Il
faut donc parler autrement. Dieu étant cause des choses par sa science, comme
on l'a dit, la science de Dieu a la même extension que sa causalité. Et comme
la vertu active de Dieu ne s'étend pas seulement aux formes à partir desquelles
est dégagé l'universel, mais à la matière même, ainsi qu'on le montrera, il est
donc de toute nécessité que la science de Dieu s'étende aux singuliers, qui
tiennent leur individualité de la matière. En effet, comme Dieu connaît les
autres par l'intermédiaire de sa propre essence, en tant que cette essence est
la similitude des choses, ou encore leur principe efficient, il est nécessaire
que son essence suffise à lui faire connaître toutes les choses qui sont faites
par lui, et cela non seulement dans leur nature universelle, mais aussi dans
leur singularité. Il en serait ainsi de la science de l'artisan lui-même, si
elle produisait toute la chose, au lieu de lui donner uniquement sa forme.
Solutions:
1. Par l'abstraction, notre intellect dégage la forme
intelligible des principes individuants de son objet. Il s'ensuit que cette
forme intelligible ne peut pas être la similitude des caractéristiques
individuelles, et c'est pour cette raison que notre intellect ne connaît pas le
singulier. Mais la forme intelligible de l'intellect divin, qui est l'essence
de Dieu, n'est pas immatérielle par abstraction; elle l'est par elle-même, et
c'est d'elle que proviennent tous les principes constitutifs de la chose, ceux
de la nature spécifique ou ceux de l'individuation. Par elle, Dieu peut donc
connaître non seulement les universaux, mais aussi les singuliers.
2. Bien que la forme intelligible de l'intellect divin
ne comprenne pas en elle-même des conditions matérielles, comme il en est avec
les formes cognitives dans l'imagination et dans le sens, toutefois, par sa
vertu réalisatrice, elle s'étend également et aux choses immatérielles et aux
choses matérielles, comme on vient de le dire.
3. Bien que la matière s'éloigne de la ressemblance avec
Dieu en raison de sa potentialité, toutefois, en tant que, même ainsi, elle a
l'être, elle retient une certaine ressemblance avec l'être divin.
Objections:
1. Il semble que Dieu ne puisse connaître une infinité de
choses. En effet, l'infini en tant que tel est inconnu: selon la formule
d'Aristote, il est "ce dont on peut toujours prendre davantage, quelle que
soit la quantité déjà prise". S. Augustin dit aussi "Ce qui est
embrassé par la science devient fini par la compréhension de celui qui le sait."
Or, l'infini ne peut devenir fini.
2. On dira peut-être: ce qui est infini en soi est fini
pour la science de Dieu. Mais alors, voici l'objection. La nature même de
l'infini est de ne pouvoir être parcouru, comme il est dit dans la Physique
d'Aristote. Mais l'infini ne peut être parcouru ni par le fini, ni par l'infini,
ce que prouve le même ouvrage. Donc l'infini ne peut être borné, pas même par
l'infini. Et ainsi l'infinité des choses n'est pas incluse dans la science de
Dieu, même si celle-ci est infinie.
3. La science de Dieu est la mesure de ce que Dieu sait;
or il est contraire à la nature de l'infini que l'infini soit mesuré.
Cependant:
S.
Augustin s'exprime ainsi: "Quoique les nombres infinis soient sans nombre,
ils n'échappent pas à celui dont la science est sans nombre."
Conclusion:
Étant
donné que Dieu connaît non seulement ce qui est en acte, mais aussi ce qui est
contenu dans sa puissance ou dans celle de la créature, ainsi qu'on l'a montré,
et puisque ces possibles sont évidemment en nombre infini, il est nécessaire
d'admettre que Dieu connaît une infinité de choses. Quant à la science de
vision, qui a pour objet uniquement les choses qui sont, ou seront ou ont été, bien
que certains disent qu'elle n'embrasse pas une infinité d'objets, puisque nous
n'admettons pas que le monde a toujours été, ni que la génération et le
mouvement doivent durer sans fin, de sorte que les individus seraient
multipliées à l'infini, toutefois, si l'on y regarde de plus près, on doit dire
nécessairement que Dieu, même par sa science de vision, connaît une infinité de
choses. Car Dieu connaît même les pensées et les affections des coeurs, qui
seront dans l'avenir multipliées à l'infini, puisque les créatures rationnelles
doivent durer sans terme.
Voici
pourquoi: la connaissance d'un objet s'étend aussi loin que le permet la forme
qui est en lui le principe de la connaissance. La forme cognitive sensible, dans
le sens, ne représente qu'un seul individu; il s'ensuit que par cette forme un
seul individu peut être connu. Au contraire, la forme intelligible, dans notre
esprit, représente la chose quant à sa nature spécifique, nature qui peut être
participée par une infinité de choses particulières. De là vient que notre
intellect, au moyen du concept d'homme, connaît en quelque sorte une infinité
d'hommes. Il ne les connaît pas selon qu'ils se distinguent les uns des autres,
mais selon qu'ils ont en commun une nature spécifique. C'est que la forme
intelligible, en nous, ne représente pas les hommes quant à leurs principes
individuels, elle représente seulement les principes constitutifs de l'espèce.
Mais l'essence divine, par laquelle l'intellect divin connaît, est une
représentation suffisante de toutes les choses qui sont ou peuvent être, non
seulement quant aux principes communs à plusieurs, mais aussi quant à ce qui
est propre à chacune, ainsi qu'on l'a montré. Il s'ensuit que la science de
Dieu s'étend à une quantité infinie de choses, même selon qu'elles sont
distinctes les unes des autres.
Solutions:
1. D'après le Philosophe, l'infini concerne la quantité.
Et la raison formelle de quantité comporte un ordre entre les parties. En
conséquence, connaître l'infini selon le mode propre de l'infini, c'est le
connaître partie après partie, et de cette façon l'infini échappe à toute
connaissance; car, quel que soit le nombre des parties que l'on puisse
embrasser, il en restera indéfiniment hors de prise. Mais Dieu ne connaît pas
l'infini, ou des objets en nombre infini en énumérant, pour ainsi dire, partie
après partie; nous avons expliqué qu'il connaît d'une connaissance simultanée, non
successive. Rien ne s'oppose donc, en ce qui le concerne, à la connaissance
d'une infinité d'objets.
2. Une traversée suppose une succession de parties, et
de là vient que l'infini ne peut être parcouru, ni par le fini, ni par
l'infini. Au contraire, la raison formelle de compréhension exige seulement
l'adéquation à ce qui est compris, car on appelle "compris" ce dont
rien ne reste extérieur à ce qui le comprend. La raison formelle de l'infini
n'exclut donc pas qu'il soit compris par un infini. Et ainsi, ce qui est infini
en soi peut être fini pour la science de Dieu, en ce sens qu'il y est inclus, mais
non en ce sens qu'il serait parcouru ou traversé.
3. La science de Dieu est bien la mesure des choses;
mais ce n'est pas une mesure quantitative, et c'est à une telle mesure
qu'échappent les choses en nombre infini. La science de Dieu mesure l'essence
et la vérité de chaque chose, car chaque chose participe à la vérité de sa
nature dans la mesure où elle est conforme à la science de Dieu: telle l'oeuvre
d'art qui concorde avec l'art lui même. A supposer donc qu'il y ait en acte des
êtres en nombre infini, par exemple une infinité d'hommes; ou bien qu'il y ait
une infinité en étendue, comme l'air, selon d'anciens philosophes, il est
manifeste que l'être de chaque chose n'en serait pas moins déterminé et fini, car
il serait renfermé dans les bornes de certaines natures particulières; ces
choses seraient donc mesurables à l'égard de la science de Dieu.
Objections:
1. Il semble que non. En effet, une cause nécessaire
produit un effet nécessaire. Mais la science de Dieu est cause de ce qu'elle
sait, avons-nous dit. Comme la science de Dieu est nécessaire, son objet doit
l'être aussi. La science de Dieu n'atteint donc pas les contingents.
2. Dans toute proposition conditionnelle, si
l'antécédent est absolument nécessaire, le conséquent est absolument nécessaire
aussi; car l'antécédent est au conséquent ce que les principes sont à la
conclusion, et les Derniers Analytiques nous enseignent que, de principes
nécessaires, ne peuvent découler que des conclusions nécessaires. Or cette
proposition conditionnelle est vraie: Si Dieu a su que cela est à venir, cela
sera; car la science de Dieu est toujours vraie. Et l'antécédent de cette
proposition est absolument nécessaire, d'abord parce qu'il est éternel; ensuite
parce qu'il est exprimé au passé. Donc le conséquent est aussi absolument
nécessaire. Et ainsi tout ce qui est su par Dieu est nécessaire, de sorte qu'il
n'y a pas en Dieu de science des contingents.
3. Tout ce qui est su par Dieu existe nécessairement, puisque
même tout ce qui est su par nous existe nécessairement, alors que la science de
Dieu est plus certaine que notre science. Or, aucun futur contingent n'existe
nécessairement. Donc aucun futur contingent n'est su par Dieu.
Cependant:
le
Psaume (33, 15) dit de Dieu à l'égard des hommes: "Il forme le coeur de
chacun; il connaît toutes leurs actions." Or, les actions des hommes sont
contingentes, puisqu'elles dépendent de leur libre arbitre. Dieu connaît donc
les futurs contingents.
Conclusion:
Comme
on a montré plus haut que Dieu connaît toutes les choses, non seulement celles
qui sont en acte, mais aussi celles qui sont en sa puissance ou en la puissance
de la créature, et comme certaines choses parmi ces dernières sont des
contingents futurs pour nous, il s'ensuit que Dieu connaît les futurs
contingents.
Pour
établir clairement cette conclusion, il faut observer qu'un contingent peut être
considéré sous un double aspect. D'abord en lui-même, lorsqu'il s'est déjà
produit, et alors il n'est plus considéré comme futur, mais comme présent; ni
comme pouvant être ou ne pas être, mais comme déterminé à une branche de
l'alternative. Pour cette raison, il peut, pris ainsi, tomber infailliblement
sous une connaissance certaine, sous le sens de la vue, par exemple comme
lorsque je vois Socrate assis. D'une autre manière, le contingent peut être
considéré tel qu'il est dans sa cause. Sous cet aspect il est considéré comme
futur et comme contingent, non encore déterminé à être ou à ne pas être, à être
ceci ou cela, car la cause contingente est celle qui peut ceci ou son
contraire. Dans ce cas le contingent ne peut être connu avec certitude. En
conséquence, celui qui ne connaît un effet contingent que dans sa cause, n'a de
lui qu'une connaissance conjecturale. Mais Dieu, lui, connaît tous les
contingents non seulement en tant qu'ils sont dans leurs causes, mais aussi
selon que chacun d'eux est actuellement réalisé en lui-même.
Et,
bien que les contingents se réalisent successivement, Dieu ne les connaît pas
en eux-mêmes successivement comme nous, mais simultanément. Car sa connaissance,
tout autant que son être, a pour mesure l'éternité; or l'éternité, qui est tout
entière à la fois, englobe la totalité du temps, ainsi qu'il a été dit. De la
sorte, tout ce qui se trouve dans le temps est éternellement présent à Dieu, non
seulement en tant que Dieu a présentes à son esprit les raisons formelles de
toutes choses, ainsi que certains le prétendent, mais parce que son regard se
porte éternellement sur toutes les choses, en tant qu'elles sont présentes.
Il
est donc manifeste que les contingents sont connus de Dieu infailliblement en
tant que présents sous le regard divin dans leur présence, et cependant, par
rapport à leurs propres causes, ils demeurent des futurs contingents.
Solutions:
1. Même si la cause éloignée est nécessaire, l'effet
peut être contingent du fait de la cause prochaine, si elle est contingente.
Ainsi la germination d'une plante est un effet contingent en raison de sa cause
prochaine, bien que la cause prochaine de cette germination, le mouvement
solaire, soit une cause nécessaire. De même, les causes contingentes que Dieu
connaît sont contingentes en raison de leurs causes prochaines, bien que la
science de Dieu, qui est leur cause première, soit une cause nécessaire.
2. Certains disent que cet antécédent: Dieu a su que tel
fait contingent sera, n'est pas nécessaire, mais contingent, car, bien qu'il
soit passé, il se rapporte à l'avenir. Mais cela ne l'empêche pas d'être
nécessaire car, ce qui a eu un rapport au futur, il est nécessaire qu'il l'ait
eu, même si parfois ce futur n arrive pas.
D'autres
disent que l'antécédent en question est contingent, parce qu'il est composé de
nécessité et de contingence, comme cette proposition: Socrate est un homme
blanc, est une proposition contingente. Mais cela non plus ne signifie rien, car,
quand on dit: "Dieu a su que tel contingent sera", "contingent"
ne figure dans la proposition que comme l'élément matériel de l'affirmation, non
comme son élément principal; de sorte que cette contingence, aussi bien que la
nécessité qui pourrait y être substituée, ne fait pas que la proposition soit
nécessaire ou contingente, vraie ou fausse. Ainsi, il peut être vrai que j'aie
dit: "l'homme est un âne", aussi bien que: "Socrate court",
ou: "Dieu est". Il en est de même, si je parle de nécessité ou de
contingence.
Il
faut donc reconnaître que cet antécédent est nécessaire absolument. Certains
disent qu'il ne s'ensuit pas que le conséquent soit nécessaire absolument, parce
que l'antécédent est cause éloignée du conséquent, et que ce conséquent est
contingent en raison de sa cause prochaine. Mais cela ne prouve rien, car une
proposition conditionnelle dont l'antécédent serait une cause éloignée
nécessaire, et le conséquent un effet contingent, serait une proposition fausse,
comme si je disais: "Si le soleil se meut, l'herbe germera."
Il
faut donc s'exprimer autrement et dire ceci: Quand, dans l'antécédent, on
introduit quelque chose relevant d'une opération de l'esprit, le conséquent
doit être compris non selon l'être réel, tel qu'il est en soi, mais selon
l'être intentionnel qu'il a dans l'esprit. Autre, en effet, est l'être d'une
chose en elle-même, autre son être dans l'esprit. Par exemple, quand je dis: "Si
l'âme connaît quelque chose, ce quelque chose est immatériel", il faut
comprendre que cela est immatériel dans l'intellect, non selon son être réel.
De même, quand je dis: "Si Dieu a su quelque chose, cela sera", le
conséquent doit être compris de l'être selon lequel la chose est présente.
Ainsi compris, il est nécessaire aussi bien que l'antécédent, car "ce qui
est, quand c'est, il est nécessaire que ce soit", selon Aristote.
3. Les choses qui se réalisent temporellement sont
connues successivement par nous dans le temps, mais par Dieu dans l'éternité, qui
est au-dessus du temps. En conséquence, du fait que nous connaissons les futurs
contingents en tant que tels, ils ne peuvent pas être certains pour nous; mais
pour Dieu seul, dont le connaître est dans l'éternité, qui transcende le temps.
Il en est comme de celui qui marche sur un chemin et ne voit pas ceux qui le
suivent, alors que l'homme posté sur une hauteur, regardant tout le chemin, voit
à la fois tous ceux qui y passent. Ainsi ce qui est su par nous avec certitude
doit être nécessaire aussi en soi-même; car les choses qui en soi sont des
futurs contingents, nous ne pouvons les connaître avec certitude. Mais les
choses qui sont sues par Dieu, il suffit qu'elles soient nécessaires de la
nécessité de leur présence sous le regard de la science divine, nous l'avons
dit, mais il n'est pas requis qu'elles le soient en elles-mêmes quand on les
considère dans leurs causes. En conséquence, cette proposition: "Tout ce
que Dieu sait est nécessairement", on a coutume de la distinguer. Elle
peut se rapporter à la chose dont elle parle, ou au dire. Si on l'entend de la
chose, la proposition est prise en un sens divisé, et elle est fausse; car cela
veut dire: Toute chose que Dieu sait est nécessaire. Mais elle peut également
être comprise du dire. Alors la proposition est prise en un sens composé, et
elle est vraie; car cela signifie: ce dire, "une chose sue par Dieu est"
est nécessaire.
Mais
certains objectent à cela que cette distinction a sa place quand il s'agit de
formes séparables de leur sujet. Si, par exemple, je dis: "Ce qui est
blanc peut être noir", cette proposition, fausse quant au dire, est vraie
quant à la chose, car la chose qui est blanche peut être noire, alors que cette
assertion "Ce qui est blanc est noir", ne peut jamais être vraie.
Mais, quand il s'agit de formes inséparables de leur sujet, la distinction, affirment
ces auteurs, n'est pas de mise; car si je dis, par exemple: "le corbeau
noir peut être blanc", la proposition est fausse dans les deux sens. Or, qu'une
chose soit sue par Dieu, c'est là un attribut inséparable de cette chose; car
ce qui est su par Dieu ne peut en aucune manière être ignoré de lui. A la
vérité, cette instance serait irrecevable, si être connu de Dieu comportait
dans le sujet quelque disposition inhérente. Mais, comme cela ne comporte que
d'être l'objet d'un acte du connaissant, à la chose sur elle-même, bien qu'elle
soit toujours sue, quelque chose peut être attribué qui lui convient selon ce
qu'elle est en elle-même, et qui ne lui convient pas en tant qu'elle est
l'objet de l'acte de connaître. Ainsi l'être matériel est attribué à la pierre
telle qu'elle est en elle-même, alors qu'il ne saurait lui être attribué en
tant qu'elle est un objet intelligible.
Objections:
1. Il ne semble pas, car connaître des énonciations
convient à notre esprit en tant qu'il compose entre eux ou écarte l'un de
l'autre deux concepts. Mais dans l'intelligence divine il n'y a aucune composition.
2. Toute connaissance se fait au moyen d'une similitude.
Mais en Dieu il n'y a aucune similitude, puisque Dieu est absolument simple.
Cependant:
On
lit dans le Psaume (94, 11): "Dieu connaît les pensées des hommes."
Or dans les pensées des hommes il y a des énonciations. Donc Dieu connaît
celle-ci.
Conclusion:
Puisque
former des énonciations est au pouvoir de notre intelligence, et puisque Dieu
connaît tout ce qui est en son propre pouvoir ou au pouvoir de sa créature, comme
on l'a dit précédemment, c'est une nécessité que Dieu connaisse toutes les
énonciations qu'il est possible de former. Seulement, de même qu'il connaît les
choses matérielles immatériellement et les choses composées simplement, Dieu
connaît les énonciations, non en énonçant lui-même comme s'il y avait dans son
esprit la composition ou la division qui caractérise l'énonciation, mais il
connaît chaque chose par une intuition simple, en pénétrant par elle l'essence
de chaque chose. Il en est comme si, en appréhendant l'essence de l'homme, nous
connaissions par là même tous les prédicats qui peuvent être attribués à
l'homme. Cela n'a pas lieu dans le cas de notre intellect, qui passe d'un terme
à l'autre parce que la forme intelligible représente un terme de telle manière
qu'elle n'en représente pas un autre. Aussi, en connaissant l'essence de
l'homme, nous ne connaissons pas par cela même les autres attributs de l'homme,
mais successivement. En raison de quoi les raisons formelles que nous
connaissons à part l'une de l'autre, il nous faut les ramener à l'unité par
composition ou division, en formant des énonciations. Mais la forme
intelligible de l'intellect divin, qui est son essence, suffit à tout
manifester. En connaissant son essence, Dieu connaît donc les essences de
toutes choses, et tout ce qui peut leur arriver.
Solutions:
1. L'objection proposée n'aurait de valeur que si Dieu
connaissait les énonciations par mode énonciatif.
2. La composition dans l'énonciation signifie quelque
être de la chose; c'est ainsi que Dieu, par son être, qui est son essence, est
la similitude de tous les modes d'être qui sont signifiés.
Objections:
1. Il semble que oui. Car la science est relative à la
chose sue. Or, ce qui implique relation avec la créature s'attribue à Dieu
temporellement et varie selon les variations de la créature. Donc la science de
Dieu elle-même varie selon les variations de la créature.
2. Tout ce que Dieu peut faire, il peut le savoir. Mais
Dieu peut faire plus de choses qu'il n'en fait. Il peut donc savoir plus de
choses qu'il n'en sait, et ainsi sa science peut varier par augmentation ou
diminution.
3. Dieu a su autrefois que le Christ naîtrait. Mais
maintenant il ne sait pas que le Christ naîtra, puisque le Christ n'est plus à
naître. Donc Dieu ne sait pas tout ce qu'il a su, et ainsi sa connaissance
semble être variable.
Cependant:
il
est dit dans l'épître de S. Jacques (1, 17): en Dieu "il n'existe aucune
vicissitude, ni ombre de changement".
Conclusion:
D'après
nos précédentes déterminations, la science de Dieu est sa substance même. Comme
sa substance est absolument immuable, ainsi que nous l'avons également montré, il
y a nécessité que sa science soit tout à fait invariable.
Solutions:
1. Des appellations de Dieu comme Seigneur, Créateur, etc.
impliquent des relations consécutives à des actes conçus comme ayant pour terme
les créatures selon l'être qu'elles ont en elles-mêmes. C'est pourquoi de
telles relations sont attribuées à Dieu de manière changeante, selon les
changements des créatures. Mais la science, l'amour, etc. impliquent des
relations consécutives à des actes conçus comme immanents en Dieu, et c'est
pourquoi ces attributs sont appliqués à Dieu de manière invariable.
2. Dieu connaît aussi les choses qu'il peut faire et ne
fait pas. Par conséquent, de ce qu'il peut faire des choses qu'il ne fait pas, on
ne peut conclure qu'il puisse savoir plus de choses qu'il n'en sait, à moins
qu'on ne l'entende de sa science de vision, par laquelle il est dit savoir les
choses qui sont en acte à un moment quelconque de la durée. Cependant, que Dieu
sache que des choses sont possibles qui ne sont pas, ou que des choses qui sont
pourraient ne pas être, il ne s'ensuit pas que sa science soit variable, mais
seulement qu'il connaît la variabilité des choses. Si cependant quelque chose
était, dont Dieu ignorerait d'abord qu'elle est et le saurait ensuite, sa
science serait soumise à la variation. Mais cela ne se peut pas; car Dieu, dans
son éternité, sait tout ce qui est ou peut être en un temps quelconque. Aussi, dire
d'une chose qu'elle est à quelque moment que ce soit de la durée, c'est dire
par là même que cela est su par Dieu depuis l'éternité. Par conséquent, on ne
doit pas concéder que Dieu puisse savoir plus de choses qu'il n'en sait, car
cette proposition implique que Dieu eût ignoré d'abord ce qu'il aurait su
ensuite.
3. Les anciens nominalistes ont dit que "Le Christ
naît", "le Christ naîtra", "le Christ est né", sont un
même énoncé, pour cette raison que la chose énoncée est la même, à savoir la
naissance du Christ. A partir de là on conclut que tout ce que Dieu a su, il le
sait; car il sait maintenant que le Christ est né, ce qui, dans l'hypothèse, a
la même signification que: Il naîtra. Mais cette opinion est fausse. D'abord
parce que la diversité dans les termes d'une proposition donne naissance à des
énonciations diverses. Ensuite parce que, dans ce cas, une proposition vraie
une fois serait vraie toujours, ce que nie à bon droit le Philosophe, selon qui
cette proposition: "Socrate est assis", est vraie tant qu'il est assis,
mais si Socrate se lève, la proposition devient fausse. On doit donc concéder
que cette proposition: Tout ce que Dieu a su, il le sait, n'est pas vraie en
tant qu'énoncé. Mais il ne s'ensuit pas que la science de Dieu soit variable.
Car, de même qu'aucune variation ne s'introduit dans la connaissance de Dieu du
fait qu'il sait, d'une seule et même chose, tantôt qu'elle est, et tantôt
qu'elle n'est pas, de même c'est sans aucune variation de la science divine que
Dieu sait d'un énoncé tantôt qu'il est vrai, tantôt qu'il est faux. Il y aurait
variation dans la science de Dieu si Dieu connaissait les énoncés par mode
d'énonciation, à savoir en composant et divisant des concepts, comme fait notre
propre intellect. De là vient en effet que notre connaissance varie, soit du
vrai au faux, comme lorsque, une chose ayant changé, nous retenons à son égard
l'opinion ancienne; soit d'une opinion à une autre opinion, comme si, ayant dit
d'abord que quelqu'un est assis, nous disons ensuite qu'il ne l'est pas. Mais
rien de tout cela ne peut se produire en Dieu.
Objections:
1. Il semble que Dieu n'ait pas une connaissance
spéculative des choses, car la science de Dieu est cause des choses, comme on
l'a montré. Or une science spéculative des choses n'est pas cause des choses
sues. Donc la science de Dieu n'est pas spéculative.
2. La connaissance spéculative s'obtient par abstraction
à partir des choses concrètes, ce qui ne convient pas à la science de Dieu.
Donc la science de Dieu n'est pas spéculative.
Cependant:
ce
qui est plus noble doit être attribué à Dieu. Mais la science spéculative est
plus noble que la science pratique, comme le montre le Philosophe au début de
la Métaphysique. Donc Dieu a des choses une connaissance spéculative.
Conclusion:
Il
y a une sorte de science qui n'est que spéculative; une autre qui n'est que
pratique; une troisième enfin qui est spéculative sous un aspect, et pratique
sous un autre. Pour le comprendre, il faut savoir qu'une science peut être dite
spéculative de trois façons. Premièrement, en raison des choses dont elle est
la science, et qui ne sont pas réalisables par celui qui sait: ainsi la science
que l'homme a des choses de la nature ou de Dieu. Deuxièmement, en raison de la
façon de connaître, comme un architecte qui étudie une maison en la définissant,
en la classant et en en considérant les caractéristiques générales. Procéder
ainsi, c'est étudier des choses réalisables d'une manière spéculative et non en
tant qu'elles sont à réaliser, car une chose se fait par application d'une
forme à une matière, non par la réduction analytique du composé en ses
principes universels. Troisièmement, en raison de la fin poursuivie, car, dit
Aristote, "l'intellect pratique diffère de l'intellect spéculatif par la
finalité". En effet, l'intellect spéculatif est la considération de la
vérité. Donc, si un architecte se demande, au sujet d'une maison, comment elle
pourrait être construite, non afin de la construire, mais simplement pour le
savoir, ce sera, en ce qui concerne le but poursuivi, une recherche spéculative,
bien qu'elle porte sur une opération. Donc la connaissance qui est spéculative
en raison de la chose connue est uniquement spéculative; celle qui est
spéculative quant au mode ou quant à la fin est en partie spéculative et en
partie pratique; et, quand elle est ordonnée à réaliser ce qui est la fin de
l'opération, uniquement pratique.
En
conséquence, il faut dire que Dieu a de lui-même une connaissance uniquement
spéculative, car lui-même n'est pas quelque chose susceptible d'être produit.
Mais, de tout le reste il a une connaissance à la fois spéculative et pratique.
Spéculative, sans doute, quant au mode de connaître, car tout ce que nous
concevons spéculativement, en définissant et en distinguant des concepts, Dieu
le connaît d'une façon infiniment plus parfaite.
Quant
aux choses qu'il peut faire, mais ne fait être réellement en aucun temps, Dieu
n'en a pas une connaissance pratique selon qu'une connaissance est appelée
pratique du fait de sa finalité; il a, en ce sens-là, une connaissance pratique
des choses qu'il fait être. Quant aux maux, bien qu'ils ne soient pas
réalisables par lui, ils n'en tombent pas moins, comme les choses bonnes, sous
sa connaissance pratique, pour autant que Dieu les permet, les empêche, ou les
réduit à l'ordre. C'est ainsi que les maladies sont un objet de connaissance
pratique pour le médecin, en tant que, par son art, il les soigne.
Solutions:
l. La science de Dieu est cause non de lui-même, mais
des autres choses: de certaines en acte ce sont celles qui sont réalisées à un
moment quelconque du temps; d'autres virtuellement ce sont celles qu'il a le
pouvoir de faire, mais qui ne sont jamais faites.
2. Tirer la science des choses sues ne convient pas à la
science spéculative en tant que telle, mais par accident, en tant qu'elle est
humaine.
Quant
à l'objection En sens contraire, il
faut y répondre ceci. Des choses réalisables, il n'y a pas science parfaite, si
elles ne sont pas connues en tant que réalisables. Aussi, puisque la science de
Dieu est parfaite de toute manière, Dieu doit connaître les choses réalisables
en tant que réalisables, et non seulement en tant que spéculativement
connaissables. Cependant la noblesse de la science spéculative ne lui est pas
retirée, car toutes les choses autres que lui, c'est en lui-même qu'il les voit,
et c'est spéculativement qu'il se connaît lui-même. Ainsi, dans la connaissance
spéculative qu'il a de lui-même, il a une connaissance à la fois spéculative et
pratique de toutes les autres choses.
Objections:
1. Il semble qu'il n'y ait pas d'idées en Dieu, car
Denys affirme que Dieu ne connaît pas les choses par une idée. Mais, si l'on
parle d'idées en Dieu, c'est seulement afin que les choses soient connues par
elles. Donc il n'y a pas d'idées en Dieu.
2. Comme on l'a dit plus haut, Dieu connaît toutes les
choses en lui-même. Or, il ne se connaît pas lui-même par une idée. Donc pas
davantage les autres choses.
3. L'idée est introduite comme principe de connaissance
et d'action. Mais l'essence divine est le principe suffisant du connaître et du
faire à l'égard de toutes les choses. Il n'est donc pas nécessaire d'introduire
en elle des idées.
Cependant:
S.
Augustin écrit "Il y a dans les idées une telle force que, sans elles, personne
ne peut être sage."
Conclusion:
Il
est nécessaire de dire qu'il y a des idées dans l'esprit divin.
"Idée",
en grec, c'est ce que nous appelons forme en latin. Par idées on entend donc
les formes, considérées comme existant par soi, de toutes les choses. Or la
forme d'une chose quelconque, existant en dehors d'elle, peut avoir deux rôles:
ou elle est le modèle de la chose dont elle est dite être la forme, ou elle est
le principe par lequel on la connaît, dans le sens où l'on dit que les formes
des connaissables sont dans le connaissant. C'est pour l'un et l'autre rôle
qu'il est nécessaire de reconnaître qu'il y a des idées en Dieu.
En
voici la preuve. Dans toutes les choses qui ne sont pas le fruit du hasard, il
y a nécessité que la forme de l'engendré soit la fin à laquelle tend la
génération. Or l'agent n'agirait pas en vue de la forme s'il n'avait en lui la
similitude de cette forme. Mais cela peut avoir lieu de deux façons. En
certains agents, la similitude de la chose à faire préexiste selon son être
naturel; c'est le cas des êtres qui agissent par nature, comme l'homme engendre
l'homme et le feu engendre le feu. En d'autres, cette similitude préexiste
selon l'être intelligible, comme chez ceux qui agissent par leur intelligence.
C'est ainsi que la représentation de la maison est dans l'esprit de
l'architecte. Et cette similitude peut être dite alors l'idée de la maison, parce
que l'homme de l'art entend faire la maison à la ressemblance de la forme que
son esprit a conçue.
Donc,
puisque ce monde n'est pas l'oeuvre du hasard, mais a été fait par Dieu qui
agit par son intelligence, ainsi qu'on le verra, il est nécessaire d'admettre
dans l'esprit divin une forme à la ressemblance de laquelle soit fait le monde,
et c'est en cela que consiste formellement l'idée.
Solutions:
1. Dieu ne conçoit pas les choses au moyen d'une idée
existant hors de lui-même. Déjà Aristote rejetait la doctrine de Platon, qui
imaginait des idées existant par elles-mêmes, et non dans l'intellect.
2. Quoique Dieu connaisse par sa propre essence et
lui-même et toutes choses, son essence est un principe d'opération à l'égard de
toutes les choses, non à l'égard de lui-même. Et c'est pourquoi elle a valeur
d'idée selon qu'elle se rapporte aux autres créatures, non en tant qu'elle se
rapporte à lui-même.
3. Dieu est selon son essence la représentation de
toutes choses. Ainsi l'idée de Dieu n'est-elle pas autre chose que son essence.
Objections:
1. Il semble qu'il n'y ait pas plusieurs idées, car
l'idée en Dieu est l'essence divine. Mais celle-ci est une. Donc l'idée aussi.
2. L'idée est un principe de connaissance et d'action, comme
l'art et la sagesse. Or, en Dieu, il n'y a pas plusieurs arts, ni plusieurs
sagesses. Il n'y a donc pas plusieurs idées.
3. Si quelqu'un dit: Les idées sont multipliées selon
leurs rapports aux diverses créatures, on pourra objecter: La pluralité des
idées est éternelle. Donc, si les idées sont multiples alors que les créatures
sont temporelles, le temporel sera cause de l'éternel.
4. Ou bien les rapports dont on parle ne sont réels que
dans la créature, ou bien ils sont réels en Dieu aussi. S'ils ne sont réels que
dans les créatures, qui ne sont pas éternelles, la multiplicité des idées ne
sera pas éternelle si elles sont multipliées uniquement par ces rapports. S'ils
sont réellement en Dieu, il s'ensuit qu'il y a en Dieu une autre pluralité
réelle que la pluralité des Personnes, et cela contredit S. Jean Damascène
affirmant que "dans la Divinité tout est un, sauf le non-engendrement, l'engendrement
et la procession". Donc il n'y a pas plusieurs idées en Dieu.
Cependant:
on
lit dans S. Augustin: "Les idées sont comme les formes premières ou les
raisons permanentes et immuables des choses. Elles ne sont pas formées, elles
sont éternelles et toujours les mêmes, et l'intelligence divine les contient.
Mais, tandis qu'elles-mêmes ne commencent ni ne finissent, c'est d'après elles
qu'on dit être formé tout ce qui peut commencer et finir."
Conclusion:
Il
est nécessaire d'admettre la pluralité des idées. Pour le prouver, il faut
observer qu'en tout effet l'intention de l'agent principal porte expressément
sur ce qui est la fin dernière: ainsi l'ordre de l'armée pour le chef. Or, ce
qu'il y a de meilleur dans les choses, c'est le bien de l'ordre universel, comme
on le voit dans la Métaphysique d'Aristote. Donc l'ordre de l'univers est
expressément l'objet de l'intention divine, et non le résultat fortuit des
actions sans lien entre elles d'agents successifs, comme le soutiennent
certains, qui ont dit que Dieu n'a créé qu'une première créature, à partir de
laquelle la chaîne de productions a abouti à la grande multitude actuelle.
Selon cette opinion, Dieu n'aurait l'idée que du premier créé. Mais, si c'est
l'ordre du monde qui est formellement créé et que Dieu s'est expressément
proposé comme fin, il faut que Dieu ait l'idée de l'ordre universel. Or, on ne
peut concevoir un tout sans avoir la conception précise des éléments qui le
constituent; par exemple, un constructeur ne pourrait pas concevoir le plan de
la maison, s'il n'avait pas en lui la représentation propre de chacune de ses
parties. Il faut donc que dans l'esprit divin se trouvent les raisons formelles
propres de toutes choses. C'est ce qui fait dire à S. Augustin: "Toutes
les choses, chacune selon ce qu'elle a en propre, ont été créées par Dieu",
et il s'ensuit donc qu'il y a en Dieu une pluralité d'idées.
Comment
cela ne s'oppose pas à la simplicité divine, c'est ce qu'il est facile de voir,
si l'on observe que l'idée d'une oeuvre est dans l'esprit de l'opérateur comme
ce qui est connu, non comme la forme intelligible par quoi cela est connu et
par laquelle est actualisé son intellect. Dans l'esprit du constructeur, la
forme de la maison est quelque chose qu'il connaît, et c'est à sa ressemblance
qu'il donnera forme à la maison dans la matière. Or, il n'est pas contraire à
la simplicité de l'intelligence divine qu'elle connaisse beaucoup de choses: ce
qui serait contraire à sa simplicité, c'est qu'elle soit actualisée par
plusieurs formes intelligibles. Donc, s'il y a dans l'esprit divin de multiples
idées, c'est d'une multiplicité d'objets connus qu'il s'agit.
On
peut se représenter les choses ainsi. Dieu connaît parfaitement son essence, il
la connaît donc de toutes les manières dont elle est connaissable. Or elle peut
être connue non seulement en elle-même, mais selon qu'elle est participable, par
mode d'une certaine ressemblance, par les créatures. Mais chaque créature a sa
nature propre, selon le mode dont elle participe de la ressemblance de
l'essence divine. Ainsi, quand Dieu connaît sa propre essence comme imitable de
manière déterminée par telle créature, il la connaît comme étant la raison
propre et l'idée de cette créature, et de même pour les autres.
Solutions:
1. Ce qu'on appelle idée ne désigne pas l'essence divine
en elle-même, mais en tant qu'elle est similitude ou raison formelle de telle
ou telle chose. Pour autant donc que plusieurs raisons formelles sont connues à
partir de l'essence une, les idées sont dites multiples.
2. La sagesse et l'art signifient ce par quoi Dieu
connaît; l'idée, ce qu'il connaît. Or Dieu, par un médium unique, connaît des
choses qui sont multiples, et non seulement selon qu'elles sont en elles-mêmes,
mais aussi selon qu'elles sont dans l'intellect comme connues, et c'est là
connaître les raisons formelles des choses en leur multiplicité. Ainsi
l'architecte, quand il connaît la forme de la maison réalisée dans la matière, on
dit qu'il connaît la maison; quand il connaît la même forme dans son esprit, on
dit qu'il connaît l'idée ou la raison formelle de la maison. Or, non seulement
Dieu connaît la multitude des choses par son essence, mais il connaît qu'il la
connaît ainsi. Cela revient à dire qu'il connaît une pluralité de raisons des
choses, ou encore qu'il connaît qu'il y a dans son intellect une pluralité
d'idées connues.
3. Ces rapports, selon lesquels les idées sont
multipliées, ne sont pas causés par les choses, mais par l'intellect divin, quand
il compare son essence aux choses.
4. Ces rapports qui multiplient les idées ne sont pas
dans les choses créées, mais en Dieu. Cependant, ce ne sont pas des relations
réelles, comme celles qui distinguent les Personnes divines: ils sont l'objet
de l'intellection divine.
Objections:
1. Il semble qu'il n'y ait pas en Dieu des idées de
toutes les choses qu'il connaît. L'idée du mal, en effet, n'est pas en Dieu, car
il s'ensuivrait que le mal est en Dieu. Or les choses mauvaises sont connues de
Dieu. Donc il n'y a pas en Dieu des idées de toutes les choses qu'il connaît.
2. Nous avons dit que Dieu connaît les choses qui ne
sont, ni ne seront, ni n'ont été. Or, de toutes ces choses il n'y a pas d'idées,
car Denys écrit: "Ce sont des modèles pour la volonté divine, qui définit
et réalise les choses." Donc il n'y a pas en Dieu des idées de toutes les
choses qu'il connaît.
3. Dieu connaît la matière première dont il ne peut pas
avoir d'idée, puisqu'elle n'a aucune forme.
4. Il est certain que Dieu ne connaît pas seulement les
espèces, mais aussi les genres, les singuliers et les accidents. Or, de toutes
ces choses il n'y a pas d'idées, selon Platon, le premier qui a introduit la
théorie des idées, au dire de S. Augustin.
Cependant:
Les
idées sont les raisons formelles des choses dans l'esprit divin, comme le montre
S. Augustin. Or, de toutes les choses qu'il connaît, Dieu a dans son esprit les
raisons formelles propres. Donc il a une idée de toutes les choses qu'il
connaît.
Conclusion:
Puisque
l'idée a été conçue par Platon comme le principe de la connaissance des choses
et de leur génération, c'est avec ce double rôle que nous les attribuons à
Dieu. Selon que l'idée est un principe formateur des choses, on peut dire
qu'elle est un modèle, et elle concerne la connaissance pratique. Selon qu'elle
est un principe de connaissance, on l'appelle proprement une raison formelle, et
elle peut même concerner la connaissance spéculative. En conséquence, comme
modèle l'idée concerne toutes les choses que Dieu fait en un temps quelconque;
mais, comme principe de connaissance, elle concerne toutes les choses qui sont
connues par Dieu, même si elles ne sont réalisées à aucun moment du temps; et
toutes les choses qui sont connues par Dieu selon leur raison propre, même
celles qui sont connues par Dieu spéculativement seulement.
Solutions:
1. Le mal est connu de Dieu non par une raison formelle
qui lui serait propre, mais par la raison formelle de bien. Et c'est pourquoi
il n'a pas d'idée en Dieu, ni au sens de modèle, ni au sens de raison formelle.
2. Des choses qui ne sont, ni ne seront, ni n'ont été, Dieu
n'a pas une connaissance pratique, si ce n'est virtuellement. Donc, à l'égard
de ces choses il n'y a pas d'idée en Dieu au sens de modèle, mais seulement au
sens de raison formelle.
3. Platon, au dire de certains, pensait que la matière
est incréée; en conséquence il n'y avait pas pour lui une idée de la matière, mais
l'idée "causait avec" la matière. Pour nous, qui pensons que la
matière est créée par Dieu, non à part de la forme, il y a bien en Dieu une
idée de la matière, mais une idée qui n'est autre que celle du composé
hylémorphique. Car la matière, par elle-même, n'est pas connaissable.
4. Les genres ne peuvent avoir d'idée autre que celle de
l'espèce, si par idée on entend un modèle; car le genre ne se réalise jamais autrement
que dans une certaine espèce. Il en est de même des accidents inséparables de
leur sujet, parce qu'ils se réalisent toujours avec ce sujet. Au contraire, les
accidents qui surviennent après coup comportent une idée spéciale. En effet, l'homme
de l'art qui a conçu la forme d'une maison réalise avec cette forme toutes les
particularités accidentelles qui, dès le principe, faisaient partie du projet
de la maison. Mais, ce qu'il ajoute à la maison déjà
Puisque la science a pour objet des
choses vraies, après avoir étudié la science de Dieu, il faut chercher ce
qu'est la vérité.
1. La vérité
est-elle dans la chose, ou seulement dans l'intelligence? 2. Est-elle dans
l'intelligence seulement quand elle compose et divise? 3. Du vrai, comparé à
l'étant. 4. Du vrai comparé au bon. 5. Dieu est-il la vérité? 6. Toutes choses
sont-elles vraies d'une seule vérité, ou de plusieurs? 7. L'éternité de la
vérité. 8. Son immutabilité.
Objections:
1. Il semble que la vérité n'est pas dans l'intelligence,
mais plutôt dans les choses. En effet, S. Augustin, dans les Soliloques rejette
cette définition du vrai: "Le vrai est ce que l'on voit"; car, dit-il,
en ce cas, les pierres qui se trouvent dans les profondeurs de la terre ne
seraient pas de vraies pierres, parce qu'elles ne se voient pas. Il repousse
également cette autre définition: "Le vrai est ce qui est tel qu'il
apparaît au sujet connaissant, si celui-ci veut et peut le connaître", car,
dans ces conditions, rien ne serait vrai, si personne ne pouvait le connaître.
Et lui-même définit ainsi le vrai: "Le vrai, c'est ce qui est." Il
semble donc que le vrai soit dans les choses, et non dans l'intelligence.
2. Tout ce qui est vrai, est vrai par la vérité. Donc, si
la vérité est uniquement dans l'intelligence, rien ne sera vrai sinon dans la
mesure où il est connu par l'intelligence, ce qui est l'erreur des anciens
philosophes disant: "Tout ce qui apparaît est vrai." Il s'ensuit que
des propositions contradictoires sont vraies simultanément, car des
propositions contradictoires paraissent vraies simultanément à diverses
personnes.
3. "Ce qui fait qu'une chose est telle, est cela
encore davantage", disent les Derniers Analytiques. Or, du fait qu'une
chose est ou n'est pas, l'opinion ou la parole concernant cette chose sera
vraie ou fausse, dit Aristote. Donc la vérité est dans les choses plutôt que
dans l'intelligence.
Cependant:
le
Philosophe dit: "Le vrai et le faux ne sont pas dans les choses, mais dans
l'intelligence."
Conclusion:
De
même qu'on nomme "bon" ce à quoi tend l'appétit, de même on nomme "vrai"
ce à quoi tend l'intelligence. Mais il y a cette différence entre l'appétition
et l'intellection, ou tout autre mode de connaissance, que la connaissance
consiste en ce que le connu est dans le connaissant, tandis que l'appétition
consiste dans le penchant du sujet vers la chose même qui l'attire. Ainsi le
terme de l'appétition, qui est le bon, se trouve dans la chose attirante, mais
le terme de la connaissance, qui est le vrai, est dans l'intelligence.
Or,
de même que le bien est dans la chose, en tant qu'elle est ordonnée à l'appétit,
en raison de quoi la raison formelle passe de la chose attirante à l'appétit
lui-même, de telle sorte que l'appétit est dit bon dès lors que ce qui l'attire
est bon, de même, le vrai étant dans l'intelligence selon que celle-ci se
conforme à la chose connue, il est nécessaire que la raison formelle de vrai
passe à la chose par dérivation, de sorte que cette dernière soit dite vraie
elle aussi en tant qu'elle est en rapport avec l'intelligence.
Mais
cette chose peut se rapporter à l'intelligence par soi ou par accident. Elle se
rapporte par soi à l'intelligence dont elle dépend selon son être; elle se
rapporte par accident à l'intelligence par laquelle elle est connaissable.
Comme si nous disions que la maison a un rapport essentiel à l'intelligence de
son architecte, et un rapport accidentel aux intelligences dont elle ne dépend
pas. Or, une chose ne se juge pas en considération de ses caractères accidentels,
mais en raison de ses caractères essentiels. On dira donc qu'une chose est
vraie, absolument parlant, par comparaison avec l'intelligence dont elle
dépend. De là vient que les productions de l'art sont dites vraies par rapport
à notre intelligence; par exemple, une maison est dite vraie quand elle revêt
la forme d'art qui a été conçue par son architecte; une parole est dite vraie
quand elle est le signe d'une connaissance intellectuelle vraie. Pareillement, les
choses naturelles sont dites vraies en tant que se réalise en elles la
similitude des formes intelligibles qui sont dans l'intelligence divine: on
appelle une vraie pierre celle qui a la nature propre de la pierre, telle que
l'a préconçue l'intelligence de Dieu. Ainsi donc, la vérité est principalement
dans l'intelligence, secondairement dans les choses, en tant que reliées à
l'intelligence comme à leur principe.
C'est
pour cela qu'on a pu définir diversement la vérité. S. Augustin, dans son
traité De la Vraie Religion la définit ainsi: "La vérité est ce par quoi
est manifesté ce qui est." S. Hilaire: "Le vrai est la déclaration ou
la manifestation de l'être." Et cela se rapporte à la vérité dans
l'intelligence. Sur la vérité des choses rapportée à l'intelligence, on peut
citer cette autre définition de S. Augustin: "La vérité est la parfaite
similitude de chaque chose avec son vrai principe, sans aucune dissemblance."
Et celle-ci, de S. Anselme: "La vérité est une rectitude que l'esprit seul
peut percevoir." Car cela est droit ou correct qui concorde avec son
principe. On cite encore cette définition d'Avicenne: "La vérité de chaque
chose consiste dans la propriété de son être tel qu'il lui a été conféré."
Quant à la définition: "La vérité est l'adéquation entre la chose et
l'intelligence", elle peut se rapporter à l'un et l'autre aspects de la
vérité.
Solutions:
1. S. Augustin parle ici de la vérité des choses, et il
en exclut le rapport de cette vérité avec notre esprit. Car ce qui est
accidentel doit être exclu de toute définition.
2. Les anciens philosophes ne faisaient pas procéder les
essences des choses naturelles d'une intelligence, mais du hasard, et comme ils
se rendaient compte du rapport qu'il y a entre le vrai et l'intelligence, ils
étaient contraints de mettre la vérité des choses dans leur rapport à notre
intelligence; d'où toutes sortes d'inconvénients que dénonce Aristote au livre
IV de la Métaphysique. Mais ces inconvénients sont écartés si nous faisons
consister la vérité des choses dans leur rapport avec l'intellect divin.
3. Quoique la vérité de notre intelligence soit causée
par la chose, il ne s'ensuit pas que la raison formelle de vérité se trouve
d'abord dans la chose, pas plus que la raison formelle de la santé ne se trouve
en priorité dans le remède plutôt que dans l'animal. C'est en effet la vertu
active du remède, non sa "santé", qui cause la santé du patient; car
il s'agit là d'un agent non univoque. De même, c'est l'être de la chose, et non
sa vérité, qui cause la vérité dans l'intelligence. Aussi Aristote dit-il k: "Une
opinion ou une parole est vraie du fait que la chose est, et non parce que la
chose est vraie.
Objections:
1. Il semble que la vérité n'existe pas dans
l'intelligence seulement quand elle compose et divise. En effet, pour le
Philosophe, "les sens sont toujours vrais quand ils perçoivent leurs
sensibles propres; et de même l'intelligence lorsqu'elle connaît l'essence
d'une chose". Mais la composition et la division ne se trouvent ni dans la
sensation, ni dans l'intellection de l'essence. Donc la vérité ne se trouve pas
seulement dans l'acte de l'intelligence qui compose et divise.
2. Isaac définit la vérité comme "l'adéquation de
la chose et de l'intellect". Mais, de même que la saisie intellectuelle
des objets complexes peut être adéquate aux choses, de même l'intelligence des
objets non complexes, et aussi la perception par le sens de la chose telle
qu'elle est. Donc la vérité n'est pas seulement dans la composition et la
division opérées par l'intelligence.
Cependant:
Aristote
affirme m qu'à l'égard des objets simples et de l'essence, il n'y a vérité ni
dans les choses ni dans l'intellect.
Conclusion:
On
l'a déjà dit", le vrai, selon sa raison formelle première, est dans
l'intelligence. Puisque toute chose est vraie selon qu'elle possède la forme
qui est propre à sa nature, il est nécessaire que l'intellect en acte de
connaître soit vrai en tant qu'il y a en lui la similitude de la chose connue, similitude
qui est sa forme propre en tant qu'il est connaissant. Et c'est pour cela que
l'on définit la vérité par la conformité de l'intellect et de la chose. Il en
résulte que connaître une telle conformité, c'est connaître la vérité. Or, cette
conformité, le sens ne la connaît en aucune manière; car, bien que l'oeil, par
exemple, ait en lui la similitude intentionnelle du visible, il ne saisit pas
le rapport qu'il y a entre la chose vue et ce qu'il en appréhende.
L'intellect,
lui, peut connaître sa conformité à la chose intelligible. Ce n'est pourtant
pas dans l'acte par lequel il connaît l'essence de la chose qu'il appréhende
cette conformité. Mais quand il juge que la chose est bien telle que la
représente la forme intelligible qu'il en tire, c'est alors qu'il commence à
connaître et à dire le vrai. Et cela, il le fait en composant et en divisant, car,
en toute proposition, il applique à une chose signifiée par le sujet une forme
signifiée par le prédicat, ou bien il l'en écarte. C'est pourquoi il se trouve,
certes, que le sens est vrai à l'égard d'une chose donnée, ou l'intellect dans
l'acte par lequel il connaît une essence, mais non qu'il connaisse ou dise le
vrai. Et il en va de même pour les mots, qu'ils soient simples ou composés.
Donc, si la vérité peut se trouver dans le sens ou dans l'intelligence
connaissant l'essence, c'est comme dans une chose vraie, mais non comme le
connu est dans le connaissant, ce que veut dire le mot "vrai". La
perfection de l'intellect, en effet, c'est le vrai en tant qu'il est connu. En
conséquence, à parler proprement, la vérité est dans l'intelligence qui compose
et divise, non dans le sens, et pas davantage dans la simple intellection de
l'essence.
Par
là sont résolues les Objections.
Objections:
1. Il semble que le vrai et l'être ne sont pas
convertibles. Car on a dit que le vrai est proprement dans l'intelligence. Or
l'étant est proprement dans l'univers réel. Donc ils ne sont pas convertibles.
2. Ce qui englobe l'étant et le non-étant n'est pas
convertible avec l'étant. Mais c'est le cas du vrai, car il est vrai que ce qui
est, est; et que ce qui n'est pas, n'est pas.
3. Deux choses dont l'une est antérieure à l'autre ne
semblent pas convertibles. Or, le vrai semble antérieur à l'étant, car celui-ci
n'est objet de l'intelligence que sous la raison de vrai.
Cependant:
le
Philosophe assure que la situation des choses est la même dans l'ordre de l'être
et dans l'ordre de la vérité.
Conclusion:
Comme
le bon se définit par rapport à l'appétit, de même le vrai par rapport à la
connaissance. Or, dans la mesure où une chose
participe
de l'être, dans cette mesure elle est connaissable. Et c'est ce qui fait dire à
Aristote que "l'âme est en quelque manière toutes choses", selon le
sens et selon l'intellect. Il en résulte que, comme le bon est convertible avec
l'étant, ainsi le vrai. Toutefois, de même que le bien ajoute à l'être la
raison formelle d'attirance, de même le vrai ajoute à l'être un rapport à
l'intelligence.
Solutions:
1. Comme on l'a dit, le vrai est dans l'intelligence et
dans les choses. Le vrai qui est dans les choses s'identifie substantiellement
à l'être. Mais le vrai qui est dans l'intelligence s'identifie à l'étant, comme
ce qui manifeste s'identifie à ce qui est manifesté. Car cela appartient à la
raison formelle du vrai, nous l'avons dit'. Toutefois, on peut dire encore que
l'étant aussi, comme le vrai, est à la fois dans les choses et dans
l'intelligence, bien que le vrai soit principalement dans l'intelligence, et
l'étant principalement dans les choses; ce qui a lieu parce que le vrai et
l'être diffèrent formellement.
2. Le non-étant n'a pas en soi de quoi être connu; il
est connu uniquement pour autant que l'intelligence le rend connaissable. Le
vrai est donc fondé sur l'étant, en ce que le non-étant est un être de raison, c'est-à-dire
un étant dont l'être consiste en son appréhension par la raison
3. Lorsqu'on dit que l'étant ne peut être appréhendé que
sous la raison de vrai, cela peut se comprendre de deux façons. On peut
comprendre que l'étant n'est pas appréhendé si la raison formelle de vrai ne
résulte pas de l'appréhension de l'étant, et en ce sens l'affirmation est
exacte. Mais on pourrait comprendre aussi que l'étant ne pourrait être
appréhendé sans que soit d'abord appréhendée la raison de vrai, et cela est
faux. A l'inverse, le vrai ne pourrait être appréhendé si d'abord ne l'était
celle de l'étant, car l'étant est inclus dans la raison de vrai. On pourrait de
même comparer l'intelligible à l'étant. On ne pourrait pas, en effet, connaître
l'étant s'il n'était pas intelligible; et pourtant l'étant peut être
intellectuellement connu sans que soit connue son intelligibilité. De même, l'étant
que connaît l'intelligence est vrai, mais, en connaissant l'étant, on ne
connaît pas pour autant le vrai.
Objections:
1. Il semble que, selon l'ordre rationnel, le bien soit
antérieur au vrai. En effet, selon le Philosophe, ce qui est le plus universel
est premier selon l'ordre de la raison. Or le bien est plus universel que le
vrai, car le vrai est un certain bien, celui de l'intelligence. Donc le bien
est rationnellement antérieur au vrai.
2. Le bien est dans les choses; le vrai est dans la
composition et la division opérées par l'intelligence, nous l'avons dit. Mais
les choses qui sont dans le réel sont antérieures à celles qui sont dans
l'intelligence. Donc, selon l'ordre rationnel, le bon est antérieur au vrai.
3. La vérité est rangée par Aristote parmi les vertus;
or la vertu est comprise dans la catégorie du "bon", étant, selon S.
Augustin, "une bonne qualité de l'âme". Le bien est donc antérieur au
vrai.
Cependant:
ce
qui se trouve dans un plus grand nombre de choses a la priorité selon l'ordre
de raison; or le vrai se rencontre parmi les choses où il n'y a pas de bien, par
exemple dans les entités mathématiques. Donc le vrai est antérieur au bien.
Conclusion:
Quoique
le bon et le vrai, quant au suppôt qu'ils qualifient, soient convertibles avec
l'étant, ils diffèrent par leur raison formelle. Et, sous ce rapport, le vrai, absolument
parlant, a priorité sur le bien. On peut le montrer de deux façons. Tout
d'abord, par le fait que le vrai est plus proche que le bon de l'étant, qui, lui,
est premier. En effet, le vrai concerne l'être lui-même immédiatement, tandis
que la raison formelle de bon est consécutive à l'être en tant qu'il est, d'une
certaine manière, parfait, car c'est ainsi qu'il est attirant. En second lieu, par
nature, la connaissance précède l'appétit. Donc, puisque le vrai a rapport à la
connaissance, et le bien à l'appétit, le vrai, selon l'ordre de la raison, aura
la priorité sur le bien.
Solutions:
1. La volonté et l'intelligence s'incluent l'une l'autre,
car l'intelligence connaît la volonté, et la volonté veut que l'intelligence
connaisse. Ainsi donc, parmi les choses qui ont rapport à l'objet de la volonté,
se trouvent également les choses de l'intelligence, et réciproquement. Par
suite, dans le domaine de l'appétibilité, le bien se présente comme universel, et
le vrai comme particulier; mais, dans l'ordre de l'intelligibilité, c'est
l'inverse. Donc, de ce qu'on observe que le vrai est un certain bien, il suit
que le bien est premier dans le domaine de l'appétibilité, non purement et
simplement.
2. Est antérieur dans l'ordre rationnel ce qui tombe
d'abord sous les prises de l'intellect. Or, l'intellect appréhende d'abord
l'étant lui-même; deuxièmement, il s'appréhende lui-même connaissant l'étant;
et troisièmement, il s'appréhende comme désirant l'étant. Aussi, la raison
d'étant est première; celle de vrai, deuxième; et celle de bon, troisième, quoique
le bien soit dans les choses.
3. La vertu appelée vérité n'est pas la vérité en
général, mais cette vérité particulière qui consiste à se montrer tel qu'on est,
en paroles et en actes. La vérité de la vie est prise dans ce sens particulier
que l'homme réalise dans sa vie ce à quoi il est ordonné par l'intelligence
divine, dans le même sens où l'on dit qu'il y a de la vérité dans les autres
choses. Quant à la vérité de la justice, elle consiste en ce que l'homme
observe ce qu'il doit à autrui, selon la loi. Mais il ne faut pas, à partir de
ces vérités particulières, passer à la vérité commune.
Objections:
l.
Il semble que non. En effet, la vérité consiste dans une composition ou une
division opérée par l'intelligence. Or, en Dieu il n'y a rien de tel.
2. Selon S. Augustin, la vérité d'une chose consiste à
ressembler à son principe. Mais Dieu n'a pas de principe. Donc il n'y a pas de
vérité en lui.
3. Ce que l'on dit de Dieu, on le dit toujours comme de
la cause suprême; par exemple, l'être de Dieu est cause de tout être, et sa
bonté est cause de tout bien. Donc, si Dieu est vérité, tout ce qui est vrai
viendra de lui. Or, que tel homme pèche, cela est vrai. Donc cela viendra de
Dieu, ce qui est évidemment faux.
Cependant:
il
est dit en S. Jean (14, 6): "Moi, je suis la voie, la vérité et la vie."
Conclusion:
D'après
ce qui précède, la vérité se trouve dans l'intelligence selon que celle-ci
appréhende une chose telle qu'elle est, et dans la chose selon qu'elle a un
être qui peut se conformer à l'intellect. Or cela se trouve en Dieu au plus
haut degré. Car son être non seulement est conforme à son intelligence, mais il
est son intellection même, et celle-ci est la mesure et la cause de tout être
distinct du sien, de toute intelligence autre que la sienne; et lui-même est
son propre être et sa propre intellection. Il s'ensuit que non seulement la
vérité est en lui, mais que lui-même est la souveraine et première vérité.
Solutions:
1. Il n'y a en Dieu ni composition ni division de
concepts, mais par la simple vue de son intelligence, il juge de tout et il
connaît tous les objets complexes. Et c'est ainsi que la vérité est dans son
intellect.
2. Le vrai de notre intellect est dans sa conformité à
son principe, à savoir aux choses dont il dépend pour connaître. Le vrai des
choses, lui aussi, est dans leur conformité à leur principe, qui est
l'intelligence divine. Mais, à proprement parler, cela ne peut pas se dire de
la vérité divine, à moins peut-être qu'il ne s'agisse d'une appropriation de la
vérité au Fils qui a un principe. Mais, si l'on parle de la vérité selon sa
raison formelle, la parole de S. Augustin ne peut se comprendre de Dieu si l'on
ne retrouve sous la proposition affirmative la négative qui s'y cache, comme
lorsqu'on dit: "le Père est par lui-même", pour dire qu'il n'est pas
par un autre. De la même manière on peut dire que la vérité divine est la
similitude de son principe, pour signifier que l'être de Dieu n'est pas
dissemblable de son intelligence.
3. Le non-étant et les privations n'ont pas de vérité
par eux-mêmes, ils en ont seulement dans l'appréhension de notre esprit. Or
toute appréhension de l'intellect a Dieu pour cause. De sorte que tout ce qu'il
y a de vérité dans mon énonciation: "cet homme commet un péché d'impureté",
cette vérité vient tout entière de Dieu. Mais si l'on veut conclure que ce
péché est causé par Dieu, il y a là ce qu'on appelle le sophisme de l'accident.
Objections:
1. Il semble qu'il y a une seule vérité, selon laquelle
toutes chose sont vraies. En effet, S. Augustin a dit: "Rien n'est plus
grand que l'esprit humain, si ce n'est Dieu." Or la vérité est plus grande
que l'esprit humain; autrement l'esprit serait juge de la vérité, alors qu'en
fait il juge selon la vérité et non pas d'après lui-même. Donc Dieu est vérité.
Il n'y a donc pas d'autre vérité que Dieu.
2. S. Anselme dit que la vérité est aux choses vraies ce
que le temps est aux choses temporelles. Or, il n'y a qu'un seul temps de
toutes les choses temporelles, donc il y a une seule vérité de tout ce qui est
vrai.
Cependant:
dans
le Psaume (12, 2 Vg) on trouve ces paroles: "Les vérités ont disparu de
chez les enfants des hommes."
Conclusion:
En
un sens, il y a une seule vérité par laquelle tout est vrai. Pour s'en
convaincre, il faut savoir que, si un attribut est dit de plusieurs sujets
univoquement, cet attribut se trouve selon sa raison formelle en chacun, comme
la nature animale en chaque espèce d'animal. Mais quand l'attribut est dit de
plusieurs analogiquement, il se trouve selon sa raison formelle propre dans un
seul d'entre eux, en fonction duquel les autres sont dénommés par cet attribut.
Ainsi "sain" est dit de l'animal, de l'urine et du médicament, non
que la santé soit ailleurs que dans le seul animal, mais en fonction de la
santé de l'animal, le médicament est dit sain parce qu'il est cause de cette
santé, et l'urine parce qu'elle en est le signe. Et quoique la santé ne soit ni
dans le médicament ni dans l'urine, il y a dans l'un et dans l'autre quelque
chose par quoi l'un cause et l'autre signifie la santé.
Or,
on a dit plus haut a que la vérité est premièrement dans l'intelligence, et
secondairement dans les choses, en tant que les choses sont référées à
l'intelligence divine. Donc, si nous parlons de la vérité en tant qu'elle est
dans l'intelligence selon sa propre raison formelle, il y a, en plusieurs
intelligences créées, plusieurs vérités, et aussi dans la même intelligence
selon la pluralité de choses connues. C'est ce qui fait dire à la Glose, sur
ces mots du Psaume: "Les vérités ont disparu de chez les enfants des
hommes", que d'une même vérité divine résultent plusieurs vérités, comme
d'un unique visage d'homme résultent plusieurs images dans le miroir. Mais, si
nous parlons de la vérité selon qu'elle est dans les choses, alors toutes
choses sont vraies par une seule et première vérité, à laquelle chacune est
assimilée selon son entité. Et ainsi, bien qu'il y ait diverses essences ou
formes des choses, cependant la vérité de l'intellect divin est unique, par
rapport à laquelle toutes les choses sont dénommées vraies.
Solutions:
1. Notre esprit juge de toutes les choses non pas selon
une vérité quelconque, mais selon la vérité première, en tant qu'elle se
reflète en lui comme dans un miroir, sous la forme des intelligibles premiers.
Il s'ensuit que la vérité première est plus grande que l'âme. Et cependant, la
vérité créée qui est dans notre intelligence, est plus grande que l'âme, elle
aussi, mais non purement et simplement: sous un certain rapport, en tant
qu'elle en est la perfection. En ce sens, on pourrait dire aussi de la science
qu'elle est plus grande que l'âme.
2. La parole de S. Anselme est vraie des choses qui sont
dites vraies par rapport à l'intellect divin.
Objections:
l.
Il semble que la vérité créée soit éternelle, car S. Augustin affirme: "Rien
n'est plus éternel que la définition du cercle et que deux et trois font cinq."
Or ce sont là des vérités créées.
2. Ce qui est toujours est éternel. Or les universaux
sont partout et toujours. Ils sont donc éternels. Donc aussi la vérité, qui est
ce qu'il y a de plus universel.
3. Si ceci est vrai présentement, il a toujours été vrai
que ceci serait vrai. Or, de même qu'une proposition au présent est une vérité
créée, de même celle d'une proposition au futur. Donc quelque vérité créée est
éternelle.
4. Ce qui n'a ni commencement ni fin est éternel. Mais
la vérité de nos énonciations n'a ni commencement ni fin. Parce que, si la
vérité commençait, alors qu'auparavant elle n'était pas, il était vrai alors
que la vérité n'était pas. Cela était donc doté de quelque vérité, si bien que
la vérité était avant d'avoir commencé. Pareillement, si l'on suppose que la
vérité a une fin, il s'ensuit qu'elle est après avoir cessé, car il sera vrai
que la vérité n'est pas. Donc la vérité est éternelle.
Cependant:
Dieu
seul est éternel, comme on l'a établi plus haut.
Conclusion:
La
vérité de nos énonciations n'est pas autre que la vérité de notre intelligence.
En effet, une énonciation est d'une part dans l'intelligence, d'autre part dans
la parole. Selon qu'elle est dans l'intelligence, elle est par elle-même
susceptible de vérité. Selon qu'elle est proférée, l'énonciation est dite vraie
en tant qu'elle signifie la vérité de l'intellect, non en raison d'une vérité
qui serait en elle comme dans son sujet. Ainsi l'urine est dite saine non en
raison d'une santé qui serait en elle, mais en raison de la santé de l'animal, qu'elle
signifie. Semblablement, nous avons dit que les choses sont dénommées vraies
par dérivation de la vérité qui est dans l'intelligence. Donc, s'il n'y avait
pas d'intelligence éternelle, il n'y aurait pas de vérité éternelle. Mais comme
seule l'intelligence divine est éternelle, c'est en elle seule que la vérité
est éternelle. Et il ne s'ensuit pas qu'il y ait quelque chose d'autre que Dieu
qui soit éternel, car la vérité de l'intelligence divine est Dieu même, ainsi
qu'on l'a montrée.
Solutions:
1. La définition du cercle et "deux et trois font
cinq" sont éternels dans l'esprit divin.
2. Que quelque chose existe partout et toujours, cela
peut s'entendre de deux façons. Ou bien on entend que ce quelque chose a en soi
de quoi s'étendre à tout temps et à tout lieu, comme il convient à Dieu d'être
partout et toujours. Ou bien on veut dire qu'il n'a en soi rien qui le détermine
à quelque lieu et à quelque temps, à l'exclusion d'un autre. C'est ainsi que la
matière première est dite une, non qu'elle ait une forme d'existence une, comme
l'homme est un en raison de l'unité de sa forme; mais on la qualifie ainsi en
raison du défaut de toutes les formes qui pourraient y introduire des
distinctions. De cette manière-là, tout ce qui est universel est dit exister
partout et toujours, parce que les universaux font abstraction de l'espace et
du temps. Mais il ne s'ensuit pas qu'ils soient éternels, si ce n'est dans un
intellect, s'il en est, qui soit éternel.
3. Ce qui est maintenant a été futur avant d'être, parce
qu'il était dans sa cause comme devant être fait. Donc, cette cause écartée, sa
venue à l'être ne serait pas un futur. Or, seule la cause première est
éternelle. Par conséquent, si l'on peut dire qu'il a toujours été vrai que les
choses qui existent maintenant étaient futures, cela vient de ce qu'il a été
inscrit dans une cause éternelle qu'ils seraient. Et celle-ci, c'est Dieu seul.
4. Parce que notre intellect n'est pas éternel, la
vérité des énonciations que nous formons n'est pas éternelle. Elle a commencé.
Et avant que cette vérité existât, il n'était pas vrai de dire que cette vérité
n'était pas, sauf si cela était dit par l'intelligence divine, en qui seule la
vérité est éternelle. Mais maintenant il est vrai de dire que cette vérité
n'était pas alors. Et encore, cela n'est vrai que de la vérité présente
maintenant à notre intelligence, non d'une vérité qui serait dans la chose. Car
cette vérité-là concerne le non-étant; or le non-étant n'est pas vrai en
lui-même, il n'est vrai que par l'intellect qui l'appréhende. Donc, dire d'une
vérité qu'il fut un temps où elle n'était pas, n'est vrai que si nous
appréhendons son non-être comme antérieur à son être.
Objections:
1. Il semble que la vérité soit immuable. Car S.
Augustin a dit: "La vérité n'est pas égale à l'esprit humain, car elle
serait alors changeante comme lui."
2. Ce qui demeure après toute mutation est immuable;
ainsi la matière première ne peut être ni engendrée ni détruite parce qu'elle
demeure après toute génération et toute destruction. Or, la vérité demeure
après toute mutation, car après toute mutation il est vrai de dire: ceci est ou
ceci n'est pas.
3. Si la vérité d'un énoncé devait changer, ce serait
surtout selon le changement de la chose. Or c'est ce qui n'a pas lieu. En effet,
selon S. Anselme, la vérité est une certaine rectitude, consistant en ce qu'une
chose réalise ce qu'il en est d'elle dans l'esprit divin. Or, cette proposition:
"Socrate est assis" tient de l'esprit divin de signifier que Socrate
est assis, et elle signifie cela même lorsque Socrate n'est pas assis. La
vérité de la proposition ne change donc en aucune manière.
4. La cause étant la même, l'effet est aussi le même. Or,
c'est la même réalité qui est cause de vérité pour ces trois propositions: "Socrate
est assis, sera assis, a été assis." Donc la vérité en est la même. Il
faut cependant que l'une de ces trois propositions soit vraie; par conséquent, leur
vérité commune demeure immuable, ce qu'on dirait, pour le même motif, de toute
autre proposition.
Cependant:
le
Psaume (12, 2 Vg) dit: "Les vérités ont disparu de chez les enfants des
hommes."
Conclusion:
Comme
on l'a dit plus haut, la vérité est proprement dans la seule intelligence, et
les choses sont dites vraies en raison d'une vérité qui est dans un intellect.
La mutabilité du vrai doit donc être étudiée par rapport à l'intellect, dont la
vérité consiste dans sa conformité avec les choses qu'il connaît. Or cette
conformité peut varier de deux façons, comme toute autre ressemblance, par la
mutation de l'un de ses deux extrêmes. La vérité varie du fait de
l'intelligence si, la chose restant comme elle est, quelqu'un change d'opinion
à son sujet. D'une autre façon, la vérité varie si, l'opinion demeurant la même,
c'est la chose qui change. Dans ces deux cas, il y a passage du vrai au faux.
Donc,
s'il se trouve une intelligence en laquelle ne puisse se produire aucune
alternance d'opinion, ou aux prises de laquelle aucune chose n'échappe, la
vérité, en cette intelligence-là, sera immuable. Or, telle est l'intelligence
divine, comme il est évident d'après ce qui précède. La vérité de
l'intelligence divine est donc immuable. Mais la vérité de notre intelligence
est changeante. Non qu'elle-même soit le sujet de ce changement, mais selon que
notre intelligence passe du vrai au faux.Car c'est ainsi que des formes peuvent
être dites changeantes. C'est selon la vérité de l'intellect divin que les
choses naturelles sont dites vraies, et cette vérité est absolument immuable.
Solutions:
1. S. Augustin parle de la vérité divine.
2. Le vrai et l'étant sont convertibles. Or, l'étant
n'est ni engendré ni corrompu par soi, mais par accident, selon que cet
étant-ci ou celui-là est corrompu ou engendré, selon Aristote. De même, la
vérité est changée, non qu'il ne reste plus aucune vérité, mais parce que cette
vérité, qui était auparavant, n'est plus.
3. Une proposition n'est pas vraie seulement comme les
autres choses sont dites vraies parce qu'elles réalisent ce que l'intellect
divin a ordonné à leur sujet, mais aussi d'une manière qui lui est propre en
tant qu'elle signifie la vérité de l'intelligence, laquelle consiste dans la
conformité de cette intelligence avec ce qui est. Si cette conformité disparaît,
la vérité du jugement change, et par suite la vérité de la proposition. Ainsi
cette proposition: "Socrate est assis" est vraie, lorsque Socrate est
assis, d'une double vérité: d'une vérité de chose en tant qu'elle est une
expression vocale, et d'une vérité de signification, comme exprimant un
jugement vrai. Si Socrate se lève, la première vérité demeure, mais la seconde
est changée.
4. Le fait d'être assis, pour Socrate, qui cause la
vérité de cette proposition: "Socrate est assis" ne se comporte pas
de la même manière quand Socrate est assis, et quand il ne l'est plus, ou pas
encore. Donc la vérité causée ainsi n'est pas non plus la même, elle est
signifiée diversement par les propositions au présent, au passé et au futur.
Par conséquent, bien qu'une de ces propositions soit vraie, on ne peut pas en
conclure que la même vérité demeure invariable.
1. La fausseté
est-elle dans les choses? 2. Est-elle dans le sens? 3. Est-elle dans
l'intelligence? 4. L'opposition entre le vrai et le faux.
Objections:
1. Il semble que non car, dit S. Augustin: "Si le
vrai est ce qui est, on devra en conclure que le faux n'est nulle part, malgré
toutes les objections."
2. Falsus (faux) vient de fallere (tromper). Or les
choses ne trompent pas; comme dit S. Augustin: "Elles ne montrent rien
d'autre que leur aspect." Donc le faux ne se trouve pas dans les choses.
3. Le vrai est dit des choses par référence à
l'intellect divin en ceci qu'elles sont à son imitation, ainsi qu'on l'a
expliqué. Mais toute chose, par tout ce qu'elle est, imite Dieu. Donc toute
chose est vraie, sans rien de faux. Et ainsi aucune chose n'est fausse.
Cependant:
S.
Augustin écrit: "Tout corps est corps véritable et fausse unité", pour
cette raison qu'il imite l'unité, mais n'est pas unité. Or toute chose imite la
bonté divine et se trouve en défaut par rapport à elle: donc il y a du faux en
toute chose.
Conclusion:
Puisque
le vrai et le faux s'opposent, et que les termes opposés sont relatifs à un
même sujet, il est nécessaire de chercher tout d'abord la fausseté là où se
trouve d'abord et par priorité la vérité, à savoir dans l'intelligence. Dans
les choses il n'y a ni vérité ni fausseté, si ce n'est par rapport à
l'intelligence. Comme toute chose est nommée purement et simplement d'après ce
qui lui convient par soi, tandis qu'elle n'est nommée que sous un certain
aspect d'après ce qui lui convient par accident, une chose pourrait bien être
dite fausse purement et simplement en référence à l'intelligence dont elle
dépend et avec laquelle il lui est essentiel d'être en rapport, mais en
référence à une autre intelligence à l'égard de laquelle elle n'est en rapport
qu'accidentellement, elle ne pourrait être dite fausse que sous un certain
aspect.
Or
les choses de la nature dépendent de l'intelligence divine comme les choses
artificielles dépendent de l'intelligence humaine. Donc, les choses
artificielles sont dites purement et simplement, et en elles-mêmes, fausses
dans la mesure où elles manquent à être conformes à l'idée de l'artiste; c'est
pourquoi l'on dit d'un artiste qu'il fait une oeuvre fausse quand il manque son
but.
Ainsi
donc, dans les choses produites par Dieu il ne peut se trouver rien de faux, si
l'on considère ces choses dans leur rapport avec l'intelligence divine; car
tout ce qui arrive dans les choses provient des plans de cette sagesse divine.
Il n'y a d'exception peut-être qu'en ce qui concerne les agents volontaires.
Ils ont le pouvoir de se soustraire au plan de l'intellect divin, ce qui
constitue le "mal de faute" ou péché; en raison de quoi les péchés
sont appelés par l'Écriture des erreurs, des mensonges, comme on le voit dans
le Psaume (4, 3): "Jusques à quand aimerez-vous la vanité et
rechercherez-vous le mensonge?" Inversement, l'acte vertueux est appelé "vérité
de la vie" en tant que soumission aux dispositions de l'intelligence
divine, selon la parole de saint Jean (3, 21): "Celui qui fait la vérité
vient à la lumière."
Mais,
par rapport à notre intelligence, à qui se réfèrent par accident les choses
surnaturelles, celle-ci peuvent être dites fausses, non absolument, mais sous
un certain aspect. Et elles peuvent l'être de deux manières. Tout d'abord comme
ce qui est signifié par notre intellect, de telle sorte que l'on appelle faux, dans
une chose, ce que l'on en dit ou que l'on s'en représente faussement. De cette
façon, toute chose peut être dite fausse quant à ce qui n'est pas en elle, comme
si nous disions, avec Aristote, que la diagonale du carré est un "faux
commensurable" ou, avec S. Augustin, qu'un tragédien est un "faux
Hector". Et inversement, cette chose peut être dite vraie quant à ce qui
lui convient. En second lieu comme ce qui cause la connaissance, et alors une
chose est dite fausse si elle est de nature à provoquer sur elle une opinion
fausse. Et parce qu'il nous est naturel de juger des choses par ce qu'on en
voit du dehors, notre connaissance ayant son origine dans les sens, et les sens
ayant pour objet propre et essentiel les accidents extérieurs, pour cette
raison, ce qui présente, parmi les accidents extérieurs des choses, l'apparence
d'autres choses, est appelé faux par rapport à ces choses-là. Ainsi le fiel est
du faux miel, et l'étain est du faux argent. C'est ce que note S. Augustin en
disant que nous appelons fausses les choses que nous trouvons ressembler aux
vraies. Et le Philosophe affirme qu'on dit fausses toutes choses aptes à se
montrer comme elles ne sont pas, ou ce qu'elles ne sont pas. De cette même
manière, l'homme lui aussi peut être appelé faux s'il aime les fausses opinions
et le faux langage, mais non pas s'il est capable de les imaginer car, dans ce
cas, les savants et les sages pourraient être appelés faux, remarque Aristote.
Solutions:
1. La chose référée à l'intelligence est dite vraie
selon ce qu'elle est, et fausse selon ce qu'elle n'est pas. Aussi S. Augustin
remarque-t-il que c'est un vrai tragédien qui est un faux Hector. Ainsi donc, dans
les choses qui sont, se trouve un certain aspect par où elles sont fausses.
2. Les choses ne trompent pas par elles-mêmes, mais par
accident. Car elles donnent occasion à la fausseté en étant revêtues de la
ressemblance de choses dont elles n'ont pas la réalité.
3. Ce n'est pas par référence à l'intellect divin que
les choses sont dites fausses elles le seraient alors purement et simplement
c'est en référence à notre intelligence, c'est-à-dire secondairement.
4. En réponse
à ce qui a été avancé En sens contraire,
il faut dire qu'une image ou une représentation déficiente ne revêt la forme de
la fausseté que si elle donne occasion à une opinion fausse. On ne peut donc
pas dire qu'il y ait fausseté partout où il y a similitude, mais bien là où la
similitude est telle qu'elle est de nature à faire naître une opinion fausse, non
pas en chacun, mais en la plupart.
Objections:
1. Il semble qu'il n'y ait pas de fausseté dans le sens.
Car S. Augustin écrit: "Si tous les sens corporels transmettent leur
impression telle quelle, je ne vois pas ce que nous devrions en exiger de plus."
Il semble donc que nous ne sommes pas trompés par les sens. Ainsi la fausseté
ne se trouve pas dans le sens.
2. Le Philosophe affirme: "La fausseté n'est pas le
propre du sens, mais de l'imagination."
3. Dans l'incomplexe, il n'y a ni vrai ni faux, mais
seulement dans les combinaisons de concepts. Or composer et diviser n'est pas
le fait du sens. Donc la fausseté ne se trouve pas dans le sens.
Cependant:
S.
Augustin écrit: "Dans l'exercice de tous nos sens, il nous arrive d'être
trompés par la séduction d'une ressemblance."
Conclusion:
La
fausseté n'est à chercher dans le sens que de la même manière dont on y trouve
la vérité. Or la vérité n'est pas dans le sens de telle manière qu'il connaisse
la vérité, mais en ceci seulement qu'il a des objets sensibles une appréhension
vraie, nous l'avons dit. Et cela vient de ce qu'il appréhende les choses telles
qu'elles sont. Donc, s'il arrive que le sens soit faux, cela vient de ce qu'il
appréhende ou juge les choses autrement qu'elles ne sont. Or, à l'égard de la
connaissance des choses, le sens se comporte selon que la similitude des choses
est en lui. Mais c'est de trois manières différentes que la similitude d'une
chose est dans le sens. D'abord premièrement et par soi: ainsi la similitude de
la couleur dans la vue, et en général celle des sensibles propres. Deuxièmement
par soi, mais non premièrement: ainsi, dans la vue, la similitude de la
grandeur, de la configuration et des autres sensibles communs. D'une troisième
façon, ni premièrement ni par soi, mais par accident: ainsi, dans la vue, il y
a la similitude d'un homme, non en tant qu'il est homme, mais en tant qu'il se
trouve que ce coloré est un homme.
A
l'égard des sensibles propres, le sens n'a pas de connaissance fausse, si ce
n'est par accident et dans des cas peu nombreux; car cela vient d'une mauvaise
disposition de l'organe, qui reçoit mal la forme sensible, de même que les
autres patients, quand ils sont mal disposés, reçoivent de façon défectueuse la
forme qu'imprime en eux leurs agents. De là vient que certains malades, dont la
langue est en mauvais état, trouvent amères des choses douces.
Mais,
à l'égard des sensibles communs ou des sensibles par accident, il peut y avoir
un jugement faux, même dans un sens bien disposé, car le sens n'est pas ordonné
à ces objets directement, mais par accident ou consécutivement à son ordination
envers l'objet propre.
Solutions:
1. "L'impression qui affecte le sens", c'est
le sentir lui-même. Du fait que les sens transmettent leurs impressions telles
quelles, il s'ensuit que nous ne sommes pas trompés quant au jugement par
lequel nous estimons sentir quelque chose. Mais, étant donné que le sens est
quelquefois affecté autrement que n'est la chose, il s'ensuit qu'il nous
signale quelquefois cette chose autrement qu'elle n'est. Ainsi nos sens nous
trompent sur la chose, non sur le sentir.
2. L'erreur est dite ne pas être le propre du sens parce
qu'il ne se trompe pas à l'égard de son objet propre; c'est ce qu'on voit plus
clairement dans cette autre traduction: "La perception du sensible n'est
jamais fausse." Quant à l'imagination, on lui attribue l'erreur en ce sens
qu'elle représente l'image de la chose, même absente, de sorte que, si le sujet
considère cette image de la chose comme étant la chose même, c'est d'une telle
considération que provient l'erreur. C'est ce qui fait dire au Philosophe que les
ombres, les peintures et les songes sont dits faux parce que les choses
auxquelles ils ressemblent ne sont pas là.
3. Cette raison prouve que l'erreur n'est pas dans le
sens comme dans ce qui connaît le vrai et le faux.
Objections:
1. Il semble que la fausseté ne soit pas dans
l'intelligence. En effet, S. Augustin écrit: "Celui qui se trompe ne
saisit pas par l'intelligence ce en quoi il se trompe." Or, dire d'une
connaissance qu'elle est fausse, c'est dire que nous sommes trompés par elle.
Donc, dans l'intelligence, il n'y a pas d'erreur.
2. Le Philosophe a dit: "L'intelligence est
toujours droite." Il n'y a donc pas de fausseté dans l'intelligence.
Cependant:
le
Philosophe écrit: "Là où se trouvent des combinaisons de concepts, se
trouvent le vrai et le faux." Or les combinaisons de concepts se trouvent
dans l'intelligence. Donc le vrai et le faux se trouvent dans l'intelligence.
Conclusion:
Comme
chaque chose a l'être par sa forme propre, ainsi la faculté cognitive a le
connaître par la similitude propre de la chose connue. Mais une chose de la
nature ne manque pas de l'être qu'elle a en raison de sa forme, tandis qu'elle
peut manquer de certains êtres accidentels, ou encore consécutifs à sa forme.
De même il peut manquer à un homme d'avoir deux pieds, mais non pas d'être
homme. Ainsi une faculté cognitive ne manque pas de connaître la chose même
dont la similitude l'informe; elle peut manquer par contre d'une chose qui lui
est consécutive ou accidentelle. Il en est comme de la vue, dont nous avons dit
qu'elle n'est jamais trompée à l'égard de son sensible propre, mais qu'elle
peut l'être à l'égard des sensibles communs qui sont consécutifs au sensible
propre, et à l'égard des sensibles par accident.
Or,
de même que le sens est informé directement par la similitude des sensibles
propres, l'intellect est informé par la similitude de la quiddité de la chose.
Aussi l'intellect ne se trompe pas plus au sujet de la quiddité que le sens à
l'égard des sensibles propres. Mais lorsqu'il compose ou divise les concepts, il
peut se tromper, en attribuant à la réalité dont il a appréhendé l'essence
quelque chose qui n'est pas consécutif à cette quiddité, ou même qui lui est
opposé. Car il en est alors de l'intellect qui juge de ces choses comme du sens
qui juge des sensibles communs ou accidentels. Avec cette différence, cependant,
conformément à ce qu'on disait plus haut en parlant de la vérité, que la
fausseté peut être dans l'intellect non seulement en ce que la connaissance de
cet intellect est fausse, mais en ce que l'intellect la connaît comme il
connaît la vérité. Dans le sens, au contraire, la fausseté n'est pas en tant
que connue, nous l'avons dit.
Mais,
parce que la fausseté de l'intelligence ne se trouve que dans l'opération par
laquelle elle compose les concepts, dans celle par laquelle elle connaît la
quiddité, la fausseté peut se trouver par accident, lorsque s'y mêle une
composition de concepts. Cela peut se produire de deux façons. Selon la
première, l'intelligence attribue la définition d'une chose à une autre, comme
si l'on attribuait à l'homme la définition du cercle. Alors la définition de
l'un est fausse pour l'autre. Ou, autrement, l'intelligence compose entre elles,
comme parties d'une définition, des notes intelligibles qui ne sont pas
conciliables. Dans ce cas, la définition n'est pas seulement fausse à l'égard
d'une certaine chose, mais en elle-même. Par exemple, si l'intellect construit
cette définition: "Animal raisonnable quadrupède", l'intellect est
faux dans cette définition, parce qu'il est faux en construisant cette
proposition: "Un animal raisonnable est quadrupède." Et c'est
pourquoi, dans l'acte de connaître les essences simples, l'intellect ne peut
être faux, mais ou bien il est vrai, ou bien il ne connaît rien du tout.
Solutions:
1. L'essence de la chose étant l'objet propre de
l'intelligence, nous connaissons à proprement parler une chose quand, la
ramenant à son essence, nous en jugeons selon ce qu'elle est, comme cela se
passe dans les démonstrations qui sont sans faute. C'est ainsi qu'il faut
comprendre la parole de S. Augustin, pour qui celui qui se trompe ne saisit pas
par l'intelligence ce en quoi il se trompe et non pas en ce sens qu'on ne se
trompe jamais par une opération intellectuelle.
2. L'intelligence est toujours droite, si l'on entend
par "intelligence" la saisie des premiers principes: ce n'est pas à
leur égard, en effet, que l'intellect est induit en erreur, pour la même raison
qu'il n'est pas induit en erreur à l'égard de la quiddité. Car les principes
immédiatement connus sont ceux qui sont connus aussitôt que leurs termes sont
saisis par l'intellect, leur prédicat étant inclus dans la définition du sujet.
Objections:
1. Il semble que le vrai et le faux ne soient pas
contraires. En effet, ils s'opposent comme ce qui est et ce qui n'est pas, car "le
vrai, c'est ce qui est", dit S. Augustin. Or ce qui est et ce qui n'est
pas ne s'opposent pas comme des contraires. Donc le vrai et le faux ne sont pas
contraires.
2. Un contraire ne saurait exister dans son contraire;
or le faux est dans le vrai puisque, selon S. Augustin, "un tragédien ne
pourrait être un faux Hector, s'il n'était un vrai tragédien".
3. En Dieu il n'y a aucune contrariété, car rien n'est
contraire à la substance divine, selon S. Augustin. Or le faux s'oppose à Dieu,
car dans l'Écriture une idole est appelée un mensonge puisque, à ces mots de
Jérémie (8, 5): "Ils s'attachent avec force au mensonge", la Glose
ajoute: "C'est-à-dire à l'idole." Le vrai et le faux ne sont donc pas
contraires.
Cependant:
le
Philosophe estime qu'une opinion fausse est le contraire d'une vraie.
Conclusion:
Le
vrai et le faux s'opposent comme des contraires, et non comme l'affirmation et
la négation, ainsi que certains l'ont prétendu. Pour s'en convaincre, il faut
observer que la négation ne dit rien de positif et n'implique pas un sujet
déterminé, en raison de quoi elle peut être dite aussi bien de l'étant que du
non-étant, comme non voyant, non assis. La privation, elle, ne dit rien de
positif non plus, mais elle implique un sujet déterminé, car elle est, dit
Aristote, une négation dans un sujet: on ne peut appeler aveugle qu'un sujet à
qui il convient par nature de voir. Quant au "contraire", il dit
quelque chose de positif et, à la fois, il implique un sujet déterminé: ainsi
le noir est une certaine espèce de couleur. Or le faux pose quelque chose, car
le faux provient, dit Aristote, de ce que l'on dit ou croit que quelque chose
est, alors qu'il n'est pas; ou n'est pas, alors qu'il est. De même, en effet, que
parler de vrai, c'est porter un jugement conforme à ce qui est ainsi, parler de
faux, c'est porter un jugement qui n'y est pas conforme. Il est donc manifeste
que le vrai et le faux sont contraires.
Solutions:
1. Ce qui est dans les choses, c'est la vérité de la
chose, mais ce dont l'être consiste à être connu, c'est le vrai de
l'intelligence, en laquelle se trouve d'abord la vérité. Donc le faux, lui
aussi, est ce qui, en tant qu'appréhendé par l'intelligence, n'est pas. Entre
l'appréhension de l'être et celle du non-être, il y a contrariété. Aussi le
philosophe prouve-t-il que cette affirmation: "Le bon est bon", et
cette autre: "Le bon n'est pas bon", sont deux affirmations
contraires.
2. Le faux n'est pas fondé sur le vrai qui lui est
contraire (pas plus que le mal sur le bien qui lui est contraire), mais sur le
vrai qui est son sujet. La raison en est, dans les deux cas, que le vrai et le
bien sont des transcendantaux, convertibles avec l'étant. Aussi, de même que
toute privation est fondée sur un sujet qui est un étant, ainsi tout mal est
fondé sur quelque bien, et tout faux sur quelque vrai.
3. Comme les contraires et les termes opposés par
manière de privation se rapportent naturellement à un même sujet, il en résulte
que rien n'est contraire à Dieu si on le considère tel qu'il est en lui-même, ou
selon sa bonté, ou selon sa vérité (car dans son intelligence il ne peut y
avoir d'erreur). Mais dans l'esprit qui l'appréhende, Dieu a un contraire, car
une opinion vraie à son sujet a pour contraire une opinion fausse. Et c'est
ainsi que les idoles sont appelées des mensonges opposés à la vérité divine:
c'est-à-dire que la fausse opinion que l'on a des idoles est contraire à
l'opinion vraie sur l'unité de Dieu.
1. Y a-t-il une
volonté en Dieu? 2. Dieu veut-il autre chose que lui-même? 3. Tout ce que Dieu
veut, le veut-il nécessairement? 4. La volonté de Dieu est-elle cause des
choses? 5. Peut-on attribuer une cause à la volonté divine? 6. La volonté
divine s'accomplit-elle toujours? 7. La volonté de Dieu est-elle sujette au
changement? 8. La volonté de Dieu rend-elle nécessaires les choses qu'elle veut?
9. Y a-t-il en Dieu la volonté des choses mauvaises? 10. Dieu a-t-il le libre
arbitre? 11. Doit-on distinguer en Dieu une "volonté de signe"? 12.
Convient-il de proposer cinq signes de la volonté divine?
Objections:
1. Il semble qu'en Dieu il n'y ait pas de volonté. Car
l'objet de la volonté, c'est la fin, c'est le bien. Or on ne saurait assigner à
Dieu une fin. Donc il n'y a pas en lui de volonté.
2. La volonté est une faculté de désir. Or le désir, relatif
à ce qu'on n'a pas, marque une imperfection qui ne convient pas à Dieu.
3. D'après le Philosophe, la volonté est un moteur mû;
or Dieu est le premier moteur immobile, comme le prouve Aristote lui-même. Donc
il n'y a pas de volonté en Dieu.
Cependant:
l'Apôtre
écrit (Rm 12, 2): "Sachez reconnaître quelle est la volonté de Dieu."
Conclusion:
Il
y a en Dieu une volonté comme il y a en lui un intellect, car la volonté est
consécutive à l'intelligence. En effet, comme une chose de la nature est en
acte par sa forme, ainsi l'intelligence, par la forme intelligible, est en acte
par le connu. Or, toute chose est à l'égard de sa forme naturelle dans un
rapport tel que si elle n'a pas cette forme, elle y tend; et quand elle l'a, elle
s'y repose. Il en est de même de toute perfection naturelle, qui est un bien de
nature; et cette relation au bien, dans les choses privées de connaissance, est
appelée appétit naturel. Ainsi la nature intellectuelle a une relation
semblable au bien qu'elle appréhende par le moyen de la forme intelligible, de
telle sorte que si elle a ce bien, elle s'y repose, et si elle ne l'a pas, elle
le cherche. Or, se reposer dans le bien, comme le chercher, relève de la
volonté. Aussi, en toute créature douée d'intelligence y a-t-il une volonté, de
même qu'en toute créature douée de sensation il y a un appétit animal. Ainsi, en
Dieu, il faut qu'il y ait une volonté, puisqu'il y a en lui une intelligence.
Et comme son intellection est son être même, ainsi en est-il de son vouloir.
Solutions:
1. Bien que rien d'extérieur à Dieu ne soit une fin pour
lui-même, lui-même est la fin pour toutes les choses qui sont faites par lui.
Et cela par essence, puisqu'il est bon par son essence, ainsi qu'on l'a montré
précédemment. La fin, en effet, est formellement ce qui est bon.
2. La volonté appartient en nous à la partie appétitive.
Celle-ci, bien qu'elle tire son nom du désir, n'a pas pour acte unique de
désirer ce qu'elle n'a pas, mais aussi d'aimer ce qu'elle a et d'en jouir. Et
c'est sous cet aspect que la volonté est attribuée à Dieu, car elle a toujours
le bien qui est son objet puisqu'il ne diffère pas de Dieu selon l'essence, comme
on l'a dit dans la solution précédente.
3. Une volonté dont l'objet principal est un bien
extérieur à celui qui veut doit être mue par quelque cause. Mais l'objet de la
volonté divine est sa bonté même, qui est son essence. C'est pourquoi, puisque
la volonté de Dieu, aussi, est son essence, ce n'est pas par un autre que soi, c'est
par elle-même qu'elle est mue, dans le sens où l'on dit que connaître
intellectuellement et vouloir sont des mouvements. C'est en ce sens que Platon
a dit du premier Principe qu'il se meut lui-même.
Objections:
1. Il semble que non. Car son vouloir est identique à
son être. Or Dieu n'est pas autre chose que lui-même. Donc il ne veut pas autre
chose que lui-même.
2. Ce qui est voulu meut la volonté, comme l'objet
désiré meut le désir, selon Aristote. Donc, si Dieu veut autre chose que lui, sa
volonté sera mise en mouvement par quelque chose d'autre, ce qui est
impossible.
3. Toute volonté à qui suffit un objet voulu ne
recherche rien d'autre. Mais à Dieu suffit sa bonté, et sa volonté en est
rassasiée. Donc Dieu ne veut rien d'autre que lui-même.
4. L'acte de volonté est multiplié selon la multiplicité
des objets voulus. Donc, si Dieu veut et lui-même et d'autres choses, il
s'ensuit que son acte de volonté est multiple, et par suite aussi son être, qui
est son vouloir. Or cela est impossible. Il ne veut donc pas autre chose que
lui-même.
Cependant:
l'Apôtre
écrit (1 Th 4, 3): "Voici quelle est la volonté de Dieu: votre
sanctification."
Conclusion:
Il
faut dire que Dieu veut non seulement lui-même, mais aussi d'autres choses. On
le voit par la comparaison proposée précédemment. Un objet de nature n'a pas
seulement une inclination naturelle à l'égard de son propre bien, pour
l'acquérir lorsqu'il lui fait défaut ou pour s'y reposer lorsqu'il le tient, mais
encore pour le communiquer à d'autres autant qu'il est possible. Aussi
voyons-nous que tout agent, pour autant qu'il est en acte et achevé, produit
son semblable 2. Donc la raison formelle de bonté comprend ceci: que chacun
communique à d'autres le bien qu'il a, autant qu'il est possible. Et cela
convient principalement à la volonté divine, d'où toute perfection provient
selon quelque ressemblance. Ainsi donc, si les choses naturelles, dans la
mesure où elles sont achevées, communiquent leur bonté à d'autres, bien plus
encore appartient-il à la volonté divine de communiquer à d'autres son bien par
manière de ressemblance, autant que c'est possible. Dieu veut donc et que
lui-même et que les autres choses soient, lui-même étant la fin, les autres
étant ordonnées à la fin, en tant qu'il appartient aussi à la bonté divine, par
mode de convenance, d'être participée par d'autres.
Solutions:
1. Bien que le vouloir de Dieu soit son être en réalité,
il en diffère pourtant conceptuellement, en raison des manières différentes
dont nous connaissons et signifions l'un et l'autre, ainsi qu'on l'a vu. Quand
je dis que Dieu est, cette affirmation ne comporte pas une relation à quelque
chose, comme lorsque je dis: Dieu veut. En conséquence, bien que Dieu ne soit
pas autre que lui-même, il veut pourtant autre chose que lui-même.
2. Dans les choses que nous voulons en vue d'une fin, c'est
dans la fin que se trouve tout le principe du mouvement, et c'est elle qui meut
la volonté. On le voit clairement dans le cas des choses qui ne sont voulues
qu'en raison de la fin. Par exemple, celui qui veut prendre une potion amère, ne
veut rien d'autre que la santé. Il en va autrement pour celui qui prend une
potion agréable, qu'il peut vouloir, non seulement pour la santé, mais pour
elle-même. Ainsi donc puisque c'est en vue de cette fin qu'est sa propre bonté
que Dieu veut des choses autres que lui-même, comme on vient de le dire, il ne
s'ensuit pas que quelque chose d'autre que sa bonté meuve sa volonté. Et ainsi,
de même que Dieu connaît les autres êtres en se connaissant lui-même, il veut
aussi tout le reste en voulant sa propre bonté.
3. De ce que la bonté de Dieu suffit à sa volonté il ne
s'ensuit pas qu'il ne veuille rien d'autre, mais bien qu'il ne veut rien qu'en
raison de sa bonté. De même que l'intelligence divine bien qu'elle ait toute sa
perfection en cela même qu'elle connaît l'essence divine, n'en connaît pas moins
dans cette essence les autres choses.
4. De même que l'intellection divine est une, parce
qu'elle ne voit une multitude de choses que dans l'un, ainsi le vouloir divin
est un et simple parce qu'il ne veut une multitude de choses que comprises en
une, sa bonté.
Objections:
1. Il semble bien que Dieu veuille nécessairement tout
ce qu'il veut. Car tout ce qui est éternel est nécessaire, et tout ce que Dieu
veut, il le veut éternellement, sans quoi sa volonté serait changeante.
2. Dieu veut les choses autres que lui en tant qu'il
veut sa propre bonté. Mais Dieu veut sa bonté nécessairement. Donc il veut tout
le reste nécessairement.
3. Tout ce qui est naturel à Dieu est nécessaire; car il
est par soi l'être nécessaire et le principe de toute nécessité, ainsi qu'on
l'a montré. Or il lui est naturel de vouloir tout ce qu'il veut, car en lui
rien ne peut être hors de sa nature, dit Aristote. Donc tout ce qu'il veut, il
le veut par nécessité.
4. N'être pas nécessaire et pouvoir ne pas être sont des
propositions équivalentes. Donc, s'il n'est pas nécessaire que Dieu veuille une
des choses qu'il veut, il est possible qu'il ne veuille pas cette choselà et il
est possible encore qu'il la veuille, puisqu'il la veut. Donc la volonté de
Dieu est contingente à l'égard du vouloir et du nonvouloir de cette chose.
Ainsi elle est imparfaite car tout ce qui est contingent est imparfait.
5. D'une cause qui peut indifféremment faire ceci ou son
contraire, nulle action ne sort, à moins qu'elle ne soit poussée à l'un des
deux par l'action d'une autre. Donc, si la volonté de Dieu est indifférente à
l'égard de certains vouloirs il s'ensuit qu'elle est déterminée à produire tel
effet par quelque agent étranger, et ainsi qu'elle a une cause antérieure à
elle.
6. Tout ce que Dieu sait, il le sait nécessairement.
Mais, de même que la science de Dieu est son essence même, ainsi sa volonté.
Donc tout ce que Dieu veut, il le veut nécessairement.
Cependant:
l'Apôtre
dit de Dieu (Ep 1, 11): "Il opère toutes choses d'après le conseil de sa
volonté." Or, ce que nous opérons d'après une délibération volontaire, nous
ne le voulons pas nécessairement. Donc Dieu ne veut pas nécessairement tout ce
qu'il veut.
Conclusion:
Quelque
chose est dit nécessaire en deux sens: absolument, et conditionnellement.
Quelque chose est jugé absolument nécessaire selon la relation des termes de la
proposition qui l'exprime: que le prédicat appartienne à la définition du sujet,
comme il est nécessaire que l'homme soit un animal; ou bien que le sujet entre
dans la notion du prédicat, comme il est nécessaire qu'un nombre soit pair ou
impair. Mais il n'est pas nécessaire de cette façon que Socrate soit assis;
aussi n'est-ce pas nécessaire absolument parlant; mais cela peut être dit
nécessaire conditionnellement; car à supposer qu'il soit assis, il est
nécessaire qu'il soit assis lorsqu'il est assis.
Au
sujet des vouloirs divins, on doit donc considérer qu'il est nécessaire
absolument, qu'il y ait un bien qui soit voulu pour lui-même par Dieu, mais
cela n'est pas vrai de tout ce qu'il veut. En effet, la volonté divine a un
rapport nécessaire avec la bonté divine qui est son objet propre. Dieu veut
donc nécessairement que sa bonté soit, comme notre volonté veut nécessairement
la béatitude, comme du reste toute autre faculté de l'âme a un rapport
nécessaire à son objet propre et principal, par exemple la vue à la couleur;
car il est de sa nature même qu'elle y tende. Mais les choses autres que lui, Dieu
les veut en tant qu'elles sont ordonnées à sa bonté comme à leur fin. Or les
choses qui sont ordonnées à une fin, nous ne les voulons pas nécessairement en
voulant la fin, à moins qu'elles ne soient telles que sans elles la fin ne
puisse être: ainsi, voulant conserver la vie, nous voulons nous nourrir et
voulant faire une traversée, nous voulons un navire. Mais nous ne voulons pas
aussi nécessairement les choses sans lesquelles la fin peut être atteinte, comme
un cheval pour voyager; car sans cheval on peut faire sa route, et il en est
ainsi de tout le reste. Aussi, puisque la bonté de Dieu est parfaite et peut
être sans les autres choses, puisque sa perfection ne s'accroît en rien par les
autres, il s'ensuit que vouloir d'autre choses que lui-même n'est pas pour Dieu
nécessaire absolument. Cela est pourtant nécessaire conditionnellement; car à
supposer qu'il veuille, Dieu ne peut pas ne pas vouloir, parce que sa volonté
ne peut pas changer.
Solutions:
1. De ce que Dieu veut éternellement quelque chose, il
ne s'ensuit pas qu'il le veuille nécessairement, si ce n'est pas
conditionnellement.
2. Bien que Dieu veuille nécessairement sa bonté, il ne
veut pas nécessairement les choses qu'il veut en vue de sa bonté; car sa bonté
peut être sans les autres choses.
3. Ce n'est pas naturellement que Dieu veut n'importe
laquelle de ces autres choses qu'il ne veut pas nécessairement; cela n'est pas
non plus contre sa nature, c'est volontaire.
4. Il arrive qu'une cause nécessaire en elle-même ait un
rapport non nécessaire à tel de ses effets, et cela par le défaut de l'effet, non
par la défaillance de la cause. Ainsi la vertu du soleil a un rapport non
nécessaire à tel effet contingent d'ici-bas, non par la défaillance de la vertu
solaire, mais par celle de l'effet, qui procède de cette cause non
nécessairement. De même, que Dieu veuille non nécessairement certaines des
choses qu'il veut, cela ne vient pas d'une défaillance de la volonté divine, mais
d'un défaut qui affecte par nature la chose voulue: à savoir qu'elle est telle
que, sans elle, la parfaite bonté de Dieu peut être. Or tout bien créé comporte
ce défaut-là.
5. Une cause contingente par elle-même a besoin d'être
déterminée à son effet par quelque chose d'extérieur. Mais la volonté divine, qui
de soi est nécessaire, se détermine d'elle-même à vouloir un bien auquel elle a
un rapport non nécessaire.
6. De même que l'être divin, le vouloir divin et le
savoir divin sont en eux-mêmes nécessaires; mais, alors que le savoir divin a
un rapport nécessaire aux choses qu'il sait, il n'en est pas de même du vouloir
à l'égard des choses voulues. La raison en est qu'on a la science des choses
selon que les choses sont dans le sujet qui connaît; au contraire, la volonté a
rapport aux choses selon qu'elles sont en elles-mêmes. Donc, parce que toutes
les choses autres que Dieu ont un être nécessaire selon qu'elles sont en Dieu, mais
non selon qu'elles sont en elles-mêmes, en raison de cela toutes les choses que
Dieu sait, il les sait nécessairement; mais toutes les choses qu'il veut, il ne
les veut pas nécessairement.
Objections:
1. Il semble que non, car Denys écrit: "De même que
notre soleil illumine par son être même, non par raisonnement et par choix, toutes
les choses qui veulent participer de sa lumière: ainsi le bien divin, par son
essence même, projette sur tous les existants les rayons de sa bonté." Or,
agir par volonté, c'est agir par raisonnement et par choix. Donc Dieu n'agit
point par volonté, et ainsi sa volonté n'est pas cause des choses.
2. En tout ordre de choses, ce qui est tel par essence
est toujours premier; ainsi, parmi les choses ignées, il y en a une qui est
première, celle qui est le feu par essence. Or Dieu est l'agent premier. Donc
il agit par son essence, qui est sa nature. Il agit donc par nature et non par
volonté. La volonté divine n'est donc pas cause des choses.
3. Tout ce qui est cause d'un effet par cela qui fait
qu'il est tel, est cause par nature et non par volonté: car le feu par exemple
est cause de l'échauffement parce qu'il est chaud; au contraire l'artisan est
cause de la maison parce qu'il veut la faire. Or Augustin écrit: "Parce
que Dieu est bon, nous sommes." Donc Dieu est cause des choses par nature
et non par volonté.
4. Une même chose ne peut avoir qu'une cause. Or on a
établi plus haut que la science de Dieu est cause des choses créées. Donc on ne
doit pas dire que la volonté de Dieu en soit la cause
Cependant:
il
est écrit au livre de la Sagesse (11, 25): "Comment une chose pourrait
elle subsister, si tu ne l'avais voulue?"
Conclusion:
Il
est nécessaire de dire que la volonté de Dieu est la cause des choses, et que
Dieu agit par volonté, non par nécessité de nature comme certains l'ont pensé.
On peut le montrer de trois façons.
1. A partir de l'ordre des causes agentes. Comme "l'intelligence
et la nature" agissent l'une et l'autre en vue d'une fin, ainsi que le
prouve Aristote, il est nécessaire qu'à celui qui agit par nature, soient
déterminés d'avance par une intelligence supérieure la fin et les moyens
nécessaires à cette fin. Ainsi, à la flèche sont fixés d'avance, par l'archer, et
sa cible et son trajet. Aussi est il nécessaire que dans l'ordre des agents, celui
qui est intellectuel et volontaire soit premier par rapport à celui qui agit
par nature. Et comme le premier dans l'ordre des agents est Dieu, il est
nécessaire qu'il agisse par intelligence et par volonté.
2. A partir de la raison formelle d'agent naturel, auquel
il appartient de produire un seul effet; car la nature, à moins d'empêchement, opère
toujours de la même manière. La raison en est que l'agent naturel agit selon
qu'il est tel, de sorte que, tant qu'il demeure tel, il ne produit que tel
effet. Or, tout étant qui agit par nature a un être limité. Donc, puisque
l'être de Dieu n'est pas limité, mais contient en lui toute la perfection de
l'être, il est impossible qu'il agisse par nécessité de nature à moins qu'il ne
cause quelque chose d'illimité et d'infini dans l'être, ce qui est impossible, comme
il ressort de ce qui précède. Dieu n'agit donc point par nécessité de nature;
mais des effets limités procèdent de son infinie perfection, selon la
détermination que leur imposent sa volonté et son intelligence.
3. A partir du rapport de l'effet à sa cause. Car les
effets procèdent de leur cause agente selon qu'ils préexistent en elle, parce
que tout agent produit son semblable. Or les effets préexistent dans leur cause
selon la manière d'être de cette cause. Aussi, puisque l'être de Dieu est son
intellection même, ses effets préexistent-ils en lui intelligiblement. Et par
conséquent, il procèdent de lui selon l'intelligence. Et ainsi donc, selon la
volonté, car l'impulsion à faire ce qui a été conçu par l'intelligence relève
de la volonté. La volonté de Dieu est donc cause des choses.
Solutions:
1. Denys n'entend pas refuser à Dieu le choix de façon
absolue, mais de façon relative: en ce que sa bonté se communique non seulement
à quelques-uns, mais à tous. Il s'agit donc du choix selon qu'il implique une
discrimination.
2. Parce que l'essence de Dieu est identique à son
intellection et à son vouloir, de ce qu'il agit par son essence, il suit qu'il
agit par mode d'intelligence et de volonté.
3. Le bien est l'objet de la volonté. Donc, lorsqu'on
dit: "Parce que Dieu est bon, nous sommes", cela signifie que sa
bonté est en lui la raison de vouloir toutes les autres choses, ainsi qu'on l'a
dit.
4. Même en nous, un unique effet a pour cause la science,
qui conçoit la forme de l'oeuvre, comme directrice, et la volonté comme
motrice. Car la forme, selon qu'elle est dans l'intelligence seule, n'est
déterminée que par la volonté à être ou ne pas être dans l'effet. Aussi
l'intellect spéculatif ne dit-il rien du faire. Quant à la puissance, elle est
cause comme exécutant; car ce mot désigne le principe immédiat de l'opération.
Mais tous ces attributs sont un en Dieu.
Objections:
1. Il semble qu'on puisse attribuer une cause à la
volonté divine. Car S. Augustin demande: "Qui oserait dire que Dieu a tout
créé sans raison?" Or, quand il s'agit d'un agent volontaire, ce qui est
la raison d'agir est aussi la cause du vouloir. Donc la volonté de Dieu a une
cause.
2. A tout ce que fait un agent volontaire qui n'a pas de
cause de son vouloir, on ne peut attribuer d'autre cause que le vouloir de
celui qui veut. Or la volonté de Dieu est cause de toutes choses, ainsi qu'on
l'a montré. Donc, s'il n'y a aucune cause de sa volonté, il n'y aura pas
d'autre cause à chercher pour tous les êtres de nature, sinon la seule volonté
divine. Et ainsi toutes les sciences seraient superflues, elles qui s'efforcent
de trouver les causes des effets. Cela ne semble pas admissible.
3. Ce qui est produit par un agent volontaire sans
aucune cause dépend de sa seule volonté. Donc, si la volonté de Dieu n'a pas de
cause, il s'ensuit que tout ce qui se produit dépend de sa simple volonté et
n'a pas d'autre cause, ce qui ne peut non plus s'admettre.
Cependant:
S.
Augustin écrit: "Toute cause efficiente est supérieure à ce qu'elle fait;
or rien n'est supérieur à la volonté divine; il n'y a donc pas à en chercher la
cause."
Conclusion:
On
ne peut d'aucune manière attribuer une cause à la volonté divine. Pour s'en
convaincre, il faut observer que, la volonté procédant de l'intelligence, être
cause qu'une volonté veuille et qu'une intelligence connaisse, cela se fait de
la même manière. Or ce qui se passe dans l'intellect, c'est que, s'il conçoit
d'un côté le principe, et d'un côté la conclusion, l'intelligence du principe
cause la science de la conclusion. Mais si l'intellect voyait directement la
conclusion dans le principe, saisissant l'un et l'autre d'un seul regard, la
science de la conclusion ne serait pas causée en lui par l'intelligence des
principes, car le même n'est pas cause de soimême. Toutefois l'intellect
comprendrait que les principes sont cause de la conclusion. Il en va de même
pour la volonté, pour laquelle la fin est à l'égard des moyens ce que sont pour
l'intelligence les principes à l'égard des conclusions. Par conséquent, si
quelqu'un, par un acte, veut la fin, et par un autre acte les moyens, le
vouloir de la fin sera pour lui la cause du vouloir des moyens. Mais si par un
seul acte il veut la fin et les moyens relatifs à cette fin, cela ne pourra pas
être, car le même n'est pas cause de soimême. Cependant, il sera vrai de dire
que cet être veut ordonner les moyens à la fin.
Or,
de même que Dieu, par un seul acte, voit toutes les choses dans son essence, ainsi
par un seul acte veut-il tout dans sa bonté. Aussi, de même qu'en Dieu
connaître la cause ne cause pas la connaissance des effets, mais il connaît les
effets dans leurs causes, ainsi vouloir la fin n'est-il pas en Dieu cause qu'il
veuille les moyens; mais il veut que les moyens soient ordonnés à la fin. Il
veut donc que ceci soit pour cela, mais ce n'est pas à cause de cela qu'il veut
ceci.
Solutions:
1. La volonté de Dieu est raisonnable; non en ce sens
qu'il y aurait en Dieu une cause de son vouloir, mais en ce sens qu'il veut que
telle chose soit en raison d'une autre.
2. Puisque Dieu veut que les effets soient de telle
manière qu'ils proviennent de causes déterminées, afin que soit respecté
l'ordre des choses, il n'est pas superflu de chercher d'autres causes outre la
volonté de Dieu. Ce qui serait superflu, ce serait de chercher d'autres causes
premières qui ne dépendraient pas de la volonté divine, et c'est ce que dit S.
Augustin: "La vanité des philosophes a voulu attribuer aux effets
contingents d'autres causes, dans l'impuissance où ils étaient d'apercevoir la
cause supérieure à toutes les causes: la volonté de Dieu."
3. Puisque Dieu veut que les effets soient par les
causes, tous les effets qui présupposent un autre effet ne dépendent pas
seulement de la volonté de Dieu, mais de quelque chose d'autre. Mais les
premiers effets, eux, dépendent de la seule volonté de Dieu. Comme si nous
disions: Dieu a voulu que l'homme ait des mains pour servir son intelligence en
accomplissant toutes sortes d'oeuvres; il a voulu qu'il ait une intelligence
pour être un homme; il a voulu qu'il soit homme afin de pouvoir jouir de son
Créateur, ou encore pour l'achèvement de l'univers. Mais ces dernières
finalités ne se rapportent à nulle autre fin créée. De telles choses dépendent
donc de la simple volonté de Dieu; mais toutes les autres dépendent aussi de
l'enchaînement d'autres causes.
Objections:
1. Il semble que non. En effet, l'Apôtre écrit (1 Tm 2, 4):
"Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la
connaissance de la vérité." Mais cela ne se passe pas ainsi. Donc la
volonté de Dieu ne s'accomplit pas toujours.
2. Ce que la science est au vrai, la volonté l'est au
bien. Or Dieu sait tout le vrai; donc il veut tout ce qui est bon. Pourtant
tout ce qui est bon ne se réalise pas; beaucoup de choses bonnes peuvent être
faites, qui ne sont pas faites. La volonté de Dieu n'est donc pas toujours
accomplie.
3. La volonté de Dieu, cause première, n'exclut pas, a-t-on
dit, les causes intermédiaires. Or l'effet de la Cause première peut être
empêché par la défaillance de la cause seconde, comme il arrive lorsque l'effet
de la vertu motrice de notre corps est empêché par la débilité de la jambe.
Ainsi donc, l'effet de la volonté de Dieu peut être empêché par la défaillance
des causes secondes. La volonté de Dieu ne s'accomplit donc pas toujours.
Cependant:
le
Psaume (115, 3) dit: "Tout ce que Dieu veut, il le fait."
Conclusion:
Il
est nécessaire que la volonté de Dieu soit toujours accomplie. Pour le
découvrir il faut observer que l'effet se conformant à l'agent selon sa forme, le
rapport est le même dans la série des causes agentes et dans celle des causes
formelles. Or l'ordre des causes formelles est tel que si un sujet peut bien, par
sa défaillance, manquer d'une forme particulière, toutefois, à l'égard de la
forme universelle, rien ne peut être manquant. Quelque chose, en effet, peut
être, qui ne soit pas un homme ni un vivant, mais rien ne peut être qui ne soit
pas un étant. Il faut donc qu'il en soit de même dans les causes agentes.
Quelque chose, en effet, peut bien se produire qui échappe à l'ordre de quelque
cause agente particulière; mais non pas à l'ordre d'une cause universelle, sous
l'action de laquelle toutes les causes particulières sont comprises. Parce que,
si quelque cause particulière manque son effet, cela vient de l'empêchement que
lui apporte une autre cause particulière, qui rentre dans l'ordre de la cause
universelle. L'effet ne peut donc en aucune manière se soustraire à
l'ordination posée par la cause universelle. Cela se voit même dans les
réalités corporelles. Ainsi, l'effet d'un astre peut être empêché; mais quel
que soit l'effet produit par un empêchement de cette sorte, dans les réalités
corporelles, cet effet se ramène nécessairement, par telles ou telles causes
intermédiaires, à l'activité universelle du premier ciel.
Donc,
puisque la volonté de Dieu est cause universelle à l'égard de toutes choses, il
est impossible que la volonté de Dieu n'obtienne pas son effet. C'est pourquoi,
ce qui semble s'écarter de la divine volonté dans un certain ordre y retombe
dans un autre. Le pécheur, par exemple, autant qu'il est en lui, s'éloigne de
la divine volonté en faisant le mal; mais il rentre dans l'ordre de cette
volonté par le châtiment que lui inflige la justice.
Solutions:
1. Cette parole de l'Apôtre: "Dieu veut que tous
les hommes soient sauvés", etc. peut se comprendre de trois façons.
D'abord
de telle sorte que l'affirmation distributive soit ainsi interprétée: "Dieu
veut que soient sauvés tous les hommes qui sont sauvés." Comme dit S.
Augustin: "Non pas qu'il n'y ait pas d'hommes dont il ne veuille pas le
salut, mais aucun homme n'est sauvé dont il ne veuille pas le salut."
Deuxièmement,
on peut comprendre cette distribution en l'appliquant aux catégories d'individus,
mais non aux individus de ces catégories, dans le sens suivant: "Dieu veut
que des hommes soient sauvés dans toutes les catégories: hommes et femmes, Juifs
et païens, grands et petits, sans qu'il veuille sauver tous ceux qui
appartiennent à ces catégories."
Troisièmement,
selon le Damascène, ce texte se comprend de la volonté antécédente, non de la
volonté conséquente. Cette distinction ne se prend pas du côté de la volonté
divine elle-même, dans laquelle il n'y a ni avant ni après, mais du côté des
choses voulues. Pour le comprendre, il faut considérer que toute chose, selon
qu'elle est bonne, et dans cette mesure, est voulue par Dieu. Or, quelque chose
peut être, à première vue, considéré en soimême, bon ou mauvais, alors que dans
sa connexion avec autre chose, ce qui est une considération conséquente, on
voit les choses à l'inverse. Ainsi, qu'un homme vive est bon, tuer un homme est
mauvais, si l'on considère la chose en elle-même. Mais si s'ajoute à cela, pour
un homme déterminé, que cet homme est un assassin, ou qu'il est un danger pour
la collectivité, à ce point de vue il est bon que cet homme soit mis à mort, et
il est mauvais qu'il vive. Aussi pourra-t-on dire d'un juge épris de justice:
de volonté antécédente il veut que tout homme vive; mais de volonté conséquente
il veut que l'assassin soit pendu. Semblablement, Dieu veut de volonté
antécédente que tous les hommes soient sauvés; mais de volonté conséquente il
veut que quelques-uns soient damnés, comme sa justice l'exige.
Cependant,
même ce que nous voulons antécédemment nous ne le voulons pas purement et
simplement, mais sous un certain aspect. Car la volonté se rapporte aux choses
telles qu'elles sont en elles-mêmes: et en elles-mêmes elles sont
particularisées. C'est pourquoi nous voulons purement et simplement une chose
quand nous la voulons en tenant compte de toutes les circonstances
particulières, ce qui est vouloir de volonté conséquente. Par conséquent on
peut dire que le juge épris de justice veut purement et simplement que l'assassin
soit pendu; mais sous un certain aspect il voudrait qu'il vive, en tant qu'il
est un homme; ce qu'on peut appeler une velléité plutôt qu'une volonté absolue.
Cela fait bien voir que tout ce que Dieu veut de façon absolue se réalise, bien
que ce qu'il veut de volonté antécédente ne se réalise pas.
2. Par l'acte de la faculté cognitive le connu est dans
le connaissant, tandis que par l'acte de la faculté appétitive, l'opérant est
orienté aux choses selon qu'elles sont en elles-mêmes. Or, tout ce qui peut
avoir raison d'étant et de vrai est tout entier virtuellement en Dieu; mais
tout cela ne se trouve pas dans les choses créées. Et c'est pourquoi Dieu
connaît tout ce qui est vrai, tandis qu'il ne veut pas tout ce qui est bon, si
ce n'est selon qu'il se veut lui-même, en qui, virtuellement, tout bien existe.
3. La cause première peut être empêchée de produire son
effet par une défaillance de la cause seconde, quand elle n'est pas
universellement première, comprenant et se subordonnant toutes les autres causes.
Si elle l'était, l'effet ne pourrait en aucune manière se soustraire à son
ordination. Et il en est ainsi, nous l'avons dit à l'instant, de la volonté de
Dieu.
Objections:
1. Il semble bien, puisque le Seigneur dit dans la
Genèse (6, 7 Vg): "Je me repens d'avoir créé l'homme." Mais celui qui
se repent de ce qu'il a fait a une volonté changeante.
2. Jérémie (18, 78) fait dire au Seigneur: "Tantôt
je parle à propos d'une nation et d'un royaume, d'arracher, d'abattre et de
détruire; mais si cette nation contre laquelle j'ai parlé revient de sa
méchanceté, alors je me repens du mal que j'avais voulu lui faire."
3. Tout ce que Dieu fait, il le fait volontairement; or
Dieu ne fait pas toujours la même chose car à une époque il a prescrit
d'observer la loi juive, et à une autre époque il l'a interdit. Donc sa volonté
est changeante
4. Nous l'avons établi, Dieu ne veut pas nécessairement
ce qu'il veut; il peut donc vouloir ou ne pas vouloir une même chose. Or, tout
ce qui peut ceci ou son opposé est changeant. Par exemple ce qui peut être et
ne pas être est changeant quant à sa substance; ce qui peut être ici et n'y
être pas est changeant selon le lieu, etc. Donc Dieu est changeant quant à la
volonté.
Cependant:
il
est écrit (Nb 23, 19): "Dieu n'est point un homme, pour mentir; il n'est
pas un fils d'homme, pour se repentir."
Conclusion:
La
volonté de Dieu est absolument immuable. Mais à cet égard il faut songer
qu'autre chose est changer de volonté, autre chose est vouloir le changement de
certaines choses. Quelqu'un peut, sa volonté demeurant toujours la même, vouloir
que ceci se fasse maintenant, et que le contraire se fasse ensuite. La volonté
changerait si quelqu'un se mettait à vouloir ce que d'abord il ne voulait pas, ou
à cesser de vouloir ce qu'il voulait d'abord. Cela ne peut arriver que par un
changement soit dans la connaissance, soit dans les conditions existentielles
de celui qui veut. En effet, la volonté, ayant pour objet le bon, un sujet peut
commencer à vouloir une autre chose de deux façons. D'abord, si cette chose
commence à être bonne pour lui, et cela n'est pas sans changement de sa part, comme,
lorsque le froid arrive, il devient bon de s'asseoir près du feu, ce qui
auparavant ne l'était pas. Ou bien le sujet vient à reconnaître que cela lui
est bon, alors qu'il l'ignorait auparavant; car si nous délibérons, c'est pour
savoir ce qui nous est bon. Or, on a montré plus haut, que la substance de Dieu
et sa science sont absolument immuables l'une et l'autre. Il faut donc que sa
volonté, elle aussi, soit absolument immuable.
Solutions:
1. Cette parole doit être comprise comme une métaphore, par
comparaison avec nous. Quand nous nous repentons, nous annulons ce que nous
avons fait. Toutefois, cela peut se produire sans qu'il y ait de changement
dans la volonté; car un homme, sans que sa volonté change, peut vouloir faire
maintenant une chose et, en même temps, se proposer de la détruire ensuite.
Ainsi donc on dit que Dieu s'est repenti par assimilation à notre repentir, puisque
après avoir fait l'homme, il l'a détruit par le déluge sur la surface de la
terre.
2. La volonté de Dieu, Cause première et universelle, n'exclut
pas les causes intermédiaires, qui ont en elles la vertu de produire certains
effets. Mais parce que les causes intermédiaires toutes ensembles n'égalent pas
en vertu la cause première, il y a dans la puissance, la science et la volonté
divine, beaucoup de choses qui ne sont pas contenues dans l'ordre des causes
inférieures. Telle la résurrection de Lazare. Eu égard aux causes inférieures, quelqu'un
pouvait dire: "Lazare ne ressuscitera pas"; le même, considérant la
Cause première, Dieu, pouvait dire: "Lazare ressuscitera." Or, Dieu
veut ces deux choses: que tel événement soit à venir en raison de sa cause
inférieure, et que cependant, il ne soit pas à venir en raison de sa cause
supérieure, ou inversement. On doit donc dire que Dieu, quelquefois, prédit un
événement selon que cet événement est contenu dans l'ordre des causes secondes,
comme sont les dispositions de la nature ou le mérite des hommes; et cependant
cet événement ne se produit pas, parce qu'il en est autrement en vertu de la
causalité divine. C'est ainsi que Dieu a prédit à Ézéchias (Is 38, 1): "Mets
en ordre ta maison, car tu vas mourir, tu ne guériras pas." Et pourtant
cela ne s'est pas produit, parce que depuis l'éternité il en était décidé
autrement dans la science et la volonté de Dieu, qui sont immuables. C'est ce
que veut dire S. Grégoire quand il écrit que Dieu change sa sentence, mais non
pas son conseil, à savoir le conseil de sa volonté. Donc quand Dieu dit: "Je
me repentirai", c'est une métaphore, fondée sur ce que les hommes, quand
ils ne réalisent pas leurs menaces, semblent s'en repentir.
3. On ne peut pas conclure de cet argument que Dieu ait
une volonté changeante, mais qu'il veut des changements.
4. Bien que, si Dieu veut quelque chose, ce vouloir ne
soit pas absolument nécessaire, il l'est pourtant conditionnellement, à cause
de l'immutabilité des vouloirs divins, comme on l'a dit précédemment.
Objections:
1. Il semble bien que oui. En effet, S. Augustin affirme:
"Nul n'est sauvé si ce n'est celui dont Dieu veut qu'il soit sauvé. Il
faut donc le prier pour qu'il veuille, car s'il l'a voulu, il est nécessaire
que cela se produise."
2. Toute cause qui ne peut être empêchée produit
nécessairement son effet; car la nature elle-même produit toujours le même
effet, à moins que quelque obstacle l'entrave, dit Aristote. Or, la volonté de
Dieu ne peut être empêchée; car l'Apôtre dit (Rm 9, 19): "Qui résiste à sa
volonté?" La volonté de Dieu impose donc sa nécessité aux choses qu'elle
veut.
3. Ce qui tient sa nécessité de quelque chose qui lui
est antérieur est nécessaire absolument; ainsi il est nécessaire que l'animal
meure, parce qu'il est composé d'éléments qui se contrarient. Or, pour les
choses créées par Dieu, la volonté divine est comme quelque chose qui leur est
antérieur et dont elles tiennent leur nécessité, car cette proposition
conditionnelle est vraie: Si Dieu veut quelque chose, cela est. Or, toute
proposition conditionnelle vraie est nécessaire. Il s'ensuit donc que tout ce
que Dieu veut est absolument nécessaire.
Cependant:
toutes
les choses bonnes qui sont faites, Dieu veut qu'elles soient faites. Donc, si
sa volonté rend nécessaires les choses qu'il veut, il s'ensuit que toutes les
choses adviennent nécessairement. De la sorte périssent le libre arbitre, la
délibération et tout ce qui s'ensuit.
Conclusion:
La
volonté divine rend nécessaires certaines choses qu'elle veut, mais non pas
toutes. Et certains penseurs ont voulu expliquer ce fait par un appel aux
causes intermédiaires, en disant: les choses que Dieu produit par des causes
nécessaires sont nécessaires; celles qu'il produit par des causes contingentes
sont contingentes. Mais cela ne dit pas assez, semble-t-il, pour deux raisons.
Tout d'abord, l'effet d'une cause première est rendu contingent par la cause
seconde pour ce motif que son effet est empêché de se produire par la
défaillance de celle-ci, comme l'efficacité du soleil est entravée par la
défaillance de la plante. Or nulle défaillance de la cause seconde ne peut
empêcher la volonté de Dieu de produire son effet. Ensuite, si la distinction
entre choses contingentes et choses nécessaires est référée aux seules causes
secondes, il s'ensuit qu'elle échappe à l'intention et à la volonté divine, ce
qui est inadmissible.
Il
est donc mieux de dire que s'il y a des choses auxquelles la volonté divine
confère la nécessité, et d'autres auxquelles elle ne la confère pas; cela
provient de l'efficacité de cette volonté. En effet, lorsqu'une cause est
efficace, l'effet procède de la cause, non seulement quant à ce qui est produit,
mais encore quant à la manière dont cela est produit, ou dont cela est; c'est
en effet l'insuffisante vigueur de la semence qui fait que le fils naisse
dissemblable de son père quant aux caractères individuants, qui font sa manière
d'être un homme. Donc, comme la volonté divine est parfaitement efficace, il
s'ensuit que, non seulement les choses qu'elle veut sont faites, mais qu'elles
se font de la manière qu'il veut. Or Dieu veut que certaines choses se
produisent nécessairement, et d'autres, de façon contingente, afin qu'il y ait
un ordre dans les choses, pour la perfection de l'univers. C'est pourquoi il a
préparé pour certains effets des causes nécessaires, qui ne peuvent défaillir, et
d'où proviennent nécessairement les effets; et pour d'autres effets il a
préparé des causes défectibles, dont les effets se produisent d'une manière
contingente. Ainsi donc, ce n'est pas parce que leurs causes prochaines sont
contingentes que des effets voulus par Dieu arrivent de façon contingente, mais
c'est parce que Dieu a voulu qu'ils arrivent de façon contingente qu'il leur a
préparé des causes contingentes.
Solutions:
1. La nécessité dont parle S. Augustin, dans les choses
voulues par Dieu doit être comprise, non comme absolue, mais comme
conditionnelle. En effet, il est nécessaire que soit vraie cette proposition
conditionnelle: si Dieu veut cela, il est nécessaire que cela soit.
2. Du fait que rien ne résiste à la volonté de Dieu, il
s'ensuit non seulement que se réalise ce que Dieu veut, mais aussi que cela se
réalise de façon contingente ou nécessaire, selon qu'il l'a voulu ainsi.
3. Être nécessaire en raison de quelque chose d'antérieur,
cela s'entend selon le mode de nécessité que confère la chose antérieure. De là
vient que les choses qui sont produites par la volonté de Dieu ont la sorte de
nécessité que Dieu veut pour elles: c'est-à-dire ou une nécessité absolue, ou
une nécessité conditionnelle seulement. Ainsi, toutes les choses ne sont pas
nécessaires absolument.
Objections:
1. Il semble que Dieu veuille les choses mauvaises. Car
toute chose bonne qui est faite, Dieu la veut. Mais il est bon que ces choses
mauvaises soient faites, car S. Augustin a dit: "Bien que les choses
mauvaises ne soient pas bonnes, qu'il y ait non seulement des choses bonnes
mais aussi des choses mauvaises, cela est bon."
2. Denys écrit: "Le mal concourt à la perfection de
l'univers." Et, dit S. Augustin: "La beauté admirable de l'univers
résulte de tout son ensemble; en lui, cela même qu'on appelle mal, ramené à
l'ordre et mis à sa place, fait ressortir davantage les choses bonnes, car
celles-ci plaisent davantage et sont plus dignes de louange quand on les compare
aux mauvaises." Mais Dieu veut tout ce qui appartient à la perfection et à
la beauté de l'univers; car c'est cela que Dieu veut surtout dans les
créatures. Donc Dieu veut le mal.
3. Dire que les choses mauvaises sont faites et qu'elles
ne sont pas faites, ce sont là deux propositions contradictoires. Mais Dieu ne
veut pas que les choses mauvaises ne se produisent pas, car il y en a qui sont
faites, et de ce fait la volonté de Dieu ne se réaliserait pas toujours. Donc
Dieu veut que les choses mauvaises soient faites.
Cependant:
S.
Augustin écrit: "Ce n'est jamais par l'action d'un sage qu'un homme est
avili; or Dieu l'emporte sur le plus sage des hommes. Encore beaucoup moins
donc Dieu n'est cause que quelqu'un soit avili. Or dire que Dieu est cause, c'est
dire qu'il veut." Ce n'est donc pas par la volonté de Dieu qu'un homme
devient vil. Donc Dieu ne veut pas le mal.
Conclusion:
Nous
le disions plus haut, la raison formelle de "bon" est d'être attirant,
et le mauvais est l'opposé du bon. Il est donc impossible qu'une chose mauvaise,
en tant que telle, soit attirante, "appétible", qu'il s'agisse de
l'appétit naturel, de l'appétit animal ou de l'appétit intellectuel, qui est la
volonté. Mais un mal peut devenir attirant par accident, en tant qu'il résulte
d'une chose bonne. Et cela se voit, quelque espèce d'appétit que l'on
considère. Car un agent naturel ne tend jamais à la privation de la forme ou à
la destruction totale, mais à une forme à laquelle est liée la privation d'une
autre forme; il veut la génération d'une réalité, génération qui ne se fait pas
sans la corruption de la précédente. Le lion, qui tue un cerf, cherche sa
nourriture, ce qui entraîne la mise à mort d'un animal. De même, le fornicateur
cherche la jouissance, à laquelle est liée la difformité de la faute.
Or,
le mal qui est lié à un bien est la privation d'un autre bien. Jamais donc le
mal n'attirerait l'appétit, même accidentellement, si le bien auquel est lié le
mal n'attirait pas davantage que le bien dont le mal est la privation. Or, Dieu
ne veut aucun bien plus que sa propre bonté; il veut pourtant tel bien plus que
tel autre bien. "En conséquence le mal de faute qui prive la créature de
son ordination au bien, Dieu ne le veut en aucune manière." Mais le mal
qui est une déficience de la nature, ou le mal de peine, Dieu le veut en
voulant quelque bien auquel est lié un tel mal. Par exemple, en voulant la
justice, il veut la peine du coupable, et en voulant que soit gardé l'ordre de
nature, il veut que par un effet de nature certains êtres soient détruits.
Solutions:
1. Certains ont dit: Dieu ne veut pas les choses
mauvaises, mais il veut que des choses mauvaises soient ou soient faites. Ils
disaient cela parce que les choses qui, en soi, sont mauvaises, sont ordonnées
à quelque bien, et ils croyaient que cette ordination au bien était comprise
dans l'affirmation que des choses mauvaises sont ou sont faites. Mais cela
n'est pas exact. Car si le mal est ordonné au bien, ce n'est pas par lui-même, c'est
par accident. En effet, il n'est pas dans l'intention du pécheur qu'un bien
sorte de son péché, les tyrans ne se proposaient pas de faire briller la
patience des martyrs. On ne peut donc pas dire que cette ordination au bien
soit incluse dans la formule par laquelle on déclare bon que le mal soit ou se
produise; car rien ne se juge d'après ce qui lui convient par accident, mais
d'après ce qui lui convient par soi-même.
2. Le mal ne concourt à la perfection et à la beauté de
l'univers que par accident, comme on vient de le dire. Aussi bien, quand Denys
dit que le mal contribue à la perfection de l'univers il donne cela comme la
conclusion inacceptable à laquelle aboutirait la position qu'il critique.
3. Que les choses mauvaises soient faites, et qu'elles
ne soient pas faites, ce sont deux propositions contradictoires; mais vouloir
que les choses mauvaises soient faites et vouloir qu'elles ne le soient pas ne
s'opposent pas car il s'agit là de deux propositions affirmatives. Dieu, en
effet, ne veut ni que les choses mauvaises soient faites ni qu'elles ne soient
pas faites, mais il veut permettre qu'elles soient faites.
Objections:
1. Il semble que non, car S. Jérôme nous dit: "Dieu
est le seul en qui le péché ne se trouve et ne puisse se trouver; les autres, ayant
le libre arbitre, peuvent se porter vers le bien ou vers le mal."
2. Le libre arbitre est une faculté de raison et de
volonté, par laquelle nous choisissons le bien et le mal. Or Dieu ne veut pas
le mal, on vient de le dire; il n'a donc pas le libre arbitre.
Cependant:
S.
Ambroise écrit: "L'Esprit Saint distribue à chacun ses dons comme il veut,
c'est-à-dire selon le libre arbitre de sa volonté, non par soumission à la
nécessité."
Conclusion:
Nous
avons le libre arbitre à l'égard des choses que nous ne voulons ni
nécessairement, ni par un instinct de nature. Car il n'appartient pas au libre
arbitre, mais à l'instinct naturel, que nous voulions être heureux. Aussi ne
dit-on pas des autres animaux, qui sont mûs vers quelque objet que ce soit par
instinct naturel, qu'ils agissent par libre arbitre. Donc, comme Dieu veut
nécessairement sa propre bonté, mais non les autres choses, comme on l'a montré,
il possède le libre arbitre à l'égard de tout ce qu'il ne veut pas
nécessairement.
Solutions:
1. Il semble que S. Jérôme écarte de Dieu le libre
arbitre, non purement et simplement, mais seulement quant à ce qui est de
verser dans le péché.
2. Puisque le mal de faute consiste dans le rejet de la
volonté divine, en raison de laquelle Dieu veut tout ce qu'il veut, comme on
l'a montré, il est manifestement impossible que Dieu veuille le mal de faute.
Et pourtant il est libre à l'égard des contraires, en tant qu'il peut vouloir
que ceci soit ou ne soit pas. C'est ainsi que nous-mêmes, sans pécher, nous
pouvons vouloir nous asseoir, et ne pas le vouloir.
Objections:
1. Il semble que non; car la science de Dieu, aussi bien
que la volonté de Dieu, est cause des choses. Mais on ne parle pas de signes du
côté de la science divine. Donc on ne doit pas en admettre pour sa volonté.
2. Tout signe qui ne concorde pas avec la chose
signifiée est faux. Donc, si les signes de la volonté divine ne concordent pas
avec la volonté divine, ils sont faux; s'ils concordent ils sont inutiles.
Cependant:
la
volonté de Dieu est unique, étant identique à son essence. Pourtant elle est
parfois signifiée au pluriel, comme quand on dit avec le Psaume (111, 2 Vg): "Les
oeuvres de Dieu sont grandes, conformes à toutes ses volontés." Il faut
donc parfois prendre pour la volonté même de Dieu un signe de sa volonté.
Conclusion:
Comme
on a pu le voir plus haut, ce que nous disons de Dieu est pris tantôt dans un sens
propre, tantôt par métaphore. Quand, par métaphore, nous attribuons à Dieu des
passions humaines, c'est à cause de la ressemblance des effets. De là vient que
ce qui serait en nous le signe de telle passion est attribué métaphoriquement à
Dieu sous le nom de cette passion. Ainsi les gens irrités ont coutume de punir,
si bien que l'acte de punir est un signe de colère; c'est pour cette raison que
l'acte de punir, quand il est attribué à Dieu, est signifié par le mot "colère".
De même, ce qui est en nous le signe d'une volonté est appelé parfois
métaphoriquement, en Dieu, une volonté. Par exemple, si un homme ordonne
quelque chose, c'est un signe qu'il veut que cette chose soit faite; pour cette
raison, le précepte divin est parfois appelé, par métaphore, une volonté de
Dieu, ainsi: "Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel."
Mais il y a cette différence entre la volonté et la colère, que la colère n'est
jamais attribuée à Dieu au sens propre, parce que dans sa signification
principale elle inclut la passion; au contraire, la volonté est attribuée au
sens propre à Dieu. C'est pourquoi, en Dieu, on distingue une volonté au sens
propre et une volonté au sens métaphorique. La volonté proprement dite est
appelée volonté de bon plaisir, et la volonté métaphorique est appelée volonté
de signe, parce que le signe d'une volonté est pris en ce cas pour la volonté
même.
Solutions:
1. La science de Dieu n'est cause des choses qui sont
faites que par l'intermédiaire de la volonté; car les choses que nous avons
dans l'esprit par la connaissance, nous ne les faisons que si nous les voulons.
C'est pourquoi on n'attribue pas de signe à la science comme à la volonté.
2. Si les signes du vouloir sont nommés "volontés
de Dieu", ce n'est pas parce qu'ils sont le signe de ce que Dieu veut;
mais les choses qui sont en nous le signe que nous voulons sont appelées en
Dieu (par métaphore) "volontés de Dieu". Ainsi, la punition n'est pas
signe qu'il y ait en Dieu de la colère; mais l'acte de punir, du fait qu'il est
en nous signe de colère, est appelé chez Dieu "colère".
Objections:
1. Il ne semble pas qu'il convienne de proposer, concernant
la volonté divine, les cinq signes que sont: la prohibition, le précepte, le
conseil, l'opération et la permission. Car les choses mêmes que Dieu prescrit
ou nous conseille, il les opère parfois en nous, et ce qu'il prohibe, il le
permet parfois: on ne devrait donc pas opposer ces termes dans une division.
2. Dieu ne fait rien sans le vouloir d'après le livre de
la Sagesse (Il, 25); or la volonté de signe est distincte de la volonté de bon
plaisir. Donc l'opération ne doit pas se ranger sous la volonté de signe.
3. L'opération et la permission concernent toutes les
créatures, car à l'égard de tout, Dieu agit et permet certaines choses; au contraire,
le précepte, le conseil et la prohibition ne s'adressent qu'à la créature
raisonnable; tous ces termes, qui n'appartiennent pas au même ordre de choses, ne
devraient donc pas figurer ensemble dans une même division.
4. Le mal se produit de façon plus diverse que le bien;
car le bien se réalise d'une seule manière, alors que le mal est multiforme, ainsi
que l'observent Aristote et Denys; il ne convient donc pas de consacrer au mal
un signe seulement: la prohibition, alors que deux concernent le bien: le
conseil et le précepte.
Conclusion:
Les
signes en question sont ceux par lesquels nous avons coutume de manifester nos
vouloirs. En effet, quelqu'un peut déclarer qu'il veut une chose, ou par
soimême ou par un autre. Par soi-même, en faisant quelque chose soit
directement, soit indirectement et par accident. Directement, s'il opère par
lui-même quelque chose, et à cet égard l'opération est dite signe.
Indirectement
s'il n'empêche pas un autre d'agir; car celui qui écarte un empêchement est dit
mouvoir indirectement et par accident, ainsi que l'explique Aristote. A cet
égard, est dite signe la permission. Par un autre quelqu'un déclare qu'il veut
quelque chose: soit par une intimation formelle qui l'oblige, ce qui se fait en
prescrivant ce que l'on veut, et en prohibant le contraire; soit par la
persuasion, ce qui relève du conseil.
Donc,
puisque ce sont là les cinq manières dont quelqu'un déclare qu'il veut quelque
chose, on leur donne parfois le nom de "volontés divines", en tant
qu'ils sont signes de cette volonté. En effet, que le précepte, le conseil et
la prohibition soient appelés volontés de Dieu, c'est ce qu'on voit en S.
Matthieu (6, 10): "Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel."
Que la permission ou l'action soient appelées volontés de Dieu, on le voit par
ces paroles de S. Augustin: "Rien ne se fait si ce n'est ce que le
Tout-Puissant veut que ce soit fait, soit en laissant faire, soit en faisant
lui-même."
Il
est vrai qu'on peut dire aussi: La permission et l'opération se réfèrent au
présent, permission s'il s'agit du mal, opération s'il s'agit du bien; à
l'avenir au contraire se rapportent, s'il s'agit du mal, la prohibition; s'il
s'agit du bien nécessaire, le précepte; s'il s'agit du bien surérogatoire, le
conseil.
Solutions:
1. Rien n'empêche qu'au sujet de la même chose on
déclare de diverses façons sa volonté; dans la langue aussi, il y a bien des
synonymes. Rien ne s'oppose donc à ce qu'une même chose soit objet de précepte,
d'opération, de prohibition ou de permission.
2. De même que, par métaphore, on peut signifier que
Dieu veut une chose qu'il ne veut pas à proprement parler, de même on peut, par
métaphore, signifier qu'il veut une chose qu'il veut vraiment. Rien n'empêche
donc qu'à l'égard du même objet il y ait et une volonté de bon plaisir et une
volonté de signe. Mais l'opération est toujours identique à la volonté de bon
plaisir, et non pas le précepte ni le conseil; la raison en est d'abord que
l'opération est au présent, alors que le précepte et le conseil regardent
l'avenir; ensuite l'opération est par elle-même un effet de la volonté; le
précepte et le conseil n'en sont l'effet que par intermédiaire, ainsi qu'on
vient de le dire.
3. La créature raisonnable est maîtresse de ses actes, et
c'est pourquoi on relève à son sujet des signes particuliers de la volonté
divine, selon que Dieu destine cette créature à agir volontairement et par
elle-même. Les autres créatures, au contraire, n'agissent que mues par
l'opération divine, et c'est pourquoi, touchant ces autres créatures, on ne
signale que l'opération et la permission.
4. Le mal de faute, bien qu'il se produise de multiples
manières, a toujours ceci de commun qu'il est contraire à la volonté de Dieu, et
c'est pour cela qu'un seul signe s'y rapporte: la prohibition. Au contraire, les
biens ont avec la bonté divine des rapports divers; car il en est sans lesquels
nous ne pouvons accéder au partage de la bonté divine, et à leur égard il y a
le précepte. Il en est d'autres par lesquels nous y accédons de manière plus
parfaite et ils sont l'objet du conseil. On peut dire encore que le conseil ne
regarde pas seulement les meilleurs biens à obtenir, mais aussi les moindres
maux à éviter.
Il faut maintenant étudier ce qui se
rapporte à la volonté de Dieu considérée absolument. Or, dans la partie
appétitive de notre âme, se trouvent à la fois des passions, comme la joie, l'amour
et les choses semblables, et les habitus que sont les vertus morales comme la
justice, la force et les autres. Nous envisagerons donc: 1° L'amour chez Dieu
(Q. 20); 2° sa justice et sa miséricorde (Q. 21).
L'amour se trouve-t-il en Dieu? 2. Dieu
aime-t-il toutes choses? 3. Aime-t-il quelqu'un plus qu'un autre? 4. Aime-t-il
davantage les meilleurs?
Objections:
1. Il semble que non. Car il n'y a en Dieu aucune
passion. L'amour est une passion. Donc il n'y a pas d'amour en Dieu.
2. L'amour, la colère, la tristesse, etc. se distinguent
comme des contraires dans le même genre. Or la tristesse et la colère ne
s'attribuent à Dieu que par métaphore. Donc aussi l'amour.
3. On lit dans Denys: "L'amour est une force
unificatrice et un principe de cohésion." Mais cela ne peut trouver place
en Dieu, puisqu'il est simple. Une telle force ne peut trouver à s'employer
dans un être absolument simple.
Cependant:
on
lit dans S. Jean (1 Jn 4, 16): "Dieu est amour."
Conclusion:
On
trouve nécessairement l'amour en Dieu. En effet, le premier mouvement de la
volonté ou d'une faculté appétitive quelconque est l'amour. Car l'acte de la
volonté, ou l'acte de l'appétit quel qu'il soit, se porte comme à son propre
objet vers le bien et vers le mal. Mais le bien est principalement et par soi
l'objet de la volonté comme de tout appétit; le mal secondairement en vertu
d'autre chose, c'est-à-dire du bien auquel il s'oppose. Il faut donc que les
actes de volonté et de tout appétit qui regardent le bien aient une priorité
naturelle sur ceux qui regardent le mal: ainsi la joie sur la tristesse, et
l'amour sur la haine; car ce qui est tel par soi est toujours antérieur à ce
qui ne l'est que par autre chose.
En
outre, ce qui est plus général est premier par nature; c'est pourquoi
l'intelligence se rapporte d'abord au vrai universellement, et seulement
ensuite à des vérités particulières. Or, il est des actes de volonté ou
d'appétit qui concernent le bien envisagé sous quelque condition particulière:
ainsi la joie, la délectation, est relative au bien présent et possédé; le
désir et l'espérance au bien non encore obtenu. Au contraire, l'amour a rapport
au bien en général, qu'il soit possédé ou non. C'est donc l'amour qui est par
nature l'acte premier de la volonté ou de l'appétit.
C'est
pour cette raison que tous les mouvements appétitifs présupposent l'amour comme
leur première racine. On ne désire rien d'autre, en effet, que ce qui est bon
et qu'on aime; en rien d'autre on ne trouve sa joie. Quant à la haine, elle ne
s'adresse qu'à ce qui fait obstacle à la chose aimée. Il est tout aussi évident
que la tristesse et les autres mouvements semblables se réfèrent à l'amour
comme à leur principe premier. On doit conclure de là qu'en tout être où il y a
quelque faculté appétitive, il doit y avoir amour; car en supprimant ce qui est
premier, on supprime tout ce qui vient après. Or, on a montré qu'il y a en Dieu
une volonté: il est nécessaire d'affirmer qu'il y a en lui de l'amour.
Solutions:
1. La puissance cognitive ne meut que par
l'intermédiaire de la puissance appétitive. Et de même qu'en nous la raison qui
conçoit l'universel ne meut qu'au moyen de la raison particulière, comme il est
dit au traité De l'Ame: ainsi l'appétit intellectuel appelé volonté nous met en
mouvement par le moyen de l'appétit sensitif. Ainsi ce qui, immédiatement, fait
se mouvoir le corps, en nous, c'est l'appétit sensitif. D'où il suit qu'un acte
de l'appétit sensitif est toujours accompagné d'une modification corporelle, principalement
touchant le coeur, qui est le premier principe du mouvement chez le vivant.
C'est pour cela que les actes de l'appétit sensitif, en tant que liés à une
altération corporelle, sont des "passions", et non des actes de
volonté. L'amour donc, et la joie ou délectation, quand il s'agit d'actes de
l'appétit sensitif, sont des passions; mais non pas s'il s'agit d'actes de
l'appétit intellectuel. Or c'est ainsi que nous les attribuons à Dieu. Ce qui
fait dire au Philosophe: "Dieu jouit d'une action une et simple." De
même, et pour la même raison, il aime sans que ce soit là une passion.
2. Dans les passions de l'appétit sensitif, il y a lieu
de distinguer ce qui est en quelque façon matériel, à savoir l'altération
corporelle, et ce qui est formel, qui vient de l'appétit. Ainsi, dans la colère,
comme le note le traité De l'Ame, ce qu'il y a de matériel, c'est l'afflux du
sang au coeur, ou quoi que ce soit de ce genre; le formel, c'est l'appétit de
vengeance. Mais en outre, du côté de ce qui est formel, quelques-unes de ces
passions impliquent une certaine imperfection; et par exemple, dans le désir
est incluse l'idée d'un bien non possédé, dans la tristesse, celle d'un mal
subi. Et il en est de même de la colère, qui suppose la tristesse. D'autres
passions, comme l'amour et la joie, n'impliquent aucune imperfection. Donc, puisque
rien dans ces mouvements appétitifs ne convient à Dieu quant à ce qui s'y
trouve de matériel, comme on vient de le dire, on ne peut attribuer à Dieu que
par métaphore ce qui implique une même imperfection du côté de ce qui est
formel, pour exprimer la similitude des effets, ainsi qu'on l'a expliqué. Mais
ce qui ne comporte aucune imperfection peut être attribué à Dieu au sens propre,
comme l'amour et la joie, mais en excluant la passion, comme on vient de le
dire.
3. L'amour tend toujours vers deux termes: la chose
bonne qu'il veut pour quelqu'un, et celui pour qui il la veut. Aimer quelqu'un,
c'est proprement en effet vouloir pour lui ce qui est bon. C'est pourquoi
s'aimer soimême, c'est vouloir pour soi ce qui est bon, de sorte qu'on cherche
à se l'unir autant qu'on le peut. C'est ce qu'on veut dire quand on appelle
l'amour une force unificatrice, même en Dieu, mais sans qu'il y ait alors
composition d'éléments, car le bien que Dieu veut pour lui n'est autre que
lui-même, qui est bon par essence, comme on l'a montré précédemment. Mais aimer
un autre que soi, c'est vouloir ce qui est bon pour lui. Ainsi, c'est en user
avec lui comme avec soi-même, rapportant à lui la chose bonne qu'on aime, comme
à soimême. C'est en ce sens qu'on appelle l'amour un principe de cohésion:
parce que celui qui aime intègre l'autre à son moi, se comportant avec lui
comme avec soimême. L'amour divin, lui aussi, est une force de cohésion, non
qu'il introduise en Dieu une composition quelconque, mais en tant que Dieu veut
pour les autres ce qui est bon.
Objections:
1. Il semble que non. Car, d'après Denys, l'amour met
l'aimant hors de lui-même et le fait passer en quelque sorte en l'aimé. Or, il
est impossible de dire que Dieu, mis hors de lui-même, passe ainsi dans les
autres. Il est donc impossible de dire que Dieu aime toutes choses.
2. L'amour de Dieu est éternel; or, les choses autres
que Dieu ne sont éternelles qu'en Dieu. Dieu ne les aime donc qu'en lui-même.
Mais en tant qu'elles sont en Dieu, elles ne sont pas autre chose que Dieu.
Donc Dieu n'aime rien d'autre que lui-même.
3. Il y a deux espèces d'amour: l'amour de convoitise et
l'amour d'amitié. Or, Dieu n'aime pas les créatures dénuées de raison d'un
amour de convoitise, n'ayant besoin de rien qui lui soit extérieur. Il ne les
aime pas non plus d'un amour d'amitié, qu'on ne peut avoir pour des créatures
dénuées de raison, selon la remarque d'Aristote.
4. Dans le Psaume (5, 6) on dit à Dieu: "Tu hais
tous les artisans d'iniquité." Or on ne peut à la fois haïr et aimer
quelque chose. Donc Dieu n'aime pas toutes choses.
Cependant:
on
lit au livre de la Sagesse (11, 24): "Tu aimes tout ce qui existe; tu ne
hais rien de ce que tu as fait."
Conclusion:
Dieu
aime tout ce qui existe; car tout ce qui existe, en tant qu'il existe, est bon;
en effet, l'être même de chaque chose est un bien, et toute perfection de cette
chose est également un bien. Or, on a montré plus haut que la volonté de Dieu
est cause de toute chose; ainsi faut-il que toute chose n'ait d'être et de
perfection que dans la mesure où elle est voulue par Dieu. Donc à tout existant
Dieu veut quelque bien. Puisque aimer n'est autre chose que de vouloir pour
quelqu'un une chose bonne, il est évident que Dieu aime tout ce qui existe.
Mais
il n'en est pas de cet amour comme du nôtre. En effet, comme notre volonté
n'est pas la cause de la bonté des choses, mais est mue par elle comme par son
objet propre, notre amour, par lequel nous voulons pour quelqu'un ce qui lui
est bon, n'est pas cause de sa bonté; c'est au contraire sa bonté, vraie ou
supposée, qui provoque l'amour par lequel nous voulons pour lui que soit
conservé le bien qu'il possède, et que s'y ajoute celui qu'il ne possède pas;
et nous agissons pour cela. Mais l'amour de Dieu infuse et crée la bonté dans
les choses.
Solutions:
1. L'aimant est mis hors de lui-même en l'aimé, en tant
qu'il veut pour l'aimé ce qui lui est bon et y pourvoit par son action, comme il
fait pour lui-même. Aussi Denys ajoute-t-il: "Osons le dire: l'Amour même
de toutes choses, dans l'abondance de sa bonté aimante, sort de lui-même
lorsqu'il exerce ses providences à l'égard de tous les êtres."
2. Les créatures n'ont pas existé de toute éternité, si
ce n'est en Dieu; mais par cela même qu'elles ont été de toute éternité en Dieu,
de toute éternité Dieu les a connues dans leurs natures propres, et pour la
même raison il les a aimées. De même nous: par les représentations des choses
en nous, nous connaissons les choses qui existent en elles-mêmes.
3. On ne peut aimer d'amitié que les créatures
raisonnables, en qui l'on trouve la réciprocité de l'amour et la communion de
vie, et qui sont susceptibles de bonheur ou de malheur selon les hasards du
sort. De même, est-ce à elles seules que s'adresse proprement notre
bienveillance. Les créatures sans raison ne peuvent s'élever ni à aimer Dieu, ni
à partager la vie intellectuelle et bienheureuse qui est la sienne. Et c'est
pourquoi Dieu, à proprement parler, ne peut aimer ces créatures d'un amour
d'amitié; mais d'une sorte d'amour de convoitise, en tant qu'il les ordonne aux
créatures raisonnables et aussi à lui-même, non qu'il en ait besoin, mais en
raison de sa bonté et de notre utilité. Car on peut convoiter quelque chose et
pour soi et pour d'autres.
4. Rien n'empêche d'éprouver, à l'égard du même objet, de
l'amour sous un certain rapport, et de la haine sous un autre. Dieu aime les
pécheurs en tant qu'ils sont des natures déterminées et qu'ils sont par lui.
Mais en tant qu'ils sont pécheurs, ils ne sont pas, ils manquent à l'être, et
en eux cela n'est pas de Dieu: c'est pourquoi, sous ce rapport, ils sont haïs
par Dieu.
Objections:
1. Il semble que Dieu aime également tous les êtres. Car
on lit au livre de la Sagesse (6, 7): "Il prend également soin de tous."
Or, la providence de Dieu, par laquelle il prend soin des choses, vient de
l'amour qu'il leur porte. Donc il aime également toutes choses.
2. L'amour de Dieu est son essence même. Or, l'essence
de Dieu ne comporte pas le plus et le moins. Donc son amour non plus. Il n'aime
donc pas certains plus que d'autres.
3
L'amour de Dieu s'étend aux choses créées, de même que sa connaissance et son
vouloir. Mais on ne dit pas que Dieu connaisse une chose plus qu'une autre, ni
qu'il la veuille davantage. Donc il n'aime pas certains plus que d'autres.
Cependant:
S.
Augustin écrit: "Dieu aime toutes les choses qu'il a faites, et parmi
elles, il aime davantage ses créatures raisonnables; parmi celles-ci il aime
davantage celles qui sont membres de son Fils unique, et beaucoup plus encore
son Fils unique."
Conclusion:
Puisque
aimer c'est vouloir ce qui est bon pour quelqu'un, on peut aimer un être plus
ou moins en un double sens. Tout d'abord en ce sens que l'acte même de la
volonté est plus ou moins intense. De cette façon Dieu n'aime pas certains plus
que d'autres, car il les aime tous d'un vouloir simple et toujours égal. En un
autre sens, quant au bien qu'on veut pour l'aimé, et là on dit que nous aimons
davantage celui pour qui nous voulons un bien plus grand, quand même ce ne
serait pas d'une volonté plus intense. De cette façon, on doit nécessairement
dire que Dieu aime certains êtres plus que d'autres. Car, puisque l'amour de
Dieu est cause de la bonté des choses, ainsi qu'on vient de le dire, une chose
ne serait pas meilleure qu'une autre, si Dieu ne voulait pas un bien plus grand
pour elle que pour une autre.
Solutions:
1. Quand on dit que Dieu a un soin égal de toutes choses,
cela ne signifie pas qu'il dispense par ses soins des biens égaux à toutes
choses, mais qu'il administre toutes choses avec une égale sagesse et une égale
bonté.
2. Cet argument se rapporte à l'intensité de l'amour, laquelle
affecte l'acte de la volonté, qui est identique à l'essence divine. Mais le bien
que Dieu veut aux créatures n'est pas l'essence divine. Aussi rien n'empêche
qu'il soit plus ou moins grand.
3. L'intellection et le vouloir ne signifient que des
actes; ils n'impliquent pas, dans leur signification, des objets dont la
diversité permettrait de dire que Dieu sait ou veut plus ou moins, comme on
vient de le dire au sujet de l'amour.
Objections:
1. Il semble que Dieu n'aime pas toujours davantage les
meilleurs. Car manifestement le Christ est meilleur que tout le genre humain, étant
à la fois Dieu et homme. Mais Dieu a aimé le genre humain plus que le Christ, puisque
S. Paul écrit (Rm 8, 39): "Il n'a pas épargné son propre Fils; mais il 1 a
livre pour nous tous."
2. L'ange est meilleur que l'homme, dont le Psaume (8, 6
Vg) a dit: "Tu l'as fait de peu inférieur aux anges." Or Dieu a aimé
l'homme plus que l'ange, comme en témoigne l'épître aux Hébreux (2, 16): "Ce
n'est pas à des anges qu'il vient en aide, c'est à la postérité d'Abraham."
3. Pierre était meilleur que Jean, car il aimait le
Christ davantage. Sachant cela, le Seigneur interrogea Pierre (Jn 21, 15): "Simon,
fils de Jean, m'aimes-tu plus que ceux-ci?" Cependant le Christ a aimé
Jean plus que Pierre. En effet, sur ce texte où Jean est appelé "celui que
Jésus aimait", S. Augustin remarque: "Par cette expression, Jean est
distingué des autres disciples; non en ce qu'il était le seul aimé, mais en ce
qu'il était aimé plus que les autres." Donc Dieu n'aime pas toujours
davantage ce qui est le meilleur.
4. Un innocent est meilleur qu'un pénitent, puisque sa pénitence,
dit S. Jérôme, est "la seconde planche de salut après le naufrage".
Or Dieu aime le pénitent plus que l'innocent, puisqu'il trouve en lui plus de
joie, selon S. Luc (15, 7): "Je vous le dis, il y aura plus de joie dans
le ciel pour un seul pécheur qui fait pénitence que pour quatre-vingt-dix-neuf
justes qui n'ont pas besoin de pénitence."
5. Le juste, dont Dieu prévoit la chute, est meilleur
que le pécheur objet de sa prédestination. Or Dieu aime davantage le pécheur
prédestiné, puisqu'il veut pour lui un plus grand bien: la vie éternelle. Donc
Dieu n'aime pas toujours davantage les meilleurs.
Cependant:
tout
être aime son semblable, comme l'Ecclésiastique (13, 15) le dit de "tout
être vivant". Or, plus un être est bon, plus il ressemble à Dieu. Donc
Dieu l'aime davantage.
Conclusion:
Il
est nécessaire, d'après ce qui précède, d'affirmer que Dieu aime davantage ceux
qui sont meilleurs. En effet, c'est le vouloir de Dieu qui est cause que les
choses soient bonnes et l'on dit que, pour Dieu, aimer quelque chose davantage,
c'est vouloir pour lui un plus grand bien. Donc, si certains sont meilleurs, c'est
uniquement parce que Dieu leur veut un bien plus grand, et il s'ensuit qu'il
aime les meilleurs davantage.
Solutions:
1. Il est certain que Dieu aime le Christ non seulement
plus que tout le genre humain, mais plus que tout l'ensemble des créatures:
c'est-à-dire qu'il lui a voulu le bien le plus grand, et qu'il lui a donné "le
nom qui est au-dessus de tout nom", (Ph 2, 9) au point qu'il fût le vrai Dieu.
Mais cette supériorité n'a subi aucune atteinte du fait que Dieu l'a livré à la
mort pour le salut du genre humain; bien au contraire, il est devenu par là un
glorieux vainqueur: "l'insigne du pouvoir a été mis sur son épaule", dit
Isaïe 9, 6.
2. Dieu aime la nature humaine unie au Verbe divin en la
personne du Christ plus qu'il n'aime les anges, nous venons de le dire, et
cette nature humaine est meilleure, surtout en raison de l'union. Mais si l'on
parle de la nature humaine en général, en la comparant à celle des anges selon
la destination à la grâce et à la gloire, ce qu'on trouve c'est l'égalité; car
il y a une "même mesure pour l'ange et pour l'homme", d'après
l'Apocalypse (21, 17). De telle sorte qu'à cet égard certains anges peuvent
l'emporter sur certains hommes, et certains hommes sur certains anges. Mais
quant à la condition naturelle, l'ange est meilleur que l'homme. Si Dieu a pris
la nature humaine, ce n'est pas qu'absolument parlant il aimât l'homme
davantage, c'est parce que le besoin de l'homme était plus grand. C'est ainsi
qu'un bon père de famille dépense davantage pour son serviteur malade que pour
son fils bien portant.
3. Le problème de Pierre et de Jean a reçu plusieurs
solutions S. Augustin y voit un mystère, disant que la vie active, signifiée
par Pierre, aime Dieu plus que ne le fait la vie contemplative, figurée par
Jean, en ceci qu'elle éprouve davantage les contraintes de cette vie et qu'elle
aspire plus ardemment à en être délivrée pour aller à Dieu. Mais Dieu aime
davantage la vie contemplative, puisqu'il en prolonge la durée au-delà de cette
vie corporelle, où s'achève la vie active. D'autres disent: Pierre a aimé
davantage le Christ dans ses membres, et sous ce rapport il a été aimé
davantage par le Christ, qui pour cela lui a confié son Église. Mais Jean a
aimé plus que Pierre le Christ en sa personne, et de cette façon personnelle il
en a aussi été aimé davantage par Jésus qui, pour cela, lui a confié sa mère.
D'autres encore disent qu'on ne peut savoir qui des deux a aimé davantage d'un
amour de charité, et lequel des deux Dieu a ainsi aimé davantage en vue d'une
gloire plus grande dans la vie éternelle. Mais on dit que Pierre a aimé
davantage quant à une certaine promptitude ou ferveur, et que Jean a été aimé
davantage en ce qui concerne les signes de familiarité que le Christ lui
accordait plus qu'aux autres en raison de sa jeunesse et de sa pureté. D'autres
enfin disent que le Christ a aimé Pierre davantage quant au don de charité, et
Jean davantage quant au don d'intelligence, et que pour cette raison Pierre fut
le meilleur et le plus aimé absolument parlant, et Jean sous un certain
rapport. Mais il semble présomptueux de vouloir juger de ces choses, car on lit
dans les Proverbes (16, 2): "Celui qui pèse les esprits, c'est le
Seigneur." Et personne d'autre.
4. Les pénitents et les innocents se trouvent
mutuellement aussi bien en excès qu'en défaut. Car, qu'ils soient innocents ou
pénitents, ceux-là sont les meilleurs et les plus aimés qui ont plus de grâce.
Cependant, toutes autres choses égales, l'innocence est meilleure, et Dieu
l'aime davantage. Si l'on dit cependant que Dieu se réjouit au sujet du
pénitent plus qu'au sujet de l'innocent, c'est parce que, le plus souvent, les
pénitents, quand ils se relèvent, sont plus avisés, plus humbles et plus
fervents. Aussi S. Grégoire dit-il sur ce même passage que "dans un combat,
le chef aime mieux le soldat qui, ayant fui et s'étant ressaisi, presse avec
force l'ennemi, que celui qui n'a jamais fui, mais n'a jamais non plus agi avec
force". Ou bien il y a un autre motif: c'est qu'un don égal de grâce
présente plus de valeur à l'égard du pénitent qui avait mérité une peine, qu'à
l'égard de l'innocent qui n'en avait pas mérité. Ainsi, cent pièces d'or
données à un pauvre sont un don plus grand que pour un roi.
5. Puisque c'est la volonté de Dieu qui est cause de la
bonté des choses, on doit se reporter, pour évaluer la bonté de celui qui est
aimé de Dieu, au temps où il doit recevoir de la bonté divine tel ou tel bien.
Donc, selon le temps où le pécheur prédestiné doit recevoir de la bonté divine
tel ou tel bien, il est meilleur, bien que, considéré selon un autre temps, il
soit pire. D'ailleurs, il y a eu un temps où il n'était ni bon ni mauvais.
1. Trouve-t-on
en Dieu la justice? 2. Sa justice peut-elle être dite "vérité"? 3.
Trouve-t-on en Dieu la miséricorde? 4. Trouve-t-on la justice et la miséricorde
dans toutes les oeuvres de Dieu?
Objections:
1. Il semble que non. Car la justice, est divisée d'avec
la tempérance. Or, la tempérance ne se trouve pas en Dieu. Donc pas davantage
la justice.
2. Faire tout ce qu'on fait selon le bon plaisir de sa
volonté n'est pas agir selon la justice. Or, dit l'Apôtre aux Éphésiens (1, 11),
Dieu "opère toutes choses au gré de sa volonté".
3. L'acte propre de la justice est de rendre à chacun
son dû. Or Dieu ne doit rien à personne.
4. Tout ce qui est en Dieu est identique à son essence.
Mais cela ne convient pas à la justice car, dit Boèce, "ce qui est bon
concerne l'essence, mais ce qui est juste concerne l'action".
Cependant:
on
dit dans le Psaume (11, 7): "Le Seigneur est juste; il aime la justice."
Conclusion:
Il
y a deux sortes de justice. L'une qui consiste à donner et à recevoir en retour,
comme dans les achats, les ventes et autres communications ou échanges. Cette
justice est appelée par le Philosophe justice commutative, c'est-à-dire qu'elle
règle les échanges et les communications. Et cette justice-là ne convient pas à
Dieu; car, dit l'Apôtre aux Romains (11, 35): "Qui lui a donné le premier,
pour devoir être payé en retour?"
Une
autre espèce de justice consiste à distribuer, et on l'appelle justice
distributive. Par elle, un gouvernant ou un administrateur attribue à chacun ce
qui lui revient selon son mérite. De même donc que le bon ordre de la famille
ou de n'importe quel groupe gouverné est le témoignage de cette espèce de
justice dans le gouvernant; de même l'ordre de l'univers, aussi apparent dans
les choses de la nature que celles qui relèvent de la volonté, manifeste la
justice de Dieu. Aussi Denys écrit-il: "On doit reconnaître la vraie
justice de Dieu en ce qu'il attribue à tous les êtres ce qui leur convient
selon la dignité de chacun, conservant la nature de chaque être à sa place et
dans sa propre valeur."
Solutions:
1. Parmi les vertus morales, il en est qui gouvernent
les passions: ainsi la tempérance gouverne les convoitises, la force surmonte
les craintes et modère les audaces, la douceur calme les colères Ces vertus ne
peuvent être attribuées à Dieu que par métaphore; car en Dieu il n'y a point de
passion ainsi qu'on l'a vu, et pas davantage d'appétit sensitif, siège de ce
genre de vertus d'après le Philosophe. D'autres vertus morales concernent les
opérations comme les donations, les dépenses, etc., que règlent la justice, la
libéralité et la magnificence, vertus qui n'ont pas pour siège la partie
sensitive de l'âme, mais la volonté. Rien n'empêche donc que des vertus de
cette sorte soient attribuées à Dieu, non sans doute à l'égard des actions concernant
la cité, mais à l'égard de celles qui conviennent à Dieu. Car il serait
ridicule, comme le remarque Aristote, de louer Dieu pour ses vertus politiques.
2. Puisque le bien présenté par l'intelligence est
l'objet de la volonté, il est impossible que Dieu veuille quelque chose qui ne
soit pas ordonné par sa sagesse. Celle-ci est comme la loi de justice, selon
laquelle sa volonté est droite et juste. Aussi, ce que Dieu fait selon son bon
plaisir est juste, comme est juste ce que nous faisons selon la loi. Mais pour
nous il s'agit d'une loi établie par un supérieur, alors que Dieu est à
lui-même sa propre loi.
3. A chacun est dû ce qui lui appartient. Or il
appartient à chacun d'avoir ce qui est ordonné à lui: ainsi l'esclave
appartient au maître, non le maître à l'esclave; car l'homme libre est celui
qui dispose de soimême 2. Le nom de dette comprend donc une relation d'exigence
ou de dépendance de quelqu'un à l'égard de celui à qui il est ordonné. Or
l'ordre des choses se présente sous deux aspects. D'une part, tel être créé est
ordonné à tel autre, comme les parties au tout, les accidents à la substance et
chaque chose à sa fin. D'autre part, toutes les choses créées sont ordonnées à
Dieu. Il s'ensuit que, dans l'action divine, l'idée de dette peut être
envisagée de deux manières, suivant que quelque chose est dû à Dieu même, ou à
la créature. Et dans ces deux cas, Dieu accomplit ce qui est dû. En effet, il
est dû à Dieu que soient réalisés dans les choses les desseins conçus par sa
sagesse et par sa volonté, par lesquels est manifestée sa bonté. Sous ce
rapport, la justice de Dieu concerne son honneur, pour lequel il se rend à
lui-même ce qui lui est dû. Quant à la créature, il lui est dû d'avoir ce qui
est ordonné à elle, comme à l'homme d'avoir des mains, et que les autres
animaux soient à son service. Et ici encore Dieu accomplit la justice, quand il
donne à chacun ce qui lui est dû selon ce que comporte sa nature et sa
condition. Mais cette dette-là dépend de la première; car cela est dû à chaque
être, qui lui est ordonné selon l'ordre établi par la sagesse divine. Et bien
que Dieu, de cette manière, donne à quelqu'un ce qui lui est dû, lui-même n'est
pas pour autant débiteur; car lui-même n'est pas ordonné aux autres, mais les
autres à lui. Aussi dit-on parfois que la justice en Dieu est le sens de ce
qu'exige sa bonté, et parfois qu'elle est la rétribution conforme aux mérites.
S. Anselme signale ces deux points de vue quand il écrit, s'adressant à Dieu: "Lorsque
tu punis les méchants, c'est justice, parce que cela convient à leurs mérites;
mais quand tu les épargnes, c'est justice, parce que cela s'accorde à ta bonté."
4. Bien que la justice concerne l'action, cela n'empêche
pas qu'elle s'identifie avec l'essence de Dieu; car ce qui est de l'essence
d'un être peut aussi être un principe d'action. Mais le bien ne concerne pas
toujours l'action, car un être est dit bon non seulement selon qu'il agit, mais
encore selon qu'il est parfait dans son essence. C'est pourquoi il est dit dans
le même passage de Boèce qu'à l'égard du juste le bon est comme ce qui est
général a l'égard de ce qui est particulier
Objections:
1. Il semble que la justice de Dieu ne soit pas la
vérité. En effet, la justice est dans la volonté, dont elle est la rectitude, dit
S. Anselme. Or, la vérité est dans l'intelligence, selon le Philosophe. Donc la
justice ne se rattache pas à la vérité.
2. La vérité, selon le Philosophe est une autre vertu
que la justice. La vérité ne se rattache donc pas à la raison formelle de
justice.
Cependant:
on
dit dans le Psaume (85, 11): "La miséricorde et la vérité se sont
rencontrées" et "vérité" est mis là pour "justice".
Conclusion:
Nous
avons dit que la vérité consiste dans l'adéquation entre l'intelligence et la
chose, et que l'intellect qui cause la chose est pour elle la règle et la
mesure, tandis que c'est l'inverse pour l'intellect qui reçoit des choses sa
science. Donc, quand ce sont les choses qui sont la règle et la mesure de
l'intelligence, la vérité consiste en ce que l'intelligence se conforme à la chose;
et c'est ce qui a lieu pour nous; car selon que la chose est ou n'est pas, notre
jugement et son expression sont vrais ou faux. Mais quand c'est l'intelligence
qui est règle et mesure des choses, la vérité consiste en ce que les choses se
conforment à l'intelligence. Par exemple, un artisan fait une oeuvre vraie
quand celle-ci est conforme aux règles de l'art. Or, ce que les oeuvres de
l'art sont à l'art lui-même, les actions justes le sont à la loi avec laquelle
elles concordent. Et ainsi la justice de Dieu, qui établit dans les choses un
ordre conforme au dessein de sa sagesse, qui est sa loi, est bien nommée une
vérité. Ainsi, dit-on aussi pour nous: la vérité de la justice.
Solutions:
1. La justice, si on la prend du côté de la loi qui la
règle, est dans la raison ou l'intelligence, mais si l'on considère la manière
impérative dont elle règle les oeuvres selon la loi, elle est dans la volonté.
2. Quant à la vérité étudiée par le Philosophe, c'est
une vertu particulière par laquelle quelqu'un se montre tel qu'il est, soit
dans ses paroles, soit dans ses actes. Elle consiste alors en la concordance
entre le signe et le signifié, non en la conformité de l'effet à la cause qui
est la règle, comme nous venons de le dire pour la vérité de la justice.
Objections:
1. Il semble que la miséricorde ne convienne pas à Dieu,
car elle est une espèce de la tristesse, selon le Damascène 1. Mais il n'y a
pas de tristesse en Dieu.
2. La miséricorde est un relâchement de la justice. Mais
Dieu ne peut négliger ce qui relève de sa justice, car S. Paul écrit (2 Tm 2, 13):
"Si nous sommes infidèles, lui reste fidèle, car il ne peut se renier
lui-même." Et comme l'observe la Glose, Dieu se renierait lui-même, s'il
reniait ses paroles.
Cependant:
il
est dit dans le Psaume (111, 4): "Le Seigneur est compatissant et
miséricordieux."
Conclusion:
La
miséricorde doit être attribuée à Dieu au plus haut point, mais selon ses
effets, non selon une émotion qui relève de la passion. Pour l'établir il faut
considérer qu'être miséricordieux, c'est avoir en quelque sorte un coeur
misérable, c'est-à-dire affecté de tristesse à la vue de la misère d'autrui
comme s'il s'agissait de la sienne propre.
Il
s'ensuit qu'on s'efforce de faire cesser la misère du prochain comme on ferait
pour la sienne, et tel est l'effet de la miséricorde. Donc, s'attrister de la
misère d'autrui ne convient pas à Dieu; mais faire cesser cette misère lui
convient par excellence, si nous entendons par misère une déficience
quelconque. Or les déficiences sont supprimées par l'octroi de quelque bonté, et
l'on a montré précédemment que Dieu est la source première de toute bonté.
Mais
il faut prendre garde que faire largesse aux choses de leurs perfections relève
à la fois de la bonté de Dieu, de sa justice, de sa libéralité et de sa
miséricorde, mais sous divers rapports. L'octroi des perfections, en lui-même
relève de la bonté, ainsi qu'on l'a fait voir. Mais que les perfections soient
octroyées par Dieu aux choses selon leur mérite, cela relève, comme on l'a dit,
de la justice Qu'en outre Dieu octroie aux choses leurs perfections non pour sa
propre utilité mais uniquement parce qu'il est bon, cela relève de la
libéralité. Enfin, que ces perfections octroyées par Dieu aux choses y
suppriment toute déficience, cela relève de sa miséricorde.
Solutions:
1. Cette objection ne porte que sur la miséricorde au
sens d'émotion passionnelle.
2. Dieu agit miséricordieusement, non certes en faisant
quoi que ce soit de contraire à sa justice, mais en accomplissant quelque chose
qui dépasse la justice. Il en est comme de celui qui, devant cent deniers, en
donne deux cents en prenant sur ce qui lui appartient. Cet homme n'agit pas
contre la justice, mais il agit, selon le cas, par libéralité ou par
miséricorde. De même celui qui remet une offense commise envers lui; car celui
qui remet quelque chose le donne en quelque manière; aussi l'Apôtre (Ep. 4, 33)
appelle-t-il la rémission un don, ou un pardon: "Pardonnez-vous les uns
aux autres, comme le Christ vous a pardonné." On voit par là que la
miséricorde ne supprime pas la justice, mais est en quelque sorte une plénitude
de justice. C'est ce qui fait dire à S. Jacques (2, 13 Vg): "La
miséricorde exalte le jugement au-dessus de lui-même."
Objections:
1. Il semble qu'on ne retrouve pas la miséricorde et la justice
dans toutes les oeuvres de Dieu En effet, certaines sont attribuées à sa
miséricorde, comme la justification de l'impie; d'autres à sa justice comme la
damnation des impies, ce qui fait dire à S. Jacques (2, 13): "Le jugement
sera sans miséricorde pour celui qui n'aura pas fait miséricorde" Donc la
justice et la miséricorde n'apparaissent pas dans toutes les oeuvres de Dieu.
2. Dans sa lettre aux Romains (15, 8, 9), l'Apôtre
attribue la conversion des Juifs à la justice et à la vérité, mais la conversion
des païens à la miséricorde Donc il n'y a pas, en toute oeuvre de Dieu, miséricorde
et justice.
3. Beaucoup de justes, en ce monde, sont affligés. Or, cela
est injuste. Il n'y a donc pas dans toute oeuvre de Dieu justice et
miséricorde.
4. La justice consiste à rendre ce qui est dû, la
miséricorde à soulager la misère; l'une comme l'autre présuppose donc une
matière de son oeuvre. Mais la création ne présuppose rien. Donc, dans la
création, ne se rencontre ni la miséricorde ni la justice.
Cependant:
il
est dit dans le Psaume (25, 10): "Tous les sentiers du Seigneur sont
miséricorde et vérité."
Conclusion:
On
trouve nécessairement en toute oeuvre de Dieu miséricorde et vérité, à
condition de comprendre la miséricorde comme la suppression d'une déficience, bien
que, à proprement parler, toute déficience ne puisse pas être appelée une
misère, mais seulement celle qui affecte la créature raisonnable, laquelle est
susceptible d'être heureuse. Car la misère s'oppose au bonheur.
La
raison de cette nécessité est que ce qui est attribué en vertu de la justice
divine étant dû soit à Dieu même, soit à quelque créature, ni dans un cas ni
dans l'autre il ne peut être omis dans une oeuvre faite par Dieu. En effet, Dieu
ne peut pas faire quelque chose qui ne soit pas conforme à sa sagesse et à sa
bonté, et c'est de cette manière, comme nous l'avons dit que quelque chose est
dû à Dieu. De même, quoi qu'il fasse dans les créatures, il le fait toujours
selon l'ordre et la mesure convenables; c'est en quoi consiste la raison de
justice. Et ainsi est-il nécessaire qu'en toute oeuvre de Dieu se rencontre la
justice.
L'oeuvre
de la justice divine présuppose toujours une oeuvre de miséricorde et se fonde
sur elle. Car rien n'est dû à la créature, si ce n'est en raison de quelque
chose qui préexiste en elle, ou que l'on considère tout d'abord en elle; et si
cela est dû à la créature, ce sera en raison d'un présupposé encore antérieur.
Ne pouvant aller ainsi à l'infini, on doit arriver à quelque chose qui dépend
de la seule bonté de la volonté divine, laquelle est la fin ultime. Comme si
l'on disait qu'avoir des mains est dû à l'homme en vue de son âme raisonnable;
avoir une âme lui est dû pour qu'il soit un homme, mais être un homme, cela n'a
pas d'autre raison que la bonté divine. En toute oeuvre de Dieu apparaît donc, comme
sa racine première, la miséricorde. La vertu de ce principe se retrouve dans
tout ce qui en dérive, et même là elle agit plus fortement, comme la cause
première a une influence plus forte que la cause seconde. Pour cette même
raison, quand il s'agit de ce qui est dû à quelque créature, Dieu, dans sa
surabondante bonté, dispense des biens plus que n'exige la proportion de la
chose. En effet, ce qui serait suffisant pour observer l'ordre de la justice
est au-dessous de ce que confère la bonté divine, laquelle dépasse toute la
proportion de la créature.
Solutions:
1. Si l'on attribue certaines oeuvres à la justice de
Dieu, et d'autres à sa miséricorde, c'est parce qu'en certaines apparaît plus
fortement la miséricorde, et en d'autres la justice Mais dans la damnation même
des réprouvés la miséricorde apparaît, non pour une relaxe totale, mais pour
une certaine atténuation, car Dieu punit en deçà de ce qui est mérité. De même
dans la justification de l'impie, la justice apparaît, car elle remet les
fautes en raison de l'amour, que cependant Dieu inspire lui-même par
miséricorde. C'est ainsi qu'il est écrit de Madeleine (Lc 7, 47): "Beaucoup
de péchés lui sont pardonnés, parce qu'elle a beaucoup aimé."
2. La justice et la miséricorde ne se montrent pas moins
dans la conversion des Juifs que dans celle des païens. Mais tel aspect de la
justice apparaît dans la conversion des Juifs qui ne se voit pas dans celle des
païens, par exemple qu'ils sont sauvés à cause des promesses faites à leurs
pères.
3. Le fait même que les justes subissent des peines en
ce monde prouve la justice et la miséricorde de Dieu; car ils sont purifiés de
leurs fautes légères par ces afflictions et libérés de l'attachement aux biens
terrestres pour s'élever davantage jusqu'à Dieu, selon ces paroles de S
Grégoire: "Les maux qui nous pressent en ce monde nous contraignent
d'aller vers Dieu."
4. Il est vrai que rien n'est présupposé à la création
dans le réel; mais quelque chose lui est présupposé dans la connaissance
divine. En ce sens, la raison de justice y est sauvegardée en ce que Dieu
produit les êtres selon qu'il convient à sa sagesse et à sa bonté. Et d'une
certaine manière la raison de miséricorde y est sauvegardée en ce que la
créature passe du non-être à l'être.
Après avoir étudié ce qui concerne la
volonté de Dieu prise absolument, nous devons passer à ce qui regarde
l'intelligence et la volonté prises ensemble. Or, cela, c'est la providence à
l'égard de tous les êtres (Q. 22), et c'est, en ce qui concerne spécialement
les hommes et leur salut éternel, la prédestination et la réprobation avec
leurs conséquences (Q. 23-24). En effet, dans la science des moeurs, après
avoir étudié les vertus morales, on étudie la prudence. Or c'est à elle que la
providence, semble-t-il, se rattache.
1. La
providence convient-elle à Dieu? 2. Toutes choses sont-elles soumises à la
providence divine? 3. La providence divine s'étend-elle immédiatement à toutes
choses? 4. La providence divine impose-t-elle la nécessité aux choses qui lui
sont soumises?
Objections:
1. Il semble que non, car, d'après Cicéron, la
providence est une partie de la prudence. Or la prudence qui, d'après le
Philosophe, assure la bonté de la délibération, ne saurait convenir à Dieu, en
qui ne s'élèvent pas de doutes et qui n'a donc aucun besoin de délibérer.
2. Tout ce qui est en Dieu est éternel. Mais la
providence n'est pas chose éternelle, ayant pour objet, dit S. Jean Damascène, les
êtres existants qui ne sont pas éternels.
3. Il n'y a en Dieu nulle complexité; or la providence
semble être quelque chose de complexe puisqu'elle inclut volonté et
intelligence.
Cependant:
on
lit au livre de la Sagesse (14, 3, Vg): "C'est toi, Père, qui gouvernes
tout par ta providence."
Conclusion:
Il
est nécessaire d'attribuer à Dieu la providence. En effet, tout ce qui est bon
dans les choses a été créé par Dieu, ainsi qu'on l'a montré antérieurement. Or
ce qui est bon dans les choses, c'est non seulement ce qui se rapporte à leur
substance, mais aussi quant à leur ordination à leur fin, et surtout à la fin
ultime qui est, nous venons de le voir, la bonté divine. Cette bonté qu'est
l'ordre, qui se trouve dans les choses créées, a donc été créée par Dieu. Et
puisque Dieu est cause des choses par son intelligence de telle sorte que la
raison formelle de ses effets doit préexister en lui, comme nous l'avons fait
voir, il est nécessaire que le plan selon lequel les choses sont ordonnées à
leur fin préexiste dans la pensée divine. Or précisément la disposition
rationnelle des choses qui ont à être ordonnées à une fin, c'est la providence.
Elle est en effet la partie principale de la prudence, partie à laquelle les
deux autres se subordonnent, pour autant que, à partir des choses passées
remémorées, et des choses présentes saisies par l'intelligence, nous
conjecturons sur les choses futures que nous avons à ordonner. Or, d'après le
Philosophe, c'est le propre de la prudence d'ordonner les autres à leur fin, qu'il
s'agisse de soi-même, comme on dit prudent l'homme qui ordonne comme il faut
ses actes à la fin qui est le but de sa vie, ou qu'il s'agisse d'autres
personnes qui lui sont soumises, dans la famille, la cité ou le royaume, conformément
au mot de l'Évangile (Mt 24, 45): "Serviteur fidèle et prudent, que le
Seigneur a établi sur sa famille." C'est de cette dernière façon que la
prudence, ou la providence, peut convenir à Dieu: car en Dieu même, il n'y a
rien qui soit ordonné à une fin, puisque Dieu est lui-même la fin ultime.
C'est
donc le plan même selon lequel les choses sont ordonnées à leur fin qu'on nomme
en Dieu "providence". Ce qui fait dire à Boèce: "La providence
est le plan divin lui-même qui, établi en celui qui est le souverain maître de
toutes choses, dispose tout." On peut en effet appeler disposition, tant
le plan selon lequel les choses sont ordonnées à leur fin que celui selon
lequel les parties sont ordonnées entre elles parties dans le tout.
Solutions:
1. D'après le Philosophe, la providence, au sens propre
du mot, a pour rôle de prescrire les actions dont une vertu auxiliaire, l'eubulia
(bon conseil) a la charge de delibérer comme il faut, et une autre, la synésis
(bon sens), celle de bien juger. Aussi, quoique délibérer ne convienne pas à
Dieu, si l'on entend par là une enquête sur des questions obscures, prescrire
au sujet des choses à ordonner à leur fin, dont il porte en son esprit la
parfaite disposition, convient à Dieu selon ce que dit le Psaume (148, 6): "Il
a posé une loi, qui ne passera pas." Sous ce rapport, la prudence et la
providence conviennent donc bien à Dieu. Mais on pourrait répondre encore que
la disposition même des choses à faire est appelée en Dieu délibération, non en
ce qu'elle comporterait une recherche, mais en raison de la certitude de sa
connaissance, certitude à laquelle ceux qui délibèrent parviennent par la
recherche. C'est ainsi que, d'après S. Paul (Ep 1, 11) Dieu "opère toutes
choses selon le conseil de sa volonté".
2. Prendre soin des créatures comprend deux choses: la
conception de l'ordre à assurer, qui est appelée providence ou disposition, et
la réalisation de cet ordre, qui est le gouvernement. De ces deux choses, la
première est éternelle, la seconde est temporelle.
3. La providence est dans l'intelligence, mais elle
présuppose la volonté de la fin, car nul ne prescrit les actions à faire en vue
d'une fin s'il ne veut pas cette fin. Aussi la prudence présuppose-t-elle les
vertus morales par lesquelles les puissances appétitives s'orientent vers le
bien, selon Aristote. Cependant, même si la providence concernait également la
volonté et l'intelligence divine, cela ne dérogerait pas à la simplicité de
Dieu, car la volonté et l'intelligence, en Dieu, sont une même chose, comme on
l'a dit déjà.
Objections:
Il
semble que non. Car rien de ce qui est prévu n'est fortuit. Donc si tout est
prévu par Dieu, rien ne sera fortuit, ce qui fait disparaître le hasard et la
fortune, contrairement à l'opinion commune.
2. Une sage providence écarte, autant qu'il est possible,
les défectuosités et le mal de ce qu'elle prend en charge. Or nous voyons qu'il
y a beaucoup de mal dans les choses. Ou bien donc Dieu ne peut pas l'empêcher, et
alors il n'est pas tout-puissant, ou bien il ne prend pas soin de toutes
choses.
3. Ce qui arrive nécessairement ne requiert pas de
providence ou de prudence: aussi, selon le Philosophe, la prudence est-elle la
disposition selon la raison des actes contingents au sujet desquels il y a
délibération et élection. Puisque, parmi les choses, il en est beaucoup qui
arrivent nécessairement, elles ne sont pas toutes soumises à la providence.
4. Quiconque est laissé à soi-même n'est pas soumis à la
providence d'un autre qui le gouverne. Or, les hommes sont laissés à eux-mêmes
par Dieu selon l'Ecclésiastique (15, 14): "Au commencement, Dieu a créé
l'homme et il l'a laissé aux mains de son propre conseil." Et cela est
vrai spécialement des méchants, puisqu'il est dit dans le Psaume (81, 13 Vg): "Il
les a abandonnés aux désirs de leur coeur."
5. L'Apôtre nous dit (1 Co 9, 9): "Dieu ne se
préoccupe pas des boeufs", et il en est de même pour les autres créatures
sans raison.
Cependant:
il
est dit de la Sagesse divine (Sg 8, 1, Vg): "Elle atteint avec force d'une
extrémité du monde à l'autre et dispose tout avec douceur."
Conclusion:
Certains
penseurs ont nié complètement la providence, comme Démocrite et les épicuriens,
qui attribuaient la formation du monde au hasard. D'autres ont cru que seuls
les êtres incorruptibles sont soumis à la providence; les êtres corruptibles ne
le seraient pas quant aux individus, mais quant aux espèces, car, selon
l'espèce, ils sont incorruptibles. C'est en leur nom que Job (22, 14 Vg) dit au
sujet de Dieu: "Les nuages sont pour lui un voile opaque, il circule au
pourtour des cieux et il ne voit pas nos affaires." Toutefois, Rabbi Moïse
excepte les hommes de cette condition générale des choses corruptibles, à cause
de la splendeur de l'intelligence, dont ils participent; mais pour les autres
individus corruptibles, il suit l'opinion précédente.
Mais
on doit nécessairement dire que toutes les choses sont soumises à la providence,
non seulement dans l'universalité de leur nature, mais dans leur singularité.
Et en voici la preuve: puisque tout agent agit en vue d'une fin, l'ordination
des effets à la fin doit s'étendre aussi loin que s'étend la causalité du
premier agent. En effet, il arrive, dans les oeuvres d'un agent, qu'un effet se
produise sans être ordonné à la fin. C'est parce que cet effet procède de
quelque autre cause en dehors de l'intention de l'agent. Or la causalité de
Dieu, qui est l'agent premier, s'étend à tous les étants, non seulement quant à
leurs éléments spécifiques, mais aussi quant à leurs caractères d'individus, et
aussi bien à ceux des choses incorruptibles qu'à ceux des choses corruptibles.
Il est donc nécessaire que toutes les choses, d'une manière ou d'une autre, soient
ordonnées par Dieu à une fin, selon l'Apôtre (Rm 13, 1): "Les choses
faites par Dieu sont ordonnées." Donc, comme la providence de Dieu n'est
autre chose que le plan de l'ordination des choses à leur fin, ainsi qu'on l'a
dit, il est nécessaire que toutes choses, pour autant qu'elles participent à
l'être, soient soumises, dans cette mesure même, à la providence divine.
De
même, on a montré plus haut que Dieu connaît toutes choses, universelles et
particulières. Et comme sa connaissance a le même rapport aux choses que celle
de l'art créateur à ses oeuvres, nous l'avons dit, il est nécessaire que toutes
choses soient soumises à l'ordre conçu par lui de même que tous les objets
fabriqués sont soumis à l'ordre conçu par l'artisan.
Solutions:
1. Il n'en est pas de la cause universelle comme de la
cause particulière. A l'ordre d'une cause particulière un effet peut échapper;
mais rien à l'ordre de la cause universelle 2. Rien, en effet, ne se soustrait
à l'ordre d'une cause particulière si ce n'est sous l'action d'une autre cause
particulière antagoniste: ainsi le bois est empêché de brûler par l'action de
l'eau. Aussi, comme toutes les causes particulières sont sous l'emprise de la
cause universelle, il est impossible qu'un effet échappe à l'ordre de celle-ci.
Donc, lorsqu'un effet se soustrait à l'ordre de quelque cause particulière, on
le dit casuel ou fortuit par rapport à cette cause particulière; mais par
rapport à la cause universelle, à l'ordre de laquelle il ne peut échapper, on
dit qu'il est prévu, au sens de "projeté". Il en est comme de la
rencontre des deux esclaves qui, casuelle en ce qui les concerne, est cependant
préparée par le maître qui les envoie en un même lieu, à l'insu l'un de
l'autre.
2. Il en va autrement de celui qui a la charge d'un bien
particulier, et de celui qui pourvoit à un tout universel. Le premier exclut
autant qu'il le peut tout défaut de ce qui est soumis à sa vigilance; tandis
que le second permet qu'il arrive quelque défaillance dans une partie, pour ne
pas empêcher le bien du tout. C'est pourquoi les destructions et les
défaillances qui se constatent dans les choses de la nature sont considérées
comme contraires à telle nature particulière; mais elles n'en sont pas moins
dans l'intention de la nature universelle, en tant que le mal de l'un tourne au
bien de l'autre ou au bien de tout l'univers. Car la destruction de l'un est
toujours la génération de l'autre, génération par laquelle l'espèce se conserve.
Donc, puisque Dieu est le Pourvoyeur de l'étant dans son universalité, il
appartient à sa providence de permettre certains défauts à l'égard de telles
choses particulières, afin que le bien parfait de l'univers ne soit pas
empêché. S'il s'opposait à tous les maux, beaucoup de biens feraient défaut à
son oeuvre entière. Sans la mort de beaucoup d'animaux, la vie du lion serait
impossible, et la patience des martyrs n'existerait pas sans la persécution des
tyrans. Aussi S. Augustin écrit-il: "Le Dieu tout puissant ne permettrait
en aucune manière qu'un quelconque mal s'introduise dans ses oeuvres, s'il
n'était assez puissant et assez bon pour tirer du bien du mal lui-même."
C'est par les deux objections que nous résolvons maintenant que semblent avoir
été poussés ceux qui ont retiré à la divine providence le soin des choses
corruptibles, où se produisent les hasards et le mal.
3. L'homme n'est pas l'auteur de la nature, il use
seulement pour son utilité des choses naturelles dans ses oeuvres artistiques
ou vertueuses. C'est pourquoi la providence humaine ne s'étend pas aux choses
nécessaires, qui proviennent de la nature. Mais la providence de Dieu s'étend
jusqu'à elles, parce qu'il est, lui, l'auteur de la nature. C'est par cette
troisième raison que semblent avoir été entraînés ceux qui ont soustrait à
l'action de la providence divine le cours des choses naturelles, l'attribuant
uniquement à la nécessité de la matière, comme le firent avec Démocrite
d'autres anciens philosophes de la nature.
4. Lorsqu'on dit que Dieu a laissé l'homme à lui-même, on
ne l'exclut pas de la providence divine; on montre seulement que l'homme n'est
pas limité dans ses démarches par une vertu opérative préfixée, déterminée à un
seul mode d'agir, comme c'est le cas des choses naturelles. Celles-ci sont
menées seulement, dirigées vers leur fin par un autre; elles ne se mènent pas, ne
se conduisent pas elles-mêmes vers leur fin, comme font les créatures
raisonnables par le libre arbitre qui leur permet de délibérer et de choisir.
C'est l'Écriture qui dit expressément: "Il l'a laissé aux mains de son
propre conseil." Mais l'acte même du libre arbitre se ramenant à Dieu
comme à sa cause, il est nécessaire que les oeuvres du libre arbitre soient
soumises à la providence. Car la providence de l'homme est sous l'emprise de la
providence de Dieu, comme une cause particulière sous celle de la cause
universelle. Quant aux hommes justes, Dieu exerce à leur égard la providence
d'une façon plus excellente qu'envers les impies, en ce qu'il ne permet pas
qu'il arrive quoi que ce soit contre eux qui compromette finalement leur salut;
car "pour ceux qui aiment Dieu, tout coopère à leur bien", dit
l'Apôtre (Rm 8, 28). Mais du fait qu'il ne retire pas les impies du mal moral, on
dit qu'il les abandonne.
Mais
ce n'est pas qu'ils soient exclus en tout de sa providence, car ils
retomberaient au néant s'ils n'étaient conservés par sa providence. C'est cette
quatrième raison qui semble avoir déterminé Cicéron à retirer de la providence
les choses humaines, au sujet desquelles nous délibérons.
5. Parce que la créature raisonnable a, par le libre
arbitre, la maîtrise de ses actes, elle est soumise à la providence d'une façon
spéciale, en ce qu'on lui impute ses actes à mérite ou à faute, et qu'elle
reçoit en retour la récompense ou le châtiment. C'est à cet égard que l'Apôtre
soustrait les boeufs à la sollicitude divine. Mais il ne veut pas dire que les
créatures irrationnelles individuelles échappent à la providence divine, comme
Rabbi Moïse l'a pensé.
Objections:
1. Il semble que la providence divine ne s'étend pas
immédiatement à toutes choses. Car tout ce que requiert la dignité doit être
attribué à Dieu. Mais il appartient à la dignité d'un roi qu'il ait des
ministres afin de régir ses sujets par leur intermédiaire. Bien plus, donc, est-il
exclu que la providence divine s'occupe immédiatement de toutes choses.
2. Le rôle de la providence est d'ordonner les choses à
leur fin. Or la fin de chaque chose est sa perfection, par quoi elle est bonne.
Mais il appartient à toute cause de conduire son effet jusqu'à sa perfection.
Toute cause agente est donc cause de l'effet qu'on attribue à la providence.
Donc, si la providence divine s'occupe immédiatement de toutes les choses, toutes
les causes secondes disparaissent.
3. Il vaut mieux, dit S. Augustin, ignorer certaines
choses que de les connaître, par exemple les choses viles, et le Philosophe
exprime la même pensée dans la Métaphysiques. Mais tout ce qui est meilleur
doit être attribué à Dieu, donc Dieu n'a pas la providence immédiate de
certaines choses viles et des choses mauvaises.
Cependant:
on
lit dans le livre de Job (34, 13 Vg): "Quel autre a-t-il établi sur la
terre, ou qui a-t-il constitué chef sur le globe qu'il a formé?" Sur quoi
S. Grégoire écrit: "Il gouverne par lui-même le monde qu'il a créé par
lui-même."
Conclusion:
La
providence comprend deux moments: le plan de l'ordination des choses à leur fin,
et la mise en oeuvre de ce plan, qu'on appelle le gouvernement. Pour ce qui est
du premier, Dieu par sa providence, s'occupe de toutes les choses, car il a
dans son intelligence la représentation de toutes les choses, même les plus
petites, et quelques causes qu'il ait attribuées aux divers effets, c'est lui
qui leur a donné la vertu de les produire. Aussi faut-il qu'il ait d'abord dans
son intelligence, le rapport de ces effets à leur cause. C'est au second moment
que la providence divine use d'intermédiaires, car Dieu gouverne les inférieurs
par l'entremise des supérieurs, non que sa providence soit en défaut, mais par
surabondance de bonté, afin de communiquer aux créatures elles-mêmes la dignité
de cause.
Par
là est exclue l'opinion de Platon rapportée par S. Grégoire de Nysse, d'après
laquelle il y a une triple providence. La première est celle du Dieu souverain,
qui d'abord et principalement s'occupe des choses spirituelles, et
conséquemment de tout l'univers en ce qui concerne les genres, les espèces et
les causes universelles. La deuxième providence est celle qui s'occupe des
réalités individuelles dans lesquelles se réalise la nature des choses qui
naissent et se corrompent, et Platon l'attribue aux dieux qui parcourent les
cieux, c'est-à-dire aux substances séparées qui meuvent circulairement les
corps célestes. La troisième providence s'occupe des choses humaines, et Platon
l'attribuait aux génies, dont son école faisait des intermédiaires entre nous
et les dieux, comme S. Augustin le rapporte.
Solutions:
l.
Avoir des ministres pour mettre en oeuvre le plan de sa providence est de la
dignité d'un roi; mais que le plan des choses qu'il ait à faire ne soit pas
dans son esprit, cela est une déficience. Car toute science pratique est
d'autant plus parfaite qu'elle s'étend plus complètement aux circonstances
particulières dont l'action est faite.
2. De ce que la providence divine s'occupe immédiatement
de toutes les choses, il ne résulte nullement que soient exclues les causes
secondes, par l'intermédiaire desquelles le plan divin est mis en oeuvre, comme
on vient de l'établir.
3. Il vaut mieux pour nous ignorer les choses viles ou
mauvaises, en tant que par ces choses nous serions empêchés, ne pouvant
connaître tout à la fois, de porter notre esprit à la considération du meilleur,
et en tant que penser aux choses mauvaises pervertit quelquefois notre volonté.
Mais cela n'a pas de place en Dieu, qui voit tout d'un seul regard, et dont la
volonté ne peut être portée au mal.
Objections:
1. Il semble que oui. Car tout effet dont la cause
propre est déjà ou a été, si, cette cause étant posée, il ne peut pas ne pas
suivre, est produit nécessairement, ainsi que le prouve Aristote. Mais la
providence de Dieu, puisqu'elle est éternelle, préexiste, et il est nécessaire
que l'effet projeté par elle advienne, car la providence divine ne saurait être
en défaut. Donc la providence divine impose la nécessité à ce qu'elle gouverne.
2. Celui qui projette une oeuvre l'assure le mieux qu'il
peut contre toute défaillance. Or Dieu est tout-puissant. Donc il donne aux
choses préparées par sa providence la stabilité que procure la nécessité.
3. Boèce dit en parlant du destin: "A partir des
données premières et immuables de la providence, il astreint les actes et le
sort des hommes à l'infrangible connexion des causes." Il semble donc que
la providence impose la nécessité aux choses qui lui sont soumises.
Cependant:
Denys
écrit: "Corrompre la nature n'est pas le fait de la providence divine."
Or, par nature certaines choses sont contingentes. Donc la providence divine
n'impose pas aux choses une nécessité qui exclurait la contingence.
Conclusion:
La
providence divine impose la nécessité à certaines choses; mais non pas à toutes,
comme l'ont cru quelques philosophes. Il appartient en effet à la providence
d'ordonner les choses à leur fin. Or, après la bonté divine qui est la fin
transcendante, le premier des biens immanents aux choses mêmes est la
perfection de l'univers, perfection qui n'existerait pas si tous les degrés de
l'être ne se rencontraient pas dans les choses. Il appartient donc à la
providence divine de produire tous les degrés des étants. Et c'est pourquoi à
certains effets elle a préparé des causes nécessaires afin qu'ils se produisent
nécessairement, et à certains autres des causes contingentes pour qu'ils
arrivent de façon contingente, selon la condition des causes prochaines.
Solutions:
1. L'effet de la providence divine n'est pas uniquement
qu'une chose arrive d'une façon quelconque, mais qu'elle arrive, selon le cas, soit
nécessairement, soit d'une manière contingente. Et c'est pourquoi un événement
arrive infailliblement et nécessairement lorsque la providence divine a ordonné
qu'il arrive ainsi; et il arrive de façon contingente lorsque le plan de la
providence divine a réglé qu'il arriverait ainsi.
2. L'ordre de la providence divine est immuable et
certain précisément en ceci que toutes les choses qui lui sont soumises
arrivent de la manière dont il a été disposé: nécessairement, ou de façon
contingente.
3. Les paroles de Boèce sur l'immuable et indissoluble
destin se rapportent à l'infaillibilité de la providence, dont les effets ne
sauraient faire défaut, non plus que la manière, prévue par elle, dont ces
effets se produisent. Cela ne concerne pas la nécessité des effets eux-mêmes.
Car il faut considérer que le nécessaire et le contingent sont des attributs de
l'étant en tant que tel. Aussi le mode de contingence ou de nécessité
tombe-t-il sous la providence de Dieu, qui est le gérant de l'étant dans sa
totalité, et non sous celle des agents particuliers.
Après la providence divine, il faut
étudier la prédestination et le livre de vie (Q. 24).
1. Convient-il
d'attribuer à Dieu la prédestination? 2. Qu'est-ce que la prédestination, et
introduit-elle quelque chose de réel dans le prédestiné? 3. La réprobation de
certains hommes vient-elle de Dieu? 4. Comparaison entre la prédestination et
l'élection; peut-on dire que les prédestinés sont élus? 5. Les mérites sont-ils
la cause ou la raison de la prédestination, ou de la réprobation, ainsi que de
l'élection? 6. Certitude de la prédestination: les prédestinés sont-ils
infailliblement sauvés? 7. Le nombre des prédestinés est-il fixé? 8. La
prédestination peut-elle être aidée par les prières des saints?
Objections:
1. Il semble bien que les hommes ne sont pas prédestinés
par Dieu. En effet, S. Jean
Damascène
écrit: "Il faut savoir que Dieu prévoit tout, mais ne prédétermine pas
tout. Il prévoit ce qui est en nous, mais il ne le prédétermine pas." Or, les
mérites ou les démérites humains sont en nous, en tant que nous sommes maîtres
de nos actes par le libre arbitre. Donc ce qui est objet de mérite ou de
démérite n'est pas prédestiné par Dieu, et ainsi disparaît la prédestination
des hommes.
2. On vient de dire que toutes les créatures sont
dirigées vers leur fin par la providence divine. Mais les créatures autres que
l'homme ne sont pas dites prédestinées par Dieu. Donc, les hommes non plus.
3. Les anges sont capables de béatitude comme les hommes,
et cependant il ne semble pas qu'ils soient prédestinés, car ils n'ont jamais
été misérables, alors que la prédestination est un projet de miséricorde, selon
S. Augustin. Donc les hommes ne sont pas prédestinés.
4. Les bienfaits accordés aux hommes par Dieu sont
révélés aux saints par le SaintEsprit, selon l'Apôtre (1 Co 2, 12): "Nous
n'avons pas reçu l'esprit du monde, mais l'Esprit qui vient de Dieu, pour
connaître les dons gracieux que Dieu nous a faits." Donc, si les hommes
étaient prédestinés par Dieu, les prédestinés connaîtraient leur
prédestination. Ce qui est évidemment faux.
Cependant:
on
lit dans l'épître aux Romains (8, 30): "Ceux qu'il a prédestinés, il les a
aussi appelés."
Conclusion:
Il
convient que Dieu prédestine les hommes. En effet, toutes choses sont soumises
à la providence divine, comme on l'a montré. Et il appartient à la providence
d'ordonner les choses à leur fin. Or la fin a laquelle Dieu ordonne ses
créatures est double. L'une dépasse la mesure et le pouvoir de la nature créée,
et cette fin est la vie éternelle, qui consiste en la vision divine, laquelle
dépasse la nature de toute créature, comme on l'a montré plus haute. L'autre
fin est proportionnée à la nature créée, de telle sorte que la créature peut
l'atteindre par les ressources de sa nature. Or, ce à quoi on ne peut parvenir
par les ressources de sa nature, il faut y être porté par un autre: ainsi la
flèche est lancée vers la cible par l'archer. C'est pourquoi, à proprement
parler, la créature raisonnable, qui est capable de la vie éternelle, y est
conduite et comme transportée par Dieu. Et le projet de cette action divine
existe en Dieu, de même qu'il y a en lui le plan de l'ordination de toutes les
choses à leur fin, que nous avons appelé la providence. Or l'idée d'une chose à
faire existe dans l'esprit de son auteur et elle est une sorte de préexistence
en lui de cette chose à faire. Aussi le projet de conduire jusqu'à la vie
éternelle, la créature raisonnable est nommée "prédestination", car "destiner"
est la même chose que "envoyer". Il est évident par là que la
prédestination, quant à son objet, est une part de la providence.
Solutions:
1. Jean Damascène appelle prédestination une nécessité
imposée comme il en est des choses de la nature, qui sont prédéterminées à agir
d'une seule manière. C'est évident par ce qu'il dit ensuite: "Dieu ne veut
pas le péché et ne contraint pas à la vertu." Cela n'exclut donc pas la
prédestination.
2. Les créatures sans raison ne sont pas capables de
cette fin dont nous parlons et qui dépasse les facultés de la nature humaine.
C'est pour cela qu'on ne peut pas, à proprement parler, les dire prédestinées, bien
que parfois ce terme soit étendu abusivement à n'importe quelle autre fin.
3. La prédestination convient aux anges comme aux hommes,
bien qu'ils n'aient jamais été misérables. Le mouvement n'est pas spécifié par
le terme d'où il part, mais par le terme où il tend. Il n'importe en rien au "devenir
blanc" que celui qui devient blanc, ait été auparavant noir, jaune ou
rouge. De même, il n'importe en rien à la raison formelle de prédestination que
l'on soit prédestiné à la vie éternelle à partir d'un état de misère, ou non.
On pourra répondre d'ailleurs que tout octroi d'un bien dépassant ce qui est dû
à son bénéficiaire est un effet de miséricorde, ainsi qu'on l'a dit plus haut.
4. Même si leur prédestination est révélée à certains
hommes par privilège spécial, il ne convient pas qu'elle soit révélée à tous;
car dans ce cas les non prédestinés tomberaient dans le désespoir et les
prédestinés, ainsi rassurés, dans la négligence.
Objections:
1. Il semble que la prédestination introduit quelque
chose de réel dans le prédestiné. Car, de soi, toute action produit une
passion. Donc, si la prédestination est une action en Dieu, elle existe, comme
passion, chez les prédestinés.
2. Sur l'épître aux Romains (1, 4): "(Jésus)
prédestiné Fils de Dieu", Origène dit: "La prédestination concerne ce
qui n'est pas, mais la destination concerne ce qui est." S. Augustin
demande: "Qu'est-ce que la prédestination, sinon la destination de
quelqu'un qui existe?" Donc la prédestination concerne un être existant, et
elle introduit quelque chose dans le prédestiné.
3. Etre préparé est quelque chose de réel dans ce qui
est préparé. Or la prédestination, dit S. Augustin, est la préparation des
bienfaits divins. Elle est donc quelque chose de réel dans les prédestinés.
4. Ce qui est temporel n'entre pas dans la définition de
l'éternel. Mais la grâce, qui est une réalité temporelle, entre dans la
définition de la prédestination. Car celle-ci, d'après le Livre des Sentences, se
définit "la préparation de la grâce pour le présent, et de la gloire pour
l'avenir". Donc la prédestination n'est pas quelque chose d'éternel. Ainsi
faut-il donc qu'elle n'existe pas en Dieu, mais chez les prédestinés, car tout
ce qui est en Dieu est éternel.
Cependant:
S.
Augustin appelle la prédestination "la prescience des bienfaits de Dieu".
Or la prescience n'est pas dans ceux qui en sont l'objet, mais seulement dans
celui qui a la prescience. Donc la prédestination n'est pas non plus dans les
prédestinés, mais dans celui qui prédestine.
Conclusion:
La
prédestination n'est pas quelque chose dans les prédestinés, mais seulement
dans celui qui prédestine. On vient de dire en effet que la prédestination est
une part de la providence. Or la providence n'est pas dans les choses qu'elle
concerne, elle est un certain plan de l'intelligence qui ordonne à la fin, ainsi
qu'on l'a dit précédemment. Mais la réalisation de la providence, qu'on appelle
gouvernement, se trouve comme passion dans les êtres gouvernés, et comme action
dans celui qui gouverne. Il est donc clair que la prédestination est un certain
plan, conçu dans l'esprit divin, de l'ordination de certains au salut éternel.
C'est la réalisation de cette ordination qui se trouve passivement dans les
prédestinés, et activement en Dieu. La réalisation de la prédestination c'est
d'abord la vocation, puis la glorification, selon ces paroles de l'Apôtre (Rm 8,
30): "Ceux qu'il a prédestinés, il les a aussi appelés, et ceux qu'il a
appelés... il les a glorifiés."
Solutions:
1. Les actions qui passent dans une matière extérieure, comme
chauffer ou scier, produisent de soi une passion, mais non pas les actions qui
demeurent dans l'agent, comme sont l'intellection et le vouloir, nous l'avons
dit. Or la prédestination est une action de cette sorte. Aussi n'introduit-elle
rien de réel dans le prédestiné. Mais sa réalisation, qui porte sur des choses
extérieures, introduit dans ces choses un certain effet.
2. "Destination" peut se prendre pour un réel
envoi du sujet vers un certain terme, et ainsi la destination ne concerne que
ce qui existe. En un autre sens, on peut entendre par "destination", un
"envoi" envisagé mentalement, et on emploie destinare pour une ferme
résolution. C'est ainsi qu'au livre II des Maccabées (6, 20, Vg), nous lisons
qu'Éléazar "décida (destinavit) de ne pas accepter, par amour de la vie, des
aliments interdits par la Loi". Dans ce sens, la "destination"
peut concerner ce qui n'existe pas. Cependant la prédestination, du fait qu'elle
implique antériorité, peut concerner ce qui n'existe pas, en quelque sens qu'on
prenne le mot destination.
3. Il y a deux sortes de préparation. On peut préparer
le patient à recevoir l'action, et cette préparation est dans le sujet préparé.
Mais il y a aussi la préparation de l'agent à agir, et celle-ci reste dans
l'agent. Or c'est de cette matière que la prédestination est une préparation, dans
le sens où l'on dit que celui qui agit par intelligence se prépare à l'action
en concevant tout d'abord ce qu'il doit faire. Et c'est ainsi que Dieu, éternellement,
a préparé en prédestinant, c'est-à-dire qu'il a conçu le plan qui ordonne
certains hommes au salut.
4. La grâce entre dans la définition de la
prédestination, non comme élément de son essence, mais en tant que la
prédestination comporte un rapport avec la grâce, qui est un rapport de cause à
effet, ou encore d'acte à objet. Il ne s'ensuit donc pas que la prédestination
soit quelque chose de temporel.
Objections:
1. Il semble que Dieu ne réprouve aucun homme. Car nul
ne réprouve celui qu'il aime, selon le livre de la Sagesse (11, 24): "Tu
aimes tout ce qui existe, et tu ne hais rien de ce que tu as fait." Donc
Dieu ne réprouve aucun homme.
2. Si Dieu réprouvait certains hommes, il faudrait que
la réprobation soit aux réprouvés ce que la prédestination est aux prédestinés.
Mais la prédestination est pour les prédestinés une cause de salut; la
réprobation serait donc aux réprouvés une cause de perdition. Or cela est faux;
car le prophète Osée (13, 9 Vg) a dit: "Ta perdition vient de toi, Israël,
de moi seulement vient ton secours." Dieu ne réprouve donc personne.
3. D'ailleurs, on ne doit imputer à personne ce qu'il ne
peut éviter. Mais si Dieu réprouve quelqu'un, ce réprouvé ne peut éviter sa
perte; car il est écrit dans l'Ecclésiaste (7, 13 Vg): "Regarde l'oeuvre
de Dieu: nul ne pourra redresser ce qu'il a méprisé." Donc, on ne devrait
pas imputer aux hommes leur propre perdition, et cela est faux.
Cependant:
on
trouve dans Malachie (1, 23): "J'ai aimé Jacob; mais j'ai haï Esaü."
Conclusion:
Dieu
réprouve certains. On a dit en effet plus haut que la prédestination est une
part de la providence. Or il appartient à la providence de permettre quelque
défaillance dans les choses qui lui sont soumises, comme on l'a dit
précédemment. Aussi, puisque les hommes sont ordonnés à la vie éternelle par la
providence divine, il appartient également à la providence de permettre que
certains manquent cette fin, et c'est cela qu'on appelle réprouver.
Donc,
de même que la prédestination est une part de la providence à l'égard de ceux
qui sont ordonnés par Dieu au salut éternel, la réprobation à son tour est une
part de la providence à l'égard de ceux qui manquent cette fin. D'où l'on voit
que la réprobation ne désigne pas une simple prescience; elle y ajoute quelque
chose selon la considération de la raison, comme on l'a dit plus haut de la
providence. Car de même que la prédestination inclut la volonté de conférer la
grâce et la gloire, ainsi la réprobation inclut la volonté de permettre que tel
homme tombe dans la faute, et d'infliger la peine de damnation pour cette
faute.
Solutions:
1. Dieu aime tous les hommes et même toutes ses
créatures, en ce sens qu'il veut du bien à toutes. Mais il ne veut pas tout
bien à toutes. Donc, en tant qu'il ne veut pas pour certains ce bien qu'est la
vie éternelle, on dit qu'il les a en haine ou qu'il les réprouve.
2. Au point de vue de la causalité, la réprobation n'est
pas comparable à la prédestination. Car la prédestination est cause aussi bien
de ce qu'attendent les prédestinés dans l'autre vie, qui est la gloire, que de
ce qu'ils reçoivent en celle-ci, qui est la grâce. La réprobation n'est pas
cause de ce qui lui correspond dans le présent, à savoir la faute; elle est
cause du délaissement par Dieu. Mais elle est cause de la sanction future, à
savoir la peine éternelle. La faute, elle, provient du libre arbitre chez celui
qui est réprouvé et que la grâce délaisse. Et ainsi se vérifie le mot du
prophète: "Ta perdition vient de toi, Israël."
3. La réprobation de Dieu ne diminue en rien le pouvoir
d'agir des réprouvés. Aussi, lorsque l'on dit que le réprouvé ne peut obtenir
la grâce, il faut l'entendre d'une impossibilité non pas absolue, mais
conditionnée; comme on a dit plus haut que, s'il est nécessaire que le
prédestiné soit sauvé, c'est d'une nécessité conditionnée, qui ne supprime pas
le libre arbitre. Aussi, bien que l'homme réprouvé par Dieu ne puisse obtenir
la grâce, cependant, le fait qu'il tombe dans tel péché ou dans un autre, cela
provient de son libre arbitre, et c'est donc à juste titre qu'il en est jugé
coupable.
Objections:
1. Il semble que non, car selon Denys, comme le soleil
répand sa lumière sur tous les corps, sans choisir, ainsi Dieu répand sa bonté.
Mais c'est principalement selon la communication de la grâce et de la gloire
que la bonté divine se communique à quelques-uns. Donc c'est sans choisir que
Dieu communique la grâce et la gloire, ce qui est le fait de la prédestination.
2. L'élection porte sur des existants; or la
prédestination, étant éternelle, concerne aussi les non-existants. Donc
certains sont prédestinés sans être élus.
3. L'élection importe une certaine discrimination. Mais "Dieu
veut que tous les hommes soient sauvés" (1 Tm 2, 4). Donc la
prédestination, qui préordonne les hommes au salut, exclut le choix.
Cependant:
on
lit dans l'épître aux Éphésiens (1, 4): "Il nous a choisis en lui avant la
création du monde."
Conclusion:
La
prédestination, selon l'ordre rationnel présuppose l'élection, et l'élection, l'amour.
Cela tient à ce que la prédestination, comme on l'a dit, fait partie de la
providence. Or la providence, de même que la prudence, est un plan existant
dans l'intelligence, qui prescrit l'ordination de certains à leur fin, nous
l'avons dit précédemment. Or on ne décide pas d'ordonner quelque chose à une
fin, si d'abord on ne veut cette fin. Aussi la prédestination de certains au
salut présupposetelle, selon la raison, que Dieu veuille leur salut, et cela
comprend l'élection et l'amour de dilection. Celui-ci, en tant qu'il veut pour
eux ce bien du salut éternel, car aimer, nous l'avons dit, c'est vouloir une
certaine bonté pour quelqu'un. Et la prédestination suppose l'élection, en tant
que Dieu veut ce bien pour certains de préférence à d'autres, puisqu'il
réprouve certains, comme nous l'avons dit.
Toutefois,
l'élection et l'amour n'ont pas en Dieu et en nous un ordre identique. En nous,
la volonté ne rend pas bon celui qu'elle aime, mais nous sommes enclins à
l'aimer parce qu'il est bon. C'est pourquoi nous choisissons quelqu'un pour
l'aimer, de sorte qu'en nous le choix précède l'amour. En Dieu c'est l'inverse,
car la volonté par laquelle Dieu veut une bonté pour quelqu'un en l'aimant est
cause que celui-ci plutôt que les autres soit bon de cette bonté. Par où l'on voit
que selon l'ordre rationnel, l'amour est présupposé à l'élection, celle-ci à la
prédestination. C'est pourquoi tous les prédestinés sont élus et aimés.
Solutions:
1. Si l'on considère en général la communication de la
bonté divine, Dieu la communique en effet sans choix, en ce sens qu'il n'est
rien qui ne participe de cette bonté en quelque manière comme on l'a vu
antérieurement. Mais si l'on considère la communication de telle ou telle bonté,
Dieu ne la donne pas sans choix puisqu'il donne à certains des choses bonnes
qu'il ne donne pas à d'autres. Et ainsi, dans l'octroi de la grâce et de la
gloire, il y a une élection.
2. Lorsque la volonté de celui qui choisit est appelée à
ce choix par un bien préexistant dans la chose, alors il faut que le choix se
porte sur des êtres qui existent, et c'est ce qui a lieu pour nous. Mais en
Dieu il en est autrement, ainsi qu'on vient de le dire. Aussi, déclare S.
Augustin, "bien que Dieu choisisse ceux qui ne sont pas, il ne se trompe
pas dans ses choix".
3. Dieu veut le salut de tous les hommes, comme on l'a
déjà vu, par sa volonté antécédente, ce qui n'est pas le vouloir purement et
simplement; il ne le veut pas, tout considéré, c'est-à-dire purement et
simplement.
Objections:
1. Il semble que la prescience des mérites soit la cause
de la prédestination, car Paul écrit (Rm 8, 29): "Ceux qu'il a connus
d'avance, il les a prédestinés." Et sur la parole de S. Paul (Rm 9, 15), "Je
ferai miséricorde à qui je ferai miséricorde", S. Ambroise donne ce
commentaire: "Je ferai miséricorde à celui que je sais d'avance devoir
revenir à moi de tout son coeur." Donc, il semble bien que la prescience
des mérites soit cause de la prédestination.
2. La prédestination suppose la volonté divine, qui ne
peut être irrationnelle, puisque la prédestination est la résolution de faire
miséricorde, selon S. Augustin. Mais il ne peut y avoir une autre raison de la
prédestination que la prévision des mérites. Donc cette prévision est la cause
ou la raison de la prédestination.
3. "Il n'y a pas d'injustice en Dieu", dit
l'épître aux Romains (9, 14). Or il semble injuste de donner à des égaux des
choses inégales. Tous les hommes sont égaux, et en nature et selon le péché
originel; on ne trouve en eux d'inégalité que selon le mérite ou le démérite de
leurs propres actes. Donc si Dieu prépare aux hommes, en les prédestinant ou en
les réprouvant, des sorts inégaux, ce ne peut être qu'en raison de la
prescience qu'il a de leurs mérites différents.
Cependant:
l'Apôtre
dit à Tite (3, 5): "Il nous a sauvés, non à cause des oeuvres de justice
que nous faisions, mais selon sa miséricorde." Or, de même qu'il nous a
sauvés, il nous a prédestinés à être sauvés. Donc la prévision des mérites
n'est pas la raison ou la cause de la prédestination.
Conclusion:
Nous
l'avons dit plus haut, la prédestination inclut une volonté, et l'on doit donc
chercher la raison de la prédestination comme on cherche celle de la volonté
divine. Or nous avons dit qu'on ne peut assigner de cause à la volonté divine
en ce qui concerne l'acte de vouloir, mais qu'on peut lui assigner une cause à
l'égard des choses voulues, en tant que Dieu veut qu'une chose soit à cause
d'une autre. Personne n'a donc été assez insensé pour dire que les mérites
fussent cause de la prédestination quant à l'acte même de celui qui prédestine.
Mais voici ce qui est en question: Du côté de ses effets, la prédestination
a-t-elle une cause? Et cela revient à demander: Est-ce que Dieu a préordonné
qu'il donnerait à un être les effets de la prédestination à cause de ses
mérites?
Donc
certains ont dit: L'effet de la prédestination est préordonné en faveur d'un
être à cause des mérites de cet être dans sa vie antérieure. Telle fut la
position d'Origène, pour qui les âmes humaines, toutes créées au commencement, obtiennent
selon la diversité de leurs oeuvres des sorts divers en ce mondeci, une fois
unies à leur corps. Mais l'Apôtre écarte cette opinion en disant (Rm 9, 1113): "Avant
même que les enfants fussent nés et qu'ils eussent rien fait, ni bien ni mal, ...
non en vertu des oeuvres, mais par le choix de Celui qui appelle, il fut dit:...
L'aîné servira le plus jeune."
C'est
pourquoi d'autres ont dit que les mérites préexistants, mais cette fois en
cette vie, sont la raison et la cause des effets de la prédestination. En effet
les pélagiens ont prétendu que le commencement des bonnes oeuvres vient de nous,
et que leur achèvement vient de Dieu. Et ainsi, l'effet de la prédestination
est donné à un tel et non à tel autre, parce que l'un a fourni le commencement
en se préparant, et l'autre non. Mais à l'encontre il y a ces paroles de
l'Apôtre (2 Co 3, 5 Vg): "Nous ne sommes pas capables par nous-mêmes de
penser quoi que ce soit qui vienne de nous-mêmes." Or, on ne peut trouver
aucun principe qui soit antérieur à la pensée. On ne peut donc pas dire qu'il y
ait en nous un commencement fournissant la raison des effets de la
prédestination.
Aussi
d'autres ont-ils avancé que la raison de la prédestination est dans les mérites
qui suivent l'effet de cette prédestination. Et ils entendent que Dieu donne sa
grâce à un être et a préordonné de lui donner cette grâce, parce qu'il a prévu
qu'il en userait bien, comme si un prince donnait un cheval à tel soldat dont
il sait qu'il en usera bien. Mais ces penseurs semblent avoir distingué entre
ce qui vient de la grâce et ce qui vient du libre arbitre, comme si le même
effet ne pouvait pas venir des deux. Car il est évident que ce qui vient de la
grâce est un effet de la prédestination; et cela ne peut être donné comme la
raison de cette prédestination, puisque c'est inclus en elle. Donc, si quelque
chose d'autre est de notre côté cause de la prédestination, cela ne sera pas
compris dans les effets de la prédestination. Mais il n'y a pas lieu de
distinguer ainsi ce qui vient du libre arbitre et ce qui vient de la
prédestination, de même que l'effet de la cause première et celui de la cause
seconde. La providence divine produit ses effets par l'opération des causes
secondes, ainsi qu'on l'a dit plus haut, de sorte que cela même que réalise le
libre arbitre vient de la prédestination.
Il
faut donc dire ceci. L'effet de la prédestination peut être envisagé par nous
de deux façons: particulièrement, et globalement. Rien n'empêche qu'un effet particulier
de la prédestination soit la cause et le motif d'un autre. Un effet postérieur
sera cause d'un effet antérieur dans l'ordre des causes finales; un effet
antérieur sera cause d'un effet postérieur dans l'ordre du mérite, qu'on peut
ramener à une disposition de la matière. Ainsi nous pouvons dire: Dieu a
préordonné de donner à quelqu'un la gloire à cause de ses mérites; et il a
préordonné de donner à quelqu'un la grâce afin qu'il mérite la gloire.
Mais
si l'effet de la prédestination est envisagé d'une autre manière, en sa
totalité, il est impossible que l'effet total de la prédestination ait une
cause quelconque de notre part. Car quoi que ce soit qui se trouve dans l'homme
et l'ordonne au salut, tout cela est compris sous l'effet de la prédestination,
même la préparation à la grâce; car cela non plus n'a pas lieu autrement que
par le secours divin, selon ce mot de l'Écriture (Lm 5, 21): "Fais-nous
revenir à toi, Seigneur, et nous reviendrons." De ce point de vue pourtant,
la prédestination, quant à ses effets, a pour raison la bonté divine, à
laquelle tout l'effet de la prédestination s'ordonne comme à sa fin, et dont il
procède comme de son premier principe moteur.
Solutions:
1. L'usage prévu de la grâce n'est pas la raison pour
laquelle Dieu confère cette grâce, si ce n'est dans l'ordre de la finalité, comme
on vient de le dire.
2. La raison de la prédestination, considérée dans son
effet global, c'est la bonté divine. Mais un effet particulier est la raison
d'un autre, comme on vient de le dire.
3. C'est dans la bonté divine elle-même qu'on peut
trouver la raison de la prédestination de certains et de la réprobation des
autres. On dit que Dieu a tout fait pour sa bonté, afin que celle-ci soit
représentée dans les choses. Or il est nécessaire que la bonté divine, une et
simple en elle-même, soit représentée dans les choses sous des formes diverses,
parce que l'être créé ne peut atteindre à la simplicité divine. De là vient que
pour l'achèvement de l'univers sont requis divers ordres de choses, dont les
unes tiennent un haut rang et d'autres un rang infime dans cet univers. Et afin
que la diversité des degrés se maintienne, Dieu permet que certains maux se
produisent, pour éviter que beaucoup de biens ne se trouvent empêchés, nous
l'avons dit précédemment.
Considérons
donc tout le genre humain comme nous faisons de l'universalité des choses.
Parmi les hommes, Dieu a voulu, pour certains qu'il a prédestinés, faire
apparaitre sa bonté sous la forme de la miséricorde qui pardonne; et pour
d'autres qu'il réprouve, sous la forme de la justice qui punit. Telle est la
raison pour laquelle Dieu choisit certains et réprouve les autres. C'est cette
cause qu'assigne l'Apôtre en disant (Rm 9, 22, 23): "Dieu, voulant
manifester sa colère" (c'est-à-dire la vindicte de sa justice) "et
faire connaître sa puissance, a supporté" (c'est-à-dire a permis) "avec
une grande patience des vases de colère, méritant la perdition, afin de montrer
les richesses de sa gloire à l'égard des vases de miséricorde qu'il a d'avance
préparés pour la gloire". Et ailleurs (2 Tm 2, 20), le même Apôtre écrit: "Dans
une grande maison, il n'y a pas seulement des vases d'or et d'argent, mais il y
en a aussi de bois et de terre; les uns pour les usages nobles, les autres pour
les usages vulgaires.
Mais
pourquoi Dieu choisit ceux-ci pour la gloire et pourquoi il réprouve ceux-là, il
n'y en a pas d'autre raison que la volonté divine. C'est ce qui faire dire à S.
Augustin: "Pourquoi attire-t-il celui-ci et non celui-là, gardetoi de
vouloir en juger, si tu ne veux pas t'égarer." Ainsi, dans la nature, on
peut fournir une raison pour expliquer que la matière première, de soi tout
uniforme, soit distribuée en partie sous la forme du feu, en partie sous la
forme de la terre, fondée par Dieu au commencement: c'est afin qu'il y ait une
diversité d'espèces parmi les choses naturelles. Mais pourquoi telle partie de
matière est sous telle forme, et telle partie sous telle autre, cela ne dépend
que de la volonté divine. C'est ainsi qu'il dépend de la seule volonté de
l'architecte que cette pierreci soit en cet endroit du mur, et cette autre
ailleurs, bien qu'il entre dans le plan de l'art que certaines pierres soient
ici, et d'autres là.
Et
pourtant, il n'y a pas d'injustice chez Dieu, s'il réserve des dons inégaux à
des êtres qui ne le sont pas. Cela ne heurterait la raison de justice que si
l'effet de la prédestination était conféré comme un dû, au lieu de l'être comme
une grâce. Là où l'on donne par grâce, chacun peut à son gré donner ce qu'il
veut, plus ou moins, pourvu qu'il ne refuse à personne son dû; cela sans
préjudice de la justice. C'est ce que dit le père de famille de la parabole (Mt
20, 14, 15): "Prends ce qui te revient et va t'en; ne m'est-il pas permis
de faire de mon bien ce que je veux?"
Objections:
1. Il semble que la prédestination ne soit pas certaine.
Car on lit dans l'Apocalypse (3, 11): "Tiens ferme ce que tu as, afin que
personne ne te ravisse ta couronne." Sur quoi S. Augustin remarque: "Un
autre ne pourrait pas la ravir si le premier ne l'avait perdue." C'est
donc qu'on peut acquérir et perdre la couronne de gloire, qui est l'effet de la
prédestination.
2. Une chose possible n'entraîne jamais de conséquences
impossibles. Or il est possible qu'un prédestiné, comme Pierre, pèche et
aussitôt soit tué. Or, dans cette supposition, la prédestination serait
frustrée de son effet. Cela n'est donc pas impossible. Donc la prédestination
n'est pas certaine.
3. Tout ce que Dieu a pu, il le peut encore. Or Dieu a
pu ne pas prédestiner ceux qu'il a prédestinés. Donc, maintenant, il peut ne
pas les prédestiner, et ainsi la prédestination n'est pas certaine.
Cependant:
sur
ces paroles de S. Paul (Rm 8, 29): "Ceux qu'il a connus d'avance, il les a
prédestinés", la Glose écrit: "La prédestination est une prescience
et une préparation des bienfaits de Dieu, grâce à laquelle sont très
certainement sauvés tous ceux qui sont sauvés."
Conclusion:
La
prédestination obtient très certainement et infailliblement son effet, sans
pour autant qu'elle impose à cet effet une nécessité telle qu'il se produirait
d'une façon nécessaire. On a dit en effet plus haut que la prédestination est
une part de la providence. Or tous les effets soumis à la providence ne sont
pas nécessaires, mais certains sont produits de façon contingente, selon la
condition de leurs causes prochaines que la providence divine a ordonnées à les
produire. Cependant l'ordre de la providence est infaillible, comme on l'a
montré plus haut. Ainsi donc, l'ordre de la prédestination, lui aussi, est
certain, et cependant cela ne supprime pas notre libre arbitre, grâce auquel
l'effet de la prédestination se produit de façon contingente.
Il
faut en outre penser ici à ce qui a été dit plus haut de la science divine et
aussi de la volonté divine qui n'enlèvent rien à la contingence, bien qu'elles
soient très certaines et infaillibles.
Solutions:
l.
La couronne peut appartenir à quelqu'un de deux façons: soit en raison de la
prédestination divine, et ainsi nul ne perd sa couronne. Soit en raison d'un
mérite de grâce, car ce que nous méritons est en quelque façon nôtre. Ainsi un
homme peut perdre sa couronne par un péché mortel postérieur. Mais un autre
reçoit la couronne perdue, en ce sens qu'il est subsistué au premier. Dieu en
effet ne permet pas que les uns tombent sans en élever d'autres, selon ces
paroles de Job (34, 24): "Il brise les puissants sans enquête et en met
d'autres à leur place." C'est ainsi que les hommes ont été substitués aux
anges déchus, et les païens aux Juifs. Or celui qui est substitué à un autre
dans l'état de grâce, recevra la couronne de l'être déchu en ce qu'il se
réjouira dans la vie éternelle des actions bonnes du bien fait que l'autre a
faites; car, dans la vie éternelle, chacun se réjouira des actions bonnes faites
non seulement par lui, mais par autrui.
2. Il est sans doute possible, dans l'absolu, qu'un
prédestiné meure en état de péché mortel; mais cela est impossible si l'on
suppose, comme fait l'objectant, que cet homme est prédestiné. Il ne s'ensuit
donc pas que la prédestination soit faillible.
3. Comme la prédestination inclut la volonté divine, ce
que nous avons dit plus haut à savoir que, pour Dieu, vouloir quelque chose de
créé est nécessaire conditionnellement, en raison de l'immutabilité de la
volonté divine, mais non absolument, cela vaut pour la prédestination. Il ne
faut donc pas dire que Dieu peut ne pas prédestiner celui qu'il a prédestiné, si
l'on prend cette proposition dans le sens composé, bien que, absolument parlant,
Dieu puisse prédestiner ou ne pas prédestiner. Mais cela n'enlève pas à la
prédestination sa certitude.
Objections:
l.
Il semble que non. Car un nombre qu'on peut augmenter n'est pas fixé. Mais on
peut augmenter le nombre des prédestinés, semble-t-il, puisqu'on lit dans le
Deutéronome (1, 11): "Que le Seigneur notre Dieu ajoute au nombre beaucoup
de milliers !" Commentaire de la Glose: "C'est-à-dire au nombre
déterminé auprès de Dieu, qui connaît ceux qui lui appartiennent." Donc le
nombre des prédestinés n'est pas fixé.
2. On ne peut pas donner une raison pour laquelle Dieu
prédestinerait au salut un nombre d'hommes plus ou moins grand. Mais Dieu ne
fait rien sans raison. Donc le nombre des hommes qui seront sauvés n'est pas
fixé d'avance par Dieu.
3. L'action de Dieu est plus parfaite que celle de la nature.
Or, dans les oeuvres de la nature, c'est le bien qui se rencontre le plus
souvent; le défaut et le mal y sont plus rares. Donc, si c'était Dieu qui
fixait le nombre des élus, il y aurait plus d'élus que de damnés, ce que
contredit le texte de S. Matthieu (7, 13-14): "Large et spacieux est le
chemin qui conduit à la perdition, et nombreux sont ceux qui s'y engagent;
étroite est la porte, et resserré le chemin qui conduit à la vie, et peu
nombreux ceux qui le trouvent."
Cependant:
S.
Augustin écrit: "Le nombre des prédestinés est fixé, et il ne peut être ni
augmenté ni diminué."
Conclusion:
Le
nombre des prédestinés est fixé, mais certains ont dit: il est fixé quant à sa
forme, il ne l'est pas quant à sa matière, comme si nous disions: il est fixé
que cent ou mille seront sauvés, mais non que ceux-ci ou ceux-là le seront.
Mais cela supprime la certitude de la prédestination, dont nous avons déjà
parlé n. C'est pourquoi il faut dire que le nombre des prédestinés est certain
pour Dieu non seulement quant à sa forme, mais aussi quant à sa matière.
Mais
il faut remarquer que le nombre des prédestinés est dit certain pour Dieu non
seulement en raison de sa connaissance (parce qu'il sait combien seront sauvés,
car en ce sens Dieu est tout aussi certain du nombre des gouttes de pluie et
des grains de sable), mais en outre, il est certain pour Dieu en raison d'un
choix et d'une détermination.
Pour
en être persuadé, il faut savoir que tout agent vise une oeuvre bien définie, comme
on l'a vu plus haut en traitant de l'infini. Or, quiconque envisage de donner à
son oeuvre une mesure déterminée projette un chiffre pour les parties
essentielles qui sont requises de soi à la perfection du tout. En effet, il ne
choisit pas un chiffre absolu pour les éléments accessoires: il règle ce
chiffre pour autant que ces éléments sont nécessaires au reste. Ainsi le
bâtisseur projette une mesure déterminée pour sa maison, et aussi un nombre
déterminé de chambres qu'il veut avoir dans sa maison, et des mesures
déterminées pour le mur ou le toit. Mais il ne choisit pas un nombre déterminé
de pierres: il en prendra la quantité suffisante pour bâtir un mur de telles
dimensions.
C'est
ainsi qu'il faut considérer l'action de Dieu à l'égard de l'univers, qui est
son oeuvre. Car il a réglé d'avance la mesure qui doit être celle de tout
l'univers, et quel nombre conviendrait aux parties essentielles de l'univers, celles
qui sont en rapport avec sa perpétuité: combien de sphères, combien d'étoiles, combien
d'éléments, combien d'espèces d'êtres. Mais les individus corruptibles sont
ordonnés au bien de l'univers, non principalement, mais secondairement, c'est-à-dire
en tant que la bonté de l'espèce est assurée par eux. Sans doute Dieu connaît
le nombre de tous les individus; mais le nombre des vaches, des moustiques, etc.
n'est pas par lui-même réglé d'avance par Dieu; la providence divine les
produit en nombre suffisant pour la conservation des espèces.
Or,
entre toutes, les créatures raisonnables, parce qu'elles sont incorruptibles, sont
ordonnées à concourir au bien de l'univers, comme des parties principales et
surtout celles qui atteignent la béatitude, parce qu'elles atteignent plus
immédiatement à la fin suprême. De là vient que pour Dieu, le nombre des
prédestinés est certain non seulement comme connu avec certitude, mais aussi
comme expressément défini: il n'en est pas tout à fait de même en ce qui
concerne le nombre des réprouvés, qui semblent ordonnés par Dieu au bien des
élus, puisque pour ceux-ci "tout contribue à leur bien".
Quant
au nombre de tous les hommes prédestinés, certains assurent qu'il y aura autant
d'hommes sauvés qu'il y a eu d'anges déchus; d'autres, autant que d'anges
demeurés fidèles; d'autres encore, autant que d'anges déchus et, en outre, que
d'anges tout d'abord créés. Mais le mieux est de dire que "le nombre des
élus destinés à être placés dans la félicité éternelle est connu de Dieu seul".
Solutions:
l.
Cette parole du Deutéronome doit s'entendre des hommes que Dieu a connus
d'avance comme justes dans la vie présente. Leur nombre augmente et diminue, mais
non celui des prédestinés.
2. La mesure quantitative d'une partie doit se prendre
de sa proportion avec le tout. Et c'est ainsi qu'il y a pour Dieu une raison de
créer tant d'étoiles, tant d'espèces d'êtres, de prédestiner tant d'hommes, selon
la proportion entre ces parties principales et le bien de l'univers.
3. Le bien proportionné à la condition commune de la
nature se réalise le plus souvent, et ne fait défaut que rarement. Mais le bien
qui excède l'état commun des choses se trouve réalisé seulement par un petit
nombre, et l'absence de ce bien est fréquente. Ainsi voiton que la plupart des
hommes sont doués d'un savoir suffisant pour la conduite de leur vie, et que
ceux qu'on appelle idiots ou insensés parce qu'ils manquent de connaissance
sont très peu nombreux. Mais bien rares, parmi les humains, sont ceux qui
parviennent à une science profonde des choses intelligibles. Donc, puisque la
béatitude éternelle, qui consiste dans la vision de Dieu, excède le niveau
commun de la nature, surtout parce que cette nature a été privée de la grâce
par la corruption du péché originel, il y a peu d'hommes sauvés. Et en cela
même apparaît souverainement la miséricorde de Dieu, qui élève certains êtres à
un salut que manque le plus grand nombre, selon le cours et la pente commune de
la nature.
Objections:
l.
Il semble que non. Car rien d'éternel n'est empêché par du temporel; par suite,
rien de temporel ne peut aider à l'existence de quelque chose d'éternel. Or la
prédestination est éternelle. Donc, puisque les prières des saints sont
temporelles, elles ne peuvent aider à ce que quelqu'un soit prédestiné.
2. Comme personne n'a besoin de conseil, si ce n'est
pour un défaut de connaissance, personne aussi n'a besoin de secours si ce
n'est pour un manque de force. Or ni l'un ni l'autre ne concerne Dieu qui
prédestine, ce qui fait dire à l'Apôtre (Rm 11, 34): "Qui a secouru
l'Esprit du Seigneur, ou qui a été son conseiller?"
3. Ce sont les mêmes choses qui peuvent être aidées et
qui peuvent être empêchées. Or la prédestination ne saurait être empêchée par
personne. Donc elle ne peut être aidée par personne.
Cependant:
on
lit dans la Genèse (25, 21): "Isaac implora Dieu pour Rébecca, sa femme, et
Rébecca conçut." Or, de cette conception naquit Jacob, qui fut prédestiné,
et cette prédestination ne se fût pas accomplie, si Jacob n'était pas né. Donc
la prédestination est aidée par les prières des saints.
Conclusion:
Sur
cette question, diverses erreurs se sont fait jour. Quelques-uns, s'attachant à
la certitude de la prédestination divine, ont déclaré superflues les prières et
pareillement tout ce qu'on peut faire en vue d'obtenir le salut, parce que, qu'on
les fasse ou non, les prédestinés l'obtiendront, et les réprouvés ne l'obtiendront
pas. Mais contre cette opinion s'élèvent toutes les exhortations de la Sainte
Écriture à la prière et aux autres bonnes oeuvres.
D'autres
ont prétendu que par des prières on peut changer la prédestination divine.
Telle fut, dit-on, l'opinion des Égyptiens, qui croyaient pouvoir conjurer par
des sacrifices et par des prières les décrets divins qu'ils appelaient le
destin. Mais elle s'oppose à l'autorité de la Sainte Écriture; car il est dit
(1 S 15, 29 Vg): "La Gloire d'Israël ne pardonnera pas; le repentir ne le
fléchira pas", et encore (Rm 11, 29): "Les dons et l'appel de Dieu
sont sans repentance."
Il
faut donc s'exprimer autrement et dire que dans la prédestination il y a deux
choses: la préordination divine, et son effet. Quant à la première, la
prédestination n'est nullement influencée par les prières des saints; car ce
n'est pas grâce aux prières des saints que quelqu'un est prédestiné par Dieu.
Mais quant à la seconde, on peut dire que la prédestination est aidée par les
prières des saints et par les autres bonnes oeuvres; parce que la providence, dont
la prédestination fait partie, ne supprime pas les causes secondes; elle
pourvoit à ses effets de telle manière que même l'ordre des causes secondes est
soumis à cette providence. Donc, de même que les effets naturels sont organisés
de telle sorte que les causes naturelles s'y ordonnent, car sans elles ces
effets ne se produiraient pas; de même le salut d'un homme est prédestiné par
Dieu de telle sorte que le plan de la prédestination englobe tout ce qui
favorise le salut de l'homme: ses propres prières, ou celles des autres, ou
d'autres bonnes oeuvres sans lesquelles il n'obtient pas le salut. Il faut donc
que les prédestinés s'efforcent de bien agir et de prier, puisque c'est par ce
moyen que l'effet de la prédestination se réalise avec certitude. C'est ce qui
fait dire à S. Pierre (2 P 1, 10): "Appliquez-vous à assurer par vos
bonnes oeuvres votre vocation et votre élection."
Solutions:
l.
Cet argument montre que la prédestination n'est pas aidée par les prières des
saints quant à la préordination.
2. On peut être aidé par un autre de deux façons. On
peut recevoir de lui un surcroît de vertu active, et être aidé ainsi dénote de
la faiblesse, et ne peut convenir à Dieu. C'est en ce sens qu'il est dit: "Qui
a secouru l'Esprit du Seigneur?" Mais on peut être aidé par quelqu'un qui
exécute l'action qu'on a conçue, comme le maître est aidé par son serviteur. De
cette façon Dieu est aidé par nous, quand nous exécutons ce qu'il a décidé, selon
ces paroles de l'Apôtre (1 Co 3, 9): "Nous sommes les coopérateurs de
Dieu." Et cela ne provient pas d'une déficience de la puissance divine, mais
c'est Dieu qui veut se servir des causes intermédiaires afin de ménager dans
les choses la beauté de l'ordre, et aussi afin de communiquer aux créatures la
dignité d'être causes.
3. Les causes secondes ne peuvent échapper à l'ordre de
la Cause première, qui est universelle, comme on l'a dit plus haut. Mais elles
exécutent cet ordre. C'est pour cela que la prédestination peut être aidée par
les créatures, alors qu'elle ne peut pas être empêchée.
1. Qu'est-ce
que le livre de vie? 2. De quelle vie est-il le livre? 3. Quelqu'un peut-il
être effaçé du livre de vie?
Objections:
1. Il semble que le livre de vie ne soit pas identique à
la prédestination. En effet, il est dit dans l'Ecclésiastique (24, 23): "Tout
cela c'est le livre de vie." La Glose explique: "C'est-à-dire le
Nouveau et l'Ancien Testament." Or cela n'est pas la prédestination.
2. Pour S. Augustin, le livre de vie est "une
certaine force divine qui fera que soient remises en la mémoire de chacun ses
oeuvres bonnes ou mauvaises". Mais une force divine ne semble pas pouvoir
se rapporter à la prédestination, mais plutôt à l'attribut de puissance.
3. A la prédestination s'oppose la réprobation. Donc, si
le livre de vie était la prédestination, il y aurait un livre de mort comme il
y a un livre de vie.
Cependant:
sur
ces paroles du Psaume (69, 29): "Qu'ils soient rayés du livre de vie",
la Glose explique: "Ce livre est la connaissance de Dieu, par laquelle il
a prédestiné à la vie ceux qu'il a connus d'avance."
Conclusion:
On
parle d'un livre de vie en Dieu par métaphore, à la ressemblance des affaires
humaines. C'est la coutume des hommes d'inscrire sur un livre ceux qu'on
choisit pour quelque emploi, comme les soldats, ou les conseillers qui, de ce
fait, étaient autrefois "pères conscrits". Or, on sait d'après ce qui
précède que tous les prédestinés ont été choisis par Dieu pour posséder la vie
éternelle. C'est l'inscription de ces prédestinés qui est appelée le livre de
vie.
D'autre
part, on dit par métaphore que quelque chose est inscrit dans l'esprit d'un
homme lorsqu'il le tient solidement dans sa mémoire, selon le mot des Proverbes
(3, 1): "Mon fils, n'oublie pas mes enseignements, et que ton coeur garde
mes préceptes." Et un peu plus loin: "Grave-les sur les tablettes de
ton coeur." Car sur les livres matériels aussi on écrit pour soulager sa
mémoire. De ce fait la connaissance de Dieu, par laquelle il retient fermement
en lui qu'il a prédestiné certains à la vie éternelle, est appelé le livre de
vie. Car de même que l'écriture d'un livre est le signe de ce qu'on doit faire,
ainsi la connaissance de Dieu est en lui une sorte de signe à l'égard de ceux
qu'il doit conduire à la vie éternelle. C'est ce que signifient ces paroles de
l'Apôtre (2 Tm 2, 19): "Les solides fondations posées par Dieu tiennent
bon, marquées du sceau de ces paroles: "Le Seigneur connaît les
siens.""
Solutions:
1. On peut parler d'un livre de vie en deux sens
différents. On peut désigner par là l'inscription de ceux qui sont élus en vue
de vivre, et c'est ainsi que nous parlons en ce moment du livre de vie. Mais on
peut aussi appeler livre de vie l'inscription de ce qui conduit à la vie, et
cela encore en un double sens, soit qu'il s'agisse des choses à faire, et à cet
égard l'Ancien et le Nouveau Testament sont appelés le livre de vie; soit qu'on
désigne des choses déjà faites, et alors c'est cette force divine propre à
ramener un jour à la mémoire de chacun tous ses actes, qui est appelé le livre
de vie. C'est ainsi qu'on appelle aussi bien livre militaire celui où figurent
les conscrits, celui qui traite de l'art militaire, ou celui qui relate les
exploits des soldats.
2. Cela donne la réponse à la deuxième objection.
3. On n'a pas coutume d'inscrire ceux qui sont éliminés,
mais ceux qui sont élus. Il n'y a donc pas un livre de mort répondant à la
réprobation, comme à la prédestination correspond le livre de vie.
4. Le livre de vie diffère logiquement de la
prédestination, puisqu'il implique sa connaissance, comme on le voit par le
texte de la Glose allégué.
Objections:
1. Il semble que le livre de vie ne concerne pas
seulement la gloire des prédestinés.
Le
livre de vie est une connaissance de la vie. Mais c'est par sa propre vie que
Dieu connaît toute autre vie. Donc le livre de vie s'entend principalement de
la vie divine, et non pas uniquement de la vie des prédestinés.
2. De même que la vie de gloire vient de Dieu, de même
la vie de nature. Donc, si l'on appelle livre de vie la connaissance de la vie
de gloire, la connaissance de la vie de nature devra être appelée aussi livre
de vie.
3. Certains sont élus pour la grâce et ne le sont pas
pour la gloire, comme le prouvent ces mots du Seigneur en S. Jean (6, 71): "N'estce
pas moi qui vous ai choisis, vous, les Douze, et l'un de vous est un démon?"
Mais le livre de vie est l'inscription de l'élection divine, nous venons de le
voir. Donc il a rapport aussi à la vie de la grâce.
Cependant:
le
livre de vie est une connaissance de la prédestination, nous venons de le voir.
Or la prédestination ne concerne pas la vie de la grâce sinon en tant qu'elle
conduit à la gloire; car ceux-là ne sont pas prédestinés qui ont la grâce et
qui manquent la gloire. Le livre de vie ne se rapporte donc qu'à la gloire.
Conclusion:
Comme
on vient de le dire, le livre de vie implique une sorte d'inscription ou de
connaissance de ceux qui sont élus en vue de la vie. Or, si quelqu'un est
choisi, c'est pour un avantage qui ne lui appartient pas par nature. En outre, ce
pour quoi on le choisit a raison de fin, et par exemple on ne choisit pas, on
n'inscrit pas un soldat pour qu'il porte les armes, mais pour qu'il combatte, ce
qui est la tâche qu'on attend d'une armée. Or, la fin qui dépasse notre nature,
c'est la vie glorieuse, on l'a montré plus haut Donc, à proprement parler, le
livre de vie concerne la vie de gloire.
Solutions:
1. La vie divine, même comme vie glorieuse, est
naturelle à Dieu. A son égard il n'est donc pas question d'élection, ni par
conséquent d'un livre de vie. Car nous ne disons pas que quelqu'un est élu pour
avoir la connaissance sensible, ou quoi que ce soit qui résulte de la nature.
2. Cela donne la réponse à la deuxième objection, car, à
l'égard de la vie naturelle, il n'y a ni élection ni livre de vie.
3. La vie de la grâce n'a pas raison de fin, mais de
moyen pour une fin. Dès lors, on ne dit pas que quelqu'un est élu à la vie de
la grâce, si ce n'est en tant que la vie de la grâce est ordonnée à la gloire.
Pour cette raison, ceux qui ont la grâce et ne parviennent pas à la gloire ne
sont pas appelés élus de façon absolue, mais sous un certain rapport. De même, on
ne les dira pas inscrits purement et simplement au livre de vie, mais seulement
en quelque façon, selon que dans le décret et dans la pensée de Dieu il est
marqué qu'ils auront une certaine ordination à la vie éternelle, en participant
à la grâce.
Objections:
1. Il semble que personne ne soit effacé du livre de vie,
car S. Augustin écrit: "La prescience de Dieu, qui ne peut se tromper, c'est
le livre de vie." Mais rien ne peut être soustrait à la prescience de Dieu,
ni semblablement à sa prédestination. Donc personne ne peut être effacé du
livre de vie.
2. Ce qui existe en quelque chose y existe selon le mode
de cette chose. Mais le livre de vie est une chose éternelle et immuable. Donc
tout ce qu'il y a en lui s'y trouve non temporellement, mais immuablement et
d'une manière indélébile.
3. Effacer s'oppose à inscrire; mais personne ne peut
être inscrit à nouveau au livre de vie: donc personne ne peut en être effacé.
Cependant:
on
lit au Psaume (69, 29): "Qu'ils soient effacés du livre de vie."
Conclusion:
Certains
disent: Personne ne peut être effacé véritablement du livre de vie, mais on
peut l'être selon l'opinion des hommes. Il est fréquent en effet que dans
l'Écriture une chose est dite se produire dès lors qu'elle devient connue.
Selon cette manière de parler, certains sont dits inscrits au livre de vie
parce que les hommes pensent qu'ils y figurent, constatant leur justice présente.
Mais quand il apparaît, en ce monde ou en l'autre, qu'ils ont déchu de cette
justice, on dit qu'ils en sont effacés. C'est ainsi que la Glose explique cette
radiation, à propos de la parole du Psaume: "Qu'ils soient effacés du
livre de vie."
Mais
parce que n'être pas effacé du livre de vie est donné comme une récompense des
justes, conformément à l'Apocalypse (3, 5): "Le vainqueur sera revêtu de
vêtements blancs, et je n'effacerai pas son nom du livre de vie"; comme
d'autre part ce qui est promis aux saints ne se trouve pas uniquement dans
l'opinion des hommes: pour cette raison, on peut dire qu'être effacé ou n'être
pas effacé du livre de vie doit se référer non seulement à l'opinion humaine, mais
aussi à la réalité. Le livre de vie est en effet l'inscription de ceux qui sont
ordonnés à la vie éternelle, et cette ordination procède de deux facteurs: la
prédestination divine, et une telle ordination n'est jamais en défaut, ou la
grâce. Car quiconque a la grâce est digne, par cela même, de la vie éternelle.
Mais cette dernière ordination est mise en défaut quelquefois; car il y en a
qui sont ordonnés, par la grâce, qui est en eux, à recevoir la vie éternelle, mais
ils en déchoient par le péché mortel. Donc ceux qui sont ordonnés à posséder la
vie éternelle par la prédestination divine sont inscrits purement et simplement
au livre de vie; car ils y sont inscrits comme devant posséder la vie éternelle
en elle-même. Et ceux-là ne sont jamais effacés du livre de vie. Mais ceux qui
sont ordonnés à recevoir la vie éternelle, non par la prédestination divine, mais
seulement par la grâce, sont dits inscrits au livre de vie non purement et
simplement, mais d'une certaine façon; car ils y sont inscrits comme devant
recevoir la vie éternelle non en elle-même, mais dans sa cause. Et ceux-là
peuvent être effacés du livre de vie. Non pas que cette radiation ait rapport à
la connaissance de Dieu, comme si Dieu prévoyait d'abord quelque chose et
ensuite l'ignorait; mais elle a rapport à la chose connue; car Dieu sait que
tel homme est d'abord destiné à la vie éternelle et qu'ensuite il n'y est plus
ordonné, ayant perdu la grâce.
Solutions:
1. Être effacé du livre de vie ne se rapporte pas, on
vient de le dire, à la prescience, comme s'il y avait en Dieu quelque mutabilité;
mais aux choses prévues, qui, elles, sont changeantes.
2. Bien que toutes choses soient en Dieu immuablement, elles
sont pourtant changeantes en elles-mêmes, et à cela se réfère l'effacement du
livre de vie.
3. Dans le sens où nous accordons qu'un homme peut être
effacé du livre de vie, il peut aussi y être inscrit à nouveau, soit quant à
l'opinion des hommes, soit parce que, recouvrant la grâce, il est à nouveau
ordonné par elle à la vie éternelle. Et cela également se trouve compris dans
la connaissance divine, mais non pas à nouveau.
Après la science et la volonté divine, après
ce qui s'y rattache, il reste à étudier la puissance divine.
1. Y a-t-il en
Dieu de la puissance? 2. Sa puissance est-elle infinie? 3. Est-il tout-puissant?
4. Peut-il faire que les choses passées n'aient pas été? 5. Peut-il faire les
choses qu'il ne fait pas, ou omettre celles qu'il fait? 6. Ce qu'il fait, pourrait-il
le faire meilleur?
Objections:
1. Il semble que non. En effet, il y a le même rapport
entre la matière première et la puissance qu'entre Dieu, agent premier, et
l'acte. Or la matière première, considérée en elle-même, est sans aucun acte.
Donc l'agent premier, qui est Dieu, n'a aucune puissance.
2. Selon le Philosophe, tout acte est meilleur que sa
puissance; car la forme est meilleure que la matière, et l'action est meilleure
que la puissance active, car elle est la fin de celle-ci. Mais rien n'est
meilleur que ce qui est en Dieu; car tout ce qui est en Dieu est Dieu, ainsi
qu'on l'a montré. Donc il n'y a en Dieu aucune puissance.
3. La puissance est un principe d'opération. Mais
l'opération divine est identique à son essence, puisqu'en Dieu il n'y a aucun
accident. Or l'essence divine est sans aucun principe. Donc il n'y a aucune
puissance en Dieu.
4. On a montré précédemment que la science de Dieu et sa
volonté sont la cause des choses. Or cause et principe sont identiques. Il ne
faut donc pas attribuer à Dieu de la puissance, mais seulement de la science et
de la volonté.
Cependant:
on
dit dans le Psaume (89, 9): "Tu es puissant, Seigneur, toi que la vérité
entoure."
Conclusion:
Il
y a deux sortes de puissance: la puissance passive, qui n'est d'aucune manière
en Dieu; et la puissance active, qu'il faut lui attribuer souverainement. Il
est manifeste en effet que tout étant, dans la mesure où il est en acte et
parfait, est le principe actif de quelque chose; mais il est passif dans la
mesure où il est déficient et imparfait. Or on a montré plus haut que Dieu est
acte pur, qu'il est absolument et universellement parfait, qu'il n'y a place en
lui pour aucune imperfection. Dès lors, il lui convient souverainement d'être
un principe actif, et en aucune manière d'être passif. Or la raison de principe
actif est celle de la puissance active. Car la puissance active est un principe
d'action sur autrui; la puissance passive est un principe de passivité à
l'égard d'autrui, comme l'explique le Philosophe dans la Métaphysique. Il reste
donc qu'en Dieu la puissance active, et non la puissance passive, se trouve au
plus haut degré.
Solutions:
1. La puissance active ne s'oppose pas à l'acte, mais se
fonde sur lui, car tout être agit selon qu'il est en acte. C'est la puissance
passive qui s'oppose à l'acte; car tout étant est passif selon qu'il est en
puissance. C'est donc cette dernière puissance qui est exclue de Dieu, non la
puissance active.
2. Chaque fois que l'acte est autre que la puissance, il
est nécessairement plus noble qu'elle. Mais l'action de Dieu n'est pas autre
que sa puissance: toutes deux sont identiques à l'essence divine, car même
l'être en Dieu ne diffère pas de son essence. Aussi n'est-il pas nécessaire
qu'il y ait quelque chose de plus noble que la puissance de Dieu.
3. Dans les choses créées, la puissance est cause non
seulement de l'action, mais aussi de son effet. En Dieu donc, la raison de
puissance est sauvegardée en ce qu'elle est principe de l'effet; mais non en ce
qu'elle est principe de son action, qui est identique à son essence. A moins
qu'il ne s'agisse de nos façons de concevoir, selon que l'essence divine, qui
contient d'avance en elle, de façon simple, toutes les perfections des
créatures, peut être conçue et comme action et comme puissance, de même qu'elle
est conçue comme sujet possédant une nature, et en outre comme nature.
4. La puissance n'est pas attribuée à Dieu comme quelque
chose qui diffère réellement de sa science et de sa volonté; elle n'en diffère
que selon la raison formelle, en tant que la puissance implique la raison de
principe d'exécution à l'égard de ce que la volonté commande et de la fin vers
laquelle la connaissance dirige: ce sont trois aspects en Dieu d'une seule
réalité. Ou bien l'on peut répondre que la science elle-même, ou la volonté
divine, selon que chacune est un principe efficient, ont raison de puissance.
De sorte que la considération de la science et de la volonté précède en Dieu la
considération de la puissance, comme la cause précède l'opération et l'effet.
Objections:
1. Il semble que non, car, d'après le Philosophe, tout
ce qui est infini est imparfait. Mais la puissance de Dieu n'est pas
imparfaite. Donc elle n'est pas infinie.
2. Toute puissance se manifeste par l'effet: sans quoi
elle est vaine. Donc si la puissance de Dieu était infinie, elle produirait un
effet infini, ce qui est impossible.
3. Le Philosophe prouve qu'une puissance corporelle
infinie produirait un mouvement instantané. Mais Dieu ne meut pas d'un
mouvement instantané; d'après S. Augustin, il meut la créature spirituelle dans
le temps, et la créature corporelle dans le lieu et le temps. Donc sa puissance
n'est pas infinie.
Cependant:
S.
Hilaire écrit: "Dieu est vivant, puissant, d'une vertu sans limite."
Or, tout ce qui est sans limite est infini. Donc la vertu divine est infinie.
Conclusion:
Comme
on l'a dit dans l'article précédent, il y a en Dieu une puissance active du
fait qu'il est lui-même en acte. Or son être est un être infini, n'étant pas
limité par un sujet où il serait reçu, comme on le voit d'après ce que nous
avons dit précédemment en traitant de l'infinité de l'essence divine. Il est
donc nécessaire que la puissance active de Dieu soit infinie. Car, chez tous
les agents on découvre que, plus un agent possède parfaitement la forme par
laquelle il agit, plus grande aussi est sa puissance active. Par exemple, plus
un corps est chaud, plus il a le pouvoir de chauffer, et son pouvoir de
chauffer serait infini, si sa chaleur était infinie. Aussi, comme l'essence
divine par laquelle Dieu agit est infinie ainsi qu'on l'a montré, il s'ensuit
que sa puissance est infinie.
Solutions:
1. Le Philosophe parle de l'infini qui se tient du côté
de la matière non déterminée par la forme, et tel est l'infini qui convient à
la quantité. Mais ce n'est pas ainsi, nous l'avons vu, que l'essence divine est
infinie, et par suite ce n'est pas ainsi que sa puissance est infinie. Il ne
s'ensuit donc pas que cette puissance soit imparfaite.
2. La puissance de l'agent univoque se manifeste tout
entière dans son effet: ainsi la puissance génératrice dans l'homme ne peut
rien de plus que d'engendrer un homme. Mais la puissance d'un agent non
univoque ne se manifeste pas tout entière dans la production de son effet; par
exemple la puissance du soleil ne se manifeste pas tout entière dans la
production d'un animal engendré par la putréfaction. Or il est évident que Dieu
n'est pas un agent univoque; car rien d'autre ne peut avoir en commun avec lui
le genre, ou l'espèce, comme on l'a montré plus haut. Il en résulte que son
effet est toujours inférieur à sa puissance. Il n'est donc pas nécessaire qu'il
manifeste cette puissance en produisant un effet infini. Et pourtant, même si
Dieu ne produisait rien, sa puissance n'en deviendrait pas vaine; car on
appelle vain ce qui tend à une fin et ne l'atteint pas. Or la puissance de Dieu
n'est pas ordonnée à l'effet comme à sa fin; c'est elle, plutôt, qui est la fin
de son effet.
3. Le Philosophe prouve, comme on l'a dit, que si un
corps avait une puissance infinie, il pourrait mouvoir dans un temps nul. Et
cependant il montre que la puissance du moteur céleste est infinie parce qu'il
peut mouvoir durant un temps infini. Donc, dans la pensée d'Aristote, une
puissance corporelle infinie, si elle existait, devrait mouvoir dans un temps
nul, mais il n'en est pas de même de la puissance d'un moteur incorporel. La
raison en est qu'un corps mouvant un corps est à son égard un agent univoque.
Aussi faut-il que toute la puissance de l'agent se manifeste dans le mouvement.
Donc, puisqu'une puissance motrice supérieure, dans un corps, meut plus vite
qu'une autre, il est nécessaire que, si cette puissance est infinie, elle meuve
d'une vitesse hors de proportion avec toute autre, c'est-à-dire dans un temps
nul. Mais un moteur incorporel est un agent non univoque; il n'est donc pas
nécessaire que toute sa vertu se manifeste dans le mouvement, de telle sorte
qu'il meuve lui aussi dans un temps nul. Et surtout parce qu'un tel agent meut
selon ce que décide sa volonté.
Objections:
1. Il semble que non, car être mû et subir une action
appartient à toutes les choses. Mais cela, Dieu ne le peut pas, car il est
immobile, comme on l'a vu plus haut.
2. Pécher est un agir. Mais Dieu ne peut pas pécher, pas
plus que "se renier lui-même", dit S. Paul (2 Tm 2, 13). Donc Dieu
n'est pas tout-puissant.
3. On dit de Dieu qu'il "montre sa puissance
surtout en pardonnant et en faisant miséricorde". C'est donc que l'extrême
limite de cette puissance est le pardon et la miséricorde. Or il y a des choses
beaucoup plus considérables que pardonner et avoir pitié, par exemple de créer
un autre monde, ou quelque chose de semblable.
4. Sur ces mots de S. Paul (1 Co 1, 20): "Dieu a
rendu folle la sagesse de ce monde", la Glose dit: "Dieu l'a fait en
montrant possible ce que cette sagesse jugeait impossible." Il semble donc
qu'il ne faut pas juger du possible ou de l'impossible d'après les causes
inférieures, comme fait la sagesse de ce monde, mais d'après la puissance
divine. Donc, si Dieu est tout-puissant, tout sera possible. Il n'y aura donc
rien d'impossible. Or supprimer l'impossible, c'est supprimer aussi le
nécessaire; car ce qui est nécessaire, il est impossible que cela n'existe pas.
Il n'y aura donc rien de nécessaire dans les choses, si Dieu est tout-puissant.
Or cela est impossible. Donc Dieu n'est pas tout-puissant.
Cependant:
on
lit en S. Luc (1, 37): "Rien n'est impossible à Dieu."
Conclusion:
Tout
le monde confesse que Dieu est tout-puissant. Mais il paraît difficile de
déterminer la raison de cette toute-puissance. Car on peut douter de ce qu'il
faut comprendre quand on dit: Dieu peut toutes choses. Mais à y bien regarder, puisque
la puissance n'est relative qu'au possible, quand on dit: Dieu peut tout, on ne
peut le comprendre mieux qu'en concevant qu'il peut tout ce qui est possible, et
qu'on le dit tout-puissant à cause de cela.
Or,
d'après le Philosophe, le possible se prend en deux sens. On peut l'envisager
par rapport à quelque pouvoir particulier, comme si l'on dit possible à l'homme
ce qui est soumis à la puissance de l'homme. Mais on ne peut pas dire que Dieu
soit appelé tout-puissant parce qu'il peut tout ce qui est possible à la nature
créée; car la puissance de Dieu s'étend bien au-delà. D'autre part, si l'on dit
que Dieu est tout-puissant parce qu'il peut tout ce qui est possible à sa
propre puissance: on tourne en rond; car on ne dit alors rien de plus que ceci:
Dieu est tout-puissant parce qu'il peut tout ce qu'il peut. Reste que Dieu soit
dit tout-puissant parce qu'il peut tout le possible absolument parlant, et
telle est l'autre façon de concevoir le possible. Or on dit une chose possible
ou impossible absolument d'après le rapport des termes: possible, parce que le
prédicat ne contredit pas le sujet, par exemple que Socrate s'assoie;
impossible absolument, parce que le prédicat est incompatible avec le sujet, par
exemple que l'homme soit un âne.
Mais
puisque tout agent produit un effet semblable à lui, il faut considérer qu'à
toute puissance active correspond un possible, qui est son objet propre, et qui
est conforme à la raison formelle de l'acte sur lequel se fonde la puissance
active. Ainsi la puissance d'échauffer se rapporte comme à son objet propre à
ce qui est susceptible d'échauffement. Or l'être divin, sur quoi se fonde la
raison formelle de puissance divine, est un être infini et non limité à quelque
genre de l'être, car il possède en soi par avance la perfection de tout l'être.
En conséquence, tout ce qui peut répondre à la notion d'être se trouve contenu
dans le possible absolu, à l'égard duquel Dieu est dit tout-puissant.
Or,
rien n'est opposé à la raison d'étant, si ce n'est le nonétant. Donc ce qui est
exclu de la notion de possible absolu soumis à la puissance divine, est ce qui
implique en soi simultanément l'être et le non-être. En effet, cela n'est pas
soumis à la toute-puissance, non à cause d'un défaut de cette puissance divine,
mais parce qu'il ne peut avoir raison de faisable et de possible. Ainsi, tous
les objets qui n'impliquent pas contradiction sont compris parmi ces possibles
à l'égard desquels Dieu est dit tout-puissant. Quant aux objets qui impliquent
contradiction, ils ne sont pas compris dans la toute-puissance divine, parce
qu'ils ne peuvent pas avoir raison de possible. Pour cette raison il convient
de dire d'eux qu'ils ne peuvent pas être faits, plutôt que de dire: Dieu ne
peut pas les faire. Et cette doctrine ne contredit pas la parole de l'ange: "Rien
n'est impossible à Dieu." Car ce qui implique contradiction ne peut être
un concept, nulle intelligence ne pouvant le concevoir.
Solutions:
1. Dieu est dit tout-puissant selon la puissance active,
non selon la puissance passive, on vient de le dire. Aussi qu'il ne puisse ni
être mû ni subir n'exclut pas la toute-puissance.
2. Le péché est un raté de l'action morale; aussi
pouvoir pécher, c'est pouvoir être en défaut en agissant, ce qui contredit la
toute-puissance. Et c'est pourquoi, si Dieu ne peut pas pécher, c'est parce
qu'il est tout-puissant. Cependant le Philosophe écrit: "Dieu et le sage
peuvent faire des choses mauvaises." Mais cela doit se comprendre ou bien
comme une proposition conditionnelle dont l'antécédent est impossible, comme si
l'on dit: Dieu peut faire du mal s'il veut; car rien n'empêche qu'une
proposition conditionnelle soit vraie alors que son antécédent et son
conséquent sont impossibles; par exemple: Si l'homme est un âne, il a quatre
pieds. Ou bien le Philosophe entend dire que Dieu peut faire des choses
apparemment mauvaises mais qui seraient bonnes s'il les faisait. Ou enfin il
parle selon l'opinion commune des païens, qui croyaient que certains hommes
pouvaient être divinisés, transformés en Jupiter ou Mercure.
3. La toute-puissance de Dieu se montre surtout en
pardonnant et en faisant miséricorde parce que cela montre que Dieu a le
pouvoir suprême, puisqu'il pardonne librement les péchés; car celui qui est
astreint à la loi d'un être supérieur ne peut librement pardonner les péchés.
Ou bien encore parce qu'en pardonnant et en faisant miséricorde aux hommes, Dieu
les amène à la participation du bien infini, ce qui est le souverain effet de
la puissance divine. Ou encore parce que, comme on l'a dit précédemment, l'effet
de la miséricorde divine est le fondement de toutes les oeuvres divines; en
effet, rien n'est dû à personne si ce n'est en raison de ce qui lui fut donné
d'abord gratuitement par Dieu. Or, la toute-puissance divine se manifeste
surtout en ce que la première institution de tous les biens lui revient.
4. Ce qu'on dit possible absolument n'est appelé tel ni
par rapport aux causes supérieures, ni à l'égard des causes inférieures, mais
en soimême. Tandis que ce qui est possible à l'égard d'une certaine puissance
est appelé possible par rapport à la cause prochaine. Il s'ensuit que les
choses d'une nature telle qu'elles ne peuvent avoir que Dieu pour auteur, comme
la création, la justification, etc., ces choses sont dites possibles par
rapport à la cause suprême. Au contraire, celles qui peuvent être réalisées par
les causes inférieures sont dites possibles par rapport à cellesci. Car c'est
selon le mode d'être de sa cause prochaine que l'effet est affecté de
contingence ou de nécessité, ainsi qu'on l'a dit plus haut. Si l'Apôtre déclarait
folle la sagesse de ce monde, c'est parce qu'elle estimait impossible à Dieu
lui-même ce qui est impossible à la nature. On voit par là que la
toute-puissance de Dieu n'exclut des choses ni l'impossibilité, ni la
nécessité.
Objections:
1. Il semble que Dieu peut le faire. Car ce qui est
impossible de soi est plus impossible que ce qui est impossible par accident.
Or, Dieu peut faire ce qui est impossible de soi, comme rendre la vue à un
aveugle ou ressusciter un mort. A bien plus forte raison peut-il faire ce qui
n'est impossible que par accident. Or, que les choses passées n'aient pas été, cela
n'est impossible que par accident; car c'est un fait purement accidentel, que
l'impossibilité de ne pas courir attribuée à Socrate, du fait que cela est
passé.
2. Tout ce que Dieu a pu faire, il le peut encore, car
sa puissance n'est pas amoindrie. Or Dieu a pu faire, avant que Socrate courût,
qu'il ne courût point: donc, après qu'il a couru, Dieu peut faire qu'il n'ait
pas couru.
3. La charité est une plus grande vertu que la virginité;
or Dieu peut rétablir la charité perdue. Donc aussi la virginité, et il peut
donc faire qu'une vierge qui a été déflorée ne l'ait pas été.
Cependant:
S.
Jérôme écrit "Dieu, qui peut tout, ne peut pas faire d'une femme déflorée
une femme qui ne l'ait pas été." Pour la même raison, il ne peut donc pas
faire de tout autre événement passé un événement qui ne se soit pas passé.
Conclusion:
On
vient de le dire à l'article précédent, ce qui implique contradiction ne tombe
pas sous la toute-puissance de Dieu. Or, que le passé n'ait pas existé, c'est
là une chose qui implique contradiction. Et en effet, comme il y a
contradiction à dire que Socrate s'assied et ne s'assied pas, de même à dire
qu'il s'est assis et qu'il ne s'est pas assis. Or dire qu'il s'est assis, c'est
déclarer une chose passée; dire qu'il ne s'est pas assis, c'est dire que cette
chose passée n'a pas été. Donc, que les choses passées n'aient pas été, cela
n'est pas soumis à la puissance divine. C'est ce qu'affirme S. Augustin: "Celui
qui dit: "Si Dieu est tout-puissant, qu'il fasse que ce qui a été fait
n'ait pas été fait", celui-là ne voit pas qu'il dit: "Si Dieu est
tout-puissant, qu'il fasse que ce qui est vrai, en cela même qu'il est vrai, soit
faux"." Et le Philosophe écrit: "Un seul pouvoir manque à Dieu:
faire que ce qui a été fait ne l'ait pas été."
Solutions:
1. Il est bien vrai que l'impossibilité, pour le passé, de
n'avoir pas été, est accidentelle, si l'on regarde ce qui est passé, par
exemple la course de Socrate. Mais si l'on considère le passé comme tel, alors,
qu'il n'ait pas été, c'est chose impossible non seulement de soi, mais
absolument, car cela implique contradiction. C'est donc plus impossible que la
résurrection d'un mort, qui, elle, n'implique pas contradiction; elle est
déclarée impossible à l'égard d'un certain pouvoir, celui de la nature. Des
impossibilités de ce genre sont en effet soumises au pouvoir de Dieu.
2. De même que si Dieu peut tout en raison de la
perfection de sa puissance, il y a pourtant des choses qui ne sont pas soumises
à sa puissance, parce qu'il leur manque d'être possibles. Ainsi, à considérer
l'immutabilité de la puissance divine, Dieu peut tout ce qu'il a pu; mais
certaines choses ont été possibles autrefois, quand elles étaient faisables, qui
aujourd'hui ne le sont plus, parce qu'elles ont été faites. Ainsi, on dit que
Dieu ne peut pas les faire, pour exprimer qu'elles-mêmes ne peuvent pas être
faites.
3. Dieu peut faire que toute tare de l'âme ou du corps
disparaisse de la femme déflorée, mais il ne peut pas faire qu'elle ne l'ait
pas été. De même Dieu peut bien rendre la charité au pécheur; mais il ne peut
pas faire qu'il n'ait pas péché et qu'il n'ait pas perdu la charité.
Objections:
1. Il semble que Dieu ne peut faire que les choses qu'il
fait. Car Dieu ne peut faire ce qu'il n'a pas prévu et préordonné qu'il ferait;
or Dieu n'a prévu et préordonné que les choses qu'il fait. Donc il ne peut
faire que ce qu'il fait.
2. Dieu ne peut faire que ce qu'il doit, et ce qu'il est
juste de faire. Or les choses que Dieu ne fait pas, il ne doit pas les faire, et
il n'est pas juste qu'il les fasse. Donc Dieu ne peut faire que ce qu'il fait.
3. Dieu ne peut faire que ce qui est bon pour les choses
qu'il a faites et qui leur convient. Or il n'est pas bon et il ne convient pas
aux choses faites par Dieu d'être autrement qu'elles sont. Donc Dieu ne peut
rien faire d'autre que ce qu'il fait.
Cependant:
Jésus
a dit (Mt 26, 53): "Ne puisje pas prier mon Père, qui me fournirait
aussitôt plus de douze légions d'anges?" Et ni lui-même ne pria, ni son
Père ne lui envoya d'anges pour résister aux Juifs. Donc Dieu peut faire ce
qu'il ne fait pas.
Conclusion:
Sur
ce sujet certains se sont trompés de deux façons. Les uns ont prétendu que Dieu
agit comme par nécessité de nature, de sorte que, à l'instar des choses
naturelles d'où ne peuvent provenir d'autres effets que ceux qui se produisent:
un homme d'une semence d'homme, un olivier d'une semence d'olivier, ainsi de
l'opération divine ne pourraient découler ni d'autres choses, ni un autre ordre
de l'univers que celui qui existe maintenant Mais nous avons montré plus haut
que Dieu n'agit point par nécessité de nature; que c'est sa volonté qui est la
cause de toutes choses, et que cette volonté elle-même n'est pas déterminée
naturellement et nécessairement à ces chosesci. Par suite ce cours des choses
ne provient aucunement de Dieu avec une telle nécessité qu'il n'en puisse
produire d'autres.
Certains
ont dit que la puissance divine est déterminée au cours actuel des choses à
cause de l'ordre conçu par sa sagesse et sa justice, hors desquelles Dieu ne
fait rien. Mais puisque la puissance de Dieu, qui est son essence, n'est pas
autre chose que sa sagesse même, on peut bien dire que rien n'est au pouvoir de
Dieu si cela n'appartient pas à l'ordre de la sagesse divine; car la sagesse
divine comprend tout le pouvoir contenu dans la puissance. Toutefois, l'ordre
imposé aux choses par la sagesse divine, ordre qui a raison de justice, comme
on l'a dit précédemment, n'égale pas en ampleur la sagesse divine de telle
façon que la sagesse divine serait limitée à cet ordre-là. Il est manifeste que
toute la conception de l'ordre imposé par le sage à son oeuvre dépend de la fin
poursuivie. Donc, quand la fin est en exacte proportion avec les choses faites
en vue de cette fin, la sagesse de l'agent est limitée à un ordre déterminé.
Mais la bonté divine est une fin qui dépasse hors de toute proportion les
choses créées. En conséquence, la sagesse divine n'est pas restreinte à un
ordre de choses fixe, tellement qu'il ne puisse découler d'elle un ordre
différent. Il faut donc dire purement et simplement que Dieu peut faire autre
chose que ce qu'il fait.
Solutions:
1. En nous, chez qui la puissance et l'essence sont
autres que la volonté et l'intelligence; et chez qui autre est l'intelligence, et
autre la sagesse; autre la volonté, et autre la justice, quelque chose peut
être en notre puissance, qui ne peut être dans la volonté juste ou dans
l'intelligence sage. Mais en Dieu la puissance et l'essence, la volonté et
l'intelligence, la sagesse et la justice sont une seule et même chose. De sorte
que rien ne peut être dans sa puissance qui ne puisse être dans sa juste
volonté et dans sa sage intelligence. Alors, puisque sa volonté n'est pas
déterminée nécessairement à ceci ou à cela, sinon conditionnellement, ainsi
qu'on l'a exposé, et puisque, nous venons de le dire, la sagesse de Dieu et sa
justice ne sont pas déterminées à tel ordre de choses, rien n'empêche qu'il y
ait en la puissance de Dieu quelque chose qu'il ne veut pas et qui n'est pas
compris dans l'ordre qu'il a imposé aux choses. Et parce que la puissance de
Dieu est conçue par nous comme exécutrice, sa volonté comme impérante, son
intelligence et sa sagesse comme directrices: pour cela, ce qu'on attribue à la
puissance considérée seule sera dit au pouvoir de Dieu selon sa puissance
absolue et nous avons reconnu a tel tout ce en quoi la raison d'étant peut se
trouver. Mais pour ce qu'on attribue à la puissance divine comme exécutrice du
vouloir de la volonté juste, on dit que Dieu peut le faire de puissance
ordonnée. Donc, selon cette distinction, nous devons dire que Dieu peut, de
puissance absolue, faire autre chose que ce qu'il a prévu et préordonné qu'il
ferait; et cependant il est impossible qu'il fasse réellement des choses qu'il
n'aurait pas prévu et préordonné devoir faire. Car le faire est soumis à la
prescience et à la préordination, mais non pas le pouvoir, qui, lui, appartient
à la nature. Ainsi donc, Dieu fait quelque chose parce qu'il le veut; mais s'il
peut le faire, ce n'est pas parce qu'il le veut, c'est parce que telle est sa
nature.
2. Dieu ne doit rien à personne, si ce n'est à lui-même.
Ainsi, lorsqu'on dit: Dieu ne peut faire que ce qu'il doit, cela ne signifie
rien d'autre que ceci: Dieu ne peut faire que ce qui est juste et convenable
pour lui. Mais ce que j'appelle juste et convenable peut s'entendre de deux
façons. Je puis joindre d'abord, dans ma phrase, ce que je dis juste et convenable
au verbe être de telle sorte qu'il soit restreint à désigner les choses
présentes, et se réfère ainsi à la puissance. Dans ce cas, la proposition est
fausse; car son sens est celui-ci: Dieu ne peut faire que ce qui est, actuellement,
juste et convenable. Si au contraire ce qui est juste et convenable est joint
d'abord au verbe pouvoir, qui a plus d'ampleur, et ensuite seulement au verbe
être, il en résultera quelque chose de présent et d'indéterminé, et la
proposition sera vraie en ce sens: Dieu ne peut rien faire qui ne serait
convenable et juste s'il le faisait.
3. Bien que ce cours des choses soit déterminé par ces
choses qui existent présentement, la sagesse et la puissance divine ne sont pas
limitées pour cela à ce cours des choses. Ainsi, bien que, pour ces choses qui
se font maintenant, nul autre arrangement ne puisse être bon et convenable, cependant
Dieu pourrait faire d'autres choses et leur donner un autre ordre.
Objections:
1. Il semble que Dieu ne peut pas faire meilleures les
choses qu'il fait. Car tout ce que Dieu fait, il le fait avec le maximum de
puissance et de sagesse. Or une chose est d'autant meilleure qu'elle est faite
avec plus de puissance et de sagesse. Donc Dieu ne peut faire quelque chose de
meilleur que ce qu'il fait.
2. Contre Maximin, S. Augustin discute ainsi: "Si
Dieu a pu, et n'a pas voulu, engendrer un fils qui fût son égal, il a été
envieux." Pour la même raison, si Dieu a pu faire meilleures les choses
qu'il a faites et ne l'a pas voulu, il a été
envieux.
Or l'envie est totalement étrangère à Dieu. Donc Dieu a fait chaque chose aussi
parfaitement que possible. Il ne peut donc rien faire meilleur qu'il ne l'a
fait.
3. Ce qui est souverainement et pleinement bon ne peut
pas être fait meilleur; car rien ne dépasse le maximum. Or, dit S. Augustin, "les
choses que Dieu fait sont bonnes chacune prise à part; mais prises ensemble, elles
sont excellentes, car de leur ensemble résulte l'admirable beauté de l'univers".
Donc le bien de l'univers ne peut être créé par Dieu meilleur qu'il ne l'est.
4. Le Christ, comme homme, est "plein de grâce et
de vérité"; il possède l'Esprit sans mesure; et ainsi il ne peut être
meilleur. La béatitude créée est appelée souverain bien, et elle non plus ne
peut donc pas être meilleure. Enfin la bienheureuse Marie a été élevée
au-dessus de tous les choeurs des anges et ainsi elle ne peut être meilleure.
Donc, tout ce que Dieu a fait, il ne peut le faire meilleur.
Cependant:
on
lit dans l'épître aux Éphésiens (3, 20), que Dieu "peut faire infiniment
au-delà de ce que nous pouvons demander ou concevoir".
Conclusion:
Chaque
chose a une double bonté. L'une appartient à son essence, comme d'être une
créature raisonnable est de l'essence de l'homme; et quant à ce bienlà, Dieu ne
peut faire nulle chose meilleure qu'elle n'est, bien qu'il puisse en faire une
autre meilleure qu'elle. Il en est comme du nombre 4, que Dieu ne peut pas
faire plus grand, car il ne serait pas alors le nombre 4, mais un autre nombre.
On sait que l'addition d'une différence substantielle, dans les définitions, est
comme l'addition de l'unité dans les nombres, comme l'explique la Métaphysique
d'Aristote, L'autre bonté des choses est celle qui s'ajoute à leur essence, comme
il est bon pour l'homme d'être vertueux et savant. Et selon cette bonté Dieu
peut faire meilleures les choses qu'il a faites. Mais absolument parlant, quelque
chose que Dieu ait faite, il peut toujours en faire une autre meilleure.
Solutions:
1. Quand on dit: Dieu peut faire quelque chose de mieux
que ce qu'il fait, si le mot "mieux" est un substantif, la
proposition est vraie; car quelle que soit une chose donnée, Dieu peut toujours
en faire une meilleure, et s'il s'agit de la même, il peut la faire meilleure
d'une certaine façon, et non pas d'une autre façon, ainsi qu'on vient de le
voir. Si le mot "mieux" est pris comme un adverbe, et s'il se
rapporte au mode d'agir de Dieu, en ce sens-là Dieu ne peut pas faire mieux
qu'il ne fait; car il ne peut rien faire avec plus de sagesse et de bonté. Mais
s'il se rapporte au mode d'être de l'effet, alors Dieu peut toujours faire
mieux; car il peut donner aux choses qu'il a créées un mode d'être plus parfait
en ce qui concerne leurs attributs accidentels, sinon quant à leurs attributs
essentiels.
2. Il est dans la nature des choses que le fils égale
son père unc fois parvenu à l'âge d'homme; mais il n'est dans la nature
d'aucune chose créée d'être meilleure que Dieu ne l'a faite. Ainsi la
comparaison ne vaut pas.
3. L'univers ne peut être meilleur qu'il n'est, si on le
prend comme constitué par les choses actuelles; à cause de l'ordre très
approprié attribué aux choses par Dieu et en quoi consiste le bien de
l'univers. Si une seule de ces choses était rendue meilleure, la proportion de
l'ordre s'en trouverait détruite, comme dans le chant de la cithare la mélodie
serait altérée si une corde était tendue plus qu'elle ne doit. Mais Dieu
pourrait faire d'autres choses; il pourrait ajouter à celles qu'il a faites; et
ainsi nous aurions un autre univers meilleur.
4. L'humanité du Christ, du fait qu'elle est unie à Dieu;
la béatitude créée, du fait qu'elle est jouissance de Dieu; et la bienheureuse
Vierge, du fait qu'elle est Mère de Dieu, ont en quelque sorte une dignité
infinie, dérivée du bien infini qu'est Dieu. Sous ce rapport rien ne peut être
fait de meilleur qu'eux, comme rien ne peut être meilleur que Dieu.
En dernier lieu, après ce qui concerne
l'unité de l'essence divine, il faut étudier la béatitude
1. La béatitude
convient-elle à Dieu? 2. Dit-on de Dieu qu'il est bienheureux en raison de
l'intellection? 3. Dieu est-il essentiellement la béatitude de tout bienheureux?
4. La béatitude de Dieu inclut-elle toute béatitude?
Objections:
1. Il semble que non. Car, selon Boèce, la béatitude est
"un état résultant de l'assemblage de tous les biens". Or il n'y a
pas en Dieu d'assemblage de biens, pas plus qu'aucune composition. Donc la
béatitude ne convient pas à Dieu.
2. La béatitude, ou félicité, selon le Philosophe est la
récompense de la vertu. Or à Dieu ne convient nulle récompense, non plus que
nul mérite.
Cependant:
l'Apôtre
(1 Tm 5, 15) parle de: "Celui qui fera paraître au temps fixé le
bienheureux et seul Souverain, Roi des rois et Seigneur des seigneurs."
Conclusion:
La
béatitude convient souverainement à Dieu. Car sous le nom de béatitude on ne
signifie rien d'autre que la bonté parfaite de la nature intellectuelle, à qui
il appartient de se connaître comblée par la bonté qui est sienne, à qui donc
il appartient que ce qui lui arrive soit bon ou mauvais pour elle, et qui est
maîtresse de ses actes. Or l'un et l'autre, être parfait et être intelligent, appartiennent
excellemment à Dieu. Donc la béatitude lui convient au plus haut point.
Solutions:
1. La somme de tous les biens n'est pas en Dieu par mode
de composition mais par mode de simplicité; car les perfections qui sont
multipliées dans les créatures préexistent en Dieu dans la simplicité et
l'unité, ainsi qu'on l'a expliqué précédemment.
2. Être la récompense de la vertu est accidentel à la
béatitude ou félicité et ne se rencontre que chez celui qui doit l'acquérir; de
même, être terme de la génération est accidentel à l'étant, et vient de ce que
l'étant passe de la puissance à l'acte. Ainsi, de même que Dieu a l'existence, bien
qu'il ne soit pas engendré, ainsi a-t-il la béatitude bien qu'il ne mérite pas.
Objections:
1. Il semble que non, car la béatitude est le souverain
bien. Mais Dieu est dit bon selon son essence; et c'est selon l'essence que la
bonté concerne l'être, d'après Boèce. Donc la béatitude est attribuée à Dieu
selon son essence, et non selon son intelligence.
2. La béatitude a raison de fin; or la fin est l'objet
de la volonté, comme le bien lui-même. Donc la béatitude est attribuée à Dieu
selon la volonté, et non selon l'intelligence.
Cependant:
S.
Grégoire écrit: "Celui-là est glorieux qui, jouissant de lui-même, n'a pas
besoin de louange étrangère." Or être glorieux signifie ici être
bienheureux. Donc, puisque nous jouissons de Dieu par l'intelligence, car "la
vision est toute notre récompense", dit S. Augustin, il semble que la
béatitude soit attribuée à Dieu selon son intelligence.
Conclusion:
Nous
venons de définir la béatitude comme le bien parfait de la créature
intellectuelle. De là vient, toute chose cherchant sa perfection, que la nature
intellectuelle, elle aussi, désire naturellement être bienheureuse. Or, ce
qu'il y a de plus parfait dans une nature intellectuelle quelconque, c'est
l'opération intellectuelle, qui lui permet de se saisir en quelque façon de
toutes
choses.
Ainsi, la béatitude de toute nature intellectuelle créée, consiste dans
l'intellection. En Dieu, I'intellection n'est pas autre que l'être même dans la
réalité, ils ne se distinguent que selon les raisons formelles. On doit donc
attribuer à Dieu la béatitude selon l'intelligence, comme aussi à tous les
bienheureux, qui sont dits bienheureux par assimilation à sa propre béatitude.
Solutions:
1. Cet argument prouve que Dieu est heureux par son
essence; mais non pas qu'on doive lui attribuer la béatitude selon la raison
formelle d'essence, mais bien plutôt selon la raison formelle d'intelligence.
2. La béatitude, étant un bien, est l'objet de la
volonté. Mais l'objet d'une puissance est présupposé à son acte. Et par suite, selon
notre façon de comprendre, la béatitude de Dieu précède l'acte de la volonté
divine qui s'y repose. Et ce ne peut être là qu'un acte d'intelligence. Voilà
pourquoi c'est dans l'acte d'intelligence qu'on trouve la béatitude.
Objections:
1. Il le paraît, car Dieu est le souverain bien, ainsi qu'on
l'a fait voir. Or il est impossible qu'il y ait plusieurs souverains biens, comme
on l'a montré aussi. Donc, puisqu'il appartient à la raison de béatitude
qu'elle soit le souverain bien, il semble que la béatitude ne soit autre chose
que Dieu.
2. La béatitude est la fin dernière de la créature
raisonnable. Or être la fin dernière de la créature raisonnable n'appartient
qu'à Dieu. Donc Dieu seul est la béatitude de tout bienheureux.
Cependant:
la
béatitude de l'un est plus grande que la béatitude de l'autre, selon ces mots
de l'Apôtre (I Co 15, 41): "Une étoile diffère en éclat d'une autre
étoile." Or rien n'est plus grand que Dieu. Donc la béatitude est autre
chose que Dieu.
Conclusion:
La
béatitude de la nature intellectuelle consiste dans un acte d'intelligence.
Mais on peut y considérer deux choses: l'objet de l'acte, qui est
l'intelligible, et l'acte même qui est l'intellection.
Si
l'on considère la béatitude du côté de son objet, en ce sens, c'est Dieu seul
qui est la béatitude; car un être est bienheureux par cela seul qu'il connaît
Dieu par l'intelligence, conformément à ces paroles de S. Augustin: "Bienheureux
celui qui te connaît, ignorâtil tout le reste." Mais considérée quant à
l'acte même de l'intelligence, la béatitude est quelque chose de créé dans les
créatures bienheureuses. Tandis qu'en Dieu elle est quelque chose d'incréé.
Solutions:
1. La béatitude, quant à son objet, consiste dans le
souverain bien purement et simplement, c'est-à-dire en Dieu. La béatitude quant
à l'acte, dans les créatures bienheureuses, est le souverain bien non purement
et simplement mais par rapport à l'ensemble des biens auxquels la nature peut
participer.
2. Comme le remarque le Philosophe, sous le nom de fin
on désigne deux choses: ce dont on jouit, et l'acte par lequel on en jouit; ou,
si l'on veut, la chose même, et l'usage qu'on en fait. Par exemple, pour
l'avare, la fin c'est l'argent et l'acquisition de l'argent. Donc la fin
dernière de la créature raisonnable, c'est Dieu à titre d'objet; mais c'est la béatitude
créée comme étant l'usage, ou pour mieux dire la jouissance de cet objet.
Objections:
1. Il semble que la béatitude divine n'embrasse pas
toutes les béatitudes. En effet, il y a de fausses béatitudes. Mais en Dieu
rien ne peut être faux.
2. Pour quelques-uns, la béatitude consiste dans les
choses corporelles, comme les voluptés, les richesses, etc., toutes choses
étrangères à Dieu, qui est incorporel. Donc la béatitude de Dieu ne comprend
pas toute béatitude.
Cependant:
la
béatitude est une perfection. Or la perfection de Dieu comprend toute
perfection, ainsi qu'on l'a montré. Donc la béatitude de Dieu comprend toute
béatitude.
Conclusion:
Tout
ce qu'il y a de désirable en quelque béatitude que ce soit, vraie ou fausse, tout
cela préexiste éminemment dans la béatitude divine. De la félicité
contemplative, il retient la perpétuelle et infaillible contemplation de
lui-même, ainsi que de tout le reste. De la félicité active, il tient le
gouvernement de tout l'univers. Du bonheur terrestre, qui, au dire de Boèce, comprend
les plaisirs, les richesses, la puissance, la dignité et la gloire, il a: pour
plaisirs, la joie de lui-même et de tout le reste; pour richesses, cette
suffisance parfaite qu'elles promettent aux hommes; pour puissance, la
toute-puissance; pour dignité, le gouvernement universel; pour gloire, l'admiration
de toute créature.
Solutions:
1. Une béatitude est fausse selon qu'elle s'éloigne de
la béatitude vraie, ce qui n'est pas le cas de Dieu. Toutefois, ce qui demeure
là, si peu que ce soit, de semblable à la béatitude, préexiste tout entier dans
la béatitude divine.
2. Les biens qui existent de façon corporelle dans les
créatures corporelles existent en Dieu spirituellement, selon le mode qui est
le sien. Que cela suffise, en ce qui concerne l'essence divine prise en son
unité.
Au sujet de la procession, cinq
questions se posent: 1. Y a-t-il une procession en Dieu? 2. Y a-t-il en Dieu
une procession qu'on puisse appeler génération? 3. Outre la génération, peut-il
y avoir une autre procession en Dieu? 4. Cette autre procession peut-elle
s'appeler génération? 5. N'y a-t-il en Dieu que ces deux processions?
Objections:
1. "Procession" évoque un mouvement vers le
dehors. Mais en Dieu, il n'y a ni mouvement ni dehors: il n'y a donc pas non
plus de procession en Dieu.
2. Tout ce qui "procède" est autre que son
principe. Mais en Dieu il n'y a aucune diversité: c'est au contraire la
simplicité suprême. Donc, pas de procession en Dieu.
3. Procéder d'un autre, cela paraît s'opposer à la notion
même de premier principe. Or, comme on l'a montré plus haut, Dieu est le
premier principe. Il n'y a donc pas de place en Dieu pour une procession.
Cependant:
le
Seigneur dit en S. Jean (8, 42): "Je suis sorti de Dieu."
Conclusion:
Touchant
les réalités divines, la Sainte Écriture use de termes qui ont trait à une
procession. Procession qui a été comprise en sens divers. Certains l'ont
entendue à la manière dont l'effet procède de la cause: Arius disait ainsi que
le Fils procède du Père comme sa première créature, et que le Saint-Esprit
procède du Père et du Fils comme leur créature à tous deux. Mais dans cette
hypothèse, ni le Fils ni le Saint-Esprit ne seraient vrai Dieu, contrairement à
ce qui est dit du Fils, en la première épître de S. Jean (5, 20): "Afin
que nous soyons en son vrai Fils: il est vrai Dieu." S. Paul dit aussi du
Saint-Esprit (1 Co 6, 19): "Ne savez-vous pas que vos membres sont le
temple du Saint-Esprit?" Or il n'appartient qu'à Dieu d'avoir un temple.
D'autres
ont entendu cette procession au sens où l'on dit que la cause procède en son
effet, en tant qu'elle le meut ou lui imprime sa ressemblance. Ainsi fit
Sabellius. D'après lui, Dieu le Père lui-même s'appelle "le Fils" en
tant qu'il a pris chair de la Vierge; et il s'appelle "le Saint-Esprit"
en tant qu'il sanctifie et vivifie la créature raisonnable. Mais cela va contre
l'affirmation du Seigneur an 5, 19): "Le Fils ne peut rien faire de
lui-même..."; et contre tant d'autres passages qui montrent que ce n'est
pas le Père qui est le Fils.
Or,
à bien réfléchir, Arius et Sabellius ont pris "procession" au sens de
mouvement vers un terme extérieur; de sorte qu'aucun d'eux n'a posé de
procession en Dieu même. Mais toute procession suppose une action. Et si, dans
le cas de l'action qui se porte sur une matière extérieure, il y a une
procession ad extra; de même aussi dans le cas de l'action qui demeure
au-dedans de l'agent lui-même, il y a lieu de considérer une certaine
procession ad intra. On le voit surtout dans l'intelligence, dont l'acte, qui
est l'intellection, demeure dans le sujet connaissant. En quiconque connaît, et
du fait même qu'il connaît, quelque chose procède au-dedans de lui: à savoir, le
concept de la chose connue, procédant de la connaissance de cette chose. C'est
ce concept que la parole signifie: on l'appelle "verbe intérieur", signifié
par le "verbe oral".
Or,
Dieu étant au-dessus de toutes choses, ce qu'on affirme de lui doit s'entendre,
non pas à la manière des créatures inférieures, autrement dit des corps, mais
par analogie avec les créatures les plus hautes, c'est-à-dire avec les
créatures spirituelles; et même empruntée à celle-ci, cette similitude reste en
défaut pour représenter les réalités divines. Il ne faut donc pas entendre "procession"
au sens où il s'en rencontre dans le monde corporel, soit par mouvement local, soit
par l'action d'une cause sur son effet extérieur: ainsi la chaleur procède de
la source chaude et atteint le corps échauffé. Il faut ici l'entendre par
manière d'émanation intellectuelle, tel le verbe intelligible émanant de celui
qui parle et demeurant au-dedans de lui. C'est en ce dernier sens que la foi
catholique pose une procession en Dieu.
Solutions:
1. Cette objection prend "procession" au sens
d'un mouvement local, ou bien d'une action qui s'exerce sur une matière
extérieure ou qui tend à un effet extérieur. Mais on vient de dire qu'il n'y a
pas de procession de ce genre en Dieu.
2. Ce qui procède par procession ad extra, et le
principe dont il procède, sont nécessairement divers. Ce n'est plus le cas pour
ce qui procède intérieurement par processus intellectuel: ici au contraire, plus
la procession est parfaite, plus le terme fait un avec son principe. Il est
clair en effet que, mieux la chose est connue, plus la conception intellectuelle
est intime au connaissant et fait un avec lui: car l'intellect, en tant
précisément qu'il est en acte de connaître devient une seule chose avec le
connu. Dès lors, I'intellection divine étant au sommet de la perfection, comme
on l'a dit, il s'ensuit nécessairement que le Verbe divin est parfaitement un
avec son principe sans la moindre diversité.
3. Procéder d'un principe comme son terme extérieur et
divers: oui, cela répugne à la condition de Premier Principe. Mais procéder
comme terme intime, sans diversité, par mode intellectuel, c'est inclus dans la
notion de Premier Principe. En effet, quand nous disons que l'architecte est le
principe de l'édifice, nous évoquons dans ce mot de "principe" la
conception de son art; et cette conception serait ainsi incluse dans l'attribut
de premier principe, si l'architecte était premier principe. Or Dieu qui est le
Premier Principe des choses, est aux choses créées ce que l'architecte est à
ses oeuvres.
Objections:
1. La génération est le changement du non-être à l'être,
c'est-à-dire l'opposé de la corruption; l'un et l'autre ont pour sujet la
matière. Mais rien de tout cela ne convient à Dieu. Il ne peut donc pas y avoir
de génération en Dieu.
2. En Dieu, avons-nous dit, il y a procession de mode
intellectuel. Mais en nous cette procession ne s'appelle pas génération. En
Dieu non plus, par conséquent.
3. Quiconque est engendré reçoit l'être de son principe;
par suite en tout engendré, l'être est reçu. Mais aucun être reçu n'est
subsistant par soi. Et comme l'être divin nous l'avons prouvée est subsistant
par soi, il s'ensuit que l'être d'aucun engendré n'est l'être divin. Il n'y a
donc pas de génération en Dieu.
Cependant:
on
lit dans le Psaume (2, 7): "Je t'ai engendré aujourd'hui."
Conclusion:
La
procession du Verbe en Dieu se nomme "génération". Pour le montrer, distinguons
deux emplois du mot génération. On l'applique d'abord dans un sens général à
tout ce qui s'engendre et se corrompt; dans ce cas, "génération" ne
signifie rien d'autre que le passage du non-être à l'être. Nous en usons en
second lieu, et cette fois au sens propre, à propos des vivants; dans ce cas, "génération"
signifie "l'origine qu'un vivant tire de son principe vivant conjoint":
on la nomme proprement "naissance". Ceci pourtant ne suffit pas pour
être qualifié d'"engendré"; ce nom n'est donné proprement qu'à ce qui
procède selon la ressemblance au principe. Un poil, un cheveu ne vérifie pas la
condition d'engendré, ni de fils; seul la vérifie ce qui procède selon la
ressemblance; et non pas selon n'importe quelle ressemblance; car les vers
engendrés des animaux ne vérifient pas une génération, ni une filiation, malgré
la ressemblance générique. Pour qu'il y ait génération au second sens, il faut
procéder selon la ressemblance spécifique, comme l'homme procède de l'homme; le
cheval, du cheval.
Dès
lors, chez les vivants, comme l'homme ou l'animal, qui procèdent de la
puissance à l'acte de vie, la génération inclut les deux modes susdits, changement
et naissance. Mais dans le cas d'un vivant dont la vie ne passe pas de la
puissance à l'acte, la procession, s'il s'en rencontre en lui, exclut
absolument le premier mode de génération; par contre, elle peut vérifier la
notion propre aux vivants.
C'est
donc ainsi que la procession du Verbe, en Dieu, a raison de génération. Le
Verbe, en effet, procède par mode d'activité intellectuelle: et c'est là une
opération "vitale"; il procède "d'un principe conjoint" on
l'a déjà dit; et "par assimilation formelle", car le concept
d'intelligence est la similitude de la chose connue; et il "subsiste en la
même nature", car en Dieu l'intellection est identique à l'être on l'a
montré plus haut. Voilà pourquoi la procession du Verbe en Dieu, prend le nom
de "génération", et le Verbe qui procède, celui de "Fils".
Solutions:
1. Cette objection tire argument de la génération au
premier sens, celle qui comporte passage de la puissance à l'acte. Ainsi
entendue, la génération ne se trouve pas en Dieu, nous l'avons dit.
2. En nous, l'acte d'intellection n'est pas la substance
même de l'intellect: aussi le verbe qui procède en nous selon l'opération
intellectuelle, n'a pas la même nature que son principe; et par suite il ne
vérifie pas proprement et complètement la notion de génération. Mais l'acte
d'intellection divine est la substance même du sujet connaissant on l'a montré
plus haut; aussi le Verbe y procède comme un subsistant de même nature. Et pour
cette raison, c'est au sens propre qu'on le dit "engendré" et "Fils".
De là vient que l'Écriture, pour désigner la procession de la Sagesse divine, fait
appel à des notions propres à la génération des vivants, celles de "conception",
d'"enfantement". Ainsi le livre des Proverbes (8, 24) fait dire à la
Sagesse divine: "Les abîmes n'existaient pas encore, et j'étais déjà
conçue. J'étais enfantée avant les collines." Mais pour notre intellect, nous
usons seulement du terme "conception", pour autant que le verbe de
notre intellect soutient avec la chose connue un rapport de similitude, et non
d'identité de nature.
3. Tout ce qui est reçu n'est pas nécessairement reçu
dans un sujet; sans quoi l'on ne pourrait pas dire que toute la substance de la
chose créée est reçue de Dieu, puisqu'il n'y a pas de sujet récepteur de toute
la substance. Semblablement, ce qui est engendré en Dieu reçoit bien l'être de
celui qui l'engendre, sans que pour autant cet être soit reçu dans une matière
ou un sujet; car cela répugne à la subsistance de l'être divin: on le dit "reçu",
parce que le terme procédant tient d'un autre l'être divin, et non pas parce
qu'il serait distinct de cet être divin. La perfection même de l'être divin
contient en effet et le Verbe qui procède intellectuellement et le principe du
Verbe, comme aussi nous l'avons dit tout ce qui appartient à la perfection
divine.
Objections:
1. Il n'y a, semble-t-il, en Dieu d'autre procession que
la génération du Verbe. Car en admettre une seconde, c'est se donner une raison
d'en admettre encore une autre, et ainsi de suite à l'infini: or cela ne
saurait être admis. Arrêtons-nous donc à la première: il n'y a qu'une
procession en Dieu.
2. D'ailleurs chaque nature ne comporte qu'une manière
de se communiquer. La raison en est que les opérations se multiplient et se
différencient par leurs termes. Or il n'y a procession en Dieu que par communication
de la nature divine. Et puisqu'il n'y a qu'une nature divine, ainsi qu'on l'a
montré plus haut, il s'ensuit qu'en Dieu il n'y a qu'une procession.
3. S'il devait y avoir en Dieu une autre procession que
la procession intellectuelle du Verbe, ce serait sans doute la procession de
l'amour, qui s'accomplit par l'opération de la volonté. Mais cette procession
ne peut pas se distinguer de la procession propre de l'intellect, puisqu'en
Dieu la volonté n'est pas distincte de l'intellect, on l'a vu plus haut. En
Dieu donc, pas d'autre procession que la procession du Verbe.
Cependant:
on
lit en S. Jean que le Saint-Esprit procède du Père (15, 26), et qu'il est
lui-même distinct du Fils (14, 16): "Je prierai mon Père et il vous
enverra un autre Paraclet.". Il y a donc en Dieu une autre procession que
la procession du Verbe.
Conclusion:
Il
y a deux processions en Dieu: celle du Verbe, et une autre. Pour le faire voir,
considérons qu'en Dieu il n'y a de procession qu'en raison de l'action qui
demeure en l'agent lui-même, au lieu de se porter vers un terme extérieur. Et
dans une nature intellectuelle, cette action immanente se réalise dans l'acte
d'intelligence et dans l'acte de volonté. La procession du Verbe appartient à
l'acte d'intelligence. Quant à l'opération de la volonté, elle donne lieu en
nous à une autre procession: la procession de l'amour, qui fait que l'aimé est
dans l'aimant, comme la procession du Verbe fait que la chose dite ou connue
est dans le connaissant. Dès lors, outre la procession du Verbe, est affirmée
en Dieu une autre procession: c'est la procession de l'amour.
Solutions:
1. Il n'est pas nécessaire d'aller à l'infini dans les
processions divines. Car, dans une nature intellectuelle, la procession ad
intra trouve son achèvement dans la procession de volonté.
2. Tout ce qui est en Dieu est Dieu, comme on l'a
montré. Mais c'est là une condition qui ne se retrouve nulle part ailleurs. Il
est donc vrai que la nature divine est communiquée dans toute procession qui
n'est pas ad extra: mais ce n'est pas le cas des autres natures.
3. Bien qu'en Dieu intelligence et volonté ne soient
qu'une même chose, il est pourtant essentiel à la volonté et à l'intellect que
les processions qui s'accomplissent dans leurs opérations respectives se disposent
dans un certain ordre: en effet, pas de procession d'amour qui ne dise ordre à
la procession d'un verbe, puisque rien ne peut être aimé de volonté, qui n'ait
été conçu dans l'intellect. De même donc qu'on doit considérer un ordre du
Verbe au principe d'où il procède, bien qu'en Dieu l'intellect et le concept ne
soient qu'une même substance; de même, bien qu'en Dieu volonté et intellect ne
fassent qu'un, la procession de l'amour garde une distinction d'ordre avec la
procession du verbe, parce qu'il est essentiel à l'amour de procéder de la
conception de l'intelligence.
Objections:
1. Oui, semble-t-il, c'est une génération. Car l'être
qui procède en ressemblance de nature chez les vivants, on dit bien qu'il est
engendré, qu'il naît. Or ce qui procède en Dieu par mode d'amour, procède en
ressemblance de nature: sans quoi il serait étranger à la nature divine, et
nous aurions là une procession ad extra. Par conséquent, ce qui procède en Dieu
par mode d'amour, procède comme un terme engendré et qui naît.
2. La similitude, qui est essentielle au verbe, est
aussi essentielle à l'amour: "Tout être vivant aime son semblable", dit
l'Ecclésiastique (13, 15). Si donc, en raison de sa similitude, il convient au
verbe qui procède d'être engendré et de naître, cela convient aussi, semble-t-il,
à l'amour qui procède.
3. Ce qui ne rentre sous aucune espèce d'un genre, ne
fait point partie de ce genre. Donc, du fait qu'on vérifie en Dieu une "procession",
il faut bien qu'outre ce nom générique, elle ait un autre nom, spécifique
celui-ci. Or on n'en peut donner d'autre que celui de "génération".
Il semble donc bien que la procession d'amour en Dieu est une génération.
Cependant:
s'il
en était ainsi, le Saint-Esprit qui est le terme de cette procession d'amour, serait
engendré: or S. Athanase le nie: "Le Saint-Esprit vient du Père et du Fils;
non qu'il soit fait, ni créé, ni engendré [par eux], mais il en procède."
Conclusion:
La
procession de l'amour, en Dieu, ne doit pas être qualifiée de génération. On
s'en rendra compte par la considération que voici: entre l'intelligence et la
volonté, il y a cette différence que l'intelligence est en acte du fait que la
chose connue est dans l'intellect par sa similitude: la volonté, elle, est en
acte, non parce qu'une similitude du voulu est dans le voulant, mais bien parce
qu'il y a en elle une inclination vers la chose voulue Il en résulte que la
procession qui se prend selon le caractère propre de l'intellect est
formellement assimilatrice, et pour autant il est possible qu'elle soit une
génération, car celui qui engendre, c'est le semblable à soi-même qu'il
engendre. A l'inverse, la procession qui se prend selon l'action de la volonté,
ce n'est pas sous l'aspect d'assimilation qu'elle nous apparaît, mais plutôt
comme impulsion et mouvement vers un terme. C'est pourquoi ce qui, en Dieu, procède
par mode d'amour ne procède pas comme engendré, comme fils, mais bien plutôt
comme souffle. Ce mot évoque une sorte d'élan et d'impulsion vitale, dans le
sens où l'on dit que l'amour nous meut et nous pousse à faire quelque chose.
Solutions:
1. Tout ce qui est en Dieu ne fait qu'un avec la nature
divine. Ce n'est donc pas du côté de cette unité qu'on peut saisir la raison
propre de telle ou telle procession, autrement dit ce qui distingue l'une de
l'autre; la raison propre de chacune des processions doit se prendre de l'ordre
qu'elles soutiennent entre elles. Or cet ordre dépend de la nature propre du
vouloir et de l'intellect. C'est donc d'après la nature propre de ces deux
activités que chaque procession en Dieu reçoit un nom: le nom qu'on donne à une
chose, en effet, veut signifier la nature propre de cette chose. Voilà pourquoi
ce qui procède par mode d'amour a beau recevoir la nature divine: on ne dira
pourtant pas qu'il est "né".
2. Si la similitude appartient au verbe et à l'amour, c'est
à titre différent. Elle appartient au verbe en ce sens que lui-même est une
similitude de celui qui l'engendre. Quant à l'amour, ce n'est pas qu'il soit
lui-même une similitude; mais la similitude est principe d'amour. Il ne
s'ensuit donc pas que l'amour soit engendré, mais que l'engendré est principe
de l'amour.
3. Nous ne pouvons nommer Dieu que par emprunt aux
créatures, on l'a dit plus haut. Et comme, dans la créature, il n'y a
communication de la nature que par génération, la procession en Dieu n'a pas
d'autre nom d'espèce que celui de génération. Dès lors, la procession qui n'est
pas génération est demeurée sans nom d'espèce: on peut cependant l'appeler "spiration"
puisque c'est la procession de l'"Esprit".
Objections:
1. De même qu'on attribue à Dieu la connaissance et le
vouloir, on lui attribue aussi la puissance. Donc, si l'on conçoit deux
processions en Dieu selon la connaissance et le vouloir, il faut en concevoir
une troisième selon la puissance.
2. La bonté est par excellence principe de procession, puisqu'on
dit que le bien est diffusif de soi. Il faut donc concevoir en Dieu une
procession selon la bonté.
3. En Dieu, la fécondité a plus de puissance qu'en nous.
Or en nous la procession du verbe n'est pas unique, mais multiple; en effet, d'un
verbe en nous procède un autre verbe; et pareillement d'un amour, un autre
amour. Donc en Dieu aussi, il y a plus de deux processions.
Cependant:
ils
sont deux seulement qui procèdent en Dieu: le Fils et le Saint-Esprit. Il n'y a
donc en lui que deux processions.
Conclusion:
En
Dieu on ne peut concevoir de procession que selon les actions qui demeurent
dans l'agent. Or, des actions de ce genre, dans une nature intellectuelle et
divine, il n'y en a que deux: l'intellection et le vouloir. Car la sensation, qui
semble aussi une opération immanente au sujet sentant, n'appartient pas à la
nature intellectuelle; elle n'est d'ailleurs pas complètement étrangère au
genre des actions ad extra, puisque la sensation s'accomplit par action du
sensible sur le sens. Il reste donc qu'en Dieu, il ne peut y avoir d'autre
procession que celle du verbe et de l'amour.
Solutions:
1. La puissance est principe de l'action qu'on exerce
sur autre chose; l'action évoquée par l'attribut de puissance est donc l'action
ad extra. Dès lors, la procession évoquée dans ce même attribut n'est pas la
procession d'une personne divine; ce n'est que la procession des créatures.
2. Au dire de Boèce, le bien concerne l'essence, et non
pas l'opération, sinon à titre d'objet de la volonté. Et comme il nous faut
concevoir les processions divines à raison de quelque action, la bonté et les
attributs du même genre ne nous donnent pas à saisir d'autres processions que
celles du Verbe et de l'Amour, en tant que Dieu connaît et aime son essence, sa
vérité et sa bonté.
3. C'est par un acte unique et simple que Dieu connaît
tout, et pareillement veut tout; on l'a dit plus haut. Il ne peut donc pas y
avoir en lui de verbe procédant d'un autre verbe, ni d'amour procédant d'un autre
amour; il n'y a en lui qu'un Verbe parfait et qu'un Amour parfait. Et c'est en
cela que se manifeste sa parfaite fécondité.
1. Y a-t-il en
Dieu des relations réelles? 2. Ces relations sont-elles l'essence divine ellememe,
ou bien sont-elles "accolées du dehors"? 3. Peut-il y avoir en Dieu
plusieurs relations réellement distinctes les unes des autres? 4. Quel est leur
nombre?
Objections:
1. Boèce dit: "Quand on fait usage des prédicaments
pour parler de Dieu, tous ceux que l'on peut attribuer passent au genre
substance; quant à la relation, il est absolument impossible de l'attribuer."
Or ce qui se trouve réellement en Dieu peut lui être attribué. C'est donc qu'il
n'y a pas réellement de relation en Dieu.
2. Boèce dit encore: "La relation de Père à Fils, dans
la Trinité, et celle de tous deux au Saint-Esprit, sont comme la relation du
même au même." Or cette dernière n'est qu'une relation de raison, car
toute relation réelle exige des extrêmes qui soient réellement deux. Dès lors, les
relations qu'on affirme en Dieu ne sont pas des relations réelles, mais de pure
raison.
3. La relation de paternité est une relation de
principe. Or, quand on dit que Dieu est principe des créatures, cela n'évoque
pas de relation réelle, mais seulement une relation de raison. Ni les autres
relations qu'on y considère, pour la même raison.
4. Il y a relation en Dieu à raison de la procession
intelligible d'un verbe. Mais les relations consécutives aux opérations de
l'intellect sont des relations de raison. Dès lors la paternité et la filiation
qu'on affirme en Dieu, du fait de cette génération, ne sont que des relations
de raison.
Cependant:
on
ne parle de père qu'en raison d'une paternité, et de fils, qu'en raison d'une
filiation. Donc, si en Dieu il n'y a réellement ni paternité, ni filiation, il
s'ensuit que Dieu n'est pas réellement Père, ni Fils; il ne l'est que par
considération de notre esprit. Or c'est là l'hérésie de Sabellius.
Conclusion:
Il
existe réellement des relations en Dieu. Pour le mettre en évidence, considérons
que dans la seule catégorie de relation on trouve des prédicats qui sont
attribués par la raison à un sujet sans que, dans la réalité, une propriété de
ce sujet leur corresponde. Cela n'arrive pas dans les autres genres; ceux-ci, tels
la quantité et la qualité, signifient formellement et proprement quelque chose
d'inhérent à un sujet. Tandis que les prédicats relatifs ne signifient
formellement et proprement qu'un rapport à autre chose. Rapport qui parfois
existe dans la nature même des choses: quand des réalités sont, par nature, ordonnées
l'une à l'autre. De telles relations sont nécessairement réelles. Ainsi le
corps pesant possède une inclination et un ordre au lieu central; par suite, il
y a dans le pesant lui-même un rapport au lieu central. Il en est de même dans
les autres cas de cette sorte. Mais parfois aussi le rapport signifié par le
prédicat relatif n'existe que dans l'appréhension même de la raison, qui
établit une comparaison entre une chose et une autre. Ce n'est alors qu'une
relation de raison: comme lorsque l'esprit, comparant "homme" à "animal",
y considère l'espèce d'un genre.
Or,
quand une chose procède d'un principe d'une même nature, tous les deux ce qui
procède et son principe appartiennent nécessairement à un même ordre; et par
suite ils doivent soutenir entre eux des rapports réels. Donc, puisque, en Dieu,
les processions se réalisent en identité de nature, on l'a vu plus haut, nécessairement
les relations que l'on considère du fait de ces processions, sont des relations
réelles.
Solutions:
1. On dit que le relatif ne s'attribue pas du tout "en
Dieu", quand on considère la raison propre du prédicat relatif, laquelle
se prend non pas du sujet où il inhère, mais de l'autre, c'est-à-dire du terme
auquel le sujet est relatif. Boèce n'a donc pas voulu par là nier l'existence
d'aucune relation en Dieu; il niait que la relation comme telle s'attribuât par
manière de réalité inhérente; elle s'attribue plutôt par manière de rapport à
autre chose.
2. La relation signifiée par l'expression "le même"
est une relation de raison, s'il s'agit d'identité pure et simple; car cette
sorte de relation ne peut consister qu'en un certain ordre saisi par la raison
entre une chose et elle-même, prise sous deux de ses aspects. Il en est autrement
lorsqu'on dit de plusieurs réalités qu'elles sont identiques, non plus
numériquement, mais quant à leur nature générique ou spécifique. Boèce met donc
en parallèle relations divines et relations d'identité, non pas sous tous les
rapports, mais en ceci seulement que les relations dont il s'agit, tout comme
la relation d'identité, n'introduisent aucune diversité dans la substance.
3. La créature procédant de Dieu en diversité de nature,
Dieu est en dehors de tout l'ordre créé; en outre, sa relation aux créatures ne
provient pas de sa nature. Ce n'est pas, en effet, par une nécessité de sa
nature qu'il produit les créatures, mais par sa pensée et par son vouloir, on
l'a dit plus haut. De là vient que la relation aux créatures n'est pas réelle
en Dieu. En revanche, la relation à Dieu est réelle dans les créatures; car
cellesci sont soumises à l'ordre divin, et il est intrinsèque à leur nature de
dépendre de Dieu. Quant aux processions divines, elles s'accomplissent en
identité de nature; leur cas ne peut donc pas être assimilé au précédent.
4. Les relations résultant, dans les choses connues
mêmes, de la seule opération de l'intellect, ne sont que des relations de
raison; c'est en effet la raison qui les découvre entre deux objets
appréhendés. Mais les relations qui résultent des opérations de l'intellect et
s'établissent entre le verbe et son principe, ne sont pas de simples relations
de raison: ce sont des relations réelles. Car l'intellect lui-même et la raison
sont bien une réalité, et ils se rapportent réellement à ce qui en procède
intellectuellement, de même que la chose corporelle se rapporte réellement à ce
qui en procède corporellement. C'est ainsi qu'en Dieu paternité et filiation
sont des relations réelles.
Objections:
1. Au dire de S. Augustin, "parmi les noms qu'on
donne à Dieu, tous ne désignent pas la substance. On lui donne des noms
relatifs comme celui de Père, qui se dit par rapport au Fils; et ces noms-là ne
s'attribuent pas au titre de la substance". C'est donc que la relation
n'est pas l'essence divine.
2. S. Augustin écrit aussi: "Toute réalité désignée
par un terme relatif, est encore quelque chose quand on fait abstraction de
l'aspect relatif: ainsi le maître est un homme, l'esclave est un homme."
Donc, s'il existe des relations en Dieu, il doit y avoir en Dieu autre chose
que ces relations: or ce ne peut être que son essence; donc son essence est
autre chose que ses relations.
3. L'être du relatif consiste à se rapporter à autre
chose. Donc, si la relation est l'essence divine elle-même, l'être de cette
essence divine consistera à se rapporter à autre chose. Cela n'est pas
compatible avec la perfection de l'être divin, qui est ce qu'il y a de plus
purement absolu et subsistant par soi. Donc la relation n'est pas l'essence
divine elle-même.
Cependant:
toute
réalité qui n'est pas l'essence divine, est une créature. Or la relation se
vérifie réellement en Dieu. Donc, si elle n'est pas l'essence divine, ce sera
une créature; et dès lors on ne devra pas lui rendre un culte de latrie. Or on
chante au contraire dans la Préface: ".. Afin d'adorer la propriété dans
les Personnes, et l'égalité dans la majesté."
Conclusion:
On
dit que sur ce point Gilbert de la Porrée s'est trompé, mais que dans la suite,
au Concile de Reims, il rétracta son erreur. Il disait en effet qu'en Dieu les
relations sont assistentes, c'est-à-dire
accolées du dehors.
Pour
éclaircir cette question, notons d'abord qu'en chacun des neuf genres
d'accident, il y a deux aspects à considérer. Il y a d'abord l'être qui
convient à chacun d'eux en tant qu'accident; et pour tous en général, il
consiste à exister dans le sujet: en effet, l'être de l'accident, c'est
d'exister dans un autre. L'autre aspect à considérer en chacun d'eux, c'est la
raison formelle propre de chacun de ces genres. Or, dans les autres genres que
la relation, par exemple dans la quantité et la qualité, la raison formelle
propre du genre se prend encore par rapport au sujet; on dit ainsi que la
quantité est une mesure de la substance, que la qualité est une disposition de
la substance. Mais la raison formelle propre de la relation ne se prend pas par
rapport au sujet en qui elle existe; elle se prend par rapport à quelque chose
d'extérieur.
Donc,
si nous considérons les relations, même dans les choses créées, en tant que
relations, sous cet aspect elles se trouvent bien assistentes, et non pas fixées du dedans; c'est-à-dire qu'elles
signifient un rapport contigu en quelque sorte à la chose référée elle-même, puisqu'il
se porte à partir d'elle vers l'autre. Tandis que, si l'on considère la
relation en tant qu'accident, elle est aussi inhérente au sujet ayant en lui un
être accidentel. Gilbert de la Porrée, lui, n'a considéré la relation que sous
le premier aspect.
Or
tout ce qui, dans les créatures, possède un être accidentel, selon qu'on le
transfère en Dieu, y possède l'être substantiel; car rien n'existe en Dieu à la
manière d'un accident dans son sujet; tout ce qui existe en Dieu est son
essence. Ainsi donc, si l'on considère la relation sous l'aspect où, dans les
choses créées, elle a un être accidentel dans le sujet, de ce côté la relation
qui existe réellement en Dieu a l'être de l'essence divine ne faisant qu'un
avec elle. Mais en tant même que relation, elle ne signifie pas un rapport à
l'essence, mais bien à son opposé.
Ainsi
est-il clair que la relation réelle en Dieu est réellement identique à
l'essence, et n'en diffère que par une considération de l'esprit, en tant que
la relation évoque un rapport à son opposé, que n'évoque pas le terme
d'essence. On voit aussi qu'en Dieu il n'y a pas à distinguer l'être relatif et
l'être essentiel: ce n'est qu'un seul et même être.
Solutions:
1. Ce passage de S. Augustin n'entend pas nier que la
paternité, ou toute autre relation en Dieu, soit, quant à son être, identique à
l'essence divine; il note que la relation ne s'attribue pas selon le type
d'attribution qui convient à la substance, c'est-à-dire comme une réalité
existant dans le sujet dont on l'affirme, mais comme se rapportant à un autre.
Pour cette raison l'on dit qu'en Dieu il n'y a que deux prédicaments (substance
et relation). En effet, les autres prédicaments impliquent un rapport au sujet
d'attribution, tant dans leur mode d'être que dans la raison formelle de leur
propre genre; or rien de ce qui existe en Dieu ne peut soutenir, avec le sujet
où il existe et dont on l'affirme, d'autre rapport que celui d'identité, parce
que Dieu est absolument simple.
2. Comme au niveau des créatures on ne trouve pas
seulement dans l'attribution relative le rapport à l'autre, mais aussi quelque
chose d'absolu, ainsi en Dieu mais d'une tout autre manière. Car dans la
créature cet absolu que l'on trouve joint au relatif en est réellement distinct,
alors qu'en Dieu ils sont une seule et même réalité, que le terme relatif ne
suffit pas à exprimer, ne la comprenant pas tout entière en sa signification.
Il a été dit plus haut, à propos des Noms divins, qu'il y a dans la perfection
de l'essence divine plus de richesse que ne peut signifier quelque nom que ce
soit. Si donc, en Dieu, l'absolu s'ajoute au relatif, ce n'est pas comme une
réalité autre, mais comme le signifié d'un nom complète le signifié d'un autre.
3. Si la perfection divine ne contenait rien de plus que
le signifié du terme relatif, son être serait certes imparfait, puisqu'il
serait par rapport à un autre. De même, si elle ne contenait rien de plus que
le signifié du terme "sagesse", elle ne serait pas une réalité
subsistante. Mais parce que la perfection de l'essence divine est trop grande
pour être embrassée dans la signification d'un autre nom, le fait que notre
terme relatif, ou tout autre nom attribué à Dieu, ne signifie pas quelque chose
de parfait, n'entraîne pas du tout que l'essence divine est un être imparfait, car
elle comprend en soi la perfection de tous les genres, on l'a dit plus haut.
Objections:
1. Quand deux choses sont identiques à une troisième, elles
sont identiques entre elles. Or toute relation qui existe en Dieu, est dans la
réalité identique à l'essence divine. Les relations ne se distinguent donc pas
les unes des autres.
2. Il est vrai que la paternité et la filiation se
distinguent de l'essence divine quant à leur raison formelle; mais c'est aussi
le cas de la bonté et de la puissance. Or, cette distinction de raison
n'entraîne pas de distinction réelle entre la bonté et la puissance divines.
Elle n'en pose donc pas non plus entre la paternité et la filiation.
3. Il n'y a de distinction réelle en Dieu qu'en raison
de l'origine. Or une relation ne provient pas d'une autre relation à ce qu'il
semble. Donc les relations ne se distinguent pas réellement les unes des
autres.
Cependant:
Boèce
dit qu'en Dieu, "la substance contient l'unité, la relation multiplie la
trinité". Donc, si les relations ne se distinguent pas les unes des autres,
il n'y aura pas de trinité réelle en Dieu; il n'y aura qu'une pure trinité de
raison. Or, c'est là l'erreur de Sabellius.
Conclusion:
Attribuer
un prédicat à un sujet, c'est nécessairement lui attribuer tout ce qui
appartient à la définition du prédicat. Par exemple, si le prédicat "homme"
convient à quelqu'un, nécessairement le prédicat "raisonnable" lui
convient aussi. Or la relation comporte, par définition, un rapport à autre que
soi, rapport qui oppose relativement la chose à cet autre. Dès lors, puisqu'en
Dieu il y a réellement relation, comme on l'a dit, il doit y avoir aussi
réellement opposition. Mais l'opposition relative inclut dans sa définition
même une distinction. Il doit donc y avoir en Dieu distinction réelle, affectant,
non pas sans doute, la réalité absolue qu'est l'essence, où se trouve la plus
haute unité et simplicité, mais la réalité relative.
Solutions:
1. Aristote a marqué les limites du principe évoqué, quand
plusieurs êtres sont identiques au même, ils sont identiques entre eux. Cela
vaut, d'après lui, s'il s'agit d'identité à la fois dans la réalité et dans la
pensée: par exemple "tunique" et "vêtement". Mais cela ne
vaut plus dès qu'il y a distinction de raison. Ainsi l'action est bien
identique au mouvement, et la passion de même; il ne s'ensuit pas cependant
qu'action et passion soient identiques; "action" implique en effet
référence au principe du mouvement dans le mobile, tandis que "passion"
évoque provenance à partir d'un autre. Il en est de même dansle cas present; la
paternité est identique en réalité à l'essence divine, et la filiation
pareillement; cependant l'une et l'autre comportent en leur raison formelle
propre des rapports opposés: d'où vient qu'elles se distinguent l'une de
l'autre.
2. Puissance et bonté ne comportent pas d'opposition
dans leur notion; leur cas est donc différent.
3. Bien que, à parler strictement, les relations ne
proviennent ni ne procèdent l'une de l'autre, c'est pourtant en considérant la
procession d'un terme émanant d'un principe, qu'on les conçoit opposées.
Objections:
1. Il semble qu'en Dieu il n'y ait pas seulement quatre
relations réelles: paternité et filiation, spiration et procession. En effet, on
peut considérer en Dieu des relations de connaissant à connu, de voulant à
voulu: relations réelles, à ce qu'il semble, et non comprises dans la liste
ci-dessus. Il y a donc plus de quatre relations réelles en Dieu.
2. Nous saisissons des relations réelles en Dieu à
raison de la procession intellectuelle du verbe. Mais, dit Avicenne, les
relations d'ordre intelligible se multiplient à l'infini. Il y a donc en Dieu
une infinité de relations réelles.
3. De toute éternité, les idées des choses sont en Dieu.
Or elles ne se distinguent les unes des autres que par leur rapport aux choses,
on l'a dit plus haut. Il y a donc beaucoup plus de quatre relations éternelles
en Dieu.
4. Égalité, similitude, identité sont bien des relations;
et on les attribue à Dieu dans son éternité. Il y a donc en Dieu, de toute
éternité, plus de relations qu'on n'en a énuméré tout à l'heure.
Cependant:
il
semblerait plutôt qu'il y en a moins que quatre. Car, selon Aristote, "c'est
un seul et même chemin qui va d'Athènes à Thèbes et de Thèbes à Athènes".
Pareillement, c'est une seule et même relation qui va du père au fils: celle
qu'on nomme "paternité"; et qui va du fils au père: on la nomme alors
"filiation". A ce compte, il n'y a pas quatre relations en Dieu.
Conclusion:
C'est
la doctrine du philosophe que toute relation se fonde ou sur la quantité, par
exemple: double et moitié; ou sur l'action et la passion, par exemple: cause et
effet, père et fils, maître et serviteur, etc. Or, il n'y a pas de quantité en
Dieu: "Il est grand sans dimensions" dit S. Augustin. Dès lors il ne
peut y avoir en Dieu de relation réelle que fondée sur l'action. Et non point
sur les actions selon lesquelles procède quelque chose d'extérieur à Dieu, car
les relations de Dieu aux créatures ne sont pas réellement en lui, on l'a vu
plus haut. On ne peut donc concevoir en Dieu de relations réelles que selon les
actions qui posent en lui une procession intérieure, et non pas extérieure.
Nous
avons vu d'autre part qu'il n'y a que deux processions de ce genre; l'une se
prend selon l'opération intellectuelle, et c'est la procession du verbe;
l'autre se prend selon l'opération de la volonté, et c'est la procession de
l'amour. Et en chaque procession, il faut considérer deux relations opposées:
la relation de ce qui procède à partir du principe, et celle de principe même.
Or, la procession du verbe s'appelle une génération, au sens propre qui
convient aux êtres vivants; et la relation de principe de générations chez les
vivants parfaits, se nomme "paternité"; la relation de terme émané du
principe, se nomme "filiation". Quant à la procession de l'amour, nous
avons dit qu'elle n'a pas de nom propre; les relations qu'elle fonde n'en ont
donc pas non plus. On donne pourtant le nom de "spiration" à la
relation du principe de cette procession, et celui de "procession" à
la relation du terme procédant, bien que ce soient là proprement deux noms de
procession ou d'origine, et non de relation.
Solutions:
1. Là où connaissant et connu, voulant et voulu font
deux, il peut y avoir relation réelle du savoir à la chose sue, de la volonté à
la chose voulue. Mais en Dieu, connaissant et connu ne font absolument qu'un;
car c'est en se connaissant qu'il connaît tout le reste. Il en est de même pour
la volonté et son objet. Dès lors, en Dieu, ces relations ne sont pas plus
réelles que des relations d'identité. En revanche, la relation au verbe est
réelle; car par "verbe", nous entendons le terme qui procède par
l'opération intellectuelle, et non pas la chose connue. En effet, quand nous
connaissons la pierre, ce qu'on nomme "verbe", c'est ce que
l'intellect conçoit de la chose connue.
2. En nous, les relations intelligibles se multiplient à
l'infini, car c'est par autant d'actes distincts que l'homme connaît la pierre,
puis encore connaît ce savoir; les actes de connaissance se multiplient ainsi à
l'infini, et par suite aussi les relations connues. Mais en Dieu rien de tel, puisqu'il
connaît tout dans son acte unique.
3. Les rapports idéaux sont objet de la connaissance
divine; leur multiplicité n'entraîne donc pas l'existence d'une multitude de
relations, voilà tout
4. Égalité et similitude, en Dieu, ne sont pas des
relations réelles, mais de pures relations de raison: on le montrera plus loin.
5. La route est la même d'un point à un autre, et vice
versa: mais les directions sont différentes. On ne peut donc pas conclure de là
que la relation de père à fils et sa réciproque soient identiques; on pourrait
seulement le conclure de quelque réalité absolue qui serait interposée entre
eux.
Nous avons exposé tout d'abord les
notions qu'il semblait nécessaire de connaître touchant les processions et les
relations; il nous faut maintenant aborder l'étude des Personnes. Elle
comprendra deux parties: les Personnes considérées en ellesmêmes, et les
Personnes comparées entre elles. Dans la première, nous devrons d'abord
considérer les Personnes en général, puis chaque Personne en particulier.
L'étude des Personnes en général
comporte quatre questions: 1° La signification du terme "personne"
(Q. 29) 2° Le nombre des Personnes (Q. 30) 3° Les attributs que ce nombre
implique ou exclut, tels ceux qui évoquent diversité, similitude, etc. (Q. 31).
4° Notre connaissance des Personnes (Q. 32).
Au sujet de la signification du mot "personne",
nous verrons: 1. La définition de la personne. 2. La comparaison de ce terme
avec ceux d'essence, de subsistance et d'hypostase. 3. Le terme personne
convient-il à propos de Dieu? 4. Ce qu'il y signifie.
Objections:
1. Boèce en donne cette définition: la personne est la
substance individuelle de nature raisonnable. Or cette définition paraît
irrecevable. En effet, on ne définit pas le singulier; c'est donc à tort qu'on
la définit.
2. Dans cette définition, le terme "substance"
est à prendre soit au sens de substance première, soit au sens de substance
seconde. S'il s'agit de substance première, le mot "individuelle", est
de trop, car la substance première est la substance individuelle. S'il s'agit
de la substance seconde, "individuelle" en fait une définition fausse
et contradictoire dans ses termes; car ce sont les genres et les espèces qu'on
appelle substances secondes. Cette définition est donc mal faite.
3. Dans la définition d'une réalité, on ne doit pas
insérer de terme signifiant une intention logique, Par exemple, l'énoncé que
voici: "l'homme est une espèce d'animal", ne constitue pas une bonne
définition, car "homme" désigne une réalité, tandis qu'espèce désigne
une intention logique. Dès lors, puisque "personne" désigne une
réalité, (ce terme en effet signifie une substance de nature raisonnable), il
est incorrect d'introduire dans sa définition le terme "individu", qui
désigne une intention logique.
4. "La nature, dit Aristote, est le principe du
mouvement et du repos dans l'être qui y est sujet par soi, et non
accidentellement." Mais la personne se vérifie chez des êtres soustraits
au mouvement, comme Dieu et les anges. Il ne fallait donc pas mettre le mot "nature"
dans la définition de la personne, mais plutôt celui d'"essence".
5. L'âme séparée est une substance individuelle de
nature raisonnable, elle n'est pourtant pas une personne. C'est donc que notre
définition pèche par quelque endroit.
Conclusion:
L'universel
et le particulier se rencontrent dans tous les genres; cependant ils se
vérifient d'une manière spéciale dans le genre substance. La substance, en
effet, est individuée par elle-même; tandis que les accidents le sont par leur
sujet, c'est-à-dire par la substance: on dit "cette" blancheur, dès
lors qu'elle est dans "ce" sujet. C'est donc à bon droit qu'on donne
aux individus du genre substance un nom spécial: on les nomme "hypostase"
ou "substance première".
Mais
le particulier et l'individu se rencontrent sous un mode encore plus spécial et
parfait dans les substances raisonnables, qui ont la maîtrise de leurs actes:
elles ne sont pas simplement "agies", comme les autres, elles
agissent par elles-mêmes; or les actions existent dans les singuliers. Aussi, parmi
les autres substances, les individus de nature raisonnable ontils un nom
spécial, celui de "personne". Et voilà pourquoi, dans la définition
ci-dessus, on dit: "La substance individuelle", puisque "personne"
signifie le singulier du genre substance; et l'on ajoute "de nature
raisonnable", en tant qu'elle signifie le singulier dans les substances
raisonnables.
Solutions:
1. Bien que l'on ne puisse pas définir tel ou tel
singulier, on peut définir ce qui constitue la raison formelle commune de
singularité. C'est ainsi que le Philosophe définit la substance première. Et
c'est de cette manière que Boèce définit la personne.
2. Pour certains, dans la définition de la personne, "substance"
est mis pour "substance première" (qui est l'hypostase); et cependant
"individuelle" n'y est pas de trop. En effet, par ces termes
d'hypostase ou de substance première, on exclut l'universel ou la partie; car
on ne qualifie pas d'hypostase l'homme en général, ni même sa main, qui n'est
qu'une partie. Mais, en ajoutant "individuelle", on exclut de la
personne la raison d'aptitude à être assumé; dans le Christ, par exemple, la
nature humaine n'est pas une personne, parce qu'elle se trouve assumée par un
plus digne: le Verbe de Dieu.
Cependant,
il vaut mieux dire que, dans notre définition, "substance" est pris
dans un sens général qui domine les subdivisions (substance première et
substance seconde), et que l'adjectif "individuelle" amène ce terme à
signifier la substance première.
3. Parce que les différences substantielles nous sont
inconnues, ou encore n'ont pas de nom, il nous faut parfois user de différences
accidentelles à leur place. On dira, par exemple, que le feu est "un corps
simple, chaud et sec"; car les accidents propres sont des effets des
formes substantielles et les manifestent. Pareillement, pour définir des choses,
on peut prendre des noms d'intentions logiques au lieu de noms de choses
inexistants. C'est ainsi que le terme "individu" figure dans la définition
de la personne: il y désigne le mode de subsister qui appartient aux substances
particulières.
4. D'après Aristote, le mot "nature" a d'abord
été donné à la génération des vivants, c'est-à-dire à la naissance. Et comme
cette génération procède d'un principe intérieur, le terme a été étendu au
principe intrinsèque de tout mouvement: c'est la définition même qui en a été
donnée par Aristote. Et parce que ce principe est formel ou matériel, on
appelle "nature" aussi bien la forme que la matière. Mais la forme
achève l'être de chaque chose: on appelle donc en général "nature"
l'essence de chaque chose, c'est-à-dire cela même qu'exprime la définition. Et
c'est en ce sens que le mot "nature" est pris ici. Aussi Boèce dit-il:
"La nature est ce qui informe chaque chose en la dotant de sa différence
spécifique." Celle-ci en effet est la différence qui achève la définition
et qui se prend de la forme propre de la chose. Il convenait donc bien, pour
définir la personne, qui est l'individu d'un genre déterminé, d'employer le
terme de "nature" plutôt que celui d'essence, qui dérive d'esse, c'est-à-dire
de ce qu'il y a de plus commun.
5. L'âme est une partie de la nature humaine: et du fait
que, tout en subsistant à l'état séparé, elle garde son aptitude naturelle à
l'union, on ne peut l'appeler une substance individuelle, c'est-à-dire une
hypostase ou substance première pas plus que la main ou toute autre partie de
l'être humain. Voilà pourquoi ni la définition, ni le nom de personne ne lui
conviennent.
Objections:
1. Persona et hypostasis paraissent bien synonymes.
Boèce dit que les Grecs appellent hypostasis la substance individuelle de
nature raisonnable. Or c'est là précisément la signification du mot persona chez les Latins. Les deux termes
sont donc parfaitement synonymes.
2. En parlant de Dieu, on dit aussi bien tres subsistentiae ou tres personae. Et nous ne le ferions pas
si persona et subsistentia ne signifiaient pas la même chose. Donc persona et
subsistentia sont synonymes.
3. Selon Boèce, ousia,
autrement dit essentia, désigne le
composé de matière et de forme. Mais ce qui est composé de matière et de forme,
c'est l'individu du genre substance, c'est-à-dire cela même qu'on appelle hypostasis ou persona. Tous ces termes paraissent donc bien signifier la même
chose.
Cependant:
Boèce
dit aussi que les genres et les espèces subsistent seulement, tandis que les
individus non seulement subsistunt, mais
encore substant. Or, de subsistere vient l'appellation de subsistentia; et de substare, celle de substantia.
Si donc la condition d'hypostase ou personne ne convient pas aux genres ni aux
espèces, hypostasis et persona ne sont pas synonymes de subsistentia.
5. Selon Boèce encore, on nomme hypostasis la matière, et ousiosis,
c'est-à-dire subsistentia, la forme.
Mais ni la matière ni la forme ne peuvent être appelées persona. Donc persona
n'est pas identique aux termes susdits.
Conclusion:
Selon
Aristote, "substance" s'emploie en deux sens. On appelle d'abord
ainsi la quiddité de la chose, c'est-à-dire ce qu'exprime la définition; on dit
ainsi que la définition signifie la substance de la chose. Les Grecs nomment
cette substance-là ousia, que nous
pouvons traduire par essentia. Dans
un second sens, on appelle substance le sujet ou suppôt qui subsiste dans le
genre substance. Et si on le prend en général, on peut d'abord lui donner un
nom qui désigne l'intention logique: celui de "suppôt". On lui donne
aussi trois noms qui se rapportent à la chose signifiée, à savoir: res naturae, subsistentia et hypostasis,
qui correspondent à trois aspects de la substance prise en ce second sens. En
tant qu'elle existe par soi et non dans un autre, on l'appelle subsistentia, car subsister se dit de ce
qui existe en soi-même et non en autre chose. En tant qu'elle est le sujet
d'une nature commune, on l'appelle res
naturae, par exemple, "cet homme" est une réalisation concrète de
la nature humaine. En tant qu'elle est le sujet des accidents, on l'appelle hypostasis ou substantia. Et ce que ces trois noms signifient communément pour toutes
les substances, le mot persona le
signifie particulièrement pour les substances raisonnables.
Solutions:
1. Chez les Grecs, hypostasis
signifie proprement, de par sa composition même, n'importe quel individu du
genre substance; mais l'usage courant lui fait désigner l'individu de nature
raisonnable, à cause de son excellence.
2. De même que pour Dieu nous employons le pluriel:
trois personnes ou trois subsistances, ainsi les Grecs disent trois hypostases.
Mais le mot substantia qui, à
considérer le sens propre du terme, correspond à hypostasis, prête à équivoque en latin, puisqu'il signifie tantôt
l'essence et tantôt l'hypostase. C'est pour éviter cette occasion d'erreur, qu'on
a préféré traduire hypostasis par "subsistence"
plutôt que par "substance".
3. L'essence est proprement ce que signifie la
définition. Or celle-ci comprend les principes spécifiques, et non les
principes individuels. Par suite, dans les êtres composés de matière et de
forme, l'essence ne signifie pas seulement la forme, ni seulement la matière, mais
le composé de matière et de forme communes, considérées comme principes de
l'espèce. Mais c'est le composé de "cette matière" et de "cette
forme", qui est une hypostase ou une personne; car une âme, de la chair et
des os sont bien constitutifs de l'homme en général; mais "cette âme",
"cette chair" et "ces os" sont bien constitutifs de cet
homme singulier; c'est pourquoi "hypostase" et "personne"
signifient en plus du contenu d'essence, les principes individuels: ils ne sont
donc pas synonymes d'essentia dans
les composés de matière et de forme, comme on l'a dit en traitant de la
simplicité de Dieu.
4. Aux genres, Boèce attribue de subsistere, parce que, s'il convient à certains individus de
subsister, c'est comme appartenant à des genres et à des espèces compris dans
le prédicament substance; ce n'est pas que les espèces et les genres subsistent
comme tels, sinon dans la théorie de Platon, qui fait subsister les substances
des choses à part des singuliers. En revanche, la fonction de substare convient aux mêmes individus à
l'égard des accidents, lesquels ne font point partie de la définition des
genres et des espèces.
5. Le composé individuel de matière et de forme tient en
propre de sa matière la fonction de sujet des accidents De là ce mot de Boèce
que "la forme pure ne peut pas être sujet". Quant à subsister par soi,
il le tient en propre de sa forme. Celle-ci ne survient pas dans une chose déjà
subsistante: elle donne l'être actuel à la matière pour que l'individu puisse
subsister. Voilà pourquoi Boèce rapporte hypostasis à la matière, et ousiosis ou subsistentia à la forme: c'est que la matière est principe du
substare, et la forme, principe du subsistere.
Objections:
1. Denys écrit: "Il faut absolument se refuser la
hardiesse de dire ou penser quoi que ce soit de la Déité supersubstantielle et
cachée, en dehors des termes dont l'expression nous est donnée par les Saintes
Écritures." Or le nom de personne ne se trouve pas employé dans la Sainte
Écriture du Nouveau ni de l'Ancien Testament. Il ne faut donc pas employer ce
mot à propos de Dieu.
2. Boèce nous dit: "Le mot personne parait dériver
des masques qui représentaient des personnages humains dans les comédies ou
tragédies: persona en effet vient de personare (résonner); parce que le son, en
roulant dans la concavité du masque, est amplifié. Les Grecs nomment ces
masques prosôpa (visages), parce
qu'on les met sur le visage et devant les yeux si bien qu'ils cachent la
figure." Or ceci ne peut convenir en Dieu, sinon par métaphore. Donc le
nom de personne n'est applicable à Dieu que par métaphore.
3. Toute personne est une hypostase. Mais le terme
d'hypostase ne semble pas convenir à Dieu, car, d'après Boèce, il désigne le
sujet des accidents; et il n'y a pas d'accidents en Dieu. S. Jérôme dit même
que, "dans ce mot d'hypostase, un venin se cache sous le miel". Le
terme de personne ne doit donc pas être dit de Dieu.
4. Enfin, si une définition ne peut être attribuée à un
sujet donné, le terme défini ne le peut pas davantage. Or la définition, donnée
plus haut, de la personne ne semble pas convenir à Dieu. D'abord, parce que la
raison implique une connaissance discursive; et on a montré que celle-ci ne
convient pas à Dieu; on ne peut donc pas dire que Dieu soit "de nature
raisonnable". Ensuite, parce que Dieu ne peut pas être appelé substance "individuelle";
car le principe d'individuation est la matière, et Dieu n'a pas de matière. En
outre, Dieu ne soutient pas d'accidents, pour être qualifié de "substance".
Il ne faut donc pas attribuer à Dieu le nom de personne.
Cependant:
le
Symbole de S. Athanase dit: "Autre est la personne du Père, autre celle du
Fils, autre celle du Saint-Esprit."
Conclusion:
La
personne signifie ce qu'il y a de plus parfait dans toute la nature: savoir, ce
qui subsiste dans une nature raisonnable. Or tout ce qui dit perfection doit
être attribué à Dieu, car son essence contient en soi toute perfection. Il
convient donc d'attribuer à Dieu ce nom de "Personne". Non pas, il
est vrai, de la même manière qu'on l'attribue aux créatures; ce sera sous un
mode plus excellent, comme il en est de l'attribution à Dieu des autres noms
donnés par nous aux créatures; on a expliqué cela plus haut, au traité des noms
divins.
Solutions:
1. Il est exact qu'on ne rencontre pas le nom de
personne appliqué à Dieu dans les Écritures de l'Ancien ou du Nouveau
Testament. Mais on y trouve maintes fois affirmé de Dieu ce que signifie ce nom;
autrement dit, que Dieu est par soi au suprême degré, et qu'il est
souverainement intelligent. Et s'il fallait, pour nommer Dieu, s'en tenir
littéralement aux mots que l'Écriture sainte applique à Dieu, on ne pourrait
jamais parler de lui dans une autre langue que celle où fut composée l'Écriture
de l'Ancien ou du Nouveau Testament. Mais on a été contraint de trouver des
mots nouveaux pour exprimer la foi traditionnelle touchant Dieu: car il fallait
bien entrer en discussion avec les hérétiques. Ce n'est d'ailleurs pas là une
nouveauté à éviter, puisqu'il ne s'agit pas de chose profane; elle n'est pas en
désaccord avec le sens des Écritures. Or ce que l'Apôtre prescrit (1 Tm 6, 20),
c'est d'éviter "dans les mots les nouveautés profanes".
2. Si l'on se reporte aux origines du mot, le nom de
personne, il est vrai, ne convient pas à Dieu; mais si on lui donne sa
signification authentique, c'est bien à Dieu qu'il convient par excellence. En
effet, comme dans ces comédies et tragédies on représentait des personnages
célèbres, le terme de personne en vint à signifier des gens constitués en
dignité; de là cet usage dans les églises, d'appeler "personnes" ceux
qui détiennent quelque dignité. Certains définissent pour cela la personne: "Une
hypostase distinguée par une propriété ressortissant à la dignité." Or, c'est
une haute dignité, de subsister dans une nature raisonnable; aussi donne-t-on
le nom de personne à tout individu de cette nature, nous l'avons dit. Mais la
dignité de la nature divine surpasse toute dignité; c'est donc bien avant tout
à Dieu que convient le nom de personne.
3. Le nom d'hypostase non plus ne convient pas à Dieu
dans son sens étymologique, puisque Dieu ne soutient pas d'accidents; mais il
lui convient dans son sens authentique de "réalité subsistante". S.
Jérôme a bien dit qu'un venin se cachait sous ce mot: car, avant que sa
signification fût pleinement connue des Latins, les hérétiques égaraient les
simples avec ce mot, en les amenant à confesser plusieurs essences comme ils
confessaient plusieurs hypostases: cela, grâce au fait que le terme de "substance",
qui est la traduction littérale du mot grec "hypostase", se prend
couramment chez les Latins au sens d'"essence".
4. On peut dire que Dieu est de nature "raisonnable",
au sens où "raison" évoque non pas le raisonnement discursif, mais la
nature intellectuelle en général. De son côté, "individu" ne peut
sans doute convenir à Dieu pour autant qu'il évoque la matière comme principe
d'individuation; il lui convient seulement comme évoquant l'incommunicabilité.
Enfin "substance" convient à Dieu en tant qu'il signifie l'exister
par soi. Cependant, certains disent que la définition ci-dessus, donnée par
Boèce, ne définit pas la personne au sens où nous parlons de Personnes en Dieu.
Ainsi Richard de Saint-Victor, voulant corriger cette définition, a-t-il dit
que la personne, quand il s'agit de Dieu, est "une existence
incommunicable de nature divine".
Objections:
1. "Quand nous disons: la personne du Père, écrit
S. Augustin, nous ne disons pas autre chose que la substance du Père; car c'est
en lui-même qu'on le dit "personne", et non par rapport au Fils."
2. La question quid s'enquiert de l'essence. Or, selon
S. Augustin, lorsque l'on dit: "Ils sont trois qui témoignent dans le ciel,
le Père, le Verbe et le Saint-Esprit, " si l'on demande: trois quoi? (quid
tres?), on répond: trois personnes. Ce nom de personne signifie donc l'essence.
3. Ce que le nom signifie, selon le Philosophe, c'est sa
définition. Or on définit la personne: une substance individuelle de nature
raisonnable, on l'a dit. Donc le nom de personne signifie bien la substance.
4. Quand il s'agit des hommes et des anges, la personne
ne signifie pas une relation, mais quelque chose d'absolu. Si donc, en Dieu, ce
nom signifiait la relation, il s'attribuerait de façon équivoque à Dieu, aux
hommes et aux anges.
Cependant:
Boèce
dit que tout nom concernant les Personnes signifie une relation. Or aucun nom
ne les concerne de plus près que celui de "personne". Donc le nom de "personne
signifie une relation.
Conclusion:
Ce
qui fait difficulté pour le sens de ce terme en Dieu, c'est qu'on le dit au
pluriel des Trois, condition qui le met à part des noms essentiels; et
cependant il ne s'attribue pas relativement, comme les termes qui signifient
une relation. Certains ont donc pensé que le terme de "Personne", par
sa teneur propre signifie purement et simplement l'essence en Dieu, tout comme
le mot "Dieu" ou celui de "Sage"; mais à cause des
instances des hérétiques, il a été accommodé par décision conciliaire à tenir
lieu des noms relatifs, surtout dans l'emploi au pluriel ou avec un terme
partitif: "Les trois Personnes" par exemple, ou bien "Autre est
la personne du Père, autre celle du Fils". Mais cette explication paraît
insuffisante. Car, si le mot "personne", en vertu de sa signification
propre, n'a pas de quoi signifier autre chose que l'essence en Dieu, on
n'aurait pas mis fin aux calomnies des hérétiques en disant "Trois
Personnes"; on leur aurait au contraire donné là occasion de calomnies
plus graves.
C'est
pourquoi d'autres ont dit que le mot "personne", en Dieu, signifie à
la fois l'essence et la relation. Les uns disent qu'il signifie directement
l'essence, et indirectement la relation; pour cette raison que "personne",
c'est comme si l'on disait per se una (une par soi); or, l'unité concerne
l'essence, tandis que "par soi" implique la relation en construction
indirecte. Et de fait, on saisit le Père comme subsistant par soi, en tant que
distinct du Fils par sa relation. D'autres, en revanche, ont dit qu'il signifie
directement la relation et indirectement l'essence, pour cette raison que, dans
la définition de la personne, "nature" vient en complément indirect.
Et ces derniers se sont davantage approchés de la vérité.
Pour
tirer cette question au clair, nous partirons de la considération que voici.
Une chose peut entrer dans la signification d'un terme moins général, sans
entrer dans la signification du terme plus général: ainsi "raisonnable"
est compris dans la signification du mot "homme", mais il ne l'est
pas dans celle du mot "animal". Aussi, chercher la signification du
terme "animal", et chercher celle de ce cas d'animal qu'est "l'homme",
cela fait deux. De même, autre chose est de chercher la signification du mot "personne"
en général, autre chose de chercher celle de "Personne divine".
En
effet, la personne en général signifie, comme on l'a dit, la substance
individuelle de nature raisonnable. Or, I'individu est ce qui est indivis en
soi et distinct des autres. Par conséquent la personne, dans une nature
quelconque, signifie ce qui est distinct en cette nature-là. Ainsi, dans la
nature humaine, elle signifie ces chairs, ces os et cette âme, qui sont les
principes individuants de l'homme. S'il est vrai que ces éléments-là n'entrent
pas dans la signification de "la personne", ils entrent bien dans la
signification de "la personne humaine". Or en Dieu, nous l'avons dit,
il n'y a de distinction qu'à raison des relations d'origine. D'autre part, la
relation en Dieu n'est pas comme un accident inhérent à un sujet; elle est
l'essence divine même; par suite elle est subsistante au même titre que l'essence
divine. De même donc que la déité est Dieu, de même aussi la paternité divine
est Dieu le Père, c'est-à-dire une Personne divine. Ainsi "la Personne
divine" signifie la relation en tant que subsistante: autrement dit, elle
signifie la relation par manière de substance c'est-à-dire d'hypostase
subsistant en la nature divine (bien que ce qui subsiste en la nature divine ne
soit autre chose que la nature divine).
D'après
ce qui précède, il reste vrai que le nom de "Personne" signifie
directement la relation, et indirectement l'essence: la relation, dis-je, non
pas en tant que relation, mais signifiée par manière d'hypostase. Il reste vrai
aussi que la Personne signifie directement l'essence et indirectement la
relation, si l'on considère d'une part que l'essence est identique à
l'hypostase et, d'autre part, que l'hypostase en Dieu se définit et se signifie
"distincte
par relation"; ce qui pose la relation, signifiée comme relation, cette
fois, en détermination indirecte dans la définition de la Personne. On peut
dire aussi que cette signification du nom de "Personne" n'avait pas
été saisie avant la calomnie des hérétiques; on n'usait donc alors de ce terme
qu'au sens d'un attribut absolu pris parmi les autres. Mais dans la suite le
mot de "Personne" fut appliqué à signifier le relatif, en raison de
ses aptitudes de signification; c'est-à-dire que, s'il désigne le relatif, ce
n'est pas un pur effet de l'usage, comme le pensait la première opinion, cela
tient aussi à sa signification propre.
Solutions:
1. Le mot "personne" s'attribue absolument, et
non pas relativement, parce qu'il signifie la relation, non par mode de
relation, mais par mode de substance, entendez d'hypostase. Voilà pourquoi S.
Augustin dit qu'il signifie l'essence. En Dieu, en effet, l'essence est
identique à l'hypostase: aucune distinction en lui entre quod est et quo est.
2. La question quid?
s'enquiert parfois de la nature que signifie la définition; ainsi, quand on
demande: Quid sit homo? (Qu'est-ce
que l'homme?), on répond: C'est un animal raisonnable et mortel. Parfois aussi
elle s'enquiert du suppôt; ainsi quand on demande: Quid natat in mari? (Qu'est-ce qui nage dans la mer?), on répond:
c'est le poisson. Et c'est dans ce dernier sens que la question: Quid tres? (trois quoi?) a obtenu cette
réponse: trois Personnes.
3. Le concept de substance individuelle, c'est-à-dire
distincte et incommunicable, implique la relation s'il s'agit de Dieu; on vient
de l'exposer.
4. Un terme général n'est pas équivoque du seul fait que
les termes moins universels ont des définitions différentes. Par exemple, le
cheval et l'âne n'ont pas la même définition spécifique; et cependant ils
vérifient univoquement le nom d'animal, car la définition générique d'"animal"
leur convient à tous deux. Dès lors, s'il est vrai que la relation entre dans
la signification de "Personne divine", sans entrer dans celle de "personne
angélique ou humaine", il ne s'ensuit pas que le terme "personne"
soit équivoque. Il n'est d'ailleurs pas univoque non plus; rien ne peut être
attribué univoquement à Dieu et aux créatures on l'a vu plus haut.
1. Y a-t-il
plusieurs personnes en Dieu? 2. Combien sont-elles? 3. Que signifient en Dieu
nos termes numériques? 4. Comment le nom de personne est-il commun en Dieu?
Objections:
1. La personne est la substance individuelle de nature
raisonnable. Donc, s'il y a plusieurs personnes en Dieu, il s'ensuivra qu'il y
a en lui plusieurs substances, ce qui semble hérétique.
2. Plusieurs propriétés absolues ne font pas plusieurs
personnes, ni en Dieu, ni en nous; donc plusieurs relations le feront moins
encore. Or en Dieu il n'y a pluralité que de relations, nous l'avons dit. On ne
peut donc pas dire qu'il y a plusieurs personnes en Dieu.
3. L'être vraiment un, dit Boèce parlant de Dieu, est ce
qui n'a pas de nombre. Or, toute pluralité implique un nombre. Il n'y a donc
pas plusieurs personnes en Dieu.
4. Où il y a pluralité, il y a tout et partie. Donc, si
l'on compte plusieurs personnes en Dieu, il faudra aussi poser en lui tout et
partie: cela contredit la simplicité divine.
Cependant:
S.
Athanase dit: "Autre est la personne du Père, autre celle du Fils, autre
celle du Saint-Esprit." Le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont donc
plusieurs personnes.
Conclusion:
Il
y a plusieurs personnes en Dieu, selon nos prémisses. En effet, nous avons
montré que le terme "personne" signifie en Dieu la relation en tant
que réalité subsistant dans la nature divine. D'autre part nous avons établie
qu'il y a en Dieu plusieurs relations réelles. Il s'ensuit qu'il y a plusieurs
réalités subsistantes dans la nature divine, autrement dit qu'il y a plusieurs
personnes en Dieu.
Solutions:
1. Dans la définition de la personne, le terme "substance"
ne signifie pas l'essence, mais le suppôt, puisqu'on ajoute "individuelle".
Or, pour signifier cette substance-là, les Grecs emploient le terme d'"hypostase";
ils disent ainsi "les trois hypostases", comme nous disons "les
trois personnes". En revanche, chez nous il n'est pas d'usage de dire "trois
substances": ce terme étant équivoque, on ne veut pas donner à entendre "trois
essences".
2. En Dieu, les propriétés absolues, telles que bonté et
sagesse, ne s'opposent pas mutuellement, et par suite ne se distinguent pas
réellement. De ce fait, bien qu'elles soient subsistantes, elles ne font pas
plusieurs réalités subsistantes, c'est-à-dire trois personnes. Quant aux
propriétés absolues des créatures, elles ne subsistent pas, bien qu'elles se
distinguent réellement les unes des autres, comme la blancheur et la douceur.
Mais en Dieu les propriétés relatives sont à la fois subsistantes et réellement
distinctes entre elles, nous l'avons vu. Voilà pourquoi la pluralité de ces
propriétés-là suffit à poser en Dieu une pluralité de personnes.
3. La suprême unité et simplicité de Dieu nous fait
exclure de lui toute pluralité d'attributs absolus, mais non d'attributs
relatifs. Car les relations qualifient le sujet par rapport à un autre, n'impliquant
ainsi aucune composition dans le sujet qu'elles qualifient. Boèce lui-même
l'enseigne dans l'ouvrage allégué.
4. Il y a deux sortes de nombres: le nombre simple ou
absolu, tel que deux, trois, quatre; et le nombre qui est dans les choses
dénombrées, comme deux hommes, deux chevaux. Donc, si l'on considère en Dieu le
nombre pris absolument ou abstraitement, rien n'empêche qu'on y vérifie tout et
partie; cela n'existe que dans la considération de notre esprit, car le nombre
abstrait des réalités dénombrées ne se trouve que dans la pensée. Mais on peut
considérer le nombre tel qu'il est dans les choses dénombrées; alors sans doute,
s'il s'agit de choses créées, un est à deux, ou deux est à trois comme la
partie au tout; par exemple, un homme est moins que deux hommes, deux sont
moins que trois. Mais cela ne vaut pas en Dieu; on verra plus loin que le Père
est aussi grand que la Trinité tout entière.
Objections:
1. On vient de dire qu'en Dieu c'est la pluralité des
propriétés relatives qui entraîne une pluralité de personnes. Or il y a quatre
relations en Dieu: la paternité, la filiation, la commune spiration et la
procession. Il y a donc quatre personnes en Dieu.
2. En Dieu, il n'y a pas plus de différence entre la
nature et la volonté qu'entre la nature et l'intelligence. Or, en Dieu, la
personne qui procède par mode de volonté, comme amour, se distingue de la
personne qui procède par mode de nature, comme fils. Donc la personne qui
procède par mode d'intelligence, comme verbe, se distingue aussi de la personne
qui procède par mode de nature comme fils. Et nous voilà encore conduits à
poser plus de trois personnes en Dieu.
3. Dans les créatures, ce qui est excellent possède
davantage d'opérations intimes; ainsi l'homme a sur les animaux ce privilège
qu'il est doué d'intelligence et de vouloir. Or, Dieu dépasse infiniment toute
créature. En lui donc, s'il y a procession de personne, ce ne sera pas
seulement par mode de volonté et d'intelligence, mais par une infinité d'autres
modes. Il y a donc en Dieu un nombre infini de personnes.
4. C'est en raison de son infinie bonté que le Père se
communique infiniment en produisant une personne divine. Or, le Saint-Esprit
possède aussi une bonté infinie. Donc il produit aussi une personne divine, et
celle-ci une autre, et ainsi à l'infini.
5. Tout ce qui se compte en nombre fini a une mesure, puisque
le nombre est une mesure. Or, les Personnes divines échappent à toute mesure, selon
S. Athanase: "Immense est le Père, immense est le Fils, immense est le
Saint-Esprit." Donc elles excèdent le nombre trois.
Cependant:
on
lit dans la 1° lettre de S. Jean (5, 7): "Ils sont trois qui témoignent
dans le ciel: le Père, le Verbe et le Saint-Esprit." Et si l'on demande:
Trois quoi? on répond: Trois Personnes, comme S. Augustin l'expose. Il y a donc
seulement trois Personnes en Dieu.
Conclusion:
Les
thèses précédemment établies nous font nécessairement poser trois Personnes en
Dieu, pas davantage. En effet, on a montré que "plusieurs personnes",
c'est plusieurs relations subsistantes, réellement distinctes entre elles. Et
il n'y a de distinction réelle entre les relations divines qu'en raison de
l'opposition relative. Deux relations opposées ressortissent donc
nécessairement à deux personnes; mais s'il est des relations qui ne s'opposent
pas, elles ressortissent nécessairement à une même personne.
Dès
lors, la paternité et la filiation, qui sont deux relations opposées, appartiennent
nécessairement à deux personnes: la paternité subsistante est donc la personne
du Père, et la filiation subsistante est la personne du Fils. Si les deux
autres relations ne s'opposent à aucune des deux précédentes, elles s'opposent
l'une à l'autre, et par suite ne peuvent appartenir toutes deux à une même
personne. Il faut donc ou bien qu'une des deux appartienne à ces deux personnes,
ou bien qu'une relation convienne à l'une des deux personnes, et l'autre
relation à l'autre personne. Mais la procession ne peut convenir au Père et au
Fils, pas même à l'un seulement d'entre eux: car il s'ensuivrait que la
procession intellectuelle (qui est génération en Dieu, et nous donne à saisir
les relations de paternité et de filiation) proviendrait de la procession
d'amour (qui nous donne à saisir les relations de spiration et de procession), puisque
la personne qui engendre et celle qui naît procéderaient de celle qui spire; ce
serait là contredire nos principes. Il reste donc que la spiration appartienne
et à la personne du Père et à celle du Fils, puisqu'elle n'a d'opposition
relative ni à la paternité ni à la filiation. Et par suite la procession doit
nécessairement appartenir à une autre personne; c'est elle qu'on nomme la
personne du Saint-Esprit, procédant par mode d'amour, comme on l'a dit. Il n'y
a donc en Dieu que trois personnes: le Père, le Fils et le Saint-Esprit.
Solutions:
1. Il y a bien quatre relations en Dieu; mais l'une
d'entre elles, la spiration, au lieu de se poser à part de la personne du Père
ou du Fils, leur convient à tous deux. Aussi, bien qu'elle soit relation, elle
ne prend pas le nom de "propriété", puisqu'elle n'appartient pas à
une personne seulement; ce n'est pas non plus une relation "personnelle",
c'est-à-dire qui constitue une personne. En revanche, les trois relations de
paternité, filiation et procession sont qualifiées de "propriétés
personnelles", comme constituant les personnes: la paternité est la
personne du Père, la filiation est la personne du Fils, la procession est la
personne du Saint-Esprit.
2. Ce qui procède par mode de connaissance, comme verbe,
procède formellement en ressemblance de son principe, tout comme ce qui
procèdepar mode de nature. Aussi avons-nous dit que la procession du Verbe
divin est identiquement génération par mode de nature. Mais l'amour comme tel
ne procède pas par ressemblance de son principe, bien qu'en Dieu l'amour soit
consubstantiel en tant que divin. C'est pour cela que la procession de l'Amour
en Dieu ne s'appelle pas une génération.
3. L'homme, qui est plus parfait que les autres animaux,
a en effet davantage d'opérations immanentes; mais c'est parce que sa
perfection se réalise par mode de composition. Aussi, chez les Anges, qui sont
plus parfaits encore, mais plus simples, il y a moins d'opérations immanentes
que chez l'homme: ils n'ont ni imagination, ni sensation, etc. En Dieu, il n'y
a réellement qu'une seule opération, qui est son essence. Mais on a vu comment
cela comportait deux processions.
4. Cet argument vaudrait si le Saint-Esprit possédait
une bonté numériquement distincte de celle du Père; alors en effet, comme en
raison de sa bonté le Père produit une personne divine, il faudrait que le
Saint-Esprit en produise une aussi. Mais c'est la même et unique bonté qui est
commune au Père et au Saint-Esprit. Et si une distinction s'introduit, c'est en
raison des relations des personnes. Par conséquent, la bonté convient au
Saint-Esprit comme reçue d'un autre; elle convient au Père comme au principe
qui la communique. Mais en raison de l'opposition relative, être principe d'une
personne divine est incompatible avec la relation constitutive du Saint-Esprit;
car celui-ci procède des autres personnes qui peuvent exister en Dieu.
5. S'il s'agit du nombre abstrait, qui n'existe que dans
la pensée, il est vrai que tout nombre déterminé a pour mesure l'unité. Mais si,
dans les personnes divines, on considère le nombre réel, il n'y a plus là de
mensuration: les trois personnes, on le verra, n'ont qu'une même et identique
grandeur, et rien ne se mesure soi-même.
Objections:
1. L'unité de Dieu, c'est son essence. Or tout nombre
est l'unité plusieurs fois répétée. Donc en Dieu tout terme numérique signifie
l'essence divine, et pose bien ainsi quelque chose en Dieu.
2. Ce qui se dit à la fois de Dieu et des créatures, convient
à Dieu plus éminemment qu'aux créatures. Mais les termes numériques posent bien
quelque chose dans les créatures. Donc à plus forte raison en Dieu.
3. Si les termes numériques ne posent rien en Dieu et
n'y sont employés que pour exclure une imperfection, savoir: la pluralité, pour
nier l'unité; l'unité, pour nier la pluralité; alors, on tourne dans un cercle
vicieux qui ne fait que nous embrouiller sans rien résoudre. C'est
inadmissible. Il faut donc bien que les termes numériques posent quelque chose
en Dieu.
Cependant:
S.
Hilaire écrit: "L'affirmation d'une société, c'est-à-dire d'une pluralité,
a exclu l'idée d'isolement et de solitude (en Dieu)." Et S. Ambroise: "Quand
nous disons: un Dieu, l'unité exclut une pluralité de dieux; et nous ne posons
pas de quantité en Dieu." Il semble donc bien que, si l'on fait appel à
des termes de ce genre à propos de Dieu, c'est pour nier, et non affirmer
quelque chose de positif.
Conclusion:
Le
Maître des Sentences dit qu'en Dieu nos termes numériques ne posent rien et ne
font que nier. D'autres tiennent le contraire.
Pour
tirer ceci au clair, nous partirons de la considération que voici. Toute
pluralité suppose une division. Or il y a deux sortes de divisions: l'une
matérielle, par division du continu; elle donne lieu au nombre qui est une
espèce de la quantité. Ce nombre-là ne se rencontre donc que dans les réalités
matérielles, douées de quantité. L'autre est la division formelle, par
opposition ou diversité de formes; elle donne lieu à une multitude qui n'est
pas dans un genre déterminé, mais fait partie des transcendantaux; l'être, en
effet, est un ou multiple. Et c'est la seule multitude qui se rencontre dans
les réalités immatérielles.
Donc,
certains ne considéraient que la multitude qui est une espèce de la quantité
discontinue; et voyant bien que cette quantité ne trouve pas de place en Dieu, ils
ont pensé que nos termes numériques n'affirment rien de positif en Dieu et ne
font que nier. D'autres, considérant aussi le même type de multitude, émirent
cette opinion: de même qu'on attribue à Dieu la science sous l'aspect propre de
savoir, et non sous son aspect générique de qualité, puisqu'il n'y a pas de
qualité en Dieu, de même on affirme en Dieu un nombre sous la raison propre de
nombre et non sous son aspect générique de quantité.
Pour
nous, nous disons que les termes numériques attribués à Dieu ne sont pas
empruntés au nombre, qui est une espèce de la quantité; on ne pourrait les
attribuer à Dieu que par métaphore, comme les autres propriétés des corps:
largeur, longueur, etc. Ils sont pris à la multitude qui est un transcendantal.
Or cette multitude-là est aux réalités qu'elle qualifie, comme l'un, convertible
avec l'être, est à l'être. Et, comme on l'a dit en traitant de l'unité de Dieu,
cet un-là n'ajoute à l'être que la négation d'une division; car l'un, c'est
l'être indivis. Dès lors, qu'on le dise de ce qu'on voudra, "un"
signifie cette chose-là dans son indivision. Par exemple, en disant: l'homme
est un, on signifie la nature de l'homme comme indivise. Et il en va de même
quand nous qualifions des choses "multiples": la multitude ainsi
entendue signifie ces choses mêmes en leur indivision respective. Mais le
nombre qui est une espèce de quantité ajoute à l'être un accident; de même
aussi, l'unité principe du nombre.
Attribués
à Dieu, les termes numériques signifient donc les réalités mêmes qu'ils
qualifient, et n'y ajoutent qu'une négation. En ceci, le Maître des Sentences a
dit vrai. Par exemple, quand nous disons: "l'essence est une", "une"
signifie l'essence en son indivision; quand nous disons: "la personne est
une", cet attribut signifie la personne en son indivision; et quand nous
disons: "les personnes sont plusieurs", nous signifions les personnes,
chacune en son indivision: car, par définition, la multitude est constituée
d'unités.
Solutions:
1. L'"un" qui est un transcendantal est plus
général que la substance ou la relation; et "multitude" est dans le
même cas. Un terme numérique peut donc désigner en Dieu soit la substance, soit
la relation, suivant les attributs auxquels on l'adjoint. Et pourtant les
termes de cet ordre ne posent pas seulement l'essence ou la relation: ils y
ajoutent, en vertu de leur signification propre, la négation d'une division.
2. La multitude qui ajoute quelque chose de positif dans
l'être créé est une espèce de la quantité. Ce n'est pas elle qu'on transpose
analogiquement en Dieu, mais seulement la multitude transcendantale, laquelle
n'ajoute aux sujets dont on l'affirme que leur indivision à chacun: telle est
la multitude que l'on affirme en Dieu.
3. "Un" ne nie pas la multitude, mais la
division; et celle-ci précède logiquement l'unité et la multitude. De son côté,
la multitude ne nie pas l'unité: elle nie la division dans chacun des éléments
constituant cette multitude. Tout cela d'ailleurs a été exposé à propos de
l'unité divine. D'ailleurs, il est bon de savoir que les autorités alléguées En sens contraire ne sont pas des
preuves suffisantes; si la pluralité exclut la solitude, et si l'unité exclut
la pluralité de dieux, cela n'entraîne pas que ces termes ne signifient rien
d'autre. La blancheur exclut bien la noirceur; mais ce terme de "blancheur"
ne signifie pas uniquement exclusion de la noirceur.
Objections:1. Une seule chose est commune aux trois personnes:
l'essence. Or le nom de "personne" ne signifie pas directement
l'essence. Ce n'est donc pas un terme commun aux trois.
2. Commun s'oppose à l'incommunicable. Or la personne
est incommunicable par définition: On n'a qu'à se reporter à la définition
donnée par Richard de Saint-Victor. Le nom de personne n'est donc pas commun
aux trois.
3. Admettons qu'il leur soit commun; cette communauté se
vérifie ou bien réellement, ou seulement en raison. Ce n'est pas réellement, puisqu'ainsi
les trois personnes seraient une seule personne; pas davantage en pure raison, puisqu'alors
"personne" serait un universel, et qu'en Dieu il n'y a ni universel, ni
particulier, ni genre, ni espèce on l'a vu plus haut. Le nom de personne n'est
donc pas commun aux trois.
Cependant:
S.
Augustin dit qu'à la question: "trois quoi?" on a répondu: trois
personnes, parce que le signifié de ce terme leur est commun.
Conclusion:
"Personne"
est bien un nom commun aux trois: notre langage l'atteste, puisque nous disons:
"les trois Personnes"; de même qu'en disant "trois hommes",
nous attestons que le terme "homme" est commun à ces trois sujets.
Mais il est clair qu'il ne s'agit pas d'une communauté de réalité, telle qu'est
celle de l'unique essence commune aux trois; il n'y aurait alors pour les trois
qu'une personne, comme il n'y a qu'une essence'.
On
s'est donc demandé de quelle communauté il s'agit; et les réponses sont
multiples. Communauté d'une négation, dit-on, alléguant le terme "incommunicable"
qui se trouve dans la définition de la personne. Communauté d'une intention
logique, disent d'autres, parce que la définition de la personne contient le
terme "individuel": comme si l'on disait que "cheval" et "boeuf"
ont ceci de commun, d'être une espèce. Mais ces deux réponses sont à rejeter, du
fait que "personne" n'est ni un terme négatif, ni un terme de logique,
mais bien un nom de chose ou réalité.
Voici
plutôt ce qu'il faut dire. Même en ces cas humains, "personne" est un
nom commun, de cette communauté logique qui est celle non pas du genre ou de
l'espèce, mais de l'individu indéterminé. En effet, les noms de genre ou
d'espèce, par exemple "homme", "animal", signifient
formellement les natures communes mêmes, et non pas les intentions logiques des
natures communes; ce sont les termes "genre" ou "espèce"
qui signifient ces intentions. Tandis que l'individu indéterminé, par exemple: "quelque
homme", signifie une nature commune avec le mode déterminé d'existence qui
appartient aux singuliers, savoir: d'être par soi subsistant à part des autres.
Enfin, le nom d'un singulier déterminé comprend dans sa signification les
caractères distincts déterminés: dans "Socrate", par exemple, on
évoque cette chair et ces os. Il y a pourtant une différence à noter: "Quelque
homme" signifie l'individu par le biais de sa nature posée avec le mode
d'existence propre au singulier; tandis que le nom de "personne" ne
signifie pas formellement l'individu du côté de sa nature, il signifie la
réalité qui subsiste en telle nature. Or, ceci est commun logiquement à toutes
les Personnes divines: chacune d'elle subsiste en la nature divine, et subsiste
distincte des autres. Voilà comment le nom de "personne" est
logiquement commun aux trois Personnes divines.
Solutions:
1. Le premier argument suppose une communauté réelle que
nous avons écartée.
2. Certes, la personne est incommunicable; cependant ce
mode même d'exister incommunicablement peut se trouver commun à plusieurs.
3. Il s'agit de communauté logique, et non réelle. Cela pourtant
n'entraîne pas qu'il y ait de l'universel ou du particulier en Dieu, ni qu'on y
trouve genre ou espèce; d'abord parce que, même en ces cas humains, la
communauté du terme "personne" n'est pas celle d'un genre ou d'une
espèce; ensuite parce que les Personnes divines n'ont qu'un seul être; or genre,
espèce ou n'importe quel prédicat universel, s'attribue à plusieurs sujets qui
diffèrent par leur être.
On étudiera ici les vocables intéressant
l'unité ou la pluralité en Dieu.
1. Le terme
même de trinité. 2. Peut-on dire que le Fils est "autre" que le Père?
3. Le terme exclusif "seul", qui paraît nier l'existence d'un autre, peut-il
s'adjoindre à un nom essentiel? 4. Peut-il s'adjoindre à un nom personnel?
Objections:
1. Tout nom, en Dieu, signifie la substance ou la
relation. Or le terme "trinité" ne signifie pas la substance, car il
s'attribuerait à chaque personne. Il ne signifie pas non plus la relation, car
il ne se construit pas dans la phrase comme un terme relatif. Il ne faut donc
pas faire usage de ce terme à propos de Dieu.
2. "Trinité" se présente comme un nom
collectif, car il signifie une pluralité. Or un nom de ce genre ne convient pas
en Dieu, l'unité du nom collectif étant la moindre des unités, alors qu'en Dieu
se vérifie l'unité suprême. Le terme "trinité" ne convient donc pas
en Dieu.
3. Ce qui est trine est triple. Mais en Dieu, il n'y a
pas de "triplicité", car celle-ci est une espèce d'inégalité. Donc, pas
de trinité non plus.
4. Ce qui se vérifie en Dieu, se vérifie en l'unité de
l'essence divine, puisque Dieu est son essence. Donc, s'il y a trinité en Dieu,
il y aura trinité dans l'unité de l'essence divine: ce qui ferait trois unités
essentielles. Ce qui est hérétique.
5. C'est une règle des noms divins, que le concret s'y
attribue à l'abstrait: la déité est Dieu, la paternité est le Père. Or on ne
peut pas dire: la trinité est trine. Cela ferait en effet neuf réalités en Dieu:
autre erreur. Il ne faut donc pas faire usage de ce terme en Dieu.
Cependant:
S.
Athanase écrit: "On doit adorer l'unité dans la trinité et la trinité dans
l'unité."
Conclusion:
Quand
il s'agit de Dieu, le terme "trinité" évoque le nombre précis des
personnes. Donc, de même qu'on reconnaît une pluralité de personnes en Dieu, il
y a lieu de faire appel au mot trinité; car cela même que "pluralité"
signifie en général, le terme "trinité" le signifie de manière
précise et déterminée.
Solutions:
1. Étymologiquement, le mot trinité paraît signifier
l'unique essence des trois Personnes, trinitas
étant mis pour triumunitas. Mais ce
qu'il signifie à proprement parler, c'est plutôt le nombre des personnes de
l'unique essence; aussi ne peut-on pas dire: "le Père est la trinité",
car il n'est pas les trois personnes. En outre, il ne signifie pas les
relations en tant que telles, mais plutôt le nombre des personnes en relation
les unes avec les autres, et c'est pourquoi il ne se construit pas
grammaticalement comme un relatif.
2. Dans sa signification, le nom collectif implique deux
choses: une pluralité de suppôts, et une certaine unité entre eux, qui est
l'unité d'un ordre. Un peuple, par exemple, est une multitude d'hommes soumis à
un certain ordre. Donc, si l'on s'en tient à la première condition, "trinité"
rentre dans la catégorie des noms collectifs. Mais il en diffère quant à la
seconde: dans la trinité divine, il n'y a pas seulement unité d'ordre, il y a
en outre unité d'essence.
3. "Trinité" est un terme absolu qui signifie
le nombre trois des Personnes. "Triplicité" signifie la proportion de
trois à un, c'est-à-dire un cas d'inégalité, comme on peut l'apprendre chez
Boèce. Il y a donc une trinité en Dieu, mais pas de triplicité.
4. Dans la trinité divine, il y a à considérer un nombre
et les personnes dénombrées. Donc, quand on dit "la trinité dans l'unité",
on n'introduit pas le nombre dans l'unité de l'essence, comme si elle était
trois fois une; on pose simplement les trois personnes dans l'unique nature, comme
on dit des suppôts d'une nature qu'ils subsistent en cette nature-là. Inversement,
on dit "l'unité dans la trinité", comme on dit qu'une nature existe
en ses suppôts.
5. Dans trinitas
est trina, le prédicat signifie la
multiplication de trois par lui-même; car trina
pose une tridistinction dans le sujet auquel on l'attribue. On ne peut donc pas
dire: trinitas est trina: il
s'ensuivrait qu'il y a trois suppôts de la trinité, de même que, si je dis "Dieu
est trine", il s'ensuit qu'il y a trois suppôts de la déité.
Objections:
1. "Autre" est un terme relatif qui évoque une
diversité de substance. Donc, si le Fils est un autre que le Père, ils seront
divers. Or, selon S. Augustin, en disant "trois personnes", on
n'entend évoquer aucune diversité.
2. Les sujets qui sont autres entre eux, diffèrent en
quelque façon les uns des autres. Dès lors, si le Fils est un autre que le Père,
il en est aussi "différent". Mais S. Ambroise s'y oppose: "Le
Père et le Fils ne font qu'un par leur divinité; il n'y a là ni différence de
substance, ni la moindre diversité."
3. Alienum, c'est-à-dire
étranger, dérive de alius, c'est-à-dire
autre. Mais le Fils n'est pas "étranger" au Père, car, dit S. Hilaire,
"entre Personnes divines il n'y a rien de divers, rien d'étranger, rien de
séparable." Donc le Fils n'est pas non plus un autre que le Père.
4. Alius, c'est-à-dire
un autre, et aliud, c'est-à-dire
autre chose, ont même signification sauf le genre connoté, ici neutre, là
masculin. Si donc le Fils est alius, c'est-à-dire
autre que le Père, il s'ensuit qu'il est aussi aliud, c'est-à-dire "autre chose" que le Père.
Cependant:
on
lit dans le De fide ad Petrum: "Unique
est l'essence du Père et du Fils et du Saint-Esprit; en cette essence, le Père
n'est pas une chose, le Fils une autre, le Saint-Esprit une autre, bien que
personnellement le Père soit un autre que le Fils, etc."
Conclusion:
Des
formules inconsidérées font encourir le reproche d'hérésie, dit S. Jérôme. Donc,
quand on parle de la Trinité, il faut procéder avec précaution et modestie: "Nulle
part, dit S. Augustin, l'erreur n'est plus dangereuse, la recherche plus
laborieuse, la découverte plus fructueuse." Or, dans nos énoncés touchant
la Trinité, nous avons à nous garder de deux erreurs opposées entre lesquelles
il faut nous frayer une voie sûre: l'erreur d'Arius qui enseigne, avec la
trinité des Personnes, une trinité de substances; et celle de Sabellius, qui
enseigne, avec l'unité d'essence, l'unité de personne.
Pour
écarter l'erreur d'Arius, on évitera de parler de "diversité" ou de "différence"
en Dieu; ce serait ruiner l'unité d'essence. Mais nous pouvons faire appel au
terme de "distinction", en raison de l'opposition relative; c'est en
ce dernier sens qu'on entendra les expressions de "diversité" ou "différence",
des personnes, si on les rencontre dans un texte faisant autorité. En outre, pour
sauver la simplicité de l'essence divine, il faut éviter les termes de "séparation"
et "division" il s'agit de la division du tout en ses parties; pour
sauver l'égalité, on évitera le terme de "disparité"; pour sauver la
similitude, on évitera ceux d'"étranger" et "divergent". "Chez
le Père et le Fils, dit S. Ambroise, la déité est une et sans divergence."
Et d'après S. Hilaire, il n'y a rien de séparable en Dieu.
Pour
écarter d'autre part l'erreur de Sabellius, nous éviterons singularitas
(solitude), qui nierait la communicabilité de l'essence divine: d'après S.
Hilaire, en effet, c'est un sacrilège d'appeler le Père et le Fils "un
Dieu solitaire". Nous éviterons aussi le terme "unique", qui
nierait la pluralité des Personnes; S. Hilaire dit ainsi que "solitaire",
"unique" sont exclus de Dieu. Si nous disons "le Fils unique",
c'est qu'il n'y a pas plusieurs Fils en Dieu; mais nous ne disons pas que Dieu
est "unique", parce que la déité est commune à plusieurs suppôts.Nous
évitons encore le terme de "confus", pour respecter l'ordre de nature
entre les Personnes. S. Ambroise dit ainsi: "Ce qui est un, n'est pas
confus; ce qui n'est pas différencié, ne peut pas être multiple." On
évitera aussi le mot "solitaire", pour respecter la société des
Personnes: "Ni solitaire, ni divers: voilà comment nous devons confesser
Dieu", dit S. Hilaire.
Or,
le masculin alius, c'est-à-dire un
autre, évoque une pure distinction de suppôts; on peut donc sans inconvénient
dire que le Fils est alius a Patre, autre que le Père, car il est bien un autre
suppôt de la nature divine, et pareillement une autre personne, une autre
hypostase.
Solutions:
1. "Un autre" alius est assimilable aux termes qui désignent l'individu: il vaut
pour le suppôt (non pour l'essence). Pour en vérifier l'attribution, il suffit
donc qu'il y ait distinction d'hypostase ou de personne. Au contraire, pour
qu'il y ait "diversité", il faut une distinction de substance seconde,
c'est-à-dire d'essence. C'est pourquoi le Fils est un autre que le Père, sans
qu'ils soient divers.
2. "Différence" implique distinction de forme.
Or, il n'y a qu'une forme en Dieu: "Lui qui existait en la forme de
Dieu...", dit S. Paul. Le terme "différent" ne convient donc pas
proprement en Dieu, comme l'enseigne l'autorité alléguée. Damascène, il est
vrai, use de ce terme à propos de Dieu, parce que la propriété relative
s'exprime à la manière d'une forme; il dit en effet que les hypostases ne
diffèrent pas entre elles par leur substance, mais par leurs propriétés
déterminées. Au fond, comme on l'a dit dans la réponse, "différence"
vient là pour "distinction".
3. Alienum
veut dire: étranger et dissemblable; mais alius
n'évoque rien de tel. C'est pourquoi l'on dit que le Fils est alius, c'est-à-dire un autre que le Père,
mais non pas alienus, c'est-à-dire
étranger au Père.
4. Le neutre est un genre indéterminé, le masculin est
un genre déterminé et distinct, ainsi que le féminin. Le neutre convient donc
pour signifier l'essence commune; le masculin et le féminin, pour signifier un
suppôt déterminé dans la nature commune. Ainsi, quand il s'agit des hommes, si
l'on demande: Qui est-ce? ou Quis (au
masculin), on répond par un nom de personne: C'est Socrate. Mais si l'on
demande: Qu'est-ce? ou Quid (au
neutre), on répond: C'est un animal raisonnable et mortel. Voilà pourquoi, puisqu'en
Dieu il y a distinction de personnes sans distinction d'essence, on dit que le
Père est alius (au masculin), c'est-à-dire
un autre que le Fils, et non aliud
(au neutre), c'est-à-dire autre chose. Inversement, on dit qu'ils sont unum (au neutre), c'est-à-dire une seule
chose; et non pas unus (au masculin),
c'est-à-dire un seul sujet.
Objections:
1. Au dire du Philosophe, celui-là est seul, qui n'est
pas avec un autre. Mais Dieu est avec les anges et les âmes des saints. On ne
peut donc pas dire que Dieu soit seul.
2. Ce qu'on peut adjoindre à un nom essentiel, en Dieu, peut
s'attribuer à chaque personne ou à toutes ensemble. Ainsi l'on peut dire que le
Père est Dieu sage, que la Trinité est Dieu sage, puisque Dieu peut être
qualifié de sage. Or S. Augustin s'arrête à cette thèse, que le Père n'est pas
le seul vrai Dieu. C'est donc qu'on ne peut pas dire "Dieu seul".
3. Si le mot "seul" se trouve adjoint à un
terme essentiel, l'exclusion vise ou bien un prédicat personnel ou bien un
prédicat essentiel. Elle ne vise pas un prédicat personnel, car il est faux de
dire: "Dieu seul est Père", puisque l'homme l'est aussi. Elle ne vise
pas non plus un prédicat essentiel: en effet, si la proposition "Dieu seul
crée" était vraie, celle-ci le serait aussi, à ce qu'il semble: "le
Père seul crée"; car ce qui est vrai de Dieu, l'est aussi du Père. Or la
dernière proposition est fausse, puisque le Fils aussi est créateur. C'est donc
que le mot "seul" ne peut s'adjoindre à un terme essentiel, en Dieu.
En sens contraire: On lit dans la 1° épître à Timothée (1, 17): "Au
roi immortel des siècles, invisible, seul Dieu..."
Conclusion:
Le
mot "seul" peut s'employer de deux façons: "catégorématique"
ou "syncatégorématique". On appelle "catégorématique" le
terme qui pose purement et simplement dans le sujet la chose qu'il signifie;
c'est le cas de "blanc" dans l'expression: "l'homme blanc".
Pris ainsi, le mot "seul" ne peut absolument pas être apposé à un
terme quelconque en Dieu; il y poserait une solitude, d'où il suivrait que Dieu
est solitaire: et cela vient d'être exclu.
On
appelle "syncatégorématique" le terme qui dit un rapport entre
prédicat et sujet, comme "tout", "nul", etc.; c'est aussi
le cas du mot "seul", qui exclut tout autre sujet de la participation
au prédicat. Par exemple, quand on dit: "Socrate seul écrit", on ne
veut pas dire que Socrate soit solitaire; on veut dire que personne n'écrit
avec lui, même si beaucoup sont là avec lui. Si l'on prend ainsi le mot "seul",
rien n'empêche de l'adjoindre à un terme essentiel en Dieu, pour signifier que
tous les autres êtres sont exclus de la participation au prédicat. On peut dire
par exemple: "Dieu seul est éternel", car rien en dehors de Dieu
n'est éternel.
Solutions:
1. Certes, les anges et les âmes des saints sont
toujours avec Dieu; et pourtant, s'il n'y avait pas plusieurs personnes en Dieu,
nécessairement Dieu serait seul ou solitaire. Car la nature d'un être qui est
de nature étrangère à la nôtre, n'empêche pas notre solitude; on dit bien de
quelqu'un qu'il est seul au jardin, malgré toutes les plantes et les bêtes qui
s'y trouvent. De même on dirait que Dieu est seul ou solitaire, malgré les
anges et les hommes qui sont avec lui, s'il n'y avait pas plusieurs personnes
en Dieu. Ce n'est donc pas la société des anges et des âmes qui tire Dieu de sa
solitude absolue, encore moins de sa solitude relative, c'est-à-dire de celle
qui se vérifie pour tel attribut particulier.
2. Si l'on veut parler proprement, on n'emploie pas "seul"
pour modifier le prédicat: celui-ci est toujours pris formellement. Le mot "seul"
intéresse le sujet, car il exclut tout autre sujet que celui qu'il accompagne.
Tandis que l'adverbe "seulement", exclusif lui aussi, s'emploie et
pour le sujet et pour le prédicat. On peut dire en effet: "Socrate
seulement court"; autrement dit, aucun autre ne court. Et on dit aussi: "Socrate
court seulement"; autrement dit, il ne fait rien d'autre. Par conséquent, des
expressions comme celles-ci: "le Père est le seul Dieu", ou "la
Trinité est le seul Dieu", sont impropres, à moins d'introduire quelque
sous-entendu du côté du prédicat; par exemple, on veut dire: "la Trinité
est celui qui seul est Dieu". S. Augustin qu'on allègue n'établit pas une
thèse; il propose l'explication d'un texte difficile, il veut dire que
l'invocation "à l'invisible et seul Dieu" doit s'entendre de la
Trinité seule, et non de la personne du Père.
3. Quel que soit le prédicat, essentiel ou personnel, "seul"
peut s'adjoindre à un terme essentiel posé en sujet. En effet, la proposition "Dieu
seul est Père" a deux significations: "Père" peut attribuer au
sujet la personne du Père; alors la proposition est vraie, puisqu'aucun homme
n'est cette Personne. "Père" peut aussi n'attribuer que la relation
de paternité: alors la proposition est fausse, puisque pareille relation se
vérifie en d'autres (de manière non univoque, cela s'entend). De même, il est
bien vrai que "seul Dieu crée". Si l'on n'en peut déduire: "donc
seul le Père crée", c'est que, disent les logiciens, le terme exclusif "immobilise"
le terme qu'il accompagne; autrement dit, l'on ne peut pas étendre la
proposition aux suppôts particuliers par retour du général au particulier. De
cette proposition, par exemple: "Seul l'homme est un animal capable de rire",
il ne suit pas que "seul Socrate est un animal, etc.".
Objections:
1. Le Seigneur dit à son Père (Jn 17, 3): "Qu'ils
te connaissent, toi, seul vrai Dieu." C'est donc que "le Père seul
est vrai Dieu".
2. On lit en S. Mathieu (11, 27): "Personne ne
connaît le Fils si ce n'est le Père." Autrement dit: seul le Père connaît
le Fils. Et connaître le Fils est bien commun aux Trois. Ainsi, même conclusion
que ci-dessus.
3. Le terme exclusif n'exclut pas ce qui est impliqué
dans la notion même du terme auquel on l'adjoint. Il n'exclut, par exemple ni
la partie, ni l'universel: de "Socrate seul est blanc", on ne peut
pas conclure: "Donc sa main n'est pas blanche", ni non plus: "Donc
l'homme n'est pas blanc." Or une Personne est impliquée dans la notion de
l'autre: le Père est impliqué dans la notion du Fils, et réciproquement. Donc
en disant: "Le Père seul est Dieu", on n'exclut ni le Fils, ni le
Saint-Esprit: cette expression paraît donc vraie.
4. D'ailleurs l'Église chante: "Toi, le seul
Très-Haut, Jésus Christ."
Cependant:
la
proposition "le Père seul est Dieu" se résout en deux autres qui
l'expliquent: "Le Père est Dieu" et "Nul autre que le Père n'est
Dieu." Mais cette dernière est fausse, car le Fils, qui est Dieu, est un
autre que le Père. Donc la proposition "le Père seul est Dieu" est
fausse, ainsi que toute autre de ce genre.
Conclusion:
La
proposition "le Père seul est Dieu" peut avoir plusieurs sens. "Seul"
peut qualifier le Père; et pris de façon catégorématique, il fait du Père un
solitaire; alors la proposition est fausse. Pris de façon syncatégorématique, il
donne encore lieu à plusieurs sens: si "seul" exclut les autres de la
forme du sujet "Père", la proposition est vraie, car elle signifie
alors: "Celui qui est seul à être le Père, est Dieu." C'est l'explication
qu'en donne S. Augustin, quand il écrit: "Nous disons "le Père
seul", non qu'il soit séparé du Fils ou du Saint-Esprit, mais nous
signifions par là qu'ils ne sont point Père avec lui." Cependant, ce
sens-là n'est pas celui qui ressort du langage habituel à moins d'y
sousentendre par exemple: "Celui qui seul se nomme le Père est Dieu."
Dans
son sens propre, "seul" exclut de la participation du prédicat; et
cette fois, la proposition est fausse, si l'on veut dire: à l'exclusion d'"un
autre" (alius); elle est vraie, si
l'on veut seulement dire: à l'exclusion d'"autre chose" (aliud). En effet, le Fils est un autre
que le Père, mais non pas autre chose; pareillement le Saint-Esprit. Mais le
mot "seul" concerne proprement le sujet, avons-nous dit: il veut donc
plutôt exclure "un autre", qu'"autre chose". Par conséquent,
il ne faut pas généraliser pareille expression; quand on en rencontrera dans un
texte faisant autorité, on aura soin de l'expliquer.
Solutions:
1. L'expression "Toi, le seul vrai Dieu"
s'entend non pas de la personne du Père, mais de toute la Trinité, selon S.
Augustin. Si d'ailleurs on l'entend de la personne du Père, on n'exclut pas les
autres Personnes, à cause de l'unité d'essence; c'est-à-dire qu'alors "seul"
exclut seulement "autre chose".
2. Même Réponse
à la seconde difficulté: quand on attribue au Père une perfection essentielle, on
n'exclut ni le Fils ni le Saint-Esprit, en raison de l'unité d'essence. Notons
par ailleurs qu'il ne suffit pas de répondre que le vocable latin nemo équivaut à nullus homo, donc que l'exclusion ne vise que les hommes; ce n'est
pas le cas, dans le texte allégué, car on n'aurait pas à y faire exception du
Père. Nemo (personne) est pris là au
sens usuel, c'est-à-dire qu'il exclut universellement n'importe quelle nature
rationnelle.
3. Le terme exclusif n'exclut pas ce qui est compris
dans la notion même du terme auquel il est joint et ne fait qu'un sujet avec
lui: ce qui est le cas de la partie et de l'universel. Mais le Père et le Fils
sont deux suppôts distincts: le cas n'est donc pas le même.
4. Nous ne disons pas, sans plus, que "seul le Fils
est le Très-Haut"; nous disons que seul il est "le TrèsHaut avec le
Saint-Esprit dans la gloire de Dieu le Père".
La question qui se pose ici est celle de
notre connaissance des Personnes divines.
Sur ce point nous verrons: 1. Si les
Personnes divines peuvent être connues par la raison naturelle. 2. S'il faut
attribuer des "notions" aux Personnes divines. 3. Le nombre de ces
notions. 4. Sur les notions, les opinions sont-elles libres?
Objections:
1. Les philosophes n'ont pu arriver à la connaissance de
Dieu que par la raison naturelle. Or on trouve chez les philosophes maint
passage qui parle de la Trinité des Personnes.
Aristote
a dit: "Nous nous sommes appliqué à glorifier par ce nombre trois le Dieu
unique, qui surpasse toutes les propriétés des choses créées." S. Augustin
écrit même, à propos des ouvrages des platoniciens: "J'y ai lu en d'autres
termes, il est vrai, mais c'est bien cela qu'on y établissait par toutes sortes
d'arguments, j'y ai lu qu'au commencement était le Verbe, que le Verbe était en
Dieu et que le Verbe était Dieu", et le reste de ce texte, qui expose la
distinction des personnes divines. On dit encore, dans la Glose, que les mages
de Pharaon échouèrent "au troisième signe", c'est-à-dire dans la
connaissance de la troisième personne, le Saint-Esprit: ils en ont donc connu
au moins deux. Enfin Trismégiste écrit: "Un a engendré l'Un, et il a
réfléchi sur soi sa flamme." Voilà bien qui semble enseigner la génération
du Fils et la procession du Saint-Esprit. La raison naturelle peut donc
atteindre à la connaissance des Personnes divines.
2. Richard de Saint-Victor écrit: "Je tiens sans le
moindre doute qu'il ne manque pas d'arguments, non seulement probables, mais
encore nécessaires, pour rendre raison de n'importe quelle vérité." On a
en effet avancé maints arguments pour prouver même la Trinité des Personnes.
Certains invoquent l'infinie bonté divine, qui se communique infiniment dans la
procession des Personnes divines. D'autres font appel à ce principe, qu'il n'y
a pas d'heureuse possession d'aucun bien sans société. S. Augustin, lui, cherche
à manifester la Trinité des Personnes à partir de la procession du verbe et de
l'amour en notre esprit; c'est la voie même que nous avons suivie ci-dessus. La
Trinité des Personnes peut donc être connue par raison naturelle.
3. Révéler à l'homme ce que la raison humaine est
incapable de connaître, voilà une démarche vaine. Or, on ne va pas dire que la
révélation divine du mystère de la Trinité est une démarche vaine. C'est donc
que la raison humaine peut connaître la Trinité des Personnes.
Cependant:
S.
Hilaire écrit: "Que l'homme se garde bien de penser que son intelligence
puisse atteindre le mystère de la génération divine !" Et S. Ambroise: "Impossible
de savoir le secret de cette génération. La pensée y défaille, la voix se tait."
Or c'est par l'origine précisément génération et procession qu'on distingue une
trinité en Dieu, comme on l'a vu plus haut; et puisque l'homme peut "savoir
et atteindre intellectuellement" ce dont on peut donner une raison
nécessaire, il s'ensuit que la Trinité des Personnes n'est pas connaissable par
la raison.
Conclusion:
Il
est impossible de parvenir à la connaissance de la Trinité des Personnes
divines par la raison naturelle. En effet, on a vu plus haut que, par sa raison
naturelle, l'homme ne peut arriver à connaître Dieu qu'a partir des créatures.
Or les créatures conduisent à la connaissance de Dieu, comme les effets à leur
cause. On ne pourra donc connaître de Dieu, par la raison naturelle, que ce qui
lui appartient nécessairement à titre de principe de tous les êtres; c'est sur
ce fondement que nous avons construit notre traité de Dieu. Mais la vertu
créatrice de Dieu est commune à toute la Trinité; autrement dit, elle ressortit
à l'unité d'essence, non à la distinction des Personnes. La raison naturelle
pourra donc connaître de Dieu ce qui a trait à l'unité d'essence, et non ce qui
a trait à la distinction des Personnes.
Et
celui qui prétend prouver la Trinité des Personnes par la raison naturelle, fait
doublement tort à la foi. D'abord, il méconnaît la dignité de la foi elle-même,
dignité qui consiste à avoir pour objet les choses invisibles, c'est-à-dire qui
dépassent la raison humaine: "La foi, dit l'Apôtre (He 11, 1) porte sur ce
qu'on ne voit pas." Ensuite, il compromet les moyens d'amener certains
hommes à la foi. En effet, apporter en preuve de la foi des raisons qui ne sont
pas nécessaires, c'est exposer cette foi au mépris des infidèles; car ils
pensent que c'est sur ces raisons-là que nous nous appuyons, et à cause d'elles
que nous croyons. N'essayons donc pas de prouver les vérités de la foi
autrement que par des arguments d'autorité, pour ceux qui les acceptent. Pour
les autres, il suffit de défendre la non-impossibilité des mystères annoncés
par la foi. Ainsi Denys écrit: "Celui qui reste absolument sourd aux
oracles, sera inaccessible à notre philosophie. Mais s'il prend en
considération la vérité des oracles divins, bien entendu, nous aurons alors
nous aussi recours à cette règle."
Solutions:
1. Les philosophes n'ont pas connu le mystère de la
Trinité des Personnes divines, du moins par ses notions propres: génération, filiation
et procession. C'est ce que dit l'Apôtre (1 Co 2, 6): "Nous prêchons une
sagesse de Dieu que personne n'a connue parmi les princes de ce siècle", c'est-à-dire
les philosophes, d'après la Glose. Ils ont pourtant connu certains attributs
essentiels qu'on approprie aux Personnes: la puissance, appropriée au Père; la
sagesse appropriée au Fils; la bonté appropriée au Saint-Esprit, comme on le
verra plus loin. Donc, quand Aristote écrit: "Par ce nombre trois, etc.",
n'allons pas croire qu'il ait posé le nombre trois en Dieu; il veut dire que
les anciens observaient le nombre trois dans les sacrifices et les prières, parce
que ce nombre possède une sorte de perfection.
De
même, on lit bien dans les livres des platoniciens: "Au commencement était
le verbe..." Mais "verbe" n'y signifie pas une personne
engendrée en Dieu: il évoque le type idéal selon lequel Dieu a tout créé, et
qu'on approprie au Fils. Et, bien qu'ils aient connu des perfections
appropriées aux trois Personnes, on dit qu'ils ont échoué "au troisième
signe", c'est-à-dire dans la connaissance de la troisième Personne, parce
qu'ils ont dévié de la bonté appropriée au Saint-Esprit, du fait que "connaissant
Dieu, ils ne l'ont pas glorifié comme Dieu", dit S. Paul (Rm 1, 21). Il y
a une autre explication: les platoniciens posaient un premier Etre, qu'ils
appelaient le Père de tout l'univers; ensuite ils posaient au-dessous de lui
une autre substance, qu'ils appelaient la Pensée ou l'Intellect du Père: en lui
se trouvaient les idées de toutes choses, comme le rapporte Macrobe dans son
Commentaire du Songe de Scipion. On ne voit d'ailleurs pas qu'ils aient posé
une troisième substance, qui paraisse correspondre au Saint-Esprit. Mais nous, ce
n'est pas un Père et un Fils de cette sorte, substantiellement différents, que
nous posons: ce fut l'erreur d'Origène et d'Arius, disciples sur ce point des
platoniciens.
Quant
à cet aphorisme de Trismégiste: "l'Un a engendré l'Un, et il a réfléchi
sur soi sa flamme", il ne concerne pas la génération du Fils, ni la
procession du Saint-Esprit, mais bien la production du monde: le Dieu unique a
produit un monde par amour de soi.
2. La raison qu'on apporte pour expliquer une chose
donnée peut jouer un double rôle. Il peut se faire qu'elle en établisse
démonstrativement la cause cachée. ainsi en philosophie de la Nature on prouve
efficacement pourquoi le mouvement a une vitesse uniforme. Mais il arrive aussi
que la raison qu'on donne ne prouve pas efficacement que telle est la cause
cachée que l'on cherche, mais, une cause étant supposée, elle montre que les
effets qui, par hypothèse, en découlent s'accordent bien avec elle. Ainsi en
astronomie on donne comme raison (des phénomènes observés) la théorie des
excentriques et des épicycles, étant donné que ce qui apparaît aux sens des
mouvements des astres est respecté par cette hypothèse; ce n'est pourtant pas
une preuve décisive (que telle est la vraie cause de ces phénomènes), car il
n'est pas dit qu'une autre hypothèse ne les respecterait pas aussi. On peut
donc donner une explication du premier type pour prouver que Dieu est un, etc.
Mais la raison que l'on apporte pour manifester la Trinité est du second type:
c'est-à-dire que, la Trinité étant admise, les explications qu'on en donne
s'accordent avec cette présupposition, mais aucune d'elle ne suffit à prouver
que Dieu est Trinité.
C'est
clair quand on en vient au détail. La bonté infinie de Dieu se manifeste aussi
dans la production des créatures, car produire de rien requiert une vertu
infinie. Certes, Dieu se communique en raison de sa bonté infinie. Il ne
s'ensuit pas qu'il en procède quelque chose d'infini, mais quelque chose qui
reçoit à sa mesure communication de l'infinie bonté. De même pour ce principe
que, sans société, il n'y a possession heureuse d'aucun bien. Cela vaut pour
une personne qui n'a pas en elle-même la bonté parfaite; alors elle a besoin, pour
atteindre à cette plénitude de bien qui fait le bonheur, du bien d'un autre uni
à elle. Quant à l'analogie de notre intellect, elle n'est pas une preuve
décisive en ce qui concerne Dieu, pour cette raison que l'intelligence ne se
réalise pas de manière univoque en Dieu et en nous. S. Augustin a donc bien dit
que c'est par le moyen de la foi qu'on parvient à la connaissance, et non
inversement.
3. La connaissance des Personnes divines était
nécessaire pour nous à un double titre. Le premier était de nous faire penser
juste au sujet de la création des choses. En effet, affirmer que Dieu a tout
fait par son Verbe, c'est rejeter l'erreur selon laquelle Dieu a produit les
choses par nécessité de nature; et poser en lui la procession de l'Amour, c'est
montrer que si Dieu a produit des
créatures,
ce n'est pas qu'il en eût besoin, ni pour une autre cause extérieure à lui:
c'est par amour de sa bonté. Aussi Moïse, après avoir écrit: "Au
commencement, Dieu créa le ciel et la terre", ajoute ceci: "Dieu dit:
que la lumière soit", afin de faire paraître le Verbe de Dieu; après quoi
il écrit: "Dieu vit que la lumière était bonne", pour montrer
l'approbation du divin Amour. Et il décrit de même la production des autres
oeuvres. Le second motif, et le principal, était de nous donner une vraie
notion du salut du genre humain, salut qui s'accomplit par l'incarnation du
Fils et par le don du Saint-Esprit.
Objections:
1. Denys dit qu'on ne doit pas être assez téméraire pour
rien dire de Dieu qui n'ait été expressément formulé pour nous par l’Écriture
sainte. Or l'Écriture sainte ne fait pas mention des "notions". Il ne
faut donc pas en poser en Dieu.
2. Ce qu'on affirme de Dieu a trait ou bien à l'unité
d'essence, ou bien à la trinité des Personnes. Or les notions n'appartiennent
ni à l'unité d'essence, ni à la trinité des Personnes. En effet, on ne peut pas
attribuer à ces notions ce qui appartient à l'essence: on ne dit pas "la
paternité est sage", ni "elle crée". On ne peut pas non plus
leur attribuer ce qui appartient aux Personnes: on ne dit pas "la
paternité engendre", ni "la filiation est engendrée". C'est donc
qu'il ne faut pas poser ces notions en Dieu.
3. Ce qui est simple est connaissable par soi; inutile
d'y poser des formes abstraites, principes formels de connaissance. Or les
Personnes divines sont souverainement simples. Il n'y a donc pas à poser des "notions"
dans les Personnes divines.
Cependant:
S.
Jean Damascène dit que "nous saisissons la distinction des hypostases, c'est-à-dire
des personnes, dans leurs trois propriétés: la paternité, la filiation, la
procession". Il faut donc bien poser les propriétés et notions en Dieu.
Conclusion:
Prévostin,
considérant la simplicité des personnes, a dit qu'il ne fallait pas mettre de
propriétés ou notions en Dieu; et si parfois il en rencontre dans les textes
qui font autorité, il traduit l'abstrait par le concret: de même que l'usage
nous fait dire "Je supplie votre bonté", c'est-à-dire "vous, qui
êtes bon", ainsi quand on parle de "la paternité" en Dieu, on
veut dire "Dieu le Père".
Mais,
on l'a déjà vu, nous ne dérogeons pas à la simplicité divine en usant de noms
abstraits et concrets à propos de Dieu; car nous nommons selon que nous
connaissons. Or notre intelligence ne peut pas atteindre jusqu'à la simplicité
divine, considérée telle qu'elle est en soi; elle saisit et exprime les
réalités divines selon son mode à elle, qui est le mode des choses sensibles
d'où elle tire sa connaissance. Et dans ce domaine, nous usons de noms
abstraits pour signifier les formes pures, et de noms concrets pour signifier
les choses subsistantes. Par suite, nous signifions aussi les réalités divines
au moyen de noms abstraits pour évoquer leur simplicité, et au moyen de noms
concrets pour évoquer leur caractère subsistant et parfait, nous l'avons dit.
Mais ce ne sont pas seulement les attributs essentiels qu'il nous faut ainsi
exprimer sous ces deux modes, abstrait et concret, disant par exemple: "la
déité" et "Dieu", "la Sagesse" et "le Sage";
ce sont aussi les attributs personnels: il nous faut dire "la paternité"
et "le Père". Deux raisons nous y obligent principalement.
Et
d'abord, les instances des hérétiques. Quand nous confessons que le Père, le
Fils et le Saint-Esprit sont un seul Dieu, ils nous demandent: en raison de
quoi sont-ils un seul Dieu, et en raison de quoi sont-ils trois? Et de même
qu'à la première question nous répondons: ils sont un par leur essence, par la
déité, ainsi il a bien fallu recourir à des noms abstraits pour dire par quoi
se distinguent les personnes: ce sont les "propriétés" ou "notions",
c'est-à-dire des termes abstraits tels que "paternité" et "filiation".
De sorte que, en Dieu, nous signifions l'essence comme un "quoi", la
personne comme un "qui" et la propriété comme un "par quoi".
Seconde
raison: il y a en Dieu une personne qui se rapporte à deux autres: la personne
du Père qui se rapporte à la personne du Fils et à la personne du Saint-Esprit.
Or ce n'est pas par une relation unique; car il s'ensuivrait que le Fils et le
Saint-Esprit se rapporteraient aussi au Père par une seule et même relation; et
comme, en Dieu, il n'y a que la relation pour "multiplier la Trinité",
le Fils et le Saint-Esprit ne seraient pas deux personnes. Et l'on ne peut pas
se contenter de répondre avec Prévostin: De même que Dieu n'a qu'une relation
aux créatures, qui pourtant se rapportent à lui par des relations variées, de
même aussi le Père se rapporte au Fils et au Saint-Esprit par une relation
unique, tandis que ceux-ci se rapportent à lui par deux relations. Cette
réponse ne tient pas; en effet, la raison formelle et spécifique du relatif
consiste à se rapporter à l'autre: par conséquent, deux relations auxquelles ne
correspond qu'une seule relation opposée, ne sont pas spécifiquement
différentes. Si les relations de "seigneur" et de "père"
doivent être spécifiquement distinctes, c'est que celle de "service"
et de filiation sont diverses. Or, toutes les choses créées se rapportent à
Dieu sous un type unique de relation, celui de "créature" de Dieu;
tandis que le Fils et le Saint-Esprit ne se rapportent pas au Père par une
relation identique.
De
plus, rien ne nous oblige à poser en Dieu une relation réelle à la créature, nous
l'avons dit, mais les relations de raison peuvent sans inconvénient être
multipliées en Dieu. C'est au contraire une relation réelle qu'il faut poser
dans le Père pour le référer au Fils, et au Saint-Esprit; les deux relations du
Fils au Père, et du Saint-Esprit au Père nous obligent donc à poser dans le
Père deux relations, le rapportant l'une au Fils et l'autre au Saint-Esprit.
Aussi, puisque le Père est une seule et même Personne, il a bien fallu exprimer
séparément ces relations sous forme abstraite; et c'est là précisément ce qu'on
appelle des propriétés ou notions.
Solutions:
1. La Sainte Écriture ne fait pas mention des notions;
mais elle fait mention des Personnes, en qui les notions sont comprises comme
l'abstrait dans le concret.
2. Les relations mêmes ou notions existent réellement en
Dieu, on l'a dit plus haut; cependant nous les signifions en Dieu non pas comme
des choses, mais comme des raisons formelles par quoi nous prenons connaissance
des Personnes. De là vient qu'on ne peut pas attribuer aux notions ce qui a
trait à un acte essentiel ou personnel: cela jurerait avec leur mode de
signification. Nous ne pouvons donc pas dire que "la paternité engendre ou
crée", ni qu'"elle est sage ou intelligente". Quant aux prédicats
essentiels qui n'ont pas trait à un acte, mais qui écartent de Dieu les
conditions créées, on peut les attribuer aux notions: on dira, par exemple, que
"la paternité est éternelle, immense, etc.". De même, en raison de
l'identité réelle, on peut attribuer aux notions les prédicats substantiels
personnels et essentiels: on peut dire ainsi que "la paternité est Dieu, qu'elle
est le Père".
3. Les personnes sont simples, sans doute. Mais on peut,
sans préjudice de cette simplicité, signifier sous forme abstraite les raisons
formelles propres des personnes, on vient de le dire.
Objections:
1. Les notions des personnes sont proprement les
relations qui les distinguent. Or il n'y a en Dieu que quatre relations, nous
l'avons dit. Il n'y a donc aussi que quatre notions.
2. Parce qu'en Dieu il n'y a qu'une essence, on dit que
Dieu est un; parce qu'en lui il y a trois personnes, on dit que Dieu est trine.
Si donc en Dieu il y a cinq notions, on devrait dire que Dieu est "quine":
or cela ne peut se dire.
3. Admettons qu'il y ait en Dieu trois personnes et cinq
notions. Il faut alors qu'une personne possède plusieurs notions: deux ou
davantage. C'est ainsi que l'on en pose trois dans la personne du Père:
l'innascibilité, la paternité et la commune spiration. Or, ou bien ces trois
notions sont réellement distinctes; ou bien elles n'ont entre elles qu'une
distinction de raison. Si c'est une distinction réelle, voilà la personne du
Père composée de plusieurs choses. Si c'est une simple distinction logique, une
notion doit pouvoir s'attribuer à l'autre: autrement dit, de même que "la
bonté de Dieu est sa sagesse" en raison de leur identité dans la réalité
divine, de même aussi "la commune spiration est la paternité". Mais
personne n'admet cette dernière proposition. Il n'y a donc pas cinq notions.
Cependant:
4. Il semble qu'il y en a plus de cinq. De même que le
Père ne procède d'aucun autre d'où la notion d'"innascibilité", de
même, du Saint-Esprit il ne procède aucune autre personne; et ceci va nous
faire poser une sixième notion.
5. Il est commun au Père et au Fils d'être principe du
Saint-Esprit; pareillement il est commun au Fils et au Saint-Esprit de procéder
du Père. Or, on pose une notion commune au Père et au Fils: la spiration; il
faut donc aussi poser une notion commune au Fils et au Saint-Esprit.
Conclusion:
On
appelle "notion" une raison formelle notifiant en propre une personne
divine. Or c'est l'origine qui multiplie les personnes divines; et une origine
comporte un principe et un terme; ce qui donne deux modes de notifier une
personne. La personne du Père ne peut pas être notifiée sous l'aspect de terme
procédant d'un autre; mais elle peut l'être comme ne procédant d'aucun autre:
sous ce point de vue, elle a pour notion l'"innascibilité". Sous
l'aspect de principe d'un autre, elle est notifiable doublement: comme principe
du Fils, elle se notifie par la notion de "paternité"; comme principe
du Saint-Esprit, elle se notifie par la notion de "spiration commune".
Le Fils, lui, peut être notifié sous l'aspect de terme procédant d'un autre par
naissance; il est notifié ainsi par sa "filiation". Il peut l'être
aussi sous l'aspect de principe de qui procède un autre, à savoir le
Saint-Esprit; il se notifie ainsi de la même manière que le Père, par la notion
de "spiration commune". Quant au Saint-Esprit, il peut être notifié
comme terme procédant d'un autre, par sa "procession"; mais il ne
peut pas l'être comme principe d'un autre, puisqu'aucune Personne n'en procède.
Il
y a donc cinq notions en Dieu: l'innascibilité, la paternité, la filiation, la
spiration commune et la procession. Quatre seulement d'entre elles sont des "relations";
car l'innascibilité n'est pas une relation, sinon par réduction, ainsi qu'on le
verra v. Quatre seulement aussi sont des "propriétés" car la
spiration commune, qui convient à deux Personnes, n'est pas une propriété.
Enfin, il y en a trois qui sont des "notions personnelles", c'est-à-dire
qui constituent les personnes, c'est-à-dire la paternité, la filiation et la
procession. La spiration commune et l'innascibilité sont bien des notions des
personnes, mais non pas des notions personnelles; on le verra mieux dans la
suite.
Solutions:
1. On vient de voir qu'en outre des quatre relations, il
y a lieu de poser une cinquième notion: l'innascibilité.
2. On signifie l'essence, en Dieu, comme une réalité; il
en est de même des personnes; mais on signifie les notions comme des raisons
formelles notifiant les personnes. De là vient la différence des expressions;
on dit bien que Dieu est un, à raison de l'unité d'essence; qu'il est trine, à
raison de la trinité des Personnes; mais qu'il y ait cinq notions n'autorise
pas à dire que Dieu est "quine".
3. Seule l'opposition relative met en Dieu une pluralité
réelle. Plusieurs propriétés d'une même personne ne se distinguent donc pas
réellement, faute d'opposition relative entre elles. On ne les attribue
pourtant pas l'une à l'autre, parce qu'on les signifie par mode de raisons
formelles différentes. Pareillement, bien qu'on dise qu'en Dieu "la
science est la puissance", on ne dit pas que "l'attribut de puissance
est l'attribut de science".
4. Nous l'avons dit: La personne comporte une dignité.
Dès lors, on ne peut pas former une "notion" du Saint-Esprit avec
cela seul qu'aucune personne n'en procède: en effet, cela ne concerne pas sa
dignité, alors que "n'avoir pas de principe" se rapporte à la dignité
du Père, qui est d'être premier principe.
5. Il n'y a pas un mode unique et typique de procéder du
Père, qui serait commun au Fils et au Saint-Esprit; alors qu'il y a un mode
unique et typique de produire le Saint-Esprit, qui est commun au Père et au
Fils. Or ce qui fait reconnaître une personne est nécessairement quelque chose
de typique. Les deux cas sont donc différents, et l'argument ne vaut pas.
Objections:
1. S. Augustin dit que nulle part l'erreur n'est plus
dangereuse qu'en matière trinitaire; et il est bien certain que les notions s'y
rattachent. Mais les opinions contraires sur ce point ne peuvent pas être
exemptes d'erreur. Il n'est donc pas permis d'avoir une opinion contraire au
sujet des notions.
2. c'est par les notions qu'on connaît les personnes, nous
l'avons dit. Or il n'est pas permis d'avoir une opinion contraire à la doctrine
reçue touchant les personnes. Donc, pas davantage touchant les notions.
Cependant:
il
n'y a pas d'article de foi qui traite des notions; des opinions divergentes
sont donc ici permises.
Conclusion:
Il
y a deux façons, pour une vérité, d'appartenir à la foi. D'abord directement:
c'est le cas de ce que Dieu nous a révélé à titre principal: par exemple, que
Dieu est trine et un, que le Fils de Dieu s'est incarné, etc. Tenir une opinion
fausse en ces matières, c'est par là même encourir l'hérésie, surtout si l'on y
met de l'opiniâtreté. Appartiennent indirectement à la foi les propositions
dont la négation entraîne une conséquence contraire à la foi: si l'on dit, par
exemple, que Samuel n'était pas fils d'Helcana, il s'ensuit que la Sainte
Écriture dit faux. En ces matières, quelqu'un peut avoir une opinion fausse
sans risque d'hérésie, avant de se rendre compte ou avant qu'il soit défini que
pareille position entraîne une conséquence contraire à la foi, surtout s'il n'y
met pas d'opiniâtreté. Mais une fois qu'il est devenu manifeste, et surtout une
fois que l'Église a défini que cette position entraîne une conséquence contraire
à la foi, l'erreur en cette matière n'est plus exempte d'hérésie. De là vient
que beaucoup d'opinions sont maintenant tenues pour hérétiques, qui ne
l'étaient pas précédemment.
Disons
donc que, au sujet des notions, quelques théologiens ont émis des opinions
contraires à la doctrine commune, et cela sans risque d'hérésie, car ils
n'entendaient ainsi rien soutenir de contraire à la foi. Mais celui qui, en
cette matière, soutiendrait une opinion fausse en se rendant compte qu'elle
entraîne une conséquence contraire à la foi, tomberait dans le péché d'hérésie.
Ainsi
est-il répondu clairement aux objections.
Il faut, logiquement, traiter des
Personnes en particulier. Et tout d'abord de la personne du Père: 1. Convient-il
au Père d'être qualifié de "Principe"? 2. Le nom de "Père"
est-il le nom propre de cette Personne? 3. Est-ce, en Dieu, un nom de personne
avant d'être un attribut de l'essence? 4. Est-il propre au Père d'être
inengendré?
Objections:
1. On ne peut pas dire que le Père est "principe"
du Fils ou du Saint-Esprit. Car principe et cause, c'est tout un, au dire du
Philosophe. Or, on ne dit pas que le Père est la cause du Fils. Donc on ne doit
pas dire non plus qu'il en est le principe.
2. A tout principe répond un terme qui en dépend. Donc, si
le Père est principe du Fils, il s'ensuit que le Fils dépend du Père, par
conséquent qu'il est créé. Erreur manifeste.
3. L'appellation de "principe" se fonde sur
une propriété. Or, selon S. Athanase, il n'y a en Dieu ni avant ni après. I1 ne
faut donc pas user de ce terme de "principe" à propos des personnes
divines.
Cependant:
S.
Augustin dit que "le Père est le principe de toute la déité".
Conclusion:
Le
mot "principe" signifie simplement: ce dont procède quelque chose.
Toute chose, en effet, dont une autre procède de quelque manière que ce soit, prend
le nom de principe, et réciproquement. Et puisque le Père est quelqu'un de qui
procède un autre, il s'ensuit qu'il est Principe.
Solutions:
1. Les Grecs emploient indifféremment les termes de "cause"
et de "principe", quand il s'agit de Dieu; mais les Docteurs latins
évitent le terme de "cause" et n'emploient que celui de "principe".
Voici pourquoi. "Principe" est plus général que "cause", ce
mot étant lui-même plus général qu'"élément": on dit bien, en effet, que
le premier terme ou même la première partie d'une chose en sont le principe, mais
non pas la cause. Or, plus un nom est général, plus il convient pour être
transposé en Dieu, nous l'avons dit; car plus les noms se spécialisent, plus
ils déterminent le mode propre à la créature. De fait, le nom de "cause"
évoque une diversité de substance et une dépendance de l'effet vis-à-vis de la
cause, que n'évoque pas le nom de "principe": quel que soit le genre
de causalité, il y a toujours, entre la cause et son effet, une sorte de
distance en perfection ou en vertu. Mais, le terme de "principe"
s'emploie même quand il n'y a aucune différence de ce genre; il suffit qu'on
discerne un ordre. On dit que le point est le principe de la ligne, ou encore
que la première partie de la ligne en est le principe.
2. Chez les auteurs grecs, on trouve des passages où il
est dit que le Fils ou le Saint-Esprit "dépendent de leur principe";
mais cette expression n'est pas reçue chez nos docteurs. Si, en donnant au Père
le nom de Principe, nous lui reconnaissons une sorte d'"autorité", du
moins nous avons soin de ne donner au Fils ou au Saint-Esprit aucune
qualification qui évoque tant soit peu sujétion ou infériorité: cela, pour
éviter toute occasion d'erreur. Le même souci inspirait S. Hilaire, quand il
disait: "Par son autorité de Donateur, le Père est plus grand; mais le
Fils n'est pas moins grand, lui qui reçoit en don l'être même du Père."
3. Il est vrai que le mot "principe", à
considérer son étymologie, paraît venir d'une priorité cependant il ne signifie
pas priorité mais origine. Ne confondons pas la signification d'un mot avec son
étymologie, comme on l'a dit plus haut.
Objections:
1. Le nom de "père" signifie une relation, alors
que la personne est une substance individuelle: "Père" n'est donc pas
un nom propre de personne.
2. Par ailleurs, "celui qui engendre" est une
désignation plus générale que "père"; car tout père engendre, mais la
réciproque n'est pas vraie. Or, le nom plus général convient plus proprement
pour nommer Dieu, on l'a vu. Donc "Celui qui engendre, le Géniteur"
seraient des noms plus propres que "le Père" pour désigner une
Personne divine.
3. Un nom figuré ne peut pas être le nom propre de
quelqu'un. Or c'est par métaphore que nous qualifions notre verbe d'"engendré",
de "fruit"; par métaphore aussi, par suite, que nous nommons "père"
le principe du verbe. En Dieu, par conséquent, le Principe du Verbe ne peut pas
s'appeler Père au sens propre.
4. Tout ce qui est dit de Dieu en propre se vérifie de
lui en priorité, et de la créature secondairement. Or il semble au contraire
que la notion de génération s'applique en priorité à la créature et non à Dieu:
n'y a-t-il pas, en effet, plus véritablement génération quand le fruit se
distingue de son principe non par simple relation, mais par son essence même?
Dès lors le nom de "père" qui se fonde sur la génération, ne convient
pas en propre à une Personne divine.
Cependant:
on
lit dans le Psaume (89, 27): "Il m'invoquera: Tu es mon Père."
Conclusion:
Le
nom propre d'une personne signifie ce qui la distingue de toute autre. En effet,
de même que la définition de l'homme comprend une âme et un corps, ainsi, au
dire d'Aristote, la définition de "tel homme" comprend telle âme et
tel corps; c'est-à-dire cela même qui distingue cet homme de tout autre. Or, ce
qui distingue des autres la personne du Père, c'est la paternité. Le nom propre
de cette Personne est donc bien celui de Père, qui signifie la paternité.
Solutions:
1. En nous, la relation n'est pas une personne
subsistante; aussi, quand il s'agit de nous, le nom de "père" ne
signifie pas la personne, mais une relation de la personne. En Dieu, il en est
autrement, quoi qu'en aient pensé certains théologiens, qui ont erré sur ce
point: la relation signifiée par le nom de "Père" est une personne
subsistante. En effet, nous avons dit qu'en Dieu le mot "personne"
signifie la relation en tant que subsistant dans la nature divine.
2. Au dire du Philosophe, on doit de préférence nommer
la réalité d'après ce qui fait sa perfection et son achèvement. Or "génération"
signifie le processus dans son devenir même, tandis que "paternité"
signifie l'achèvement parfait de la génération. Voilà pourquoi le nom de "Père"
est préférable à ceux de "Géniteur" ou d'"Engendrant", comme
nom de personne divine.
3. Notre verbe n'est pas quelque chose de subsistant
dans la nature humaine; on ne peut donc pas le qualifier proprement d'engendré,
ni de fils. Par contre, le Verbe divin est une réalité subsistant dans la nature
divine; aussi est-ce proprement et non par figure, qu'on lui donne le nom de "Fils",
et à son Principe le nom de "Père".
4. Les termes de "génération" et de "paternité"
comme les autres noms qui s'attribuent à Dieu au sens propre, conviennent plus
véritablement à Dieu qu'aux créatures, du moins à considérer la réalité
signifiée, et non le mode de signification. Aussi l'Apôtre dit-il (Ep 3, 14.
15): "Je fléchis les genoux devant le Père de mon Seigneur Jésus-Christ, de
qui toute paternité au ciel et sur la terre tire son nom." Voici pourquoi:
il est clair que la génération est spécifiée par son terme, qui est la forme de
l'engendré; et plus cette forme se rapprochera de l'engendrant, plus aussi il y
aura génération véritable et parfaite; ainsi la génération univoque est plus
parfaite que la génération équivoque. C'est que, par définition, l'engendrant
engendre un être qui lui est semblable selon la forme. Dès lors, le fait même
que, dans la génération divine, il y a identité numérique de forme entre
engendrant et engendré, alors que dans les créatures il n'y a qu'identité
spécifique sans identité numérique, cela même montre que la génération et la
paternité se vérifient en Dieu plus parfaitement que dans les créatures. Et si,
en Dieu, il n'y a qu'une distinction relative entre l'engendrant et l'engendré,
cela fait ressortir la vérité de cette génération et de cette paternité.
Objections:
1. Logiquement, le terme commun est présupposé au terme
propre. Or, le nom de "Père", pris au sens personnel, est propre à la
personne du Père; pris comme attribut essentiel, il est commun à toute la
Trinité: car c'est à la Trinité entière que nous disons: "Notre Père".
C'est donc comme attribut essentiel, et non au sens personnel, que ce nom de "Père"
se vérifie à titre premier et principal.
2. Quand un nom garde la même définition dans ses
diverses applications, il n'y a pas à distinguer d'ordre ni de degrés dans
l'attribution. Or, qu'il s'agisse de la Personne divine Père du Fils ou qu'il
s'agisse de toute la Trinité "Notre Père" ou "Père des créatures",
dans les deux cas on se réfère à une même notion de paternité ou de filiation;
car, selon S. Basile, recevoir l'être est une condition commune aux créatures
et au Fils. Par conséquent, le nom de Père, en Dieu, ne s'attribue pas
premièrement au sens personnel, et secondairement au sens essentiel.
3. Il n'est pas de comparaison possible entre des
attributions qui, sous un même nom, ne répondent pas au même concept. Or, dans
l'épître aux Colossiens (1, 15), le Fils se trouve rapproché des créatures sous
cet aspect de filiation ou de génération: "Lui, l'image du Dieu invisible,
le Premier-né de toute créature." Il s'agit donc d'un même concept dans
les deux cas. Autrement dit, en Dieu, il n'y a pas priorité d'attribution de la
paternité personnelle sur la paternité comme attribut de l'essence.
Cependant:
l'éternel
a priorité sur le temporel. Or, c'est de toute éternité que Dieu est Père de
son Fils; et seulement dans le temps qu'il est Père de la créature. Donc en
Dieu la paternité se vérifie premièrement envers le Fils, et secondairement
envers la créature.
Conclusion:
Un
terme analogique convient premièrement au sujet où se réalise parfaitement
toute la raison formelle signifiée par ce terme; puis secondairement au sujet
où elle se réalise partiellement ou sous un certain aspect; à ce dernier sujet,
on l'attribue par comparaison avec celui qui la réalise parfaitement, car
l'imparfait dérive du parfait. Ainsi le nom de "lion" se dit au
premier chef de l'animal, en qui se réalise toute l'essence du lion; c'est lui
qu'on nomme lion au sens propre; ensuite, par dérivation, on donnera ce nom à
l'homme en qui on retrouve quelque chose du lion, son audace ou sa force, par
exemple; on l'appelle un lion par métaphore
Or,
il ressort clairement de ce qui précède que la raison formelle de paternité et
de filiation se trouve parfaite en Dieu le Père et en Dieu le Fils, puisque le
Pere et le Fils ont une seule et même nature et gloire. Mais, dans la créature,
s'il y a filiation par rapport à Dieu, ce n'est plus au sens parfait, car le
Créateur et la créature n'ont pas la même nature; il n'y a ici de filiation
qu'en raison d'une certaine similitude entre les natures. Et plus cette
similitude sera parfaite, plus on approchera d'une véritable filiation. De fait,
Dieu est appelé Père de certaines créatures, en raison d'une simple similitude
de vestige: c'est le cas des créatures sans raison. Selon Job (38, 28): "Qui
est le Père de la pluie? qui donc a engendré les gouttes de rosée?" Il y
en a d'autres dont Dieu est le Père, parce qu'elles portent son image: ce sont
les créatures raisonnables. "Dieu n'est-il pas ton Père, dit le
Deutéronome (32, 6), lui qui t'a possédé, qui t'a fait et qui t'a créé?"
Il y en a dont Dieu est le Père à raison de cette similitude qu'est la grâce:
ceux-là prennent le nom de fils adoptifs, parce que le don de la grâce qu'ils
ont reçu les habilite à l'héritage de la gloire éternelle. Selon S. Paul (Rm 8,
16. 17): "L'Esprit lui-même rend témoignage à notre esprit que nous sommes
fils de Dieu; et si nous sommes fils, nous sommes aussi héritiers." Il y
en a enfin dont Dieu est le Père à raison de cette similitude qu'est la gloire,
parce qu'ils possèdent déjà l'héritage de la gloire, dont S. Paul dit (Rm 5, 2):
"Nous nous glorifions dans l'espérance de la gloire des fils de Dieu."
Il
est donc clair que la paternité s'attribue à Dieu premièrement et
principalement au sens où elle évoque la relation entre deux Personnes divines,
et secondairement au sens où elle évoque une relation de Dieu à la créature.
Solutions:
1. Dans notre pensée, il y a priorité logique des
attributs communs absolus sur les propriétés personnelles, car ces attributs
sont impliqués dans la notion des propriétés, et sans réciprocité. Qui dit: le
Père, dit du même coup: Dieu, sans pour autant que la réciproque soit vraie.
Mais il y a priorité des attributs propres évoquant les relations personnelles,
sur les attributs communs qui disent relation aux créatures, car la Personne
procédant à l'intime de la divinité procède aussi comme principe de la
production des créatures. En effet, le verbe conçu dans la pensée de l'artiste
procède de celui-ci avant l'oeuvre priorité de nature, cela s'entend, puisque
l'oeuvre reproduit la conception de l'esprit. De même, le Fils procède du Père
avant la créature à laquelle n'est attribué le nom de "fils" que dans
la mesure où elle reçoit par participation la ressemblance du Fils. C'est ce
que dit S. Paul (Rm 8, 29): "Ceux qu'il a connus d'avance, il les a aussi
prédestinés à devenir conformes à l'image de son Fils."
2. Quand on dit que "recevoir" est une
condition commune à la créature et au Fils, il ne s'agit pas de communauté
univoque, mais d'une similitude lointaine qui suffit à donner lieu au titre de "Premier-Né
des créatures". Ainsi le texte déjà cité, après avoir dit que certains
deviendraient conformes à l'image du Fils de Dieu, ajoute: "afin que
lui-même soit le premier-né d'un grand nombre de frères". Mais celui qui
est naturellement Fils de Dieu a sur tous les autres ce privilège de posséder
par nature ce qu'il reçoit, au dire du même S. Basile. Et pour cette raison il
s'appelle "le Fils unique", comme on le voit en S. Jean 1, 18: "Le
Fils Unique, qui est dans le sein du Père, lui-même nous l'a fait connaître."
3. La troisième objection se trouve ainsi résolue.
Objections:
1. Toute propriété est quelque chose de positif dans le
sujet auquel elle appartient. Or la qualification d'"inengendré" ne
pose rien dans le Père; par là, on nie simplement qu'il soit engendré. Ce n'est
donc pas une propriété du Père.
2. Le terme "inengendré" peut s'entendre soit
comme une privation, soit comme une pure négation. Si c'est une négation, tout
ce qui n'est pas engendré peut être qualifié d'inengendré. Or le Saint-Esprit
n'est pas engendré, l'essence divine non plus: la qualité d'inengendré leur
convient donc aussi. Et dès lors, ce n'est pas une propriété du Père. S'agit-il
d'une privation? Toute privation évoque une imperfection dans le sujet qu'elle
affecte; il s'ensuivrait que la personne du Père est imparfaite, ce qui est
impossible.
3. En Dieu, "inengendré" ne signifie pas la
relation, puisque ce n'est pas un prédicat relatif; il signifie donc la
substance. Par suite, "inengendré" et "engendré" évoquent
une différence substantielle. Mais entre le Fils, c'est-à-dire l'Engendré, et
le Père, il n'y a pas de différence substantielle. C'est donc que le Père ne
peut pas être qualifié d'Inengendré.
4. Le propre ne convient qu'à un seul sujet. Mais
puisqu'en Dieu il y a plusieurs personnes qui procèdent d'une autre, rien, semble-t-il,
n'empêche qu'il y en ait également plusieurs ne procédant d'aucune autre. Alors
il n'est pas propre au Père d'être inengendré.
5. Le Père n'est pas seulement principe de la personne "engendrée",
il l'est également de la Personne qui "procède". Si donc, en raison
de l'opposition entre le Père et la Personne engendrée, on fait de la condition
d'inengendré une propriété du Père, il faudra en faire autant de la condition
d'"improcessible".
Cependant:
S.
Hilaire écrit: "L'Un procède de l'Un, c'est-à-dire que l'Engendré procède
de l'Inengendré, chacun ayant en propre l'un l'innascibilité, l'autre
l'origine."
Conclusion:
De
même que dans les créatures on distingue "premier principe" et "second
principe", ainsi dans les Personnes divines, où il n'y a ni avant ni après,
on distingue un "Principe qui n'a pas de principe": c'est le Père; et
un "Principe qui a un principe": c'est le Fils. Or, dans les
créatures, un principe premier se reconnaît à un double caractère; l'un qui
l'affecte en tant qu'il est principe, consiste en ce qu'il a une relation à ce
qui procède de lui; l'autre, qui lui appartient en tant qu'il est premier
principe, consiste en ce que lui-même ne provient pas d'un principe antérieur.
De même en Dieu: par rapport aux Personnes qui procèdent de lui, le Père se
notifie à nous par la paternité et la spiration; en tant que "Principe qui
n'a pas de principe", il se notifie par ceci qu'"il n'est pas d'un
autre"; et voilà précisément la propriété d'innascibilité, celle que
signifie le nom d'"Inengendré".
Solutions:
1. Au dire de certains l'innascibilité signifiée par "inengendré"
(au sens où cet attribut est propre au Père) ne serait pas une simple négation.
Ou bien elle inclurait les deux aspects que l'on vient de signaler: que le Père
ne procède d'aucun autre, et qu'il est Principe des autres Personnes; ou bien
elle évoquerait l'universelle "autorité", ou encore "la
plénitude de Source". Mais ces explications ne semblent pas exactes.
L'innascibilité ainsi comprise ne serait pas une propriété distincte de la
paternité et de la spiration; elle les inclurait, comme le terme propre est
inclus dans le terme commun. Car en Dieu, la qualité de Source ou d'Auteur ne
signifie pas autre chose que: Principe d'origine. Disons donc, avec S. Augustin,
qu'"inengendré" nie la condition d'engendré: "Le mot:
"inengendré" ne veut pas dire autre chose que: "non-fils".
Cela n'empêche pas d'y reconnaître une notion propre au Père; c'est la
condition de tout ce qui est premier et simple d'être connu négativement; ainsi
l'on définit le point: "Ce qui n'a pas de parties".
2. "Inengendré" se prend parfois en pure
négation: S. Jérôme dit ainsi que le Saint-Esprit est inengendré, c'est-à-dire
non engendré. Il peut aussi s'employer en un sens privatif, sans pour autant
impliquer d'imperfection. Car il y a plusieurs sortes de privation: d'abord
quand le sujet n'a pas ce que d'autres possèdent naturellement, mais que sa
nature à lui n'exige pas; on dit ainsi que la pierre est une chose inanimée, simplement
parce que la vie lui fait défaut, tandis que d'autres choses en sont douées
naturellement. Une seconde sorte de privation est celle du sujet qui n'a pas ce
que possèdent naturellement certains sujets de son propre genre; on dit ainsi
que la taupe est aveugle. La troisième sorte est celle du sujet qui n'a pas ce
que, par nature, il devrait posséder; et c'est cette privation qui implique
imperfection. Or quand on qualifie le Père d'Inengendré, on lui attribue une
privation du second type, et non pas du troisième. On veut dire en effet que
certain suppôt de la nature divine n'est pas engendré, alors qu'un autre de ses
suppôts est lui-même engendré. Mais cette explication nous autoriserait à
qualifier aussi le Saint-Esprit d'inengendré. Pour que ce nom demeure propre au
Père seul, il faut encore sous-entendre qu'il appartient à une personne qui est
principe d'une autre; autrement dit, il nie la condition d'engendré dans le
genre "principe personnel en Dieu". Ou bien encore, inengendré
signifiera: qui ne procède absolument d'aucun autre, et pas seulement: qui ne
procède point par voie de génération. Si l'on admet ce dernier sens, "inengendré"
ne convient pas au Saint-Esprit qui "est d'un autre" par sa
procession, et comme personne subsistante; il ne convient pas non plus à
l'Essence divine dont on peut dire que, dans le Fils ou dans le Saint-Esprit
elle provient d'un autre, à savoir du Père.
3. Selon S. Damascène, "inengendré" peut
d'abord signifier incréé; c'est alors un prédicat substantiel, qui dénote la
différence entre substance créée et incréée. Il peut aussi signifier non
engendré; c'est alors un prédicat relatif, du moins dans la mesure où la
négation se ramène à une affirmation. "Non homme", par exemple, est
un prédicat qui se rattache au genre substance; "non blanc" se
rattache au genre qualité. Et puisqu'en Dieu "engendré" évoque la
relation, "inengendré" est aussi de l'ordre de la relation. On ne
peut donc pas conclure qu'entre le Père inengendré et le Fils engendré, il doit
y avoir une diversité substantielle; il y a seulement une distinction relative,
du fait que la relation de Fils est niée du Père.
4. En tout genre il faut un premier, et un seul. Dans la
nature divine, il faut donc aussi un principe qui n'ait pas de principe, autrement
dit un inengendré, et un seul. Dès lors, admettre deux Innascibles, c'est
admettre deux dieux, deux natures divines. S. Hilaire disait: "Puisqu'il
n'y a qu'un Dieu, il ne peut y avoir deux Innascibles." Et la raison
majeure en est que, s'il y avait deux Innascibles, aucun d'eux ne procéderait
de l'autre; ne pouvant ainsi se distinguer par opposition relative, il faudrait
que ce soit par diversité de nature.
5. Pour exprimer la propriété que possède le Père de ne
provenir d'aucun autre, on lui dénie la nativité du Fils plutôt que la
procession du Saint-Esprit. C'est que la procession du Saint-Esprit n'a pas de
nom propre et spécifique, comme on l'a vu. Et c'est aussi qu'elle présuppose la
génération du Fils, par ordre de nature. Le seul fait de nier du Père qu'il
soit engendré, alors qu'il est lui-même principe engendrant, implique en
conséquence qu'il ne procède pas à la manière du Saint-Esprit: car le
Saint-Esprit, loin d'être principe de génération, procède de l'engendré.
Nous étudions maintenant la personne du
Fils. Le Fils porte trois noms, ceux de "Fils, verbe et Image". Mais
la qualité de Fils, toute relative à celle du Père, se trouve élucidée par
l'étude précédente; il nous reste à considérer le Verbe (Q. 34) et l'Image (Q.
35).
Au sujet du Verbe, nous nous demanderons:
1. Ce mot est-il en Dieu un nom essentiel ou personnel? 2. Est-ce un nom propre
au Fils? 3. Ce nom de Verbe implique-t-il rapport aux créatures?
Objections:
1. Les noms personnels s'attribuent à Dieu au sens propre,
comme c'est le cas des noms de Père et de Fils. Au contraire, selon Origène, le
nom de Verbe s'attribue à Dieu par métaphore. Ce n'est donc pas en Dieu un nom
personnel.
2. "Le verbe est une connaissance imprégnée d'amour",
dit S. Augustin. Et, selon S. Anselme, "dire, pour l'Esprit suprême, c'est
considérer en réfléchissant". Or, connaissance, réflexion et considération
sont en Dieu des prédicats essentiels. Par conséquent, "Verbe" n'est
pas en Dieu un prédicat personnel.
3. Par définition, le verbe est quelque chose qu'on dit.
Or, d'après S. Anselme, de même que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont
tous les trois connaissants, de même aussi chacun d'eux "dit" et "est
dit". Le nom de Verbe, en Dieu, est donc un prédicat essentiel et non
personnel.
4. D'ailleurs aucune Personne divine n'est "faite".
Mais le Verbe de Dieu est quelque chose de "fait", car il est écrit
(Ps 148, 8): "Feu, grêle, glaces, souffle des tempêtes qui font sa Parole",
c'est-à-dire qui l'accomplissent. C'est donc que Verbe n'est pas un nom de
Personne divine.
Cependant:
Augustin
écrit: "De même que le Fils se rapporte au Père, ainsi le Verbe se
rapporte à celui dont il est l'expression." Or, "le Fils" est un
nom personnel, précisément parce que c'est un terme relatif. Donc "le
Verbe" l'est aussi.
Conclusion:
En
Dieu, le nom de Verbe, pris au sens propre, est un nom personnel, et nullement
un nom essentiel. Pour s'en rendre compte, il faut noter qu'en nous le mot "Verbe"
pris au sens propre peut désigner trois choses, sans compter une quatrième
signification, impropre ou figurée. Au sens le plus immédiat et commun, on
appelle "Verbe" la parole proférée par la voix. Cette parole
elle-même procède d 'un "verbe" intérieur. Et à double titre, selon
les deux éléments qu'on peut trouver dans le "verbe" extérieur ou
parole: l'émission vocale et sa signification. Car, d'une part, le terme vocal
signifie un concept de l'esprit, au dire du Philosophe; d'autre part, il
procède d'une "imagination" toujours d'après Aristote. Quant au son
vocal dépourvu de signification, il ne peut pas être nommé "verbe":
si la parole extérieure reçoit ce nom, c'est qu'elle signifie un concept intime
de l'esprit. "Verbe" désigne donc a) premièrement et principalement
le concept intérieur de l'esprit; b) en second lieu, la parole qui exprime ce
concept intérieur; c) et en troisième lieu, l'image formatrice de cette parole.
On trouve précisément ces trois modes du verbe signalés par le Damascène, qui
écrit: "On appelle verbe (logos) cette opération naturelle de l'esprit par
laquelle il se meut, connaît et raisonne; c'est comme sa lumière et sa
splendeur (voilà notre premier verbe). Il y a aussi un verbe qui ne se profère
pas avec un mot, mais "qui se prononce dans le coeur" (voilà notre
troisième verbe). Et il y a encore un verbe qui est "le messager de la
pensée" (et c'est notre deuxième verbe). "Verbe" a même un
quatrième sens, métaphorique cette fois: on désigne de ce nom la chose
signifiée ou effectuée par un "verbe" proprement dit. On dira ainsi
couramment: "Voilà bien ce (verbe) que je vous avais dit"; ou encore:
"... ce (verbe) que le roi avait ordonné"; et ce disant on désigne
certain fait qui a été l'objet d'un "verbe", c'est-à-dire dont on a
parlé ou qu'on avait prescrit.
En
Dieu, on parle de Verbe au sens propre, c'est-à-dire au sens de concept de
l'esprit. Ainsi l'entend S. Augustin: "Celui qui peut saisir le verbe, non
seulement avant qu'il résonne, mais avant même que les images de ses sons
viennent habiller la pensée, celui-là peut alors contempler une certaine
similitude du Verbe dont il est écrit: Au commencement était le Verbe." Or,
par définition, le concept intérieur procède d'un principe: la connaissance de
l'esprit qui le conçoit. Aussi, appliqué à Dieu au sens propre, "le Verbe"
signifie une réalité qui procède: et cela se rattache en Dieu, à la notion des
noms de personne, puisque les Personnes divines se distinguent par l'origine, on
l'a vu. La conclusion s'impose donc: le nom de Verbe appliqué à Dieu au sens
propre, se prend comme nom personnel, et non pas comme nom essentiel.
Solutions:
1. Les ariens, dont Origène se trouve être la source, tenaient
le Fils pour "autre" que le Père, au sens d'une diversité de
substance. Ils s'efforcèrent donc d'établir que, si le Fils de Dieu porte le
nom de Verbe, ce n'est pas au sens propre; car ils craignaient, en acceptant
l'analogie de la procession du verbe, d'être contraints de reconnaître que le
Fils de Dieu est consubstantiel au Père. Le verbe intérieur procède en effet du
sujet qui le "dit", de telle sorte qu'il demeure en lui. D'ailleurs, dès
qu'on admet un "verbe en Dieu" au sens figuré, on est bien obligé
d'admettre aussi un Verbe de Dieu au sens propre. Une chose ne mérite la
qualification métaphorique de "verbe" que si elle manifeste à la
façon d'un verbe, ou si elle est elle-même manifestée par un verbe. Est-elle
manifestée par un verbe? Alors il faut reconnaître ce verbe qui la manifeste.
Prend-elle au contraire le nom de "verbe" par ce qu'elle manifeste
extérieurement? Alors c'est qu'elle signifie un concept intérieur de l'esprit
(car on manifeste aussi sa pensée par des signes extérieurs). Donc si l'on
parle parfois d'une "parole de Dieu" au sens métaphorique, il faut
pourtant reconnaître en Dieu un Verbe au sens propre, désignant une Personne.
2. De tous les vocables qui ont trait à la connaissance,
"verbe" est le seul qui s'attribue à Dieu dans un sens personnel, parce
qu'il est seul à signifier quelque chose qui procède d'un autre; le verbe, en
effet, est ce que l'intellect forme en concevant l'objet. Mais l'"intellect"
supposé mis en acte par l'espèce intelligible, ne dit rien que d'absolu;
pareillement l'"intellection", qui est pour l'intellect en acte ce
qu'est l'"exister" pour l'être en acte: connaître ne signifie pas une
action qui sort du sujet, mais une action immanente. Donc, s'il arrive de dire
que le verbe est une "pensée", ne prenons pas ce dernier terme pour
l'acte du sujet connaissant, ni pour quelqu'un de ses habitus; entendons par là
ce que l'intellect conçoit en connaissant. S. Augustin a dit aussi que le Verbe
est la "Sagesse engendrée": ce n'est pas autre chose que la
conception du Sage; on pourrait aussi bien l'appeler la "Pensée engendrée".
De cette manière, on peut également expliquer le mot de S. Anselme que, pour
Dieu, "dire la vérité" consiste à "regarder en pensant": en
effet le Verbe est conçu par le regard de la Pensée divine. Cependant le latin
cogitatio ne convient pas proprement au Verbe de Dieu; c'est l'avis de S.
Augustin: "On le nomme Verbum Dei (Parole de Dieu) et non pas cogitatio
(pensée): il ne faut pas donner à croire qu'il y ait en Dieu quoi que ce soit
de mouvant, qui tantôt prendrait une forme pour devenir verbe, et tantôt
pourrait la quitter et se dérouler sans forme." En effet, la cogitatio
consiste proprement dans la recherche de la vérité, qui n'a pas de place en
Dieu, quand l'intellect est parvenu à atteindre sa forme ou perfection, qui est
la vérité, il ne "cogite" plus, il contemple parfaitement la vérité.
S. a donc pris cogitatio au sens impropre de pensée contemplative.
3. Pris au sens propre, le mot "dire", comme
celui de "verbe", s'emploie en Dieu comme terme personnel, et non pas
essentiel. Autrement dit, de même que Verbum n'est pas un attribut commun au
Père, au Fils et au Saint-Esprit, de même il n'est pas vrai que le Père, le
Fils et le Saint-Esprit soient un même et unique Dicens (Disant). Selon S.
Augustin, "dire c'est-à-dire émettre le Verbe éternel n'est pas le fait de
chacun des Trois en Dieu." Mais dici (être dit) convient à chaque Personne:
il n'y a pas que le Verbe à "être dit": c'est vrai aussi de la chose
saisie ou signifiée dans le verbe. Donc une seule Personne "est dite"
à titre de verbe, mais chaque personne "est dite" à titre d'objet
saisi dans le Verbe. En effet, c'est en se connaissant lui-même, ainsi que le
Fils et le Saint-Esprit et tous les autres objets compris dans sa science, que
le Père conçoit son Verbe: si bien que, dans le Verbe, c'est la Trinité entière
qui "est dite", et même toute créature. Ainsi l'intellect humain se
dit à lui-même la pierre dans le verbe qu'il conçoit en pensant la pierre.
Quant à S. Anselme, il a pris improprement "dire" pour "connaître".
Ces termes ne sont pourtant pas synonymes. "Connaître" dit uniquement
le rapport vécu du sujet connaissant à la chose connue; aucune origine n'est
évoquée ainsi, mais seulement une sorte d'information de notre intellect, car
notre intellect a besoin d'être mis en acte par la forme de l'objet à
connaître. En Dieu "connaître" évoquera une identité totale, puisqu'en
Dieu connaissant et connu sont totalement un, comme on l'a vu. Mais "dire"
se rapporte d'abord au verbe conçu, puisque dire c'est émettre un verbe; mais
par l'intermédiaire du verbe, il se rapporte encore à la chose connue, manifestée
au sujet par ce verbe qu'il émet. Ainsi donc, la seule Personne qui "dit"
en Dieu est celle qui profère le Verbe, bien que chacune des Personnes
connaisse et soit connue et par suite "soit dite" dans le Verbe.
4. Dans ce passage du Psaume, verbum se prend au sens
figuré de "objet ou effet du Verbe". On dit que les créatures "accomplissent
la parole de Dieu", quand elles exécutent l'effet que leur assigne le
Verbe de la sagesse divine. Nous disons de même que celui-là "accomplit la
parole du roi", qui réalise l'ouvrage prescrit par la parole du roi.
Objections:
1. Le Fils est une personne subsistante. Mais le nom de
verbe n'évoque rien de tel: en nous, c'est bien clair. Il ne peut donc pas être
un nom propre de la personne du Fils.
2. C'est par une sorte d'émission, que le verbe procède
du sujet qui le profère. Si donc le Fils est proprement "le Verbe", il
procède du Père par voie d'émission. Or c'est là précisément l'hérésie de
Valentin, telle qu'Augustin la rapporte dans son catalogue d'hérésies.
3. Le nom propre d'une personne signifie une de ses
propriétés. Donc, si "le Verbe" est un nom propre du Fils, il
signifie une propriété du Fils; et cela va nous donner un nombre de propriétés
supérieur à celui qu'on a déterminé plus haut.
4. Quiconque connaît, conçoit un verbe en connaissant.
Or le Fils connaît. Il conçoit donc à son tour un verbe; et dès lors la qualité
de Verbe n'est pas propre au Fils.
5. Il est écrit du Fils (He 1, 3) qu'"il porte
toutes choses par le verbe de sa puissance": ce qui fait dire à S. Basile
que le Saint-Esprit est le verbe du Fils. Ainsi encore une fois, la qualité de
Verbe n'est pas propre au Fils.
Cependant:
"Verbe
s'entend du Fils seul", dit S. Augustin.
Conclusion:
En
Dieu, l'appellation de Verbe proprement dit s'entend au sens personnel: et
c'est un nom propre de la personne du Fils. En effet, ce terme signifie une
émanation de l'intellect. Or, en Dieu, la personne qui procède par émanation de
l'intellect s'appelle le Fils, et sa procession prend le nom de génération, comme
on l'a montré plus haut. Il s'ensuit que seul, en Dieu, le Fils est qualifié
proprement de Verbe.
Solutions:
1. En nous, être et connaître ne sont pas identiques;
par suite, ce qui n'a en nous qu'un être de connaissance ne fait point partie
de notre nature. Mais l'être de Dieu est sa pensée même. Aussi le Verbe de Dieu
n'est pas un accident ou un effet de Dieu, il appartient à sa nature; il est
donc une réalité subsistante, puisque tout ce qui est en Dieu est subsistant.
Damascène dit ainsi que "le Verbe de Dieu est substantiel et subsiste en
sa propre hypostase; tandis que les autres verbes, c'est-à-dire les nôtres, sont
des opérations de l'âme".
2. Si l'erreur de Valentin a été condamnée, ce n'est pas
simplement pour avoir soutenu que le Fils naît par émission; ce sont les ariens
qui lui font ce reproche, au dire de S. Hilaire. En réalité, Valentin a été
condamné à cause du sens différent qu'il donnait à cette émission, comme on le
voit chez S. Augustin.
3. C'est la même propriété qui est signifiée dans les
deux noms de Verbe et de Fils. "On l'appelle le Verbe, dit S. Augustin, pour
la même raison qui le fait appeler le Fils." En effet, la même nativité du
Fils (voilà bien sa propriété personnelle) peut être signifiée par plusieurs
noms, qu'on lui donne pour exprimer diversement sa perfection. Pour faire
valoir qu'il est consubstantiel au Père, on l'appelle "le Fils";
parce qu'il est coéternel, on l'appelle "la Splendeur"; parce qu'il
lui est totalement semblable, on l'appelle "l'Image"; parce qu'il est
engendré d'une manière immatérielle, on l'appelle "le Verbe". Car il
était impossible de trouver un nom unique qui signifiât d'un coup tous ces
aspects.
4. Le Fils de Dieu connaît, au même titre qu'il est Dieu;
car en Dieu, connaître est un attribut essentiel. Or le Fils, c'est Dieu
engendré, et non pas Dieu engendrant. Il connaît donc, non pas en produisant un
verbe, mais à titre de Verbe procédant. En Dieu, en effet, le Verbe qui procède
ne se distingue pas réellement de l'intellect divin; il se distingue seulement
par sa relation d'origine, de celui qui est principe du Verbe.
5. Quand on dit du Fils qu'"il porte toutes choses
par le verbe de sa puissance", on prend verbe en un sens figuré qui évoque
l'efficacité créatrice du Verbe. Par exemple, la Glose affirme qu'ici "verbe"
est pris au sens de commandement. On veut dire que les choses sont conservées
dans l'être par l'effet de la puissance du Verbe, de même qu'elles ont été
produites par lui. L'interprétation de S. Basile, que "verbe"
désignerait ici le Saint-Esprit, est pareillement impropre et figurée. En ce
sens, on appelle "verbe" de quelqu'un tout ce qui le manifeste; et le
Saint-Esprit est appelé "verbe du Fils", parce qu'il le manifeste.
Objections:
1. Tout nom divin connotant un effet créé est un
attribut essentiel. Mais "le Verbe" n'est pas un attribut essentiel, c'est
un nom de personne, on vient de le dire. Il n'implique donc pas de rapport à la
créature.
2. Les termes qui impliquent un rapport aux créatures
s'attribuent à Dieu selon le temps; ainsi les noms de Seigneur et de Créateur.
Au contraire, "Verbe" s'attribue à Dieu dans l'absolu de l'éternité.
Ce nom n'implique donc pas de rapport à la créature.
3. "Le Verbe", cela évoque bien une relation, mais
c'est une relation au principe d'où il procède. Donc, s'il se rapporte à la
créature, il s'ensuivra qu'il en procède.
4. Il y a autant d'idées en Dieu que de rapports
distincts aux créatures. Donc, si "le Verbe" dit rapport aux
créatures, il y a en Dieu non pas un seul Verbe, mais plusieurs.
5. Si quelque rapport à la créature se trouve impliqué
dans ce nom de Verbe, ce ne peut être que le rapport de la pensée divine à son
objet. Mais Dieu ne connaît pas seulement ce qui est, il connaît aussi ce qui
n'est pas. "Le Verbe" dirait donc rapport à ce qui n'est pas, ce qui
paraît faux.
Cependant:
selon
S. Augustin, ce nom de Verbe "dit relation non seulement au Père, mais
encore aux choses qui ont été faites par la puissance créatrice du Verbe".
Conclusion:
Oui,
le nom de "Verbe" dit rapport à la créature. En se nommant, Dieu
connaît toute créature. Or, le verbe conçu dans la pensée représente tout ce
que le sujet connaît en acte; de fait, en nous, il y a autant de verbes que
d'objets de pensée différents. Mais Dieu connaît en un seul acte soi-même et
toutes choses; son unique Verbe n'exprime donc pas seulement le Père, mais
encore les créatures. D'autre part, tandis qu'à l'égard de Dieu, la pensée
divine est connaissance pure, à l'égard des créatures elle est connaissance et
cause; ainsi, le Verbe de Dieu est pure expression du mystère du Père, mais il
est expression et cause des créatures. D'où la parole du Psaume (33, 9): "I1
a parlé, et les choses ont été faites." Nommer "le Verbe", c'est
en effet évoquer le plan opératoire des choses que Dieu fait.
Solutions:
1. Un nom de personne inclut aussi la nature, du moins
obliquement, puisque la personne est "la substance individuelle d'une
nature raisonnable". Donc, si, dans un nom de Personne divine, aucun
rapport créé ne s'introduit du côté de la relation personnelle, il peut bien
s'en introduire du côté de la nature. De même qu'il est propre au Fils d'être "le
Fils", il lui est propre aussi d'être "Dieu l'engendré", ou "le
Créateur engendré"; et c'est par là que s'introduit dans le nom de Verbe
un rapport à la créature.
2. I1 s'agit ici de relations consécutives à l'action.
Or certains noms divins impliquent une relation au créé consécutive à une
action transitive de Dieu, c'est-à-dire terminée à l'action extérieure; ainsi
créer, gouverner le monde; les noms de ce genre s'attribuent à Dieu dans le temps.
Mais il en est d'autres qui impliquent une relation consécutive à une action
qui ne passe pas à un effet extérieur, mais demeure dans l'agent: ainsi
connaître, vouloir; les noms de cette catégorie ne s'attribuent pas à Dieu dans
le temps. C'est précisément une relation de ce genre qu'évoque le nom de Verbe.
Autrement dit, nous récusons la majeure de l'argument; il n'est pas vrai que
tous les noms relatifs au créé s'attribuent à Dieu dans le temps, mais ceux-là
seuls qui impliquent une relation consécutive à une action transitive.
3. Dieu connaît les créatures, mais d'un savoir qui ne
provient pas des créatures: il les connaît par sa propre essence. Aussi, bien
que le Verbe exprime les créatures, il ne s'ensuit pas qu'il en procède.
4. Tel qu'on l'applique en fait, le terme d'"idée"
désigne en premier le rapport à la créature: de là vient qu'en Dieu on en use
au pluriel, et non comme d'un nom personnel. Mais celui de "Verbe"
désigne en premier le rapport au sujet qui le dit, et seulement en second le rapport
aux créatures (pour autant que Dieu, en se connaissant, connaît toute créature):
de là vient qu'en Dieu il n'y a qu'un Verbe, et que c'est un nom personnel.
5. Le Verbe de Dieu concerne ce qui n'est pas, dans la
même mesure que la science divine: il n'y a pas moins dans le Verbe de Dieu que
dans la science de Dieu, dit S. Augustin. Cependant, à l'égard du réel, le
Verbe est expression et cause; à l'égard de ce qui n'est pas, c'est-à-dire du
pur possible, il est expression et manifestation.
1. Le Mot "Image"
est-il en Dieu un nom de personne? 2. Est-ce un nom propre au Fils?
Objections:
1. Le livre De
fide ad Petrum parle de "l'unique déité et image de la Trinité, cette
image d'après laquelle l'homme a été fait". C'est donc qu'"image"
est un attribut essentiel, et non pas un nom de personne.
2. S. Hilaire définit ainsi l'image: "C'est
l'espèce exacte de la chose qu'elle représente." Espèce ou forme, voilà
bien un attribut essentiel en Dieu. Il en est donc de même pour "image".
3. Image dérive d'imiter; et ceci dénote un ordre de
priorité du modèle sur l'image. Mais il n'y a pas un ordre de priorité entre
les Personnes divines. C'est donc qu'en Dieu l'Image n'est pas un nom de
personne.
Cependant:
S.
Augustin écrit: "Prétendre qu'image est un terme absolu, quoi de plus
absurde?" Autrement dit, "image" s'attribue en Dieu comme un
terme relatif. C'est donc un nom de personne.
Conclusion:
Qui
dit image, dit similitude. Mais pour avoir une image, il ne suffit pas d'une
similitude quelconque; il faut une similitude dans la nature spécifique, ou du
moins un signe caractéristique de l'espèce. Et le signe caractéristique de
l'espèce, dans le monde corporel, paraît bien être la figure; chacun voit que
les animaux d'espèces différentes ont des figures différentes, mais pas
nécessairement des couleurs différentes. Aussi ne suffit-il pas de peindre sur
le mur la couleur d'un animal; on n'appellera cela son image que si l'on
reproduit sa figure. Mais cette similitude dans l'espèce ou la figure ne suffit
pas encore; pour qu'on ait une image, il faut encore un ordre d'origine. Comme
dit S. Augustin, un oeuf n'est pas l'image d'un autre oeuf, parce qu'il ne
dérive pas de lui. Pour être vraiment l'image d'un autre, il faut en procéder
de manière à lui ressembler dans l'espèce, ou au moins dans un signe
caractéristique de l'espèce. Or, les attributs qui impliquent procession ou
origine, en Dieu, sont des noms personnels. Aussi le nom d'"Image", est-il
un nom de personne.
Solutions:
1. On appelle image, au sens propre, ce qui procède à
l'imitation ou ressemblance d'un autre. Cet autre, à la ressemblance duquel
procède l'image, s'appelle proprement le modèle; mais on l'appelle aussi "image",
improprement. C'est en ce dernier sens que le texte allégué e prend le terme
d'image, en disant que la divinité de la Sainte Trinité est l'image d'après
laquelle l'homme a été façonné.
2. Le mot "espèce", qui entre dans la
définition de l'image chez S. Hilaire, évoque une forme dérivée d'un autre.
C'est-à-dire qu'on définit l'image: l'espèce de quelqu'un, comme on dit de ce
qu'une autre chose s'est assimilé: voici la "forme" de cette chose.
Il suffit pour cela d'avoir une forme semblable à elle '.
3. Entre Personnes divines, "imitation"
signifie seulement assimilation, sans postériorité.
Objections:
1. Le nom d'Image n'est pas propre au Fils, puisque le
Saint-Esprit est l'Image du Fils, selon Damascène.
2. D'après S. Augustin, l'image est par définition une
similitude dérivant du modèle. Or, ces deux aspects conviennent au Saint-Esprit:
il procède d'un autre, et il lui ressemble. Donc il est Image; et cet attribut
n'est pas propre au Fils.
3. D'ailleurs, l'homme lui-même est qualifié d'image de
Dieu. "L'homme, dit S. Paul (1 Co 11, 7), ne doit pas se voiler la tête, car
il est l'image et la gloire de Dieu." Le nom d'image n'est donc pas propre
au Fils.
Cependant:
S.
Augustin dit que "seul le Fils est l'Image du Père".
Conclusion:
En
général, les docteurs grecs disent que le Saint-Esprit est l'Image du Père et
du Fils. Mais les docteurs latins n'attribuent qu'au Fils le nom d'Image, parce
que l'Écriture ne le donne qu'au Fils: "Il est l'image du Dieu invisible, dit
S. Paul (Col l, 15), engendré avant toute créature"; et encore (He 1, 3) "Lui
qui est le rayonnement de sa gloire et l'effigie de sa substance."
Certains
en donnent cette raison que le Fils et le Père ont en commun non seulement la
nature divine, mais aussi la "notion" de principe du Saint-Esprit;
alors que le Saint-Esprit n'a aucune notion commune avec le Fils ou avec le
Père. Explication insuffisante, semble-t-il. Car, si les relations dans la
divinité n'apportent ni égalité ni inégalité, selon S. Augustin ', elles ne
peuvent pas davantage causer la similitude requise pour qu'il y ait image.
D'autres
disent qu'on ne peut pas appeler le Saint-Esprit "l'Image du Fils", parce
qu'il n'existe pas d'image d'une image; ni non plus "l'image du Père",
parce que l'image se rapporte au modèle immédiatement, alors que le
Saint-Esprit se rapporte au Père par le Fils; et pas davantage "l'Image du
Père et du Fils", parce qu'il paraît impossible qu'une image reproduise
deux modèles. Ils concluent de là que le Saint-Esprit n'est une image d'aucune
manière. Mais cela ne vaut rien. Car le Père et le Fils sont un seul principe
du Saint-Esprit, comme on le verra plus loin; rien n'empêche donc que sous cet
aspect commun, le Père et le Fils aient une même image. D'ailleurs l'homme
lui-même n'est-il pas l'image de la Trinité tout entière?
Il
faut donc parler autrement. Par sa procession, le Saint-Esprit reçoit la nature
du Père, de même que le Fils; et pourtant on ne dit pas qu'il "naît".
Pareillement, bien qu'il reçoive la ressemblance spécifique du Père, on ne lui
donne pas le nom d'"image". C'est que le Fils procède comme Verbe, et
que la ressemblance spécifique envers son principe est la loi typique du verbe
mental mais non pas de l'amour, encore qu'elle appartienne à cet amour qu'est
le Saint-Esprit, mais à titre d'amour divin.
Solutions:
1. Le Damascène et les autres Docteurs grecs emploient
le terme d'image dans un sens large, celui de similitude parfaite.
2. Bien que le Saint-Esprit soit semblable au Père et au
Fils, il ne s'ensuit pas qu'il soit proprement leur image: on vient de dire
pourquoi.
3. L'image de quelqu'un se retrouve dans un autre de
deux manières; soit dans un être de même nature spécifique, comme l'image du
roi se retrouve en son fils; soit dans un être de nature différente, comme
l'image du roi se retrouve dans la pièce de monnaie. Or, c'est de la première
manière que le Fils est l'image du Père, et de la seconde seulement que l'homme
est l'image de Dieu. Aussi, pour signifier cette imperfection de l'image, dans
le cas de l'homme, on ne dit pas sans nuances qu'il est l'image de Dieu, mais
qu'il est "à l'image" de Dieu; cette construction marque l'effort
d'une tendance vers la perfection. Du Fils, au contraire, on ne peut pas dire
qu'il soit "à l'image" du Père: il en est la parfaite image.
Il faut maintenant étudier ce qui
concerne la personne du Saint-Esprit. Les noms qu'on lui donne, outre celui
d'Esprit-Saint (Q. 36), sont ceux d'"Amour" (Q. 37) et de "Don
de Dieu" (Q. 38).
Au sujet de l'Esprit-Saint, nous nous
poserons quatre questions: 1. Ce nom d'Esprit-Saint est-il propre à une
personne divine? 2. La personne divine appelée l'Esprit-Saint procède-t-elle du
Père et du Fils? 3. Procède-t-elle du Père par le Fils? 4. Le Père et le Fils
sont-ils un seul principe du Saint-Esprit?
Objections:
1. Aucun nom commun aux trois personnes n'est propre à
une seule. Or ce nom d'"Esprit-Saint" est commun aux trois personnes.
S. Hilaire montre en effet que l'expression "Esprit de Dieu" peut
désigner le Père, par exemple dans ce texte: "L'Esprit du Seigneur est sur
moi" (Is 61, 1; Lc 4, 18); elle peut aussi désigner le Fils, par exemple
quand le Fils dit (Mt 12, 28): "C'est par l'Esprit de Dieu que je chasse
les démons", il déclare ainsi qu'il chasse les démons par la puissance de
sa propre nature; d'autres fois encore il désigne le Saint-Esprit: "Je
répandrai de mon Esprit sur toute chair" (Jl 2, 28). Il suit de là que ce
nom d'"Esprit-Saint" n'est pas un nom propre de personne divine.
2. Les noms des personnes divines sont des termes
relatifs, au dire de Boèce. Or l'expression "Esprit-Saint" n'est pas
un terme relatif, ce n'est donc pas un nom propre de personne divine.
3. Parce que "le Fils" désigne une personne
divine, on ne peut pas construire ce nom avec un complément créé, en disant: "Le
Fils de tel ou tel." Mais on dit fort bien: "L'Esprit de tel ou tel
homme." Le Seigneur a dit ainsi à Moïse (Nb 11, 17): "Je prendrai de
ton Esprit et je le leur donnerai "; et ailleurs (2 R 2, 15): "L'Esprit
d'Élie se reposa sur Élisée." Il ne semble donc pas que l'Esprit-Saint
soit un nom de personne divine.
Cependant:
on
lit dans la première lettre de S. Jean (5, 7 Vg): "Ils sont trois qui
rendent témoignage dans le ciel: le Père, le Verbe et l'Esprit-Saint. " Or,
dit S. Augustin, si l'on nous demande: trois quoi? nous répondons: trois
personnes. L'Esprit-Saint est donc bien le nom d'une Personne divine.
Conclusion:
On
a vu plus haut qu'il y a en Dieu deux processions, dont l'une, celle
précisément qui s'accomplit par mode d'amour, n'a pas de nom propre. Par suite,
les relations qu'on y considère demeurent innommées; on l'a vu aussi, et, pour
la même raison, la personne qui procède ainsi n'a pas de nom propre. L'usage
pourtant a fait prévaloir certains noms pour désigner les relations en question:
nous les appelons "procession" et "spiration", termes qui, à
considérer leur signification propre, paraissent évoquer des actes notionnels
plutôt que des relations; de même, pour désigner la Personne divine qui procède
par mode d'amour, l'usage scripturaire a fait prévaloir le nom d'Esprit-Saint.
Et
cela convenait; on peut le montrer par deux raisons. La première se tire de la
communauté même de ce nom d'Esprit-Saint. Comme dit S. Augustin: "L'Esprit-Saint,
parce qu'il est commun aux deux premières Personnes, reçoit lui-même pour nom
propre une appellation commune aux deux. Le Père en effet est Esprit, le Fils
aussi est Esprit; le Père est saint, le Fils aussi est saint." La seconde
raison se tire de la signification propre de cette expression. Dans le monde
corporel, le mot spiritus paraît évoquer une sorte d'impulsion et de motion: en
effet on donne ce nom au souffle et au vent. Or, le propre de l'amour est de
mouvoir et pousser la volonté de l'aimant vers l'aimé. Quant à la sainteté, on
l'attribue aux choses qui sont ordonnées à Dieu. Donc, parce qu'il y a une
Personne divine qui procède par mode d'amour, de l'amour dont Dieu est l'objet,
c'est à bon droit qu'on l'appelle l'Esprit-Saint.
Solutions:
1. L'expression d'esprit saint, entendue dans le sens
que donnent les deux mots pris séparément, est un attribut commun à toute la
Trinité. En effet, ce terme d'esprit signifie l'immatérialité de la substance
divine; l'esprit ou souffle corporel étant invisible et pauvre de matière, nous
attribuons ce nom à toutes les substances immatérielles et invisibles. Quant au
mot saint, il signifie la pureté de la bonté divine. Mais si l'on prend
l'expression Esprit-Saint comme un seul mot, c'est alors le nom réservé par
l'usage de l'Église à désigner celle des trois personnes qui procède par mode
d'amour. Et l'on vient d'en dire la raison.
2. Il est vrai que l'expression Esprit-Saint n'est pas
un terme relatif; elle en tient lieu cependant, à la faveur de l'accommodation
qui lui a fait désigner une personne singulière, distinguée des autres par une
pure relation. On peut d'ailleurs saisir une relation dans ce terme, si l'on
entend Esprit-Saint au sens de "spiré".
3. Le nom de Fils dit pure relation d'émané à principe;
tandis que le nom de Père dit relation de principe, et pareillement le nom
d'Esprit, en tant qu'il évoque une énergie motrice. Or, il n'appartient pas à
une créature d'être principe d'une personne divine; c'est tout le contraire.
Voilà pourquoi, en parlant des personnes divines, nous pouvons bien dire: "notre
Père" et "notre Esprit", mais non pas "notre Fils".
Objections:
1. Selon Denys, "on ne doit pas s'aventurer à
parler de la substantielle Déité en des termes étrangers à ceux qui nous sont
divinement formulés par les textes sacrés." Or la Sainte Écriture ne dit
pas que le Saint-Esprit procède du Fils; elle dit seulement qu'il procède du
Père: "l'Esprit de vérité qui procède du Père" Un 15, 26). Donc le
Saint-Esprit ne procède pas du Fils.
2. On lit dans le Symbole du Concile de Constantinople: "Nous
croyons en l'Esprit-Saint, qui est Seigneur et qui donne la vie; il procède du
Père; avec le Père et le Fils il reçoit même adoration et même gloire." On
n'aurait donc jamais dû ajouter à notre Symbole que le Saint-Esprit procède du
Fils: ceux qui l'ont ajouté semblent plutôt tomber sous l'anathème.
3. Jean Damascène écrit: "Nous disons que le
Saint-Esprit est du Père, et nous l'appelons Esprit du Père; mais nous ne
disons pas qu'il est du Fils; pourtant, nous l'appelons l'Esprit du Fils".
Le Saint-Esprit ne procède donc pas du Fils.
4. On ne procède pas de celui-là même en qui on repose.
Or le Saint-Esprit repose dans le Fils, car on lit dans la "Légende de
saint André": "La paix soit avec vous et avec tous ceux qui croient
en un seul Dieu le Père, et en son Fils unique Notre Seigneur Jésus Christ, et
en l'unique Esprit-Saint qui procède du Père et demeure dans le Fils." Le
Saint-Esprit ne procède donc pas du Fils.
5. Le Fils procède comme Verbe. Mais en nous, notre
souffle ne paraît pas procéder de notre parole. Donc le Saint-Esprit ne procède
pas du Fils.
6. Le Saint-Esprit procède parfaitement Père. Il est
donc superflu de le faire procéder Fils.
7. Au dire d'Aristote, "il n'y a pas de différence
entre être et pouvoir être, dans les choses éternelles", et bien moins
encore en Dieu. Or le Saint-Esprit peut être distingué du Fils même s'il n'en
procède pas. S. Anselme dit en effet: "Le Fils et le Saint-Esprit tiennent
bien leur être du Père, mais par voie différente; l'un par naissance, l'autre
par procession, et cela les distingue l'un de l'autre." Plus loin il
ajoute: "Car si le Fils et le Saint-Esprit n'avaient rien d'autre pour
être deux, cela seul suffirait à les distinguer." Le Saint-Esprit est donc
distinct du Fils sans en procéder.
Cependant:
S.
Athanase dit: "Le Saint-Esprit est du Père et du Fils, non comme fait ou
créé ou engendré, mais comme procédant."
Conclusion:
Il
est nécessaire d'affirmer que le Saint-Esprit procède du Fils; s'il n'en
procédait pas, il ne pourrait d'aucune manière s'en distinguer. Cela ressort de
ce qui a été dit jusqu'ici. En effet, on ne peut pas dire que les Personnes
divines se distinguent l'une de l'autre par quelque chose d'absolu; il
s'ensuivrait que les Trois n'auraient pas une essence unique, puisqu'en Dieu
tout attribut absolu appartient à l'unité d'essence. Il reste donc que les
Personnes divines se distinguent entre elles uniquement par des relations. Mais
ces relations ne peuvent distinguer les personnes, sinon autant qu'elles sont
opposées. La preuve en est que le Père a deux relations: par l'une il se
rapporte au Fils, et par l'autre au Saint-Esprit; cependant, comme ces
relations ne s'opposent pas, elles ne constituent pas deux personnes; elles
n'appartiennent qu'à une seule personne, celle du Père. Donc si, dans le Fils
et dans le Saint-Esprit, on ne pouvait trouver que les deux relations qui
rapportent chacun d'eux au Père, ces relations ne seraient pas opposées entre
elles, pas plus que les deux relations qui rapportent le Père à chacun d'eux.
Aussi, de même que le Père n'est qu'une personne, il s'ensuivrait pareillement
que le Fils et le Saint-Esprit ne seraient qu'une personne, possédant deux
relations opposées aux deux relations du Pere. Mais c est la une hérésie, car
on détruit ainsi la foi en la Trinité.
Il
faut donc bien que le Fils et le Saint-Esprit se réfèrent l'un à l'autre par
des relations opposées. Or, en Dieu, il ne peut y avoir d'autres relations
opposées que des relations d'origine, on l'a montré plus haut; et ces relations
d'origine opposées entre elles sont celles de principe d'une part, et de terme
émané de ce principe, d'autre part. En définitive, il faudra dire ou bien que
le Fils procède du Saint-Esprit mais personne ne le dit; ou bien que le
Saint-Esprit procède du Fils; et voilà ce que nous confessons.
Et
l'explication que nous avons donnée plus haut de leur procession respective s'accorde
avec cette doctrine. On a dit que le Fils procède selon le mode propre à
l'intellect comme Verbe; et que le Saint-Esprit procède selon le mode propre à
la volonté, comme Amour. Or nécessairement l'amour procède du Verbe: nous
n'aimons rien en dehors de ce que nous appréhendons dans une conception de
l'esprit. De ce chef encore il est donc clair que le Saint-Esprit procède du
Fils.
L'ordre
même des choses nous l'apprend. Nulle part en effet on ne trouve de multitude
qui procède sans ordre d'un principe unique, a moins qu'il s'agisse de pure
distinction matérielle; ainsi un même ouvrier fabrique une multitude de
couteaux matériellement distincts les uns des autres, sans qu'il y ait d'ordre
d'entre eux. Mais, dès qu'on dépasse le cas de la distinction purement
matérielle, on trouve toujours un ordre dans la multitude produite; si bien que
l'ordre qui éclate jusque dans la production des créatures manifeste la beauté
de la sagesse divine. Donc, s'il y a deux personnes qui procèdent de l'unique
personne du Père: le Fils et le Saint-Esprit, il faut bien qu'il y ait un ordre
entre elles. Et l'on ne peut en assigner d'autre qu'un ordre de nature, l'une
procédant de l'autre; à moins de supposer entre elles une distinction
matérielle, ce qui est impossible.
Aussi
les Grecs reconnaissentils que la procession du Saint-Esprit a une certaine
relation avec le Fils. Ils concèdent que le Saint-Esprit est l'Esprit du Fils, qu'il
provient du Père par le Fils; certains d'entre eux, dit-on, concèdent même
qu'il est du Fils, ou qu'il découle du Fils, mais non pas qu'il en procède. Il
y a là, semble-t-il, ignorance ou malignité; car, si l'on veut bien y réfléchir,
on verra que parmi les mots qui ont trait à une origine quelconque, celui de
procession est le plus général. Nous en usons pour désigner n'importe quelle
origine; par exemple, on dit que la ligne procède du point, que le rayon
procède du soleil, la rivière de sa source, et de même en toutes sortes
d'autres cas. Aussi, du fait qu'on admet l'un ou l'autre des mots évoquant
l'origine, on peut en conclure que le Saint-Esprit procède du Fils.
Solutions:
1. On ne doit pas attribuer à Dieu ce qui ne se trouve
pas dans la Sainte Écriture, ni en propres termes ni quant au sens. Or, s'il
est vrai qu'on ne trouve pas formulé expressément dans la Sainte Écriture que
le Saint-Esprit procède du Fils, le sens du moins s'y trouve bien, et avant
tout dans ce passage où le Fils dit du Saint-Esprit an 16, 14): "Il me
glorifiera, car il recevra du mien." En outre, c'est une règle d'interprétation
de l'Écriture: ce qu'elle affirme du Père, doit s'entendre aussi du Fils, même
s'il y a addition d'un terme exclusif: il n'y a d'exception que sur les points
où le Père et le Fils se distinguent par relations opposées. De fait, quand le
Seigneur dit (Mt 11, 27): "Personne ne connaît le Fils, si ce n'est le
Père", cela ne veut pas exclure que le Fils lui-même se connaisse. Ainsi
donc, même si les passages où il est dit que le Saint-Esprit procède du Père
portaient cette clause qu'il procède du Père "seul", le Fils n'en
serait pas exclu pour autant; car sur ce point, d'être principe du Saint-Esprit,
le Père et le Fils ne s'opposent pas; ils s'opposent uniquement en ceci que
l'un est Père et l'autre Fils.
2. A chaque concile on a institué un symbole dirigé
contre l'erreur qu'il s'agissait de condamner. Le concile suivant ne composait
donc pas un symbole différent du précédent; mais pour faire face aux hérésies
nouvelles, il insérait une addition expliquant ce qui n'était contenu
qu'implicitement dans le symbole antérieur. Ainsi lit-on, dans une décision du
Concile de Chalcédoine, que les Pères assemblés au Concile de Constantinople
ont enseigné la doctrine du Saint-Esprit "non pas en ajoutant ce qui
aurait manqué chez leurs prédécesseurs réunis à Nicée, mais en expliquant la
pensée de ceux-ci contre les hérétiques". Donc, au temps des premiers
conciles, comme on n'avait pas encore vu naître l'erreur qui refuse au
Saint-Esprit de procéder du Fils, on n'eut pas besoin alors d'exposer
explicitement ce point. Mais plus tard, quand cette erreur se fit jour chez
quelques-uns, un Concile réuni en Occident formula expressément cette doctrine
avec l'autorité du pontife romain; car c'était déjà par son autorité que les
anciens conciles se réunissaient et recevaient confirmation. Cependant la
doctrine en question se trouvait contenue implicitement dans l'affirmation que "le
Saint-Esprit procède du Père".
3. Ce sont les nestoriens qui ont d'abord donné cours à
cette erreur que le Saint-Esprit ne procède pas du Fils. On en a la preuve dans
un symbole nestorien condamné au Concile d'Éphèse. Le nestorien Théodoret
embrassa cette erreur, et bien d'autres après lui, au nombre desquels se trouve
aussi Jean Damascène: sur ce point donc, il ne faut pas suivre sa doctrine. Certains
disent pourtant que si le Damascène ne confesse pas que le Saint-Esprit procède
du Fils, il ne le nie pas non plus, à prendre ses paroles dans leur sens
propre.
4. Dire que le Saint-Esprit repose ou demeure dans le
Fils n'exclut pas qu'il en procède; car on dit aussi que le Fils demeure dans
le Père, bien qu'il procède du Père. Si l'on dit du Saint-Esprit qu'il demeure
dans le Fils, c'est à la manière où l'amour de celui qui aime se repose en
l'aimé; ou bien il s'agit de la nature humaine du Christ, et l'on a en vue ce
texte de S. Jean (1, 33): "Celui sur qui tu verras l'Esprit descendre et
se reposer, voilà celui qui baptise."
5. Ce n'est pas par analogie avec la parole vocale, dont
en effet notre souffle ne procède pas, qu'il faut concevoir le Verbe en Dieu:
on n'aurait là qu'un Verbe métaphorique. Il faut l'entendre par analogie avec
notre Verbe mental, duquel procède l'amour.
6. Du fait que le Saint-Esprit procède parfaitement du
Père, non seulement il n'est pas superflu d'ajouter qu'il procède du Fils, c'est
absolument nécessaire: car le Père et le Fils n'ont qu'une même et unique vertu;
et tout ce qui procède du Père procède nécessairement du Fils, à moins que cela
contredise sa propriété de Fils. Il est clair que le Fils ne procède pas de
lui-même, bien qu'il procède du Père.
7. Le Saint-Esprit se distingue personnellement du Fils
du fait que l'origine de l'un se distingue de l'origine de l'autre. Mais cette
différence d'origine elle-même consiste en ce que le Fils procède seulement du
Père, tandis que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils. Autrement, les
deux processions ne se distingueraient pas, on vient de le montrer.
Objections:
1. Ce qui procède de quelqu'un par un autre n'en procède
pas immédiatement. Donc si le Saint-Esprit procède du Père par le Fils, il ne
procède pas immédiatement du Père. Ce qui est choquant.
2. Si le Saint-Esprit procède du Père par le Fils, il ne
procède du Fils qu'à cause du Père. Mais, selon l'adage aristotélicien, "ce
à cause de quoi un autre est tel est cela davantage". Le Saint-Esprit, alors,
procède davantage du Père que du Fils.
3. Le Fils a l'être par génération. Donc si le
Saint-Esprit procède du Père par le Fils, il s'ensuit que le Fils est engendré
d'abord; après quoi le Saint-Esprit procède. En ce cas, la procession du
Saint-Esprit n'est pas éternelle. Or, c'est là une hérésie.
4. Quand on dit de quelqu'un: "Il opère par un
autre", on peut dire aussi l'inverse. Par exemple, on dit indifféremment: "Le
roi agit par le bailli", ou bien: "Le bailli agit de par le roi."
Or nous ne disons jamais que le Fils spire l'Esprit-Saint par le Père. On ne
peut donc pas non plus dire que le Saint-Esprit procède du Père par le Fils.
Cependant:
S.
Hilaire fait cette prière: "Gardez, je vous en conjure, ce voeu suprême de
ma foi: que toujours je possède le Père, je veux dire: vous-même; et que
j'adore votre Fils avec vous; et que j'obtienne votre Esprit qui tient l'être
de vous par votre Fils unique."
Conclusion:
Dans
toutes les locutions où il est question d'"agir par un autre", la
préposition "par" dénote dans le complément une cause ou un principe
de cette action. Mais l'action est intermédiaire entre l'agent et l'effet; et
tantôt le complément introduit par la préposition "par" est cause de
l'action en influant sur sa production par l'agent; alors c'est pour l'agent
qu'il est cause d'action, cause finale, formelle ou efficiente (c'est-à-dire
motrice): cause finale, si l'on dit: "l'ouvrier travaille par désir du
gain"; cause formelle: "il agit par son art"; cause motrice: "il
agit par l'ordre d'un autre". Et tantôt le complément qui suit la
préposition "par" est cause de l'action en lui faisant atteindre
l'effet, par exemple quand on dit: "l'ouvrier agit par son marteau".
Dans cette dernière expression, on ne peut pas dire que le marteau soit cause
d'action, pour l'ouvrier; on veut dire qu'il est cause pour l'oeuvre, c'est-à-dire
qu'il la fait procéder de l'ouvrier; et qu'il tient cette causalité même de
l'ouvrier. Certains présentent la même explication, en disant que la préposition
"par" dénote la causalité principale tantôt dans le sujet, par
exemple dans l'expression: "le roi agit par le bailli"; tantôt dans
le complément, par exemple dans l'expression inverse: "le bailli agit de
par le roi".
Donc,
puisque le Fils tient du Père que le Saint-Esprit procède de lui, on peut dire
que le Père spire le Saint-Esprit "par le Fils"; ou, ce qui revient
au même, que le Saint-Esprit procède du Père par le Fils.
Solutions:
1. En toute action, il y a deux choses à considérer: le
suppôt qui agit, et la vertu par laquelle il agit. Ainsi le feu échauffe par sa
chaleur. Si donc, dans le Père et le Fils, on considère la vertu par laquelle
ils spirent le Saint-Esprit, il n'y a alors aucun intermédiaire, car cette
vertu est une et identique. Mais si l'on considère les personnes mêmes qui
spirent, puisque le Saint-Esprit procède à la fois du Père et du Fils, on
s'aperçoit que le Saint-Esprit procède du Père immédiatement en tant qu'il
vient du Père, et médiatement en tant qu'il vient du Fils; voilà en quel sens
on dit qu'il procède du Père par le Fils. C'est ainsi qu'Abel procédait d'Adam
immédiatement, puisque Adam était son père; et médiatement puisque Ève était sa
mère et procédait d'Adam. A vrai dire, cet exemple emprunté à une origine
matérielle, paraît assez mal choisi pour représenter la procession immatérielle
des Personnes divines.
2. Si, pour spirer le Saint-Esprit, le Fils recevait du
Père une vertu numériquement distincte, il ferait office de cause seconde et
instrumentale; et dans ce cas le Saint-Esprit procéderait davantage du Père que
du Fils. Mais le Père et le Fils n'ont qu'une seule vertu spiratrice, numériquement
identique; c'est pourquoi le Saint-Esprit procède également de chacun d'eux.
Parfois cependant, on dit qu'il procède du Père principalement ou proprement, parce
que le Fils tient cette vertu du Père.
3. La génération du Fils est coéternelle à celui qui
l'engendre; le Père n'a donc pas existé avant d'engendrer le Fils. De même, la
procession du Saint-Esprit est coéternelle à son principe; le Fils n'a donc pas
été engendré avant que le Saint-Esprit procède. L'un et l'autre sont éternels.
4. Quand on dit de quelqu'un qu'il opère par autre chose,
il n'est pas toujours légitime d'inverser la proposition. Ainsi l'on ne dit pas
que "le marteau agit par l'ouvrier", alors qu'on dit: "le bailli
agit de par le roi". Pourquoi cette différence? C'est qu'au bailli il
appartient d'agir, car il est maître de ses actes; alors qu'au marteau il
n'appartient pas d'agir, mais seulement d'être mû; c'est pourquoi on le désigne
seulement en qualité d'instrument. Et ce qui permet de dire que le bailli opère
de par le roi (per regem), bien que la préposition per indique un intermédiaire,
c'est que plus une cause précède les autres dans la série des suppôts, plus
immédiatement aussi sa causalité s'exerce sur l'effet: car c'est la vertu de la
cause première qui unit la cause seconde à son effet. D'où l'axiome bien connu
dans les sciences où il y a démonstration: "Les premiers principes sont
immédiats." Ainsi donc, parce que le bailli occupe un rang intermédiaire
dans l'ordre des suppôts en action, on dit que "le roi agit par le bailli".
Mais si l'on considère l'ordre des causalités, on dit bien encore que le bailli
agit; mais, parce que la vertu du roi atteint l'effet plus immédiatement que
celle du bailli, on dit qu'il agit de par le roi (per regem) parce que la
causalité du roi permet à celle du bailli de produire son effet.
Objections:
1. Le Saint-Esprit ne procède pas du Père et du Fils en
tant qu'ils sont un. Non en nature, parce que le Saint-Esprit procéderait ainsi
de soi-même, puisqu'il ne fait qu'un en nature avec eux. Non en fait qu'ils ne
feraient qu'un par une même propriété, car une propriété unique ne peut pas
appartenir à deux suppôts, comme on le voit. Le Saint-Esprit procède donc du
Père et du Fils en tant qu'ils sont deux. Et par suite, le Père et le Fils ne
sont pas un principe unique du Saint-Esprit.
2. Quand on dit: "Le Père et le Fils sont un seul
principe du Saint-Esprit", il ne peut s'agir là d'unité personnelle, car
le Père et le Fils ne seraient ainsi qu'une seule personne. Pas davantage
d'unité de propriété; car si, en raison d'une propriété unique, le Père et le
Fils ne sont qu'un principe du Saint-Esprit, pareillement, en raison de ses
deux propriétés, le Père sera deux principes du Fils et du Saint-Esprit, conséquence
inadmissible. C'est donc que le Père et le Fils ne sont pas un seul principe du
Saint-Esprit.
3. Le Fils n'est pas plus conforme au Père que le
Saint-Esprit. Or le Saint-Esprit et le Père ne sont pas principe unique d'une
personne divine. Donc le Père et le Fils ne le sont pas non plus.
4. Admettons que le Père et le Fils soient un seul
principe du Saint-Esprit. De deux choses l'une: ou cet unique principe est le
Père, ou il ne l'est pas. Mais on ne peut concéder ni l'un ni l'autre: si cet
unique principe est le Père, il s'ensuit que le Fils est le Père; si ce n'est
pas le Père, il s'ensuit que le Père n'est pas le Père. Il ne faut donc pas
dire que le Père et le Fils sont un seul principe du Saint-Esprit.
5. Si le Père et le Fils sont un seul principe du
Saint-Esprit, il faudra, semble-t-il, dire inversement que "l'unique
principe du Saint-Esprit est le Père et le Fils". Mais cette dernière
proposition paraît fausse. En effet, quand on dit "l'unique principe",
ce terme doit suppléer ou pour la personne du Père, ou pour la personne du Fils:
et dans les deux cas, la proposition est fausse. Il est donc faux également de
dire que le Père et le Fils sont un seul principe du Saint-Esprit.
6. L'unité de substance, c'est l'identité. Donc, si le
Père et le Fils sont un seul principe du Saint-Esprit, il s'ensuit qu'ils sont
le même principe. Mais cela, beaucoup le nient. On ne doit donc pas concéder
que le Père et le Fils sont un seul principe du Saint-Esprit.
7. Parce que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont un
seul principe de la créature, on dit qu'ils sont un seul Créateur. Mais le Père
et le Fils ne sont pas un seul Spirateur, mais "deux spirateurs";
c'est le sentiment de nombreux auteurs; et il est conforme aux expressions de
S. Hilaire, selon qui l'on doit confesser que le Saint-Esprit "a le Père
et le Fils pour auteurs". Le Père et le Fils ne sont donc pas un seul
principe du Saint-Esprit.
Cependant:
S.
Augustin dit que le Père et le Fils ne sont pas deux principes, mais un seul et
unique principe du Saint-Esprit.
Conclusion:
Le
Père et le Fils sont un, en tout ce que l'opposition relative ne vient pas
distinguer entre eux. Or entre eux, il n'y a pas d'opposition relative sur ce
point: être principe du Saint-Esprit. Il s'ensuit que le Père et le Fils sont
un seul principe du Saint-Esprit.
Cependant,
au gré de certains, la proposition: "Le Père et le Fils sont principe
unique du Saint-Esprit" serait impropre. En effet, le mot "principe",
employé là au singulier, ne signifie pas la personne mais la propriété; donc, disent-ils,
il joue là comme un adjectif; et comme on ne détermine pas un adjectif par un
adjectif, il est incorrect de dire que le Père et le Fils sont "principe
unique" du Saint-Esprit; à moins d'entendre ici "unique" comme
une sorte d'adverbe: "ils sont principe unique" signifierait "ils
sont principe d'une manière unique". Mais pareille explication nous
autoriserait à dire que le Père est "double principe" du Fils et du
Saint-Esprit, c'est-à-dire "principe en double manière".
Voici
plutôt ce que nous dirons. Le mot "principe" signifie bien ici la
propriété de spiration, mais il la signifie sous forme de substantif concret
comme sont les mots "père" et "fils" même dans le cas des
créatures. Par suite ce mot prend le nombre de la forme signifiée, selon la loi
du pluriel des substantifs. De même donc que le Père et le Fils sont un seul
Dieu, car la forme signifiée par le mot "Dieu" est unique, de même
ils sont "un seul principe" du Saint-Esprit, parce que la propriété
signifiée par le "principe" est unique.
Solutions:
1. Si l'on considère la vertu spiratrice, le
Saint-Esprit procède du Père et du Fils en tant qu'ils sont un en cette vertu, laquelle
signifie d'une certaine manière la nature avec la propriété (nous le dirons
plus loin). Et il ne répugne pas qu'une propriété unique existe en deux suppôts,
quand ceux-ci n'ont qu'une seule nature. Mais si l'on considère les suppôts de
la spiration, le Saint-Esprit procède du Père et du Fils en tant qu'ils font
deux: car il en procède comme l'amour mutuel de deux personnes qui s'aiment.
2. Quand on dit qu'ils sont "un seul principe"
du Saint-Esprit, on désigne l'unique propriété de spiration, qui est la forme
signifiée par le mot "principe". Il ne s'ensuit pas cependant que les
deux propriétés du Père nous autorisent à dire qu'il est "plusieurs
principes"; cela impliquerait une pluralité de suppôts.
3. On ne peut envisager de ressemblance ou de
dissemblance en Dieu, en considérant les propriétés relatives; il faut pour
cela considérer l'essence. Aussi, de même que le Père n'est pas plus semblable
à lui-même qu'au Fils, de même le Fils n'est pas plus semblable au Père que le
Saint-Esprit.
4. Les deux propositions: "Le Père et le Fils sont
un seul principe qui est le Père", et "... sont un seul principe qui
n'est pas le Père" ne sont pas contradictoires; par suite on n'est pas
contraint de concéder l'une ou l'autre. En effet, quand on dit: "Le Père
et le Fils sont un seul principe", le terme "principe" n'a pas
de suppléance déterminée: il supplée confusément pour les deux personnes
ensemble. L'argument contient donc un sophisme: le même terme passe d'une
suppléance confuse à une suppléance déterminée.
5. Cette proposition aussi est vraie: "L'unique
principe du Saint-Esprit est le Père et le Fils." Car ici le terme "principe"
ne supplée pas pour une personne, mais pour deux indistinctement: on vient de
le dire.
6. On peut fort bien dire que le Père et le Fils sont "le
même principe", du fait que "principe" supplée confusément et
indistinctement pour les deux personnes ensemble.
7. D'après certains, le Père et le Fils sont bien un
seul principe du Saint-Esprit, mais ils sont "deux spirateurs", parce
que les suppôts sont distincts; de même ils sont "deux spirants"
parce que les actes se rapportent aux suppôts. Le cas du terme "Créateur"
est différent, car le Saint-Esprit procède du Père et du Fils en tant qu'ils
sont deux personnes distinctes, alors que la créature ne procède pas des trois
Personnes en tant que distinctes, on vient de le dire, mais en tant qu'elles
sont un en leur essence. Mais la réponse que voici paraît préférable. "Spirant"
est un adjectif, alors que "spirateur" est un substantif. On peut
donc dire que le Père et le Fils sont "deux spirants", puisqu'il y a
plusieurs suppôts; mais non pas "deux spirateurs", car il n'y a
qu'une seule spiration. En effet, les adjectifs prennent le nombre de leur
sujet, tandis que les substantifs prennent leur nombre en eux-mêmes, c'est-à-dire
celui de la forme qu'ils signifient. Quant à la formule de S. Hilaire, que le
Saint-Esprit a le Père et le Fils pour "auteurs", au pluriel, on
l'expliquera en disant que ce substantif y tient lieu d'adjectif.
Passons maintenant à ce nom du
Saint-Esprit: "l'Amour": 1. Est-ce un nom propre du Saint-Esprit? 2.
Le Père et le Fils s'aiment-ils par le Saint-Esprit?
Objections:
1. S. Augustin écrit: "On donne le nom de Sagesse
au Père, au Fils et au Saint-Esprit: et tous ensemble ne sont qu'une sagesse, et
non pas trois sagesses. Je ne vois pas pourquoi on ne donnerait pas aussi le
nom de charité au Père, au Fils et au Saint-Esprit, tous ensemble n'étant
d'ailleurs qu'une seule charité." Mais un nom qui convient à chacune des
personnes et à toutes ensemble au singulier, n'est pas le nom propre d'une
personne. "L'Amour" n'est donc pas un nom propre du Saint-Esprit.
2. Le Saint-Esprit est une personne qui subsiste. Or le
mot "amour" n'évoque pas une personne subsistante, mais une action
qui passe de l'aimant à l'aimé. Donc, "l'Amour" n'est pas un nom
propre du Saint-Esprit.
3. L'amour est le lien de ceux qui aiment car, selon
Denys, c'est "une force qui unit". Or le lien est un intermédiaire
entre ceux qu'il unit, et non un terme qui procéderait d'eux. Donc, puisque le
Saint-Esprit procède du Père et du Fils, ainsi qu'on l'a montré, il paraît bien
qu'il n'est pas l'amour ou le lien du Père et du Fils.
4. Quiconque aime a un amour. Or le Saint-Esprit aime, et
par suite a un amour. Si donc le Saint-Esprit est l'amour, on aura l'amour de
l'amour, et l'esprit de l'esprit. Tout cela n'a pas de sens.
Cependant:
S.
Grégoire a dit: "Le Saint-Esprit lui-même est l'Amour."
Conclusion:
Quand
il s'agit de Dieu, le terme d'amour peut se prendre en deux sens: essentiel ou
personnel. Pris au sens personnel, c'est un nom propre du Saint-Esprit, dans le
même sens où "Verbe" est le nom propre du Fils. Pour en être
convaincus, rappelons-nous qu'il y a en Dieu deux processions: l'une par mode
d'intelligence, ou procession du Verbe, l'autre par mode de volonté, ou
procession de l'Amour. La première nous est mieux connue, et l'on a trouvé des
noms propres pour désigner chacun des éléments qu'on peut y distinguer. Il n'en
n'est plus de même avec la procession de volonté: pour désigner la personne qui
procède, nous avons recours à des circonlocutions; et même les relations nées
de cette procession reçoivent les noms de procession et de spiration, nous
l'avons dit, qui sont, en rigueur de termes, des noms d'origine plutôt que des
noms de relation.
Et
pourtant il nous faut saisir la similitude entre l'une et l'autre. Du fait
qu'on connaît une chose, il provient dans le connaissant une sorte de
conception intellectuelle de la chose connue, conception appelée verbe; de même,
du fait qu'on aime une chose, il provient dans le coeur de l'aimant une sorte
d'impression, pour ainsi parler, de la chose aimée, ce qui fait dire que l'aimé
est dans l'aimant, comme le connu est dans le connaissant. Si bien que celui
qui se connaît et s'aime est en lui-même, non seulement par identité réelle, mais
encore à titre de connu dans le connaissant et d'aimé dans l'aimant.
Mais
lorsqu'il s'agit de l'intellect, on a trouvé des mots pour désigner le rapport
du connaissant à la chose connue, ne serait-ce que le mot même de "connaître";
et l'on en a trouvé d'autres pour signifier l'émanation de la conception
intellectuelle, comme "dire" et "verbe". Par suite, en Dieu
"connaître" ne s'emploie que comme attribut essentiel, puisqu'il
n'évoque pas expressément de rapport au Verbe qui procède; tandis que "Verbe"
s'emploie comme nom personnel, vu qu'il signifie cela même qui procède. Quant à
"dire", c'est un terme notionnel qui évoque le rapport du Principe du
Verbe au Verbe lui-même. Et quand il s'agit de la volonté, nous avons bien le
verbe aimer (diligere, amare), qui évoque le rapport de
l'aimant à la chose aimée; mais il n'y a pas de termes propres pour évoquer le
rapport que soutient avec son principe l'affection même ou impression de la
chose aimée, cette impression qui provient dans l'aimant du fait même qu'il
aime, il n'y a pas non plus de mot pour évoquer la relation inverse. Aussi, faute
de termes propres, nous désignons ces rapports en recourant aux termes d'amour
ou de dilection; c'est comme si nous appelions le Verbe "la pensée conçue"
ou "la sagesse engendrée".
Ainsi
donc, si l'on considère le sens original d'amour et de dilection, qui évoque
simplement le rapport de l'aimant à la chose aimée, on n'emploie amour et aimer
que comme attributs essentiels, tout de même que connaissance et "connaître".
Mais, si nous employons ces mots pour exprimer la relation qui rapporte à son
principe ce qui procède par mode d'amour, ou inversement; c'est-à-dire si par
amour nous entendons: l'amour qui procède, et par "aimer": spirer
l'amour qui procède, alors Amour est un nom de Personne, et aimer est un verbe
notionnel, comme dire ou engendrer.
Solutions:
1. Dans le passage cité, S. Augustin emploie le mot
charité au sens où, en Dieu, il désigne l'essence.
2. Si connaître, vouloir et aimer s'emploient à la
manière de verbes signifiant des actions transitives, c'est-à-dire qui passent
du sujet dans l'objet, en réalité ce sont là des actions immanentes, connotant
d'ailleurs dans l'agent lui-même une relation à l'objet, on l'a dit plus haut.
Aussi, même en nous, l'amour est quelque chose qui demeure dans l'aimant, et le
verbe mental est quelque chose qui demeure en celui qui le dit, tout en
connotant une relation à la chose exprimée ou aimée. Mais en Dieu, qui ne
souffre aucun accident, leur condition s'élève encore; le Verbe et l'Amour sont
là subsistants. Donc, quand on dit que le Saint-Esprit est l'amour du Père "envers"
le Fils ou "envers" toute autre chose, on ne signifie rien de
transitif; on ne fait que signifier le rapport de l'Amour à la chose aimée, de
même que "Verbe" connote le rapport du Verbe à la chose exprimée dans
ce Verbe.
3. On dit bien que le Saint-Esprit est le lien du Père
et du Fils, en tant qu'il est l'Amour. En effet, c'est par une dilection que le
Père aime et lui-même et le Fils, et réciproquement; par suite, en tant
qu'Amour, le Saint-Esprit évoque un rapport réciproque entre le Père et le Fils,
celui d'aimant à aimé. Mais du fait même que le Père et le Fils s'entr'aiment, il
faut bien que leur mutuel Amour, qui est le Saint-Esprit, procède de l'un et de
l'autre. Donc, si l'on considère l'origine, le Saint-Esprit n'est pas au milieu,
il est la troisième Personne de la Trinité. Mais si l'on considère le rapport
qu'on vient de dire, oui, il est entre les deux autres Personnes comme le lien
qui les unit, tout en procédant de chacune d'elles.
4. Bien que le Fils connaisse, il ne lui convient pas de
produire un verbe, parce que la connaissance lui appartient à titre de Verbe
qui procède; de même, bien que le Saint-Esprit aime, au sens essentiel, il ne
lui convient pas de spirer un amour, c'est-à-dire d'aimer au sens notionnel; il
aime à titre essentiel comme Amour qui procède, et non comme principe
producteur d'un amour.
Objections:
1. S. Augustin prouve que le Père n'est pas sage par la
Sagesse engendrée. Or, de même que le Fils est la sagesse engendrée, ainsi le
Saint-Esprit est l'Amour qui procède, on l'a déjà vu. Le Père et le Fils ne
s'aiment donc point par cet Amour procédant qui est le Saint-Esprit.
2. Dans l'énoncé: "Le Père et le Fils s'aiment par
le Saint-Esprit", le verbe aimer peut s'entendre ou bien au sens essentiel,
ou bien au sens notionnel. Au sens essentiel, il est impossible que la
proposition soit vraie, car on devrait pouvoir aussi bien dire que le Père
connaît par son Fils. Au sens notionnel, elle ne l'est pas davantage, car on
devrait aussi bien pouvoir dire: "Le Père et le Fils spirent par le
Saint-Esprit", ou encore: "Le Père engendre par son Fils." Autant
de formules inacceptables. Ainsi donc, en quelque sens qu'on la prenne, la
proposition ci-dessus est fausse.
3. C'est par un même et unique amour que le Père aime
son Fils, lui-même et nous. Mais il n'est pas vrai que "le Père s'aime par
le Saint-Esprit". Car aucun acte notionnel ne fait réflexion sur le
principe de cet acte; on ne peut pas dire que le Père s'engendre ou se spire.
On ne peut pas dire non plus que "le Père s'aime par le Saint-Esprit"
en entendant aimer au sens notionnel de spirer. De plus, l'amour dont il nous
aime n'est pas le Saint-Esprit, du moins à ce qu'il semble; car cet amour-là
dit relation à la créature, donc relève de l'essence. Dès lors, il est faux que
"le Père aime le Fils par le Saint-Esprit".
Cependant:
selon
S. Augustin, "c'est par le Saint-Esprit que le Fils est aimé du Père et
qu'il aime le Père".
Conclusion:
Voici
où gît la difficulté. On emploie l'ablatif pour désigner une cause; et en
disant: "Le Père aime le Fils par le Saint-Esprit (Spiritu Sancto)", on semble faire du Saint-Esprit un principe
d'amour chez le Père et chez le Fils, ce qui est parfaitement impossible. Pour
certains donc, la proposition en question est fausse; d'après eux, S. Augustin
l'a virtuellement rétractée en rétractant cette proposition similaire: "Le
Père est sage par la sagesse engendrée." D'autres disent que c'est une
formule impropre, à expliquer comme suit: "Le Père aime le Fils par le
Saint-Esprit", c'est-à-dire par l'amour essentiel qu'on approprie au
Saint-Esprit. D'autres disent qu'on a là un ablatif de signe, donnant le sens
suivant: le Saint-Esprit est le signe que le Père aime` le Fils, puisqu'il
procède d'eux comme un amour. Il y en a qui voient là un ablatif de cause
formelle: car le Saint-Esprit, disent-ils, est l'amour dont formellement le
Père et le Fils s'entr'aiment. D'autres enfin disent que c'est un ablatif
d'effet formel; en quoi, ils approchent la vérité de plus près.
Pour
éclaircir cette question, il faut noter qu'on dénomme ordinairement les choses
à raison de leur forme. On qualifie ceci de "blanc" à raison de sa
blancheur; cela d'"homme", à raison de son humanité. Par suite, tout
ce qui fonde une appellation de la chose fait pour autant envers celle-ci
office de forme. Ainsi dans l'expression: "cet homme est couvert d'un
vêtement", le complément indirect, c'est-à-dire l'ablatif indumento, évoque le rôle de cause
formelle, bien que le vêtement ne soit pas une forme. Or il arrive qu'on
dénomme une chose par ce qui en procède, non seulement en qualifiant l'agent
par l'action, mais aussi en le qualifiant par le terme même de l'action, à
savoir par l'effet, si du moins l'effet lui-même entre dans la définition de
l'action. On dit ainsi: le feu chauffe "par échauffement", bien que
l'échauffement ne soit pas la vraie forme du feu (la forme du feu, c'est la
chaleur), mais seulement l'action émanant du feu. Et l'on dit aussi: "L'arbre
est fleuri de fleurs magnifiques", bien que les fleurs ne soient pas une
forme de l'arbre, mais des effets ou produits qui en procèdent.
Cela
étant, voici notre solution. "Aimer" ayant deux sens en Dieu, l'un
essentiel et l'autre notionnel, si on l'entend comme attribut essentiel, il
faut dire alors que le Père et le Fils s'aiment, non point par l'Esprit-Saint, mais
bien par leur propre essence. C'est pourquoi S. Augustin écrit k: "Qui
donc osera dire que le Père n'aime lui-même, le Fils et le Saint-Esprit que par
le Saint-Esprit?" Et c'est ce sens qu'avaient en vue les premières
opinions. Si au contraire on prend "aimer" au sens notionnel, il ne
signifie pas autre chose que "spirer l'amour", comme "dire"
signifie produire un verbe, et "fleurir": produire des fleurs. De
même donc que l'on dit de l'arbre: "Il est tout fleuri de fleurs", de
même aussi l'on dit que "le Père dit par son Verbe ou par son Fils
soi-même et la créature"; et l'on dit que "le Père et le Fils aiment,
par le Saint-Esprit, ou par l'Amour qui procède, eux-mêmes et nous".
Solutions:
1. Nous avons dit la condition différente des termes
concernant l'intelligence, et de ceux concernant la volonté. Etre sage, ou
connaissant sont en Dieu des attributs purement essentiels; on ne peut donc pas
dire que le Père soit sage ou connaissant par son Fils. Tandis qu'aimer
s'emploie non seulement comme terme essentiel, mais aussi comme terme notionnel:
et c'est en ce dernier sens qu'on peut dire que le Père et le Fils "s'aiment
par le Saint-Esprit".
2. Lorsque l'action évoque en sa notion même un effet
déterminé, le principe de l'action peut être qualifié par l'action et par
l'effet: on peut dire ainsi que l'arbre est fleuri d'une floraison (précoce), ou
fleuri de fleurs (magnifiques). Mais quand l'action n'évoque pas d'effet
déterminé, son principe ne peut pas être qualifié par l'effet: on le qualifie
seulement par l'action. On ne dit pas que l'arbre "produit la fleur par la
fleur", mais "par production de fleurs". Or les verbes spirer, engendrer
évoquent purement l'acte notionnel; on ne peut donc pas dire que le Père "spire
par le Saint-Esprit", ni "engendre par le Fils". Mais nous
pouvons dire: "le Père dit (lui-même et toutes choses) par son Verbe",
"Verbe" désignant ici la Personne qui procède; on dira tout aussi
bien qu'"il dit par une diction", diction désignant l'acte notionnel.
C'est que dire évoque une Personne déterminée, puisqu'il signifie: produire le
Verbe. Pareillement, aimer au sens notionnel signifie: produire l'Amour. Voilà
pourquoi l'on peut dire que le Père aime le Fils "par le Saint-Esprit".
3. Ce n'est pas seulement son Fils que le Père aime par
le Saint-Esprit, mais encore lui-même et nous; car, nous l'avons dit, "aimer"
au sens notionnel n'évoque pas seulement la production d'une personne divine, il
évoque la personne produite par mode d'amour; et l'amour dit rapport à la chose
aimée. C'est pourquoi, de même que le Père dit, par le Verbe qu'il engendre, lui-même
et toute créature, puisque le Verbe engendré par lui suffit à représenter le
Père et toute créature; de même aussi, il aime lui-même et toute créature par
le Saint-Esprit, puisque le Saint-Esprit procède comme amour de cette bonté
première en raison de laquelle le Père s'aime lui-même ainsi que toute
créature. On voit aussi par là que se trouve évoqué comme en second, dans le
Verbe et l'Amour procédant, un rapport à la créature, en tant que la vérité et
la bonté divine est principe de la connaissance et de l'amour que Dieu a de
toute créature.
1. "Don"
peut-il être un nom personnel? 2. Est-ce un nom propre du Saint-Esprit?
Objections:
1. Tout nom personnel évoque une distinction en Dieu.
Mais celui de don n'évoque pas de distinction en Dieu, puisque, selon S.
Augustin, le Saint-Esprit, "don de Dieu, est ainsi donné qu'il se donne
lui-même en tant qu'il est Dieu". Par conséquent "le don" n'est
pas un nom personnel.
2. Aucun nom personnel ne convient à l'essence divine.
Or, d'après S. Hilaire, l'essence divine est le don que le Père donne au Fils. "Le
don" n'est donc pas un nom personnel.
3. Selon S. Damascène, il n'y a ni sujet, ni serviteur
dans les Personnes divines. Mais la qualification de don évoque certaine
dépendance aussi bien à l'égard de celui qui reçoit qu'à l'égard de celui qui
donne. "Le don" n'est donc pas un nom de Personne divine.
4. "Le don" implique un rapport à la créature.
Il s'attribue donc à Dieu dans le temps, à ce qu'il semble. Mais les noms
personnels, tels ceux de Père et de Fils, s'attribuent à Dieu éternellement.
Dès lors, "le don" n'est pas un nom personnel.
Cependant:
"de
même, dit S. Augustin, que le corps de chair n'est pas autre chose que la chair,
ainsi "le don du Saint-Esprit" n'est pas autre chose que le
Saint-Esprit". Or "le Saint-Esprit", voilà bien un nom personnel;
donc "le don" est aussi un nom personnel.
Conclusion:
On
appelle "don" ce qui est apte à être donné. Or, ce que l'on donne se
rapporte et au donateur et au bénéficiaire; si quelqu'un donne une chose, c'est
qu'elle lui appartient; et s'il la donne à un autre, c'est pour qu'elle
appartienne désormais à cet autre. D'une Personne divine aussi, on dit qu'elle
est "d'un autre", soit en raison de son origine, par exemple: "le
Fils du Père", soit parce qu'elle est en la possession d'un autre. Comment
cela? Nous possédons ce dont nous pouvons librement user ou jouir à volonté; en
ce sens, une Personne divine ne peut être possédée que par la créature
raisonnable unie à Dieu. Les autres créatures peuvent bien être mues par une
Personne divine: cela ne leur confère pas le pouvoir de jouir de cette divine
Personne, ni d'user de son effet. Mais la créature raisonnable obtient parfois
ce privilège, lorsqu'elle se met à participer du Verbe divin et de l'Amour qui
procède, jusqu'à pouvoir librement connaître Dieu en vérité et l'aimer
parfaitement. Donc la créature raisonnable peut seule posséder une personne
divine. Quant à réaliser cette possession, elle ne peut y parvenir par ses
propres forces: il faut que cela lui soit donné d'en haut, puisque, ce que nous
tenons d'ailleurs, nous disons que cela nous est donné. Voilà comment il
convient à une Personne divine d'être donnée, et d'être Don.
Solutions:
1. Dans la mesure où, dans l'expression "Don de tel
ou de tel", le complément nous réfère à l'origine, le terme de don y
évoque bien une distinction personnelle. Cela n'empêche pas le Saint-Esprit de
se donner lui-même, puisqu'il s'appartient et peut user ou mieux, jouir de
lui-même. S. Augustin ne dit-il pas: "Qu'y a-t-il d'aussi tien que toi?"
Mais on peut dire autrement et mieux: le don doit appartenir au donateur à
quelque titre; et ce rapport d'appartenance: être à quelqu'un, ou de quelqu'un,
peut se vérifier de plusieurs manières. D'abord par identité, comme dans le
passage qu'on vient de citer de S. Augustin: alors le don ne se distingue pas
du donateur, mais seulement de celui à qui il est donné. En ce sens, on dit que
le Saint-Esprit se donne lui-même. Une chose peut aussi être appelée la chose "de
quelqu'un", comme sa propriété ou son esclave; alors le don se distingue
essentiellement du donateur. En ce sens, le "don de Dieu" est quelque
chose de créé. On dit enfin: ceci est la chose "d'un tel", à raison
uniquement de l'origine; ainsi nous disons: le Fils du Père, le Saint-Esprit de
tous deux. Si c'est bien en ce sens qu'on rapporte le don au donateur dans
l'expression Don de Dieu, le Don se distingue alors personnellement du Donateur,
et Don est un nom personnel.
2. Le don doit appartenir au donateur à un titre
quelconque; parmi ces titres possibles, il y a l'identité et l'origine. Or
c'est au premier de ces titres que l'essence est qualifiée de don du Père au
premier des sens ci-dessus; autrement dit, l'essence est "du Père"
par identité.
3. En tant que nom personnel en Dieu, Don n'implique
aucune dépendance: il dit pure relation d'origine au donateur. Mais par rapport
à celui à qui la donation est faite, il évoque libre usage ou jouissance.
4. On parle de don sans qu'il y ait donation effective, en
tant que la chose est apte à être donnée. La personne divine s'appelle donc
éternellement Don, bien qu'elle soit donnée dans le temps. D'ailleurs, le fait
que ce nom implique un rapport à la créature ne suffit pas à en faire un
attribut essentiel; cela suppose simplement que quelque chose d'essentiel est
inclus dans sa notion, comme l'essence est incluse dans la notion de personne, on
l'a vu plus haut.
Objections:
1. On appelle don ce qui est donné. Or, selon Isaïe (9, 6),
"le Fils nous a été donné". Donc ce nom le "Don" convient
aussi bien au Fils qu'au Saint-Esprit.
2. Tout nom propre d'une personne signifie une de ses
propriétés. Mais ce nom de Don ne signifie aucune propriété du Saint-Esprit. Ce
n'est donc pas un nom propre de cette Personne.
3. On l'a vu: du Saint-Esprit, on peut dire qu'il est "l'Esprit
de tel homme". Mais on ne peut pas dire qu'il soit le Don de tel homme, mais
seulement le Don de Dieu. C'est donc que l'appellation de Don n'est pas un nom
propre du Saint-Esprit.
Cependant:
S.
Augustin a dit: "Pour le Fils, être né c'est tenir son être du Père; de
même pour le Saint-Esprit, être le Don de Dieu, c'est procéder du Père et du
Fils." Mais si procéder du Père et du Fils procure un nom au Saint-Esprit,
ce sera son nom propre. Dès lors, Don est le nom propre du Saint-Esprit.
Conclusion:
Pris
au sens personnel en Dieu, "le Don" est un nom propre du
Saint-Esprit. On va s'en rendre compte par la considération suivante. D'après
le Philosophe, il y a don au sens propre quand il y a donation sans retour, c'est-à-dire
quand on donne sans attendre de rétribution; "don" implique ainsi une
donation gratuite. Or, la raison d'une donation gratuite est l'amour; pourquoi
donnonsnous gratuitement une chose à quelqu'un? Parce que nous lui voulons du
bien. Le premier don que nous lui accordons est donc l'amour, qui nous fait lui
vouloir du bien. On voit donc ainsi que l'amour constitue le don premier, en
vertu duquel sont donnés tous les dons gratuits.
Aussi,
puisque le Saint-Esprit procède comme Amour, nous l'avons déjà dit, il procède
en qualité de Don premier. C'est ce que dit S. Augustin: "Par le Don, qui
est le Saint-Esprit, une multitude de dons sont distribués en propre aux
membres du Christ."
Solutions:
1. Parce que le Fils procède comme Verbe, donc, par
définition, à la ressemblance de son principe, le nom d'Image est propre au
Fils, bien que le Saint-Esprit, lui aussi, soit semblable au Père. De même, parce
que le Saint-Esprit procède du Père comme Amour, le nom de Don est propre au Saint-Esprit,
bien que le Fils aussi soit donné. Car cela même que le Fils nous soit donné
provient de l'Amour du Père: "Dieu, dit S. Jean (3, 13), a tant aimé le
monde qu'il lui a donne son Fils unique."
2. Le nom de Don dit rapport au donateur à titre d'origine.
Par là il inclut la propriété d'origine du Saint-Esprit, c'est-à-dire la
procession.
3. Avant qu'un don soit donné, il n'appartient qu'au
donateur; mais après qu'il a été donné, il appartient à qui on l'a donné. La
qualité de Don n'implique donc pas nécessairement sa donation actuelle; et dans
ces conditions, on ne peut pas l'appeler le Don de l'homme, mais seulement le
Don de Dieu, c'est-à-dire du donateur. Quand il a été donné, alors il est
l'Esprit ou le Don "de l'homme".
Nous avons jusqu'ici traité des
Personnes divines considérées en elles-mêmes. Il nous reste à les comparer à
l'essence (Q.39), aux propriétés (Q.40) et aux actes notionnels (Q.41); puis à
les comparer entre elles (Q. 42).
1. En Dieu, l'essence
est-elle identique à la personne? 2. Doit-on dire qu'il y a trois Personnes
d'une seule essence? 3. Les noms essentiels s'attribuent-ils aux Personnes au
pluriel ou au singulier? 4. Les adjectifs, verbes ou participes notionnels peuvent-ils
s'attribuer aux noms essentiels pris au concret? 5. Peuvent-ils s'attribuer aux
noms essentiels pris abstraitement? 6. Les noms des Personnes peuvent-ils
s'attribuer aux noms essentiels concrets? 7. Faut-il approprier aux Personnes
les attributs essentiels? 8. Quel attribut faut-il approprier à chaque Personne?
Objections:
1. Quand l'essence est identique à la personne ou suppôt,
il n'y a qu'un suppôt pour une nature; on le voit dans toutes les substances
séparées. Car, lorsque deux choses sont réellement identiques, l'une ne peut se
multiplier sans que l'autre se multiplie aussi. Or, en Dieu, il y a une essence
et trois Personnes, on l'a vu plus haut. L'essence n'est donc pas identique à
la personne.
2. Le oui et le non ne se vérifient pas simultanément du
même sujet. Or de l'essence et de la personne on vérifie le oui et le non: la
personne est distincte et multiple, l'essence ne l'est pas. Donc personne et
essence ne sont pas identiques.
3. Rien n'est sujet de soi-même. Or la personne est
sujet de l'essence: d'où son nom de "suppôt" ou "hypostase".
La personne n'est donc pas identique à l'essence.
Cependant:
S.
Augustin écrit: "Quand nous disons: la personne du Père, nous ne désignons
pas autre chose que: la substance du Père."
Conclusion:
Pour
peu que l'on considère la simplicité de Dieu, la réponse à notre question ne
fait pas l'ombre d'un doute. On l'a montré plus haut, en effet: la simplicité
divine exige qu'en Dieu essence et suppôt soient identiques; suppôt qui, dans
les substances intellectuelles, n'est pas autre chose que la personne
Il
semble que la difficulté vienne, ici, de ce que l'essence garde son unité
malgré la multiplication des personnes. Et comme, selon Boèce, c'est la
relation qui multiplie les personnes dans la Trinité, certains ont jugé que la
différence entre personne et essence en Dieu provenait de ce que, selon eux, les
relations étaient adjointes (assistentes)
à l'essence; dans les relations en effet, ils voyaient seulement l'aspect sous
lequel elles sont "vers l'autre", oubliant qu'elles sont aussi des
réalités.
Mais,
on l'a montré plus haut: si, dans les choses créées, les relations ont un être
accidentel, en Dieu elles sont l'essence divine elle-même. Il s'ensuit qu'en
Dieu l'essence n'est pas réellement autre chose que la personne, bien que les
personnes se distinguent réellement entre elles. Rappelons en effet que la
Personne désigne la relation en tant qu'elle subsiste dans la nature divine. Or
la relation, comparée à l'essence, ne s'en distingue pas réellement, mais
notionnellement seulement; comparée à la relation opposée, elle s'en distingue
réellement en vertu de l'opposition relative. C'est ainsi qu'il reste une
essence et trois Personnes.
Solutions:
1. Dans les créatures, la distinction des suppôts ne
peut pas être assurée par des relations, il y faut des principes essentiels; et
cela, parce que, dans les créatures, les relations ne sont pas subsistantes.
Mais en Dieu elles sont subsistantes; aussi peuvent-elles distinguer les
suppôts grâce à leur opposition mutuelle. Et pourtant l'essence demeure
indivisée, parce que, sous l'aspect où elles s'identifient réellement à
l'essence, les relations elles-mêmes ne se distinguent pas entre elles.
2. En tant que l'essence et la personne, même en Dieu, nous
présentent des aspects intelligibles distincts, on peut affirmer de l'une ce
qu'on nie de l'autre; et par suite l'une peut être sujet d'une attribution
vraie sans que l'autre le soit.
3. On l'a dit plus haut: nous nommons les choses divines
à la manière des choses créées. Or, les natures du monde créé sont individuées
par la matière, laquelle est en effet sujet récepteur de la nature spécifique;
de là vient que les individus prennent les noms de sujets, suppôts, hypostases.
Voilà aussi pourquoi même les personnes divines reçoivent ces noms de suppôts
ou hypostases, bien que dans leur cas il n'y ait pas distinction réelle entre
le sujet et ce dont elles sont le sujet.
Objections:
1. S. Hilaire dit que le Père, le Fils et le
Saint-Esprit "sont trois par la substance, un par leur harmonie". Or
la substance de Dieu est son essence. Les trois Personnes ne sont donc pas "d'une
seule essence".
2. Selon Denys, on ne doit rien affirmer de Dieu, qui
n'ait été formulé authentiquement par la Sainte Écriture. Or la Sainte Écriture
n'a jamais dit expressément que le Père, le Fils et le Saint-Esprit "sont
d'une seule essence". Il ne faut donc pas le dire.
3. La nature divine, c'est l'essence. Il suffisait donc
de dire que les trois Personnes sont d'une seule nature.
4. Il n'est pas d'usage de rapporter la personne à
l'essence, en disant: "la personne de telle essence"; mais on
rapporte plutôt l'essence à la personne, en disant: "l'essence de telle
personne". Il semble donc pareillement contraire à l'usage de dire: "trois
Personnes d'une seule essence".
5. Selon S. Augustin, nous évitons de dire que les trois
Personnes sont ex una essentia ("à partir d'une seule essence") de
peur de donner à penser qu'en Dieu l'essence est autre chose que la personne.
Mais si les prépositions évoquent un passage et une distinction, il en est de
même du génitif. Il faut donc, pour la même raison, s'abstenir de l'expression:
tres personae sunt unius essentiae
(d'une seule essence).
6. En parlant de Dieu, il faut éviter ce qui peut être
occasion d'erreur. Mais notre formule peut être occasion d'erreur. S. Hilaire
écrit en effet: "Parler de "l'unique substance du Père et du
Fils", c'est évoquer ou bien un subsistant qui porte deux noms, ou bien
une substance qui a fourni deux substances imparfaites, ou bien une tierce substance
préalable qui aurait été prise et assumée par les deux autres." Il ne faut
donc pas dire que les trois personnes sont "d'une seule essence".
Cependant:
"le
mot homoousion, dit S. Augustin, mot
qui fut approuvé contre les ariens au Concile de Nicée, signifie que les trois
Personnes sont d'essence unique".
Conclusion:
On
l'a dit plus haut, notre intellect ne nomme pas les choses divines selon leur
mode à elles, faute de pouvoir les connaître ainsi; il les nomme selon le mode
rencontré dans les créatures Or, dans les choses sensibles où notre intellect
puise sa connaissance, la nature d'une espèce donnée est individuée par la
matière; la nature tient ainsi le rôle d'une forme, et l'individu celui de
sujet ou suppôt de la forme. Voilà pourquoi même en Dieu (il s'agit ici de
notre mode de signifier) l'essence tient le rôle d'une forme des trois
Personnes. Or, quand il s'agit des choses créées, notre langage rapporte toute
forme à son sujet: la forme "de celui-ci". On parle ainsi de la santé,
de la beauté "de tel homme". Mais on ne rapporte à la forme le sujet
qui la possède que si la forme est accompagnée d'un adjectif qui la détermine.
On dit ainsi: "cette femme est d'une beauté remarquable", "cet
homme est d'une vertu accomplie". De même donc, puisqu'en Dieu il y a
multiplication des personnes sans multiplication de l'essence, nous dirons: "l'unique
essence des trois Personnes", en prenant ces génitifs comme des
déterminations de la forme.
Solutions:
1. Dans ce texte de S. Hilaire, "substance"
est pris au sens d'hypostase, et non d'essence.
2. Il est exact que l'expression "trois Personnes
d'une seule essence" ne se trouve pas textuellement dans l'Écriture.
Cependant, on y trouve bien ce qu'elle signifie, par exemple en ce passage (Jn
10, 30): "Mon Père et moi sommes un"; et dans cet autre (Jn 10, 38;
14, 10): "Je suis dans mon Père, et mon Père est en moi." Beaucoup
d'autres passages pourraient être allégués.
3. La nature désigne le principe d'action, mais "l'essence"
se rapporte à l'être. Aussi, quand nous parlons de choses qui ont en commun une
même action, par exemple de tout ce qui échauffe, on peut dire qu'elles sont de
même nature, mais on ne peut dire qu'elles sont d'une seule essence que si
c'est leur être qui est un. Donc, en disant que les trois Personnes ont la même
essence, on exprime mieux l'unité divine qu'en disant "la même nature".
4. Il est d'usage de rapporter au sujet la forme tout
court: "le courage de Pierre". Mais on ne rapporte le sujet à la
forme, que si l'on veut en déterminer la forme; il faut alors deux génitifs: un
pour signifier la forme, un autre pour signifier sa détermination. On dira
ainsi: "Pierre est d'un courage incomparable." Ou bien il faut un
génitif qui en vaille deux; on dit: "C'est un homme de sang", c'est-à-dire
qui verse beaucoup de sang. Donc, puisque nous signifions l'essence divine
comme une forme pour la personne, il est correct de dire: "l'essence de
cette personne"; mais l'inverse est incorrect, à moins d'ajouter un mot
déterminant l'essence: "le Père est une Personne d'essence divine", ou
bien: "les trois Personnes sont une seule essence".
5. Les prépositions ex ou de n'introduisent pas une
cause formelle, mais une cause efficiente ou matérielle. Or ces dernières
causes sont toujours distinctes de leur effet; car rien n'est sa propre matière,
rien non plus n'est son propre principe actif. Au contraire, une chose donnée
peut être sa propre forme, comme on le voit dans tous les êtres immatériels.
Dès lors, quand on dit: "tres
Personae unius essentiae"(trois Personnes d'une seule essence), signifiant
ainsi l'essence d'une forme, on ne présente pas l'essence comme distincte de la
personne; au contraire on le ferait, si l'on disait: "tres Personae ex eadem essentia"(trois Personnes provenant de
la même essence).
6. S. Hilaire a dit: "On ferait gravement tort aux
choses sacrées, si, sous prétexte que certains ne les tiennent pas pour sacrées,
il fallait les laisser disparaître. On comprend mal homoousion? Peu m'importe, à
moi qui l'entends correctement." Et plus haut: "Disons la substance "une"
parce que l'engendré reçoit la propre nature du Père, mais non pas parce qu'il
y aurait partage, union ou communion" (à une substance préalable).
Objections:
1. Attribués aux trois Personnes, les noms essentiels
tels que "Dieu" doivent, semble til, se mettre au pluriel et non au
singulier. De même, en effet, que le terme "homme" évoque un sujet
possédant l'humanité, ainsi "Dieu" évoque un sujet possédant la
déité. Or les trois Personnes sont trois possesseurs de la déité. Les trois
Personnes sont donc trois Dieux.
2. Lorsque la Vulgate dit: "Au commencement, Dieu
créa le ciel et la terre", l'original hébreu porte Elohim, qu'on peut
traduire "les dieux" ou "les juges"; et ce pluriel vise la
pluralité des Personnes. Les trois Personnes sont donc plusieurs dieux, et non
pas un seul Dieu.
3. Le mot res pris absolument paraît appartenir au genre
substance. Or, attribué aux Personnes, il se met au pluriel; S. Augustin écrit,
par exemple: "Les res dont nous devons jouir sont le Père, le Fils et le
Saint-Esprit." On pourra donc mettre au pluriel les autres noms essentiels,
quand on les attribue aux trois Personnes.
4. De même que le mot Dieu signifie: ce qui possède la
déité, ainsi le mot personne signifie: ce qui subsiste en une nature
intellectuelle quelconque. Or on dit: "Trois Personnes"; nous pouvons
pareillement dire: trois dieux.
Cependant:
il
est écrit (Dt 6, 4): "Écoute, Israël, le Seigneur ton Dieu est un seul
Dieu."
Conclusion:
Parmi
les noms essentiels, il en est qui signifient l'essence sous forme de
substantifs, d'autres sous forme d'adjectifs. Les substantifs essentiels
attribués aux trois Personnes se mettent au singulier, et non au pluriel.
Tandis que les adjectifs attribués aux trois Personnes se mettent au pluriel.
En voici la raison.
Les
substantifs désignent ce qu'ils signifient comme une substance, tandis que les
adjectifs le désignent comme un accident, c'est-à-dire comme une forme
inhérente à un sujet. Or, la substance a unité ou pluralité par soi, comme elle
a l'être par soi; c'est pourquoi le substantif prend le singulier ou le pluriel
suivant la forme qu'il signifie. Tandis que l'accident, qui a l'être dans un
sujet, reçoit aussi du sujet son unité ou sa pluralité; par suite, dans les
adjectifs, le singulier ou le pluriel se prend des suppôts.
Dans
les créatures, il est vrai, on ne rencontre de forme unique en plusieurs
suppôts que dans le cas d'une unité d'ordre, comme la forme d'une multitude
ordonnée. De fait, les mots qui signifient ce genre de forme s'attribuent à
plusieurs au singulier, s'il s'agit de substantifs, mais non pas s'il s'agit
d'adjectifs. On dit ainsi que "plusieurs hommes font un collège, une armée,
un peuple"; tandis qu'on dit: plusieurs hommes sont "collégiaux".
En Dieu, nous avons dit, nous signifions l'essence divine comme une forme, qui
est simple et souverainement une, on l'a montré plus haut. Aussi, les
substantifs qui signifient l'essence divine se mettent au singulier et non au
pluriel, quand on les attribue aux trois Personnes. Et voilà pourquoi, de
Socrate, Platon et Cicéron, nous disons que ce sont trois hommes, tandis que du
Père, du Fils et du Saint-Esprit nous ne disons pas que ce sont "trois
dieux" mais "un seul Dieu". En trois suppôts de nature humaine, il
y a en effet trois humanités; mais dans les trois Personnes, il n'y a qu'une
essence divine.
Mais
les adjectifs essentiels attribués aux trois se mettent au pluriel, à cause de
la pluralité des suppôts. On dit qu'ils sont trois existants, trois sages, trois
éternels, incréés, immenses si l'on prend ces termes comme des adjectifs. Si on
les prend comme des substantifs, on dit alors que les Trois sont un Incréé, un
Immense, un Éternel, comme dit S. Athanase dans le Symbole qui porte son nom.
Solutions:
1. Le mot "Dieu" signifie bien "ayant la
déité", mais avec un mode de signification différent: "Dieu" est
un substantif, tandis que "ayant la déité" est un adjectif. Dès lors,
il y a bien "trois ayant la déité (étant Dieu)" sans que pour autant
il y ait "trois dieux".
2. Chaque langue a ses usages propres. En raison de la
pluralité des suppôts, on dit en grec: "trois hypostases"; en hébreu:
"Elohim", au pluriel. Nous, nous évitons le pluriel "Dieux"
ou "Substances", de peur qu'on ne rapporte cette pluralité à la substance
ou essence.
3. Le mot res est un transcendantal. Pris au sens de
relation, on le met au pluriel en Dieu; pris au sens de substance, on le met au
singulier. S. Augustin lui-même dit, à l'endroit cité: "Cette même Trinité
est une certaine "réalité" suprême."
4. La forme signifiée par le mot "personne"
n'est pas l'essence ni la nature, mais la personnalité. Et puisque dans le Père,
le Fils et le Saint-Esprit il y a trois personnalités, c'est-à-dire trois
propriétés personnelles, le mot "personne" s'attribue aux trois non
pas au singulier, mais au pluriel.
Objections:
1. Il le faudrait pour que la proposition "Dieu
engendre Dieu" soit vraie; mais cela semble impossible. En effet, au dire
des logiciens, ce que signifie et ce que désigne le terme singulier coïncident.
Or le mot "Dieu" paraît bien être un terme singulier, puisque nous
avons dit qu'on ne peut l'employer au pluriel. Et puisqu'il signifie l'essence,
il désigne donc aussi l'essence, et ne peut désigner la personne.
2. Quand le prédicat restreint la désignation du sujet, ce
n'est pas en modifiant sa signification, mais uniquement en raison du temps
connoté. Or quand on dit: "Dieu crée", "Dieu" désigne
l'essence. Quand on dit: "Dieu engendre", le prédicat notionnel ne
peut donc faire que le sujet "Dieu" désigne la Personne.
3. Si la proposition "Dieu engendre" est vraie,
parce que le Père engendre, il sera vrai pareillement que "Dieu n'engendre
pas", puisque le Fils n'engendre pas. Il y a donc Dieu qui engendre et
Dieu qui n'engendre pas; il semble en découler qu'il y a deux dieux.
4. Si Dieu engendre Dieu, ce dieu qu'il engendre c'est
lui-même ou un autre. Or il ne s'engendre pas lui-même: rien, dit S. Augustin, ne
s'engendre soi-même. Il n'engendre pas non plus un autre Dieu, car il n'y a
qu'un Dieu. Donc la proposition "Dieu engendre Dieu" est fausse.
5. Si Dieu engendre Dieu, ce Dieu qu'il engendre ou bien
est Dieu le Père, ou bien ne l'est pas. Si c'est Dieu le Père, alors Dieu le
Père est engendré. Si ce n'est pas Dieu le Père, il existe donc un Dieu qui
n'est pas Dieu le Père. Mais ceci est faux. C'est donc qu'on ne peut pas dire:
Dieu engendre Dieu.
Cependant:
on
dit dans le Symbole: Deum de Deo "Dieu
de Dieu".
Conclusion:
Certains
ont pensé que le mot "Dieu" et les autres du même genre désignent
l'essence proprement et par nature, mais que l'adjonction d'un terme notionnel
les amène à désigner la personne. Cette opinion vient, semble-t-il, de ce qu'on
a considéré les exigences de la simplicité divine; celle-ci veut qu'en Dieu
sujet et forme s'identifient: le possesseur de la déité, ou Dieu, est
identiquement la déité.
Mais
pour respecter la propriété des expressions, il ne suffit pas de considérer la
réalité signifiée, il faut aussi tenir compte du mode de signification. Or le
terme "Dieu" signifie l'essence divine dans un suppôt, comme le terme
"homme" signifie l'humanité dans un suppôt. Cette autre considération
a conduit à une seconde opinion, qui est préférable: le terme "Dieu"
est capable, proprement et en vertu de son mode de signification, de désigner
la personne, comme le terme "homme".
Tantôt
donc le mot "Dieu" désigne l'essence, comme par exemple dans: "Dieu
crée", où le prédicat convient au sujet en raison de la forme signifiée:
la déité. Tantôt il désigne la personne: soit une seule, par exemple dans: "Dieu
engendre", soit deux: "Dieu spire", soit les trois ensemble: "Au
roi immortel des siècles, invisible, seul Dieu, honneur et gloire (1 Tm 1, 17).
"
Solutions:
1. Le mot "Dieu" a bien en commun avec les
termes particuliers que la forme signifiée par lui ne se multiplie pas; mais il
s'apparente aux termes communs, parce que la forme signifiée se trouve en
plusieurs suppôts. Il n'est donc pas nécessaire qu'il désigne toujours l'essence
qu'il signifie.
2. Cette objection est valable contre ceux qui pensaient
(voir la réponse) que le mot "Dieu" n'est utilisable pour désigner la
personne que par artifice, non en vertu de sa valeur propre et naturelle.
3. Ce n'est pas de la même manière que le mot "Dieu"
et le mot "homme" sont aptes à désigner la personne. La forme
signifiée par le mot "homme", c'est-à-dire l'humanité, étant
tellement divisée en des suppôts différents, ce terme désigne la personne, même
sans addition qui le détermine à désigner une personne qui est un suppôt
distinct. Par ailleurs, l'unité ou communauté de la nature humaine n'existe pas
dans la réalité, mais seulement dans la pensée; le terme "homme" ne
désigne la nature commune que si le contexte l'exige, par exemple si l'on dit: "L'homme
est une espèce." Au contraire, la forme signifiée par le mot "Dieu",
c'est-à-dire l'essence divine, est une et commune dans la réalité: ce terme
désigne donc de soi la nature commune, et si l'on veut lui faire désigner une
personne, il faut le préciser. Aussi, quand on dit: "Dieu engendre", le
mot "Dieu" désigne la personne du Père, en raison de l'acte notionnel
(propre au Père), qui lui est attribué. Mais quand nous disons: "Dieu
n'engendre pas", rien, dans le contexte ne précise qu'il s'agit de la
personne du Fils, et l'on donne à entendre que la génération ne convient pas à
la nature divine. Mais si l'on ajoute quelque chose, qui réfère le mot "Dieu"
à la personne du Fils, la formule sera vraie; par exemple: "Dieu engendré
n'engendre pas." La conclusion déduite dans l'argument: "Dieu est
engendrant et Dieu est non engendrant" ne tient donc que si l'on réfère de
quelque manière le mot "Dieu" aux personnes, si l'on dit par exemple:
"Le Père est Dieu et engendre, et le Fils est Dieu et n'engendre pas."
Mais alors il ne s'ensuit plus qu'il y ait plusieurs dieux, puisque le Père et
le Fils ne sont qu'un seul Dieu, nous l'avons dit.
4. La première branche du dilemme: "le Père
s'engendre lui-même", est évidemment fausse; car le pronom réfléchi pose
le même suppôt que le sujet auquel il renvoie. Qu'on ne vienne pas nous opposer
le mot de S. Augustin: Deus Pater genuit
alterum se." Car, ou bien se est un ablatif, donnant le sens suivant: "Il
engendre un Autre que lui"; ou bien se exerce une référence simple, évoquant
ainsi une identité de nature, mais alors l'expression est impropre; ou bien
enfin c'est une locution emphatique qui signifie: "... engendre un autre
lui-même", c'est-à-dire "un autre tout semblable à lui".
L'autre
branche du dilemme est fausse, elle aussi: "Il engendre un autre Dieu."
Car s'il est vrai que le Fils est "un autre que le Père", on n'est
pas autorisé à dire qu'il est "un autre Dieu": ici "autre"
fait office d'adjectif qualifiant le substantif "Dieu", ce qui
signifie division de la déité. Quelques théologiens pourtant concèdent la
proposition: "Il engendre un autre Dieu." Ils prennent là "un
autre" pour un substantif auquel "Dieu" ferait apposition, autrement
dit: "... un autre qui est Dieu". Mais c'est alors une manière impropre
de parler, et qu'il faut éviter pour ne pas donner occasion d'erreur.
5. La première branche de ce nouveau dilemme, à savoir: "Dieu
engendre un Dieu qui est Dieu le Père", est fausse: car "le Père",
mis en apposition à "Dieu", restreint ce terme à désigner la personne
du Père. Le sens est donc: "Dieu engendre un Dieu qui est le Père en
personne", c'est-à-dire que le Père serait engendré: ce qui est faux.
C'est donc la négative qui est vraie: "Dieu engendre un Dieu qui n'est pas
Dieu le Père." Si pourtant, en ajoutant une précision supposée
sous-entendue, on pouvait ne pas entendre "Dieu le Père" comme une
apposition, ce serait l'affirmative qui serait vraie, et la négative fausse. On
voudrait dire alors: "Celui qui est Dieu, le Père, a engendré Dieu."
Mais c'est là une exégèse forcée; il vaut mieux nier purement l'affirmative et
concéder la négative.
Prévostin,
il est vrai, a rejeté les deux branches du dilemme comme fausses. Voici la
raison qu'il en donne: dans l'affirmation, le relatif "qui" peut évoquer
simplement le suppôt; mais dans la négation, il évoque à la fois forme et
suppôt. L'affirmative de notre dilemme signifie ainsi qu'il convient à la
personne du Fils d'être Dieu le Père; et la négative refuse non seulement à la
personne du Fils, mais même à sa déité, d'être Dieu le Père. A vrai dire, cette
manière de voir ne paraît pas fondée en raison: au dire du Philosophe, ce qui
peut faire objet d'affirmation, peut aussi faire objet de négation.
Objections:
1. Il semble que les noms essentiels exprimés sous forme
abstraite peuvent suppléer pour la Personne, et que par exemple l'expression: "l'Essence
engendre l'essence" est vraie. S. Augustin écrit en effet: "Le Père
et le Fils sont une seule sagesse, car ils sont une seule essence; et
considérés en leur distinction mutuelle, ils sont sagesse de sagesse, comme ils
sont essence d'essence."
2. Quand nous sommes engendrés ou dissous, il y a
génération ou dissolution de ce qui est en nous. Mais le Fils est engendré; et
l'essence divine est en lui. Donc, semble-t-il, l'essence divine est engendrée.
3. Dieu est son essence divine, ainsi qu'on l'a montré.
Or on a dit que la proposition "Dieu engendre Dieu" est vraie.
Celle-ci l'est donc aussi: "L'Essence engendre l'essence."
4. Si un attribut peut être dit d'un sujet, il peut
servir à le désigner. Mais le Père est l'essence divine. Donc l'essence peut
désigner s la personne du Père: et ainsi l'Essence engendre.
5. L'essence est une réalité engendrante, car elle est
le Père, et celui-ci est l'engendrant. Donc, si l'essence n'engendre pas, elle
sera une réalité engendrante et non engendrante: chose impossible.
6. S. Augustin dit que le Père est le principe de toute
la déité. Or il n'est principe qu'en engendrant ou en spirant. Donc le Père
engendre ou spire la déité.
En sens contraire: "Rien ne s'engendre soi-même", dit S.
Augustin. Or, si l'essence engendre l'essence, elle s'engendre elle-même, puisqu'il
n'y a rien en Dieu qui se distingue de l'essence divine. Donc l'essence
n'engendre pas l'essence.
Conclusion:
Sur
ce point, l'abbé Joachim est tombé dans l'erreur; il affirmait que, si l'on dit:
"Dieu engendre Dieu", on peut tout aussi bien dire "L'Essence
engendre l'essence." Il considérait, en effet, qu'en raison de la
simplicité divine, Dieu n'est pas autre chose que l'essence divine. En cela, il
s'abusait; car pour s'exprimer avec vérité, il ne suffit pas de considérer les
réalités signifiées par les termes, il faut aussi tenir compte de leur mode de
signification, nous l'avons dit. Or, s'il est bien vrai qu'en réalité "Dieu
est sa déité", il reste que le mode de signifier n'est pas le même pour
ces deux termes. Le terme "Dieu" signifie l'essence divine dans son
sujet; et ce mode de signifier lui donne une aptitude naturelle à désigner la
personne. Ce qui est propre aux personnes peut ainsi s'attribuer au sujet "Dieu",
et l'on peut dire: "Dieu est engendré ou engendre", comme on l'a vu
précédemment. Mais le terme d'essence ne possède pas, par son mode de signifier,
d'aptitude à désigner la personne, car il signifie l'essence comme une forme
abstraite. C'est pourquoi les propriétés des personnes, c'est-à-dire ce qui les
distingue mutuellement, ne peuvent pas être attribuées à l'essence; car on
signifierait ainsi qu'il y a distinction dans l'essence comme entre les
suppôts.
Solutions:
1. Pour exprimer l'unité entre l'essence et la personne,
les saints Docteurs ont parfois forcé leurs expressions au-delà des limites
requises pour la propriété du langage. De pareilles formules ne sont pas à
généraliser, mais plutôt à expliquer; c'est-à-dire qu'on expliquera les termes
abstraits par des termes concrets, ou même par des noms personnels. Ainsi la
formule "essence d'essence" ou "sagesse de sagesse" doit
s'entendre comme suit: "Le Fils qui est l'essence et la sagesse, procède
du Père qui est l'essence et la sagesse." Dans ces termes abstraits, on
peut d'ailleurs noter un certain ordre: ceux qui ont trait à l'action ont plus
d'affinité avec les personnes, puisque les actes appartiennent aux suppôts.
L'expression: "nature de nature", et cette autre: "sagesse de
sagesse", sont donc moins impropres que "essence d'essence".
2. Dans les créatures, l'engendré ne reçoit pas la
nature même, numériquement identique, que possède l'engendrant; il en reçoit une,
numériquement distincte, qui, par la génération, commence d'exister en lui à
nouveau, et cesse d'exister par la dissolution; ainsi la nature est engendrée
et corrompue par accident. Mais Dieu engendré possède la nature même, numériquement
la même, que possède l'engendrant; la nature divine n'est donc pas engendrée
dans le Fils, ni par soi, ni par accident.
3. Certes, "Dieu" et "la divine essence",
c'est tout un en réalité. Cependant, en raison du mode de signifier différent
de chacun de ces termes, il faut parler différemment de l'un et de l'autre.
4. L'essence divine s'attribue au Père par identité, à
cause de la simplicité divine. Il ne s'ensuit pas qu'elle puisse désigner le
Père; cela dent au mode de signifier qui est différent d'un terme à l'autre. La
majeure de l'argument vaudrait s'il s'agissait d'attribuer un universel à son
particulier.
5. Entre substantif et adjectif, il y a cette différence
que les substantifs comprennent dans leur signification même le sujet auquel
ils se rapportent, tandis que les adjectifs rapportent ce qu'ils signifient à
un substantif sujet. D'où cette règle des logiciens: les substantifs font
office de sujets, les adjectifs sont rattachés au sujet. Les substantifs
personnels peuvent donc être attribués à l'essence en raison de l'identité
réelle entre essence et personne, sans que du même coup la propriété
personnelle introduise sa distinction dans l'essence; elle s'applique au suppôt
compris dans le substantif. Mais les adjectifs notionnels et personnels ne
peuvent s'attribuer à l'essence que s'ils sont accompagnés d'un substantif. On
ne peut pas dire: "L'essence est engendrante"; mais on dira: "l'essence
est une réalité engendrante, l'essence de Dieu engendrant", pour que "réalité"
et "Dieu" désignent la Personne. Il n'y a donc pas contradiction à
dire: "L'essence est une réalité engendrante, et une réalité non
engendrante": dans le premier membre, "réalité" désigne la
personne; dans le second, l'essence.
6. La déité, qui est une en plusieurs suppôts, a quelque
affinité avec la forme signifiée par un nom collectif. Ainsi, dans l'expression:
"Le Père est le principe de toute la déité", "la déité"
peut s'entendre pour "l'ensemble des Personnes"; et l'on veut dire
que, entre toutes les Personnes divines, c'est le Père qui est le principe. Il
n'est pas pour autant nécessaire qu'il soit principe de lui-même: ainsi
quelqu'un est chef du peuple, sans l'être de soi-même. On peut encore dire
qu'il est principe de toute la déité, non parce qu'il l'engendre ou la spire, mais
parce qu'il la communique en engendrant ou en spirant.
Objections:
1. On ne peut pas, semble-t-il, attribuer les Personnes
aux noms essentiels concrets, par exemple de dire: "Dieu est les trois
Personnes", ou "Dieu est la Trinité". En effet, la proposition: "L'homme
est tout homme" est fausse, car elle n'est vérifiée d'aucun des suppôts du
sujet "homme": Socrate n'est pas tout homme, Platon non plus, ni
aucun autre. Or il en est de même de la proposition: "Dieu est la Trinité":
elle ne se vérifie d'aucun des suppôts de la nature divine. En effet, le Père
n'est pas la Trinité; le Fils non plus; et pas davantage le Saint-Esprit. Donc
la proposition: "Dieu est la Trinité" est fausse.
2. Dans la table de Porphyre [classification logique des
êtres], on n'attribue pas les termes inférieurs à leurs supérieurs, sauf par
attribution accidentelle, comme lorsqu'on dit: "L'animal est homme";
il est, en effet, accidentel à l'animal comme tel d'être homme. Or, selon
Damascène, le mot "Dieu" est aux trois Personnes comme un terme
supérieur visàvis de ses inférieurs. Il semble bien que les noms des Personnes
ne peuvent pas être attribués au sujet "Dieu", sinon dans un sens
accidentel.
Cependant:
un
sermon attribué à S. Augustin déclare: "Nous croyons que le Dieu unique
est une Trinité de nom divin."
Conclusion:
On
l'a dit à l'article précédent, alors que les adjectifs personnels ou notionnels
ne peuvent pas s'attribuer à l'essence, les substantifs le peuvent en raison de
l'identité réelle entre l'essence et la personne. Or, l'essence divine est
réellement identique aux trois Personnes, et pas seulement à l'une d'entre
elles. On peut donc aussi bien attribuer à l'essence une Personne, ou deux, ou
trois, et dire par exemple: "l'essence est le Père, le Fils et le Saint-Esprit".
En outre, on a dit que le mot "Dieu" est de soi apte à désigner
l'essence. Et puisque la proposition: "L'essence est les trois Personnes"
est vraie, celle-ci doit l'être également: "Dieu est les trois Personnes."
Solutions:
1. Comme on l'a dit plus haut, le terme "homme"
désigne de soi la personne, quoique le contexte puisse lui donner de désigner
la nature commune. La proposition: "l'homme est tout homme" est donc
fausse, parce qu'elle ne peut se vérifier d'aucun suppôt humain. Mais le terme "Dieu"
désigne de soi l'essence; et par suite, bien que la proposition "Dieu est
la Trinité" ne se vérifie pour aucun suppôt de nature
divine,
elle se vérifie pour l'essence. C'est faute de considérer ce point de vue que
Gilbert de la Porrée a nié cette proposition.
2. La proposition: "Dieu ou l'essence divine est le
Père", est une attribution par identité, mais elle ne rentre pas dans le
cas type de l'attribution d'un terme inférieur à son universel supérieur; car
en Dieu il n'y a ni universel, ni particulier. Dès lors, puisque la proposition:
"le Père est Dieu" est vraie par soi, la proposition réciproque: "Dieu
est le Père" est également vraie "par soi" et d'aucune façon "par
accident".
Objections:
1. Lorsqu'il s'agit de Dieu, on doit éviter tout ce qui
peut être occasion d'erreur pour la foi; S. Jérôme l'a bien dit: des formules
insuffisamment pesées font encourir l'hérésie. Or, approprier à une Personne ce
qui est commun aux trois, peut être occasion d'erreur pour la foi; car on
pourra penser que cet attribut ne convient qu'à la Personne à qui on
l'approprie, ou qu'il lui convient davantage qu'aux autres. Il ne faut donc pas
approprier aux Personnes les attributs essentiels.
2. Exprimés à l'abstrait, les attributs essentiels sont
signifiés comme des formes. Mais le rapport d'une personne à une autre n'est
pas celui d'une forme à son sujet; forme et sujet ne font pas deux suppôts. Il
ne faut donc pas approprier aux Personnes les attributs essentiels, surtout
quand on les exprime sous forme abstraite.
3. Le terme propre précède logiquement le terme
approprié, car "propre" sert à définir "approprié". Mais ce
sont au contraire les attributs essentiels qui précèdent les personnes dans
notre manière de penser Dieu, de même que la notion commune précède la notion
propre. On ne devrait donc pas approprier les attributs essentiels.
Cependant:
l'Apôtre
a dit (1 Co 1, 24): "Le Christ, force de Dieu et sagesse de Dieu."
Conclusion:
Pour
manifester ce mystère de la foi, il convenait d'approprier aux Personnes les
attributs essentiels. En effet, si, comme on l'a dit', la Trinité des personnes
ne peut être établie par voie de démonstration, il convient pourtant d'en
éclairer le mystère par des moyens plus accessibles à la raison que le mystère
lui-même. Or, les attributs essentiels sont davantage à la portée de notre
raison que les propriétés personnelles, puisque, à partir des créatures, dont
nous tirons toute notre connaissance, nous pouvons aboutir avec certitude à la
connaissance des attributs essentiels, nullement à celle des attributs
personnels, comme il a été dit. De même donc que nous recourons aux analogies
du vestige et de l'image, découvertes dans les créatures, pour manifester les
Personnes divines, de même aussi nous recourons aux attributs essentiels.
Manifester ainsi les Personnes au moyen des attributs essentiels, c'est ce
qu'on nomme appropriation.
Recourir
ainsi aux attributs essentiels pour manifester les Personnes divines, peut se
faire de deux manières. La première procède par voie de ressemblance: par
exemple, au Fils qui, en tant que Verbe, procède intellectuellement, on
approprie les attributs concernant l'intelligence. L'autre procède par voie de
dissemblance: on approprie ainsi la puissance au Père, selon S. Augustin, parce
que les pères, en ce bas monde, souffrent ordinairement des infirmités de la
vieillesse, et l'on entend écarter tout soupçon de pareilles faiblesses en
Dieu.
Solutions:
1. Quand nous approprions les attributs essentiels aux
Personnes, nous n'entendons pas les déclarer propriétés personnelles; nous
cherchons seulement à manifester les Personnes en faisant valoir des analogies
ou des différences. Il n'en résulte donc aucune erreur pour la foi, mais bien
plutôt une manifestation de la vérité.
2. Certes, si l'on appropriait les attributs essentiels
de manière à en faire des propriétés des Personnes, il s'ensuivrait qu'une
personne ferait pour l'autre office de forme: S. Augustin a repoussé cette
erreur, en montrant que le Père n'est point sage de la sagesse qu'il engendre
comme si le Fils seul était la sagesse, comme si l'attribut "sage" ne
convenait pas au Père
considéré
sans le Fils, mais seulement au Père et au Fils pris ensemble. En vérité, si le
Fils est appelé sagesse du Père, c'est qu'il est sagesse issue de la sagesse du
Père: chacun d'eux est sagesse par soi, et tous deux ensemble ne font qu'une
sagesse. Le Père n'est donc point sage par la sagesse qu'il engendre, mais par
la sagesse qui est son essence.
3. Dans l'ordre de notre pensée, l'attribut essentiel
considéré comme tel précède en effet la Personne; mais rien n'empêche que, considéré
comme approprié, il présuppose la propriété personnelle. Ainsi la notion de
couleur présuppose celle d'étendue, en tant que telle; et pourtant la couleur
est présupposée en nature à l'étendue blanche, en tant que blanche.
Objections:
1. Il semble que les saints Docteurs ont attribué aux
Personnes ces attributs essentiels d'une manière inacceptable. Car S. Hilaire
dit: "L'éternité est dans le Père, la beauté dans l'Image, la jouissance
dans le Présent." Cette formule évoque les Personnes sous les trois noms
propres de "Père, d'Image" (nom propre du Fils) et de "Présent",
c'est-à-dire "Don" (nom propre du Saint-Esprit, comme on l'a vu
précédemment). Et elle leur approprie trois attributs: au Père, l'éternité; au
Fils, la beauté; au Saint-Esprit, la jouissance. Voilà qui semble mal fondé. En
effet, l'éternité évoque la durée de l'être; la species (beauté) est un principe de l'être; la jouissance relève de
l'opération. Or, où a-t-on rencontré l'essence ou l'opération appropriées à une
Personne? L'appropriation ci-dessus ne convient donc pas.
2. S. Augustin écrit: "Dans le Père, est l'unité;
dans le Fils, l'égalité; dans le Saint-Esprit, l'harmonie de l'unité et de
l'égalité." Or cela aussi fait difficulté. Une Personne ne peut pas être
formellement qualifiée par ce qui appartient en propre à une autre; ainsi, disions-nous
plus haut, le Père n'est point sage de la sagesse engendrée. Mais S. Augustin
poursuit: "Ces Trois sont un tous les trois, à cause du Père; égaux tous les
trois, à cause du Fils; unis tous les trois, à cause du Saint-Esprit."
C'est donc à tort qu'il a approprié ces attributs aux Personnes.
3. Selon S. Augustin aussi, la puissance s'attribue au
Père, la sagesse au Fils, la bonté au Saint-Esprit. Cette appropriation ne
paraît pas non plus très heureuse; car la force appartient à la puissance: or
la force se trouve appropriée au Fils par S. Paul qui parle du "Christ, force
de Dieu"; voire au Saint-Esprit par S. Luc (6, 19): "Une force, dit-il,
sortait de lui, et les guérissait tous." La puissance ne doit donc pas
s'approprier au Père.
4. S. Augustin dit encore: "Il ne faut pas entendre
indistinctement la formule de l'Apôtre: "De lui, et par lui, et en
lui"; il dit "de lui" à cause du Père; "par lui" à
cause du Fils; "en lui" à cause du Saint-Esprit." Or cette
appropriation ne paraît pas non plus convenir; l'expression "en lui"
semble évoquer le rôle de cause finale, c'est-à-dire de la première des causes;
elle devrait donc être appropriée au Père, qui est le principe sans principe.
5. La vérité se trouve appropriée au Fils, en S. Jean
(14, 6): "Je suis la voie, la vérité et la vie." On approprie aussi
au Fils le "Livre de vie"; la Glose explique ainsi ce verset du
Psaume 40, 8: "En tête du livre, il est écrit de moi; c'est-à-dire dans le
Père, qui est ma tête." Au Fils encore, on approprie le nom divin: "Celui
qui est". Car, sur ce mot d'Isaïe (65, 1 Vg): "Je m'adresse aux
nations", la Glose note: "C'est le Fils qui parle, lui qui disait à
Moïse: "Je suis Celui qui suis.""
Mais
il semble que ce soient là des propriétés du Fils, et non pas de simples
appropriations. En effet, selon S. Augustin, "la Vérité est la suprême
similitude du principe, sans la moindre différence"; et il semble que cela
convienne en propre au Fils, qui a un principe. Le "Livre de vie", lui
aussi, paraît être un attribut propre, car il évoque un être qui procède d'un
autre: tout livre a un auteur. Même le nom divin "Celui qui est"
semble propre au Fils. Admettons en effet que ce soit la Trinité qui dise à
Moïse: "Je suis Celui qui suis", Moïse pouvait alors dire aux Hébreux:
"Celui qui est Père, Fils et Saint-Esprit m'envoie vers vous." Donc, il
pouvait aller plus loin et dire la même chose en désignant spécialement une des
Personnes. Mais il eût dit une fausseté, car aucune personne n'est Père, Fils
et Saint-Esprit. Donc, le nom divin "Celui qui est" ne peut pas être
commun à la Trinité: c'est un attribut propre au Fils.
Conclusion:
C'est
à partir des créatures que notre esprit s'achemine à la connaissance de Dieu;
et pour considérer Dieu, il nous faut bien emprunter les procédés de pensée que
nous imposent les créatures. Or, quand nous considérons une créature quelconque,
quatre aspects s'offrent successivement à nous. D'abord on considère la chose
en elle-même et absolument, comme un certain être. Puis on la considère en tant
qu'une. Ensuite on y considère son pouvoir d'agir et de causer. Enfin on
envisage ses relations avec ses effets. La même et quadruple considération
s'offre donc à nous à propos de Dieu.
C'est
de la première de ces considérations celle qui envisage Dieu absolument en son
être que relève l'appropriation d'Hilaire, où l'on approprie l'éternité au Père,
la beauté au Fils, la jouissance au Saint-Esprit. En effet, l'éternité, en tant
qu'elle signifie l'être sans commencement, offre une analogie avec la propriété
du Père, principe sans principe. La species ou beauté offre de son côté une
analogie avec la propriété du Fils. Car la beauté requiert trois conditions.
D'abord l'intégrité ou perfection: les choses tronquées sont laides par là
même. Puis les proportions voulues ou harmonie. Enfin l'éclat: des choses qui
ont de brillantes couleurs, on dit volontiers qu'elles sont belles.
Or,
la première de ces conditions offre une analogie avec cette propriété du Fils
de posséder en lui vraiment et parfaitement la nature du Père, en tant qu'il
est Fils. S. Augustin l'insinue quand il dit: "En lui, c'est-à-dire dans
le Fils, est la vie suprême et parfaite."
La
deuxième condition répond à cette autre propriété du Fils, d'être l'image
expresse du Père. Aussi voyons-nous qualifier de "beau" tout portrait
qui représente parfaitement le modèle, celui-ci fût-il laid. Augustin en touche
un mot quand il note: "Lui, en qui est une si haute ressemblance et la
suprême égalité..."
La
troisième condition s'accorde avec la troisième propriété du Fils, Verbe
parfait, "lumière et splendeur de l'intelligence", comme dit
Damascène. S. Augustin y touche aussi lorsqu'il dit:
"En
tant que Verbe parfait et sans défaut, art en quelque sorte du Dieu
tout-puissant..." Enfin l'usus (usage) ou jouissance offre une analogie
avec les propriétés du Saint-Esprit, à condition de prendre usus au sens large,
comme le verbe uti peut comprendre frui dans ses cas d'espèce; saint
Augustin dit ainsi qu'uti (user), c'est
"prendre quelque chose à sa libre disposition", et que frui (jouir), c'est "user avec
joie." En effet, l'"usage" dans lequel le Père et le Fils
jouissent l'un de l'autre, s'apparente à cette propriété du Saint-Esprit:
I'Amour. "Cette dilection, écrit S. Augustin, cette délectation, cette
félicité ou béatitude, Hilaire lui donne le nom d'usus." Quant à l'"usage" dont nous jouissons, nous, il
répond à cette autre propriété du Saint-Esprit: le Don de Dieu. "Dans la
Trinité, dit encore S. Augustin, le Saint-Esprit est la suavité du Père et du
Fils, suavité qui s'épanche en nous et dans les créatures, avec une immense
largesse et surabondance." Et l'on voit dès lors pourquoi "éternité, beauté"
et "jouissance" sont attribuées aux Personnes, à la différence des
attributs "essence" et "opération". Car ceux-ci ont une
définition trop générale pour qu'on puisse y dégager un aspect qui offre des
analogies avec les propriétés des Personnes.
La
deuxième considération touchant Dieu est celle de son unité. A ce point de vue
se rapporte l'appropriation de S. Augustin, qui attribue au Père l'unité, au
Fils l'égalité, au Saint-Esprit l'harmonie ou union. Chacun de ces trois
aspects implique l'unité, mais diversement. L'unité se pose absolument, sans
rien présupposer. Aussi est-elle appropriée au Père, qui ne présuppose aucune
autre personne, étant principe sans principe. Tandis que l'égalité dit unité
dans la relation à l'autre: on est égal à un autre, quand on a la même dimension
que lui. Aussi l'égalité est-elle appropriée au Fils, principe issu du
principe. Enfin l'union évoque l'unité des deux sujets. Aussi on l'approprie au
Saint-Esprit qui procède des deux premières Personnes.
Cette
explication nous permet de saisir la pensée de S. Augustin, lorsqu'il dit: "Les
Trois sont un à cause du Père, égaux à cause du Fils, unis à cause du
Saint-Esprit." Il est bien clair en effet qu'un prédicat quelconque
s'attribue spécialement au sujet où il se rencontre d'abord; ainsi tous les vivants,
en ce monde matériel, sont-ils tels en raison de l'âme végétative, avec
laquelle commence la vie, pour les êtres corporels. Or l'unité appartient au
Père d'emblée, même en supposant l'impossible exclusion des deux autres
Personnes; cellesci tiennent donc leur unité du Père. Mais, si l'on fait
abstraction des autres Personnes, on ne trouvera pas d'égalité dans le Père;
celle-ci apparaît dès qu'on pose le Fils. Aussi dit-on que tous sont égaux à
cause du Fils; non que le Fils soit principe d'égalité pour le Père, mais parce
qu'on ne pourrait qualifier le Père d'"égal", s'il n'y avait le Fils
égal au Père. En celui-ci, l'égalité apparaît d'abord en regard du Fils; quant
au Saint-Esprit, s'il est égal au Père, il le tient du Fils. Pareillement, si
l'on fait abstraction du Saint-Esprit, lien des deux, il devient impossible de
concevoir l'unité de liaison entre le Père et le Fils; aussi dit-on que tous
sont liés ou "connexes" à cause du Saint-Esprit. En effet, dès qu'on
pose le Saint-Esprit, apparaît la raison qui permet de dire du Père et du Fils
qu'ils sont "connexes".
La
troisième considération qui envisage en Dieu sa puissance efficiente donne lieu
à la troisième appropriation, celle des attributs de puissance, sagesse et
bonté Cette appropriation procède par voie d'analogie, si l'on considère ce qui
appartient aux Personnes divines; par voie de différence, si l'on considère ce
qui appartient aux créatures. La puissance, en effet, évoque un principe. Par
là elle s'apparente au Père céleste, principe de toute la déité. Au contraire, elle
fait parfois défaut chez les pères de la terre, en raison de leur vieillesse.
La sagesse s'apparente au Fils qui est dans les cieux, car il est le Verbe, c'est-à-dire
le concept de la sagesse. Mais elle fait parfois défaut chez les fils d'ici-bas,
par manque d'expérience. Quant à la bonté, motif et objet d'amour, elle
s'apparente à l'Esprit divin, qui est l'Amour. Mais elle peut s'opposer à
l'esprit terrestre, qui comporte une sorte de violence impulsive: Isaïe (25, 4)
parle ainsi de "l'esprit des violents, pareil à l'ouragan qui bat la
muraille". Que la force soit appropriée parfois au Fils et au Saint-Esprit,
c'est vrai, mais non au sens où ce mot signifie la puissance; c'est en cet
emploi particulier du mot où l'on nomme "vertu" ou "force"
un effet de la puissance, lorsqu'on dit qu'un ouvrage est très fort.
La
quatrième considération envisage Dieu par rapport à ses effets. C'est de ce
point de vue qu'on approprie la triade: "De lui, par lui, en lui." En
effet, la préposition "de" introduit tantôt la cause matérielle mais
celle-ci n'a rien à faire en Dieu; tantôt la cause efficiente, laquelle
convient à Dieu en raison de sa puissance active. On l'approprie donc au Père, comme
la puissance. La préposition "par" désigne tantôt une cause
intermédiaire: l'ouvrier opère par son marteau. En ce sens "par lui"
peut être mieux qu'approprié, ce peut être une propriété du Fils: "Par lui,
tout a été fait", dit S. Jean. Non que le Fils soit un instrument; mais il
est le Principe issu du Principe. Tantôt "par" désigne la cause
formelle par quoi l'agent opère: l'ouvrier, dit-on, opère par son art. En ce
sens, puisque la sagesse et l'art s'approprient au Fils, on lui approprie aussi
"par lui". Enfin la préposition "en" évoque un contenant.
Or, Dieu contient les choses doublement: par ses idées d'abord, car on dit que
les choses existent "en Dieu", en ce sens qu'elles existent dans sa
pensée; alors l'expression "en lui" s'approprie au Fils. Mais Dieu
contient aussi les choses en ce sens que sa bonté les conserve et les gouverne
en les conduisant à la fin qui leur convient. Alors "en lui"
s'approprie au Saint-Esprit, comme la bonté. D'ailleurs, il n'y a pas lieu
d'approprier au Père, principe sans principe, la fonction de cause finale, bien
qu'elle soit la première des causes. En effet, les Personnes dont le Père est
le principe ne procèdent pas en vue d'une fin: chacune d'elle est la fin
ultime. Leur procession est naturelle et paraît plutôt relever de la puissance
naturelle que d'un vouloir.
Quant
aux autres appropriations qui font difficulté: la vérité, d'abord, puisqu'elle
concerne l'intellect, nous l'avons dit, s'approprie bien au Fils. Elle n'est
pas cependant son attribut propre; car on peut considérer la vérité soit dans
la pensée, soit dans la réalité; et puisque pensée et réalité (celle-ci
entendue au sens essentiel) sont des attributs essentiels et non personnels, on
doit en dire autant de la vérité. La définition d'Augustin alléguée ci-dessus
concerne la vérité en tant qu'appropriée au Fils.
L'expression
"Livre de vie" évoque, en son terme direct, la connaissance; et dans
son génitif, la vie. C'est en effet, nous l'avons dit, la connaissance que Dieu
a de ceux qui posséderont la vie éternelle. On l'approprie donc au Fils, bien
que la vie s'approprie au Saint-Esprit, en tant qu'elle comporte un mouvement
d'origine intérieure et apparente ainsi à cet attribut propre du Saint-Esprit:
l'Amour. Quant à la condition d'"écrit par un autre", cela
n'appartient pas au livre en tant que livre, mais en tant qu'oeuvre de l'art.
L'expression n'implique donc pas d'origine, et par suite n'est pas un attribut
personnel: elle s'approprie seulement à la personne.
Enfin
le nom divin "qui est" s'approprie à la personne du Fils, non pas en
vertu de sa signification propre, mais en raison du contexte: c'est-à-dire pour
autant que la parole adressée par Dieu à Moïse préfigurait la libération du
genre humain plus tard accomplie par le Fils. Cependant, si l'on considère la
relation impliquée dans ce "qui", le nom divin "qui est"
pourrait se trouver rapporté à la personne du Fils. Alors il prendrait un sens
personnel, par exemple si je dis: "Le Fils est le "Qui est"
engendré, tout comme "Dieu engendre" est un nom personnel. Mais si
l'antécédent de "Qui" demeure indéterminé, "Qui est" est un
attribut essentiel." Il est vrai encore que, dans la phrase: Iste qui est Pater, etc., le pronom iste (celui) paraît se rapporter à une
personne déterminée; mais la grammaire tient ainsi pour une personne n'importe
quelle chose désignable comme du doigt, même s'il ne s'agit pas d'une personne
en réalité: Cette pierre, cet âne. Aussi, toujours du point de vue grammatical,
l'essence divine signifiée et posée en sujet par le mot Deus peut fort bien
être désignée par le pronom iste, comme dans ce texte: Iste Deus meus et glorificabo eum (Celui-ci est mon Dieu, je le
glorifierai).
1. La relation
est-elle identique à la Personne? 2. Est-ce que les relations distinguent et
constituent les personnes? 3. Si par la pensée on abstrait des personnes leurs
relations, restetil des hypostases distinctes? 4. Logiquement, les relations
présupposentelles les actes des personnes, ou inversement?
Objections:
1. De deux termes identiques, si l'un se multiplie, l'autre
se multiplie en même temps. Or il arrive qu'une seule personne ait plusieurs
relations: le Père, par exemple, a la paternité, et la spiration commune. Il
arrive inversement qu'une relation unique subsiste en deux personnes: ainsi la
spiration commune existe dans le Père et dans le Fils. La relation n'est donc
pas identique à la personne.
2. Selon le Philosophe, "rien n'est en soi-même."
Mais la relation est dans la personne; et ce n'est point par simple identité, car
à ce titre elle serait aussi dans l'essence. Donc relation (ou propriété) et
personne ne sont pas identiques en Dieu.
3. Quand deux choses sont identiques, ce qui s'attribue
à l'une s'attribue à l'autre. Mais tout ce qu'on attribue à la personne n'est
pas du même coup attribuable à la propriété. Nous disons bien que le Père
engendre, mais nous ne disons pas que la paternité engendre ou soit
engendrante. La propriété n'est donc pas identique à la personne en Dieu.
Cependant:
selon
Boèce, il n'y a pas de différence en Dieu entre ce qui est et ce par quoi il
est. Or c'est par sa paternité que le Père est Père. Donc le Père est identique
à la paternité. Et le même raisonnement prouverait que les autres propriétés
sont identiques aux autres personnes.
Conclusion:
Sur
cette question, diverses opinions se sont fait jour. D'après certains, les
propriétés ne sont pas les personnes. Ces théologiens ont été frappés par le
mode de signification des relations, lesquelles posent leur signifié non pas
dans un sujet, mais en regard d'un terme: d'où la qualification d'assistentes ou adjointes, donnée par eux
aux relations, comme on l'a expliqué plus haut. Mais, considérée comme une
réalité d'ordre divin, la relation est l'essence elle-même; et cette essence
est identique à la personne. La relation est donc nécessairement identique à la
personne, nous l'avons montré.
Selon
d'autres, qui prennent cette identité en considération, les propriétés sont
bien les personnes, mais elles ne sont pas dans les personnes; en effet, ces
théologiens ne posent de propriétés en Dieu que par manière de parler, nous
l'avons dite. Mais nous avons montré qu'il faut bel et bien poser des
propriétés en Dieu; propriétés qu'on signifie en termes abstraits, à titre de
formes, en quelque sorte, des personnes, tout en étant les personnes même. Nous
en disons autant de l'essence: elle est en Dieu, et pourtant elle est Dieu.
Solutions:
1. Identiques en réalité, personne et propriété gardent
pourtant entre elles une distinction de raison; c'est pourquoi il peut y avoir
multiplication de l'une sans l'autre. Notons cependant que la simplicité divine
nous présente un double type d'identité réelle unifiant en Dieu des aspects
qu'on trouve distincts dans le créé. Tout d'abord, la simplicité divine exclut
la composition de matière et de forme; c'est-à-dire qu'en Dieu l'abstrait et le
concret, par exemple, la déité et Dieu s'identifient. En second lieu, la
simplicité divine exclut toute composition de sujet et accident, c'est-à-dire
que tout attribut divin est l'essence divine: et ceci entraîne l'identité en
Dieu de la sagesse et de la puissance, puisque l'une et l'autre sont l'essence
divine. Or, ce double type d'identité se vérifie entre personne et propriété
D'une part, les propriétés personnelles s'identifient aux personnes comme
l'abstrait au concret; elles sont en effet les personnes subsistantes mêmes: la
paternité est le Père, la filiation est le Fils, la procession est le
Saint-Esprit. D'autre part, les propriétés non personnelles s'identifient aux
personnes, selon cette autre loi d'identité qui fait qu'en Dieu tout attribut
est l'essence. Ainsi la spiration commune est identique à la personne du Père
et à la personne du Fils. Non qu'elle constitue une personne unique qui
subsisterait par soi; c'est une propriété unique en deux personnes, on l'a dit
plus haut.
2. Au seul titre de leur identité, on dit bien que les
propriétés sont dans l'essence. Mais quand on dit qu'elles sont "dans"
les personnes, on fait valoir, outre l'identité réelle, le mode sous lequel on
les signifie, qui est celui d'une forme dans son sujet. Aussi les propriétés
déterminent et distinguent les personnes, mais non pas l'essence.
3. Les participes et les verbes notionnels signifient
des actes notionnels; et les actes appartiennent aux suppôts. Or, on ne signifie
pas les propriétés comme des suppôts, mais comme les formes des suppôts. Ce
sont donc les exigences du mode de signifier qui interdisent d'attribuer aux
propriétés les participes et les verbes notionnels.
Objections:
1. Ce qui est simple est distinct par soi. Or les
personnes sont souverainement simples. Elles sont donc distinctes par soi, et
non point par leurs relations.
2. Une forme ne se distingue que par son genre; si le
blanc se distingue du noir, c'est bien selon la qualité. Or l'hypostase
signifie l'individu du genre substance. Ce n'est donc pas par des relations que
les hypostases peuvent se distinguer.
3. L'absolu est antérieur au relatif. Mais la
distinction première est celle des personnes divines. Cellesci ne se
distinguent donc pas par des relations.
4. Ce qui présuppose une distinction ne peut pas en être
le principe premier. Or, la relation présuppose la distinction (des termes
corrélatifs), puisqu'elle la contient dans sa définition: l'essence du relatif
consiste, dit-on, à se rapporter à l'autre. Le principe premier de distinction
en Dieu ne peut donc pas être la relation.
Cependant:
Boèce
dit que seule la relation introduit une pluralité dans la Trinité des Personnes
divines.
Conclusion:
En
toute pluralité où l'on trouve un élément commun, il faut bien chercher un
élément distinctif. Et puisque les trois personnes communient dans l'unité
d'essence, il faut nécessairement chercher quelque chose qui les distingue et
fasse qu'elles soient plusieurs. Or, chez ces personnes divines il y a deux
choses en quoi elles diffèrent: l'origine et la relation. Non qu'origine et
relation soient réellement différentes, mais leur mode de signification n'est
pas le même. On signifie l'origine comme une action: la génération, par exemple;
la relation, comme une forme: la paternité.
Certains
donc, considérant que la relation suit l'acte, ont pensé qu'en Dieu les
hypostases se distinguent par l'origine; c'est-à-dire que le Père se distingue
du Fils précisément parce que l'un engendre, et que l'autre est engendré. Quant
aux relations ou propriétés, ce sont des conséquences manifestant la
distinction des hypostases ou personnes. Ainsi, dans les créatures, les
propriétés manifestent la distinction des individus, distinction procurée par
les principes matériels.
Mais
cette opinion n'est pas soutenable, pour deux raisons. Tout d'abord, pour
saisir deux choses comme distinctes, il faut en saisir la distinction par
quelque chose d'intrinsèque à toutes deux, par exemple, dans les êtres créés, par
la matière ou par la forme. Or, nous ne signifions pas l'origine de la chose
comme un élément intrinsèque à celle-ci, mais comme une voie qui va d'une chose
à l'autre: ainsi la génération se présente comme une voie qui part de
l'engendrant et aboutit à l'engendré. Il est donc impossible que ces deux
réalités, l'engendrant et l'engendré, se distinguent par la seule génération;
il faut saisir en l'un et en l'autre des éléments qui les distinguent l'un de
l'autre. Or dans la personne divine, il n'y a rien d'autre à saisir pour
l'esprit que l'essence et la relation (ou propriété); et puisque l'essence est
commune, c'est donc par leurs relations que les personnes se distinguent entre
elles.
Seconde
raison. N'allons pas concevoir la distinction des personnes divines comme la
division d'un élément commun, car l'essence commune reste indivise. Il faut que
les principes distinctifs constituent eux-mêmes les réalités qu'ils
distinguent. Or, précisément, les relations (ou propriétés) distinguent ou
constituent les hypostases ou personnes en étant elles-mêmes les personnes
subsistantes; ainsi la paternité est le Père, la filiation est le Fils, puisqu'en
Dieu l'abstrait et le concret s'identifient. Mais il est contraire à la notion
d'origine de constituer l'hypostase ou personne. Car l'origine exprimée à
l'actif est signifiée comme jaillissant de la Personne, qu'elle présuppose par
conséquent. Et l'origine étant exprimée au passif, la "naissance", par
exemple, est signifiée comme une voie vers la personne subsistante, et non
comme un élément constitutif de cette personne.
Il
vaut donc mieux dire que les personnes ou hypostases se distinguent par leurs
relations, plutôt que par l'origine. S'il est vrai qu'elles se distinguent sous
ces deux aspects, c'est pourtant d'abord et principalement par les relations, compte
tenu du mode de signification. De là vient que le nom de "Père"
signifie l'hypostase, et non seulement la propriété; alors que celui de "géniteur"
ou "engendrant" signifie seulement la propriété. En effet "Père"
signifie la relation de paternité qui distingue et constitue l'hypostase; alors
que "engendrant" ou "engendré" signifie l'origine ou
génération qui ne distingue ni ne constitue l'hypostase.
Solutions:
1. Les personnes sont les relations subsistantes mêmes.
Donc quand on dit qu'elles se distinguent par leurs relations, on ne porte
aucune atteinte à la simplicité des personnes divines.
2. Les personnes ne se distinguent ni dans leur être
substantiel, ni en aucun attribut absolu, mais uniquement en ce qui les
qualifie l'une par rapport à l'autre. Aussi la relation suffitelle à les
distinguer.
3. Plus une distinction est première, plus elle est
proche de l'unité; autrement dit, moins elle doit distinguer. La distinction
des personnes divines doit être assurée par ce qui distingue le moins, donc par
les relations.
4. La relation présuppose la distinction des sujets, quand
elle est un accident; mais si elle est subsistante, elle ne présuppose pas
cette distinction, elle l'apporte avec elle. Quand on dit que l'essence de la relation
consiste à se rapporter à l'autre, cet "autre" désigne le corrélatif:
or celui-ci n'est pas antérieur au relatif, il lui est simultané par nature.
Objections:
1. Le concept inclus dans un autre concept qui lui ajoute
une différence, demeure intelligible quand on supprime cette différence. Ainsi "homme"
ajoute une différence à "animal"; si l'on supprime la différence:
raisonnable, il reste l'objet de pensée: animal. Or, la personne ajoute une
différence à l'hypostase; la personne, dit-on, c'est "l'hypostase
distinguée par une propriété qui concerne la dignité". Si donc on retire
de la personne la propriété personnelle, il reste l'hypostase.
2. Ce qui fait que le Père est Père, ne fait pas qu'il
est quelqu'un. En effet, c'est la paternité qui fait que le Père est Père; et
si elle lui donnait aussi d'être quelqu'un, il s'ensuivrait que le Fils, faute
de paternité, ne serait pas quelqu'un. Si donc, par la pensée, on ôte au Père
la paternité, il lui reste d'être quelqu'un, autrement dit une hypostase. Ainsi,
quand on retire à la personne sa propriété, il reste une hypostase.
3. S. Augustin écrit: "Inengendré" et "Père"
ne sont pas des termes synonymes; même si le Père n'avait pas engendré de Fils,
rien n'empêcherait de l'appeler "Inengendré". Mais s'il n'avait pas
engendré le Fils, il n'y aurait pas en lui de paternité. On voit donc que, sans
la paternité, l'hypostase du Père demeure sous la détermination d'Inengendré.
Cependant:
S.
Hilaire dit: "Le Fils n'a que cela en propre: d'être né." Or, c'est
par sa naissance qu'il est Fils. Donc si l'on écarte la filiation, il n'y a
plus d'hypostase du Fils. Et on ferait le même raisonnement pour les autres
personnes.
Conclusion:
L'abstraction
opérée par la pensée est double. Dans un cas, on dégage l'universel du
particulier: d'homme, par exemple, on abstrait animal. Dans l'autre cas, on
dégage la forme de la matière; ainsi l'intellect abstrait la forme de cercle
hors de toute matière sensible.
Entre
ces deux types d'abstraction il y a cette différence: dans l'abstraction qui
dégage l'universel du particulier, le terme à partir duquel on abstrait ne
subsiste pas dans la pensée. De l'objet de pensée: homme, ôtons la différence:
raisonnable: il ne reste plus d'homme dans la pensée, mais seulement l'animal.
Mais dans l'abstraction qui dégage la forme de la matière, les deux termes
demeurent; quand du bronze j'abstrais la forme du cercle, tous les deux
demeurent séparément objets de notre pensée: l'objet "cercle" et
l'objet "bronze".
En
Dieu, sans doute, il n'y a réellement ni universel, ni particulier; ni matière,
ni forme. Il y a pourtant quelque analogue de ces divisions dans notre manière
d'exprimer les réalités divines. Damascène dit ainsi qu'en Dieu "le commun,
c'est la substance; le particulier, c'est l'hypostase". Donc, si nous
parlons d'abstraction analogue à celle qui dégage l'universel du particulier, quand
on met de côté les propriétés, ce qui reste dans la pensée c'est l'essence
commune, et non pas l'hypostase du Père (l'hypostase tenant lieu ici de
particulier). Mais si nous parlons d'abstraction analogue à celle qui sépare la
forme de la matière, alors, quand on met de côté les propriétés non
personnelles, on saisit encore les hypostases ou personnes; ainsi, par la
pensée écartons du Père la propriété d'inengendré ou celle de spirant:
l'hypostase ou personne du Père demeure dans la pensée. Mais si par la pensée
on met de côté la propriété personnelle, l'hypostase s'évanouit. En effet, n'imaginons
pas que les propriétés personnelles surviennent aux hypostases divines comme
une forme advient au sujet préexistant elles apportent plutôt leur suppôt avec
soi; mieux, elles sont la personne subsistante même: la paternité, par exemple,
est le Père lui-même. La raison en est que l'hypostase, autrement dit: la
substance individuelle, désigne ce qui est distinct en Dieu. Or c'est la
relation, disionsnous plus haut qui distingue et constitue l'hypostase. Il
s'ensuit qu'une fois les relations personnelles écartées par la pensée, il n'y
a plus d'hypostases.
Il
est vrai que pour certains, nous l'avons dit plus haut, les hypostases divines
se distinguent par la simple origine, et non par leurs relations; on concevrait
le Père comme une hypostase du seul fait qu'il ne procède d'aucun autre; le
Fils, du fait qu'il procède d'un autre par génération. Quant aux relations qui
viennent s'ajouter comme des propriétés ennoblissantes, elles constituent en la
qualité de personne: d'où leur nom de "personnalités". Donc si, par
la pensée, on écarte ces relations, on a encore des hypostases, mais non plus
des personnes.
Mais
cela ne se peut pas, pour deux raisons. D'abord, ce sont les relations qui
distinguent et constituent les hypostases, nous l'avons dit. Ensuite, toute
hypostase de nature raisonnable est une personne, comme il ressort de la
définition de Boèce: "La personne est "la substance individuelle de
nature raisonnable"." Aussi, pour avoir une hypostase qui ne soit pas
une personne, c'est de la nature qu'il faudrait "abstraire" la
rationalité, au lieu d'"abstraire" de la personne sa propriété...
Solutions:
1. Ce que la personne ajoute à l'hypostase, ce n'est pas
"une propriété distinctive" sans plus, mais "une propriété
distinctive qui concerne la dignité": toute cette formule est à prendre
comme une différence unique. Or, la propriété distinctive concerne la dignité, pour
autant qu'on y sousentend l'excellence de "subsistant en la nature
raisonnable". Aussi, une fois la propriété distinctive écartée par la
pensée, il n'y a plus d'hypostase; celle-ci ne demeurerait que si on retirait à
la nature la différence "raisonnable".
2. C'est par sa paternité que le Père est Père, qu'il
est une personne et quelqu'un (c'est-à-dire une hypostase). Et cela n'empêche
pas plus le Fils d'être quelqu'un (ou une hypostase), que d'être une personne.
3. S. Augustin ne veut pas dire que, sans la paternité, l'hypostase
du Père demeure au seul titre d'inengendré, comme si l'innascibilité
constituait et distinguait l'hypostase du Père; ceci n'est pas possible puisque
inengendré n'exprime rien de positif et n'est qu'une négation, de l'aveu même
d'Augustin. Dans le passage allégué, inengendré est pris dans un sens très
général: tout inengendré, en effet, n'est pas père Donc, si l'on met de côté la
paternité, il n'y a plus en Dieu d'hypostase du Père, distincte des autres
personnes: il y a seulement l'hypostase d'un Dieu distinct des créatures, comme
peuvent l'entendre les Juifs, par exemple.
Objections:
1. Le Maître des Sentences dit: "Dieu est toujours
Père, parce qu'il engendre toujours son Fils." Où il paraît bien que la
génération précède en raison la paternité.
2. Toute relation présuppose logiquement ce qui la fonde;
ainsi l'égalité présuppose la quantité. Or, la paternité est une relation
fondée sur l'action, à savoir sur la génération. Donc la paternité présuppose
la génération.
3. Entre génération active et paternité, il y a le même
rapport qu'entre naissance et filiation. Or la filiation présuppose la
naissance, car Dieu est le Fils parce qu'il est né. La paternité présuppose
donc aussi la génération.
Cependant:
la
génération est une opération de la personne du Père. Or c'est la paternité qui
constitue la personne du Père. Donc la paternité est présupposée logiquement à
la génération.
Conclusion:
Si
l'on tient que les propriétés au lieu de distinguer et constituer les
hypostases ne font que manifester les hypostases déjà distinctes et constituées,
il faut dire alors purement et simplement que, dans l'ordre de notre pensée, les
relations suivent les actes notionnels. Et l'on pourra dire purement et
simplement: "Parce que Dieu engendre, il est Père."
Mais
si l'on admet qu'en Dieu ce sont les relations qui distinguent et constituent
les personnes, il faut alors recourir à une distinction. En effet, nous
concevons et exprimons l'origine en Dieu ou bien à l'actif, ou bien au passif:
à l'actif, nous attribuons la génération au Père, et nous attribuons la
spiration (entendue comme acte notionnel) au Père et au Fils. Au passif, nous
attribuons la naissance au Fils, la procession au Saint-Esprit. Or, prises au
sens passif, les origines précèdent purement et simplement en raison les
propriétés des personnes qui procèdent, même leurs propriétés personnelles, parce
que l'origine, prise au sens passif est conçue et signifiée comme une voie vers
la personne que la propriété constitue. Pareillement, l'origine prise au sens
actif précède logiquement la relation non personnelle de la personne principe;
c'est-à-dire que l'acte notionnel de spiration précède logiquement la propriété
relative innommée qui est commune au Père et au Fils. Mais la propriété
personnelle du Père peut faire l'objet d'une double considération. Comme
relation, d'abord; et de ce chef encore, elle présuppose logiquement l'acte
notionnel, la relation étant fondée sur l'acte. Ensuite, comme constituant la
personne; sous cet aspect, la relation doit être présupposée à l'acte notionnel,
comme la personne qui agit est logiquement présupposée a son action.
Solutions:
1. Dans cette sentence du Maître, "parce qu'il
engendre, il est Père", le mot "Père" est un attribut évoquant
simplement la relation de paternité; il ne signifie pas expressément la
personne subsistante. Avec ce dernier sens, il faudrait retourner la formule: "parce
que c'est le Père, il engendre".
2. Cette objection vaut pour la paternité considérée
comme relation, mais non pas comme constituant la personne.
3. La naissance est la voie qui mène à la personne du
Fils. Sous cet aspect, elle précède la filiation, même en tant que celle-ci
constitue la personne du Fils. Mais la génération active se conçoit et signifie
comme émanant de la personne du Père; aussi présupposetelle la propriété
personnelle du Père.
1. Faut-il attribuer
aux personnes les actes notionnels? 2. Ces actes sont-ils nécessaires ou
volontaires? 3. La personne procède-t-elle de rien ou de quelque chose? 4.
Faut-il poser en Dieu une puissance relative aux actes notionnels? 5. En quoi
consiste cette puissance? 6. Les actes notionnels peuvent-ils se terminer à
plusieurs personnes?
Objections:
1. Selon Boèce, "tous les genres, dès qu'on les
applique à qualifier Dieu, se muent en la substance divine, exception faite des
termes relatifs".Or l'action est l'un des dix genres. Donc, si l'on
attribue une action à Dieu, elle appartiendra à son essence, et non pas à la
notion.
2. Pour S. Augustin, tout ce qu'on énonce de Dieu lui
est attribué soit à titre de substance, soit
à
titre de relation. Mais ce qui appartient à la substance divine se trouve
exprimé par les attributs essentiels; ce qui appartient à la relation, est
exprimé par les noms des personnes et par ceux des propriétés. Il n'y a donc
pas lieu d'attribuer encore aux personnes des actes notionnels.
3. C'est une propriété de l'action, qu'elle entraîne
avec elle une passion. Mais nous n'admettons pas de passions en Dieu. Il ne
faut donc pas non plus y admettre des actes notionnels.
Cependant:
S.
Augustin dit qu'"il est propre au Père d'engendrer le Fils". Or
engendrer est un acte; il faut donc poser des actes notionnels en Dieu.
Conclusion:
Dans
les Personnes divines, la distinction se prend selon l'origine. Mais une
origine ne peut se désigner convenablement que par des actes. Donc, quand on a
voulu désigner l'ordre d'origine entre les Personnes divines, il a bien fallu
attribuer aux personnes des actes notionnels.
Solutions:
1. Toute origine se désigne par un acte. Mais on peut
attribuer à Dieu deux ordres d'origine. L'une concerne la procession des
créatures; mais c'est là un attribut commun aux trois Personnes. C'est pourquoi
les actions attribuées à Dieu pour désigner la procession des créatures
appartiennent à l'essence. Mais on considère en Dieu un autre ordre d'origine:
une personne y procède d'une autre. Aussi les actes qui désignent cet ordre
d'origine sont-ils qualifiés de "notionnels": on sait que les "notions"
des personnes sont les rapports mutuels entre ces personnes.
2. Actes notionnels et relations des personnes ne
diffèrent que par leur mode de signifier; en réalité, c'est une seule et même
chose. Le Maître des Sentences disait ainsi que la génération et la naissance "prennent
en d'autres termes, le nom de paternité et de filiation". Pour en être
certain, il faut remarquer ceci. C'est le mouvement qui nous a d'abord permis
de conjecturer un lien d'origine entre une chose et une autre; dès qu'une chose
est tirée hors de son état par un mouvement, il nous est apparu que cela
provenait de quelque cause. De là vient que, dans sa signification originelle, le
terme d'action évoque l'origine du mouvement. Le mouvement, en effet, en tant
qu'il est dans le mobile pour l'effet d'un autre, se nomme passion; et
l'origine du mouvement lui-même en tant que celui-ci part d'un autre et se
termine en ce qui est mû, prend le nom d'action. Donc, si l'on élimine le
mouvement, action n'évoque plus que l'ordre d'origine, en tant qu'il va de la
cause ou principe à ce qui en provient. Et puisqu'en Dieu il n'y a pas de
mouvement, l'action personnelle du principe producteur d'une personne n'est pas
autre chose que son rapport de principe à la personne qui en procède. Ces
rapports, d'ailleurs, ce sont les relations mêmes ou notions. Mais, comme nous
ne pouvons parler des choses divines et intelligibles qu'à la manière des
choses sensibles d'où nous tirons notre connaissance; et comme en cellesci les
actions et passions, en raison du mouvement qu'elles impliquent, sont
distinctes des relations résultant des actions et passions, il a bien fallu
signifier les rapports des personnes par deux catégories distinctes de termes:
par manière d'actes, et par manière de relations. Ainsi il est clair qu'en
réalité il s'agit d'une seule et même chose; il n'y a de différence que dans le
mode de signifier.
3. Oui, en tant que l'action évoque l'origine du
mouvement, elle entraîne de soi une passion. Mais ce n'est pas en ce sens qu'on
affirme une action dans les Personnes divines; dès lors, on n'y pose rien de "passif",
sinon du point de vue de la grammaire, dans l'expression verbale: comme on dit
que le Père engendre, ainsi dit-on que le Fils est engendré.
Objections:
1. S. Hilaire écrit: "Ce n'est pas sous l'impulsion
d'une nécessité naturelle que le Père a engendré le Fils."
2. L'Apôtre dit (Col 1, 13): "Dieu nous a
transférés dans le royaume du Fils de sa dilection." Or, la dilection
appartient à la volonté. C'est donc par volonté que le Fils est engendré du
Père.
3. Rien n'est plus volontaire que l'amour. Or, c'est
comme Amour que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils. Il procède donc
volontairement.
4. Le Fils procède par mode intellectuel comme Verbe.
Mais c'est volontairement que tout verbe est émis par celui qui parle. Le Fils
procède donc du Père par volonté, et non par nature.
5. Ce qui n'est pas volontaire est nécessaire. Donc, si
le Père, n'a pas engendré le Fils par volonté, il s'ensuit qu'il l'a engendré
par nécessité. Or S. Augustin enseigne le contraire dans l'ouvrage qu'il a
adressé à Orose.
Cependant:
dans
ce même ouvrage, S. Augustin déclare que le Père n'a engendré le Fils ni par
volonté, ni par nécessité.
Conclusion:
La
proposition: "Ceci existe ou se produit volontairement", qui traduit
l'ablatif uoluntate, peut d'abord signifier une pure concomitance; je puis dire
ainsi que je suis homme volontairement, puisque je veux être homme. En ce sens
on pourra dire que le Père a engendré son Fils volontairement, de même qu'il
est Dieu volontairement; car il veut être Dieu, et il veut engendrer son Fils.
L'adverbe (ou l'ablatif) peut aussi évoquer un principe: par exemple on dit que
l'ouvrier opère volontairement, parce que sa volonté est principe de l'oeuvre.
Dans ce dernier sens, il faudra dire que le Père n'a pas engendré le Fils
volontairement; ce qu'il a produit par volonté, c'est la créature, comme il
ressort de ce canon rapporté par S. Hilaire: "Si quelqu'un dit que le Fils
a été fait par volonté de Dieu, comme une quelconque de ses créatures, qu'il
soit anathème."
En
voici la raison. Entre la causalité du vouloir et celle de la nature, il y a
cette différence que la nature est déterminée à un seul effet, tandis que la
volonté ne l'est pas. Car l'effet s'assimile à la forme par laquelle opère
l'agent; et, comme on sait, une chose n'a qu'une forme naturelle qui lui donne
d'être. D'où l'adage: Comme on est, ainsi l'on fait. Mais la forme par laquelle
agit la volonté n'est pas unique; il y en a autant que d'idées conçues par
l'intellect. Ce qui s'accomplit par volonté n'est donc pas tel que l'agent est
en lui-même, mais tel que l'agent l'a voulu et conçu. Ainsi la volonté est le
principe des choses qui peuvent être autres que ce qu'elles sont; au contraire,
les choses qui ne peuvent être autres qu'elles ne sont, ont pour principe la
nature.
Or,
ce qui est susceptible d'être ainsi ou autrement, bien loin d'appartenir à la
Nature divine, ne peut être que créé; car Dieu est l’Être nécessaire par soi, tandis
que la créature est faite de rien. Aussi les ariens, voulant nous amener à
cette conclusion que le Fils est une créature, disaient que le Père a engendré
le Fils volontairement, c'est-à-dire par volonté. Pour nous, nous devons dire
que le Père a engendré le Fils par nature, et non par volonté. Aussi lit-on
chez S. Hilaire: "C'est la volonté divine qui octroie l'être à toutes les
créatures; mais c'est une naissance parfaite de la substance immuable et
inengendrée, qui a donné au Fils sa nature. Toutes les choses ont été créées
telles que Dieu a voulu qu'elles soient; mais le Fils né de Dieu subsiste tel
qu'est Dieu lui-même."
Solutions:
1. S. Hilaire vise les hérétiques qui allaient jusqu'à
refuser à la génération du Fils la concomitance du vouloir du Père. D'après eux,
le Père a engendré le Fils naturellement, en ce sens qu'il n'avait pas la
volonté d'engendrer, de même que nous subissons par nécessité naturelle bien
des maux contraires à notre volonté: mort, vieillesse et autres afflictions.
Cette intention de l'auteur ressort clairement du contexte, où l'on peut lire: "Ce
n'est pas contre sa volonté comme forcé ou poussé par une nécessité naturelle
alors qu'il ne le voulait pas, que le Père a engendré le Fils."
2. Si l'Apôtre appelle le Christ "Fils de dilection"
de Dieu, c'est parce qu'il est surabondamment aimé de Dieu, mais non parce que
l'amour serait le principe de la génération du Fils.
3. La volonté aussi, en tant qu'elle est une certaine
nature, veut quelque chose naturellement; par exemple, la volonté de l'homme
tend naturellement au bonheur. Pareillement, Dieu se veut lui-même et s'aime
naturellement, tandis que la volonté divine est en quelque sorte indifférente à
l'endroit des autres choses, on l'a dit. Or le Saint-Esprit procède comme Amour
pour autant que Dieu s'aime lui-même; c'est dire qu'il procède naturellement, tout
en procédant par mode de volonté.
4. Dans les conceptions de l'intellect, également, il
faut remonter aux premiers principes, lesquels sont connus naturellement. Or
c'est naturellement que Dieu se connaît: et, de ce chef, la conception du Verbe
est naturelle.
5. Il y a le nécessaire par soi, et le nécessaire par un
autre. Nécessaire par un autre, on peut l'être de deux manières. D'abord, en
raison de sa cause efficiente et contraignante; on nomme ainsi nécessaire ce
qui est violent. Ensuite, en raison de sa cause finale; ainsi dans les choses
posées en vue d'une fin, on dira "nécessaire" ce sans quoi la fin ne
peut se réaliser, ou se réaliser dans de bonnes conditions. Mais aucun de ces
modes de nécessité ne convient à la génération divine; car Dieu n'est pas
ordonné à une fin, et aucune contrainte n'a prise sur lui. Le nécessaire par
soi, c'est ce qui ne peut pas ne pas être; ainsi est-il nécessaire que Dieu
existe. Et voilà en quel sens il est nécessaire que le Père engendre le Fils.
Objections:
1. Il semble que les actes notionnels ne viennent pas de
quelque chose. En effet, si le Père engendre le Fils en le tirant de quelque
chose, c'est ou bien de soi-même, ou bien d'autre chose. Si c'est d'autre chose
qu'il l'engendre: puisque ce dont nous sommes faits est en nous, il s'ensuit
qu'il y a dans le Fils quelque chose d'étranger au Père. Or cela va contre
l'enseignement de S. Hilaire: "Entre eux, rien de divers, ni d'étranger."
Mais, si le Père l'engendre en le tirant de lui-même, autre difficulté: la
substance de laquelle est tirée une production, si elle continue à exister
reçoit attribution de la forme produite. On dit ainsi que "l'homme est
blanc", parce que l'homme ne cesse pas d'exister quand, de nonblanc, il
devient blanc. Il s'ensuit ou bien que le Père cesse d'exister, une fois le
Fils engendré; ou bien que le Père est le Fils: or cela est faux. Le Père
n'engendre donc pas le Fils "de quelque chose", mais "de rien".
2. Ce dont on est engendré est un principe de
l'engendré. Donc, si le Père engendre le Fils en le tirant de sa substance ou
nature, il s'ensuit que la substance ou nature du Père est principe du Fils.
Mais il ne peut en être le principe matériel, car il n'y a pas de matière en
Dieu; ce sera donc une sorte de principe actif, comme l'engendrant est principe
de l'engendré. D'où il s'ensuit que l'essence engendre; conclusion que nous
avons rejetée plus haut.
3. S. Augustin dit que les trois Personnes ne sont pas "de"
la même essence, parce que l'essence, n'est pas autre chose que la personne. Or
la personne du Fils n'est pas une autre chose que l'essence du Père. Donc le
Fils n'est pas "de" l'essence du Père.
4. Toute créature est tirée du néant. Or dans l'Écriture,
le Fils est appelé créature: l'Ecclésiastique (24, 5) fait dire à la Sagesse
engendrée: "Je suis sortie de la bouche du Très-Haut, engendrée la
première avant toute créature"; et plus loin: "j'ai été créée dès le
commencement et avant les siècles". Le Fils n'est donc pas engendré de
quelque chose, mais de rien. On peut opposer la même difficulté à propos du
Saint-Esprit, à partir de ce texte de Zacharie (12, 1): "Ainsi dit le
Seigneur qui a étendu le ciel, qui a fondé la terre et créé l'esprit de l'homme
au-dedans de lui"; ou de ce texte d'Amos (4, 3) dans une version
différente de la Vulgate: "C'est moi qui forme les montagnes et qui crée
l'Esprit."
Cependant:
S.
Augustin écrit: "Dieu le Père seul a engendré de sa propre nature et sans
commencement un Fils égal à lui-même."
Conclusion:
Le
Fils n'est pas engendré du néant, mais bien de la substance du Père. En effet, on
a montré plus haut qu'en Dieu il y a véritablement et proprement paternité, filiation
et naissance. Or, entre "engendrer" vraiment, acte par lequel un fils
procède, et "faire", il y a cette différence, que l'on fait une chose
avec une matière extérieure; le menuisier fait un escabeau avec du bois, mais
c'est de sa propre substance que l'homme engendre un fils. Et tandis que
l'artiste créé fait quelque chose d'une matière donnée, Dieu, lui, fait quelque
chose de rien, nous le montrerons plus loin r; non que le néant passe en la
substance de la chose, mais parce que toute la substance de la chose est
produite par Dieu sans rien de présupposé. Donc, si le Fils procédait du Père
comme tiré du néant, son rapport au Père serait celui de l'oeuvre à l'artiste;
et il est trop clair que l'oeuvre ne peut pas prendre le nom de fils au sens propre,
mais seulement par manière de comparaison. Il s'ensuit que si le Fils de Dieu
procédait du Père comme tiré du néant, il ne serait pas Fils véritablement et
au sens propre. Ce qui va contre l'affirmation de S. Jean (1 Jn 5, 20 Vg): "Afin
que nous soyons en son vrai Fils, Jésus Christ." Le vrai Fils de Dieu
n'est donc pas tiré du néant; il n'est pas fait, mais seulement engendré.
Et
si quelques êtres faits de rien par Dieu sont appelés "fils de Dieu",
c'est par métaphore, en raison d'une certaine assimilation à Celui qui est
véritablement Fils. Celui-ci, en tant qu'il est le seul Fils de Dieu vrai et
naturel, prend le nom de "Fils unique", selon ce mot de S. Jean (1, 18):
"Le Fils unique qui est dans le sein du Père, lui-même nous l'a fait
connaître." En tant que d'autres sont appelés "fils adoptifs"
par ressemblance avec lui, on lui donne par une sorte de métaphore le nom de "Fils
premier-né", selon le mot de S. Paul (Rm 8, 29): "Ceux qu'il a connus
d'avance, il les a aussi prédestinés à être conformes à l'image de son Fils, afin
que celui-ci soit le premier-né d'un grand nombre de frères."
En
fin de compte, le Fils de Dieu est bien engendré de la substance du Père. A la
vérité, c'est d'une autre manière que le fils d'un homme. Une parcelle de la
substance de l'homme qui engendre passe en effet dans la substance de
l'engendré. Mais la nature divine est indivisible. Il faut donc que le Père, en
engendrant le Fils, au lieu de lui transmettre une portion de sa nature, la lui
communique tout entière et ne se distingue de lui que par une pure relation
d'origine, comme on l'a montré.
Solutions:
1. Dans l'expression "le Fils est né du Père (de Patre)", la préposition de
désigne un principe engendrant consubstantiel, et non pas un principe matériel.
Car ce qui est tiré d'une manière préalable est produit par une transmutation
de cette matière en une certaine forme; alors que l'essence divine est immuable
et ne peut pas recevoir une autre forme.
2. En disant que le Fils est engendré "de l'essence
du Père", on met en cause un principe quasi actif: telle est du moins
l'explication du Maître des Sentences, qui adopte la traduction suivante: "Le
Fils est engendré de l'essence du Père c'est-à-dire du Père Essence." Il
invoque ce passage de S. Augustin": "Quand je dis de Patre Essentia, c'est comme si je
disais en termes plus formels: de l'essence du Père." Mais cela ne paraît
pas suffire à donner à cette formule un sens satisfaisant. Car nous pouvons
dire que la créature procède "de Dieu Essence", et pourtant nous ne
disons pas qu'elle est "de l'essence de Dieu". On peut donc proposer
une autre solution.
La
préposition latine de dénote toujours un principe consubstantiel. Ainsi l'on ne
dit pas que la maison est faite "du" constructeur, car celui-ci n'en
est pas la cause consubstantielle; par contre, on dit qu'une chose est faite "d'"
une autre, dès que celle-ci se présente, à titre quelconque, comme un principe
consubstantiel. Principe actif: le fils, dit-on, naît "de" son père.
Principe matériel: un couteau "de" fer. Principe formel, du moins
s'il s'agit d'êtres en qui la forme est elle-même subsistante et n'advient pas
à un sujet distinct; d'un ange, on peut dire qu'il est "de" nature
intellectuelle. C'est en ce sens précisément qu'on dit: "Le Fils est
engendré de l'essence du Père", car l'essence du Père, communiquée au Fils
par génération, subsiste en celui-ci.
3. Dans l'énoncé: "Le Fils est engendré
"de" l'essence du Père", il y a un complément visàvis duquel
peut se vérifier la distinction (à savoir: du Père). Mais dans l'autre énoncé: "les
trois personnes sont "de" l'essence divine", il n'y a rien
vis-à-vis de quoi puisse s'établir la distinction évoquée par la préposition "de".
Le cas des deux formules n'est donc pas le même.
4. Quand l'Écriture dit que la sagesse est créée, on
peut l'entendre non pas de la Sagesse qui est le Fils de Dieu, mais de la
sagesse créée que Dieu infuse à des créatures. L'Ecclésiastique (1, 9 Vg) dit
en effet: "Il l'a créée (à savoir: la sagesse) dans l'Esprit Saint, et il
l'a répandue sur toutes ses oeuvres." D'ailleurs, il n'y a aucun
inconvénient à ce que, dans le même passage, l'Écriture parle à la fois des
deux sagesses, engendrée et créée, parce que la sagesse créée est une
participation de la Sagesse incréée. Ou bien cette expression peut se rapporter
à la nature créée assumée par le Fils: le sens est alors celui-ci: "Dès le
commencement et avant les siècles, j'ai été créée", c'est-à-dire: "Il
a été prévu que je serais unie à la créature." Ou bien, en qualifiant la
Sagesse de "créée" et "engendrée", on nous insinue le mode
éminent de la génération divine. Dans la génération, en effet, l'engendré
reçoit la nature de l'engendrant; et c'est pour sa perfection. Dans la création,
d'autre part, le créateur ne change pas; mais le créé ne reçoit pas la nature
du créateur. On qualifie donc le Fils à la fois de "créé" et d'"engendré",
pour nous faire saisir par ce terme de "création" l'immutabilité du
Père, et par celui de "génération" l'unité de nature entre le Père et
le Fils. C'est l'explication donnée par S. Hilaire.
Les
autres passages invoqués ne parlent pas du Saint-Esprit, mais d'un "esprit"
créé: ce terme désigne tantôt le vent, tantôt l'air, ou le souffle de l'homme, voire
l'âme, ou une substance invisible quelconque.
Objections:
1. Toute puissance est active ou passive, et ni l'une ni
l'autre ne convient ici. Il n'y a pas de puissance passive en Dieu, on l'a déjà
vu; pas davantage de puissance active d'une personne visàvis d'une autre, puisque
les personnes divines ne sont pas "faites", on vient de le montrer.
Il n'y a donc pas en Dieu de puissance concernant les actes notionnels.
2. On parle de puissance par rapport à un possible. Mais
les personnes divines ne sont pas au nombre des possibles; elles appartiennent
aux réalités nécessaires. Il ne faut donc pas poser en Dieu de puissance
relative aux actes notionnels, c'est-à-dire aux actes par lesquels procèdent
les Personnes divines.
3. Le Fils procède comme Verbe, c'est-à-dire comme
conception de l'intellect; le Saint-Esprit procède comme Amour, ce qui
ressortit à la volonté. Or, en Dieu, on parle bien de puissance par rapport à
ses effets, mais non point par rapport
à
la pensée ou à son vouloir, cela a été établi plus haut. On ne doit donc pas
parler en Dieu de puissance relative aux actes notionnels.
Cependant:
S.
Augustin écrit: "Si Dieu le Père n'a pu engendrer un Fils égal à lui-même,
où donc est la puissance de Dieu le Père?" Il y a donc bien en Dieu une
puissance correspondant aux actes notionnels.
Conclusion:
De
même qu'on pose en Dieu des actes notionnels, il faut y poser une puissance
concernant les actes en question. "Puissance" ne signifie rien
d'autre que "principe d'un acte"; et dès lors que nous saisissons le
Père comme principe de génération, le Père et le Fils comme principe de
spiration, il nous faut bien attribuer au Père la puissance d'engendrer et au
Fils la puissance de spirer. En effet, la puissance d'engendrer est ce par quoi
le géniteur engendre; et quiconque engendre, engendre en vertu de quelque
perfection. Il faut donc, en tout engendrant, poser une puissance d'engendrer;
et dans celui qui spire, une puissance de spirer.
Solutions:
1. Dans les actes notionnels, aucune Personne ne procède
comme "faite". Donc, quand on parle en Dieu de puissance relative aux
actes notionnels, on ne pose pas comme terme une personne faite, mais seulement
une personne qui procède.
2. Le possible qui s'oppose au nécessaire vient de la
puissance passive; celui-ci n'existe pas en Dieu; il n'y a donc pas de possible
de ce genre en Dieu. Il n'y a en lui que le possible inclus dans le nécessaire.
En ce second sens, on dira fort bien: que Dieu existe, c'est possible; et
pareillement: qu'il engendre un Fils, c'est possible.
3. Puissance signifie principe; et "principe"
implique distinction d'avec ce qui procède de ce principe. Or, dans ce que nous
attribuons à Dieu, on considère deux sortes de distinction: l'une est réelle, et
l'autre de pure raison. Dieu se distingue réellement et par essence des choses
dont il est principe, par création; pareillement, une personne se distingue
réellement de celle dont elle est principe par acte notionnel. Mais en Dieu, l'action
ne se distingue pas de l'agent, sinon d'une distinction de raison; sans quoi
l'action serait un accident en Dieu. C'est pourquoi, au sujet des actions
divines qui donnent lieu à la procession de réalités distinctes de leur
principe (soit selon l'essence, soit selon l'hypostase), on peut attribuer à
Dieu une puissance, au sens propre de principe: nous posons en lui une
puissance de créer, et nous pouvons de même y poser une puissance d'engendrer
ou de spirer. Mais connaître et vouloir ne sont pas de ces actes qui dénoncent
la procession d'une réalité distincte de Dieu, soit selon l'essence, soit selon
l'hypostase. On ne peut donc vérifier en lui une puissance concernant ces deux
actes, sauf selon notre mode de penser et d'exprimer son mystère, car nous
parlons encore en Dieu d'intellect et d'intellection, bien que l'intellection
divine soit son essence même, et n'ait pas de principe.
Objections:
1. Qui dit puissance, dit principe, par définition: la
puissance active, selon Aristote, est le principe de l'action. Or en Dieu "principe
d'une personne" est un terme notionnel. Donc en Dieu la puissance ne
signifie pas l'essence, mais, la relation.
2. En Dieu, pas de différence entre pouvoir et agir.
Mais la génération, en Dieu, signifie la relation. La puissance d'engendrer la
signifie donc aussi.
3. Les attributs qui signifient l'essence en Dieu, sont
communs aux trois Personnes. Mais la puissance d'engendrer n'est pas commune
aux trois Personnes. Elle est propre au Père. Elle ne signifie donc pas
l'essence.
Cependant:
de
même que Dieu peut engendrer un Fils, de même aussi il le veut. Mais la volonté
d'engendrer signifie l'essence. La puissance d'engendrer la signifie donc
aussi.
Conclusion:
Pour
certains, la puissance d'engendrer signifierait en Dieu la relation. Mais cela
ne se peut pas. Ce qu'on nomme proprement puissance, dans un agent quelconque, est
ce par quoi l'agent agit. D'autre part, quiconque produit quelque chose par son
action, assimile cette chose à soi, et précisément à la forme en vertu de
laquelle il agit. Par exemple, l'homme engendré ressemble à son progéniteur
précisément dans la nature humaine, en vertu de laquelle l'homme peut engendrer
un homme. Donc, chez tout engendrant, ce qui constitue sa puissance génératrice
est cela même en quoi l'engendré ressemble à l'engendrant. Or, le Fils de Dieu
est semblable au Père qui l'engendre, précisément quant à sa nature divine.
C'est donc la nature divine dans le Père, qui est pour celui-ci sa puissance
d'engendrer. Aussi lisons-nous chez S. Hilaire: "Il est impossible que la
naissance divine ne garde pas la nature même d'où elle provient; car ce qui
tire sa substance de Dieu même et non d'ailleurs, ne peut être autre que Dieu."
Il
faut donc dire avec le Maître des Sentences que la puissance d'engendrer
signifie principalement l'essence divine et non pas la relation seulement. Et
même, elle ne signifie pas l'essence en tant qu'identique à la relation, ce qui
serait signifier les deux au même titre. Sans doute la paternité se présente
comme une forme du Père; mais c'est une propriété personnelle qui joue, pour la
personne du Père, le rôle de la forme individuelle pour l'individu créé. Or, dans
les êtres créés, la forme individuelle constitue bien la personne qui engendre;
mais elle n'est pas ce par quoi la personne engendre, sinon Socrate
engendrerait Socrate. Par suite, la paternité non plus ne peut pas être
considérée comme ce par quoi le Père engendre, mais bien comme ce qui constitue
la personne du géniteur: sinon le Père engendrerait un Père. Ce par quoi le
Père engendre, c'est la nature divine en quoi le Fils lui est assimilé. Aussi
voit-on que Damascène appelle la génération "une oeuvre de la nature",
non que celle-ci engendre, mais c'est par elle que le géniteur engendre. Par
conséquent, la puissance d'engendrer signifie en droite ligne la nature divine,
et la relation seulement de façon conjointe.
Solutions:
1. Le mot "puissance" ne désigne pas la relation
même de principe, sinon ce terme appartiendrait au genre relation; il désigne
la réalité qui fait fonction de principe et encore non à titre d'agent
(principium quod) mais à titre de forme par laquelle l'agent agit (principium
quo). Or l'agent se distingue sans doute de ce qu'il fait, le géniteur se
distingue de l'engendré; mais ce par quoi le géniteur engendre est commun à
l'engendré et à son géniteur, et d'autant plus parfaitement que la génération
est plus parfaite. Aussi, puisque la génération divine est souverainement
parfaite, ce par quoi le géniteur engendre est commun à l'engendré et à
l'engendrant; commun par identité numérique, et non pas seulement spécifique
comme dans les créatures. Donc, quand on dit que l'essence divine est le
principe par quoi le géniteur engendre, il ne s'ensuit pas que l'essence se
distingue de l'engendré; cela s'ensuivrait si l'on disait que l'essence divine
engendre.
2. En Dieu, entre la puissance d'engendrer et l'acte
d'engendrer, l'identité est du même ordre qu'entre l'essence divine et la
génération ou la paternité: identité réelle, avec distinction de raison.
3. L'expression "puissance d'engendrer" évoque
la puissance dans le terme direct et la génération dans le complément, comme
quand on parle de "l'essence du Père". Ainsi donc l'essence
directement signifiée dans cette expression, est commune aux trois Personnes;
quant à la notion qu'elle connote, elle est propre à la personne du Père.
Objections:
1. Il semble que les actes notionnels peuvent se
terminer à plusieurs personnes, de sorte qu'il y ait en Dieu plusieurs
personnes engendrées ou spirées. En effet, quiconque possède la puissance
d'engendrer, peut engendrer. Or le Fils possède la puissance d'engendrer. Donc
il peut engendrer; et certes, non point lui-même. Donc il peut engendrer un
autre fils. Donc il peut y avoir plusieurs Fils en Dieu.
2. S. Augustin dit: "Le Fils n'a pas engendré de
Créateur. Ce n'est pas qu'il ne l'ait pas pu, mais il ne le devait pas."
3. Pour engendrer, Dieu le Père, est plus puissant qu'un
Père créé. Or un homme peut engendrer plusieurs fils. Donc Dieu aussi, surtout
parce que la puissance du Père n'est pas diminuée quand il a engendré son Fils.
Cependant:
il
n'y a pas de différence chez Dieu entre être et pouvoir. Donc s'il pouvait y
avoir plusieurs Fils en Dieu, de fait il y en aurait plusieurs. Il y aurait
ainsi plus de trois personnes en Dieu, et c'est là une hérésie.
Conclusion:
Comme
dit le Symbole attribué à saint Athanase, il y a en Dieu un seul Père, un seul
Fils et un seul Saint-Esprit. On peut en donner quatre raisons. La première se
tire des relations qui seules distinguent les personnes. Puisque les personnes
divines sont les relations subsistantes elles-mêmes, il ne pourrait y avoir en
Dieu plusieurs Pères ou plusieurs Fils que s'il y avait plusieurs paternités et
plusieurs filiations. Ceci d'ailleurs ne serait possible que par distinction
matérielle entre ces filiations, car, dans une même espèce, les formes ne sont
multipliables qu'en raison de la matière, qui n'existe pas en Dieu. Il ne peut
donc y avoir en lui qu'une seule filiation subsistante, de même que la
blancheur subsistante, si elle pouvait exister, serait unique.
La
deuxième raison se prend des processions. Dieu connaît et veut toutes choses
par un acte unique et simple. Il ne peut donc y avoir qu'une seule personne
procédant comme verbe, et c'est le Fils; une seule personne procédant comme
amour, et c'est le Saint-Esprit.
La
troisième raison se prend du mode de procéder. Les personnes procèdent naturellement,
nous l'avons dit. Or la nature est déterminée à un seul effet.
La
quatrième raison est tirée de la perfection des Personnes divines: si le Fils
est parfait, c'est que la filiation divine est tout entière contenue en lui, et
qu'il n'y a qu'un seul Fils. On en dirait autant des autres Personnes.
Solutions:
1. Certes, on doit concéder purement et simplement que
le Fils possède la puissance que possède le Père. Mais on ne concédera pas la
formule latine Filius habet potentiam
generandi si du moins on entend generandi
comme le gérondif du verbe actif, ce qui signifierait: Le Fils a la puissance
d'engendrer. Le Père et le Fils ont bien aussi un seul et même être, et
pourtant on ne dira pas que "le Fils est le Père", en raison du
prédicat personnel qui s'ajoute ici à "est". Toutefois, si le mot generandi est gérondif du verbe passif, alors,
oui, il y a dans le Fils une potentia
generandi: la puissance d'être engendré (par le Père). On le concédera
encore, si c'est le gérondif du verbe impersonnel, autrement dit: la puissance
d'être engendré par une personne quelconque.
2. Dans ce passage, S. Augustin ne veut pas dire que le
Fils pourrait engendrer un fils; mais que, s'il n'engendre pas, ce n'est pas
par impuissance, comme on le verra plus loin.
3. L'immatérialité et la perfection divines exigent
qu'il ne puisse pas y avoir plusieurs Fils en Dieu. Le fait de n'avoir qu'un
Fils n'implique donc chez le Père aucune impuissance d'engendrer.
Il s'agit maintenant de comparer les
Personnes entre elles. Nous considérerons d'abord leur égalité et leur
similitude (Q. 42), ensuite leur mission (Q. 43).
1. Y a-t-il
lieu de parler d'égalité entre les Personnes divines? 2. La personne qui
procède est-elle égale en éternité à celle dont elle procède? 3. Y a-t-il un
ordre entre les Personnes divines? 4. Les Personnes divines sont-elles égales
en grandeur? 5. Sont-elles l'une dans l'autre? 6. Sont-elles égales en
puissance?
Objections:
1. Qui dit égalité, dit quantité identique de part et
d'autre, selon Aristote. Or il n'y a pas de quantité chez les Personnes
divines. Pas de quantité continue, d'abord: ni intrinsèque, ou grandeur; ni
extrinsèque: lieu ou temps. Ce n'est pas non plus la quantité discrète, ou nombre,
qui donnera lieu ici à une égalité, car deux personnes font plus qu'une seule.
Donc, pas d'égalité entre les Personnes divines.
2. On l'a déjà dit: les Personnes divines sont d'essence
unique. Et l'on signifie ainsi l'essence comme une forme. Or, avoir même forme
fonde un rapport de similitude, et non pas d'égalité. Parlons donc de
similitude entre les Personnes divines, mais non d'égalité.
3. L'égalité est toujours réciproque: autrement dit, on
est égal à son égal. Mais on ne peut dire des Personnes divines qu'elles soient
égales l'une
à
l'autre. S. Augustin écrit en effet: "L'image qui reproduit son modèle à
la perfection, s'égale bien à lui; mais lui ne s'égale point à son image."
Or l'image du Père, c'est le Fils. Ainsi donc le Père n'est pas égal au Fils.
Par conséquent, il n'y a pas d'égalité entre les Personnes divines.
4. L'égalité est une relation. Mais il n'y a pas de
relation commune à toutes les personnes; au contraire, c'est par leurs
relations qu'elles se distinguent l'une de l'autre. L'égalité ne convient donc
pas aux Personnes divines.
Cependant:
S.
Athanase dit dans son Symbole: "Les trois Personnes coéternelles sont
égales entre elles."
Conclusion:
L'égalité
des Personnes divines est une conclusion nécessaire En effet, selon le Philosophe,
il y a égalité quand il n'y a aucune différence en plus ou en moins. Et
précisément, chez les Personnes divines, on ne peut poser la moindre différence
en plus ou en moins. C'est Boèce qui le dit: "Ceux-là n'échappent pas au
risque de diviser la divinité, qui y mettent du plus ou du moins, comme les
ariens, qui déchirent la Trinité en y introduisant des degrés, et en font une
pluralité."
Voici
pourquoi. Des choses inégales ne peuvent pas avoir la même quantité, numériquement
la même. Or, en Dieu, la quantité n'est pas autre chose que l'essence Il en
résulte que, s'il y avait la moindre inégalité entre les Personnes divines, elles
n'auraient pas une essence unique, autrement dit, les trois Personnes ne
seraient pas un seul Dieu. Cela étant impossible, il faut bien admettre
l'égalité des Personnes divines.
Solutions:
1. La quantité est de deux sortes. La quantité de masse,
ou quantité dimensive n'existe que dans les êtres corporels; elle n'a
évidemment pas de place dans les Personnes divines. La quantité virtuelle
mesure la perfection d'une nature ou d'une forme; c'est d'elle qu'il s'agit
quand on parle d'une chose "plus ou moins chaude"; on veut dire
qu'elle est plus ou moins parfaite en ce genre de qualité qu'est la chaleur. Or,
on peut envisager la quantité virtuelle d'abord dans sa racine, c'est-à-dire
dans la perfection même de la forme ou nature; en ce sens, on parlera de
grandeur spirituelle, comme on parle d'une grande chaleur, à raison de son
intensité ou perfection. S. Augustin a dit: "Pour les choses qui sont
grandes autrement que par la masse, être plus grand, c'est être meilleur";
et l'on sait que "meilleur" désigne un plus parfait. En second lieu, on
peut envisager la quantité virtuelle dans les effets de la forme. De ces effets,
le premier est l'être, car toute chose a l'être selon sa forme; le second est
l'opération, car tout agent agit en vertu de sa forme. La quantité virtuelle se
vérifiera donc et dans l'être et dans l'opération. Dans l'être d'abord, en ce
sens que les choses de nature plus parfaite ont une durée plus grande; dans
l'opération aussi, en ce sens que les natures plus parfaites sont plus
puissantes pour agir. Et voilà précisément, selon S. Augustin, comment s'entend
l'égalité entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit: "C'est qu'aucun d'eux
ne précède l'autre en éternité, ne le dépasse en grandeur, ni le surpasse en
puissance."
2. Quand la comparaison porte sur la quantité virtuelle,
l'égalité implique la similitude, avec ceci en plus qu'elle exclut toute
différence de degré.
En
effet, toutes les choses qui ont même forme, peuvent se dire semblables, même
si elles participent inégalement à cette forme; on dit ainsi que l'air est
semblable au feu par sa chaleur. Mais on ne peut pas les dire égales, si l'une
participe à cette forme plus parfaitement que l'autre. Or le Père et le Fils, non
seulement n'ont qu'une seule et même nature, mais ils l'ont aussi parfaitement
l'un que l'autre: aussi disons-nous, non seulement contre Eunomius, que le Fils
est semblable au Père, mais aussi, contre Arius, qu'il est égal au Père.
3. L'égalité et la similitude peuvent s'exprimer en Dieu
par deux sortes de vocables: des noms et des verbes. Quand on y emploie des
noms, c'est bien d'égalité et de similitude mutuelle qu'il s'agit entre
personnes divines: le Fils est égal et semblable au Père, et réciproquement. La
raison en est que l'essence n'appartient pas davantage au Père qu'au Fils;
aussi, de même que le Fils a la grandeur du Père, autrement dit est égal au
Père, de même aussi le Père a la grandeur du Fils, autrement dit est égal au
Fils. Mais dans les créatures "il n'y a pas réciprocité d'égalité et de
similitude", dit Denys i. Nous disons bien que les effets sont semblables
aux causes, pour autant qu'ils possèdent la forme de leur cause; mais la
réciproque n'est pas vraie, parce que la forme est dans la cause à titre
principal, dans l'effet à titre secondaire. Quant aux verbes, il signifient
l'égalité avec mouvement. Et s'il est vrai qu'en Dieu il n'y a pas de mouvement,
du moins on y vérifie une sorte de "recevoir". Donc, parce que le
Fils reçoit du Père ce qui le rend son égal, nous disons que le Fils est égal
au Père, et non l'inverse.
4. Dans les Personnes divines, la pensée ne trouvera
rien de plus que l'essence où elles communient, et les relations qui les
distinguent. Or, l'égalité entre les personnes implique ces deux aspects:
distinction des personnes, d'abord, car nul n'est égal à soi-même; unité
d'essence, ensuite, car si les personnes sont égales entre elles, c'est
qu'elles ont même grandeur et essence. D'ailleurs, il est clair que, de
soi-même à soi-même, il n'y a pas de relation réelle; pas davantage d'une
relation à une autre. Par exemple, lorsqu'on dit que la paternité s'oppose à la
filiation, l'opposition n'est pas une relation qui s'intercalerait entre la
paternité et la filiation. Sans quoi, dans les deux cas, on multiplierait les
relations à l'infini.
Dès
lors l'égalité, et pareillement la similitude, n'est pas, dans les Personnes
divines, une relation réelle à distinguer des relations personnelles; elle
inclut dans son concept aussi bien les relations distinctes des personnes, que
l'unité d'essence. De là ce mot du Maître des Sentences: ici "la
dénomination seule est relative"
Objections:
1. Le Fils, par exemple, n'est pas coéternel au Père.
Arius, en effet, recensait douze modes de génération (tous entachés de quelque
inégalité). Comme type du premier mode, il cite la genèse de la ligne par le
point: à ce mode, il manque l'égalité en simplicité. Deuxième mode: l'émission
des rayons du soleil; ici, pas d'égalité en nature. Troisième mode:
l'impression d'une marque par le sceau; ici, pas de consubstantialité, pas non
plus de puissance efficace communiquée. Quatrième mode: l'inspiration du bon
vouloir par Dieu: point non plus de consubstantialité. Cinquième mode:
l'accident qui procède de la substance; mais l'accident n'est pas subsistant.
Sixième mode: l'abstraction d'une forme hors de sa matière (ainsi le sens
extrait l'espèce de la chose sensible); ici, il n'y a pas égale simplicité et
spiritualité de part et d'autre. Septième mode: l'excitation du vouloir par la
pensée; mais ce processus s'accomplit dans le temps. Huitième mode: le
changement de figure (ainsi le bronze devient statue); c'est là un mode
matériel. Neuvième mode: le mouvement produit par un moteur; ici, il y a cause
et effet. Dixième mode: la genèse des espèces à partir du genre; pareil mode
répugne à Dieu, car on n'attribue pas le Père au Fils comme on attribue un
genre à ses espèces. Onzième mode: la création artistique (le coffret extérieur
procède du coffret conçu dans la pensée); on a encore effet et cause Douzième
mode: la naissance des vivants (ainsi l'homme naît de son père); ici, le
principe précède l'effet dans le temps.
Bref,
il ressort de cette enquête, que, de quelque manière qu'un être procède d'un
autre, l'égalité fait défaut entre eux, égalité de nature ou de durée. Donc si
le Fils procède du Père, il faudra avouer ou bien qu'il est inférieur au Père, ou
bien qu'il lui est postérieur, à moins qu'il ne soit l'un et l'autre.
2. Tout ce qui provient d'un autre a un principe. Mais
ce qui est éternel n'a pas de principe. Le Fils n'est donc pas éternel, ni non
plus le Saint-Esprit.
3. Ce qui se corrompt cesse d'être. Donc ce qui est
engendré commence d'être; car c'est pour cela même qu'on l'engendre: pour qu'il
soit. Or le Fils est engendré par le Père. Donc il commence d'être, et n'est
pas coéternel au Père.
4. Si le Fils est engendré par le Père, ou bien il est
toujours engendré, ou bien on peut désigner l'instant de sa génération.
Admettons qu'il soit toujours engendré. Tant qu'une chose est en cours de
génération, elle est imparfaite; on le voit bien pour les êtres successifs tels
que le temps, le mouvement, qui sont en perpétuel devenir. Il s'ensuivrait que
le Fils serait toujours imparfait: conséquence inadmissible. C'est donc qu'il y
a un instant donné, qui est l'instant de la génération du Fils; et avant cet
instant, le Fils n'existait pas.
Cependant:
S.
Athanase dit: "Les Personnes sont toutes trois coéternelles l'une à
l'autre."
Conclusion:
Que
le Fils soit coéternel au Père, c'est une thèse nécessaire, comme le montrera
la considération suivante. L'être issu d'un principe peut être postérieur à son
principe soit en raison de l'agent, soit en raison de l'action. Pour ce qui est
de l'agent, distinguons encore le cas de l'agent volontaire et celui de l'agent
naturel. L'agent volontaire a le choix du temps; comme il est en son pouvoir de
choisir la forme à donner à l'effet, on l'a dit plus haut, il est aussi en son
pouvoir de choisir le temps où produire l'effet. Pour l'agent naturel, il y a
aussi antériorité du principe par rapport à l'effet, lorsque l'agent, ne
possédant pas du premier coup la perfection de son pouvoir naturel d'action, ne
l'atteint qu'au bout d'un certain temps. Du côté de l'action, ce qui peut
empêcher l'effet n'existerait pas dès ce même instant, mais seulement au terme
de l'action.
Or,
il ressort clairement de nos exposés précédents que le Père engendre son Fils
non par volonté, mais par nature; qu'en outre, la nature du Père est parfaite
de toute éternité; enfin que l'action par laquelle le Père produit le Fils
n'est pas successive; autrement, le Fils de Dieu serait engendré
progressivement, c'est-à-dire d'une génération matérielle et liée au mouvement:
chose impossible. Ainsi le Fils de Dieu est bien coéternel au Père, et le
Saint-Esprit coéternel à tous deux.
Solutions:
1. S. Augustin l'a dit: il n'est pas de mode créé de
procession qui puisse représenter parfaitement la génération divine. Il faut
donc s'en former une représentation analogique à partir de modes multiples, l'un
suppléant en quelque manière au défaut de l'autre. C'est ainsi qu'on lit dans
les Actes du Concile d'Éphèse: "Le nom de Splendeur nous révèle que le
Fils coexiste avec le Père et lui est coéternel; celui de Verbe nous montre
qu'il s'agit d'une naissance sans passivité; celui de Fils nous insinue sa
consubstantialité." De toutes ces similitudes pourtant, c'est la
procession du verbe émané de l'intellect qui constitue la représentation la
plus formelle; or le verbe n'est postérieur à son principe que dans le cas d'un
intellect passant de la puissance à l'acte, condition absolument étrangère à
Dieu.
2. L'éternité exclut tout commencement ou principe de
durée, mais non pas tout principe d'origine.
3. Toute corruption est un changement; voilà pourquoi ce
qui se corrompt commence à n'être plus ou cesse d'être. Mais la génération
éternelle n'est pas un changement, nous l'avons assez dit.
4. Dans le temps, on distingue l'indivisible, c'est-à-dire
l'instant, et ce qui dure, c'est-à-dire le temps. Mais, dans l'éternité, l'instant
indivisible lui-même subsiste toujours, on l'a dit précédemment. Or, la
génération du Fils ne s'accomplit ni dans un instant temporel, ni dans la durée
du temps, mais dans l'éternité. C'est pourquoi, si l'on veut signifier cette
présence et permanence actuelle de l'éternité, on peut dire avec Origène que le
Fils "naît toujours". Cependant il vaut mieux, avec S. Grégoire et S.
Augustin, dire: "Il est toujours né"; dans cette expression, l'adverbe
"toujours" évoque la permanence de l'éternité, et le parfait "est
né" évoque la perfection achevée de ce qui est engendré. Ainsi on
n'attribue au Fils aucune imperfection, et l'on évite d'admettre, comme Arius, "un
temps où il n'était pas".
Objections:
1. Il n'y a en Dieu que l'essence, la Personne, ou la
notion. Or qui dit "ordre de nature", n'évoque ni l'essence, ni une
personne, ni une notion. Il n'y a donc pas d'ordre de nature en Dieu.
2. Dès qu'il y a un ordre de nature, il y a un premier, au
moins en nature et en raison. Mais, selon S. Athanase, "il n'y a ni avant
ni après" dans les Personnes divines. C'est donc qu'il n'y a pas d'ordre
de nature entre elles.
3. Qui dit ordre, dit distinction. Mais la Nature divine
ne comporte aucune distinction. Elle ne comporte donc pas d'ordre non plus.
Donc, il n'y a pas d'ordre de nature ici.
4. La nature divine est l'essence de Dieu. Mais il n'y a
pas d'"ordre de l'essence", en Dieu. Donc pas davantage d'ordre de
nature.
Cependant:
une
pluralité sans ordre est une confusion. Or, il n'y a pas de confusion dans les
Personnes divines, dit S. Athanase. Il y a donc là un ordre.
Conclusion:
L'ordre
se prend toujours par rapport à un principe. Et comme il y a des principes de
tout genre, par exemple, en position, le point; dans la connaissance: les
principes de la démonstration; et chaque cause dans sa ligne, il y aura autant
d'ordres différents. En Dieu, on parle de principe selon l'origine, et sans
priorité, nous l'avons vu plus haut. Il doit donc y avoir un ordre d'origine, sans
priorité. S. Augustin l'appelle "un ordre de nature, ordre selon lequel
l'un procède de l'autre, et non pas soit antérieur à l'autre".
Solutions:
1. "Ordre de nature" évoque ici la notion
d'origine, mais en général et sans spécifier.
2. Dans les créatures, même quand effet et principe
coexistent strictement selon la durée, le principe précède l'effet en nature et
en raison, du moins si l'on considère la réalité qui est principe. Mais, si
l'on considère les relations mêmes de cause à effet, de principe et de dérivé, alors
il est clair que les rapports corrélatifs sont simultanés en nature et en
raison, puisque l'un entre dans la définition de l'autre. Or, en Dieu, les
relations sont elles-mêmes les personnes qui subsistent en une seule nature. En
conséquence, ni la nature, ni les relations ne peuvent ici donner lieu à une
priorité entre les personnes, pas même à une priorité de nature et de raison.
3. "Ordre de nature", disons-nous; non que la
nature elle-même ait à s'ordonner, mais parce que, entre les Personnes divines,
l'ordre se prend selon leur origine naturelle.
4. "Nature" implique un certain aspect de
principe, mais non "essence". Et c'est pourquoi l'ordre d'origine
s'appelle un ordre de nature, plutôt qu'un ordre d'essence.
Objections:
1. Le Fils n'a pas la même grandeur que le Père. Il dit
lui-même en Jn 14, 28: "Le Père est plus grand que moi." Et l'Apôtre
(1 Co 15, 28): "Le Fils lui-même sera soumis à celui qui lui a tout
soumis."
2. La paternité fait partie de la dignité du Père. Mais
la paternité ne convient pas au Fils. Le Fils ne possède donc pas toute la
dignité du Père. Il n'a donc pas la même grandeur que le Père.
3. Dès qu'il y a tout et parties, plusieurs parties font
plus qu'une seule ou qu'un moindre nombre de ces parties; ainsi trois hommes
font un total plus grand que deux hommes ou un seul. Mais il semble bien qu'en
Dieu il y ait un tout universel et des parties; car, sous le terme général de
relation ou notion, sont comprises plusieurs "notions". Et puisque
dans le Père, il y a trois de ces notions, et deux seulement dans le Fils, il
semble donc que le Fils n'est pas égal au Père.
Cependant:
on
lit dans l'épître aux Philippiens (2, 6): "Il n'a pas cru que ce fût pour
lui une usurpation d'être égal à Dieu."
Conclusion:
Il
faut reconnaître que le Fils est aussi grand que le Père. En effet, la grandeur
de Dieu n'est pas autre chose que la perfection de sa nature. D'autre part, pour
qu'il y ait paternité et filiation, il faut que, par sa génération, le fils
parvienne à posséder en perfection la nature du père, comme le père la possède.
Chez les hommes, il est vrai, la génération est un changement qui fait passer
le sujet de la puissance à l'acte; aussi le fils n'est-il pas dès le début égal
au père qui l'engendre; c'est par une croissance convenable qu'il parvient à
cette égalité, sauf accident imputable à un défaut du principe générateur. Mais
il est clair, par ce qu'on a dit plus haut, qu'en Dieu s'établissent des
rapports de vraie et propre paternité et filiation; et il n'est pas possible
d'admettre une défaillance de la vertu de Dieu le Père, en son acte générateur,
ni que Dieu le Fils soit parvenu à sa perfection par un développement
successif. Il faut donc conclure que, de toute éternité, le Fils est aussi
grand que le Père. C'est pourquoi S. Hilaire écrit; "Écartez de cette
naissance les misères de la condition corporelle; écartez le processus initial
de la conception, les douleurs de l'enfantement et toutes les nécessités humaines;
tout fils, par sa naissance naturelle, jouit de l'égalité avec son père, puisqu'il
est la similitude vivante de sa nature."
Solutions:
1. Ces paroles concernent le Christ considéré selon sa
nature humaine, en laquelle, de fait, il est inférieur à son Père et lui est
soumis; mais considéré en sa Nature divine, il est égal à son Père. C'est bien
ce que dit S. Athanase: "Égal à son Père selon sa divinité, inférieur au
Père selon son humanité." Ou comme dit S. Hilaire: "Par sa situation
de Donateur, le Père serait plus grand; mais en raison de ce qui est donné, l’Être
divin, indivisible, le bénéficiaire n'est pas moins grand", et, dans son
Livre sur les Conciles, il explique que "la soumission du Fils, c'est sa
piété naturelle", qui consiste à reconnaître qu'il tient du Père sa
nature. "Mais la soumission de tous les autres, c'est leur condition
infirme de créature."
2. L'égalité est un rapport de grandeur. Or la grandeur
de Dieu est la perfection de sa nature, on l'a dit, et elle ressortit à
l'essence. C'est dire qu'en Dieu égalité et similitude concernent les attributs
essentiels, et qu'on n'y peut parler d'inégalité ou de dissemblances à propos
des distinctions relatives S. Augustin dit ainsi: "Demander "de
qui" est telle Personne, c'est poser une question d'origine mais demander
"quelle" elle est, et de quelle "grandeur", voilà qui
intéresse l'égalité." Donc, si la paternité est une dignité du Père, c'est
pour autant qu'elle est l'essence du Père: la dignité est en effet un attribut
absolu qui ressortit à l'essence. Et, comme la même essence est paternité dans
le Père et filiation dans le Fils, ainsi la même dignité est dans le Père sa
paternité, et dans le Fils sa filiation. Il est donc vrai que le Fils possède
toute la dignité du Père. Et on ne peut pas déduire: "Le Père possède la
paternité, donc le Fils possède la paternité"; car on passe là de l'absolu
au relatif. Le Père et le Fils ont bien même et unique essence ou dignité; mais
dans le Père elle comporte la condition relative de donateur, et dans le Fils
le bénéficiaire qui reçoit.
3. Bien que le prédicat "relation" se vérifie
de chaque relation divine, ce n'est pas en Dieu un tout universel, puisque
toutes ces relations ne font qu'un selon l'essence et l'être. C'est là une
condition opposée à celle d'universel, dont les parties sont distinctes selon
l'être. Il en est de même de la personne, on l'a déjà dit: en Dieu, ce n'est
pas un universel. Dès lors, toutes les relations divines ne font pas un total
plus grand qu'une seule de ces relations; et toutes les personnes ne font pas
quelque chose de plus grand qu'une seule, puisque chaque personne possède toute
la perfection de la Nature divine.
Objections:
1. Des huit modes d'exister dans un autre, recensés par
Aristote, aucun ne convient au cas du Père et du Fils; c'est assez clair quand
on parcourt la liste en détail. Le Fils n'est donc pas dans le Père, ni le Père
dans le Fils.
2. Ce qui sort d'un autre, n'est pas en lui. Mais de
toute éternité le Fils est sorti du Père, selon le prophète Michée (5, 1): "La
sortie date du commencement des jours de l'éternité." Donc le Fils n'est
pas dans le Père.
3. Quand deux termes s'opposent, l'un n'est pas dans
l'autre. Or le Père et le Fils s'opposent relativement. Il n'est donc pas
possible que l'un soit dans l'autre.
Cependant:
on
lit dans S. Jean (14, 10): "Je suis dans le Père et le Père est en moi."
Conclusion:
Il
y a trois choses à considérer dans le Père et dans le Fils: l'essence, la
relation et l'origine. Et sous ces trois chefs, le Père et le Fils sont mutuellement
l'un dans l'autre. En effet, considérons l'essence: le Père est dans le Fils, puisque
le Père est son essence, et qu'il la communique au Fils sans le moindre
changement: l'essence du Père étant dans le Fils, il s'ensuit bien que le Père
est dans le Fils. Et puisque le Fils est son essence, il s'ensuit également que
le Fils est dans le Père, où est sa propre essence. C'est ce que disait S.
Hilaire h: "Le Dieu immuable suit, pour ainsi dire, sa nature quand il
engendre un Dieu immuable. En celui-ci, c'est donc la nature subsistante de
Dieu que nous reconnaissons, car Dieu est en Dieu". Considérons maintenant
les relations: il est évident que chacun des relatifs qui s'opposent, entre
dans la notion de l'autre. Enfin considérons l'origine: il est clair encore que
le verbe intelligible ne procède pas au-dehors, mais qu'il demeure dans
l'intellect qui le dit; de même, l'objet exprimé par le verbe est contenu dans
ce verbe. Et l'on raisonnerait pareillement pour le Saint-Esprit.
Solutions:
1. Ce qui se passe dans les créatures ne donne pas une
représentation suffisante de ce qui se passe en Dieu. Ainsi l'immanence
réciproque du Fils dans le Père et du Père dans le Fils échappe à tous les
modes recensés par le Philosophe. Cependant, le mode qui s'en rapproche le plus
est l'immanence de l'effet dans son principe d'origine; avec cette différence, bien
entendu, que dans les créatures il n'y a pas d'unité d'essence entre le
principe et ce qui en procède.
2. La "sortie" du Fils émanant du Père
s'entend à la manière d'une procession intérieure, celle du verbe qui sort du "coeur"
tout en y demeurant. En Dieu, cette "sortie" n'évoque donc qu'une
distinction relative, sans la moindre distance ou division de l'essence.
3. Ce n'est point par l'essence, mais par leurs relations
que le Père et le Fils s'opposent, d'ailleurs sans préjudice de l'immanence
mutuelle entre termes relativement opposés, on vient de le dire.
Objections:
1. Nous lisons dans S. Jean (5, 19): "Le Fils ne
peut rien faire de lui-même, il ne fait que ce qu'il voit faire au Père."
Mais le Père peut agir de lui-même. Il est donc plus puissant que le Fils.
2. Celui qui commande et enseigne a un pouvoir supérieur
à celui qui obéit et écoute. Or le Père commande au Fils, ainsi qu'il est dit
dans S. Jean (14, 31): "Ce que mon Père m'a ordonné, je le fais." Le
Père enseigne aussi le Fils, selon qu'il est dit (Jn 5, 20): "Le Père aime
le Fils et lui montre tout ce qu'il fait." Pareillement le Fils écoute, selon
cette autre parole (Jn 5, 30): "Je juge selon ce que j'entends." Donc
le pouvoir du Père est supérieur à celui du Fils.
3. A la toute-puissance du Père, il appartient de
pouvoir engendrer un Fils égal à lui-même. S. Augustin dit ainsi: "Si le
Père n'a pu engendrer son égal, où est sa toute-puissance?" Or le Fils ne
peut pas engendrer de fils, on l'a vu précédemment. Le Fils ne peut donc pas
tout ce qui relève de la toute-puissance du Père; autrement dit, il ne lui est
pas égal en puissance.
Cependant:
on
lit dans S. Jean (5, 19): "Tout ce que fait le Père, le Fils aussi le fait
pareillement."
Conclusion:
Il
faut dire que le Fils est égal au Père en puissance. Car la puissance d'agir
suit la perfection de la nature. On le voit bien dans les créatures: plus la
nature qu'on possède est parfaite, plus la vertu active est grande. Or, on a
montré plus haut que la notion même de paternité et de filiation divine exige
que le Fils soit égal au Père en grandeur, c'est-à-dire en perfection de
nature. Il en résulte que le Fils est égal au Père en puissance. La même raison
vaut pour le Saint-Esprit comparé au Père et au Fils.
Solutions:
1. En disant que le Fils "ne peut rien faire de
lui-même", on ne refuse au Fils rien de la puissance du Père; car on
ajoute aussitôt que "tout ce que fait le Père, le Fils le fait également".
On montre seulement par là que le Fils tient sa puissance du Père comme il
tient de lui sa nature. Comme dit S. Hilaire: "Si grande est l'unité de la
Nature divine, que le Fils, quand il agit par soi, n'agit pas de lui-même."
2. Quand il est dit que le Père "montre" au
Fils et que le Fils l'"écoute", entendons simplement que le Père
communique sa science au Fils, comme il lui communique son essence. Et l'on
peut rapporter à cette explication le commandement du Père: en engendrant son
Fils, il lui donne de toute éternité connaissance et vouloir de ce qu'il aura à
faire. Ou bien, et de préférence, on rapportera ces expressions au Christ dans
sa nature humaine.
3. Comme la même essence est dans le Père sa paternité, et
dans le Fils sa filiation, ainsi c'est par la même puissance que le Père
engendre et que le Fils est engendré. Il est donc clair que, tout ce que peut
le Père, le Fils le peut également. On n'en déduira pas cependant que le Fils
peut engendrer; ce serait là encore passer indûment de l'absolu au relatif. En
Dieu, en effet, la génération signifie la relation. Le Fils a donc la même
puissance que le Père avec une relation différente: le Père a cette puissance à
titre de donateur, ce qu'on exprime en disant qu'il peut engendrer; le Fils, de
son côté, l'a comme bénéficiaire qui reçoit, et on l'exprime en disant qu'il
peut être engendré.
1. Convient-il
à une Personne divine d'être envoyée? 2. La mission est-elle éternelle ou
seulement temporelle? 3. Comment une Personne divine est-elle envoyée? 4.
Convient-il à toute Personne divine d'être envoyée? 5. Y a-t-il mission
invisible du Fils aussi bien que du Saint-Esprit? 6. A qui est accordée la
mission invisible? 7. La mission visible. 8. Une Personne peut-elle s'envoyer
elle-même, visiblement ou invisiblement?
Objections:
1. L'envoyé est inférieur à celui qui l'envoie. Or
aucune Personne divine n'est inférieure à l'autre. Donc aucune Personne divine
n'est envoyée par une autre.
2. Ce qu'on envoie se sépare de ce qui l'envoie: comme
dit S. Jérôme: "Ce qui est uni et conjoint en un seul et même corps ne
peut pas être envoyé." Or, il n'y a rien de séparable dans les Personnes
divines, selon S. Hilaire. Donc une Personne ne peut être envoyée par une
autre.
3. Celui qu'on envoie quitte son lieu pour un autre.
Mais cela non plus ne convient pas à une Personne divine, puisqu'elle est
partout. Donc il ne convient pas à une Personne divine d'être envoyée.
Cependant:
on
lit en S. Jean (8, 16): "Je ne suis pas seul: j'ai avec moi le Père qui
m'a envoyé."
Conclusion:
L'idée
de mission ou envoi implique une double relation: de l'envoyé à celui qui
l'envoie, et de l'envoyé au terme où on l'envoie. Etre envoyé, cela dénonce
d'abord, entre l'envoyé et celui qui l'envoie, une procession: qu'il s'agisse
d'un mandat, comme le cas du maître envoyant son serviteur; ou d'un conseil, comme
on dit que le conseiller envoie le roi faire la guerre; ou d'une origine, comme
on dit que la tige émet la fleur. Cela dénonce aussi un rapport avec le terme de
l'envoi; il s'agit pour l'envoyé de commencer
d'être
là à quelque titre, soit qu'auparavant il ne fût d'aucune manière là où on
l'envoie, soit qu'il n'y fût pas de la manière dont il commence d'y être.
On
peut donc parler de la mission d'une Personne divine, en évoquant par là, d'une
part, sa procession d'origine à l'égard de la Personne qui l'envoie; d'autre
part, un nouveau mode pour elle d'exister quelque part. On dit ainsi du Fils
qu'il a été envoyé en ce monde par son Père, en tant qu'il a commencé d'être en
ce monde par la chair qu'il a prise, bien qu'auparavant "il fût déjà dans
le monde" comme dit S. Jean (1, 10).
Solutions:1. La mission implique une infériorité dans l'envoyé,
quand c'est par ordre ou par conseil que l'envoyé procède du principe qui
l'envoie; car celui qui conseille est plus sage. Mais en Dieu la mission
n'évoque que la procession d'origine, et celle-ci respecte l'égalité des
Personnes divines, on l'a vu plus haut.
2. Ce qu'on envoie pour commencer d'être en un lieu où
il n'était d'aucune manière, se meut d'un mouvement local dans l'exécution de
sa mission; il faut donc bien qu'il se sépare localement de celui qui l'envoie.
Mais il n'est rien de tel dans la mission d'une Personne divine: la Personne
envoyée ne commence pas d'exister en un lieu où elle n'était pas; elle ne cesse
donc pas non plus d'exister à l'endroit où elle était. Autrement dit, cette
missionlà ne comporte pas de séparation, mais une simple distinction d'origine.
3. La dernière objection raisonne sur la mission (ou
envoi) qui comporte un mouvement local: pareille mission n'a rien à faire en
Dieu.
Objections:
1. S. Grégoire parle ainsi: "Le Fils est envoyé du
fait qu'il est engendré." Or, la génération du Fils est éternelle. Sa
mission l'est donc aussi.
2. Ce qui reçoit une attribution dans le temps subit un
changement. Mais une Personne divine ne change pas. La mission d'une Personne
divine n'est donc pas temporelle, mais éternelle.
3. Mission implique procession. Or la procession des
Personnes divines est éternelle. Leur mission l'est donc aussi.
Cependant:
on
lit dans l'épître aux Galates (4, 4): "Quand vint la plénitude des temps, Dicu
envoya son Fils."
Conclusion:
Dans
les vocables évoquant l'origine des Personnes divines, il y a des différences à
noter. Certains termes n'évoquent dans leur signification que le rapport
d'émané à principe: tels sont "procession" et "sortie".
D'autres, outre ce rapport au principe, précisent le terme de la procession:
les uns évoquent le terme éternel, comme "génération" et "spiration",
car la génération est une procession qui met la Personne divine en possession
de la Nature divine, et la spiration passive évoque la procession de l'Amour
subsistant. Les autres expressions, avec le rapport au principe, évoquent un
terme temporel, comme mission et donation. En effet, on est envoyé pour être en
quelque endroit. On est donné pour être possédé. Or, qu'une Personne divine
vienne à être possédée par une créature, ou existe en elle d'une manière
nouvelle, voilà bien quelque chose de temporel.
Aussi,
en Dieu, mission et donation s'emploient uniquement comme des attributs
temporels; génération et spiration, uniquement comme des attributs éternels;
enfin procession et sortie s'emploient en Dieu aussi bien éternellement que
temporellement. En effet, de toute éternité, le Fils procède pour être Dieu;
dans le temps, il procède pour être aussi homme par sa mission visible, ou
encore pour être dans l'homme par sa mission invisible.
Solutions:
1. La parole de S. Grégoire se rapporte à la génération
temporelle du Fils, qui naît alors non plus du Père, mais d'une mère. Ou bien
l'on veut dire que le Fils, du seul fait qu'il est engendré éternellement, se
trouve en position d'être envoyé.
2. Si une Personne divine existe chez quelqu'un à titre
nouveau, ou se trouve possédée dans le temps par quelqu'un, ce n'est pas en
raison d'un changement chez cette Personne divine, mais d'un changement dans la
créature. Ainsi Dieu reçoit dans le temps l'attribut de Seigneur, en raison du
changement de la créature 1.
3. Le mot mission n'évoque pas seulement la procession à
partir du principe: il assigne en outre à cette procession un terme temporel.
Il n'y a donc mission que dans le temps. Ou bien disons que le mot mission
inclut dans son concept la procession éternelle et y ajoute un effet temporel;
car le rapport de la Personne divine à son principe ne peut être qu'éternel. Et
si l'on parle d'une double procession, éternelle et temporelle, ce n'est pas
qu'il y ait double rapport au principe; ce qui est double, c'est le terme, éternel
et temporel.
Objections:
1. Pour une Personne divine, être envoyée c'est être
donnée. Donc si la Personne divine n'est envoyée qu'en raison des dons de la
grâce sanctifiante, ce n'est pas la Personne divine elle-même qui sera donnée, mais
ses dons. Or c'est là précisément l'erreur de ceux qui disent que le
Saint-Esprit ne nous est pas donné, mais seulement ses dons.
2. La préposition secundum
(selon, en raison de, à titre de) notifie un rapport de causalité. Or c'est la
Personne divine qui est cause qu'on possède ce don qu'est la grâce sanctifiante,
et non pas l'inverse, selon la parole de S. Paul (Rm 5, 5): "L'amour de
Dieu a été répandu dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné."
Donc, on ne peut pas dire que la Personne divine est envoyée à raison de la
grâce.
3. D'après S. Augustin, "on dit que le Fils est
envoyé, lorsque dans le temps l'esprit le perçoit". Mais le Fils n'est pas
connu seulement par la grâce sanctifiante, il l'est aussi par "grâce
gratuite", par exemple par la foi et la science. Ce n'est donc pas en
raison seulement de la grâce sanctifiante qu'il y a mission de la Personne
divine.
4. Raban Maur dit que le Saint-Esprit fut donné aux
Apôtres pour opérer des miracles. Or, cela n'est pas un don qui appartient à la
grâce sanctifiante, mais un don de "grâce gratuite". La Personne
divine n'est donc pas donnée seulement en raison de la grâce sanctifiante.
Cependant:
S.
Augustin dit que "le Saint-Esprit procède temporellement pour sanctifier
la créature." Or, la mission est une procession temporelle. Et puisqu'il
n'y a sanctification de la créature que par la grâce qui rend agréable à Dieu, il
s'ensuit qu'il n'y a de mission d'une Personne divine que par la grâce
sanctifiante.
Conclusion:
On
dit qu'une Personne divine est "envoyée", en tant qu'elle existe en
quelqu'un d'une manière nouvelle; elle est "donnée", en tant qu'elle
est possédée par quelqu'un. Or ni l'un ni l'autre n'a lieu sinon en raison de
la grâce sanctifiante. Il y a en effet pour Dieu une manière commune d'exister
en toutes choses par son essence, sa puissance et sa présence; il y est ainsi
comme la Cause dans les effets qui participent de sa bonté. Mais, au-dessus de
ce mode commun, il y a un mode spécial qui est propre à la créature raisonnable:
on dit que Dieu existe en celle-ci comme le connu dans le connaissant et l'aimé
dans l'aimant. Et parce qu'en le connaissant et aimant, la créature raisonnable
atteint par son opération jusqu'à Dieu lui-même, on dit que, par ce mode
spécial, non seulement Dieu est dans la créature raisonnable, mais encore qu'il
habite en elle comme dans son temple. Ainsi donc, en dehors de la grâce
sanctifiante, il n'y a pas d'autre effet qui puisse être la raison d'un nouveau
mode de présence de la Personne divine dans la créature raisonnable. Et c'est
seulement en raison de la grâce sanctifiante qu'il y a mission et procession
temporelle de la Personne divine. De même, on dit que nous "possédons"
cela seulement dont nous pouvons librement jouir Or, on n'a pouvoir de jouir
d'une Personne divine qu'en raison de la grâce sanctifiante.
Cependant,
dans le don même de la grâce sanctifiante, c'est le Saint-Esprit que l'on
possède et qui habite l'homme. Aussi est-ce le Saint-Esprit lui-même qui est
donné et envoyé.
Solutions:
l.
Le don de la grâce sanctifiante perfectionne la créature raisonnable pour la
mettre en état, non seulement d'user librement du don créé, mais encore de
jouir de la Personne divine elle-même. C'est donc bien en raison de la grâce
sanctifiante qu'il y a mission invisible; et pourtant la Personne divine
elle-même nous est donnée.
2. La grâce sanctifiante dispose l'âme à posséder la
Personne divine; c'est ce que signifie notre formule: "Le Saint-Esprit est
donné en raison de la grâce." Cependant, ce don même qu'est la grâce
provient du Saint-Esprit; et c'est ce qu'exprime S. Paul, lorsqu'il dit que "l'amour
de Dieu est répandu dans nos coeurs par le Saint-Esprit".
3. Il est vrai que nous pouvons connaître le Fils par
certains effets de grâce, différents de la grâce sanctifiante; cependant ces
autres effets ne suffisent pas pour qu'il habite en nous, et que nous le
possédions.
4. Le don d'accomplir des miracles est ordonné à la
grâce sanctifiante, qu'il s'agit de manifester; il en est de même du don de
prophétie et de n'importe quelle "grâce gratuite" 3. Aussi la
première épître aux Corinthiens (12, 7) nomme la grâce gratuite "une
manifestation de l'Esprit". On dit donc que le Saint-Esprit fut donné aux
Apôtres pour opérer des miracles, parce que la grâce sanctifiante leur a été
donnée par le signe qui la manifestait. Mais si le signe de la grâce gratuite
était donné seul sans la grâce, on ne dirait plus que le Saint-Esprit est donné,
purement et simplement. Cette formule reçoit alors un complément déterminatif;
on dira, par exemple, que l'esprit de prophétie, ou l'esprit des miracles a été
donné à quelqu'un, s'il a le pouvoir de prophétiser ou de faire des miracles.
Objections:
l.
Pour une Personne divine, être envoyée c'est être donnée. Or le Père se donne:
car nul ne peut le posséder si lui-même ne se donne. On peut donc bien dire que
le Père s'envoie lui-même.
2. Il y a mission de la Personne divine, quand il y a
habitation de grâce. Mais par la grâce, c'est la Trinité entière qui habite en
nous, selon cette parole en S. Jean (14, 23): "Nous viendrons à lui et
nous ferons en lui notre demeure." Chacune des Personnes divines est donc
envoyée.
3. Tout attribut qui convient à l'une des Personnes
convient à toutes, exception faite des notions et des personnes. Or le terme
mission ne signifie ni une personne, ni une notion, car il n'y a que cinq
notions, nous l'avons dit. De toute Personne divine on peut donc dire qu'elle
est envoyée.
Cependant:
S.
Augustin nous dit: "Dans l'Écriture, seul le Père n'est jamais dit être
envoyé."
Conclusion:
Par
définition, mission implique procession à partir d'un autre; et en Dieu, procession
d'origine, on l'a dit plus haut. Puisque le Père ne procède d'aucun autre, il
ne lui convient donc nullement d'être envoyé; cela n'appartient qu'au Fils et
au Saint-Esprit, car il leur convient d'être à partir d'un autre.
Solutions:
1. Si donner veut dire communiquer librement quelque
chose, alors le Père se donne ainsi lui-même, puisqu'il se communique
libéralement à la créature pour qu'elle jouisse de lui. Mais si donner veut évoquer
une autorité du donateur sur ce qui est donné, alors en Dieu ne peut être
donnée, et pareillement envoyée, que la Personne qui procède d'une autre.
2. L'effet de grâce provient aussi du Père qui, par
cette grâce, habite l'âme au même titre que le Fils et le Saint-Esprit; mais on
ne dit pas qu'il est envoyé, parce qu'il ne procède pas d'un autre. C'est
l'explication qu'en donne S. Augustin: "Quand le Père est connu de
quelqu'un dans le temps, on ne dit pas qu'il est envoyé; car il n'a personne de
qui venir ou procéder."
3. Le terme de mission, en tant qu'il évoque une
procession à partir de celui qui envoie, inclut bien une notion dans sa
signification; non pas sans doute telle notion en particulier, mais dans une
acception générique, au sens ou "être d'un autre" est un aspect
commun aux deux notions de filiation et de spiration passive.
Objections:
l:
C'est en raison des dons de la grâce que l'on considère la mission invisible
d'une Personne divine. Or tous les dons de grâce ressortissent au Saint-Esprit,
selon la parole de S. Paul (1 Co 12, 11): "Ils sont tous l'oeuvre du même
et unique Esprit." Il n'y a donc de mission invisible que du Saint-Esprit.
2. La mission de la Personne divine est liée à la grâce
sanctifiante. Or les dons qui perfectionnent l'intellect ne sont pas des dons
de la grâce sanctifiante, car on peut les posséder sans la charité, dit S. Paul
(1 Co 13, 2): "Quand j'aurais le don de prophétie, quand je connaîtrais
tous les mystères et toute la science, quand j'aurais toute la foi, une foi à
transporter les montagnes, si je n'ai pas la charité, je ne suis rien."
Puisque le Fils procède, comme Verbe, de l'intellect, il ne lui appartient donc
pas d'être envoyé.
3. La mission d'une Personne divine, disionsnous, est
une procession. Mais la procession du Fils et celle du Saint-Esprit sont deux
processions distinctes. Donc, si ces deux Personnes sont envoyées, cela fera
aussi deux missions distinctes. Et alors la seconde serait superflue, car une
seule suffit à sanctifier la créature.
Cependant:
il
est écrit de la Sagesse divine (Sg 9, 10): "Envoyez-la de vos cieux très
saints, envoyez-la du trône de votre gloire."
Conclusion:
Par
la grâce sanctifiante, c'est toute la Trinité qui habite l'âme, selon ce qui
est écrit en S. Jean (14, 23): "Nous viendrons à lui et nous ferons en lui
notre demeure." Or, dire qu'une Personne divine est envoyée à quelqu'un
par la grâce invisible, c'est signifier un mode nouveau d'habitation de cette
Personne, et l'origine qu'elle tient d'une autre. Puisque ces deux conditions:
habiter l'âme par la grâce, et procéder d'un autre, conviennent également au
Fils et au Saint-Esprit, concluons qu'il convient à tous deux d'être envoyés
invisiblement. Quant au Père, il lui appartient sans doute d'habiter l'âme par
la grâce, mais non pas d'être d'un autre, ni par suite d'être envoyé.
Solutions:
l.
Il est vrai que tous les dons, à titre de dons, sont appropriés au Saint-Esprit,
parce que celui-ci, en tant qu'Amour, a le caractère du premier don, nous
l'avons dit. Cependant, certains dons, considérés selon leur teneur en propre
et spécifique, sont attribués par appropriation au Fils: tous ceux précisément
qui se rattachent à l'intellect. Et selon ces dons il y a une mission du Fils.
S. Augustin dit ainsi: "Le Fils est invisiblement envoyé à chacun, lorsqu'on
le connaît et perçoit."
2. La grâce rend l'âme conforme à Dieu. Aussi pour qu'il
y ait mission d'une Personne divine à l'âme par la grâce, il faut que l'âme
soit conforme ou assimilée à cette personne par quelque don de grâce. Or le
Saint-Esprit est l'Amour; c'est donc le don de la charité qui assimile l'âme au
Saint-Esprit, et c'est en raison de la charité que l'on considère une mission
du Saint-Esprit. Le Fils, lui, est le Verbe et non pas un verbe quelconque, mais
celui qui inspire l'Amour. "Le Verbe que nous cherchons à faire entendre, dit
S. Augustin, est une connaissance pleine d'amour." Il n'y a donc pas
mission du Fils pour un perfectionnement quelconque de l'intellect, mais
seulement quand l'intellect est doté et enrichi de telle sorte qu'il en vienne
à déborder dans un élan d'amour, selon qu'il est écrit en S. Jean (6, 45): "Quiconque
a entendu le Père et a reçu son enseignement, vient à moi", ou dans le
Psaume (39, 4): "Dans ma méditation, un feu s'embrasera." Aussi S.
Augustin usetil de termes significatifs: "Le Fils, dit-il est envoyé, lorsqu'il
est connu et perçu." Le mot perception signifie en effet une certaine
connaissance expérimentale. C'est là proprement la "sagesse", ou
science savoureuse, selon la maxime de l'Ecclésiastique (6, 22): "La
sagesse de la doctrine mérite bien son nom."
3. Nous l'avons dit, la mission comporte un double
aspect: origine de la Personne envoyée, et habitation par la Grâce. Si, en
parlant de mission, nous considérons l'origine, alors la mission du Fils est
distincte de celle du Saint-Esprit, comme la génération de l'un est distincte
de la procession de l'autre. Mais, si nous considérons l'effet de la grâce, les
deux missions ont une racine commune, la grâce, tout en se distinguant dans les
effets de cette grâce, qui sont l'illumination de l'intellect et l'embrasement
de l'affection. On voit par là qu'une mission ne va pas sans l'autre, puisque
aucune des deux ne s'accomplit sans la grâce sanctifiante, et qu'une Personne
ne se sépare pas de l'autre.
Objections:
l.
Les Pères de l'Ancien Testament ont eu part à la grâce, tandis qu'il ne semble
pas que la mission invisible les ait atteints, d'après S. Jean (7, 39): "L'Esprit
n'était pas encore donné, parce que Jésus n'avait pas encore été glorifié."
La mission invisible n'est donc pas donnée à tous ceux qui participent à la
grâce.
2. Il n'y a de progrès en vertu que par la grâce. Mais
la mission invisible ne paraît pas liée aux progrès de la vertu; car, le
progrès vertueux étant continu, semble-t-il, puisque la charité ou bien croît
sans cesse, ou bien disparaît, on aurait alors une mission continuelle. Ne
disons donc pas que la mission invisible est faite "à tous ceux qui ont
part à la grâce".
3. Le Christ et les bienheureux ont la grâce en
plénitude. Mais il ne semble pas qu'il leur soit fait de mission, car on ne
fait d'envoi qu'à celui qui est à distance, alors que le Christ, en tant
qu'homme, et les bienheureux sont parfaitement unis à Dieu. Ce n'est donc pas "à
tous ceux qui ont part à la grâce", qu'est faite la mission invisible.
4. Les sacrements de la loi nouvelle contiennent la
grâce; pourtant nul ne dit qu'il leur est fait une mission invisible. Il n'y a
donc pas mission invisible à tout ce qui a la grâce.
Cependant:
d'après
S. Augustin, il y a mission invisible "pour sanctifier la créature".
Or, toute créature qui a la grâce est sanctifiée. Il y a donc mission invisible
à toute créature qui a la grâce.
Conclusion:
Ainsi
qu'on l'a dit, le concept de mission implique que l'envoyé, ou bien commence d'être
où il n'était pas auparavant, comme il arrive dans les choses créées; ou bien
commence d'être d'une manière nouvelle là où il était déjà, et c'est dans ce
dernier sens qu'on parle d'une mission des Personnes divines. Il y a donc deux
conditions à vérifier chez celui à qui se fait leur envoi: l'habitation de la
grâce, et certain caractère de nouveauté dans l'oeuvre de la grâce. Et à tous
ceux en qui se rencontrent ces deux conditions, il y a mission invisible.
Solutions:
l.
Il y a eu mission invisible aux pères de l'Ancien Testament. S. Augustin dit
ainsi que le Fils, par sa mission invisible "devient présent chez les
hommes et avec les hommes: mystère déjà réalisé autrefois chez les Pères et les
Prophètes". Donc, quand nous lisons en S. Jean que "l'Esprit n'était
pas encore donné", nous l'entendons de cette donation avec signes visibles
qui eut lieu le jour de la Pentecôte.
2. Il y a mission invisible même dans le progrès
vertueux ou la croissance de la grâce. S. Augustin dit que le Fils "est
envoyé à chacun lorsqu'il est connu et perçu autant qu'il peut l'être selon la
capacité d'une âme qui progresse en Dieu ou qui y est déjà consommée".
Cependant, s'il est un accroissement de grâce où il y ait lieu de considérer
une mission invisible, c'est avant tout celui qui fait passer à quelque acte
nouveau ou à un nouvel état de grâce; par exemple, lorsqu'on est élevé à la
grâce des miracles, à celle de prophétie, ou lorsqu'on en vient, par ferveur de
charité, à s'exposer au martyre, à renoncer à tous ses biens, ou à entreprendre
quelque oeuvre difficile.
3. Une mission invisible est accordée aux bienheureux
dès le premier instant de leur béatitude. Dans la suite, il leur est donné des
missions invisibles, non plus par intensification de leur grâce, mais en ce
sens qu'ils reçoivent de nouvelles révélations touchant certains mystères; il
en est ainsi jusqu'au jour du jugement. Ici, le progrès consiste dans une
extension de la grâce à de nouveaux objets. Le Christ reçut une mission
invisible dès le premier instant de sa conception; mais il n'en eut pas d'autre,
puisqu'il fut rempli de toute grâce et sagesse dès le premier instant de sa
conception.
4. Dans les sacrements de la loi nouvelle, la grâce
existe à titre instrumental, à la manière dont la forme de l'oeuvre existe dans
l'instrument de l'artiste, c'est-à-dire comme en train de passer de l'agent
dans le patient. Mais on ne parle de mission que pour le terme de l'envoi. Ce
n'est donc pas aux sacrements qu'est faite la mission d'une Personne divine, mais
à ceux qui reçoivent la grâce par le moyen de ces sacrements.
Objections:
l.
Le Fils, en tant précisément qu'il est envoyé visiblement dans le monde, est
dit inférieur au Père. Mais nulle part on ne lit que le Saint-Esprit soit ainsi
inférieur au Père. C'est donc qu'il ne convient pas au Saint-Esprit d'être
visiblement envoyé.
2. Il y a mission visible en raison de l'assomption
d'une créature visible par une Personne divine; tel est le cas de la mission du
Fils dans la chair. Mais le Saint-Esprit n'a pas assumé de créature visible. On
ne peut donc pas dire qu'il soit présent en certaines créatures visibles
autrement que dans les autres, sinon comme dans un signe qui le manifeste; mais
c'est le cas des sacrements, c'est le cas de toutes les figures de l'ancienne
loi. Ne parlons donc pas de mission visible du Saint-Esprit, ou bien il faudra
dire qu'elle a lieu pour tous les cas qu'on vient d'énumérer.
3. Toute créature visible est un effet qui manifeste la
Trinité entière. Dans les créatures visibles qu'on mentionne, il n'y a donc pas
mission du Saint-Esprit plutôt que d'une autre Personne.
4. Le Fils a été envoyé visiblement selon la plus digne
des créatures visibles, c'est-à-dire avec la nature humaine. Donc, si le
Saint-Esprit est envoyé visiblement, ce doit être avec des créatures
raisonnables.
5. Pour S. Augustin, ce qui est visiblement accompli par
la vertu divine, est confié au ministère des anges. Donc s'il y a eu apparition
de formes visibles, ce fut par le ministère des anges; ainsi ce sont les anges
qui sont envoyés, et non pas le Saint-Esprit.
6. S'il y a mission visible du Saint-Esprit, ce n'est
jamais que pour manifester sa mission invisible, car les réalités invisibles
sont manifestées par les choses visibles. Par conséquent, celui qui n'a pas
reçu de mission invisible n'a pas dû non plus recevoir de mission visible; et
tous ceux qui, dans l'un ou l'autre Testament, ont reçu la mission invisible, ont
dû aussi recevoir la mission visible: ce qui est évidemment faux. L'hypothèse
l'est donc aussi; autrement dit, le Saint-Esprit n'est pas envoyé visiblement.
Cependant:
on
lit en S. Matthieu (3, 16) que le Saint-Esprit descendit sur le Seigneur, quand
il reçut le baptême, sous la forme d'une colombe.
Conclusion:
A
toute chose, Dieu pourvoit selon le mode qui lui convient. Or, c'est le mode
connaturel à l'homme, d'être conduit par le visible à l'invisible; on l'a dit
plus haut. Aussi a-t-il fallu manifester à l'homme, par des choses visibles, les
mystères invisibles de Dieu. De même donc que Dieu, par des créatures visibles
présentant quelques signes révélateurs, s'est en quelque mesure montré aux
hommes, lui et les processions éternelles de ses Personnes, ainsi convenait-il
qu'à leur tour les missions invisibles de ces Personnes divines fussent
manifestées par quelques créatures visibles. Avec une différence, d'ailleurs, selon
qu'il s'agit du Fils ou du Saint-Esprit. Puisque le Saint-Esprit procède comme
l'Amour, il lui appartient d'être le don de la sanctification; le Fils étant
principe du Saint-Esprit, il lui appartient d'être l'auteur de cette
sanctification. Le Fils est donc visiblement envoyé comme auteur de la
sanctification, tandis que le Saint-Esprit l'est comme signe de la
sanctification.
Solutions:
l.
Le Fils a assumé dans l'unité de sa personne la créature visible où il est
apparu, si bien que les attributs propres à cette créature sont attribuables au
Fils de Dieu. C'est ainsi, en raison de sa nature assumée, que le Fils est dit
inférieur au Père. Mais le Saint-Esprit n'a pas assumé en l'unité de sa personne
la créature où il est apparu; ce qui convient à celle-ci ne s'attribue pas à
lui. On ne peut donc pas arguer de la créature visible qui le manifeste, pour
le dire inférieur au Père.
2. On ne considère pas de mission visible du
Saint-Esprit dans la vision imaginaire, autrement dit dans la vision
prophétique. Selon S. Augustin, la vision prophétique n'est pas offerte aux
yeux du corps sous des formes corporelles: elle est présentée à l'esprit sous
les images spirituelles de réalités corporelles. Mais la colombe et le feu ont
été vus par les yeux des témoins. D'ailleurs le Saint-Esprit n'y était pas
simplement comme le Christ était dans le rocher: "Le rocher, dit S. Paul
(1 Co 10, 4), c'était le Christ". Ce rocher était déjà une créature, et
c'est son opération qui lui vaut de représenter le Christ et d'en prendre le
nom. Mais colombe et feu ont soudain existé à seule fin de signifier ces
mystères. Il faut, semble-t-il, les rapprocher de la flamme qui apparut à Moïse
dans le buisson, de la colonne que le peuple suivait dans le désert, des
éclairs et du tonnerre qui accompagnaient la révélation de la loi sur la
montagne. Si la forme corporelle de toutes ces choses a existé, ce fut pour
symboliser et prédire quelque chose". On voit donc que la mission visible
ne se vérifie ni pour les visions prophétiques, qui furent imaginaires et non
corporelles; ni pour les signes sacramentels de l'Ancien et du Nouveau
Testament, où l'on recourt à des choses préexistantes pour symboliser une
réalité sacrée. Il n'est question de mission visible du Saint-Esprit que
lorsqu'il s'est manifesté par des créatures formées exprès pour le signifier.
3. C'est bien la Trinité entière qui a produit ces
créatures visibles; mais leur production les destinait à manifester
spécialement telle ou telle Personne. De même que des noms distincts désignent
le Père, le Fils et le Saint-Esprit, ainsi des choses différentes ont pu les
signifier, bien qu'il n'y ait aucune séparation ou diversité entre les
Personnes divines.
4. Il fallait, disionsnous à l'instant, manifester la
personne du Fils comme l'auteur de la sanctification au moyen d'une créature
raisonnable, capable d'action et de sanctification. Mais pour faire office de
signe de sanctification, n'importe quelle autre créature suffisait. Il n'était
pas non plus nécessaire que la créature visible, formée à cette fin, fût
assumée par le Saint-Esprit dans l'unité de sa personne; elle n'était pas prise
pour agir, mais seulement pour notifier. C'est pourquoi encore elle n'avait à
durer que le temps de remplir son office.
5. Sans doute, ces créatures visibles ont été formées
par le ministère des anges, mais pour signifier la personne du Saint-Esprit et
non pas celle de l'ange. Et, puisque le Saint-Esprit était en ces créatures
visibles, comme la réalité signifiée est dans le signe, on dit qu'il y avait là
mission visible du Saint-Esprit, et non pas de l'ange.
6. Il n'est pas nécessaire que la mission invisible soit
toujours manifestée par un signe extérieur visible: "La manifestation de
l'Esprit, dit S. Paul (1 Co 12, 7), est accordée selon que l'exige l'utilité"
de l'Église. Il s'agit, par ces signes visibles, de confirmer et de propager la
foi; or ce fut principalement l'oeuvre du Christ et des Apôtres, comme
l'affirme l'épître aux Hébreux (2, 3): "Publié en premier lieu par le
Seigneur, le salut nous a été attesté par ceux qui avaient entendu celui-ci."
Il était donc spécialement besoin d'une mission du Saint-Esprit au Christ, aux
Apôtres et à un certain nombre des premiers saints, qui étaient en quelque
sorte les fondations de l'Église. Notons toutefois que la mission visible faite
au Christ manifestait une mission invisible accomplie non pas en cet instant, mais
dès le début de sa conception.
La
mission visible adressée au Christ, dans son baptême, se fit sous la forme
d'une colombe, animal très fécond; c'était pour montrer la puissance
privilégiée du Christ comme source de grâce par la régénération spirituelle
Aussi entendit-on retentir la voix du Père, disant: "Celui-ci est mon Fils
bienaimé"; car les autres devaient être régénérés à la ressemblance du
Fils unique. Dans la Transfiguration, le Saint-Esprit lui fut envoyé sous forme
de nuée lumineuse, pour montrer la fertilité de son enseignement; la voix
ajouta, en effet: "Écoutez-le".
Aux
apôtres, il fut envoyé sous forme de souffle, pour montrer leur pouvoir de
ministres dans la dispensation des sacrements; il leur fut dit, en effet (Jn 20,
23): "Ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis."
Sous forme aussi de langues de feu, pour manifester leur office de docteurs: "Ils
commencèrent, disent les Actes (2, 4), à parler en diverses langues."
Quant
aux Pères de l'Ancien Testament, ils ne devaient pas recevoir de mission
visible du Saint-Esprit. Il fallait en effet que la mission visible du Christ
précède celle du Saint-Esprit; car le Saint-Esprit manifeste le Fils, comme le
Fils manifeste le Père. Il y eut bien des apparitions visibles des Personnes
divines aux Pères de l'Ancien Testament; mais on ne peut parler à ce propos de
missions visibles, parce que, selon S. Augustin, ces apparitions ne se sont pas
produites pour signifier l'habitation par grâce de la Personne divine, mais
pour manifester quelque autre chose.
Objections:
1. S. Augustin affirme: "Le Père n'est envoyé par
personne, parce qu'il ne procède de personne." Donc, si une Personne
divine est envoyée par une autre, il faut qu'elle en procède.
2. Celui qui envoie a autorité sur l'envoyé. Or, à
l'égard d'une Personne divine, il n'est d'autorité qu'à titre d'origine. Il
faut donc que la Personne envoyée procède de celle qui envoie.
3. Si la Personne divine peut être envoyée par celle de
qui elle ne procède pas, rien n'empêchera de dire que le Saint-Esprit est donné
par l'homme de qui il ne procède pas. Or S. Augustin a combattu cette dernière
thèse. C'est donc que la Personne divine n'est envoyée que par celle dont elle
procède.
Cependant:
le
Fils est envoyé par le Saint-Esprit, selon cette parole d'Isaïe (48, 16): "Maintenant
le Seigneur Dieu m'envoie." Or le Fils ne procède pas du Saint-Esprit. Une
Personne divine est donc envoyée par celle de qui elle ne procède pas.
Conclusion:
Sur
cette question, on trouve exprimées diverses opinions. Selons certains, la
Personne divine n'est envoyée que par celle de qui elle procède éternellement.
Dans ce système, si l'on dit que le Fils de Dieu est envoyé par le Saint-Esprit
il faut le rapporter à sa nature humaine selon laquelle le Saint-Esprit
l'envoie prêcher. Mais S. Augustin dit que le Fils s'envoie lui-même et qu'il
est envoyé par le Saint-Esprit; et encore que le Saint-Esprit est envoyé par
lui-même et par le Fils. De sorte qu'en Dieu, s'il n'appartient pas à toute
Personne d'être envoyée, mais seulement à une Personne issue d'une autre, en
revanche il appartient à toute Personne d'envoyer.
Les
deux points de vue ont chacun leur vérité. Lorsqu'on dit qu'une Personne est
envoyée, on signifie la Personne même qui procède d'une autre, et l'effet
visible ou invisible à raison duquel on envisage une mission de la Personne divine.
Donc, si l'on considère celui qui envoie comme principe de la Personne envoyée,
de ce point de vue ce n'est pas une Personne quelconque qui envoie, mais
celle-là seulement à qui il appartient d'être principe de la Personne envoyée;
le Fils n'est ainsi envoyé que par le Père, tandis que le Saint-Esprit l'est
par le Père et par le Fils. Mais si la Personne qui envoie est considérée comme
principe de l'effet pour lequel on envisage une mission, c'est alors la Trinité
entière qui envoie la Personne en mission. Il ne s'ensuit pas, d'ailleurs, que
l'homme donne le Saint-Esprit, puisqu'il ne peut pas causer l'effet de grâce.
Ainsi,
la solution des objections va de soi.
LA PROCESSION DES CRÉATURES A PARTIR DE
DIEU, PREMIERE CAUSE DE TOUS LES ETRES
Après avoir considéré la procession des
Personnes divines, il reste à considérer la procession des créatures à partir
de Dieu. Cette étude comprendra trois parties: premièrement la production des
créatures (Q. 44-46); deuxièmement, leur distinction (Q.47-102); troisièmement,
leur conservation et leur gouvernement (Q. 103-119).
Sur la production des choses, on
envisagera: 1. Quelle est la cause première des êtres? (Q. 44) 2. Comment les
créatures procèdentelles de la cause première? (Q. 45) 3. Quel est le principe
de leur durée? (Q. 46).
1. Dieu est-il
la cause efficiente de tous les êtres? 2. La matière première est-elle créée
par Dieu, ou bien est-elle un principe en liaison et à égalité avec lui? 3.
Dieu est-il la cause exemplaire des choses, ou y a-t-il d'autres exemplaires
que lui? 4. Est-ce lui qui est la cause finale des choses?
Objections:
1. Il ne semble pas nécessaire que tout être ait été
créé par Dieu. Car rien n'empêche qu'une chose se rencontre sans qu'elle ait en
elle ce qui n'appartient pas à sa définition, comme un homme qui n'aurait pas
la blancheur. Mais le rapport d'effet à cause ne semble pas appartenir à la
définition des êtres, puisque certains êtres peuvent se comprendre
indépendamment de ce rapport. Ils peuvent donc exister sans elle. Donc rien
n'empêche que certains êtres n'aient pas été créés par Dieu.
2. Si un être a besoin d'une cause efficiente, c'est
pour exister. Donc ce qui ne peut pas ne pas être n'a pas besoin de cause
efficiente. Mais aucun être nécessaire ne peut pas ne pas exister, parce que ce
qui est nécessaire ne peut pas ne pas être. Donc, puisqu'il y a beaucoup de
réalités nécessaires dans les choses, il semble que tous les êtres n'existent
pas à partir de Dieu.
3. Quelle que soit la cause d'un être, elle peut lui
servir de principe de démonstration. Mais en mathématiques les démonstrations
ne se font pas par la cause efficiente, selon Aristote. Donc tous les êtres
n'existent pas à partir de Dieu comme par leur cause efficiente.
Cependant:
il
est dit dans la lettre aux Romains (11, 36): "Tout est de lui, par lui et
en lui."
Conclusion:
Tout
être, de quelque manière qu'il existe, existe nécessairement par Dieu. Car si
un être se trouve dans un autre par participation, il est nécessaire qu'il y
soit causé par ce à quoi cela revient par essence; par exemple, le fer est
porté à incandescence par le feu. Or, on a montré précédemment, en traitant de
la simplicité divine, que Dieu est l'être même subsistant par soi. Et l'on a
montré ensuite que l'être subsistant ne peut être qu'unique; par exemple si la
blancheur subsistait en elle-même, elle serait forcément unique, puisque les
blancheurs ne sont multiples que par les sujets qui les reçoivent. Il reste
donc que tous les êtres autres que Dieu ne sont pas leur être, mais participent
de l'être. Il est donc nécessaire que tous les êtres qui se diversifient selon
qu'ils participent diversement de l'être, si bien qu'ils ont plus ou moins de
perfection, soient causés par un unique être premier, qui est absolument
parfait.
C'est
ce qui a fait dire à Platon qu'avant toute multiplicité il faut poser l'unité.
Et Aristote affirme que ce qui est souverainement être et souverainement vrai
est cause de tout l'être et de tout le vrai, comme ce qui est chaud au maximum
est cause de toute chaleur.
Solutions:
1. Bien que la relation d'un être à sa cause n'entre pas
dans sa définition, elle est pourtant une conséquence de ce qui appartient à sa
notion; car, du fait qu'une réalité est un être par participation, elle est
causée par un autre Aussi une telle réalité ne peut exister sans être causée, comme
l'homme ne peut exister sans avoir la faculté de rire. Mais parce que être
causé n'appartient pas à la pure notion d'être, il se trouve un être qui n'est
pas causé.
2. Cet argument a poussé certains à prétendre que ce qui
est nécessaire n'a pas de cause, comme le rapporte Aristote. Mais cela apparaît
manifestement faux dans les sciences qui procèdent par démonstration, dans
lesquelles des principes nécessaires sont causes de conclusions également
nécessaires. Aussi Aristote affirme-t-il qu'il y a des êtres nécessaires qui
ont une cause de leur nécessité. Si une cause efficiente est requise, ce n'est
pas seulement parce que l'effet pourrait ne pas exister, mais parce que l'effet
n'existerait pas s'il n'y avait pas de cause. Car cette proposition
conditionnelle est vraie, que son antécédent et son conséquent soient possibles,
ou impossibles.
3. Les êtres mathématiques sont considérés comme
abstraits selon la raison, bien qu'ils ne soient pas abstraits dans leur être.
Or, il convient à tout être d'avoir une cause agente pour autant qu'il a
l'être. Donc, bien que les êtres mathématiques aient une cause agente, ce n'est
pas selon la relation qu'ils ont à cette cause agente qu'ils sont considérés
par le mathématicien. Et c'est pourquoi, dans les mathématiques, on ne démontre
rien par la cause agente.
Objections:
1. Il ne semble pas. Car tout ce qui devient est composé
d'un substrat et de quelque chose d'autre, dit Aristote. Mais la matière
première n'a pas de substrat. Donc elle ne peut pas avoir été faite par Dieu.
2. Activité et passivité sont antagonistes. Mais, de
même que le premier principe actif est Dieu, ainsi la matière est le principe
ultime de passivité. Donc Dieu et la matière première sont deux principes
opposés, et aucun des deux n'existe par l'autre.
3. Tout agent produit un effet qui lui ressemble. Ainsi,
puisque tout agent agit en tant qu'il est en acte, il s'ensuit que tout ce qui
est fait doit être d'une certaine manière en acte. Mais la matière première, en
tant que telle, est seulement en puissance. Il est donc contraire à la notion
de matière première d'avoir été faite.
Cependant:
S.
Augustin écrit: "Tu as fait deux choses, Seigneur; l'une est proche de toi",
c'est l'ange; "et l'autre est proche du néant", c'est la matière
première.
Conclusion:
Les
anciens philosophes sont entrés progressivement et comme pas à pas dans la
connaissance de la vérité. Au début, étant encore grossiers, ils n'accordaient
d'existence qu'aux corps perceptibles aux sens. Ceux qui admettaient le
mouvement de ces corps ne le considéraient que selon des dispositions
accidentelles comme la rareté et la densité, l'attraction et la répulsion. Et
comme ils supposaient que ces corps avaient une substance incréée, ils attribuaient
diverses causes à ces transformations accidentelles, comme l'amitié, la
discorde, l'intelligence, etc.
Progressant
au-delà, d'autres distinguèrent par la pensée la forme substantielle et la
matière, qu'ils estimaient incréée; et ils découvrirent que les transmutations
des corps se faisaient selon les formes essentielles. Et ils leur attribuaient
des causes plus universelles, comme le mouvement du soleil le long de
l'écliptique selon Aristote, ou les idées pour Platon.
Mais
il faut remarquer que la forme donne à la matière sa spécificité, de même qu'un
accident qui s'ajoute à une substance spécifique lui donne un mode d'être
particulier, ainsi à l'homme d'être un blanc. Les uns et les autres considèrent
donc l'être sous un angle particulier, soit en tant qu'il est celui-ci, soit en
tant qu'il est tel. Et c'est ainsi qu'ils attribuèrent aux choses des principes
d'action particuliers.
Mais
d'autres allèrent plus loin et s'élevèrent jusqu'à la considération de l'être
en tant qu'être, et ils considérèrent la cause des choses non seulement selon
qu'elles sont celles-ci ou qu'elles sont de telle sorte, mais en tant qu'elles
sont des êtres. Donc ce qui est cause des choses en tant qu'elles sont des
êtres doit être leur principe, non seulement selon qu'elles sont telles par
leurs formes accidentelles, ni selon qu'elles sont cellesci par leurs formes
substantielles, mais encore selon tout ce qui appartient à leur être, de
quelque façon que ce soit. Et c'est ainsi qu'il faut affirmer que même la
matière première est créée par la cause universelle des êtres.
Solutions:
1. Dans ce texte, le Philosophe parle du mode
particulier de devenir, qui fait passer d'une forme à une autre, qu'elle soit
accidentelle ou substantielle. Mais nous parlons maintenant des choses selon
leur émanation à partir du principe universel de l'être. Or, de cette émanation,
la matière elle-même n'est pas exclue, bien qu'elle le soit du premier mode de
production.
2. La passivité dépend de l'activité. Aussi est-il
logique que le principe ultime de passivité soit l'effet du principe ultime
d'activité; car l'imparfait a toujours le parfait pour cause. Il faut en effet
que le premier principe, d'après Aristote, soit absolument parfait.
3. Cet argument ne prouve pas que la matière ne serait
pas créée, mais qu'elle n'est pas créée sans forme. Car, bien que tout ce qui
est créé soit en acte, il n'est pas acte pur. Aussi faut-il que tout ce qui est
en lui principe passif soit créé, si tout ce qui appartient à son être est
créé.
Objections:
1. Il semble que la cause exemplaire soit autre chose
que Dieu. Car toute reproduction ressemble à son modèle. Mais les créatures
sont très loin de ressembler à Dieu. Dieu n'est donc pas leur cause exemplaire.
2. Tout ce qui existe par participation se ramène à
quelque chose qui existe par soi-même, comme la chaleur par rapport au feu, ainsi
qu'on l'a dit. Mais tout ce qu'il y a dans les choses sensibles n'existe qu'en
participant d'une espèce donnée. Ce qui le montre bien, c'est que dans aucun
être matériel on ne trouve seulement ce qui appartient à sa spécificité, mais
que des principes d'individuation s'ajoutent aux principes spécifiques. Il faut
donc admettre des spécificités existant par soi comme l'homme par soi, le
cheval par soi, etc. C'est cela qu'on appelle des exemplaires. Il y a donc des
exemplaires qui existent en dehors de Dieu.
3. Les sciences et les définitions portent sur ce qui
est spécifique, et non pas sur les particularités: le particulier n'est pas
objet de science ou de définition. Il y a donc des êtres et des espèces non
singuliers. Ce sont des modèles. On est ramené à l'objection précédente.
4. Denys dit la même chose: "Ce qui est être par
soi est antérieur à ce qui est vie en soi et à ce qui est sagesse en soi."
Cependant:
l'exemplaire
ou modèle est identique à l'idée. Mais les idées, selon S. Augustin, sont des
formes principes contenues dans l'intelligence divine. Donc les exemplaires des
choses ne sont pas hors de Dieu.
Conclusion:
Dieu
est cause première exemplaire de toutes choses.Pour en être persuadé, il faut
considérer qu'un modèle est nécessaire à la production d'une chose pour que
l'effet reçoive une forme déterminée. En effet, l'artisan produit dans la
matière une forme déterminée à cause du modèle qu'il observe, que ce modèle lui
soit extérieur, ou bien qu'il soit intérieurement conçu par son esprit. Or, il
est manifeste que les choses produites par la nature reçoivent une forme
déterminée. Cette détermination des formes doit être ramenée, comme à son
premier principe, à la sagesse divine qui a élaboré l'ordre de l'univers, lequel
consiste dans la disposition différenciée des choses. Et c'est pourquoi il faut
dire que la sagesse divine contient les notions de toutes choses, que
précédemment nous avons appelées idées, c'est-à-dire formes exemplaires
existant dans l'intelligence divine. Bien que celles-ci soient multiples, selon
leur relation aux réalités, elles ne sont pas réellement distinctes de
l'essence divine, en tant que sa ressemblance peut être participée de façon
diverse par les divers êtres. Ainsi donc Dieu lui-même est le premier modèle de
tout.
On
peut en outre dire de certains êtres créés qu'ils sont des modèles pour
d'autres, dans la mesure où ils se ressemblent, soit selon la même espèce, soit
selon l'analogie que produit une certaine imitation.
Solutions:
1. Les créatures n'atteignent pas à une ressemblance
avec Dieu selon leur nature spécifique de la manière dont l'homme engendré
ressemble à celui qui l'a engendré. Cependant, elles atteignent à sa
ressemblance selon qu'elles réalisent ce que Dieu conçoit d'elles; c'est ainsi
que la maison réalisée dans la matière ressemble à la maison conçue par
l'architecte.
2. Il appartient à la notion d'homme d'exister dans la
matière, et ainsi on ne peut trouver d'homme qui soit sans matière. Donc, bien
que l'homme existe par participation de l'espèce, on ne peut le référer à
quelque chose qui existerait par soi dans la même espèce, mais à une espèce qui
le dépasse, comme les substances séparées. Et il en est de même pour toutes les
autres réalités sensibles.
3. Bien que la science ou la définition ne concernent
que des êtres, il n'est pas nécessaire que les choses aient l'être de la même
manière que l'intelligence dans son acte de connaissance. Car nous, par la
vertu de l'intellect agent, nous abstrayons les espèces universelles hors des
conditions particulières; mais cela n'oblige pas à ce que les universaux
subsistent en euxmemes en dehors des êtres particuliers, pour être leur modèle.
4. Comme dit Denys, par "vie en soi" ou "sagesse
en soi" on nomme tantôt Dieu, tantôt les vertus que lui-même a données aux
choses, mais non pas des choses subsistantes comme l'entendaient les anciens.
Objections:
1. Agir pour une fin semble être le fait de celui qui a
besoin de cette fin. Mais Dieu n'a besoin de rien. Donc il ne lui convient pas
d'agir pour une fin.
2. Selon Aristote la fin et la forme de la génération, et
d'autre part l'agent de cette génération, ne peuvent pas être identiques, car
la fin de la génération ce n'est pas son auteur mais son effet dans l'engendré.
Mais Dieu est le premier agent de toutes choses. Donc il n'en est pas la cause
finale.
3. Tout être désire sa fin. Mais tous ne désirent pas
Dieu, car beaucoup ne le connaissent pas. Donc Dieu n'est pas la fin de tous.
4. La cause finale est la première des causes. Donc, si
Dieu est à la fois cause agente et cause finale, il s'ensuit qu'il y a en lui
succession temporelle. Ce qui est impossible.
Cependant:
il
est dit dans les Proverbes (16, 4 Vg): "Le Seigneur a tout fait en vue de
lui-même."
Conclusion:
Tout
agent agit en vue d'une fin, autrement il ne résulterait de son action pas plus
une
chose qu'une autre, si ce n'est par hasard. Or, l'agent et le patient, en tant
que tels, ont la même fin, mais à des titres différents; car c'est une même et
unique chose que l'agent veut communiquer, et que le patient veut recevoir. Il
y a bien des êtres qui agissent et pâtissent en même temps; ce sont les agents
imparfaits, car il leur convient d'acquérir quelque chose même en agissant.
Mais il n'appartient pas au premier agent, qui est pur agent, d'agir pour
acquérir une fin; il veut seulement communiquer sa perfection, qui est sa
bonté. Et chaque créature entend obtenir sa propre perfection, qui est une
ressemblance de la perfection et de la bonté divines. Ainsi donc la bonté
divine est la fin de toutes choses.
Solutions:
1. Agir par indigence est le propre de l'agent imparfait
à qui il est naturel d'agir et de pâtir. Mais cela ne convient pas à Dieu. Et
c'est pourquoi lui seul est absolument libéral, car il n'agit pas pour son
avantage mais seulement en vue de sa bonté.
2. La forme de l'être engendré n'est la fin de la
génération que parce que cette forme est une ressemblance de la forme de celui
qui engendre, lequel veut transmettre sa ressemblance. Autrement la forme de
l'engendré serait plus noble que celui qui engendre, puisque la fin est plus
noble que les moyens qui y conduisent.
3. Tout être désire Dieu comme sa fin lorsqu'il désire
n'importe quel bien, que ce soit par un désir intelligent, par un désir sensible,
ou par un désir de nature, lequel est étranger à la connaissance; car rien n'a
raison de bien et de désirable sinon en tant qu'il participe d'une ressemblance
avec Dieu.
4. Parce que Dieu est cause efficiente, exemplaire et
finale de toutes choses, et parce que la matière première vient de lui, il
s'ensuit que le premier principe de toutes choses est unique en réalité. Mais
rien n'empêche d'envisager en lui, par la raison, plusieurs causalités dont
certaines précèdent les autres dans notre intelligence.
C'est ce qu'on appelle la création.
1. Qu'est-ce
que la création? 2. Dieu peut-il créer quelque chose? 3. La création est-elle
un être dans la nature des choses? 4. A quels êtres appartient-il d'être créé?
5. Appartient-il à Dieu de créer? 6. Créer est-il commun à toute la Trinité, ou
propre à l'une des Personnes? 7. Y a-t-il un vestige de la Trinité dans les
êtres créés? 8. L'oeuvre de la création se mêle-t-elle aux oeuvres de la nature
et de la volonté?
Objections:
1. Il semble que créer ne soit pas faire quelque chose
de rien. S. Augustin dit en effet: "On fait ce qui n'existait absolument
pas. On crée en constituant quelque chose que l'on tire de ce qui existait
déjà."
2. La valeur de l'action et du mouvement est estimée à
partir de leurs termes. Or, l'action la plus noble est celle qui va du bien au
bien et de l'être à l'être, plutôt que celle qui va de rien à quelque chose.
Mais la création apparaît comme l'action la plus noble et la première de toutes
les actions. Donc elle ne consiste pas à aller du néant à l'être, mais plutôt
de l'être à l'être.
3. Cette préposition "de" implique un rapport
de causalité, surtout de causalité matérielle, comme lorsque nous disons qu'une
statue est faite "de" bronze. Mais rien ne peut être la matière de
l'être, ni en être cause d'aucune manière. Donc créer n'est pas faire quelque
chose de rien.
Cependant:
sur
le premier verset de la Genèse: "Au commencement Dieu créa le ciel et la
terre", la Glose dit que créer est faire quelque chose de rien.
Conclusion:
Comme
on l'a dit plus haut, il ne faut pas considérer seulement l'émanation d'un être
particulier à partir d'un agent particulier, mais aussi l'émanation de tout
l'être à partir de la cause universelle, qui est Dieu; et c'est cette
émanation-là que nous désignons par le mot de création. Or, ce qui procède
d'autre chose par mode d'émanation particulière n'est pas présupposé à cette
émanation; par exemple, là où un homme est engendré, il n'y avait pas d'homme
auparavant, mais l'homme vient de ce qui n'est pas homme, et le blanc de ce qui
n'est pas blanc. Ainsi, lorsque l'on considère l'émanation de tout l'être
universel à partir du premier principe, il est impossible qu'un être soit
présupposé à cette émanation. Or, "rien" signifie "aucun être".
Donc, ainsi que la génération d'un homme a pour point de départ ce non-être
particulier qu'est le non-homme, de même la création, qui est une émanation de
tout l'être, vient de ce non-être qui est le néant.
Solutions:
1. S. Augustin emploie le mot "création" d'une
manière équivoque, selon que l'on qualifie de créés les êtres qui passent à une
forme supérieure, comme on dit "créer" un évêque. Mais ce n'est pas
en ce sens que nous parlons ici de création, on vient de le dire.
2. Les changements ne tirent pas leur nature et leur
dignité du terme de départ, mais du terme d'arrivée. Un changement est d'autant
plus parfait et primordial que le terme auquel il aboutit est lui-même plus
noble et plus primordial. C'est ainsi que, comme telle, la génération est plus
noble et plus primordiale que l'altération, pour ce motif que la forme
substantielle est plus noble que la forme accidentelle; cependant, la privation
de la forme substantielle, qui est le terme de départ de la génération, est
plus imparfaite que le contraire, qui est le terme de départ de l'altération.
De la même manière, la création l'emporte en noblesse et en priorité sur la
génération et l'altération, parce que son terme d'arrivée est toute la
substance de la chose. Or ce que l'esprit conçoit comme point de départ est le
non-être absolu.
3. Lorsque l'on dit que quelque chose est fait "de"
rien, la préposition "de" ne désigne pas la cause matérielle mais une
simple succession, comme lorsque l'on dit: Du matin naît le midi, c'est-à-dire
que celui-ci succède au matin. Toutefois il faut comprendre que cette
préposition "de" peut ou bien inclure la négation impliquée dans le
fait que je dis "rien", ou bien être incluse en lui. Dans le premier
cas, l'idée d'ordre est affirmée, et l'on marque l'ordre de succession à partir
du non-être qui précédait. Si, au contraire, la négation inclut la préposition,
alors l'ordre de succession est nié, et le sens est: telle chose est faite de
rien, c'est-à-dire: Elle n'est pas faite de quelque chose; comme si l'on disait:
Cet homme ne parle de rien, parce qu'il ne parle pas de quelque chose. Or ces
deux sens sont vérifiés lorsque l'on dit que quelque chose est fait de rien.
Mais dans le premier cas, "de" implique une succession, comme on
vient de l'expliquer; dans le second cas, il implique le rapport à une cause
matérielle, qui est niée.
Objections:
1. Il ne semble pas que Dieu puisse créer quelque chose.
Car, selon Aristote, les philosophes anciens admirent comme un axiome universel
que du néant rien ne peut sortir. Or, la puissance de Dieu ne s'étend pas à ce
qui est contraire aux premiers principes; ainsi ne peut-il pas faire que le
tout ne soit pas plus grand que la partie, ou que l'affirmation et la négation
soient vraies en même temps. Donc il ne peut pas faire quelque chose de rien, ce
qui est créer.
2. Si créer c'est faire quelque chose de rien, être créé
c'est devenir quelque chose. Mais tout devenir est un changement. Donc la
création est un changement. Mais tout changement se fait dans un sujet, comme
le montre cette définition du mouvement: l'acte de ce qui existe en puissance.
Donc il est impossible que quelque chose soit fait de rien par Dieu.
3. Ce qui est fait est nécessairement fait à un moment
donné. Mais on ne peut pas dire que ce qui est créé se fasse et ait été fait au
même moment; car, dans les choses permanentes, ce qui devient n'existe pas, et
ce qui est devenu existe à présent, autrement, quelque chose existerait et
n'existerait pas au même moment. Donc, si quelque chose devient, sa production
précède ce qu'il est devenu. Mais cela ne peut être sans la préexistence d'un
sujet qui porte ce devenir. Donc il est impossible que quelque chose soit fait
de rien.
4. On ne peut parcourir une distance infinie. Mais il y
a une distance infinie entre l'être et le rien. Il est donc impossible que
quelque chose soit fait de rien.
Cependant:
on
lit dans la Genèse: "Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre."
Et la Glose dit alors que créer, c'est faire quelque chose de rien.
Conclusion:
Non
seulement il n'est pas impossible que Dieu crée quelque chose, mais il est
nécessaire d'affirmer que tout a été créé par Dieu, comme on le déduit de ce
qui précède. Car, celui qui fait quelque chose à partir de quelque chose
d'autre, le fait à partir de ce qui est présupposé à son action, et n'est pas
produit par elle. Ainsi l'artisan opère à partir d'éléments naturels, comme le
bois et le bronze, qui ne sont pas produits par son action, mais par l'action
de la nature. La nature elle-même produit les réalités naturelles quant à leur
forme, mais elle présuppose la matière. Donc, si Dieu agissait seulement à
partir d'un élément présupposé à son action, cet élément ne serait pas causé
par lui. Or, on a montré plus haut que rien ne peut être dans les étants qui ne
vienne de Dieu, cause universelle de tout l'être. Il est donc nécessaire de
dire que c'est à partir de rien que Dieu produit les choses dans l'être.
Solutions:
1. On a déjà vu que les philosophes anciens n'ont
considéré que l'émanation des effets particuliers à partir de causes particulières,
auxquelles il est nécessaire de présupposer quelque chose qui précède leur
action. D'où leur axiome que rien ne peut sortir de rien. Mais cela ne
s'applique pas à l'émanation première à partir du principe universel des
choses.
2. La création n'est pas un changement, si ce n'est
selon notre mode de concevoir. Car il appartient à la raison de changement
qu'un même être se comporte de façon différente maintenant et auparavant. Dans
certains cas, c'est le même être en acte qui a changé, comme dans les changements
selon la qualité, la quantité et le lieu; dans d'autres cas, c'est seulement le
même être en puissance, comme dans les mutations selon la substance dont le
sujet est la matière. Mais dans la création, qui produit toute la substance des
choses, on ne peut saisir aucun élément identique qui diffère maintenant de
l'état antérieur, si ce n'est seulement pour l'intelligence; ainsi nous
comprenons qu'une chose n'existait nullement d'abord, et qu'ensuite elle
existe. Mais puisque activité et passivité se fondent dans la réalité commune
du mouvement, et ne diffèrent que selon des relations diverses, dit Aristote, il
s'ensuit forcément que, si l'on écarte le mouvement, il ne reste que des
relations diverses dans l'être qui crée et dans celui qui est créé. Mais comme
la manière de comprendre conditionne la manière de s'exprimer, la création est
présentée à la manière d'un changement, et c'est pourquoi l'on dit que créer
c'est faire quelque chose de rien. Cependant les termes "faire" et "être
fait" sont ici mieux adaptés que "changer" et "être changé",
car "faire" et "être fait" impliquent une relation de cause
à effet et d'effet à cause, tandis que l'idée de changement ne s'y joint que
par voie de conséquence.
3. Dans les choses qui se font sans mouvement, le
devenir et le fait d'être devenu sont simultanés; soit qu'une telle production
soit le terme du mouvement, comme l'illumination (car c'est en même temps
qu'une chose s'illumine et est illuminée), soit qu'elle demeure étrangère au
mouvement, comme c'est simultanément que le verbe mental se forme en nous et
est déjà formé. Et dans ces choses, ce qui devient est. Mais quand on dit qu'il
devient, on veut dire qu'il existe par un autre, et qu'il n'existait pas
auparavant. Aussi, puisque la création est sans mouvement, c'est simultanément
qu'un être est en voie de création et a été créé.
4. Cette objection procède d'une fausse imagination, comme
s'il y avait, entre le néant et l'être, un intermédiaire infini, ce qui est
évidemment faux. Cette fausse imagination vient elle-même de ce que la création
est présentée dans le langage comme une certaine mutation entre deux termes.
Objections:
1. De même que la création envisagée passivement est
attribuée à la créature, de même la création envisagée activement est attribuée
au Créateur. Mais elle n'est pas quelque chose dans le Créateur, car il
s'ensuivrait alors qu'il y aurait en Dieu quelque chose de temporel. Donc, la
création passivement prise n'est pas quelque chose dans la créature.
2. Il n'y a aucune réalité intermédiaire entre le
créateur et la créature. Mais la création est présentée comme un intermédiaire
entre eux. Car elle n'est pas le Créateur, n'étant pas éternelle; ni la
créature, car il faudrait pour cette même raison une autre création, par
laquelle elle serait créée, et ainsi à l'infini. La création n'est donc pas
quelque chose.
3. Si la création est quelque chose en dehors de la
substance créée elle-même, il faut qu'elle en soit un accident. Or tout
accident est dans un sujet. La chose créée serait donc le sujet de la création.
Et ainsi la même réalité serait le sujet de la création et son terme. Cela est
impossible, car le sujet est antérieur à l'accident et le conserve dans l'être;
tandis que le terme est postérieur à l'action ou à la passion dont il est le
terme, et dès qu'il existe, activité et passivité cessent. Donc la création
comme telle n'est pas une réalité.
Cependant:
c'est
davantage d'être fait selon toute sa substance que selon une forme
substantielle ou accidentelle. Mais la génération, au sens strict ou dérivé, par
laquelle un être devient selon une forme substantielle ou accidentelle, est
quelque chose dans l'être engendré.Donc, à bien plus forte raison, la création
par laquelle un être est fait selon toute sa substance, est quelque chose dans
l'être créé.
Conclusion:
La
création pose quelque chose dans l'être créé mais seulement selon la relation.
En effet ce qui est créé ne se fait pas par changement ou mutation. Car ce qui
se fait par changement ou mutation se fait à partir d'un terme préexistant;
c'est ce qui se passe pour les productions particulières de certains êtres;
mais cela ne peut arriver pour la production de tout l'être par la cause
universelle de tous les êtres, qui est Dieu. Aussi Dieu, en créant, produit les
choses sans changement. Lorsqu'on retire du changement l'action et la passion, il
ne reste rien d'autre que la relation, comme on vient de le dire. Aussi faut-il
que dans la créature la création ne soit pas autre chose qu'une relation au
Créateur, en tant qu'il est le principe de son être; de même que dans la
passion, qui existe dans le mouvement, est impliquée une relation au principe
du changement.
Solutions:
1. La création entendue activement signifie l'action
divine, qui est son essence, avec une relation à la créature. Mais la relation
à la créature, en Dieu, n'est pas réelle mais seulement de raison. Tandis que
la relation de la créature à Dieu est une relation réelle, comme on l'a dit en
traitant des Noms divins.
2. Parce que la création est signifiée comme une
mutation, ainsi qu'on vient de le dire, et que la mutation est un intermédiaire
entre le principe moteur et l'objet mû, la création, elle aussi, est présentée
comme un intermédiaire entre le Créateur et la créature. Cependant la création
passivement prise est dans la créature, et elle est créature. Mais cela n'exige
pas qu'elle soit créée par une autre création; car les relations, du fait que
leur être même consiste dans un rapport à autre chose, ne lui sont pas référées
par d'autres relations, mais par elles-mêmes, comme on l'a déjà dit en traitant
de l'égalité des Personnes divines.
3. Présentée comme un changement, la création a pour
terme la créature. Mais selon qu'elle est en réalité une relation, la créature
est son sujet et la précède dans l'existence, comme le sujet précède
l'accident. Mais elle a un autre titre de
priorité,
en raison de l'objet auquel elle se réfère, et qui est le principe de la
créature. Mais cela n'implique pas que l'on dise de la créature qu'elle est en
voie d'être créée, aussi longtemps qu'elle existe, car la création implique
relation de la créature au Créateur, avec l'idée de nouveauté, ou de
commencement.
Objections:
1. Il semble qu'être créé ne soit pas le propre des
êtres composés et subsistants. Il est dit en effet dans le Livre des Causes:"La
première des choses créées, c'est l'être." Mais l'être de la chose créée
n'est pas subsistant. Donc la création n'appartient pas, à proprement parler, aux
réalités subsistantes et composées.
2. Les êtres sont créés à partir de rien. Or les êtres
composés ne viennent pas de rien, mais de leurs composants. Donc il ne leur
convient pas d'être créés.
3. Ce qui est produit comme tel par une première
émanation, préexiste à une seconde: ainsi, une chose naturelle, produite par
une génération naturelle, est présupposée aux travaux des hommes. Mais ce qui
est présupposé à la génération naturelle, c'est la matière. Donc c'est la
matière qui est créée à proprement parler, et non le composé.
Cependant:
il
est dit au début de la Genèse: "Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre."
Or le ciel et la terre sont des réalités composées et subsistantes. C'est donc
de telles réalités qui sont proprement objets de création.
Conclusion:
Etre
créé, c'est en quelque manière devenir, on vient de le voir. Or, le devenir est
ordonné à l'être. Donc, les êtres auxquels il convient proprement de devenir et
d'être créés sont ceux auxquels il convient d'être. Et cela convient à
proprement parler aux sujets subsistants, qu'ils soient simples, comme les
substances séparées, ou qu'ils soient composés, comme les substances
matérielles. En effet, l'être convient proprement à ce qui possède l'être et
qui subsiste dans son être. Tandis que les formes, les accidents et autres
entités semblables sont appelées des étants non pas parce qu'ils existent en eux-mêmes,
mais parce qu'ils appartiennent à un autre; ainsi la blancheur est-elle appelée
un étant parce que son sujet est blanc. Aussi, selon le Philosophe, on parle de
l'accident avec plus de propriété en l'appelant quelque chose de l'être plutôt
qu'un être. Ainsi donc, les accidents, les formes, etc., parce qu'ils ne
subsistent pas, sont des coexistants plutôt que des êtres, et on doit les dire
concréés plutôt que créés. Ce qui est proprement créé, ce sont les choses
subsistantes.
Solutions:
1. Lorsque l'on dit que la première des choses créées
est l'être, ce mot ne concerne pas le sujet créé mais la raison propre sous
laquelle la création atteint son objet. Car un être est dit créé non du fait
qu'il est tel être, mais du fait qu'il est un être, puisque la création est
l'émanation de tout l'être à partir de l'être universel, comme on l'a dit. On
parlerait de la même façon si l'on disait que le premier objet de la vue est la
couleur, bien que ce qui est vu à proprement parler soit un objet coloré.
2. La création ne désigne pas la constitution de la
chose composée à partir de ses principes préexistants; mais on dit que le
composé est créé parce qu'il est produit dans l'être avec tous ses éléments
constitutifs.
3. Cet argument ne prouve pas que la matière seule soit
créée, mais que la matière n'existe que par création. Car la création est la
production de tout l'être, et non pas seulement de la matière.
Objections:
1. Il semble que non. Car, selon le Philosophe, un être
est parfait quand il peut produire un être qui lui ressemble. Mais les
créatures immatérielles sont plus parfaites que les créatures matérielles, qui
peuvent produire un être semblable à elles, car le feu engendre le feu, et
l'homme engendre un homme. Donc la substance immatérielle peut produire une
substance semblable à elle. Mais une substance immatérielle ne peut être faite
que par création, puisqu'il n'y a pas de matière dont elle serait faite. Donc
certaines créatures peuvent créer.
2. Plus il y a de résistance de la part de ce qui est
fait, plus celui qui le fait doit avoir de pouvoir. Mais le contraire résiste
plus que le néant. Donc il faut plus de force pour faire quelque chose à partir
de son contraire ce que fait pourtant la créature que pour faire quelque chose
de rien. Donc certaines créatures peuvent créer.
3. Le pouvoir de celui qui fait quelque chose s'évalue
en proportion de ce qui est fait. Mais l'être créé est fini, comme on l'a
prouvé lorsqu'on traitait de l'infinité de Dieu ". Donc, pour produire par
création quelque chose de créé, il suffit d'un pouvoir limité. Mais avoir un
pouvoir limité n'est pas contraire à la notion de créature. Donc il n'est pas
impossible qu'une créature crée.
Cependant:
il
y a ce que dit S. Augustin: "Ni les bons ni les mauvais anges ne peuvent
être les créateurs de quoi que ce soit." Donc beaucoup moins encore les
autres créatures.
Conclusion:
Il
apparaît assez au premier regard, d'après ce qui précède, que créer ne peut
être l'action propre que de Dieu seul. Il faut en effet ramener les effets les
plus universels aux causes les plus universelles et les plus primordiales. Or, parmi
tous les effets, le plus universel est l'être lui-même. Aussi faut-il qu'il
soit l'effet propre de la cause première et absolument universelle, qui est
Dieu. C'est pourquoi on dit aussi dans le Livre des Causes, que ni une
intelligence, ni une âme, malgré sa noblesse, ne donne l'existence, sinon en
tant qu'elle opère par l'opération divine. Produire l'être absolument, et non
en tant qu'il est celui-ci ou qu'il est tel, cela relève de la raison même de
création. Aussi est-il manifeste que la création est l'action propre de Dieu
lui-même.
Mais
il arrive qu'un être participe de l'action propre d'un autre, non par son
pouvoir, mais par manière d'instrument, en tant qu'il agit par le pouvoir de
cet autre; ainsi l'air est capable, par le pouvoir du feu, de chauffer et de
brûler. Ceci a conduit certains penseurs à estimer que, bien que la création
soit l'effet propre de la cause universelle, certaines causes inférieures, en
tant qu'elles agissent par la vertu de la cause première, peuvent créer. Et
c'est ainsi qu'Avicenne a prétendu que la première substance séparée, créée par
Dieu, en crée une autre après elle, puis la substance de l'orbe du ciel, avec
son âme; et que la substance de l'orbe du ciel crée ensuite la matière des
corps inférieurs. De la même manière, le Maître des Sentences assure que Dieu
peut communiquer à la créature la puissance de créer, de telle sorte qu'elle
crée par délégation, non de sa propre autorité.
Mais
cela est impossible. Car une cause seconde instrumentale ne participe de
l'action de la cause supérieure que dans la mesure où, par un effet qui lui est
propre, elle agit par manière de disposition pour produire l'effet de l'agent
principal. Donc, si elle ne faisait rien selon ce qui lui est propre, il serait
inutile de l'employer, et il n'y aurait pas besoin de choisir des instruments
déterminés pour produire des actions déterminées. Ainsi nous voyons qu'une
hache, en coupant le bois, fait ce qu'elle tient de sa forme propre, et produit
la forme d'un banc, qui est l'effet propre de l'agent principal. Or, ce qui est
l'effet propre de Dieu qui crée, c'est ce qui est présupposé à tous les autres
effets, à savoir l'être pris absolument. Aussi aucun autre être ne peut-il rien
opérer par manière de disposition et d'instrument en vue de cet effet, puisque
la création ne se fait à partir de rien de présupposé qui pourrait être disposé
par l'action de l'agent instrumental. Ainsi donc il est impossible qu'il
convienne à aucune créature de créer, ni par sa vertu propre, ni par sa vertu
instrumentale, ni à titre ministériel.
Et
il est particulièrement absurde de dire qu'un corps puisse créer; car un corps
n'agit sinon par contact et motion; aussi son action requiert quelque chose de
préexistant à son action, qui puisse être touché ou mû, ce qui est contraire à
la notion de création.
Solutions:
1. Un être parfait qui participe d'une certaine nature
produit un être semblable à lui, non en produisant cette nature prise
absolument, mais en l'appliquant à quelque chose. Car l'homme que voici ne peut
être la cause de la nature humaine prise absolument, parce qu'il serait alors
cause de lui-même; mais il est cause que la nature humaine existe dans cet
homme qu'il a engendré. Et ainsi présuppose-t-il à son action la matière
déterminée par laquelle il est cet hommeci. Mais, de même que cet homme-ci
participe de la nature humaine, de même tout être créé participe, si j'ose dire,
de la nature de l'être; car Dieu seul est son être, comme on l'a déjà dit. Donc
aucun être créé ne peut produire aucun être pris absolument, sinon en tant
qu'il cause l'être dans cet êtreci; et ainsi faut-il que ce par quoi quelque
chose est cet êtreci soit compris comme antérieur à l'action qui produit un
être semblable à lui. Mais, dans une substance immatérielle, on ne peut
concevoir ce qui l'individualise comme antérieur à elle, parce que ce qui
l'individualise c'est sa forme, qui lui donne l'être, puisqu'il s'agit de
formes subsistantes. Donc une substance immatérielle ne peut produire une autre
substance immatérielle semblable à elle, quant à son être; elle peut seulement
produire une perfection surajoutée, par exemple si l'on disait, avec Denys, que
l'ange supérieur illumine l'ange inférieur. C'est en ce sens qu'il y a de la
paternité jusque dans le ciel, selon la parole de l'Apôtre (Ep 3, 15): (Dieu) "de
qui toute paternité, au ciel et sur la terre, tire son nom." Par là encore
il apparaît avec évidence que nul être créé ne peut causer quelque chose sans
une réalité préexistante, ce qui exclut l'idée de création.
2. Si quelque chose est produit à partir de son
contraire, c'est par accident, dit le Philosophe. Par soi il naît du sujet où
il se trouvait en puissance. Donc le contraire résiste à l'agent, en ce sens
qu'il empêche la puissance d'accéder à l'acte auquel l'agent s'efforce d'amener
la matière: ainsi le feu entend amener l'eau à un acte semblable au sien, et il
en est empêché par la forme et les dispositions contraires, qui entravent en
quelque sorte la puissance pour qu'elle ne passe pas à l'acte. Et plus la
puissance est liée, plus l'agent doit avoir de force pour amener la puissance à
l'acte; aussi faut-il une force beaucoup plus grande dans l'agent si nulle
puissance ne préexiste. Ainsi donc il est évident qu'il faut beaucoup plus de
force pour faire quelque chose de rien, que pour le faire de son contraire.
3. Le pouvoir d'un agent ne se mesure pas seulement à la
substance de ce qui est fait, mais encore à la manière de le faire; car une
plus grande chaleur chauffe non seulement davantage, mais plus rapidement. Donc,
bien que causer un effet fini ne manifeste pas une puissance infinie, cependant
causer cet effet à partir de rien manifeste une puissance infinie. Cela découle
de la solution qui précède. Si en effet il faut à l'agent une force d'autant
plus grande que la puissance est plus éloignée de l'acte, l'agent qui opère
sans aucune puissance préalable, comme c'est le cas du créateur, doit avoir un
pouvoir infini. Car il n'y a pas de proportion entre ce qui n'a aucune
puissance et la puissance que présuppose le pouvoir de tout agent naturel, elles
sont entre elles comme entre le non-être et l'être. Et puisque aucune créature
n'a l'intimité de la puissance pas plus qu'elle n'a l'intimité de l'être, comme
on l'a prouvé antérieurement, il reste qu'aucune créature ne peut créer.
Objections:
1. Il semble que créer soit propre à l'une des
Personnes. En effet, ce qui est premier est cause de ce qui est second, et le
parfait est cause de l'imparfait. Mais la procession d'une Personne divine est
antérieure à la procession de la créature, et elle est plus parfaite, parce que
la Personne divine procède de manière à ressembler parfaitement à son principe,
tandis que la créature ressemble imparfaitement au sien. Donc les processions
des Personnes divines sont la cause de la procession des créatures. Et ainsi
créer est le propre de la Personne.
2. Les Personnes divines ne se distinguent que par leurs
processions et leurs relations. Donc tout ce qui est attribué de manière
différente aux Personnes divines leur convient selon leurs processions et leurs
relations. Mais la causalité à l'égard des créatures est attribuée diversement
aux Personnes divines; car, dans le Symbole de Nicée, on attribue au Père
d'être le Créateur de l'univers visible et invisible; on attribue au Fils que "par
lui tout a été fait"; mais à l'Esprit Saint, qu'il est Seigneur et qu'il
donne la vie. Donc la causalité à l'égard des créatures convient aux Personnes
selon leurs processions et relations.
3. Si l'on dit que la causalité à l'égard de la créature
se prend selon quelque attribut essentiel qui est approprié à l'une des
personnes, cela ne paraît pas suffisant. Car tout effet divin est causé par
n'importe quel attribut essentiel, la puissance, la bonté et la sagesse; et il
ne convient pas davantage à l'un qu'à l'autre. Donc on ne devrait pas attribuer
un mode déterminé de causalité à une Personne plutôt qu'à une autre, à moins
qu'on ne prenne les relations et les processions comme point de départ de la
distinction à établir.
Cependant:
Denys
affirme que les noms qui concernent la causalité sont communs à toute la
divinité.
Conclusion:
Créer,
c'est proprement causer ou produire l'être des choses. Puisque tout agent
produit un être semblable à lui, le principe de l'action peut se juger à partir
de son effet: ainsi le feu engendre le feu. Et c'est pourquoi créer convient à
Dieu selon son être, lequel est son essence, commune aux trois Personnes. Aussi
créer n'est-il pas propre à l'une des Personnes, mais commun à toute la
Trinité.
Cependant,
les Personnes divines, selon la raison de leur procession, ont une causalité à
l'égard de la création des choses. Comme on l'a montré antérieurement, en
traitant de la science et de la volonté de Dieu, Dieu est cause des choses par
son intelligence et sa volonté, comme il en est de l'artisan pour les produits
de son art. Or l'artisan opère d'après le verbe conçu dans son intelligence, et
par l'amour que sa volonté porte à son oeuvre. Aussi Dieu le Père a-t-il produit
la créature par son Verbe, qui est le Fils; et par son Amour, qui est l'Esprit
Saint. De la sorte, les processions des Personnes sont la raison de la
production des créatures, en tant qu'elles incluent les attributs essentiels
que sont la science et la volonté.
Solutions:
1. On vient de dire que les processions des Personnes
divines sont cause de la création.
2. La nature divine, bien qu'elle soit commune aux trois
Personnes, leur convient cependant dans un certain ordre, en tant que le Fils
reçoit du Père la nature divine, et que l'Esprit Saint la reçoit de tous deux.
De même aussi, le pouvoir de créer, bien qu'il soit commun aux trois Personnes,
leur convient dans un certain ordre, car le Fils la tient du Père, et le
Saint-Esprit du Père et du Fils. Aussi attribue-t-on le nom de Créateur au Père,
comme à celui qui ne tient pas d'un autre le pouvoir créateur. Du Fils, on dit
que tout a été fait par lui, en tant qu'il a le même pouvoir, mais reçu d'un
autre, car la préposition "par" désigne ordinairement une cause
intermédiaire, ou un principe découlant lui-même d'un principe. Quant à
l'Esprit Saint, qui tient ce même pouvoir des deux autres Personnes, on lui
attribue de gouverner et de vivifier, comme Seigneur, ce que le Père a créé par
le Fils.
On
peut encore trouver une raison générale de cette attribution selon la façon
dont les attributs essentiels sont appropriés aux trois Personnes. Comme on l'a
vu précédemment, on approprie au Père la puissance, qui se manifeste surtout
dans la création, et c'est pourquoi on attribue au Père d'être le Créateur. Au
Fils on approprie la sagesse, par laquelle tout agent intelligent opère, et
c'est pourquoi on dit de lui: "par qui tout a été fait". Enfin on
approprie la bonté au Saint-Esprit, et c'est à elle qu'il revient de gouverner
en conduisant les choses aux fins qui leur sont dues, et de donner la vie, parce
que celle-ci consiste en une sorte de mouvement interne et que ce qui donne
d'abord le mouvement, c'est la fin et le bien.
3. Il est vrai que tout effet venant de Dieu procède de
n'importe lequel de ses attributs. Néanmoins, chacun de ses effets se ramène à
cet attribut avec lequel il a de l'affinité selon sa raison propre. Ainsi on
attribue l'ordonnance des choses à la sagesse divine, la justification de l'impie
à la miséricorde et à la bonté qui se diffuse surabondamment. Quant à la
création, qui est la production de la substance même des choses, elle se ramène
à la puissance.
Objections:
1. Il semble qu'il ne soit pas nécessaire de trouver
dans la création un vestige de la Trinité. Car tout être s'offre à
l'investigation par ses vestiges. Mais la Trinité des Personnes ne peut se
découvrir à partir des créatures, comme on l'a établi précédemment a. Donc il
n'y a pas de vestiges de la Trinité dans la création.
2. Tout ce qui se trouve dans la créature est créé. Donc,
si l'on trouve un vestige de la Trinité dans une créature en raison de telle ou
telle de ses propriétés, et si tout ce qui est créé offre un vestige de la
Trinité, il faudra qu'en chacune de ces propriétés on trouve un vestige de la
Trinité, et ainsi indéfiniment.
3. L'effet ne représente que sa cause. Mais la causalité
des créatures appartient à la nature commune de la Trinité, non aux relations
par lesquelles les Personnes se distinguent et se comptent. Donc on ne trouve
pas dans la créature un vestige de la Trinité, mais seulement de l'unité de
l'essence divine.
Cependant:
d'après
S. Augustin, "un vestige de la Trinité apparaît dans la créature".
Conclusion:
Tout
effet représente de quelque manière sa cause, mais diversement. Parfois l'effet
représente seulement la causalité de la cause, mais non sa forme. C'est ainsi
que la fumée manifeste le feu, et une telle représentation est appelée vestige;
car l'empreinte du pas manifeste le mouvement de quelqu'un qui est passé, sans
révéler sa nature. Mais un autre effet représente la cause parce qu'il a une
forme semblable à celle de cette cause: le feu engendré représente le feu dont
il est issu, et la statue de Mercure représente celui-ci. Une telle représentation
est une image.
Or
les processions des Personnes divines ont lieu selon les actes de
l'intelligence et de la volonté, on l'a vu antérieurement; car le Fils procède
comme Verbe de l'intelligence, et l'Esprit Saint comme Amour de la volonté.
Donc, dans les créatures douées de raison, qui ont intelligence et volonté, on
trouve une image de la Trinité parce qu'on trouve en elles un verbe qui est
conçu et un amour qui procède.
Mais
en toutes les créatures on trouve une représentation de la Trinité par mode de
vestige en ce sens qu'on trouve en elles quelque chose qu'il faut
nécessairement rapporter aux Personnes divines comme à leur cause. En effet, toute
créature subsiste dans son être, possède une forme qui détermine son espèce et
a un ordre à l'égard d'autres êtres. Donc, en tant que substance créée, elle
représente sa cause et son principe, et ainsi elle manifeste la personne du
Père qui est un principe n'ayant pas de principe. En tant qu'elle a une
certaine forme et espèce, elle représente le Verbe, car la forme de l'oeuvre
d'art vient de la conception de l'artiste. En tant qu'ordonné à d'autres, elle
représente l'Esprit Saint selon qu'il est Amour, car l'ordre d'un effet à
l'égard d'autre chose provient de la volonté du Créateur.
C'est
pourquoi S. Augustin dit qu'on trouve un vestige de la Trinité en chaque
créature, selon qu'elle est un être doté d'unité, qu'elle est formée par
quelque espèce, et qu'elle occupe un certain rang. C'est à cela encore que se
ramène cette triade: le nombre, le poids et la mesure, dont parle le livre de
la Sagesse (11, 20); car la mesure se rapporte à la substance d'une chose
limitée par ses principes, le nombre à l'espèce, le poids à l'ordre. A cela
encore se ramène une autre triade proposée par S. Augustin: le mode, l'espèce
et l'ordre; et encore cette autre: "Ce qui est constitué, ce qui est
distingué, ce qui convient." En effet, une chose est constituée par sa
substance, elle est distinguée par sa forme, elle convient à autre chose par
son ordre. C'est ainsi qu'on peut unifier facilement ces différentes
catégories.
Solutions:
1. La représentation par mode de vestige se prend selon
les attributs appropriés; par ce moyen on peut, à partir des créatures, s'élever
à la Trinité des Personnes, comme on vient de le dire.
2. La créature est au sens propre la réalité subsistante,
dans laquelle on peut trouver ces trois caractères. Il n'est pas nécessaire de
les trouver dans chacun des élément qui sont en elle, mais, selon cette triple
représentation, le vestige est attribué à la réalité subsistante.
3. Les processions des Personnes sont elles aussi, d'une
certaine façon, cause et raison de la création, de la manière qu'on a dite.
Objections:
1. Il semble que la création se mêle aux oeuvres de la
nature et de l'art. Dans toute opération de la nature ou de l'art il y a
production d'une certaine forme. Mais elle n'est pas produite à partir de
quelque chose, puisque la matière ne fait pas partie d'elle-même. Donc elle est
produite de rien. Et ainsi, dans toute production de la nature ou de l'art, il
y a création.
2. L'effet n'est pas plus puissant que sa cause. Mais
dans la nature tout être agit par sa forme accidentelle, active ou passive.
Donc aucune forme substantielle n'est produite par la nature. Il reste donc que
ce soit par création.
3. La nature produit un être semblable à elle. Mais tout
ce qui est engendré dans la nature ne l'est pas par un être semblable à lui, comme
on le voit chez les animaux engendrés par putréfaction. Donc leur forme ne
vient pas de la nature, mais de la création. Et il en est de même pour les
autres.
4. Ce qui n'est pas créé n'est pas une créature. Donc, si
la création n'est pas liée aux productions de la nature, il s'ensuivra que les
oeuvres de la nature ne sont pas des créatures, ce qui est hérétique.
Cependant:
S.
Augustin distingue l'oeuvre de propagation, qui est une oeuvre de la nature, de
l'oeuvre de création.
Conclusion:
Ce
problème est soulevé à cause de la question philosophique des formes. Certains
philosophes ont pensé qu'elles n'avaient pas pour principe l'action de la
nature, mais qu'elles existaient auparavant dans la matière, à l'état latent.
Mais cette erreur est due à leur ignorance de la matière, parce qu'ils ne
savaient pas distinguer entre la puissance et l'acte: parce que les formes
préexistent en puissance dans la matière, ils ont pensé qu'elles préexistent
comme telles.
D'autres
ont pensé que les formes sont données ou causées par un agent séparé, par mode
de création. Ainsi la création s'ajouterait à toute opération de la nature.
Mais cette erreur est due a leur ignorance de la forme. Car ils n'ont pas pris
garde que la forme naturelle d'un corps n'est pas une réalité subsistante: elle
est ce par quoi quelque chose est. Aussi, puisque être fait, être
créé
ne convient à proprement parler qu'à un être subsistant, comme on l'a dit
précédemment, les formes ne sont ni faites ni créées, mais il leur revient
d'être concréées. Ce qui est fait, à proprement parler, par l'action de la
nature, c'est l'être composé, fait à partir de la matière. Aussi, dans les
oeuvres de la nature, la création ne s'immisce pas, mais elle est présupposée à
l'opération de la nature.
Solutions:
1. Les formes commencent à être en acte, lorsque le
composé est fait; pour autant, elles ne sont pas faites par soi, mais seulement
par accident.
2. Dans la nature, les qualités actives agissent en
vertu des formes substantielles. Et c'est pourquoi l'agent naturel produit un
être qui lui ressemble non seulement selon la qualité, mais selon l'espèce.
3. Pour engendrer des animaux inférieurs, il suffit d'un
agent universel, qui est le pouvoir des corps célestes, auxquels ils sont
assimilés non selon l'espèce, mais selon une certaine analogie. Il n'est donc
pas nécessaire que leurs formes soient créées par un agent séparé. Mais quant à
la génération des animaux supérieurs, un agent universel ne suffit pas: il y
faut un agent propre, dont la génération est univoque.
4. L'opération de la nature présuppose toujours des
principes créés, et c'est ainsi que les produits de la nature sont appelés des
créatures.
Logiquement, nous devons considérer
maintenant le commencement de la durée des créatures.
1. Les
créatures ont-elles toujours existé? 2. Est-ce un article de foi qu'elles aient
eu un commencement? 3. En quel sens dit-on: "Au commencement Dieu a créé
le ciel et la terre?"
Objections:
1. Il semble que la totalité des créatures, qu'on
appelle le monde, n'a pas commencé, mais a existé éternellement. Car tout ce
qui a commencé d'exister, avant d'exister, devait avoir été possible; autrement
il aurait été impossible qu'il soit fait. Si le monde a commencé d'exister
avant de commencer, il était possible qu'il existât. Mais ce qui a la
possibilité d'être, c'est la matière, qui est puissance à l'être que lui donne
la forme, et au non-être, qui vient de la privation. Donc, si le monde a
commencé, la matière a existé avant le monde. Mais la matière ne peut pas
exister sans forme, et la matière du monde avec sa forme, c'est le monde. Le
monde aurait donc existé avant de commencer d'être, ce qui est impossible.
2. Ce qui a la vertu d'exister toujours ne peut pas
tantôt exister et tantôt ne pas exister; car une chose existe aussi longtemps
que dure son pouvoir d'exister. Mais toute chose incorruptible a la vertu
d'être toujours, car son pouvoir d'être n'est pas limité par un délai
déterminé. Donc aucune chose incorruptible ne peut exister dans un temps, et ne
pas exister dans l'autre. Mais tout ce qui commence d'exister existe dans un
temps et n'existe pas dans un autre. Donc aucune chose incorruptible n'a
commencé d'exister. Mais il y a dans le monde beaucoup de réalités
incorruptibles, comme les corps célestes et toutes les substances
intellectuelles. Donc le monde n'a pas commencé d'exister.
3. Ce qui n'est pas engendré n'a pas eu de commencement.
Mais le Philosophe déclare que la matière est inengendrée, et de même le ciel.
Donc la totalité des créatures n'a pas commencé d'exister.
4. Il y a vide là où il n'y a pas de corps, mais où il
est possible qu'il y en ait. Donc, si le monde a commencé d'exister, là où il
est maintenant il n'y avait pas de corps auparavant, et pourtant il pouvait y
en avoir un, autrement il n'y en aurait pas là maintenant. Donc, avant le monde,
il y a eu le vide, ce qui est impossible.
5. Rien ne commence nouvellement à être mû si ce n'est
par le fait que le moteur ou le mobile se comportent autrement que dans l'état
antérieur. Mais ce qui se modifie est maintenant autrement qu'auparavant, il
est mû. Donc, avant tout mouvement qui commence, il y a quelque mouvement. Donc
le mouvement a toujours existé. Donc aussi le mobile, car le mouvement n'existe
que dans un mobile.
6. Tout ce qui meut est ou bien naturel, ou bien
volontaire. Mais ni l'un ni l'autre ne commence à mouvoir sans un mouvement
préexistant. En effet, la nature opère toujours de la même manière. De ce fait,
s'il n'y a pas auparavant un changement soit dans la nature de ce qui meut, soit
dans le mobile, le moteur naturel ne commence pas à imprimer un mouvement qui
n'aurait pas existé auparavant. Quant à la volonté, elle peut, sans changer
elle-même, retarder l'exécution de ce qu'elle se propose; mais cela se fait
toujours par quelque changement qu'on s'imagine, au moins de la part du temps
lui-même. Ainsi celui qui veut construire une maison demain, et non pas
aujourd'hui, attend que quelque chose se passe demain, qui n'existe pas
aujourd'hui; pour le moins, il attend qu'aujourd'hui soit passé et que demain
arrive; ce qui ne peut exister sans changement, puisque le temps est le nombre
du mouvement. On conclut donc qu'avant tout mouvement qui commence à nouveau, il
y a eu un autre changement. Ainsi on arrive à la conclusion de l'argument
précédent.
7. Ce qui est toujours à son commencement et toujours à sa
fin ne peut ni commencer ni finir; parce que ce qui commence n'est pas à sa fin;
et ce qui finit n'est pas à son commencement. Mais le temps est toujours à son
commencement et à sa fin; car il n'y a rien dans le temps en dehors de
l'instant présent, qui est la fin du passé et le commencement du futur. Donc le
temps ne peut ni commencer ni finir et il en est de même du mouvement, dont le
temps est la mesure.
8. Dieu est antérieur au monde en nature, ou en durée.
Si c'est seulement en nature, puisque Dieu est éternel, le monde aussi est
éternel. S'il est antérieur par sa durée, comme l'avant et l'après dans la
durée constituent le temps, le temps aurait existé avant le monde, ce qui est
impossible.
9. Une fois posée la cause suffisante, l'effet est posé,
car la cause qui n'est pas suivie d'effet est une cause imparfaite, qui a
besoin d'un secours étranger pour que son effet se produise. Mais Dieu est la
cause suffisante du monde: cause finale en raison de sa bonté; cause exemplaire
en raison de sa sagesse; cause efficiente en raison de sa puissance, comme on
l'a fait voir précédemment.
Donc,
puisqu'il est éternel, le monde aussi existe depuis toujours.
10. Si l'action d'un être est éternelle, son effet l'est
aussi. Mais l'action de Dieu, identique à sa substance, est éternelle. Donc le
monde aussi est éternel.
Cependant:
le
Christ dit en S. Jean (17, 5): "Et maintenant, Père, glorifie-moi auprès
de toi de la gloire que j'avais auprès de toi avant que le monde fût." Et
on lit dans le livre des Proverbes (8, 22): "Le Seigneur m'a créée, prémices
de son oeuvre, avant ses oeuvres les plus anciennes."
Conclusion:
Rien,
en dehors de Dieu, n'a existé de toute éternité. Et il n'est pas impossible de
l'établir. On a montré précédemment que la volonté de Dieu est la cause des
choses. Donc un être n'est nécessaire que s'il est nécessaire que Dieu le
veuille, puisque la nécessité de l'effet dépend de la nécessité de la cause, dit
Aristote. Or, on a montré précédemment que, à parler absolument, il n'est pas
nécessaire que Dieu veuille autre chose que lui-même. Il n'est donc pas
nécessaire que Dieu veuille que le monde ait toujours existé. Mais le monde
n'existe que dans la mesure où Dieu le veut, puisque l'existence du monde
dépend de la volonté de Dieu comme de sa cause. Il n'est donc pas nécessaire
que le monde ait toujours existé et on ne peut pas le prouver de manière
démonstrative.
Les
raisons qu'en donne Aristote ne sont pas de véritables démonstrations. Ce sont
des arguments pour réfuter les raisonnements de philosophes anciens, qui
affirmaient que le monde a commencé en employant des procédés emplis de
contradictions. Cela se manifeste de trois façons. Parce qu'il présente pour
commencer des opinions comme celles d'Anaxagore, d'Empédocle et de Platon, pour
les contredire. Ensuite parce que, chaque fois qu'il traite ce sujet, il
invoque le témoignage des anciens, ce qui n'est pas à proprement parler une
démonstration, mais l'établissement d'une présomption. Enfin parce qu'il dit
expressément qu'il y a des questions dialectiques pour lesquelles nous n'avons
pas de solution rationnelle, comme celle de savoir si le monde est éternel.
Solutions:
1. Avant d'exister, le monde a été possible cette
possibilité n'est pas celle de la puissance passive, qui est celle de la matière,
mais celle de la puissance active de Dieu. Ou bien encore, il était possible
d'une possibilité absolue qui n'est pas rapportée à une puissance: elle
consiste dans le simple rapport de termes qui ne sont pas contradictoires;
c'est en ce sens que le possible s'oppose à l'impossible, comme le montre
Aristote.
2. Ce qui a le pouvoir d'exister toujours, du fait qu'il
possède ce pouvoir ne peut pas tantôt exister et tantôt ne pas exister; mais
avant d'avoir cette vertu, il n'existait pas. C'est pourquoi cet argument
avancé par Aristote ne prouve pas absolument que les choses incorruptibles
n'ont pas commencé, mais qu'elles n'ont pas commencé de la manière habituelle
aux êtres engendrés et corruptibles.
3. Aristote prouve que "la matière n'est pas
engendrée" pour ce motif qu'elle n'a pas de sujet à partir duquel elle
existerait. Il prouve aussi que le ciel n'est pas engendré parce qu'il n'a pas
de contraire d'où il pourrait être engendré Ces deux raisonnements prouvent
seulement que la matière et le ciel n'ont pas commencé par génération, comme
quelquesuns le soutenaient, principalement au sujet du ciel. Mais nous disons
que la matière et le ciel ont été produits dans l'être par création, comme ce
qui précède l'a prouvé.
4. Il ne suffit pas, pour définir le vide, de dire qu'il
n'y a rien en lui; il est requis qu'il s'agisse d'un espace capable de contenir
un corps et qui n'en contient pas, comme le montre Aristote. Nous disons, nous,
qu'il n'y avait ni lieu ni espace avant le monde.
5. Le premier moteur s'est toujours comporté de la même
manière, mais non le premier mobile, parce qu'il a commencé d'être, alors
qu'auparavant il n'existait pas. Or, cela n'a pas été par un changement, mais
par la création, qui n'est pas un changement, comme on l'a dit précédemment. Il
est donc évident que cet argument avancé par Aristote vaut contre ceux qui
posaient des
mobiles
éternels, sans admettre un mouvement éternel; on voit cette opinion chez
Anaxagore et chez Empédocle. Nous estimons, nous, que, depuis que les mobiles ont
commencé d'exister, le mouvement n'a jamais cessé.
6. Le premier agent est un agent volontaire. Et bien
qu'il ait eu la volonté éternelle de produire certain effet, il n'a pas produit
un effet éternel. Et il n'est pas nécessaire de poser au préalable un
changement, même pas par notre représentation du temps. En effet, il faut
concevoir autrement un agent particulier, qui présuppose une chose et en cause
une autre, et l'agent universel, qui produit tout. L'agent particulier produit
la forme et présuppose la matière; aussi faut-il qu'il proportionne la forme à
la matière requise. Il est donc logique de considérer qu'il donne une forme à
telle matière et non pas à telle autre, en raison de la différence qu'il y a
entre diverses sortes de matières. Mais cette considération n'est pas
convenable pour Dieu, qui produit en même temps la forme et la matière et dont
on doit dire que lui-même produit une matière adaptée à la forme et à la fin.
Et
de même l'agent particulier présuppose le temps, comme il présuppose la
matière. Aussi, logiquement, considère-t-on en lui qu'il agit dans le temps
postérieur, et non dans le temps antérieur, selon la représentation du temps
avec un avant et un après. Mais quand il s'agit de l'agent universel, qui
produit la chose et le temps, il n'y a pas à considérer qu'il agisse maintenant
et non avant, selon la représentation du temps qui passe, comme si le temps
était présupposé à son action. Nous devons considérer qu'il a donné à son
oeuvre autant de temps qu'il a voulu, comme il lui a semblé bon pour manifester
sa puissance. En effet, le monde nous fait mieux connaître la puissance divine
du Créateur, s'il n'a pas toujours existé, plutôt que s'il avait été éternel;
car il est manifeste que ce qui n'a pas toujours existé a une cause, tandis que
cela n'est pas aussi évident avec ce qui a toujours existé.
7. Comme dit Aristote, l'avant et l'après sont dans le
temps selon qu'ils sont dans le mouvement. Aussi le commencement et la fin
doivent-ils être entendus pour le temps de la même manière que pour le
mouvement. A supposer l'éternité du mouvement, il est nécessaire que tout point
pris dans le mouvement soit le commencement et la fin de celui-ci. Mais cela
n'est pas nécessaire si le mouvement a commencé. Et la même analyse vaut pour
l'instant présent du temps. On voit ainsi que cette analyse de l'instant
présent envisagé comme le commencement et la fin du temps présuppose l'éternité
du temps et du mouvement. Aussi Aristote emploie-t-il cet argument contre ceux
qui posaient l'éternité du temps, tout en niant celle du mouvement.
8. Dieu est antérieur au monde en durée. Mais le mot "antérieur"
ne désigne pas une priorité de temps, mais la priorité de l'éternité. Ou bien
l'on peut dire qu'il désigne l'éternité d'un temps imaginaire, qui n'existe pas
réellement. De même, lorsque nous disons: au-dessus du ciel il n'y a rien, le
mot "au-dessus" ne désigne qu'un lieu imaginaire, en ce sens qu'il
est possible d'imaginer qu'on ajoute aux dimensions du corps céleste d'autres
dimensions.
9. De même que l'effet d'une cause agissant par nature
procède de cette cause selon le mode de sa forme, de même il suit la volonté de
l'agent libre selon la forme que cet agent a préalablement conçue et définie, comme
on l'a vu précédemment. Donc, bien que, de toute éternité, Dieu eût été cause
suffisante du monde, il n'en résulte pas qu'il ait produit le monde autrement
qu'en conformité avec son dessein décidé à l'avance, c'est-à-dire que ce monde
a commencé d'exister après le non-être, pour faire connaître plus manifestement
son auteur.
10. L'action une fois posée, l'effet en découle selon
l'exigence de la forme qui est le principe de l'action. Or, dans les agents
volontaires, ce qui a été conçu et défini préalablement a valeur de la forme
qui est le principe de l'action. Donc, de l'action éternelle de Dieu ne découle
pas un effet éternel, mais un effet tel que Dieu l'a voulu, c'est-à-dire qui
ait commencé d'être après le non-être.
Objections:
1. Il semble que ce ne soit pas un article de foi, mais
la conclusion d'une démonstration. Car tout ce qui a été fait a un commencement
de sa durée. Mais on peut démontrer rationnellement que Dieu est la cause
efficiente du monde, ce que les philosophes qui font autorité ont admis. Donc
on peut prouver par voie de démonstration que le monde a commencé.
2. Si l'on doit dire nécessairement que le monde a été
fait par Dieu, c'est ou bien de rien, ou bien de quelque chose. Mais ce n'est
pas de quelque chose, car alors la matière du monde eût précédé le monde, et
contre cela sont valables les arguments d'Aristote établissant que le ciel n'a
pas été engendré. Il faut donc dire que le monde a été fait de rien. Et ainsi
il a l'existence après la non-existence. Il faut donc qu'il ait commencé
d'exister.
3. Tout être qui agit par intelligence opère à partir
d'un principe, comme on le voit dans toutes les oeuvres de l'art. Mais Dieu
agit par son intelligence. Donc il opère à partir d'un principe. Donc le monde,
qui est son oeuvre, n'a pas toujours existé.
4. Certains arts et le peuplement de certaines régions
ont commencé à des dates déterminées. Mais cela ne serait pas si le monde avait
toujours existé. Il est donc évident que le monde n'a pas toujours existé.
5. Il est certain que rien ne peut s'égaler à Dieu. Mais
si le monde avait toujours existé, il serait égal à Dieu pour la durée. Il est
donc certain que le monde n'a pas toujours existé.
6. Si le monde a toujours existé, un nombre infini de
jours a précédé celui-ci. Mais on ne peut parcourir l'infini. Donc on ne serait
jamais parvenu au jour présent, ce qui est évidemment faux.
7. Si le monde a existé éternellement, la génération a
existé aussi éternellement. Donc un homme a été engendré par un autre, et ainsi
de suite à l'infini. Mais le père est la cause efficiente du fils, selon
Aristote. Donc, dans la chaîne des causes efficientes, on pourrait remonter à
l'infini, argument rejeté par Aristote.
8. Si le monde et la génération ont toujours existé, des
hommes en nombre infini nous ont précédés. Mais l'âme humaine est immortelle.
Ainsi une infinité d'âmes humaines existeraient aujourd'hui en acte, ce qui est
impossible. On peut donc savoir de science certaine que le monde a commencé, et
on ne le tient pas seulement de la foi.
Cependant:
les
articles de foi ne peuvent être rationnellement démontrés, car, d'après
l'épître aux Hébreux (11, 1) la foi est "la preuve de ce qu'on ne voit pas".
Or, que Dieu soit le Créateur d'un monde, qui a commencé d'être, c'est un
article de foi, car nous disons: "Je crois en un seul Dieu, créateur du
ciel et de la terre." En outre, S. Grégoire dit que Moïse a parlé en
prophète au sujet du passé, quand il a dit: "Au commencement Dieu créa le
ciel et la terre", ce qui enseigne que le monde a commencé. Donc la
nouveauté du monde ne nous est connue que par la révélation et on ne peut
l'établir par démonstration.
Conclusion:
La
foi seule établit que le monde n'a pas toujours existé, et l'on ne peut en
fournir de preuve par manière de démonstration, comme nous l'avons déjà dit
pour le mystère de la Trinité '. La raison en est que l'on ne peut établir que
le monde a commencé en raisonnant à partir du monde lui-même, car le principe
de la démonstration est la "quiddité" (ce qu'est une chose). Or en
considérant un être selon son espèce on l'abstrait du temps et de l'espace; c'est
pourquoi l'on dit des universaux qu'ils sont partout et toujours. On ne peut
donc pas démontrer que l'homme, le ciel ou la pierre n'ont pas toujours existé.
On ne le peut pas davantage à partir de la cause agente qui agit par volonté.
En effet, la raison ne peut connaître de la volonté de Dieu que ce qu'il est
absolument nécessaire que Dieu veuille; mais ce n'est pas le cas de ce qu'il
veut au sujet des créatures, comme on l'a dit précédemment.
Cependant
la volonté divine peut se manifester à l'homme par la révélation, fondement de
notre foi. Aussi, que le monde ait commencé, est objet de foi, non de
démonstration ou de savoir. Cette observation est utile pour éviter qu'en
prétendant démontrer ce qui est de foi par des arguments non rigoureux, on ne
donne l'occasion aux incroyants de se moquer, en leur faisant supposer que
c'est pour des raisons de ce genre que nous croyons ce qui est de foi.
Solutions:
1. Comme le fait remarquer S. Augustin, on trouve chez
les philosophes qui soutiennent l'éternité du monde, deux positions
différentes. Les uns ont prétendu que la substance du monde ne venait pas de
Dieu. C'est là une erreur insoutenable qu'on réfute par argument nécessaire.
D'autres ont posé l'éternité du monde, tout en affirmant que le monde a été
fait par Dieu. "En effet, ils ne veulent pas d'un monde temporel, mais ils
attribuent un commencement à sa création, si bien que le monde aurait été créé
depuis toujours, d'une manière qu'on a du mal à comprendre." Voici comment
ils s'en expliquent, dit encore S. Augustin: "Si le pied de quelqu'un
avait été de toute éternité dans la poussière, il y aurait toujours marqué une
empreinte dont personne ne douterait qu'il ne fût la cause; et ainsi le monde a
toujours existé, puisque celui qui le cause existe toujours." Pour
comprendre cela, il faut observer que la cause efficiente qui agit par manière
de mouvement précède nécessairement son effet dans le temps; car l'effet
n'existe qu'au terme de l'action, et tout agent est forcément le principe de
son action. Mais si l'action est instantanée et non successive, il n'est pas
nécessaire que l'agent soit antérieur à son effet dans la durée, comme c'est
évident dans l'illumination. Aussi disent-ils que, si Dieu est la cause active
du monde, il ne s'ensuit pas nécessairement qu'il soit antérieur au monde quant
à la durée; car la création, par laquelle il a produit le monde, n'est pas une
mutation successive, comme on l'a dit précédemment.
2. Ceux qui supposeraient un monde éternel diraient que
le monde a été fait par Dieu de rien, non qu'il ait été fait après le rien, selon
notre façon de concevoir la création, mais parce qu'il n'a pas été fait de
quelque chose. Et ainsi, certains d'entre eux ne rejettent pas le mot de
création, comme on le voit chez Avicenne dans sa Métaphysique.
3. Cet argument vient d'Anaxagore et est rapporté par
Aristote. Mais il ne conclut pas nécessairement sauf pour l'intelligence qui, en
délibérant, recherche ce qu'il faut faire, ce qui ressemble à un changement.
Telle est l'intelligence humaine, mais non l'intelligence divine, comme on l'a
bien montré précédemment.
4. Les partisans de l'éternité du monde soutiennent que
toutes les parties de la terre sont devenues successivement habitables et
inhabitables un nombre infini de fois. De même ils soutiennent que les arts, par
suite de décadences et d'accidents divers, ont été inventés et perdus un nombre
infini de fois. Ce qui fait dire à Aristote qu'il est ridicule d'arguer de ces
changements particuliers pour conclure à la nouveauté du monde entier.
5. Même si le monde avait toujours existé, il ne serait
pas l'égal de Dieu en éternité selon Boèce, parce que l'être divin est un être
tout entier simultané, sans aucune succession, et il n'en est pas ainsi du
monde.
6. Tout passage se comprend du point de départ au point
d'arrivée. Or, quel que soit le jour passé que l'on prend comme point de départ,
de ce jour à aujourd'hui il y a un nombre fini de jours qui peuvent être
franchis. Tandis que l'objection suppose qu'entre deux extrêmes il y a un
nombre infini d'intervalles.
7. Il est vrai qu'il est impossible de remonter à
l'infini, de cause en cause, s'il s'agit de causes efficientes essentielles, de
telle sorte que les causes nécessaires à la production d'un certain effet
soient multipliées à l'infini, par exemple si la pierre était poussée par le
bâton, le bâton par la main, et ainsi de suite indéfiniment. Mais il n'est pas
impossible d'aller à l'infini de cause en cause, s'il s'agit de causes agentes
accidentelles. C'est ce qui arrive quand toutes les causes, multipliées en
nombre infini, tiennent la place d'une cause unique et ne sont multipliées que
par accident. Par exemple, un artisan se sert accidentellement de plusieurs
marteaux parce qu'ils se brisent l'un après l'autre. Il est donc accidentel à tel
marteau d'entrer en action après un autre marteau. De la même manière, il est
accidentel à tel homme, en tant qu'il engendre, d'avoir été lui-même engendré
par un autre; un effet, il engendre en tant qu'homme, et non en tant qu'il est
le fils d'un autre homme. Car tous les hommes qui engendrent ont le même rang
dans l'échelle des causes efficientes: celui de générateur particulier. Aussi
n'est-il pas impossible qu'un homme soit engendré par un autre, et ainsi de
suite indéfiniment. Mais ce serait impossible si la génération de tel homme
dépendait et de tel autre homme, et aussi d'un corps élémentaire, puis du
soleil, et ainsi de suite à l'infini.
8. Ceux qui pensent que le monde est éternel éludent cet
argument de diverses manières. Pour certains il n'est pas impossible qu'il
existe en acte une infinité d'âmes, comme le montre la Métaphysique d'Algazel
affirmant qu'il s'agit là d'un infini par accident. Mais nous avons déjà écarté
cette opinion. Certains disent que l'âme est détruite avec le corps. D'autres, que
de toutes les âmes il n'en subsiste qu'une après la mort. Mais d'autres encore,
selon S. Augustin, ont soutenu, à cause de cela, la métempsycose, c'est-à-dire
que les âmes séparées des corps durant un certain nombre de cycles
reviendraient animer d'autres corps. De tout cela nous traiterons dans la
suite. Il faut cependant observer que cet argument n'a qu'une portée
particulière. Par conséquent on pourrait encore tenir l'éternité du monde, ou
même d'une créature, comme l'ange, mais non l'éternité de l'homme. Or nous
traitons ici du cas général: y a-t-il une créature qui puisse avoir existé de
toute éternité?
Objections:
1. Il semble que la création des choses n'a pas eu lieu
au commencement du temps. En effet, ce qui n'existe pas dans le temps n'existe
pas à un moment donné du temps. Mais la création des choses n'a pas eu lieu
dans le temps, car par cette création c'est la substance des choses qui a été
produite dans l'être. Or le temps ne mesure pas la substance des choses, et en
particulier des choses incorporelles. Donc la création n'a pas eu lieu au
commencement du temps.
2. Aristote prouve que "tout ce qui se fait s'était
fait". Et ainsi tout devenir a un avant et un après. Or, au moment initial
du temps, comme il est indivisible, il n'y a pas d'avant ni d'après. Donc, puisque
être créé est un certain devenir, il semble que les choses n'ont pas été créées
au commencement du temps.
3. Le temps lui-même a été créé. Mais le temps ne peut
pas être créé au commencement du temps, puisque le temps est divisible, tandis
que le commencement du temps est indivisible. La création des choses n'a donc
pas eu lieu au commencement du temps.
Cependant:
la
Genèse dit: "Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre."
Conclusion:
Ces
paroles de la Genèse ont reçu une triple explication pour exclure une triple
erreur.
Certains
ont admis que le temps a toujours existé, et que le temps n'a pas de
commencement. Pour réfuter cette erreur on interprète le mot "commencement":
c'est-à-dire du temps.
Mais
d'autres ont prétendu qu'il y a deux principes de la création, l'un pour le
bien, et l'autre pour le mal. Pour exclure cette erreur on explique "au
commencement" au sens de "dans le Principe", c'est-à-dire dans
le Fils. En effet, de même qu'on approprie le principe d'efficience au Père, à
cause de sa puissance, on attribue le principe d'exemplarité au Fils, à cause
de la sagesse. De sorte que, comme il est dit dans le Psaume (104, 24): "Tu
as fait toutes tes oeuvres avec sagesse", ainsi comprendon que Dieu a tout
fait "dans le Principe", c'est-à-dire dans le Fils, selon l'Apôtre
(Col 1, 16): "C'est en lui (le Fils) qu'ont été créées toutes choses."
D'autres
ont dit que Dieu a créé les êtres corporels par l'intermédiaire de créatures
spirituelles. Et pour exclure cette erreur, on interprète: "Au
commencement", soit avant toutes choses, "Dieu créa le ciel et la
terre." On admet en effet que quatre choses ont été créées ensemble: le
ciel empyrée, la matière corporelle (désignée par le mot "terre"), le
temps, et la nature angélique.
Solutions:
1. On ne dit pas que les choses ont été créées au
commencement du temps en ce sens que le commencement du temps servirait à
mesurer la création, mais parce que le ciel et la terre ont été créés
simultanément avec le temps.
2. Cette parole du Philosophe s'entend du devenir qui se
fait par manière de mouvement, ou qui est le terme du mouvement. Puisque, dans
tout mouvement, il faut considérer un avant et un après, quel que soit le point
que l'on désigne dans un mouvement donné, qui fait qu'une chose est en devenir,
on trouvera forcément un avant et un après car ce qui est au principe du
mouvement ou à son terme n'est plus en acte de mouvement. Mais la création
n'est ni un mouvement, ni le terme d'un mouvement, nous l'avons dit plus haut.
Ainsi donc, ce qui est créé l'est de telle sorte qu'auparavant il ne l'était
pas.
3. Rien ne devient, sinon en tant qu'il est. Rien n'est
réel dans le temps, sinon le moment présent. Aussi le temps ne peut-il être
produit que selon un instant présent. Cela ne veut pas dire qu'il y serait, mais
qu'il commence à partir de là.
Après la production des êtres, il faut
traiter de leur distinction. Cette considération sera triple. Car nous aurons à
étudier: 1° La distinction des choses dans leur ensemble (Q. 47); 2° la
distinction du bien et du mal (Q. 48-49); 3° la distinction entre créature
spirituelle et créature corporelle (Q. 50).
1. La multitude
même des choses, c'est-à-dire leur distinction. 2. Leur inégalité. 3. L'unité
du monde.
Objections:
1. Il semble que la multitude des choses et leur
distinction ne viennent pas de Dieu. En effet, l'unité est naturellement apte à
produire l'unité. Or Dieu est souverainement un, comme on l'a montré: il ne doit
donc produire qu'un seul effet.
2. Ce qui est fait d'après un modèle lui devient
semblable. Or, Dieu est la cause exemplaire de ce qu'il produit, on l'a dit
plus haut. Donc, puisque Dieu est un, son oeuvre aussi est une, et non pas
composée de parties distinctes.
3. Ce qui est ordonné à une fin se proportionne à cette
fin. Or la fin de la créature est une, puisque c'est la bonté divine, ainsi
qu'on l'a fait voir. Donc l'effet de Dieu ne peut être qu'unique.
Cependant:
on
lit dans la Genèse (1, 4.7): "Dieu distingua la lumière d'avec les
ténèbres, et il divisa les eaux d'avec les eaux." Donc la distinction et
la multitude des choses viennent de Dieu.
Conclusion:
Les
philosophes ont expliqué de diverses manières la distinction des choses. Les
uns l'ont attribuée à la matière toute seule, ou bien associée à l'agent.
Démocrite et tous les anciens philosophes de la nature n'admettaient que la
cause matérielle. D'après eux la différence entre les choses résultait du
hasard, selon le mouvement de la matière. Anaxagore expliquait à la fois par la
matière et par l'agent la distinction entre les choses et leur multitude; il
imaginait une intelligence qui aurait différencié les choses en les extrayant
de ce qui était mélangé dans la matière. Mais cette théorie ne peut tenir, pour
deux raisons. Premièrement, nous avons montré que la matière elle-même a été
créée par Dieu, et par conséquent, si quelque différence entre les choses
provient de la matière, elle doit être rapportée à une cause plus haute.
Ensuite, la matière est ordonnée à la forme, et non inversement. Et comme la
différence entre les êtres vient de leur forme spécifique, leur différence ne
vient pas de leur matière, mais plutôt, à l'inverse, de ce que la
différenciation a été créée dans la matière, afin qu'elle soit adaptée à des
formes diverses.
D'autres
ont attribué la distinction des choses aux agents seconds. Ainsi Avicenne dit
que Dieu, "en se connaissant lui-même, a produit la première intelligence:
en elle, parce qu'elle n'est pas son être, commence la composition de puissance
et d'acte", comme on le verra plus loin. Cette première intelligence, en
tant qu'elle connaît la Cause première, produit la seconde intelligence; en
tant qu'elle se connaît elle-même selon qu'elle est en puissance, elle produit
le corps du ciel, qu'elle meut: en tant qu'elle se connaît elle-même selon
qu'elle est en acte, elle produit l'âme du ciel.
Mais
cette théorie ne peut tenir pour deux motifs. Tout d'abord, puisque, nous
l'avons montré, Dieu seul peut créer, ce qui ne peut être causé que par voie de
création ne peut être produit que par Dieu. C'est le cas de tous les êtres non
soumis à la génération et à la corruption. En outre, dans cette hypothèse, l'universalité
des êtres ne proviendrait pas de l'intention du premier Agent, mais de la
rencontre de plusieurs causes agentes, et c'est ce que nous disons provenir du
hasard. Il s'ensuivrait donc que la perfection de l'univers, qui consiste dans
la diversité des êtres, serait le fruit du hasard, ce qui est impossible.
Aussi
faut-il dire que la distinction entre les choses ainsi que leur multiplicité
proviennent de l'intention du premier agent, qui est Dieu. En effet, Dieu
produit les choses dans l'être pour communiquer sa bonté aux créatures, bonté
qu'elles doivent représenter. Et parce qu'une seule créature ne saurait suffire
à la représenter comme il convient, il a produit des créatures multiples et
diverses, afin que ce qui manque à l'une pour représenter la bonté divine soit
suppléé par une autre. Ainsi la bonté qui est en Dieu sous le mode de la
simplicité et de l'uniformité est-elle sous le mode de la multiplicité et de la
division dans les créatures.
Par
conséquent l'univers entier participe de la bonté divine et la représente plus
parfaitement que toute créature quelle qu'elle soit. Et c'est parce que la
distinction entre les créatures a pour cause la sagesse divine, que Moïse
l'attribue au Verbe de Dieu, dessein de sa sagesse. Aussi lit-on au livre de la
Genèse (1, 3): "Dieu dit: Que la lumière soit. Et il sépara la lumière des
ténèbres."
Solutions:
1. L'agent naturel agit par la forme par laquelle il est;
elle est unique en chacun, et c'est pourquoi il ne peut produire qu'un seul
effet. Mais un agent volontaire, tel qu'est Dieu, nous l'avons montré, agit par
la forme conçue dans son intelligence. Donc, puisque, nous l'avons montré
également, il n'est pas contraire à l'unité et à la simplicité de Dieu que son
intelligence conçoive des choses multiples, il s'ensuit que, tout en étant un, il
peut produire des choses multiples.
2. L'argument qu'on tire de la cause conforme à son
modèle vaudrait pour un effet qui représenterait son modèle à la perfection.
Celui-là ne pourrait être reproduit plusieurs fois que matériellement. C'est
pourquoi l'Image incréée, qui est parfaite, est unique. Mais aucune créature ne
représente parfaitement l'exemplaire primordial qui est l'essence divine, et
c'est pourquoi elle peut être représentée par des choses multiples. Pourtant, selon
que les idées divines sont dites exemplaires, leur pluralité correspond, dans
l'intellect divin, à la pluralité des choses.
3. Dans le domaine spéculatif, le moyen terme de la
démonstration, qui démontre parfaitement la conclusion, est nécessairement
unique; mais en matière d'opinion, les moyens termes sont nombreux. De même, dans
le domaine pratique, quand ce qui est fait pour une fin est adéquat à cette fin,
pour ainsi dire, il n'est pas exigé qu'il y en ait plus d'un. Mais ce n'est pas
la situation de la créature par rapport à sa fin qui est Dieu. C'est pourquoi
il a fallu que les créatures fussent multipliées.
Objections:
1. Il semble qu'elle ne vient pas de Dieu. En effet, il
appartient à l'être le meilleur de produire les choses les meilleures. Or, parmi
les choses les meilleures, l'une n'est pas supérieure à l'autre. Donc Dieu, être
excellent, doit faire tous les êtres égaux.
2. En outre, observe Aristote, l'égalité est un effet de
l'unité. Or, Dieu est un: donc il a fait tous les êtres égaux.
3. Il est conforme à la justice de faire des dons
inégaux à des êtres inégaux. Mais Dieu est juste dans toutes ses oeuvres. Donc,
puisque l'action par laquelle il communique l'existence aux créatures ne
présuppose pas d'inégalité entre elles, il semble qu'il les ait faites toutes
égales.
Cependant:
il
est dit dans l'Ecclésiastique (33, 78 Vg): "Pourquoi un jour l'emportetil
sur un jour, une lumière sur une lumière, une année sur une année, puisqu'ils
viennent du soleil? C'est la sagesse du Seigneur qui a distingué ces choses."
Conclusion:
Origène,
voulant écarter la théorie de ceux qui expliquaient la distinction entre les
choses par l'antagonisme des principes du bien et du mal, établit qu'au
commencement Dieu a créé tous les êtres égaux. Selon lui, Dieu ne créa d'abord
que les créatures raisonnables, et les fit toutes égales. L'inégalité survint
entre elles par le fait du libre arbitre, les unes se tournant plus ou moins
vers Dieu, les autres s'en détournant plus ou moins. Les créatures raisonnables
qui se tournèrent librement vers Dieu furent élevées aux divers ordres
angéliques, suivant la mesure de leurs mérites. Celles qui se détournèrent de
Dieu furent enchaînées à des corps divers, à la mesure de leur faute. Telle est
la cause qu'il attribue à la création des corps et à leur diversité.
Mais
dans ce système, la diversité des créatures corporelles n'aurait pas été créée
pour que Dieu communique sa bonté aux créatures, mais pour punir le péché. Or
cela contredit ces paroles de la Genèse (1, 31): "Dieu vit toutes les
choses qu'il avait faites, et elles étaient très bonnes." D'ailleurs, dit
S. Augustin, "qu'y a-t-il de plus insensé que d'assigner pour cause à ce
soleil qui brille, unique, dans un unique univers, non le désir de l'architecte
divin d'orner la beauté ou de pourvoir au salut des choses corporelles, mais la
volonté de punir une âme, parce qu'elle a commis telle faute? De sorte que si
cent âmes avaient péché de la même manière, notre monde aurait cent soleils".
Aussi
faut-il dire que la sagesse de Dieu, qui est cause de la distinction entre les
êtres, est aussi cause de leur inégalité. Et en voici la raison. La distinction
entre les êtres est double, l'une formelle, parce qu'ils sont spécifiquement
différents; l'autre matérielle, parce qu'ils ne diffèrent que numériquement. Or,
la matière étant ordonnée à la forme, la distinction matérielle est ordonnée à
la distinction formelle. Aussi voyonsnous que dans les choses incorruptibles, il
n'y a qu'un seul individu par espèce, car un seul suffit à conserver l'espèce.
Dans celles qui sont soumises à la génération et à la corruption, il y a
beaucoup d'individus d'une seule espèce, pour la conservation de celle-ci. D'où
l'on voit que la différence formelle a plus d'importance que la différence
matérielle. Or la distinction formelle implique toujours l'inégalité; car, ainsi
que l'explique Aristote dans sa Métaphysique, il en est des formes comme des
nombres, dont l'espèce varie par addition ou soustraction de l'unité. C'est
pourquoi, dans les choses naturelles, les espèces semblent être ordonnées par
degrés, les corps mixtes sont plus parfaits que les éléments simples, les
plantes que les minéraux, les animaux que les plantes, les hommes que les
autres animaux. Et dans chacun de ces ordres de créatures une espèce est plus
parfaite que les autres. Donc, de même que la sagesse divine est cause de la
distinction entre les choses, pour la perfection de l'univers, ainsi est-elle
cause de leur inégalité. Car l'univers ne serait point parfait si l'on ne
trouvait dans les êtres qu'un seul degré de bonté.
Solutions:
1. Il appartient à l'agent le meilleur de produire tout
son effet du mieux possible, mais non que chaque partie soit la meilleure
absolument: elle est la meilleure dans sa proportion au tout. La bonté de
l'animal serait détruite, si n'importe quelle partie de son corps avait la
dignité de l'oeil. Ainsi Dieu a fait l'ensemble de l'univers le meilleur, selon
son mode de créature; mais non pas chaque créature en particulier; parmi
celles-ci, l'une est meilleure que l'autre. Aussi, des créatures prises à part
est-il dit dans la Genèse (1, 4): "Dieu vit que la lumière était bonne",
et ainsi de chacune; mais de toutes ensemble il est dit (v. 31): "Dieu vit
toutes les choses qu'il avait faites, et elles étaient très bonnes."
2. Ce qui procède en premier de l'unité, c'est l'égalité;
ensuite procède la multiplicité. C'est pourquoi du Père, à qui selon S.
Augustin, est appropriée l'unité, procède le Fils, à qui est appropriée
l'égalité, et enfin la créature à qui convient l'inégalité. Toutefois, les
créatures participent aussi d'une sorte d'égalité, l'égalité de proportion.
3. Cet argument, qui a séduit Origène, ne vaut qu'en
matière de rétribution, là où l'inégalité des récompenses est due à l'inégalité
des mérites. Mais dans la constitution première des choses, on ne peut motiver
l'inégalité des parties par une inégalité préalable, qu'elle vienne des mérites
ou des dispositions de la matière, mais seulement par la perfection de
l'ensemble, comme on le voit dans les oeuvres de l'art. Si dans une maison le
toit diffère des fondations, ce n'est point parce qu'il est d'une matière
différente; mais, afin que la maison soit parfaite dans toutes ses parties, l'architecte
se procure divers matériaux, et il les créerait, s'il pouvait.
Objections:
1. Il semble qu'il n'y ait pas un seul monde, mais
plusieurs. Car, comme l'observe S. Augustin, il est absurde de dire que Dieu a
créé les choses sans raison. Or, la raison qui lui a fait créer un monde a pu
lui en faire créer plusieurs, puisque sa puissance n'est pas limitée à la
création d'un seul monde, mais qu'elle est infinie comme nous l'avons montré.
Donc Dieu a produit plusieurs mondes.
2. La nature réalise toujours le meilleur, et Dieu à
plus forte raison. Or il serait meilleur qu'il y eût plusieurs mondes plutôt
qu'un seul; car un plus grand nombre de choses bonnes vaut mieux qu'un nombre
moindre. Donc plusieurs mondes ont été créés par Dieu.
3. Tout ce qui a sa forme dans la matière peut être
multiplié numériquement alors que l'espèce demeure unique; car la
multiplication numérique provient de la matière. Or l'univers a sa forme dans
la matière; car, de même que si je dis: "l'homme", je signifie une
forme, et lorsque je dis: "cet homme", je signifie une forme dans la
matière ainsi, quand on dit: "le monde", c'est une forme qui est
signifiée, et quand on dit: "ce monde", on signifie une forme dans la
matière. Rien n'empêche donc qu'il existe plusieurs mondes.
Cependant:
il
est dit en S. Jean (1, 10): "Le monde a été fait par lui", et il
parle du monde au singulier parce qu'il n'y en a qu'un seul.
Conclusion:
L'ordre
même qui règne dans les choses, telles que Dieu les a faites, manifeste l'unité
du monde. Ce monde, en effet, est un d'une unité d'ordre, selon que certains
êtres sont ordonnés à d'autres. Or tous les êtres qui viennent de Dieu sont
ordonnés entre eux et à Dieu, ainsi qu'on l'a montré. Il est donc nécessaire
que tous les êtres appartiennent à un seul monde. C'est pourquoi ceux-là seuls
ont pu admettre une pluralité des mondes, qui n'assignaient pas pour cause à ce
mondeci une sagesse ordonnatrice, mais le hasard. Ainsi Démocrite disait que la
rencontre des atomes a produit non seulement ce monde, mais une infinité
d'autres.
Solutions:
1. La raison pour laquelle le monde est unique, c'est
que toutes choses doivent être ordonnées à un but unique, selon un ordre
unique. Aussi Aristote déduitil l'unité du gouvernement divin de l'unité de
l'ordre existant dans les choses. Et Platon prouve l'unité du monde par l'unité
de l'Exemplaire dont il est l'image.
2. Aucun agent ne se propose comme fin une pluralité
purement matérielle; car une pluralité matérielle est sans terme assignable, elle
tend de soi vers l'infini, et l'infini est contraire à la raison de fin. Or, quand
on dit que plusieurs mondes seraient meilleurs qu'un seul, on l'entend d'une
multiplicité matérielle. Or ce type de perfection n'est pas visé par le Créateur;
car pour la même raison on pourrait dire que, ayant fait deux mondes, il eût
été mieux qu'il en fît trois, et ainsi à l'infini.
3. Le monde est constitué par tout l'ensemble de sa
matière. En effet, il n'est pas possible qu'il y ait une autre terre que
celle-ci; car les autres terres seraient entraînées par leur poids, au centre, déjà
occupé par la terre, où qu'elles soient. Et il en est de même des autres corps
qui composent le monde.
Il faut maintenant étudier la
distinction des choses en particulier, et tout d'abord la distinction entre le
bien et le mal. Ensuite, la distinction entre créature spirituelle et créature
corporelle (Q. 50). Touchant le premier point, nous avons à nous interroger sur
le mal (Q. 48) et la cause du mal (Q. 49).
1. Le mal
est-il une nature? 2. Le mal se trouve-t-il dans les choses? 3. Le bien est-il
le sujet du mal? 4. Le mal détruit-il totalement le bien? 5. La division du mal
par la peine et la faute. 6. La raison de mal se réalise-t-elle davantage dans
la peine, ou dans la faute?
Objections:
1. Il semble que oui. En effet, ce qu'on appelle un
genre est une nature déterminée. Or, le mal est un genre, puisque Aristote
écrit dans les Catégories que le bien et le mal ne sont pas compris dans un
genre, mais sont eux-mêmes des genres par rapport aux autres choses. Donc le
mal est une nature.
2. Toute différence spécifique est une nature donnée. Or
le mal est une différence spécifique en morale; par exemple un habitus mauvais,
diffère spécifiquement d'un bon, comme la libéralité diffère de l'avarice.
3. Deux choses contraires ont une nature commune. Or le
bien et le mal s'opposent comme deux contraires, et non pas comme privation et
possession, comme dit le philosophe qui le prouve par le fait qu'entre le bien
et le mal il y a un milieu, et que du mal on peut toujours faire retour au
bien.
4. Ce qui n'existe pas n'agit pas. Or le mal agit, puisqu'il
corrompt le bien. C'est donc que le mal est un certain être et une certaine
nature.
5. Ce qui concourt à la perfection de l'univers, est
forcément un être et une nature. Or, le mal concourt à la perfection de
l'univers, selon S. Augustin "De tout ce qui constitue l'univers, il
résulte une beauté admirable, et dans cet ensemble, ce qu'on appelle le mal, bien
ordonné et mis à sa place, fait ressortir l'éclat du bien."
Cependant:
Denys
affirme: "Le mal n'est ni un existant, ni un bien."
Conclusion:
Dans
une opposition, un terme est connu par l'autre, comme les ténèbres par la
lumière. Pour savoir ce que c'est que le mal, il faut donc utiliser la notion
de bien. Or, nous avons établi plus haute que le bien est tout ce qui est
désirable. Ainsi, du fait que toute nature désire son être et sa perfection, il
résulte que l'être et la perfection de toute nature a raison de bien. Il est
donc impossible que le mal signifie un certain être, ou une certaine nature de
forme. Le terme de mal désigne donc une certaine absence de bien. Voilà
pourquoi l'on dit du mal qu'il n'est "ni un existant, ni un bien";
car l'être, comme tel, étant un bien, on ne peut nier l'un sans l'autre.
Solutions:
1. Aristote parle ici selon l'opinion des pythagoriciens,
qui faisaient du mal une nature et qui, en conséquence, prenaient le bien et le
mal pour des genres. Aristote, notamment dans ses livres de logique, a en effet
l'habitude de prendre ses exemples dans les opinions courantes de son temps, selon
l'estimation des autres philosophes. On peut encore dire ceci. Comme l'observe
le même Philosophe dans la Métaphysique, la première contrariété est celle de
la possession et de la privation; elle se trouve dans tous les contraires, vu
que l'un des contraires est toujours imparfait par rapport à l'autre, comme le
noir à l'égard du blanc, et l'amer à l'égard du doux. Sous ce rapport, si l'on
dit que le bien et le mal sont deux genres, ce n'est pas en parlant, rigoureusement,
mais relativement aux contraires; car dans la mesure où toute forme a raison de
bien, toute privation, comme telle, a raison de mal.
2. Le bien et le mal ne sont des différences
constitutives qu'en matière morale, parce que les actions reçoivent leur
spécification de la fin, qui est l'objet de la volonté, principe de toute
moralité. Et comme le bien a raison de fin, il s'ensuit que le bien et le mal
sont en morale des différences spécifiques: le bien par lui-même, le mal au
sens où il empêche les êtres de réaliser leur fin. Toutefois, cet éloignement
de la fin requise constitue une espèce en matière morale, dans la mesure où il
est joint à une fin indue, de même que dans les êtres matériels, on ne trouve
de privation d'une forme substantielle que jointe à une autre forme. Ainsi le
mal, qui est une différence constitutive en matière morale, est un certain bien
joint à la privation d'un autre bien. Par exemple, la fin que se propose
l'homme intempérant n'est pas de perdre le bien de la raison; c'est de jouir
d'un bien sensible en dehors de l'ordre de la raison. De telle sorte que ce mal
n'est pas une différence constitutive, en tant que mal, mais en raison du bien
qui lui est conjoint.
3. Par là se résout aussi le troisième argument.
Aristote parle là du bien et du mal tels qu'ils sont considérés en matière
morale. Ici l'on peut dire qu'il y a un milieu entre le bien et le mal en ce
sens qu'on appelle bien ce qui est selon l'ordre, et mal non seulement ce qui
est désordonné, mais ce qui est nuisible à autrui. C'est à cette façon de
parler que se rattachent ces paroles d'Aristote: "Le prodigue est sans
doute vain, mais il n'est pas mauvais." Même si, du mal moral on peut
revenir au bien, il n'en va pas de même pour toute espèce de mal. Ainsi, de
cette sorte de mal qu'est la cécité, on ne revient pas à la vue.
4. Faire quelque chose se dit en trois sens. Tout
d'abord selon la cause formelle, comme on dit que la blancheur rend un objet
blanc. En ce sens, on dit que le mal, même sous la raison de privation, corrompt
le bien, car il en est la corruption et la privation même. On dit encore qu'une
chose agit selon la cause efficiente, comme le peintre blanchit la muraille.
Enfin on parle selon la cause finale lorsque l'on dit que la fin meut celui qui
fait quelque chose. Or, de ces deux dernières façons, le mal n'agit point par
lui-même, c'est-à-dire en tant qu'il est une certaine privation, mais seulement
en raison du bien qui s'y joint; car toute action a pour principe une forme, et
tout ce qu'on recherche comme fin est une certaine perfection. C'est pourquoi
Denys écrit dans le passage cité en sens contraire: "Le mal n'agit et
n'est désiré qu'en raison du bien qui lui est adjoint; de lui-même, il est
étranger à la fin, il est en dehors de toute volonté et de toute intention."
5. Comme on l'a dit précédemment, les parties de
l'univers sont hiérarchisées de telle sorte que l'une agisse sur l'autre, qu'elle
soit sa fin et lui serve de modèle. Or, nous venons de montrer qu'il ne peut en
être ainsi du mal, si ce n'est en raison du bien qui lui est conjoint. Le mal
ne contribue donc pas à la perfection de l'univers, et il ne fait point partie
de l'ordre universel, si ce n'est accidentellement, en raison du bien conjoint.
Objections:
1. Il semble que non. Car tout ce qui se trouve dans les
choses est de l'être, ou la privation d'un être, ce qui est du non-être. Or
Denys affirme que le mal diffère de l'existant, et plus encore du non-existant.
2. Être et chose se prennent indifféremment l'un pour
l'autre. Donc, si le mal est un être dans les choses, il s'ensuit que le mal
est aussi une chose, contrairement à ce que nous venons de dire.
3. "Ce qu'il y a de plus blanc, c'est ce qui n'est
pas mélangé de noir", observe Aristote. De même donc, le meilleur, c'est
ce qui n'est pas mélangé de mal. Mais, Dieu, bien plus encore que la nature, fait
toujours ce qu'il y a de meilleur. Donc dans les choses que Dieu a faites, on
ne trouve aucun mal.
Cependant:
d'après
cela il faudrait rejeter toutes les interdictions et les châtiments, qui ne
concernent pas autre chose que les maux.
Conclusion:
Comme
nous l'avons dit à l'article précédent, la perfection de l'univers requiert
qu'il y ait inégalité entre les créatures, afin que tous les degrés de bonté
s'y trouvent réalisés. Or, un premier degré de bonté, c'est qu'un être soit
tellement bon qu'il ne puisse jamais défaillir. Un autre, c'est qu'il soit bon,
mais puisse faillir au bien. Et ces degrés se rencontrent aussi dans l'être
lui-même; car il y a certaines choses qui ne peuvent perdre l'être, comme les
réalités incorporelles; et d'autres peuvent le perdre, comme les réalités
corporelles. Donc, de même que la perfection de l'univers requiert qu'il n'y
ait pas seulement des réalités incorporelles, mais aussi des réalités
corporelles; de même la perfection de l'univers exige que certains êtres
puissent défaillir à l'égard du bien; d'où il suit que parfois ils défaillent.
Or, la nature du mal consiste précisément en ce qu'un être défaille à l'égard
du bien. D'où il est évident que, dans les choses, le mal se rencontre au même
titre que la corruption, car la corruption elle-même est une sorte de mal.
Solutions:
1. Le mal diffère aussi bien de l'être pur et simple que
du non-être pur et simple, n'étant ni une possession, ni une pure négation, mais
une privation.
2. Comme dit Aristote dans la Métaphysique, le mot être
s'entend de deux façons. D'une part pour signifier l'entité d'une chose; en ce
sens, l'être se divise selon les dix prédicaments, et c'est en ce sens-là que
l'être et la chose s'équivalent. En ce sens, aucune privation n'est de l'être;
et le mal n'en est pas non plus. D'autre part, le mot être sert à exprimer la
vérité d'une proposition: celle-ci consiste dans la composition dont le
caractère est indiqué par le verbe "est", et qui répond à la question:
Cela est-il? Nous disons en ce sens que la cécité est dans l'oeil, et de même
pour toute autre privation. En ce sens, le mal lui-même est appelé un être.
C'est pour avoir ignoré cette distinction que certains, constatant qu'on déclare
mauvaises telles ou telles choses, ou que dans les choses on relève du mal, ont
cru que le mal était lui-même une chose.
3. Dieu, la nature ou tout autre agent font ce qu'il y a
de meilleur dans le tout, mais non ce qu'il y a de meilleur dans chaque partie,
si ce n'est par rapport au tout, comme nous l'avons dit plus haut. Or le tout, c'est-à-dire
l'universalité des créatures, est meilleur et plus parfait s'il y a en lui des
êtres qui peuvent s'écarter du bien et qui dès lors en déchoient, Dieu ne les
en empêchant pas. En effet, il appartient à la Providence, non de détruire la
nature, mais de la sauver, dit Denysm; or il est conforme à la nature des êtres
que ceux qui peuvent défaillir défaillent quelquefois. Et d'ailleurs, dit S.
Augustin, "Dieu est si puissant qu'il peut faire sortir le bien du mal".
De sorte que beaucoup de biens seraient supprimés si Dieu ne permettait que se
produise aucun mal. Le feu ne brûlerait pas si l'air n'était pas détruit; la
vie du lion ne serait pas assurée si l'âne ne pouvait être tué; et on ne ferait
l'éloge ni de la justice qui punit, ni de la patience qui souffre, s'il n'y
avait pas l'iniquité d'un persécuteur.
Objections:
1. Il semble que non. Car tous les biens sont des
existants. Mais Denys affirme que le mal n'est pas un existant et ne se trouve
pas dans les êtres existants. Donc le mal n'est pas dans le bien comme dans son
sujet.
2. Le mal n'est pas de l'être, et le bien est de l'être;
or le non-être ne requiert pas un être où il puisse se trouver comme dans son
sujet. Donc le mal non plus ne requiert pas le bien pour y être comme dans son
sujet.
3. L'un des contraires n'est pas le sujet de l'autre; or
le bien et le mal sont des contraires. Donc le mal n'est pas dans le bien comme
dans son sujet.
4. Comme le sujet de la blancheur est appelé un blanc, ainsi
le sujet du mal doit être appelé un mal. Donc, si le mal a pour sujet le bien, il
s'ensuivra que le bien sera un mal. Cela contredit la parole d'Isaïe (5, 20): "Malheur
à vous qui appelez bien le mal, et mal le bien."
Cependant:
S.
Augustin écrit: "Le mal n'existe que dans le bien."
Conclusion:
Nous
l'avons dit, le mal implique l'absence de bien. Mais toute absence de bien ne
s'appelle pas un mal. L'absence de bien peut en effet être prise soit comme
négation pure, soit comme privation. Et l'absence de bien prise par manière de
négation n'a pas raison de mal, sans quoi les choses qui n'existent d'aucune
manière seraient des maux, et toute chose serait mauvaise du seul fait qu'elle
n'a pas le bien d'une autre. Ainsi l'homme serait mauvais pour n'avoir pas
l'agilité de la chèvre ou la force du lion. C'est lorsqu'elle est une privation
que l'absence est appelée un mal: telle la privation de la vue, qu'on nomme
cécité. Or, c'est un seul et même être, qui est sujet de la privation et de la
forme, à savoir l'être en puissance; qu'il s'agisse de l'être en puissance
absolument, comme la matière première, sujet de la forme substantielle et de la
privation opposée; ou qu'il s'agisse d'un être en puissance sous un certain
rapport et en acte par lui-même, comme un corps translucide qui est le sujet
des ténèbres et de la lumière. Mais il est évident que la forme par laquelle
quelque chose est en acte constitue une certaine perfection, un certain bien;
et ainsi tout être en acte est un certain bien. De même, tout être en puissance
est comme tel un certain bien, selon qu'il a un ordre au bien; de même qu'il
est un être en puissance, il est un bien en puissance. Cela démontre que le
sujet du mal est le bien.
Solutions:
1. Denys veut dire que le mal n'est pas dans les êtres
existants à titre de partie, ou de propriété naturelle d'un existant donné.
2. Le non-être ne requiert pas de sujet si on le prend
comme une négation pure; mais la privation est "une négation dans un sujet",
dit le Philosophe, et c'est un tel non-être qui est le mal.
3. Le mal n'a pas pour sujet le bien qui lui est opposé;
il a pour sujet un autre bien: ainsi le sujet de la cécité n'est pas la vue, mais
le vivant. Il ne semble pas moins, remarque S. Augustin, que "soit ici en
défaut la règle de dialectique d'après laquelle les contraires ne peuvent
exister ensemble". Mais cette règle ne se vérifie qu'à l'égard du bien et
du mal pris dans leur acception commune, non en ce qui concerne spécialement
tel bien ou tel mal. S'il s'agit par exemple du blanc et du noir, du doux et de
l'amer, ou d'autres contraires de ce genre, ils ne sont jamais pris que
concrètement, car ils appartiennent à des genres déterminés. Mais le bien
embrasse tous les genres. C'est pourquoi un bien peut exister simultanément avec
la privation d'un autre bien.
4. L'imprécation du prophète s'adresse à ceux qui
appellent mal le bien pris comme bien; mais cela ne résulte aucunement de ce
qui précède, comme on a pu le voir.
Objections:
1. Il semble que le mal détruit tout le bien. Car, de
deux contraires, l'un est totalement détruit pas l'autre. Or le bien et le mal
sont des contraires: donc le mal peut détruire tout le bien.
2. S. Augustin écrit: "Le mal nuit en ce qu'il
enlève le bien." Or le bien se ressemble et il n'est qu'une seule et même
forme. Donc il est enlevé totalement par le mal.
3. Le mal, tant qu'il existe, est nuisible et détruit le
bien. Or à force d'enlever quelque chose, on anéantit un être, à moins qu'il
soit infini, ce qui n'est le cas d'aucun bien créé.
Cependant:
S.
Augustin écrit que le mal ne peut entièrement épuiser le bien.
Conclusion:
Le
mal ne peut détruire complètement le bien. Pour s'en convaincre, il faut
observer qu'il y a trois sortes de bien. La première est totalement détruite
par le mal; c'est le bien opposé au mal: ainsi la lumière est totalement
détruite par les ténèbres, et la vue par la cécité. La deuxième n'est ni
totalement détruite par le mal, ni même affaiblie par lui: ainsi, du fait des
ténèbres, rien de la substance de l'air n'est diminué. Enfin, la troisième sorte
de bien est diminuée par le mal, sans être complètement détruite: c'est
l'aptitude du sujet à son acte.
Or,
cette diminution du bien ne doit pas se comprendre par manière de soustraction,
comme pour les quantités, mais par affaiblissement ou déclin, comme dans les
qualités et les formes. Cette baisse de capacité s'explique par le processus
inverse de son développement. La capacité se développe par les dispositions qui
préparent la matière à l'acte: plus elles sont multipliées dans le sujet, plus
celui-ci est habilité à recevoir la perfection et la forme. En sens inverse, la
capacité diminue par les dispositions contraires: plus elles sont nombreuses
dans la matière, et intenses, plus elles atténuent la disposition à l'acte.
Donc,
si les dispositions contraires ne peuvent se multiplier et s'intensifier
indéfiniment, mais seulement jusqu'à un certain point, l'aptitude susdite ne
sera pas non plus diminuée ou affaiblie à l'infini, et c'est ce que l'on voit
dans les qualités actives et passives des éléments. En effet, le froid et
l'humidité, qui diminuent ou affaiblissent l'aptitude du combustible à
s'enflammer, ne peuvent s'accroître indéfiniment. Si au contraire les
dispositions adverses peuvent être indéfiniment multipliées, l'aptitude en
question peut être elle-même indéfiniment diminuée ou affaiblie; mais elle ne
serait jamais totalement détruite; car elle demeure dans sa racine, qui est la
substance du sujet. De même, si l'on interposait indéfiniment des corps opaques
entre le soleil et l'air, celui-ci verra indéfiniment diminuer sa capacité de
recevoir la lumière; mais il ne la perdrait nullement, puisqu'il est
translucide par nature. De même on pourrait ajouter indéfiniment péchés sur
péchés, et ainsi affaiblir de plus en plus l'aptitude de l'âme à la grâce; car
les péchés sont comme des obstacles interposés entre nous et Dieu, selon la
parole d'Isaïe (59, 2): "Nos iniquités ont mis une séparation entre nous
et Dieu." Cependant, ils ne détruisent pas totalement cette aptitude, car
elle tient à la nature de l'âme.
Solutions:
1. Le bien opposé au mal est totalement aboli par le mal;
mais il n'en est pas de même des autres biens, comme on vient de le dire.
2. L'aptitude du sujet à l'acte est intermédiaire entre
le sujet et l'acte. Par le côté où elle touche à l'acte, elle est diminuée par
le mal; mais par le côté où elle tient au sujet, elle persiste. Dès lors, quoique
le bien, considéré en soi, demeure toujours identique à lui-même, toutefois, en
raison de ses rapports avec des choses diverses, il n'est pas détruit
totalement, mais en partie.
3. Certains auteurs, imaginant la diminution du bien en
question à la manière d'une diminution quantitative, ont affirmé: Il en est
comme du continu, qui se subdivise indéfiniment, pourvu que la division procède
d'après une proportion uniforme, comme si l'on prend la moitié de la moitié ou
le tiers du tiers. Mais ce raisonnement n'est pas applicable ici. Car, dans la
division où l'on opère selon la même proportion, on enlève de moins en moins, vu
que la moitié de la moitié est moindre que la moitié du tout. Mais un second
péché ne diminue pas nécessairement moins que le précédent l'aptitude du sujet
à la grâce: il peut la diminuer autant, et même davantage. Il faut donc
répondre que l'aptitude dont on parle, bien qu'elle soit finie, peut néanmoins
s'affaiblir indéfiniment, non par elle-même, mais par accident, en raison de
l'accroissement indéfini des dispositions contraires, comme nous venons de le
dire.
Objections:
1. Cette division du mal par la peine et la faute n'est
pas suffisante. Car tout défaut paraît être un mal. Or, en toute créature se
trouve ce défaut essentiel: qu'elle ne peut se conserver elle-même dans l'être,
défaut qui n'est cependant ni une peine, ni une faute.
2. Chez les êtres sans raison, il n'y a ni faute ni
peine; on trouve cependant en eux corruption et déficience, qui se rattachent à
la raison de mal.
3. La tentation est un certain mal. Cependant elle n'est
pas une faute; car "la tentation à laquelle on ne consent pas, (dit la
Glose sur 1 Co 12, 7) n'est pas péché, mais matière à éprouver la vertu".
Ce n'est pas non plus une peine, puisque la tentation précède la faute, tandis
que la peine la suit. La division du mal en peine et faute est donc
insuffisante.
Cependant:
il
apparaît que cette division est superflue. Car, dit S. Augustin, on appelle mal
ce qui nuit. Or ce qui nuit a le caractère d'une peine. Donc tout mal est
englobé dans la peine.
Conclusion:
Nous
l'avons dit, le mal n'est que la privation du bien, et le bien consiste
principalement et par lui-même dans une perfection et un acte. Or l'acte se
prend en deux sens: comme acte premier ou comme acte second. L'acte premier est
la forme et l'intégrité de la chose même; l'acte second est l'opération. En
conséquence, le mal se réalise de deux manières. Il peut consister dans la
destruction de la forme ou de quelque élément requis pour l'intégrité de la
chose; c'est ainsi que la cécité ou la perte d'un membre est un mal. Il peut
consister encore dans la soustraction de l'action qui lui est due, que cette
action ait disparu, ou qu'elle manque des éléments et de la fin qu'elle exige.
Mais
puisque le bien, comme tel, est objet de volonté, le mal, privation du bien, se
trouve à un titre spécial dans les créatures raisonnables, douées de volonté.
Aussi le mal qui est une privation de forme ou d'intégrité aura pour elles
raison de peine, d'autant plus que toutes choses sont soumises à la providence
et à la justice divines, ainsi qu'on l'a montré. Car la nature de la peine, c'est
d'être contraire à la volonté Quant au mal qui consiste en la soustraction de
l'action obligée, en matière volontaire, il a raison de faute. Car on impute à
faute ce qui s'écarte de l'action parfaite dont l'agent est le maître par sa
volonté. Donc tout mal, considéré dans le domaine du volontaire, est une peine
ou une faute.
Solutions:
1. Nous avons expliqué que le mal est la privation du
bien, et non sa simple négation. Tout manque n'est donc pas un mal, mais
seulement le manque d'un bien qu'on doit avoir par nature. Ce n'est pas un mal
pour la pierre de n'avoir pas la vue; c'en est un seulement pour l'animal; car
il n'est pas conforme à la nature de la pierre de posséder la vue. De même, il
est contraire à la raison de créature de se conserver dans l'être par elle-même;
car c'est le même qui donne l'être et y conserve. Ce défautlà n'est donc pas un
mal pour la créature.
2. Nous ne disons pas que la peine et la faute divisent
le mal purement et simplement, mais le mal dans le domaine du volontaire.
3. Si l'on considère la tentation comme une provocation
au mal, elle est toujours une faute de la part de celui qui tente. Chez celui
qui est tenté, à vrai dire elle n'a pas d'existence, si ce n'est dans la mesure
où il en est plus ou moins affecté; car l'action de l'agent est dans le
patient. Or quand le sujet tenté est entraîné au mal par le tentateur, il tombe
dans une faute.
A
l'argument en sens contraire, on doit répondre qu'il est essentiel à la peine
de nuire à l'agent en lui-même; mais qu'il est essentiel à la faute de nuire à
l'agent dans son action. De la sorte, la peine et la faute sont comprises l'une
et l'autre dans le mal, en tant qu'il a raison de nuisance.
Objections:
1. Il semble que la peine réalise plus que la faute la
raison de mal. En effet, la faute est à la peine ce que le mérite est à la
récompense. Or, la récompense réalise la notion de bien plus que le mérite, puisqu'elle
en est la fin. Il semble donc que, pareillement, la peine réalise plus que la
faute la notion de mal.
2. Le plus grand mal est celui qui est opposé au plus
grand bien. Or nous avons dit que la peine s'oppose au bien de l'agent, et la
faute au bien de l'action. Donc, puisque l'agent vaut mieux que l'action, il
semble que la peine soit pire que la faute.
3. Il est une peine qui consiste en la privation même de
la fin, c'est la perte de la vision divine. Or le mal de la faute est seulement
la privation de l'ordre à cette fin. La peine est donc un plus grand mal que la
faute.
Cependant:
un
sage se résout à un moindre mal pour en éviter un plus grand: ainsi le médecin
coupe un membre pour sauver le corps. Or la sagesse de Dieu inflige la peine
pour éviter la faute. Donc la faute est un plus grand mal que la peine.
Conclusion:
La
faute réalise la raison de mal plus que la peine, et non seulement que la peine
sensible, qui consiste dans la privation des biens corporels façon de
comprendre la peine qui est le fait du grand nombre; mais aussi en comprenant
la peine dans toute son étendue, en y englobant ces peines que sont la
privation de la grâce et de la gloire. Cela se prouve de deux manières.
1. La faute est un mal qui rend l'homme mauvais, ce qui
n'est pas vrai de la peine. "Ce n'est pas d'être châtie qui est un mal, dit
Denys, c'est de mériter le châtiment." En effet, comme d'une part le bien
propre consiste dans l'acte et non dans la puissance; comme d'autre part l'acte
ultime, en toutes choses, consiste dans l'opération ou dans l'usage des choses
que l'on possède, le bien de l'homme consiste donc purement et simplement dans
l'action bonne, ou dans le bon emploi des choses qu'il possède. Or, nous usons
de toutes choses par notre volonté. C'est donc en raison de sa volonté bonne, grâce
à laquelle il use bien des choses qu'il possède, qu'un homme est déclaré bon, tandis
que sa volonté mauvaise le rend mauvais. Car celui qui a une volonté mauvaise
peut user mal même du bien qu'il a, comme un lettré qui parlerait mal. Donc, puisque
la faute consiste dans un acte désordonné de la volonté, et la peine dans la
privation de l'un des biens que la volonté utilise, on voit que la faute a
raison de mal plus que la peine.
2. Dieu est l'auteur du mal de peine et non du mal de
faute. La raison en est que le mal de peine enlève le bien de la créature, soit
qu'il s'agisse d'un bien créé, comme la vue dont la cécité nous prive, soit
qu'il s'agisse du bien incréé, qui est enlevé à la créature lorsqu'elle est
privée de la vision de Dieu. Mais le mal de faute s'oppose proprement au bien
incréé; car il contrarie l'accomplissement de la volonté divine et l'amour
divin, par lequel le bien divin est aimé en lui-même, et non seulement en tant
que participé par la créature. Il est donc évident par là que la faute réalise
la raison de mal plus que la peine.
Solutions:
1. Bien que la faute aboutisse à la peine, comme le
mérite aboutit à la récompense, on ne commet pas la faute en vue du châtiment, tandis
qu'on acquiert le mérite en vue de la récompense. Il faut dire bien plutôt que
la peine est infligée pour faire éviter la faute. Et ainsi la faute est pire
que la peine.
2. L'ordre de l'action, qui est enlevé par la faute, est
plus parfait que le bien de l'agent enlevé par la peine; car celui-ci est sa
perfection seconde, tandis que l'autre est sa perfection première.
3. La faute ne se compare pas à la peine comme la fin à
l'ordre qui y mène. En effet, l'un et l'autre, la fin et l'ordre, peuvent être
enlevés d'une certaine façon et par la faute et par la peine. Mais par la peine,
ils sont détruits en ce que l'homme lui-même est détourné et de sa fin et de ce
qui le mène vers cette fin; par la faute, la fin et l'ordre sont détruits de
telle manière que la privation porte sur l'action humaine, qui n'est pas
ordonnée à la fin requise.
1. Le bien
peut-il être cause du mal? 2. Le souverain bien, qui est Dieu, est-il cause du
mal? 3. Y a-t-il un souverain mal, qui soit la cause première de tous les maux?
Objections:
1. Cela semble impossible, car il est dit en S. Matthieu
(7, 18): "Un bon arbre ne peut produire de mauvais fruits."
2. L'un des contraires ne peut être la cause de l'autre.
Or le mal est le contraire du bien.
3. Un effet défectueux ne peut venir que d'une cause
défectueuse Mais le mal, s'il a une cause, est un effet défectueux. Donc il a
une cause défectueuse. Tout défaut étant un mal, la cause du mal ne peut être
que du mal.
4. Denys affirme que le mal n'a pas de cause. Donc le
bien n'est pas cause du mal.
Cependant:
S.
Augustin écrit: "On ne voit aucunement d'où pourrait naître le mal, si ce
n'est du bien."
Conclusion:
D'une
façon ou d'une autre, on est obligé de dire que le mal a une cause. Le mal, en
effet, est le défaut d'un bien qu'un être est naturellement apte à avoir, et
doit avoir. Or, un être ne peut être privé de la disposition due à la nature
que si une cause lui soustrait cette disposition. Un corps lourd ne s'élève que
si quelqu'un le lance; un agent ne manque son action qu'en raison d'un
obstacle. Mais être cause ne peut être que le fait d'un bien; car rien ne peut
être cause sinon en tant qu'il est de l'être, et tout être, en tant que tel, est
un bien. Du reste, si nous considérons la nature particulière des causalités, nous
voyons que l'agent, la forme et la fin impliquent chacun une certaine
perfection qui se rattache à la raison de bien. La matière elle-même, en tant
qu'elle est en puissance au bien, a raison de bien.
Ce
qui précède prouve que le bien est cause du mal à la manière d'une cause
matérielle, car on a montré ' que le bien est le sujet du mal. Quant à la cause
formelle, le mal n'en a pas, car il est plutôt une privation de forme. Il en
est de même de la cause finale; car le mal, loin d'avoir une fin, est bien
plutôt la privation de l'ordination à la fin requise; car ce n'est pas
seulement la fin qui a raison de bien, mais aussi l'utile, qui est ordonné à la
fin. Si le mal a une cause efficiente, c'est une cause qui ne le produit pas
directement, mais par accident.
Pour
en avoir la preuve, il faut savoir que le mal n'est pas produit de la même
manière dans l'action et dans l'effet. Dans l'action, le mal est causé par le
défaut de l'un des principes de l'action, soit du côté de l'agent principal, soit
du côté de l'agent instrumental. Ainsi, un défaut de motricité chez le vivant
peut provenir ou d'une faiblesse de l'organisme, comme chez l'enfant, ou du
mauvais état des membres qui en sont les instruments, comme chez les boiteux.
Dans une chose, au contraire, le mal a pour cause parfois la puissance de
l'agent (non pas toutefois dans l'effet propre de cet agent), et parfois le
défaut de l'agent ou de la matière. Le mal est produit par la puissance ou la
perfection de l'agent, quand, à la forme voulue par cet agent, est liée comme
une conséquence nécessaire la privation d'une autre forme. Ainsi la combustion
impliquetelle la destruction de l'air ou de l'eau, de sorte que, plus le feu
est puissant et actif, plus il imprime énergiquement sa forme, et plus il
détruit avec énergie ce qui lui est contraire. Le mal et la destruction de
l'air ou de l'eau provient de la perfection du feu. Mais cela est produit par
accident; car le feu ne tend pas à expulser la forme de l'eau, il tend à
introduire sa propre forme; seulement, en faisant ceci, il cause cela par
accident. Mais s'il y a un défaut dans l'effet propre du feu, c'est-à-dire s'il
ne réussit pas à chauffer, cela provient d'un défaut de l'action même, défaut
qui est dû à un manque dans le principe d'action, comme on l'a dit; ou bien
cela tient à une mauvaise disposition de la matière, qui ne reçoit pas l'action
du feu. Or ce fait même d'être déficient, est accidentel au bien, auquel il
convient par soi d'agir. Cela prouve de toute manière que le mal n'a de cause
que par accident. Et c'est ainsi que le bien est cause du mal.
Solutions:
1. Voici le commentaire de S. Augustin: "Le
Seigneur entend par le mauvais arbre la mauvaise volonté, par le bon arbre la bonne
volonté." Or la bonne volonté ne produit pas d'acte moral mauvais, puisque
l'acte moral est jugé bon en raison de la qualité de la volonté. Pourtant, le
mouvement de la volonté mauvaise a pour principe une créature raisonnable qui
est bonne, et c'est ainsi que le bien est cause du mal.
2. Le bien ne produit pas le mal qui lui est contraire;
mais il peut en causer un autre. Ainsi la bonté du feu cause le mal de l'eau, et
un homme bon par nature peut causer un acte moralement mauvais. C'est là un
genre de causalité par accident, nous l'avons dit. Et il peut arriver que de la
même manière, par accident, un contraire soit la cause de son contraire, comme
il arrive lorsque le froid ambiant produit au-dedans une réaction de chaleur.
3. Le mal a une cause défectueuse de manière différente,
suivant qu'il s'agit d'agents volontaires ou d'agents naturels. L'agent naturel
agit d'après ce qu'il est, à moins d'un empêchement extérieur, et cela même est
chez lui une sorte de défaut. En conséquence, il n'y a jamais de mal dans
l'effet sans qu'il préexiste un autre mal dans l'agent ou dans la matière, comme
on vient de le dire. Mais dans l'ordre des choses volontaires, le défaut de
l'action vient de la volonté qui défaille actuellement, en tant qu'elle ne se
soumet pas actuellement à sa règle Ce défaut n'est pas une faute; mais la faute
vient de ce que le sujet opère avec un tel défaut.
4. Le mal n'a pas de cause par soi, mais seulement par
accident, on vient de le dire.
Objections:
1. Il semble bien que le souverain bien, qui est Dieu, soit
cause du mal, car on lit dans Isaïe (45, 6, 7): "Je suis le Seigneur, il
n'y en a pas d'autre. Je façonne la lumière et je crée les ténèbres; je fais le
bonheur et je crée le malheur." Et dans Amos (3, 6): "Arrive-t-il un
malheur dans une ville, sans qu'il soit l'oeuvre du Seigneur?"
2. L'effet de la cause seconde se ramène à la cause
première. Or le bien est la cause du mal, comme on vient de le dire. Donc, puisque
Dieu est la cause de tout bien, comme on l'a également montré, il s'ensuit que
tout mal vient aussi de Dieu.
3. D'après Aristote, "le salut et la perte du
navire" ont la même cause. Mais Dieu est cause du salut de toutes choses.
Donc lui-même est cause de toute perdition et de tout mal.
Cependant:
S.
Augustin écrit: "Dieu n'est pas l'auteur du mal, car il n'est pas cause
que l'on tende au non-être."
Conclusion:
D'après
ce que nous avons dit, le mal qui vient d'une déficience dans l'action a
toujours pour cause le défaut de l'agent. Or, en Dieu, il n'y a aucun défaut, mais
une perfection souveraine, comme nous l'avons montré. Par conséquent, Dieu
n'est pas responsable du mal de l'action qui est causé par une déficience de
l'agent.
En
revanche, le mal qui consiste dans la destruction de certaines choses se ramène
à Dieu comme à sa cause, et cela se voit clairement dans le domaine de la
nature comme dans celui de la volonté. Nous l'avons dit en effet: un agent qui,
par son pouvoir, produit une certaine forme d'où résulte une corruption et un
manque, cause, par son pouvoir, cette corruption et ce manque. Or, il est
évident que la forme que Dieu se propose principalement dans les choses créées,
c'est le bien de l'univers. Et l'ordre de l'univers requiert, comme nous
l'avons dit, que certains êtres puissent défaillir et parfois défaillent. De
telle sorte que Dieu, en causant le bien de l'ordre universel, cause aussi, par
voie de conséquence et pour ainsi dire par accident, la corruption de certains
êtres, conformément à ces paroles de l'Écriture (1 S 2, 6): "C'est le
Seigneur qui fait mourir et qui fait vivre." S'il est dit au livre de la
Sagesse (1, 12): "Dieu n'a pas fait la mort", cela s'entend d'une
mort qui serait voulue pour elle-même. A l'ordre de l'univers se ramène
également l'ordre de la justice, d'après lequel un châtiment doit être infligé
aux pécheurs. On peut donc dire que Dieu est l'auteur de ce mal qu'est la peine,
mais non du mal qu'est la faute, pour la raison qu'on vient de dire.
Solutions:
1. Ces textes concernent le mal de peine, non celui de
faute.
2. L'effet de la cause seconde défaillante se ramène à
la cause première non défaillante pour tout ce qu'il a d'entité et de
perfection, mais non pour ce qu'il a de déficient. Ainsi tout ce qu'il y a de
mouvement dans la jambe qui boite est causé par sa puissance motrice; mais ce
qu'il y a de dévié dans ce mouvement n'est pas causé par cette puissance
motrice, il a pour cause la difformité de la jambe. De même, tout ce qu'il y a
d'être et d'action dans une action mauvaise, remonte à Dieu comme à sa cause;
mais ce qu'il y a là de défaillant n'est pas causé par Dieu; c'est l'effet de
la cause seconde qui défaille.
3. Le naufrage du navire est attribué au pilote comme
cause parce qu'il a omis de faire ce qui était nécessaire au salut du navire.
Mais Dieu ne manque jamais de réaliser ce qui est nécessaire au salut. Le cas
n'est donc pas le même.
Objections:
1. Il semble bien, car les effets contraires ont des
causes contraires. Or il y a de la contrariété dans les choses, selon
l'Ecclésiastique (33, 14): "En face du mal il y a le bien; en face de la
mort, la vie; ainsi, en face de l'homme pieux, le pécheur." Il y a donc
des principes contraires, l'un du bien et l'autre du mal.
2. Si l'un des contraires est dans la nature des choses,
l'autre aussi, selon Aristote. Or, le souverain bien est dans la nature des
choses, et c'est lui qui est la cause de tout bien, ainsi qu'on l'a montré.
Donc il y a aussi un souverain mal opposé à lui, et qui est la cause de tout
mal.
3. De même qu'on trouve dans les êtres le bien et le
mieux, on y trouve le mal et le pire. Or le bien et le mieux sont ainsi appelés
par comparaison avec le meilleur. Donc le mal et le pire sont également ainsi
nommés par rapport à un souverain mal.
4. Ce qui est tel par participation se ramène à ce qui
est tel par essence. Or, les choses qui sont mauvaises pour nous ne sont pas
mauvaises par essence, elles le sont en vertu d'une participation. Donc on doit
trouver quelque part un souverain mal qui soit cause de tout mal.
5. Tout ce qui est par accident se ramène à ce qui est
par soi. Or le bien est cause du mal par accident. Donc il faut poser un
souverain mal qui soit cause des maux par soi-même. Et on ne peut pas dire que
le mal n'a pas de cause par soi, qu'il n'a qu'une cause par accident, car il
s'ensuivrait que le mal ne serait pas le cas le plus fréquent, mais le plus
rare
6. Le mal de l'effet se ramène au mal de la cause; car
un effet défectueux vient d'une cause défectueuse, on l'a dit. Mais on ne peut
pas remonter à l'infini dans l'ordre des causes. Donc il faut poser un premier
mal qui soit la cause de tout mal.
Cependant:
on
a montré plus haut que le souverain bien est cause de tout l'être. Il ne peut
donc pas y avoir de principe opposé à lui, qui soit cause des maux.
Conclusion:
Il
est évident d'après ce qui précède qu'il n'y a pas de premier principe des maux,
comme il y a un premier principe des biens.
1. Parce que le premier principe des biens est le bien
par essence, ainsi qu'on l'a montré. Or rien ne peut être le mal par essence, puisque,
on l'a montré aussi, tout être, en tant qu'être, est bon, et que le mal ne se
trouve que dans le bien, comme dans son sujet.
2. Parce que le premier principe des biens est le bien
souverain et parfait, en qui préexiste toute bonté, ainsi qu'on l'a vu. Or il
ne peut y avoir un souverain mal; car, on l'a montré, même si le mal diminuait
sans cesse le bien, jamais il ne peut le détruire totalement. Comme il y a
toujours du bien dans les êtres, il n'y a rien qui soit intégralement et
parfaitement mauvais. C'est ce qui fait dire au Philosophe: "Si le mal
était mal intégralement, il se détruirait lui-même"; car en supprimant
tout bien, au point de le rendre intégralement mauvais, on supprimerait aussi
le mal lui-même, qui a le bien pour sujet
3. Parce que la raison de mal s'oppose à la raison de
premier principe. D'abord parce que tout mal est causé par le bien, comme on
l'a montré. Et aussi parce que le mal ne peut être cause que par accident;
ainsi ne peut-il pas être cause première, puisque la cause par accident est
postérieure à ce qui est par soi, comme le prouve Aristote.
Ceux
qui ont admis deux premiers principes, l'un bon et l'autre mauvais, sont tombés
dans cette erreur pour la même raison qui fit avancer aux philosophes anciens
d'autres erreurs également étranges. Au lieu de s'élever à la cause universelle
de tout l'être, ils se sont arrêtés aux causes particulières d'effets
particuliers. C'est pourquoi, quand ils ont observé que certains êtres nuisent
à d'autres en vertu de leur nature, ils en ont conclu que cette nature était
mauvaise, comme si l'on disait que le feu est mauvais par nature parce qu'il a
brûlé la maison d'un pauvre Mais on ne doit pas juger de la bonté d'une chose
d'après le rapport qu'elle a avec un être particulier; on doit considérer cette
nature en elle-même, et par rapport à l'univers entier, dans lequel tout être
tient son rang avec un ordre admirable, nous l'avons vu.
De
même, ceux qui trouvaient à deux effets antagonistes particuliers des causes
particulières également antagonistes, ne surent pas ramener ces causes
particulières à une cause universelle commune, et ils conclurent que les
principes premiers étaient eux-mêmes antagonistes. Mais étant donné que tous
les contraires se rejoignent dans un même genre, il est nécessaire de reconnaître,
au-dessus des causes particulières qui s'opposent, une cause unique commune.
Ainsi, au-dessus des qualités contraires des éléments, on trouve la vertu
active du corps céleste. De même, au-dessus de tout ce qui est d'une manière
quelconque, se trouve un unique premier principe d'être, ainsi que nous l'avons
fait voir.
Solutions:
1. Les contraires se rejoignent dans un même genre et se
rejoignent également dans la qualité d'être; c'est pourquoi, bien qu'ils aient
des causes particulières contraires, il faut pourtant en venir à leur trouver
une cause première commune.
2. La privation et la possession se réalisent
naturellement dans un même sujet. Le sujet de la privation est l'être en
puissance, nous l'avons dit. Ainsi, puisque le mal est la privation du bien, comme
on vient de le voir, le mal ne peut s'opposer qu'au bien dans lequel se trouve
de la potentialité, et non pas au souverain bien, qui est acte pur.
3. On doit envisager tout être selon sa raison propre.
Or, de même qu'une forme est une certaine perfection, ainsi une privation est
un certain manque. Par conséquent toute forme, toute perfection, tout bien se
considère selon qu'il s'approche d'un terme parfait, et une privation au
contraire selon qu'elle s'éloigne du terme d'où elle part. On ne dit donc pas
d'une chose qu'elle est mauvaise ou pire parce qu'elle se rapproche d'un
souverain mal, comme on dirait qu'elle est bonne ou meilleure selon sa
proximité à l'égard du souverain bien.
4. Aucun être n'est dit mauvais par participation; il
est dit mauvais au contraire par manque de participation. Il n'y a donc pas
lieu de ramener le mal à quelque chose qui serait le mal par essence.
5. Le mal ne peut avoir de cause que par accident, comme
on l'a montré. Il est donc impossible de remonter de lui à quelque chose qui
serait cause du mal par soi. Quant à dire que le mal est le cas le plus
fréquent, cela est faux, absolument parlant. Car les êtres engendrés et
corruptibles, chez lesquels seuls le mal de nature peut se rencontrer, ne sont
qu'une faible partie de l'univers. Et de plus, dans chaque espèce, les défauts
de nature ne se produisent que dans les cas les moins nombreux. C'est parmi les
hommes seulement que le mal semble être le cas le plus fréquent; car le bien de
l'homme, tel qu'il apparaît aux sens, n'est pas le bien de l'homme en tant
qu'homme; celui-ci doit se juger selon la raison; or le plus grand nombre
suivent les sens plutôt que la raison.
6. Dans la recherche des causes du mal, on ne remonte
pas à l'infini; on ramène tous les maux à une cause bonne, d'où le mal découle
par accident.
Après avoir traité de la création en
général, il faut étudier, en les distinguant l'une de l'autre, la créature
corporelle et la créature spirituelle. A ce sujet on considérera: 1. La
créature purement spirituelle que la Sainte Écriture appelle ange (Q. 50-64).
2. La créature purement corporelle (Q. 65-74). 3. La créature composée de
corporel et de spirituel, qu'est l'homme (Q. 75-102).
Au sujet de ces anges, nous étudierons
successivement leur nature (Q. 50-53), leur intelligence (Q. 54-58), leur
volonté (Q. 59-60) et leur création (Q. 61-64).
La nature des anges doit être envisagée
d'abord en elle-même (Q. 50), puis dans ses rapports avec les êtres corporels
(Q. 51-53).
1. Existe-t-il
une créature totalement spirituelle et absolument incorporelle? 2. A supposer
que l'ange soit tel, est-il composé de matière et de forme? 3. Le nombre des
anges. 4. La distinction des anges entre eux. 5. Leur immortalité ou
incorruptibilité.
Objections:
1. Ce qui est incorporel seulement par rapport à nous et
non par rapport à Dieu n'est pas incorporel purement et simplement. Or, selon
S. Jean Damascène l'ange "est dit incorporel et immatériel par rapport à
nous; mais, comparé à Dieu, il est corporel et matériel". L'ange n'est
donc pas absolument incorporel.
2. Seul le corps est mobile, d'après Aristote. Or, selon
S. Jean Damascène, l'ange est une substance intellectuelle toujours en
mouvement. L'ange est donc une substance corporelle.
3. S. Ambroise dit que "toute créature est
circonscrite par les limites fixes de sa nature". Or, être circonscrit est
propre aux corps. Toute créature est donc corporelle, y compris les anges
puisqu'ils sont créatures de Dieu, selon ces paroles du Psaume (148, 2.4): "Louez
le Seigneur, vous tous ses anges... car il a parlé, ils ont été faits; il a
commandé et ils ont été créés."
Cependant:
le
Psaume (104, 4) parle de "celui qui a fait de ses anges des esprits".
Conclusion:
Il
est nécessaire d'admettre l'existence de créatures incorporelles. En effet, le
but principal de Dieu dans la création est le bien, qui n'est autre que
l'assimilation à Dieu. Or, un effet n'est parfaitement assimilé à sa cause que
s'il l'imite en cela même qui, dans la cause, est son principe; ainsi le chaud
produit le chaud. Dieu produit la créature par son intelligence et sa volonté, nous
l'avons expliqué plus haut.La perfection de l'univers exige donc qu'il existe
des créatures intellectuelles. Et l'acte d'intellection ne pouvant être l'acte
d'un corps ni d'une vertu corporelle, car tout corps est déterminé dans le
temps et dans l'espace, nous devons nécessairement affirmer que la perfection
de l'univers requiert l'existence de créatures incorporelles. Les philosophes
anciens, qui ignoraient la nature de l'intelligence et ne la distinguaient pas
du sens, estimaient que rien n'existe en dehors de ce qui peut être saisi par
les sens et l'imagination. Et comme l'imagination n'atteint pas le corporel, ils
pensaient, au dire d'Aristote, que rien n'existe en dehors du corporel.
L'erreur des sadducéens, qui niaient l'existence de l'esprit (Ac 23, 8), provenait
des mêmes principes. Mais la supériorité de l'intelligence sur les sens fait
raisonnablement conclure à l'existence d'êtres incorporels que l'intelligence
seule peut appréhender.
Solutions:
1. Les substances incorporelles sont intermédiaires
entre Dieu et les créatures corporelles. Or, en regard de l'un des extrêmes
l'intermédiaire fait figure de l'autre extrême; ainsi le tiède, comparé au
chaud, paraît froid. C'est pour cette raison que S. Jean Damascène dit que, comparés
à Dieu, les anges sont matériels et corporels; ce n'est pas parce qu'ils ont en
eux quelque chose de la nature corporelle.
2. Dans ce texte, le mot "mouvement" est pris
dans un sens large qui embrasse aussi les actes d'intelligence et de volonté.
On peut donc dire que l'ange est une substance toujours en mouvement en tant
qu'il est toujours en acte d'intellection, et non pas, comme nous, tantôt en
acte et tantôt en puissance. L'objection provient donc d'une équivoque.
3. Être circonscrit par des limites locales est propre
aux corps, mais être circonscrit par des limites essentielles est commun à
toute créature, tant corporelle que spirituelle. Ce qui fait dire à S. Ambroise
que certains êtres, non contenus dans des lieux corporels, n'en sont pas moins
circonscrits par leur substance.
Objections:
1. Tout ce qui est contenu dans un genre est composé du
genre et d'une différence spécifique qui, en s'ajoutant au genre, constitue l'espèce.
Or le genre est pris de la matière, et la différence est prise de la forme, selon
les Métaphysiques. Tout ce qui est dans un gene est donc composé de matière et
de forme. Si l'ange fait partie du genre substance, il est donc composé de
matière et de forme.
2. Là où se trouvent les propriétés de la matière, la
matière elle-même se trouve. Ces propriétés sont les facultés de recevoir et
d'être sujet: d'où le mot de Boèce: "Une forme simple ne peut être sujet."
Or, l'ange possède les propriétés de la matière; il est donc composé de matière
et de forme.
3. La forme est acte. Ce qui n'est que forme est donc
acte pur. Or, l'ange n'est pas acte pur, car c'est là le propre de Dieu seul.
L'ange n'est donc pas uniquement forme; il a une forme reçue dans une matière.
4. La matière est le principe propre qui limite et finit
la forme. Une forme qui n'est pas dans une matière est donc infinie. Or, la
forme de l'ange n'est pas infinie, puisque toute créature est finie. La forme
de l'ange est donc dans une matière.
Cependant:
Denys
écrit que les premières créatures doivent être considérées aussi bien comme
immatérielles que comme incorporelles.
Conclusion:
Certains
pensent que les anges sont composés de matière et de forme. Avicebron s'est
efforcé de prouver cette opinion dans son livre la Source de la vie. Il part de
ce principe que tout ce que l'intelligence distingue doit être également
distinct dans la réalité. Or l'intelligence appréhende séparément dans la
substance incorporelle ce qui la distingue de la substance corporelle, et ce
par quoi elle lui est semblable. Il prétend en conclure que ce qui distingue la
substance incorporelle de la substance corporelle, est pour elle comme une
forme, et que le sujet de cette forme distinctive, en tant que réalité commune,
tient lieu de matière. Et pour cette raison il pose l'existence d'une seule et
même matière universelle pour les êtres spirituels et pour les êtres corporels;
cela veut dire que la forme de la substance incorporelle s'imprime dans la
matière des êtres spirituels comme la forme de la quantité s'imprime dans la
matière des êtres corporels.
Mais
on voit immédiatement qu'il ne peut y avoir une seule et même matière pour les
êtres corporels et les êtres spirituels. En effet, une forme spirituelle et une
forme corporelle ne peuvent être reçues dans la même partie de matière, car
alors une seule et même chose serait à la fois corporelle et spirituelle. Il
faut donc que la forme corporelle soit reçue dans une partie de la matière, et
la forme spirituelle dans une autre. Or on ne peut concevoir que la matière
soit divisée en parties sans présupposer en elle la quantité; si celle-ci est
écartée, dit Aristote, la substance demeure indivisible. Si bien que, dans
cette hypothèse, la matière des êtres spirituels devrait être sujette à la
quantité; ce qui est impossible. Il ne peut donc y avoir une seule et même
matière pour les êtres corporels et les êtres spirituels.
Qui
plus est, si l'on considère la substance intellectuelle en elle-même, elle ne
peut avoir aucune matière, quelle qu'elle soit. L'opération d'un être est en
effet conforme au mode de sa substance. Or, l'acte d'intellection est une
opération absolument immatérielle; il suffit pour le comprendre de se rappeler
quel est son objet, puisque c'est l'objet qui donne à un acte son espèce et sa
nature. Une chose ne tombe sous l'acte d'intelligence que dans la mesure où
elle est dégagée de la matière, car les formes qui sont dans la matière sont
des formes individuelles, et l'intelligence ne les appréhende pas en tant que
telles. Toute substance intellectuelle est donc absolument immatérielle.
D'autre
part, il n'est nullement nécessaire que tout ce que l'intelligence distingue
soit aussi distinct dans la réalité, car l'intelligence appréhende les choses
non pas selon leur mode propre, mais selon son mode à elle. Si bien que les
choses matérielles, qui sont inférieures à notre intelligence, sont dans notre
intelligence d'une manière plus simple qu'elles ne sont en elles-mêmes. Au
contraire, les substances angéliques lui étant supérieures, notre intelligence
ne peut les appréhender selon ce qu'elles sont en elles-mêmes, mais à sa
manière, c'est-à-dire à la manière dont elle saisit les choses composées. C'est
ainsi également qu'elle appréhende Dieu.
Solutions:
1. C'est la différence qui constitue l'espèce. Or, une
chose est constituée dans une espèce en tant qu'elle est déterminée à tel degré
dans l'échelle des êtres, car les espèces des choses sont comme les nombres qui
diffèrent selon qu'on ajoute ou soustrait une unité selon Aristote. Dans les
choses matérielles, autre est ce qui détermine à tel degré spécial (la forme), et
autre ce qui est déterminé (la matière). Le genre se prend donc d'un autre
principe que la différence. Mais, dans les choses immatérielles, le déterminant
n'est pas autre que le déterminé; c'est par lui-même que chaque être spirituel
occupe un degré déterminé dans l'échelle des êtres. En lui, genre et différence
ne se prennent pas de deux réalités, mais d'une seule. Toute la distinction
vient donc de notre façon de les considérer; en effet, quand nous considérons
cette chose d'une manière indéterminée, nous l'envisageons comme partie du
genre; mais quand nous la considérons d'une manière déterminée, nous
l'envisageons comme la différence.
2. L'argument cité est apporté par Avicebron dans sa
Source de la vie. Il vaudrait si l'intelligence avait le même mode de réception
que la matière, mais il n'en est rien. La matière reçoit la forme pour être
constituée par elle comme être de telle espèce, air, feu, etc. L'intelligence, elle,
ne reçoit pas la forme de cette manière, sans quoi l'opinion d'Empédocle serait
vraie: que nous connaissons la terre par la terre et le feu par le feu. Mais la
forme intelligible est dans l'intelligence selon la raison même de forme; c'est
ainsi, en effet, que l'intelligence la connaît. Ce mode de réception n'est donc
pas celui de la matière, c'est celui de la substance immatérielle.
3. S'il n'y a pas, dans l'ange, composition de matière
et de forme, il y a cependant composition d'acte et de puissance. Il suffit
pour s'en rendre compte de considérer les choses matérielles où se trouvent les
deux compositions. La première est celle de la forme et de la matière qui
constituent une nature. Mais une nature, ainsi composée, n'est pas son être;
l'être est son acte. Par conséquent, même là où il n'y a pas de matière, où la
forme subsiste indépendamment d'une matière, la forme est encore vis-à-vis de
son être en rapport de puissance à acte. Et c'est une telle composition que
l'on doit admettre pour les anges. Voilà ce que veulent exprimer ceux qui, empruntant
les termes de Boèce, disent que l'ange est composé de "ce par quoi il est"
et de "ce qu'il est", ou de l'être et de ce qui existe: car, "ce
qu'il est", c'est la forme subsistante elle-même; et l'être, c'est ce par
quoi la substance existe, comme la course est ce par quoi court celui qui
court. En Dieu, nous l'avons prouvé, l'être et ce qu'il est ne sont pas autres;
lui seul est donc acte pur.
4. Toute créature est finie, absolument parlant, parce
que son être n'est pas purement et simplement subsistant; il est limité à la
nature qu'elle affecte. Mais rien n'empêche qu'une créature soit infinie sous
un certain rapport. Ainsi, les créatures matérielles sont infinies du côté de
la matière, et finies du côté de la forme, limitée par la matière où elle est
reçue. Au contraire, les substances immatérielles créées sont finies quant à
leur existence, mais infinies en tant que leurs formes ne sont pas reçues dans
un autre. Ainsi, si la blancheur existait séparément, nous dirions qu'elle est
infinie en tant que blancheur, n'étant pas contractée par un sujet; pourtant
son être serait fini, puisqu'il serait déterminé par une nature spéciale. Aussi
est-il dit dans le Livre des Causes que l'intelligence est finie par en haut, parce
qu'elle reçoit l'être d'un principe qui lui est supérieur, et infinie par en
bas, parce qu'elle n'est pas reçue dans une matière.
Objections:
1. Le nombre est une espèce de la quantité, et une
conséquence de la division du continu. Cela ne peut se réaliser pour les anges,
qui sont incorporels. Les anges ne peuvent donc pas être en grand nombre.
2. Plus une chose est proche de l'unité, moins elle est
multiple; le cas des nombres le montre bien. Or la nature angélique est, de
toutes les natures créées, la plus proche de Dieu. Il semble donc, Dieu étant
souverainement un, que c'est dans la nature angélique que se trouve la moins
grande multitude.
3. L'effet propre des substances séparées semble être de
mouvoir les corps célestes. Or les mouvements des corps célestes se réduisent à
un petit nombre déterminé, que nous pouvons connaître. Les anges ne sont pas en
plus grand nombre que les mouvements des corps célestes.
4. Denys écrit que "ce sont les rayons de la divine
bonté qui font subsister toutes les substances intelligibles et intellectuelles".
Or le rayon ne se multiplie qu'en raison de la diversité des sujets qui le
reçoivent. Mais on ne peut dire que la matière reçoive le rayon intelligible, puisque
les substances intellectuelles sont immatérielles. Leur multiplicité semble
donc être fonction des premiers corps, les corps célestes, auxquels la
propagation des rayons divins doit, de quelque manière, se terminer. Et ainsi
on aboutit à la même conclusion que dans l'argument précédent.
Cependant:
il
est écrit au livre de Daniel (7, 10): "Mille milliers le servaient, et une
myriade de myriades se tenaient debout devant lui."
Conclusion:
La
question qui nous occupe a été résolue de différentes façons.
Pour
Platon, les substances séparées sont les espèces des choses sensibles en sorte
que, d'après lui, il faudrait dire que la nature humaine comme telle est
séparée. A s'en tenir à cette opinion, il y a autant de substances séparées que
d'espèces sensibles.
Aristote
réprouve cette position parce que la matière fait partie de l'essence des
espèces sensibles. Les substances séparées ne peuvent donc pas être les
exemplaires de ces espèces sensibles; au contraire elles ont des natures plus
élevées. Et cependant, Aristote pense que ces natures plus parfaites sont en
relation avec ces choses sensibles, en tant qu'elles en sont les moteurs et les
causes finales; ce qui l'a conduit à fixer pour les substances séparées un
nombre égal à celui des premiers mouvements.
Mais,
comme cela semblait contraire aux enseignements de la Sainte Écriture, le juif
Rabbi Moïse voulut concilier Aristote et l'Écriture. Aussi écritil dans son
Guide des Égarés que si par ange, on désigne les substances immatérielles, ils
sont aussi nombreux que les mouvements des corps célestes, suivant l'opinion
d'Aristote. Mais pour sauvegarder l'Écriture, il ajoute que celle-ci appelle
également anges les hommes qui annoncent les choses divines, et les forces des
êtres naturels qui manifestent la toute-puissance de Dieu. Mais ce n'est pas
l'usage des Écritures d'appeler anges les forces des êtres irrationnels.
Il
faut donc dire que la multitude des anges, même en tant qu'ils sont des
substances immatérielles, surpasse de beaucoup toute multitude matérielle.
C'est ce que dit Denys: "Les armées bienheureuses des esprits célestes
sont nombreuses, dépassant la limite faible et restreinte de nos nombres
matériels." En effet, Dieu ayant dans la création comme but principal la
perfection de l'univers, plus des êtres sont parfaits, plus Dieu les a créés en
abondance. Car, de même que dans le monde des corps, la surabondance se prend
de la grandeur, dans les êtres incorporels elle se prend de la multitude. Or
les corps incorruptibles, qui sont les plus parfaits parmi les corps, dépassent
en grandeur, presque sans comparaison, les corps corruptibles; car toute la
sphère où se trouvent l'action et la passion est peu de chose en regard des
corps célestes. Il est donc raisonnable d'affirmer que la multitude des
substances immatérielles dépasse tellement celle des substances matérielles
qu'il est presque impossible de les comparer.
Solutions:
1. Dans les anges, le nombre, qui est une quantité
discrète, n'est pas conséquence de la division du continu. Il résulte de la
distinction des formes, en tant que la multitude est un transcendantal, comme
on l'a dit précédemment.
2. La proximité de la nature angélique par rapport à
Dieu ne la réduit pas à un petit rapport d'individus, mais entraîne seulement
le minimum de multiplicité dans sa composition.
3. Ce raisonnement est celui d'Aristote. Sa conclusion
serait nécessaire si les substances séparées étaient créées en vue des
substances corporelles. Car, dans cette hypothèse, les substances immatérielles
n'auraient aucune raison d'être, à moins qu'elles ne soient causes d'un
mouvement quelconque dans les choses corporelles. Or, il est faux que les
substances immatérielles soient ordonnées aux substances corporelles, puisque
la fin doit être plus noble que ce qui lui est ordonné. Aussi Aristote dit-il
lui-même que ce raisonnement n'a pas de valeur nécessaire, mais simplement
probable. Il est cependant obligé de le tenir, du fait que nous ne pouvons
parvenir à la connaissance des êtres intelligibles que par les sensibles.
4. Ce raisonnement a valeur probante pour ceux qui
pensent que la matière est cause de la distinction des choses; mais nous avons
déjà réfuté cette opinion. La cause de la multiplicité des anges n'est donc ni
la matière, ni les corps, mais la sagesse divine qui a établi les divers ordres
des substances immatérielles.
Objections:
1. La différence étant plus noble que le genre, les
choses qui se ressemblent selon ce qu'il y a de plus noble en elles sont
semblables dans leur différence constitutive ultime, et par conséquent sont de
la même espèce. Or les anges se ressemblent tous par ce qu'il y a de plus noble
en eux, par l'intellectualité. Ils rentrent donc tous dans une seule et même
espèce.
2. Le plus et le moins ne diversifient pas l'espèce. Or,
les anges ne semblent différer entre eux que selon le plus et le moins, en tant
que l'un est plus simple et intellectuellement plus perspicace que l'autre. Les
anges ne diffèrent donc pas d'espèce.
3. L'âme s'oppose à l'ange comme les termes d'un même
genre. Or, toutes les âmes sont de la même espèce. Les anges aussi par
conséquent.
4. Plus un être est parfait en matière, plus il doit
être multiplié: ce qui ne se réaliserait pas s'il n'y avait qu'un individu par
espèce. Il y a donc plusieurs anges dans chaque espèce.
Cependant:
entre
les choses qui sont de la même espèce il n'y a, au dire d'Aristote, ni antériorité
ni postériorité. Or, Denys enseigne qu'un même ordre d'anges comprend des
premiers, des intermédiaires et des derniers. Les anges ne sont donc pas tous
de la même espèce
Conclusion:
Pour
certains, toutes les substances spirituelles, y compris les âmes, sont de la
même espèce. Pour d'autres, les anges sont bien de la même espèce, mais non pas
les âmes. Pour d'autres enfin, seuls les anges d'une même hiérarchie, ou d'un
même ordre, rentrent dans la même espèce. Tout cela est impossible. Les choses
qui, ayant la même espèce, diffèrent numériquement, sont semblables
formellement mais se distinguent matériellement. Or les anges, on l'a dit, ne
sont pas composés de matière et de forme; il ne peut donc y avoir deux anges de
la même espèce. De même, si la blancheur ou l'humanité étaient séparées de la
matière, on ne pourrait dire qu'il y en a plusieurs, puisqu'elles ne sont
multipliées qu'en raison de leurs sujets. Et quand bien même ils auraient une
matière, les anges ne pourraient pas être plusieurs dans une même espèce. Car, dans
cette hypothèse, le principe de leur distinction serait la matière, non pas en
tant que divisée par la quantité, puisqu'ils sont incorporels, mais en raison
d'une diversité qui comporte non seulement changement d'espèce mais de genre.
Solutions:
1. La différence est plus noble que le genre, comme le
déterminé est plus noble que l'indéterminé, ou le propre que le commun, et non
pas comme constituant une nature différente de celle du genre. Autrement, ou
bien les animaux privés de raison seraient tous de même espèce; ou bien il y
aurait en eux une autre forme plus parfaite que l'âme sensible. C'est donc
selon les divers degrés déterminés de la nature sensible que les animaux non
raisonnables diffèrent spécifiquement. De même chez les anges la différence
spécifique se prend des différents degrés de la nature intellectuelle.
2. Le plus et le moins n'entraînent pas un changement
d'espèce s'ils résultent de l'intensification ou du relâchement d'une même
forme, mais seulement s'ils ont leur principe dans des formes d'inégal degré;
ainsi disons-nous que le feu est plus parfait que l'air. C'est de cette seconde
manière qu'il y a entre les anges du plus ou du moins.
3. Le bien de l'espèce l'emporte sur le bien de
l'individu. La multiplication des espèces est donc, chez les anges, bien
meilleure que la multiplication des individus dans une même espèce.
4. Comme nous l'avons dit plus haut, l'agent se propose
la multiplication des espèces, et non la multiplication numérique qui peut
s'étendre à l'infini. La perfection de la nature angélique exige donc la
multiplication des espèces, non la multiplication des individus dans une même
espèce.
Objections:
1. Il semble bien que les anges ne sont pas
incorruptibles. Car, selon le Damascène, "l'ange est une substance intellectuelle
qui reçoit l'immortalité par grâce et non par nature."
2. Platon fait dire au Démiurge: "O dieux des dieux
dont je suis l'auteur et le père, vous êtes mon oeuvre, vous êtes dissolubles
par nature, mais je vous rends indissolubles par ma volonté." Or qu'est-ce
que ces dieux, sinon les anges? Les anges sont donc corruptibles par nature.
3. Nous lisons dans S. Grégoire: "Tous les êtres
rentreraient dans le néant, si la main du Tout-puissant ne les conservait dans
l'existence." Ce qui peut être réduit à néant est corruptible. Les anges
sont donc corruptibles par nature, puisqu'ils ont été créés par Dieu.
Cependant:
Denys
affirme: "Les substances intellectuelles ont une vie indéfectible, car
elles sont exemptes de toute corruption, de la mort, de la matière et de la
génération."
Conclusion:
Il
est nécessaire d'affirmer que les anges sont incorruptibles par nature. En
effet, une chose est corrompue uniquement parce que sa forme est séparée de la
matière.L'ange étant une pure forme subsistante, comme nous l'avons montré, sa
substance ne peut donc être corruptible. Car une chose qui convient à un être
en raison de lui-même, ne peut jamais être séparée; mais elle peut être séparée
de l'être auquel elle convient en raison d'un autre, si cet autre fait défaut
lui-même. Le cercle ne peut perdre sa rotondité, puisqu'elle lui convient par
lui-même essentiellement; mais un cercle d'airain peut cesser d'être rond, puisque
la forme ronde n'est pas essentielle à l'airain. Or l'être convient à la forme
en raison d'elle-même, car une chose est être en acte par là même qu'elle a une
forme. Le composé de matière et de forme cesse donc d'exister dès que la forme
est séparée de la matière. Mais, si la forme subsiste par elle-même, comme chez
les anges, nous l'avons dit, elle ne peut perdre l'être. C'est donc en raison
de son immatérialité que l'ange est incorruptible par nature.
On
trouve un signe de cette incorruptibilité dans l'opération intellectuelle: un
être opère sous le rapport où il est en acte; son opération manifeste donc le
mode de son être. Or, c'est l'objet qui donne à l'opération son espèce et son
essence intelligible. L'objet intelligible, lui, échappe au temps; il est donc
éternel. Par conséquent, toute substance intellectuelle est incorruptible par
nature.
Solutions:
1. S. Jean Damascène parle dans ce texte de
l'immortalité parfaite qui inclut l'immutabilité complète, car, selon le mot de
S. Augustin, "tout changement est une certaine mort". Or, nous le
prouverons plus loin, l'ange n'acquiert la parfaite immutabilité que par la
grâce.
2.
Par les "dieux", Platon désigne les corps célestes. Et comme il
croyait que ces corps sont composés des éléments, il les disait corruptibles
par nature, mais redevables à la volonté divine d'être conservés dans l'être.
3. Il y a des êtres nécessaires dont la nécessité a une
cause. Il n'est donc pas contradictoire que l'être d'une chose nécessaire et
incorruptible dépende d'une autre comme de sa cause. Lorsque S. Grégoire dit
que tous les êtres, même les anges, retomberaient dans le néant si Dieu ne les
soutenait dans l'être, il ne veut donc pas dire que les anges renferment un
principe de corruption, mais que leur être dépend de Dieu comme de sa cause.
Une chose est dite corruptible, non point parce que Dieu peut la réduire à
néant en lui retirant son action conservatrice, mais parce qu'elle renferme en
elle-même un principe de corruption, ou une contrariété, ou au moins la
puissance de la matière.
Il faut maintenant considérer les
rapports des anges avec les réalités corporelles: 1. Avec les corps (Q. 51). 2.
Avec les lieux (Q. 52). 3. Avec le mouvement local (Q. 53).
1. Les anges
ont-ils des corps qui leur soient unis naturellement? 2. Assument-ils des çorps?
3. Exercent-ils des fonctions vitales dans les corps qu'ils assument?
Objections:
1. Origène dit: "C'est le propre de la seule nature
de Dieu (c'est-à-dire du Père, du Fils et de l'Esprit Saint) d'exister sans
substance matérielle et en dehors de toute union corporelle." On lit aussi
dans S. Bernard: "Comme nous n'accordons qu'à Dieu l'immortalité, nous
n'attribuons qu'à lui l'incorporéité; sa nature est la seule qui n'ait pas
besoin du secours d'un instrument corporel, ni pour lui, ni pour un autre. Mais
ce secours est nécessaire à tout esprit créé." S. Augustin dit également "Les
démons sont appelés des animaux aériens, parce qu'ils possèdent la nature des
corps aériens." Or les anges et les démons ont la même nature; les anges
ont donc des corps qui leur sont unis naturellement.
2. S. Grégoire appelle l'ange "animal raisonnable";
or tout animal est composé de corps et d'âme: les anges ont donc des corps qui
leur sont unis naturellement.
3. La vie est plus parfaite dans les anges que dans les
âmes. Or, non seulement l'âme vit, mais elle vivifie le corps. Donc les anges
vivifient des corps qui leur sont unis naturellement.
Cependant:
Denys
dit qu'il faut considérer les anges comme des êtres aussi bien immatériels
qu'incorporels.
Conclusion:
Les
anges n'ont pas de corps qui leur soient naturellement unis. En effet, ce qui
est accidentel à une nature ne se retrouve pas nécessairement dans tous les cas
où cette nature se réalise; avoir des ailes, par exemple, n'est pas essentiel à
l'animal, et par suite ne convient pas à tous les animaux. Or, comme nous le
prouverons plus loin, l'acte d'intellection n'est l'acte ni d'un corps ni d'une
faculté corporelle; être uni à un corps n'est donc pas essentiel à la substance
intellectuelle en tant que telle, encore que cela puisse arriver pour des
raisons extrinsèques à son caractère intellectuel. Ainsi en va-t-il de l'âme;
si elle est unie à un corps, c'est que, imparfaite et en puissance dans le
genre des substances intellectuelles, elle n'a pas, par nature, la plénitude de
la science, mais doit l'acquérir à l'aide des sens corporels à partir des
choses sensibles. Or, si une nature appartenant à un genre donné est imparfaite
par rapport à la perfection propre de ce genre, il faut que, d'abord, cette
perfection générique soit réalisée pleinement en une autre nature. Il y a donc,
parmi les êtres de nature intellectuelle, des substances intellectuelles
parfaites qui n'ont pas besoin de puiser leur science dans les choses sensibles,
et par conséquent les substances intellectuelles ne sont pas toutes unies à des
corps; certaines existent à l'état séparé: c'est elles que nous appelons les
anges.
Solutions:
1. Comme nous l'avons déjà dit, certains croyaient que
tout ce qui existe est corporel. C'est cette opinion qui semble les avoir
conduits à penser que toutes les substances spirituelles sont unies à des corps;
certains sont allés jusqu'à dire que Dieu est l'âme du monde, comme le rapporte
S. Augustin. Mais cela contredit la foi catholique, pour laquelle Dieu est
élevé au-dessus de toute chose, selon la parole du Psaume (8, 2): "Ta
majesté est élevée au-dessus des cieux." Aussi Origène a-t-il refusé de
parler ainsi de Dieu; mais il a admis cette opinion pour les autres substances,
se laissant tromper là comme en beaucoup d'autre points par les opinions des
philosophes.
On
peut expliquer le mot de S. Bernard en ce sens que les esprits créés ont un
instrument corporel, non pas uni naturellement, mais assumé pour accomplir
certaines fonctions.
Quant
à S. Augustin, il n'exprime pas sa propre conviction, mais rapporte l'opinion
des platoniciens, qui croyaient à l'existence d'animaux aériens qu'ils
appelaient "démons".
2. S. Grégoire appelle l'ange "animal raisonnable"
par métaphore, parce que l'ange a une raison semblable à celle de l'homme.
3. Vivifier à titre de cause efficiente est une
perfection simple; elle convient donc à Dieu: "C'est le Seigneur qui donne
la mort ou la vie" (1 S 2, 6). Mais vivifier à titre de cause formelle est
propre à la substance qui fait partie d'une nature, et n'est pas, à elle seule,
une nature complète. La substance intellectuelle qui n'est pas unie à un corps
est donc plus parfaite que celle qui l'est.
Objections:
1. Il semble bien que non. En effet, comme la nature
physique, les anges n'emploient aucun moyen superflu dans leurs opérations. Or,
assumer des corps serait superflu pour les anges, car l'ange n'a pas besoin de
corps, puisque sa puissance surpasse toute puissance corporelle. L'ange
n'assume donc pas de corps.
2. Assumer une chose, c'est l'unir à soi. Or, nous l'avons
dit dans l'article précédent, un corps ne peut pas être uni à un ange comme à
sa forme. D'autre part, si le corps est uni à l'ange comme à un moteur, on ne
dit pas qu'il est assumé, autrement tous les corps mus par les anges seraient
assumés par eux. Les anges n'assument donc pas de corps.
3. Les anges n'assument ni des corps de terre ou d'eau, car
ils ne pourraient les faire disparaître d'un seul coup; ni des corps de feu, parce
qu'ils brûleraient ce qu'ils toucheraient; ni des corps d'air, car l'air n'a ni
figures, ni couleur. Les anges n'assument donc pas des corps.
Cependant:
S.
Augustin dit que "des anges apparurent à Abraham sous des corps qu'ils
avaient assumés".
Conclusion:
Certains
prétendent que les anges n'assument jamais de corps et que toutes les
apparitions mentionnées dans l'Écriture eurent la forme de visions prophétiques,
c'est-à-dire que ce ne sont que des visions de l'imagination. Cette opinion va
contre la pensée de l'Écriture. Car l'objet de la vision de l'imagination
n'existe que dans l'imagination du sujet; dès lors il n'est pas vu
indifféremment par tous. Or, à plusieurs reprises, l'Écriture parle d'anges qui
apparaissent, comme s'ils étaient vus par tous. Ainsi en va-t-il des anges qui
apparaissent à Abraham: ils sont vus par lui, par toute la famille, par Loth et
par les habitants de Sodome. De même, l'ange qui apparaît à Tobie est vu par
tous. Tout cela montre que ces manifestations ont lieu en visions corporelles, dont
l'objet, extérieur au sujet, peut être vu par tous. L'objet d'une telle vision
ne peut donc être qu'un corps réel. Donc, puisque les anges ne sont pas des
corps, et n'ont pas de corps qui leur soient unis naturellement, il leur arrive
d'assumer des corps.
Solutions:
1. Ce n'est pas pour eux que les anges ont besoin
d'assumer des corps, mais pour nous. Dans la nouvelle Alliance, c'est pour
montrer, par un commerce familier avec les hommes, ce que sera la société
intellectuelle que les hommes espèrent avoir avec eux dans la vie future. Dans
l'ancienne Alliance, c'était pour annoncer par mode de figure que le Verbe de
Dieu devait assumer un corps humain; car toutes les apparitions de l'Ancien
Testament étaient ordonnées à l'apparition du Fils de Dieu dans la chair.
2. L'ange et le corps qu'il assume ne sont pas en rapport
de matière à forme, mais l'ange est pour le corps comme un moteur que ce corps
mobile ne fait que représenter. La Sainte Écriture décrit les propriétés des
choses intelligibles en faisant appel aux similitudes sensibles: de même, les
anges se façonnent, par la puissance divine, des corps sensibles qui
représentent leurs propriétés intelligibles. C'est ce qu'on veut exprimer
lorsqu'on dit que les anges assument des corps.
3. A son degré ordinaire de dilatation, l'air ne retient
ni la figure ni la couleur; mais quand il est condensé, il peut revêtir
différentes formes et réfléchir des couleurs: on le voit dans les nuages. C'est
donc à partir de l'air que les anges forment des corps, avec l'assistance
divine, en le solidifiant par la condensation autant qu'il est nécessaire.
Objections:
1. Les anges ne doivent pas tromper par de fausses
apparences. Or, les anges tromperaient s'ils faisaient passer pour vivants des
corps qui n'accomplissent pas les opérations de la vie. Les anges exercent donc
les fonctions vitales dans les corps qu'ils assument.
2. Les anges ne font rien d'inutile. Or, ils feraient
des choses inutiles s'ils formaient dans leurs corps des yeux, des narines et
d'autres organes qui n'accomplissent pas leurs fonctions naturelles. Les anges
exercent donc les fonctions sensibles qui sont l'oeuvre absolument propre de la
vie.
3. La marche est aussi une opération vitale. Or, certains
anges sont apparus, qui marchaient. Il est dit dans la Genèse (18, 16) qu'"Abraham
marchait, en les conduisant, avec les anges qui lui étaient apparus"; et à
Tobie, qui demandait (Tb 5, 7): "Connais-tu le chemin qui conduit au pays
des Mèdes?" l'ange Raphaël répondit: "Je le connais, et j'ai souvent
parcouru tous ces chemins." Les anges exercent donc fréquemment les
activités des êtres vivants.
4. Parler est une activité vitale, puisque la parole est
formée par la voix qui, au dire d'Aristote, est "un son proféré par la
bouche de l'animal". Or, on lit en plusieurs endroits dans l'Écriture que
les anges ont parlé dans des corps qu'ils avaient assumés. Les anges exercent
donc les activités des êtres vivants.
5. Manger est une opération propre à l'être animé; aussi,
après sa résurrection, le Seigneur mangeatil avec ses disciples pour leur
prouver qu'il avait repris vie (Lc 24, 41). Or, certains des anges qui sont
apparus dans des corps, ont mangé. Abraham offrit de la nourriture à ceux qu'il
avait adorés auparavant (Gn 18, 2). Les anges exercent donc les opérations
vitales dans les corps qu'ils assument.
6. La génération est un acte vital. Or les anges ont
accompli cette fonction dans certains corps.
Il
est écrit dans la Genèse (6, 4): "Après que les fils de Dieu eurent
approché les filles des hommes, elles mirent au monde des hommes puissants et
fameux dans le siècle." Les anges exercent donc les opérations vitales
dans les corps qu'ils assument.
Cependant:
nous
avons dit plus haut que les corps assumés par les anges ne vivent pas: ils ne
peuvent donc pas exercer les activités des êtres vivants.
Conclusion:
Certaines
activités vitales ont quelque chose de commun avec les activités non vitales;
ainsi la parole, action vitale, est, en tant que son, semblable aux autres sons
inanimés; la marche est, en tant que mouvement, semblable aux autres
mouvements. Les anges peuvent donc, par les corps qu'ils assument, exercer les
activités des êtres vivants en ce qu'elles ont de commun avec les activités des
nonvivants, mais non dans ce qu'elles ont de propre. Car, selon Aristote, seul
peut produire une action celui qui en a la puissance. Aucun être ne peut donc
avoir d'activité vitale s'il n'a pas la vie, qui est le principe potentiel
d'une telle action.
Solutions:
1. L'Écriture ne va pas contre la vérité en décrivant
les choses intelligibles sous des figures sensibles, car son intention n'est
pas de faire croire que les choses intelligibles sont des choses sensibles, mais
de faire entrevoir les propriétés des choses intelligibles par la similitude
des figures sensibles. De même il n'est pas contraire à la véracité des saints
anges que les corps qu'ils assument paraissent être des hommes vivants, alors
qu'ils ne le sont pas. Ils n'assument des corps que pour faire connaître leurs
propriétés et leurs opérations spirituelles par les propriétés et les
opérations des hommes. Ce but serait moins parfaitement atteint, si les anges
assumaient de vrais hommes, parce que les propriétés de ces hommes ne feraient
pas connaître les anges, mais les hommes eux-mêmes.
2. La sensation est une opération exclusivement vitale;
on ne peut donc pas dire que les anges exercent des sensations par les organes
des corps qu'ils assument. Ces corps ne sont cependant pas inutiles, puisqu'ils
ne sont pas formés pour procurer des sensations, mais pour manifester par leurs
organes les vertus spirituelles des anges; ainsi l'oeil désigne la fonction
intellectuelle de l'ange et les autres membres ses autres facultés, selon
Denys.
3. Seul le mouvement qui procède d'un principe moteur
conjoint peut être une opération vitale. Mais les anges, n'étant pas la forme
des corps qu'ils assument, ne les meuvent pas de cette façon. Cependant les
anges subissent, du fait du mouvement de ces corps, une motion accidentelle;
ils y résident en effet à la façon d'un moteur dans un mobile, de telle sorte
qu'ils sont dans ces corps et non ailleurs. Cette dernière conclusion ne
vaudrait pas pour Dieu: le mouvement des choses dans lesquelles il se trouve
n'entraîne pour lui aucune motion, puisqu'il est partout, tandis que les anges
épousent accidentellement les mouvements qu'ils produisent dans les corps
qu'ils assument.
Il
faut cependant faire une exception pour les corps célestes, même si les anges
s'y trouvent comme le moteur dans le mobile. Les corps ou sphères célestes en
effet, dans leur mouvement circulaire, ne quittent pas entièrement le lieu où
ils se trouvent, ils l'occupent toujours par quelque partie d'eux-mêmes. Par
ailleurs les anges n'appliquent pas leur activité motrice à une partie
déterminée de la substance même de la sphère. Cette partie se trouvant tantôt à
l'orient et tantôt à l'occident, il s'ensuivrait que l'ange se déplacerait avec
elle. Mais, comme Aristote l'explique, l'ange occupe un endroit déterminé, toujours
à l'orient, d'où il exerce sa puissance motrice sur la sphère.
4. Les anges ne parlent pas, au sens propre du mot; ils
produisent seulement dans l'air des sons qui sont semblables aux voix humaines.
5. A proprement parler, les anges ne mangent pas: manger
c'est prendre une nourriture qu'on peut transformer en sa propre substance.
Sans doute, après la résurrection du Christ, les aliments n'étaient pas
assimilés à son corps, mais se résorbaient dans la matière préexistante.
Cependant le Christ avait un corps tel qu'il pouvait assimiler des aliments; il
mangeait donc véritablement. Mais les anges non seulement n'assimilent pas la
nourriture prise aux corps qu'ils ont assumés, mais ces corps ne sont pas
naturellement tels qu'ils puissent assimiler des aliments. Ils ne mangent donc
pas réellement, mais ce qu'ils font représente la manducation spirituelle.
C'est ce que l'ange Raphaël dit à Tobie: "Lorsque j'étais avec vous, je
paraissais manger et boire; mais je me nourris d'un aliment invisible" (Tb
12, 18). Si Abraham offrit de la nourriture à des anges, c'est qu'il les
regardait comme des hommes; cependant c'est Dieu qu'il adorait en eux, parce
qu'il était en eux "comme il est d'ordinaire dans les prophètes", selon
S. Augustin.
6. S. Augustin répond: "Beaucoup assurent avoir
expérimenté ou avoir entendu dire par ceux qui l'avaient expérimenté, que les
sylvains et les faunes (ceux que le vulgaire appelle incubes) se sont souvent
présentés à des femmes et ont consommé l'union avec elles; aussi vouloir le
nier paraît de l'impudence. Mais s'il s'agit des saints anges de Dieu, ils
n'ont pu en aucune manière tomber ainsi avant le déluge. Il faut donc entendre
par "fils de Dieu" les fils de Seth qui étaient bons; et par
"filles des hommes" l'Écriture désigne celles qui étaient nées de la
race de Caïn. Il n'y a pas à s'étonner que des géants soient nés de telles
unions; au surplus, ils n'étaient pas tous géants; mais les géants étaient
alors beaucoup plus nombreux que dans les temps postérieurs au déluge."
Cependant, si parfois certains hommes naissent des démons, ce n'est pas au
moyen d'une semence émise par ceux-ci, mais par la semence d'un autre homme
qu'ils ont recueillie, de telle sorte que le démon qui est succube d'un homme
se fasse l'incube d'une femme. De même ils utilisent les semences d'autres
êtres pour produire certaines générations, comme dit S. Augustin; et ainsi
celui qui est engendré n'est pas fils du démon, mais de l'homme dont on a
recueilli la semence.
1. L'ange
est-il dans un lieu? 2. Peut-il être dans plusieurs lieux en même temps? 3.
Plusieurs anges peuvent-ils être dans le même lieu?
Objections:
1. Il semble que non, puisque Boèce dit: "Le
sentiment commun des philosophes est que les êtres incorporels ne sont pas dans
un lieu." Et Aristote: "Est dans un lieu, non pas tout ce qui existe,
mais seulement le corps mobile." Or, l'ange n'est pas corps. Il n'est donc
pas dans un lieu.
2. Le lieu est une quantité dotée d'une position; tout
ce qui est localisé est donc situé. Or, l'ange ne peut être situé, puisque sa
substance est affranchie de la quantité à qui il appartient en propre de
situer. L'ange n'est donc pas dans un lieu.
3. Être dans un lieu, c'est être mesuré et contenu par
ce lieu. Or l'ange ne peut être ni mesuré ni contenu dans un lieu, le contenant
ayant une forme plus parfaite que le contenu. L'ange n'est donc pas localisé.
Cependant:
l'Église
dit dans une oraison de Complies: "Que tes saints anges qui habitent cette
maison, nous gardent en paix."
Conclusion:
Il
convient à l'ange d'être dans un lieu. Cependant, être dans un lieu se dit de
façon équivoque pour l'ange et pour un corps. Le corps est dans un lieu parce
qu'il y est appliqué selon le contact de la quantité dimensive; les anges n'ont
pas cette sorte de quantité, ils n'ont que la quantité virtuelle. Et si l'on
dit que l'ange est dans un lieu corporel, c'est parce que sa puissance
s'applique d une certaine manière a ce lieu.
L'ange
n'est donc ni mesuré par un lieu, ni affecté par une position dans le continu;
c'est là le propre du corps localisé, puisqu'il a une quantité dimensive.
L'ange n'est pas non plus contenu dans un lieu; en effet, si une substance
incorporelle exerce sa puissance sur une réalité corporelle, elle la contient, mais
elle n'est pas contenue par elle, car l'âme est dans le corps comme le
contenant, non comme contenu par lui; de même l'ange, bien loin d'être contenu
par le lieu qu'il occupe, l'enveloppe d'une certaine manière.
Ainsi
sont résolues les objections.
Objections:
1. La puissance de l'ange n'est pas inférieure à celle
de l'âme humaine. Or, l'âme est à la fois en plusieurs lieux puisqu'elle est "tout
entière dans chaque partie du corps", selon S. Augustin. L'ange peut donc
être dans plusieurs lieux à la fois.
2. L'ange est réellement dans le corps qu'il assume, et,
s'il assume un corps continu, il semble qu'il soit en chacune de ses parties.
Or ce corps occupe, en raison de ses différentes parties, plusieurs lieux
différents. L'ange peut donc être en plusieurs lieux à la fois.
3. D'après S. Jean Damascène: "l'ange est là où il
agit". Or, il lui arrive d'agir en plusieurs lieux à la fois; celui qui
détruit Sodome en est un exemple. L'ange peut donc être en plusieurs lieux à la
fois.
Cependant:
S.
Jean Damascène enseigne: "Quand les anges sont au ciel, ils ne sont pas
sur la terre."
Conclusion:
La
puissance et l'essence de l'ange sont finies; tandis que celles de Dieu sont
infinies, et elles sont la cause universelle de toutes choses. Aussi la
puissance divine s'exerce sur tout; Dieu n'est pas seulement en plusieurs lieux,
mais partout. La puissance de l'ange, au contraire, parce que limitée, ne
s'étend pas à tout, mais à une seule chose déterminée. Car ce qui se rattache à
une seule puissance se rapporte à elle comme à quelque chose d'un; ainsi
l'universalité des êtres est à l'égard de la puissance universelle de Dieu
comme quelque chose d'un; et de même, tel être particulier est comme quelque
chose d'un, visàvis de la puissance de l'ange. Or, comme l'ange n'occupe un
lieu qu'en y appliquant sa puissance, il n'est ni partout, ni en plusieurs
lieux, mais dans un seul.
Pourtant
certains se sont trompés sur ce point. Ne parvenant pas à s'élever au-dessus de
l'imagination, ils ont conçu l'indivisibilité de l'ange à l'égal de celle du
point, et en ont conclu que l'ange ne pouvait occuper localement qu'un point
Mais cela est manifestement erroné. Car le point est un indivisible affecté
d'une position, alors que l'indivisibilité de l'ange est hors de toute espèce
de quantité et de position. Il n'est donc pas nécessaire de lui assigner un
lieu indivisible quant à la position: l'ange peut être dans un lieu divisible
ou indivisible, grand ou petit selon que, par sa volonté, il applique sa
puissance à un corps plus grand ou plus petit. Ainsi, le corps tout entier sur
lequel il applique sa puissance lui correspond comme un seul lieu.
Il
ne s'ensuit pas que, s'il y a un ange qui meut la sphère, il doit être partout.
D'abord, parce que sa puissance ne s'applique qu'au point précis où commence le
mouvement. Or ce point se trouve à l'orient: ce qui faisait dire à Aristote que
la puissance motrice des corps célestes se trouvait à l'orient. Ensuite, parce
que les philosophes n'ont jamais dit que tous les orbes étaient mus
immédiatement par une seule substance séparée; il n'est donc pas nécessaire que
celle-ci soit partout.
Tout
ce qui précède montre qu'être dans un lieu se dit de manière différente du
corps, de l'ange et de Dieu. Le corps est circonscrit par son lieu, puisqu'il
est mesuré par lui. L'ange est dans le lieu, non pas circonscriptivement, puisqu'il
n'est pas mesuré par le lieu, mais d'une manière limitée, car lorsqu'il est
dans un lieu, il n'est pas dans un autre. Dieu enfin n'est ni circonscrit par
un lieu, ni limité, puisqu'il est partout.
Il
est facile maintenant de répondre aux objections, car tout lieu auquel la
puissance de l'ange s'applique immédiatement est considéré comme unique, qu'il
soit continu ou non.
Objections:
1. Si plusieurs corps ne peuvent pas être simultanément
dans le même lieu, c'est parce qu'ils le remplissent. Or, les anges ne
remplissent pas le lieu, puisque le corps est le seul à accomplir cette
fonction pour exclure le vide, comme le montre Aristote. Les anges peuvent donc
être à plusieurs dans le même lieu.
2. Il y a plus de différence entre un ange et un corps
qu'entre deux anges. Or, un ange et un corps peuvent être simultanément dans un
même lieu; car, comme Aristote le prouve dans les Physiques, il n'y a pas de
lieu qui ne soit occupé par un corps sensible. Donc, à plus forte raison, deux
anges peuvent être dans un même lieu.
3. S. Augustin dit que l'âme est dans chaque partie du
corps. Or, le démon, s'il ne peut pénétrer dans les esprits, pénètre parfois
dans les corps; l'âme et le démon sont alors dans le même lieu. Le même cas est
donc possible pour toute autre substance spirituelle.
Cependant:
il
n'y a pas deux âmes dans le même corps. Pareillement, il ne peut y avoir deux
anges dans le même lieu.
Conclusion:
Deux
anges ne sont jamais ensemble dans le même lieu. La raison en est que deux
causes complètes ne peuvent causer immédiatement une seule et même chose. On le
voit dans tous les genres de causes: par exemple, une seule chose n'a qu'une
seule forme prochaine, et une seule cause motrice à son contact, bien qu'il
puisse y avoir plusieurs causes motrices éloignées. Et qu'on n'objecte pas
l'exemple du bateau tiré par plusieurs hommes, car aucun de ces hommes n'est un
moteur complet, puisque aucun ne peut mouvoir le bateau par ses seules forces.
Mais tous ensemble ils forment comme un seul moteur, leurs forces s'unissant
pour produire un seul mouvement. Or, puisque l'ange n'est dans un lieu que
parce que sa puissance le touche immédiatement de façon à le contenir
parfaitement, comme nous l'avons dit, il ne peut y avoir qu'un ange dans un
seul et même lieu.
Solutions:
1. Si plusieurs anges ne peuvent être ensemble dans le
même lieu, ce n'est pas qu'ils le remplissent, mais pour la raison que l'on
vient d'expliquer.
2. L'ange et le corps ne sont pas dans le lieu de la
même manière. Le raisonnement ne vaut donc pas.
3. Le démon et l'âme n'ont pas le même rapport de
causalité visàvis du corps; l'âme en est la forme, le démon ne l'est pas.
1. L'ange
peut-il se mouvoir localement? 2. Passe-t-il d'un lieu à un autre en traversant
l'espace intermédiaire? 3. Le mouvement de l'ange est-il successif, ou
instantané?
Objections:
1. Cela paraît impossible. En effet, comme Aristote le
prouve dans les Physiques, l'être qui n'a pas de parties ne peut pas se mouvoir;
en effet une chose ne se meut ni quand elle est encore au point de départ, ni
quand elle est parvenue au terme, le mouvement étant alors accompli. Il faut en
déduire que tout ce qui se meut est, tant que dure le mouvement, en partie au
point de départ et en partie au terme. Or l'ange n'est pas divisible en
parties. Il ne peut donc pas se mouvoir localement.
2. Selon la définition d'Aristote, le mouvement est
l'acte de ce qui est imparfait. Or l'ange bienheureux n'a plus d'imperfection.
Il ne se meut donc pas localement.
3. Tout mouvement est provoqué par une indigence. Or les
anges ne sont affectés d'aucune indigence. Ils ne sont donc pas mus localement.
Cependant:
l'ange
bienheureux a les mêmes possibilités de mouvement que l'âme bienheureuse. Or, on
doit admettre que l'âme bienheureuse peut se mouvoir localement, puisque c'est
un article de foi que l'âme du Christ est descendue aux enfers. L'ange
bienheureux se meut donc localement.
Conclusion:
L'ange
bienheureux peut se mouvoir localement. L'ange et le corps matériel, n'ayant
pas avec le lieu des rapports identiques, ne se meuvent pas de la même manière.
Le corps matériel est localisé parce qu'il est contenu et mesuré par le lieu;
le mouvement local du corps doit donc être mesuré par le lieu et conforme à ses
exigences. Par conséquent "la continuité du mouvement est fonction de
l'étendue; et l'antériorité et la postériorité dans le mouvement local du corps
dépendent de l'antériorité et de la postériorité dans l'étendue", selon
Aristote.
L'ange,
au contraire, loin d'être mesuré et contenu par le lieu, le contient plutôt.
Aussi ne requiertil pas d'être mesuré par le lieu, ni de tenir de lui la
continuité, selon ses exigences propres. De soi, c'est un mouvement non
continu. En effet, parce que l'ange n'est dans un lieu que par contact virtuel,
nous l'avons dit, son mouvement local ne peut être qu'une succession de contacts
divers avec des lieux divers, parce qu'il ne peut être en plusieurs lieux à la
fois.Et, quoique ces contacts ne soient pas nécessairement continus, une
certaine continuité peut s'y trouver, car rien n'empêche d'assigner à l'ange un
lieu divisible, par contact virtuel, comme nous assignons au corps un lieu
divisible, par le contact selon l'étendue. Or, la continuité du mouvement local
corporel résulte de ce que le corps quitte successivement et non tout d'un coup
le lieu dans lequel il était auparavant. De même, l'ange peut quitter
successivement le lieu divisible dans lequel il était auparavant; son mouvement
sera alors continu. Mais il peut aussi quitter instantanément la totalité du
lieu qu'il occupe et s'appliquer instantanément à un tout autre lieu, et alors
son mouvement ne sera pas continu.
Solutions:
1. Cet argument ne vaut pas ici, pour deux raisons:
D'abord,
la démonstration d'Aristote part de ce qui est indivisible quantitativement, à
quoi correspond un lieu nécessairement indivisible; ce qui ne peut se dire des
anges.
Ensuite,
la démonstration d'Aristote part du mouvement continu. Si le mouvement n'était
pas continu, on pourrait dire qu'une chose est mue quand elle est encore à son
point de départ ou quand elle est déjà au terme, puisque c'est la simple
succession des différentes positions locales d'une même chose qu'on appellerait
alors mouvement; cette chose pourrait donc être dite en mouvement, quelle que
soit la position locale qu'elle occupe. Mais la continuité du mouvement s'y
oppose, parce que le continu ne se résout pas dans son terme, la ligne ne se
résout pas dans le point. Aussi faut-il que le mobile, pendant son mouvement, ne
soit pas tout entier dans l'un des termes, mais en partie dans l'un et en
partie dans l'autre.
On
voit donc que la démonstration d'Aristote ne s'applique pas au mouvement
angélique, s'il est discontinu; mais s'il est continu, on peut concéder que
l'ange, pendant son mouvement, est en partie au point de départ et en partie au
terme. Cette composition de parties n'affecte cependant pas la substance de
l'ange, mais le lieu, car au commencement de son mouvement continu, l'ange est
tout entier dans le lieu divisible qui est le point de départ du mouvement, puis
pendant le mouvement il est dans une des parties du premier lieu qu'il
abandonne, et dans une des parties du lieu suivant qu'il va occuper. Cette
occupation simultanée d'une partie de chacun des deux lieux est possible pour
l'ange, puisqu'il peut occuper un lieu divisible par application de sa vertu, comme
le corps l'occupe par l'application de son étendue. Par conséquent, le corps
qui peut être mû localement est divisible selon l'étendue, tandis que l'ange
peut exercer sa puissance sur une chose divisible.
2. Le mouvement de l'être en puissance est l'acte de ce
qui est imparfait. Mais le mouvement qui s'opère par l'application d'une
puissance active est le fait d'un être en acte; car la puissance active d'une
chose tient à ce qu'elle est en acte.
3. Le mouvement de l'être en puissance est provoqué par
son indigence. Le mouvement de l'être en acte, au contraire, ne comble pas
l'indigence propre de cet être, mais celle d'un autre. C'est donc pour nos
besoins que l'ange se meut localement, selon l'épître aux Hébreux (1, 14): "Tous
sont des esprits chargés d'un ministère, envoyés au service de ceux qui doivent
hériter le salut."
Objections:
1. Il semble bien que non, car tout ce qui traverse un
milieu, traverse d'abord un lieu qui lui est égal avant de parvenir à un lieu
plus étendu. Or, l'ange étant indivisible, le lieu qui lui est égal est un lieu
ponctuel. Si donc l'ange traverse l'espace intermédiaire dans son mouvement, il
faut qu'il traverse un nombre infini de points; ce qui est impossible.
2. L'ange est une substance plus simple que notre âme.
Or notre âme peut, par la pensée, passer d'un extrême à l'autre sans traverser
le milieu: ainsi je peux penser à la France et ensuite à la Syrie, sans penser
à l'Italie qui est entre les deux. L'ange peut donc, à plus forte raison, passer
d'un lieu à l'autre sans traverser l'espace intermédiaire.
Cependant:
quand
l'ange se meut d'un lieu à un autre, au moment où il est au terme, il n'est
plus en mouvement, le changement étant déjà accompli. Or, le changement arrivé
à son terme présuppose un mouvement. Il y a donc eu antérieurement un
mouvement. Or, comme l'ange n'était pas en mouvement lorsqu'il était encore au
point de départ, il a donc fallu qu'il traverse l'espace intermédiaire.
Conclusion:
Nous
avons dit dans l'article précédent que le mouvement local de l'ange pouvait
être ou continu ou discontinu. S'il est continu, l'ange ne peut passer d'un
lieu à l'autre sans traverser l'espace intermédiaire; car "l'espace
intermédiaire est l'espace que traverse, avant d'arriver au terme, ce qui se
meut d'un mouvement continu". L'ordre de priorité dans le mouvement
continu est en effet fonction de l'ordre de priorité dans l'étendue. Si le
mouvement de l'ange n'est pas continu, il lui est possible de passer d'un lieu
à l'autre sans traverser l'espace intermédiaire. En effet, entre deux lieux
quelconques, éloignés l'un de l'autre, les lieux intermédiaires sont toujours
en nombre infini, qu'il s'agisse de lieux divisibles ou indivisibles. La chose
est manifeste pour les lieux indivisibles, car entre deux points quelconques il
y a toujours une infinité de points intermédiaires, puisque deux points ne
peuvent se suivre sans qu'un intermédiaire les sépare, comme le prouve
Aristote. Il faut en dire autant des lieux divisibles, et on le prouve à partir
de la nature du mouvement corporel continu. Un corps ne peut se mouvoir d'un
lieu à l'autre que dans le temps. Or, on ne peut trouver, dans tout le temps
qui mesure le mouvement d'un corps, deux instants pendant lesquels ce corps en
mouvement serait dans le même lieu; s'il était dans un seul et même lieu
pendant deux instants, il y serait au repos, puisque le repos consiste à
demeurer plusieurs instants dans le même lieu. Et comme il y a, entre le
premier et le dernier instant du temps qui mesure le mouvement, une infinité
d'instants, il faut donc qu'il y ait une infinité de lieux entre le premier
lieu, point de départ du mouvement, et le dernier qui le termine.
On
peut rendre la chose sensible par un exemple. Soit un corps long d'un empan et
une distance de deux empans. Il est clair que le lieu où commence le mouvement
est d'un empan et le lieu auquel il se termine est, lui aussi, d'un empan. Dès
que le corps commence à se mouvoir, il abandonne peu à peu le premier empan et
pénètre dans le second. Les lieux intermédiaires se multiplient donc dans la
mesure où se divise une étendue longue d'un empan, puisque chaque point
déterminé dans l'étendue du premier empan est principe d'un lieu; et le point
déterminé dans l'étendue du second empan est le terme de ce même lieu. Or, l'étendue
est divisible à l'infini, et en toute étendue il y a, en puissance, un nombre
infini de points; il s'ensuit que deux lieux, quels qu'ils soient, sont donc
toujours séparés par une infinité de lieux intermédiaires. Or, le mobile ne
peut parcourir cette infinité de lieux intermédiaires que par la continuité du
mouvement; car, si les lieux intermédiaires sont infinis en puissance, on peut
également trouver une certaine infinité potentielle dans le mouvement continu.
Par conséquent, dans un mouvement discontinu, toutes les parties qui le
composent sont actuellement en nombre déterminé. Si donc un mobile quelconque
se meut d'un mouvement non continu, ou bien il ne traverse pas tous les
intermédiaires, ou bien il traverse des intermédiaires en nombre actuellement
infini; ce qui est impossible. L'ange ne traverse donc pas tous les lieux
intermédiaires, si son mouvement est discontinu.
Cette
propriété de pouvoir passer d'un extrême à l'autre sans passer par les
intermédiaires ne peut d'ailleurs convenir qu'à l'ange, non au corps. Car, le
corps étant mesuré et contenu par le lieu, il doit en suivre les lois dans son
mouvement. Mais la substance de l'ange n'est pas soumise au lieu, comme étant
contenue par lui; au contraire elle lui est supérieure et le contient. Il est donc
au pouvoir de l'ange de s'appliquer à un lieu de la manière qu'il veut, soit en
passant par l'espace intermédiaire, soit en n'y passant pas.
Solutions:
1. L'ange ne s'applique pas au lieu par l'étendue, mais
en y exerçant sa puissance; ce lieu peut donc être divisible, sans avoir
toujours le point pour principe. Cependant, les lieux intermédiaires, même ceux
qui sont divisibles, sont en nombre infini, mais ils peuvent être traversés
grâce à la continuité du mouvement, nous venons de le montrer.
2. Lorsque l'ange se meut localement, son essence est
appliquée aux divers lieux; mais ce n'est pas l'âme qui s'applique aux choses
qu'elle pense, ce sont les choses pensées qui sont en elle.
3. Dans le mouvement continu, le mouvement achevé n'est
pas partie mais terme du mouvement. Il doit donc avoir été précédé d'un
mouvement, et par conséquent ce mouvement doit avoir traversé l'espace
intermédiaire. En revanche, le mouvement achevé est bien une partie du
mouvement discontinu, comme l'unité est partie du nombre. Si bien que le
mouvement discontinu est composé par la succession de lieux divers même sans
intermédiaire.
Objections:
1. Il semble que le mouvement de l'ange soit instantané.
En effet, un mouvement est d'autant plus rapide que la puissance du moteur est
plus forte et que le mobile oppose moins de résistance. Or, la puissance de
l'ange qui se meut lui-même dépasse sans proportion la puissance qui meut un
corps. D'autre part, la vitesse du mouvement se mesure en proportion inverse du
temps écoulé. Mais on peut toujours établir une proportion entre deux temps.
Donc si le corps se meut dans le temps, l'ange se meut instantanément.
2. Le mouvement de l'ange est plus simple que n'importe
quel changement corporel. Or il y a au moins un changement corporel qui est
instantané: l'illumination; à la fois parce qu'une chose n'est pas illuminée
successivement de la manière dont elle s'échauffe successivement, et parce que
le rayon de lumière atteint en même temps ce qui est proche et ce qui est
éloigné. Le mouvement de l'ange est donc, à plus forte raison, instantané.
3. Si l'ange se meut localement dans le temps, il est, au
terme de son mouvement, au dernier instant de ce temps. Mais durant le temps
qui précède, ou bien il est dans le lieu immédiatement antérieur, considéré comme
point de départ du mouvement, ou bien il est en partie au point de départ et en
partie au terme. La seconde hypothèse exigerait que l'ange soit divisible en
parties, ce qui est impossible. Reste donc qu'il soit, pendant tout le temps
qui précède, au point de départ, et même qu'il y soit au repos, puisque être au
repos c'est demeurer plusieurs instants dans le même lieu. L'ange ne se meut
donc que dans le dernier instant.
Cependant:
tout
mouvement comporte succession. Or c'est le temps qui mesure cette succession.
Tout mouvement est donc dans le temps, et même celui de l'ange, dès lors qu'il
comporte succession.
Conclusion:
Certains
ont enseigné que le mouvement local de l'ange est instantané. Ils disaient en
effet que lorsque l'ange se meut d'un lieu à l'autre, il n'est au terme qu'au
dernier instant du temps, tandis que pendant tout le temps qui précède il est
au point de départ. Il n'est pas besoin d'intermédiaire entre les deux termes, pas
plus qu'il n'y a d'intermédiaire entre le temps et son terme, alors qu'entre
deux instants du temps, il y a nécessairement un temps intermédiaire. On ne
peut donc trouver un instant ultime, et l'on se voit obligé de dire qu'il n'y a
pas de dernier instant pendant lequel l'ange serait au point de départ, tout
comme dans l'illumination et dans la génération substantielle du feu, il n'y a
pas d'instant ultime, pendant lequel l'air serait encore obscur, ou la matière
encore privée de la forme du feu, mais on peut parler d'un temps ultime en ce
sens qu'au terme de ce temps la lumière est dans l'air, et la forme
substantielle dans la matière. C'est en ce sens que l'illumination et la
génération substantielle sont des mouvements instantanés.
Mais
tout cela est hors de propos. La notion même de repos implique que ce qui est
au repos reste dans le même état pendant plusieurs instants, et donc qu'il soit
dans le même lieu à chacun des instants du temps qui mesure ce repos. Tandis
que la notion de mouvement implique que le mobile ne demeure pas dans le même
état plusieurs instants de suite, et donc qu'il ait une position différente à
chacun des instants du temps qui mesure son mouvement. Le mobile doit donc, au
dernier instant du temps, avoir acquis une forme qu'il n'avait pas auparavant.
Ces précisions montrent bien que se reposer dans un état donné (dans la
blancheur par exemple) pendant un certain temps, équivaut à rester dans cet
état à chacun des instants qui composent ce temps; il est donc impossible que
ce qui demeure pendant tout un temps dans un terme se trouve à la fin de ce
temps dans un autre terme. Seul le mouvement rend la chose possible, puisque se
mouvoir durant tout un temps donné, c'est précisément changer de position à
chacun des instants qui composent ce temps. Tous les changements instantanés de
cette nature sont donc les termes d'un mouvement continu; la génération est le
terme de l'altération de la matière, et l'illumination est le terme du
mouvement local du corps qui illumine. Or, le mouvement local de l'ange n'est
pas le terme d'un mouvement continu; il existe par lui-même et ne dépend
d'aucun autre mouvement. On ne peut donc pas dire que l'ange est dans un lieu
pendant tout un temps, et qu'il se trouve en un autre lieu au dernier instant
de ce même temps; il faut admettre un instant qui soit le dernier de sa
présence au lieu précédent. Or, là où plusieurs instants se succèdent, il y a
nécessairement temps, puisque le temps est le nombre de la succession dans le
mouvement.
Concluons
donc que le mouvement de l'ange est dans le temps; dans le temps continu, si
son mouvement est continu; dans le temps discontinu, si son mouvement est
discontinu, car l'ange peut se mouvoir de ces deux manières, et la continuité
du temps dépend de celle du mouvement, selon Aristote. Mais le mouvement de
l'ange étant indépendant du mouvement du ciel, ce temps, continu ou non, n'est
pas identique au temps qui mesure le mouvement du ciel et toutes les choses
corporelles dont le mouvement dépend de celui du ciel.
Solutions:
1. Si le temps qui mesure le mouvement de l'ange n'est
pas continu et n'est que la succession des instants, il est sans proportion, leurs
espèces étant différentes, avec le temps continu qui mesure les mouvements
corporels. S'il est continu, il présente une certaine proportion avec le temps
corporel, non à cause du rapport entre le moteur et le mobile, mais à cause du
rapport des étendues que parcourt le mobile. D'ailleurs la rapidité du
mouvement de l'ange ne dépend pas de l'énergie de sa puissance, mais de la
détermination de sa volonté.
2. L'illumination est le terme d'un mouvement
d'altération, et non d'un mouvement local. Aussi rien n'exige que la lumière
atteigne les objets rapprochés plus tôt que les objets éloignés. Mais le
mouvement de l'ange est local et n'est pas terme d'un mouvement. Il n'y a donc
pas de ressemblance entre les deux cas.
3. Cette objection ne tient compte que du temps continu.
Or, le temps du mouvement angélique pouvant être discontinu, l'ange peut être à
tel instant ici, à tel autre instant ailleurs, sans qu'il y ait de temps
intermédiaire. Si le temps du mouvement angélique est continu, l'ange traverse
une infinité de lieux pendant tout le temps qui précède le dernier instant; il
est cependant en partie dans un des lieux continus et en partie dans un autre, non
parce que sa substance est divisible, mais parce que sa puissance s'exerce
partiellement dans le premier lieu et partiellement dans le second, comme nous
l'avons expliqué plus haut.
1. L'acte
d'intellection de l'ange est-il sa substance? 2. Est-il son existence? 3. La
substance de l'ange est-elle son acte d'intellection? 4. Les anges ont-ils un
intellect agent et un intellect possible? 5. Ont-ils d'autres puissances
cognitives que l'intelligence?
Objections:
1. L'ange est plus élevé et plus simple que l'intellect
agent de l'âme humaine. Or, la substance de l'intellect agent est son action, comme
le montrent Aristote et son Commentateur. A bien plus forte raison, la
substance de l'ange sera-t-elle son action, qui est l'acte d'intellection.
2. Aristote dit que l'action de l'intelligence est vie.
Et puisque, pour les vivants, vivre c'est être, il semble que la vie
s'identifie à l'essence. L'acte d'intellection est donc l'essence de l'ange
connaissant.
3. Si deux extrêmes sont une seule et même chose, ce qui
leur est intermédiaire n'en diffère pas; car le milieu est moins éloigné de
chacun des extrêmes que ceux-ci l'un de l'autre. Or, dans l'ange, ce qui
connaît et ce qui est connu sont, au moins lorsqu'il connaît sa propre essence,
une seule et même chose. Par conséquent, l'acte d'intellection, qui est intermédiaire
entre l'intelligence et la chose connue, s'identifie à la substance de l'ange.
Cependant:
l'action
d'une chose diffère plus de sa substance que son existence. Or, en toute
créature l'existence est distincte de la substance; leur identité est le
privilège de Dieu seul, comme nous l'avons montré. Donc ni l'action de l'ange, ni
celle d'aucune autre créature, n'est sa substance.
Conclusion:
Il
est impossible que l'action de l'ange, ni d'une créature quelconque, soit sa
substance. Car, à proprement parler, l'action est l'actualité de la puissance
active, comme l'être est l'actualité de la substance ou de l'essence. Or, l'actualité
excluant la potentialité, ce qui n'est pas acte pur et renferme de la puissance
ne peut être son actualité. Et comme Dieu seul est acte pur, il est le seul en
qui la substance, l'existence et l'action s'identifient.
De
plus, si l'acte d'intellection de l'ange était sa substance, il faudrait qu'il
soit subsistant. Or, un acte d'intellection subsistant, comme toute forme abstraite
supposée subsistante, ne peut être qu'unique. La substance de tel ange ne se
distinguerait donc plus de celle de Dieu, qui est l'acte d'intellection
subsistant, ni de celle d'un autre ange. De même, si l'ange était son acte
d'intellection, il ne pourrait y avoir des degrés selon la plus ou moins grande
perfection de l'intellection; car cette graduation provient d'une inégale
participation à l'acte même d'intellection.
Solutions:
1. Lorsqu'on dit que l'intellect agent est son action, ce
n'est pas une attribution essentielle mais une attribution par concomitance. En
effet, sa substance étant toujours en acte, l'action lui est, de soi, concomitante.
Au contraire, l'intellect possible n'agit qu'après avoir été mis en acte.
2. "La vie" n'a pas avec "vivre" le
même rapport que l'essence avec l'existence; elle est ce que "la course"
est à "courir": l'un désigne l'acte abstraitement, l'autre
concrètement. Dire que "vivre, c'est être" n'entraîne donc pas que la
vie soit l'essence. Parfois cependant, le mot vie s'emploie pour l'essence:
ainsi S. Augustin dit: "La mémoire, l'intelligence et la volonté sont une
seule essence, une seule vie." Mais ce n'est pas l'acception d'Aristote
quand il dit: "L'action de l'intelligence est vie."
3. L'action transitive est réellement intermédiaire
entre l'agent et le sujet qui reçoit l'action; tandis que l'action immanente
n'est intermédiaire entre l'agent et l'objet que selon notre manière de parler,
non pas réellement. En réalité l'action immanente est consécutive à l'union de
l'agent et de l'objet, puisque l'acte d'intellection est consécutif à l'union
entre le connaissant et le connu, dont il est en quelque sorte l'effet, distinct
de l'un et de l'autre.
Objections:
1. Aristote dit que "pour les vivants, vivre c'est
être". Il dit aussi que "l'acte d'intellection est un certain vivre".
L'acte d'intellection de l'ange est donc son existence.
2. Ce que la cause est à la cause, l'effet l'est à
l'effet. Or, la forme par laquelle l'ange existe est identique à la forme par
laquelle il se connaît lui-même, pour le moins. Son acte de connaissance est
donc identique à son existence.
Cependant:
"l'acte
d'intellection de l'ange est son mouvement", dit Denys. Mais l'existence
n'est pas un mouvement. L'existence de l'ange n'est donc pas son acte d'intellection.
Conclusion:
L'action
de l'ange n'est pas son être, et il en va de même pour toute créature. Il y a
en effet deux sortes d'actions: l'action transitive qui sort de l'agent pour
s'exercer sur une chose extérieure dans laquelle elle produit une passion, ainsi
brûler ou scier; l'action immanente qui ne s'exerce pas sur une chose
extérieure, mais demeure dans l'agent lui-même, ainsi sentir, connaître et
vouloir. Cette seconde action ne modifie pas un être extérieur, mais tout se
passe au-dedans de l'agent lui-même.
Pour
ce qui est de l'action de la première espèce, il est évident qu'elle ne peut
pas être l'existence même de l'agent; car l'existence dit quelque chose
d'intrinsèque à l'agent, tandis que l'action transitive se déverse de l'agent
dans le patient. Quant à l'action de la seconde espèce, il lui est essentiel
d'avoir une certaine infinité absolue ou relative. Infinité absolue, comme pour
l'acte d'intellection et l'acte de volonté, dont les objets respectifs, le vrai
et le bien, sont convertibles avec l'être; si bien que ces deux actes ont un
objet qui, de soi, s'étend à tout ce qui est; or, ils sont, l'un comme l'autre,
spécifiés par leur objet. Infinité relative, comme pour l'acte de sensation, qui
peut se porter sur toutes les choses sensibles; ainsi la vue se porte sur tout
ce qui est visible. Or, l'être de toute créature est déterminé selon tel genre
et selon telle espèce. "Seul l'être de Dieu est infini absolument, et
comprend en lui toutes choses", dit Denys. Donc seul l'Etre divin est son
acte d'intellection et son acte de volonté.
Solutions:
1. Vivre désigne tantôt l'être même du vivant, tantôt
l'opération vitale, qui montre qu'une chose est vivante. C'est dans ce sens
qu'Aristote dit que "l'acte d'intellection est un certain vivre"; car
dans le passage cité il distingue les différents degrés de vivants, selon les
différentes opérations vitales
2. L'essence même de l'ange est la mesure adéquate de
son existence, mais non de son intellection, car par sa seule essence il ne
peut connaître tous les intelligibles. C'est pourquoi elle est proportionnée
par elle-même, en tant que telle essence déterminée, à l'existence de l'ange.
En revanche, elle n'est proportionnée à son intellection que par la médiation
d'un objet plus ample qu'elle-même, le vrai, l'être, qui se réalise en elle.
Par conséquent, bien que cette essence soit une seule et même forme, ce n'est
pas sous le même rapport qu'elle est principe d'existence et principe
d'intellection. L'existence de l'ange n'est donc pas identique à son acte
d'intellection.
Objections:
1. Esprit et intelligence désignent la puissance
intellectuelle. Or Denys, en plusieurs endroits, dénomme les anges des
intelligences et des esprits. L'ange est donc sa puissance intellectuelle.
2. Si l'intelligence de l'ange est quelque chose en
dehors de son essence, il faut qu'elle soit un accident; car nous appelons
accident ce qui est en dehors de l'essence. Or Boèce dit "qu'une forme
simple ne peut être sujet". Donc, si l'intelligence de l'ange n'était pas
son essence, il ne serait pas une forme simple: ce qui est contraire à ce qu'on
a dit plus haut.
3. S. Augustin dit que "Dieu a fait la nature
angélique proche de lui, et la matière première proche du néant". L'ange
est donc plus simple que la matière première, puisqu'il est plus proche de
Dieu. Or la matière première est sa propre puissance. A plus forte raison, l'ange
est-il son intelligence.
Cependant:
Denys
dit que "les anges sont composés de substance, de puissance active et
d'opération". Substance, puissance active, opération sont donc en eux
trois choses différentes.
Conclusion:
Ni
dans l'ange, ni dans aucune créature, la vertu ou puissance opérative n'est
identique à l'essence. En effet, la puissance est corrélative à l'acte, et la
diversité des actes implique diversité des puissances; c'est pourquoi l'on dit
qu'un acte propre correspond à une puissance propre. Or, en toute créature, l'essence
diffère de son existence et est avec elle en rapport de puissance à acte.
D'autre part, l'acte auquel correspond la puissance opérative est l'opération.
Par conséquent, puisque dans l'ange l'acte d'intellection n'est pas identique à
l'existence, et qu'aucune opération, ni dans l'ange, ni dans aucune créature, n'est
identique à l'essence, l'essence de l'ange n'est pas son intelligence, et
l'essence de toute créature, quelle qu'elle soit, est distincte de sa puissance
opérative.
Solutions:
1. L'ange est nommé "intelligence" et "esprit"
parce qu'il n'a en lui que la connaissance intellectuelle; tandis que la
connaissance de l'âme humaine est en partie intellectuelle et en partie
sensible.
2. La forme simple qui est acte pur ne peut être le
sujet d'aucun accident, parce que le sujet est visàvis de l'accident en rapport
de puissance à acte. En ce sens-là, Dieu seul est forme simple, et c'est de
cela que parle Boèce. Mais la forme simple qui n'est pas son existence, et qui
est à l'existence ce que la puissance est à l'acte, peut être le sujet
d'accidents, notamment de ceux qui suivent l'espèce, car ils appartiennent à la
forme; quant aux accidents individuels, ils ne suivent pas l'espèce, mais la
matière, qui est principe d'individuation. L'ange n'est forme simple qu'en ce
dernier sens.
3. La puissance de la matière est corrélative à l'être
substantiel, tandis que la puissance opérative est corrélative à l'être
accidentel. Il n'y a donc pas parité entre les deux cas.
Objections:
1. Selon Aristote: "En toute nature, il y a quelque
chose par quoi elle peut devenir tout, et quelque chose par quoi elle peut tout
faire; il en est ainsi de l'âme." Or l'ange est une nature. Il y a donc en
lui un intellect agent et un intellect possible.
2. Recevoir est le propre de l'intellect possible, et
illuminer le propre de l'intellect agent, comme le montre Aristote. Or, l'ange
reçoit la lumière de ce qui est au-dessus de lui, et illumine ce qui est
au-dessous de lui. Il y a donc en lui un intellect agent et un intellect
possible.
Cependant:
chez
nous, la distinction entre l'intellect agent et l'intellect possible se prend
par rapport aux images, qui sont à l'intellect possible ce que les couleurs
sont à la vue, tandis qu'elles sont à l'intellect agent ce que les couleurs
sont à la lumière, comme le montre Aristote. Or, comme il n'y a pas d'images
dans l'ange, il n'y a pas en lui de distinction entre l'intellect agent et
l'intellect possible.
Conclusion:
Ce
qui oblige à reconnaître en nous un intellect possible, c'est que parfois nous
ne sommes qu'en puissance et non en acte relativement à l'opération
intellectuelle. Il doit donc y avoir en nous, antérieurement à l'acte même
d'intellection, une faculté qui soit en puissance visàvis des objets
intelligibles; cette faculté passe à l'acte par rapport à ces mêmes objets, lorsqu'elle
en acquiert la science et ensuite lorsqu'elle les contemple. C'est cette
faculté que nous appelons l'intellect possible. Mais ce qui nous oblige à poser
en nous un intellect agent, c'est que les natures des choses matérielles, qui
sont l'objet de notre intelligence, ne subsistent pas actuellement en dehors de
l'âme d'une manière immatérielle et intelligible, mais tant qu'elles sont en
dehors de l'âme, elles ne sont intelligibles qu'en puissance. Il faut donc une
faculté qui rende ces natures intelligibles en acte. C'est cette faculté que
nous appelons intellect agent.
Aucune
de ces exigences ne se retrouve dans l'ange; son intelligence n'est jamais en
puissance par rapport aux objets qu'il connaît naturellement, et ces objets
sont intelligibles, non en puissance, mais en acte, puisque l'intelligence
angélique a pour objet premier et principal les choses immatérielles, comme
nous le montrerons plus loin. A proprement parler il ne peut donc y avoir dans
les anges ni intellect agent ni intellect possible.
Solutions:
1. Aristote ne requiert ces deux principes que dans
toute nature où il peut y avoir génération et devenir. Or dans les anges la
science n'a pas à se former, elle leur est présente naturellement. Il n'est
donc pas nécessaire de poser en eux un intellect agent et un intellect
possible.
2. Le propre de l'intellect agent est d'illuminer, non
un autre être intelligent, mais les objets intelligibles, en les rendant, par
l'abstraction, intelligibles en acte. Quant à l'intellect possible, sa nature
est d'être en puissance aux natures intelligibles et de les saisir ensuite en
acte. L'illumination d'un ange par un autre n'entre donc pas dans la définition
de l'intellect agent; pas plus que le fait d'être illuminé au sujet des
mystères surnaturels, à la connaissance desquels il était en puissance, n'entre
dans la définition de l'intellect possible. Si l'on tient cependant à appeler
ces deux choses intellect agent et intellect possible, on parlera d'une manière
équivoque; mais il n'y a pas à discuter sur les mots.
Objections:
1. Il semble que, chez les anges, il n'y ait pas que la
connaissance intellectuelle. Car S. Augustin nous dit que dans les anges il y a
"la vie qui comprend et qui sent". Il y a donc en eux des facultés
sensibles.
2. S. Isidore dit que les anges savent beaucoup de
choses par expérience. Or l'expérience est le fruit de nombreux actes de
mémoire, dit Aristote. Les anges ont donc une mémoire.
3. Denys dit que l'imagination des démons est dépravée.
Il y a donc une imagination dans les démons, et aussi dans les bons anges qui
sont de même nature.
Cependant:
S.
Grégoire affirme: "L'homme possède la sensation qui lui est commune avec
les animaux, et l'intellection qui lui est commune avec les anges."
Conclusion:
Il
y a dans notre âme deux espèces de facultés; les unes exercent leurs opérations
à l'aide d'organes corporels et sont les actes de certaines parties du corps;
ainsi la vue s'exerce par l'oeil et l'ouïe par l'oreille. Les autres facultés
accomplissent leurs opérations sans aucun organe corporel, comme l'intelligence
et la volonté, et ne sont pas les actes de certaines parties du corps. Or, les
anges n'ont pas de corps qui leur soient naturellement unis, nous l'avons
démontré plus haut. Il n'y a donc, parmi les facultés de l'âme, que
l'intelligence et la volonté qui puissent leur convenir. Averroès enseigne la
même chose, lorsqu'il dit que les substances séparées se composent
d'intelligence et de volonté. Il est d'ailleurs conforme à l'ordre de l'univers
que la créature intellectuelle la plus élevée soit intellectuelle entièrement
et non pas seulement en partie, comme l'est notre âme. C'est pour cette raison,
nous l'avons déjà expliqué, qu'on appelle les anges des intelligences et des
esprits.
Solutions:
1. On peut résoudre les objections de deux façons. La
première, c'est que les autorités citées expriment l'opinion selon laquelle les
anges et les démons ont des corps qui leur sont naturellement unis. S. Augustin
allègue fréquemment cette opinion dans ses livres, sans vouloir s'en porter
garant, puisqu'il dit qu'il n y a pas à s'attarder longtemps sur cette
question.
On
peut dire aussi que ces autorités et d'autres semblables doivent s'entendre
d'une manière figurée. Car, comme les sens saisissent avec certitude l'objet
sensible qui leur est propre, on a coutume d'employer aussi le mot "sentir"
pour désigner la certitude de la saisie intellectuelle; c'est de là aussi que
vient le mot "sentence". De même l'expérience peut être attribuée aux
anges en raison de la similitude des objets connus; et non parce qu'ils ont des
facultés de connaissance semblables aux nôtres. Chez nous, en effet, il y a
expérience, lorsque nous connaissons les singuliers au moyen des sens; or les
anges connaissent aussi les singuliers, comme on le verra plus loin, mais non à
l'aide de facultés sensitives. Nous pouvons dire encore que les anges ont une
mémoire, en la prenant, comme S. Augustin au sens de mémoire de l'esprit; elle
ne pourrait leur être attribuée si on la considérait comme partie de l'âme
sensible. De même, on attribue une imagination dépravée aux démons parce que
leur appréciation pratique du vrai bien est erronée et que la cause propre de
nos erreurs est l'imagination, qui nous fait parfois prendre les similitudes
des choses pour les choses elles-mêmes, comme il arrive dans le sommeil ou chez
les fous.
1. Les anges
connaissent-ils toutes choses par leur substance ou par des espèces? 2. A
supposer que ce soit par des espèces, celles-ci leur sont-elles connaturelles, ou
sont-elles reçues des choses? 3. Les anges supérieurs connaissent-ils par des
espèces plus universelles que les anges inférieurs?
Objections:
1. Il semble bien que les anges connaissent toutes
choses par leur substance. Denys dit en effet: "Les anges connaissent ce
qui est sur terre selon la nature propre de leurs esprits." Or la nature
de l'ange est son essence. L'ange connaît donc les choses par son essence.
2. Aristote dit que "dans les êtres immatériels, le
connaissant et le connu sont une seule et même chose". Or, c'est le médium
d'intellection qui fait de l'objet connu et du sujet connaissant une seule et
même chose. Donc, dans les êtres immatériels comme les anges, le médium
d'intellection est la substance même du sujet connaissant.
3. Tout ce qui est dans un autre s'y trouve selon le
mode de cet autre. L'ange ayant une nature intellectuelle, tout ce qui est en
lui s'y trouve d'une manière intelligible. Mais tout est en lui, puisque les
êtres inférieurs sont dans les êtres supérieurs d'une façon essentielle, tandis
que les supérieurs ne sont dans les inférieurs que par participation; ce qui
fait dire à Denys que "Dieu rassemble toutes choses en toutes choses".
L'ange connaît donc toutes choses dans sa propre substance.
Cependant:
Denys
dit que "les anges sont illuminés par les raisons des choses". Ils
connaissent donc par les raisons des choses et non par leur propre substance.
Conclusion:
Ce
qui permet à l'intelligence de produire son acte joue le rôle de forme pour
l'intelligence en acte d'intellection, la forme étant ce par quoi l'agent agit.
Or, pour qu'une puissance soit parfaitement achevée par sa forme il faut que
cette forme contienne tout ce à quoi la puissance s'étend. Dans les choses
corruptibles, la forme n'épuise pas la puissance de la matière, puisque la
puissance de la matière s'étend à plus de choses que n'en contient la forme de
tel ou tel être matériel.
L'intelligence,
au contraire, ayant comme objet l'être et le vrai en général, la puissance
intellectuelle de l'ange s'étend à tout. Or, l'essence de l'ange, par là même
qu'elle est déterminée selon tel genre et telle espèce, ne comprend pas tout en
elle. Renfermer en soi absolument tout d'une manière parfaite est propre à
l'essence divine, qui est infinie. Aussi n'y a-t-il que Dieu qui connaisse tout
par sa propre essence. L'ange ne peut, par son essence, connaître toutes choses:
pour connaître les choses son intelligence doit être perfectionnée par des
espèces.
Solutions:
1. Lorsqu'on dit que l'ange connaît les choses selon sa
nature, le mot "selon" n'intéresse pas le médium de connaissance, qui
n'est que la similitude de l'objet connu, mais la faculté de connaissance, qui
convient à l'ange selon sa nature à lui.
2. La formule d'Aristote "le sens en acte est le
sensible en acte" ne signifie pas que la faculté sensible soit identique à
la similitude sensible qui est dans le sens, mais que l'une et l'autre sont
unies comme acte et puissance. De même, dire que "l'intelligence en acte
est le connu en acte" ne signifie pas que la substance de l'intelligence
soit la similitude par laquelle elle produit l'acte d'intellection, mais que
cette similitude est sa forme. Or, dire que "dans l'ordre des réalités
immatérielles, l'intellect en acte s'identifie avec l'objet de son intellection"
revient à "dire que l'intelligence en acte est l'intelligé en acte".
Qu'une forme, en effet, soit actuellement l'objet d'une intellection, cela
provient de cela même qu'elle est immatérielle.
3. Les êtres supérieurs à l'ange et ceux qui lui sont
inférieurs sont d'une certaine manière compris dans sa substance; non d'une
manière parfaite, ni selon leur raison propre, car l'essence de l'ange, étant
limitée, se distingue des autres par sa raison propre, mais d'une manière
générale. Par contre, dans l'essence divine, toutes les choses sont d'une
manière parfaite et selon leur raison propre, comme dans la cause première et
universelle, dont procède tout ce qu'il y a de propre ou de commun en tout être
quel qu'il soit. C'est pour cette raison que Dieu a par sa propre essence la
connaissance parfaite de toutes choses, tandis que l'ange n'en a qu'une
connaissance générale.
Objections:
1. Il semble que les anges connais sent par des espèces
reçues des choses. En effet, tout ce qui est connu l'est parce que sa
similitude est connue dans une intelligence. Or, la similitude d'un être existe
dans un autre ou bien à la manière d'un exemplaire, et alors elle est cause de
cet être, ou bien à la manière d'une image, et alors elle est causée par lui.
Toute science ou connaissance doit donc être la cause ou l'effet de l'objet
connu. La science de l'ange n'étant pas cause des choses qui existent dans la
nature, car seule la science divine possède cette propriété, il faut donc que
toutes les espèces par lesquelles l'intelligence angélique connaît soient
tirées des choses
2. La lumière de l'intelligence angélique est plus
intense que la lumière de l'intellect agent de notre âme. Or, celle-ci abstrait
les espèces intelligibles en les tirant des images La lumière de l'intellect
angélique peut donc abstraire des espèces, même à partir des choses sensibles;
et par conséquent rien n'empêche que l'ange connaisse intellectuellement par
des espèces tirées des choses.
3. Si les espèces qui sont dans l'intelligence accusent
des différences suivant que l'objet est proche ou éloigné c'est parce qu'elles
sont tirées des choses sensibles. Donc, si l'ange ne produisait pas son acte
d'intellection par des espèces tirées des choses, sa connaissance
n'enregistrerait pas les différences du proche et de l'éloigné, et tout
mouvement local lui serait inutile.
Cependant:
Denys
dit: "Les anges ne tirent pas leurs divines connaissances d'une analyse
d'éléments, ni de sensations."
Conclusion:
Les
espèces par lesquelles les anges produisent leur acte d'intellection ne sont
pas tirées des choses, mais sont connaturelles aux anges. On doit, en effet, concevoir
la distinction et l'ordre des substances spirituelles comme la distinction et
l'ordre des choses corporelles. Les corps supérieurs ont, par nature, une
puissance totalement achevée par la forme, tandis que dans les corps inférieurs
le puissance de la matière n'est pas totalement achevée par la forme, mais
reçoit, sous l'action d'un agent, tantôt une forme et tantôt une autre. De même
les substances intellectuelles inférieures, les âmes humaines, ont une puissance
intellectuelle qui, par nature, n'est pas complète, mais se complète et se
perfectionne successivement par les espèces intelligibles qu'elles reçoivent
des choses. Au contraire, dans les substances spirituelles supérieures, dans
les anges, la puissance intellectuelle est, par nature, complétée et
perfectionnée en ce qu'elles sont des espèces intelligibles connaturelles leur
permettant de porter leur intelligence sur tout ce qu'elles peuvent
naturellement connaître.
Cette
conclusion peut aussi se déduire du mode d'être de ces substances. Car l'être
possédé par les substances spirituelles inférieures, les âmes, a une certaine
affinité avec le corps, pour autant qu'elles en sont les formes. Ce mode d'être
entraîne pour elles qu'elles n'atteignent leur perfection dans l'ordre de
l'intelligible qu'à partir des corps et par eux; le corps qui leur est uni:
sans cela, pourquoi seraient-elles unies à un corps? Mais les substances
supérieures, les anges, sont affranchies de toute corporéité, subsistant immatériellement
et selon un être par lui-même intelligible; elles atteignent donc leur
perfection dans l'ordre intelligible grâce à un influx d'intelligibilité par
lequel elles ont reçu de Dieu, en même temps que leur nature intellectuelle, les
espèces des choses qu'elles connaissent. Aussi S. Augustin écrit-il: "Les
êtres inférieurs aux anges sont créés de telle manière qu'ils sont d'abord
produits dans la connaissance de la créature intellectuelle, et ensuite dans
leur nature propre".
Solutions:
1. Les similitudes des choses sont effectivement dans
l'esprit des anges, sans être, pour autant, tirées des créatures; elles
viennent de Dieu qui est cause des créatures et en qui préexistent les
similitudes des choses. Ce qui fait dire à S. Augustin: "De même que l'idée
en vertu de laquelle la créature est produite existe dans le Verbe de Dieu
antérieurement à la créature même qui est produite, de même la connaissance de
cette même idée est d'abord produite dans la créature intellectuelle, et c'est
ensuite seulement que la créature est produite."
2. On ne va d'un extrême à l'autre qu'en passant par ce
qui est entre les deux. Or, l'être d'une forme présente dans l'imagination, étant
dégagé de la matière, mais non de toutes conditions matérielles, est
intermédiaire entre l'être de la forme qui est dans la matière, et l'être de la
forme qui est dans l'intelligence où elle est abstraite de la matière et des
conditions matérielles. Par conséquent, si puissante que soit l'intelligence
angélique, elle ne pourrait rendre intelligibles des formes matérielles qu'en
les faisant d'abord passer par l'état de formes imaginées; ce qui lui est
impossible puisqu'elle n'a pas d'imagination, nous l'avons vu. Et à supposer
que l'ange puisse abstraire des choses matérielles des espèces intelligibles, il
ne le ferait pas, puisque les espèces connaturelles qu'il possède rendent cette
opération inutile.
3. La connaissance de l'ange ne diffère en rien si
l'objet est localement proche, ou éloigné; mais cela ne rend pas son mouvement
local inutile, car, s'il se meut localement, ce n'est pas pour acquérir une
connaissance, c'est pour accomplir une action dans un milieu.
Objections:
1. L'universel paraît être abstrait du particulier. Or, les
anges ne connaissent pas au moyen d'espèces abstraites. On ne peut donc pas
dire que les espèces des intelligences angéliques sont plus ou moins
universelles.
2. Ce qui tombe sous une connaissance particulière est
connu plus parfaitement que ce qui tombe sous une connaissance universelle; car
connaître une chose d'une manière universelle, c'est en avoir une connaissance
intermédiaire entre la puissance et l'acte. Donc, si les anges supérieurs
connaissent par des formes plus universelles que les anges inférieurs, leur
science sera moins parfaite, ce qui est inadmissible.
3. Plusieurs choses ne peuvent avoir la même raison
propre. Or, si l'ange supérieur connaît par une seule forme universelle des
choses diverses que l'ange inférieur connaît par plusieurs formes spéciales, il
n'emploie qu'une seule forme universelle pour connaître des choses diverses, et
n'aura donc pas de connaissance propre de chacune d'elles; ce qui est absurde.
Cependant:
Denys
dit que les anges supérieurs participent de la science selon un mode plus
universel que les anges inférieurs. Et on lit dans le Livre des Causesque les
anges supérieurs ont des formes plus universelles.
Conclusion:
S'il
y a des êtres qui sont supérieurs aux autres, c'est parce qu'ils sont plus
proches du premier Être, qui est Dieu, et qu'ils lui sont plus semblables. Or, en
Dieu, la plénitude totale de la connaissance intellectuelle est contenue en un
seul principe; dans l'essence divine elle-même par laquelle Dieu connaît tout.
Cette plénitude intellectuelle ne se trouve dans les créatures intellectuelles
que sous un mode inférieur et moins simple. Par conséquent, ce que Dieu connaît
par un seul principe, les intelligences inférieures le connaissent par
plusieurs, et moins l'intelligence est élevée, plus ces médiums de connaissance
sont nombreux Plus un ange sera élevé, moins nombreuses sont les espèces par
lesquelles il peut saisir l'universalité des intelligibles. Ces formes doivent
donc être plus universelles, puisque chacune d'elles s'étend à un plus grand
nombre d'objets. Nous pouvons d'ailleurs trouver en nous-mêmes une analogie:
certains hommes ne saisissent la vérité intelligible que si elle leur est
expliquée en détail, point par point. Cela tient à la faiblesse de leur
intelligence, alors que d'autres, dont l'intelligence est plus puissante, peuvent
saisir un grand nombre de choses à l'aide de quelques principes.
Solutions:
1. Il est accidentel à l'universel d'être abstrait des
singuliers. Cela ne se produit que lorsque l'intelligence qui le connaît tire
des choses sa connaissance; mais, dans le cas contraire, l'universel connu
n'est pas abstrait des choses, il leur est, de quelque manière, préexistant, soit
selon la priorité de la cause sur son effet, et c'est ainsi que les raisons
universelles des choses sont dans le Verbe de Dieu, soit selon une priorité de
nature, et c'est ainsi que les raisons universelles des choses sont dans
l'intellect angélique.
2. Connaître quelque chose d'une manière universelle
peut se prendre en deux sens. Ou bien on l'entend par rapport à la chose connue,
et le sens est que l'on ne connaît de l'objet que sa nature universelle (espèce
ou genre). Cette connaissance universelle est moins parfaite: c'est connaître
imparfaitement un homme que savoir seulement de lui qu'il est animal. Ou bien
on parle de connaissance universelle par rapport au médium de connaissance.
Dans ce cas il est plus parfait de connaître quelque chose de manière
universelle; car l'intelligence qui peut avoir une connaissance propre de
chaque chose par un seul médium universel est plus parfaite que celle qui ne le
peut pas.
3. Plusieurs choses ne peuvent avoir la même raison
propre si elle est adéquate, mais une réalité éminente peut être raison propre
et similitude de choses diverses Ainsi dans l'homme la prudence s'étend
universellement à tous les actes des vertus, et elle peut être à la fois raison
propre et similitude de la prudence particulière qui pousse le lion à des actes
de magnanimité et le renard à des actes de ruse. De même, l'essence divine, à
cause de son excellence, est considérée comme la raison propre de toutes les
perfections; si bien que c'est selon leur raison propre qu'elles lui sont
analogiquement attribuées. De même encore, on doit dire de la raison ou idée
universelle qui est dans l'esprit angélique qu'en raison de son excellence, l'ange
peut par elle connaître, d'une connaissance propre et distincte, une multitude
d'objets.
1. L'ange se
connaît-il lui-même? 2. Un ange en connaît-il un autre? 3. L'ange connaît-il
Dieu par ses facultés naturelles?
Objections:
1. Denys affirme: "Les anges ignorent leurs propres
puissances." Or, lorsqu'on connaît la substance d'une chose, on en connaît
la puissance. L'ange ne connaît donc pas son essence.
2. L'ange est une substance singulière; autrement il
n'agirait pas, puisque ce sont les singuliers subsistants qui sont les
principes des actions. Mais le singulier n'est pas intelligible. L'ange ne peut
donc pas être connu par intellection; et comme l'ange n'a qu'une connaissance
intellectuelle, il ne peut se connaître lui-même.
3. L'intelligence est mue par l'objet intelligible; car,
suivant Aristote, tout acte d'intellection est "un certain pâtir". Or,
rien ne se meut soi-même, et rien ne pâtit de sa propre action, comme on peut
le voir dans les choses corporelles. L'ange ne peut donc pas se saisir lui-même
par son intellect.
Cependant:
S.
Augustin écrit: "L'ange se connaît lui-même dans sa propre conformation, c'est-à-dire
dans l'illumination de la vérité."
Conclusion:
Comme
on l'a déjà vu, l'objet joue un rôle différent dans l'action immanente et dans
l'action transitive. Dans l'action transitive, l'objet ou la matière sur
laquelle s'exerce l'action est séparé de l'agent: ce qui est chauffé est
distinct de ce qui chauffe, et ce qui est construit de celui qui construit.
Mais dans l'action immanente, pour que l'action se produise, il faut que
l'objet soit uni à l'agent: le sensible doit être uni au sens pour qu'il y ait
sensation en acte; l'objet joue alors, quand il est uni à la puissance, le rôle
de la forme qui, dans les autres agents, est principe de l'action: car de même
que la chaleur est, dans le feu, principe formel de l'échauffement, l'espèce de
la chose vue est, dans l'oeil, principe formel de la vision.
Mais
cette espèce de l'objet peut n'être qu'en puissance dans la faculté de
connaissance; alors elle n'est qu'en puissance de connaître, et pour qu'elle
connaisse en acte, il faut qu'elle soit actualisée en sa conformité avec cette
espèce. Tandis que, si celle-ci est toujours actuelle en elle, rien n'empêche
qu'elle connaisse par son moyen, sans aucun changement ou réception
antécédente. Etre mû par l'objet n'est donc pas de la nature du connaissant
comme tel, et n'est requis que si le connaissant est en puissance. Or, qu'elle
soit inhérente ou subsistante, la forme est toujours principe d'action de la
même manière; la chaleur ne chaufferait pas moins, si elle était subsistante, qu'elle
ne chauffe étant inhérente. Si donc il est, dans l'ordre des intelligibles, un
être qui soit forme intelligible subsistante, il se connaîtra lui-même. Or
l'ange étant immatériel est une forme subsistante et, partant, intelligible en
acte. Il se connaît donc lui-même par sa forme qui est sa substance.
Solutions:
1. Le texte de Denys, tel qu'il a été cité, est tiré
d'une ancienne traduction; elle est corrigée sur ce point par la nouvelle, qui
traduit: "et en outre les anges ont connu leurs propres facultés". Au
lieu de cela on lisait dans l'ancienne: "en outre les anges ignorent leurs
propres facultés". On pourrait d'ailleurs justifier l'ancienne traduction
et dire que les anges ne connaissent jamais parfaitement leur faculté, si l'on
considère cette faculté comme procédant de l'ordre de la Providence divine, incompréhensible
aux anges.
2. Si notre intelligence ne connaît pas les singuliers
qui sont dans les choses corporelles, ce n'est pas à cause de leur singularité,
mais à cause de la matière qui est en eux principe d'individuation. Donc, s'il
existe des singuliers qui existent sans matière, comme les anges, rien ne les
empêche d'être intelligibles en actes.
3. Etre mû et pâtir conviennent à l'intellect pour
autant qu'il est en puissance, il ne peut donc en être question pour
l'intelligence angélique, surtout quand il s'agit de se connaître elle-même. De
plus, l'action de l'intelligence n'est pas de même nature que l'action qui se
rencontre dans le monde des corps, celle-ci s'exerçant sur une matière
extérieure.
Objections:
1. Il semble que non, car Aristote dit que si
l'intellect humain avait en lui une nature comptant parmi les natures des
choses sensibles, cette nature qui se trouverait au-dedans de lui empêcherait
les choses extérieures d'apparaître; de même que, si la pupille était colorée
d'une couleur, elle ne pourrait pas voir les autres couleurs. Or, l'intelligence
angélique se comporte vis-à-vis de la connaissance des êtres immatériels de la
même manière que l'intelligence humaine vis-à-vis de la connaissance des choses
corporelles. L'intelligence angélique ne peut donc connaître les autres anges, puisqu'elle
a en elle une autre nature déterminée qui est du nombre des natures
immatérielles.
2. On lit dans le Livre des Causes: "Toute
intelligence connaît ce qui est au-dessus d'elle en tant qu'elle en est l'effet;
et ce qui est au-dessous en tant qu'elle en est la cause." Un ange n'étant
pas cause de l'autre ne peut donc pas le connaître.
3. Un ange ne peut connaître un autre ange par sa propre
essence. Tout acte de connaissance est fonction d'une similitude. Or, l'essence
de l'ange connaissant n'est semblable à celle de l'ange connu que génériquement,
comme nous l'avons montré. Tel ange n'aurait pas la connaissance propre de tel
autre ange, mais seulement une connaissance générique. De même on ne peut pas
dire qu'un ange en connaisse un autre par l'essence de l'ange connu. Car ce que
l'intelligence connaît lui est intrinsèque, et seule la Trinité peut pénétrer
un esprit.
De
même encore on ne peut pas dire qu'un ange en connaît un autre au moyen d'une
espèce, car celle-ci ne différerait pas de l'ange connu, l'un et l'autre étant
immatériels. Il semble donc que, de toute manière, la connaissance d'un ange
par un autre est impossible.
4. Si un ange en connaît un autre, ce ne peut être que
par une espèce innée, et alors si Dieu créait un nouvel ange, ceux qui existent
déjà ne pourraient le connaître; ou bien par une espèce acquise reçue des
choses, et alors les anges supérieurs ne pourraient connaître les anges
inférieurs, dont ils ne reçoivent rien. Il semble donc qu'un ange ne puisse
d'aucune manière en connaître un autre.
Cependant:
il
est dit dans le Livre des Causes que "toute intelligence connaît les
choses incorruptibles".
Conclusion:
Comme
dit S. Augustin, les choses qui préexistent de toute éternité dans le Verbe, en
sont sorties de deux manières: dans l'intelligence angélique et pour subsister
dans leurs propres natures. Les choses ont pénétré dans l'intelligence
angélique en ce sens que Dieu imprime dans l'esprit angélique les similitudes
des choses qu'il a créées. Or dans le Verbe de Dieu préexistent éternellement
non seulement les raisons des choses corporelles, mais encore celles de toutes
les créatures spirituelles. Le Verbe de Dieu a donc imprimé, dans chaque
créature spirituelle, les raisons de toutes les choses tant spirituelles que
corporelles; de telle façon cependant que chaque ange a reçu la raison de sa
propre espèce selon l'être à la fois naturel et intelligible, en sorte qu'il
subsiste dans sa nature spécifique et se connaisse par elle; tandis que les
raisons des autres natures tant spirituelles que corporelles ne sont imprimées
en lui que selon l'être intelligible, afin que par ces espèces impresses il
puisse connaître les créatures spirituelles et corporelles.
Solutions:
1. Les natures spirituelles des anges se distinguent
entre elles selon un certain ordre, comme nous l'avons dit. Tel ange déterminé
n'est donc pas gêné par sa propre nature pour connaître les natures des autres
anges, puisque les anges qui lui sont supérieurs aussi bien que ceux qui lui
sont inférieurs ont avec sa nature une certaine affinité et n'en diffèrent que
par leurs degrés différents de perfection.
2. Les relations de causalité n'ont rien à voir au fait
qu'un ange en connaisse un autre, sinon en raison de la similitude qu'elles
établissent entre la cause et son effet. Donc, même s'il n'y a pas causalité
entre les anges, il suffira, pour qu'ils se connaissent, qu'il y ait entre eux
similitude.
3. Un ange ne peut en connaître un autre que si l'espèce
de cet ange est dans son intelligence; et entre cette espèce et l'ange connu la
différence n'est pas que l'un soit matériel et l'autre immatériel, mais que
l'un ait un être naturel et l'autre un être intentionnel. Car l'ange est une
forme qui subsiste dans un être naturel, alors que son espèce qui est dans
l'intelligence de l'ange connaissant n'y a qu'un être intelligible; c'est ainsi
que la couleur possède, dans le mur, un être naturel, tandis que dans le médium
qui la communique à l'oeil elle n'a qu'un être intentionnel.
4. Dieu a fait chaque créature en harmonie avec
l'univers qu'il voulait réaliser. Par conséquent, si Dieu avait décidé de faire
un plus grand nombre d'anges ou un plus grand nombre de choses naturelles, il
aurait imprimé un plus grand nombre d'espèces intelligibles aux esprits
angéliques: comme un architecte qui voudrait faire une maison plus vaste, ferait
des fondations plus étendues. La même raison qui porterait Dieu à ajouter une
créature à l'univers l'amènerait donc à ajouter une espèce intelligible aux
anges.
Objections:
1. Il ne semble pas car, dit Denys: "Dieu est, par
sa puissance incompréhensible, placé au-dessus de tous les esprits célestes";
et peu après il ajoute: "étant au-dessus de toute substance, il échappe à
toute connaissance".
2. Entre Dieu et l'intelligence angélique la distance
est infinie. Or on ne peut atteindre ce qui est infiniment distant. L'ange ne
peut donc pas connaître Dieu par ses facultés naturelles.
3. S. Paul dit (1 Co 13, 12): "A présent nous
voyons Dieu comme dans un miroir et en énigme, mais alors nous le verrons face
à face." Ce texte semble dire qu'il y a deux connaissances de Dieu: l'une
qui consiste à le voir dans son essence, c'est ce que S. Paul appelle voir face
à face; et l'autre qui consiste à le voir dans le miroir des créatures. Or, les
anges n'ont pas pu connaître Dieu de la première manière par leurs facultés
naturelles, nous l'avons montré; d'autre part, la vision dans le miroir ne leur
convient pas, puisqu'ils ne tirent pas des choses sensibles leur connaissance
de Dieu, selon Denys. Les anges ne peuvent donc pas connaître Dieu par leurs
facultés naturelles.
Cependant:
les
anges ont une connaissance plus puissante que les hommes. Or les hommes peuvent
connaître Dieu par leurs facultés naturelles, selon le mot de S. Paul (Rm 1, 19):
"Ce qu'on peut connaître de Dieu est manifeste pour eux." Donc à plus
forte raison les anges.
Conclusion:
Les
anges peuvent, par leurs facultés naturelles, avoir une certaine connaissance
de Dieu. Pour le prouver, rappelons qu'il y a trois manières de connaître une
chose: 1° Par la présence de son essence dans le sujet connaissant, à la façon
dont l'oeil voit la lumière; c'est de cette manière, a-t-on dit, que l'ange se
connaît lui-même 2° Par la présence de sa similitude dans la puissance
connaissante, comme l'oeil voit la pierre parce que la similitude de la pierre
est dans l'oeil. 3° Par une similitude de la chose connue qui n'est pas donnée
immédiatement par cette chose, mais par une autre en laquelle se trouve cette
similitude, comme lorsque nous voyons un homme dans un miroir.
A
la première manière correspond la connaissance qu'on a de Dieu lorsqu'on le
voit par son essence; aucune créature ne peut la posséder par ses moyens
naturels, nous l'avons déjà dit. A la troisième manière correspond la
connaissance que nous donne de Dieu, icibas, sa similitude qui se reflète dans
les créatures. Comme dit S. Paul (Rm 1, 20): "Nous connaissons les
réalités invisibles de Dieu par les choses visibles qu'il a faites." C'est
pourquoi l'on dit que nous le voyons "dans un miroir". Mais la
connaissance que l'ange possède de Dieu par ses facultés naturelles est
intermédiaire entre ces deux modes; elle est analogue à la connaissance qui
fait voir une chose par une espèce tirée d'elle. Car l'image de Dieu étant
imprimée dans sa propre nature, l'ange connaît Dieu par sa propre essence, en
tant qu'elle est similitude de Dieu. Cependant il ne voit pas l'essence même de
Dieu, aucune similitude créée n'étant capable de représenter l'essence divine.
Cette connaissance se rapproche donc davantage de la connaissance au moyen d'un
miroir, puisque la nature angélique est comme un miroir qui présente la
similitude de Dieu.
Solutions:
1. Denys parle là d'une connaissance parfaitement
compréhensive, comme le montrent ses propres expressions. Or aucune créature ne
connaît Dieu de cette façon.
2. La distance infinie qui sépare de Dieu l'intelligence
et l'essence de l'ange a seulement pour effet d'empêcher l'ange de comprendre
Dieu complètement et de voir son essence par sa propre nature, non pas de lui
rendre toute connaissance impossible; car, de même que Dieu est infiniment
distant de l'ange, la connaissance que Dieu a de lui-même est infiniment
distante de la connaissance que l'ange a de Dieu.
3. La connaissance naturelle de Dieu par l'ange est
intermédiaire entre ces deux espèces de connaissance, quoiqu'elle se rapproche
plutôt de la seconde, comme nous venons de le dire.
1. Les anges
connaissent-ils les natures des choses matérielles? 2. Connaissent-ils les
singuliers? 3. Connaissent-ils l'avenir? 4. Connaissent-ils les pensées des
coeurs? 5. Connaissent-ils les mystères de la grâce?
Objections:
1. L'objet connu parfait le sujet intelligent. Or, les
choses matérielles ne peuvent parfaire les anges, puisqu'elles leur sont
inférieures. Les anges ne connaissent donc pas les choses matérielles.
2. La Glose (sur 2 Co 12, 2) dit que la vision
intellectuelle porte sur les choses qui sont dans l'âme par leur essence. Or, les
choses matérielles, ne pouvant être par leur essence ni dans l'âme humaine ni
dans l'esprit de l'ange, ne peuvent être connues par vision intellectuelle;
seuls peuvent les connaître l'imagination qui saisit les similitudes des corps,
et les sens qui atteignent les corps eux-mêmes. Donc les anges, qui n'ont ni
imagination ni sens, ne peuvent connaître les choses matérielles.
3. Les choses matérielles ne sont pas intelligibles en
acte, elles ne sont rendues connaissables que par l'appréhension des sens et de
l'imagination. Les anges, ne possédant pas ces facultés, ne connaissent donc
pas les choses matérielles.
Cependant:
tout
ce que la puissance inférieure peut faire, la puissance supérieure le peut
également. Or l'intelligence humaine, inférieure par nature à celle de l'ange, peut
connaîtreles choses matérielles. A plus forte raison l'intelligence angélique.
Conclusion:
L'ordre
des choses est tel que les êtres supérieurs sont plus parfaits que les êtres
inférieurs, et ce qui est contenu dans les êtres inférieurs d'une manière
déficiente, partielle et multiple, est contenu dans les supérieurs de façon
éminente, avec une certaine totalité et simplicité. "En Dieu donc, qui est
au sommet de toutes choses, tout préexiste d'une manière substantielle, en
l'absolue simplicité de son être", dit Denys. Les anges, eux, sont plus
proches de Dieu et plus semblables à lui que les autres créatures. Ils
participent donc davantage de lui et selon un mode plus parfait, ainsi que le
remarque Denys.Dès lors, tout ce qui est matériel préexiste dans les anges
d'une façon plus simple et plus immatérielle que dans les choses elles-mêmes, mais
avec plus de multiplicité et d'imperfection qu'en Dieu.
D'autre
part, tout ce qui se trouve dans un sujet se conforme au mode d'être du sujet
où il se trouve. Or, les anges sont de nature intellectuelle. Par conséquent, de
même que Dieu connaît les choses matérielles par son essence, les anges les
connaissent parce qu'ils les ont en eux par leurs espèces intelligibles.
Solutions:
1. L'objet connu parfait le sujet connaissant en raison
de l'espèce intelligible qui est dans l'intelligence. Ainsi les espèces
intelligibles qui sont dans l'intelligence de l'ange sont les perfections de
l'intelligence angélique et l'actualisent.
2. Le sens ne saisit pas les essences des choses, mais
seulement les accidents extérieurs. De même, l'imagination ne saisit que les
images des corps. Seule l'intelligence saisit leurs essences. Aussi, Aristote
dit-il que l'objet de l'intelligence est ce qu'est la chose, et que, dans ce
domaine, jamais elle ne se trompe, pas davantage que le sens relativement à son
sensible propre. Les essences des choses matérielles ne sont donc pas dans
l'intelligence de l'homme et dans celle de l'ange selon leur être réel, mais à
la manière dont le connu est dans le connaissant. Cependant, certaines choses
sont dans l'intelligence ou dans l'âme selon ces deux manières d'être. Dans
l'un comme dans l'autre cas, il y a vision intellectuelle.
3. Si l'ange recevait des choses matérielles elles-mêmes
la connaissance qu'il en a, il lui faudrait les rendre intelligibles en acte
par l'abstraction. Mais ce n'est pas de cette manière qu'il les connaît, c'est
par des espèces intelligibles en acte qui lui sont connaturelles, de même que
notre intelligence les connaît par des espèces qu'elle rend intelligibles en
les abstrayant.
Objections:
1. Selon Aristote, "le sens a pour objet les
singuliers, et la raison ou l'intelligence, les universaux". Or, dans les
anges, il n'y a d'autre faculté de connaissance que l'intelligence, on l'a vue.
Ils ne connaissent donc pas les singuliers.
2. La connaissance est une certaine assimilation du
connaissant au connu. Or, il semble impossible que l'ange s'assimile au
singulier en tant que singulier, puisqu'il est immatériel et que la singularité
a pour principe la matière. L'ange ne peut donc pas connaître les singuliers.
3
Si l'ange connaissait les singuliers, ce serait soit par des espèces
singulières, soit par des espèces universelles. Ce ne peut être par des espèces
singulières, car il lui en faudrait un nombre infini; ni par des espèces
universelles, car l'universel ne peut suffire à faire connaître un singulier en
tant que singulier, les singuliers n'étant connus qu'en puissance dans
l'universel. L'ange ne connaît donc pas les singuliers.
Cependant:
Nul
ne peut être le gardien de ce qu'il ne connaît pas. Or les anges gardent chaque
homme en particulier, selon ces mots du Psaume (91, 11): "Il a commandé à
ses anges de te garder dans toutes tes voies." Les anges connaissent donc
les singuliers.
Conclusion:
Certains
ont affirmé que l'ange n'a aucune connaissance des singuliers. Cette
affirmation est contraire à la foi catholique, qui enseigne que les êtres
inférieurs sont l'objet du ministère des anges, ainsi que le dit S. Paul (He 1,
14): "Ils sont tous des esprits en service." Si les anges ne
connaissaient pas les singuliers, ils ne pourraient exercer aucune providence
vis-à-vis des activités du monde, puisque toute action a pour principe un être
singulier. Cela irait contre cette parole de l'Ecclésiaste (5, 5): "Ne dis
pas devant l'ange que tu as péché par inadvertance." Cette négation
contredit aussi les enseignements des philosophes, d'après lesquels les anges
meuvent les sphères célestes par leur intelligence et leur volonté.
Aussi
d'autres ont-ils dit que l'ange connaît les singuliers, mais dans les causes
universelles dont dépendent tous les effets particuliers, de même que
l'astronome prévoit une éclipse future d'après les dispositions des mouvements
célestes. Cette thèse présente les mêmes inconvénients que la précédente:
connaître le singulier dans ses causes universelles n'est pas le connaître en
tant que singulier, tel qu'il est dans l'espace et le temps. L'astronome qui
connaît l'éclipse future par le comput des mouvements célestes ne la connaît
que dans ses conditions générales d'éclipse, non dans ses circonstances
particulières de lieu et de temps que seule la connaissance sensible peut lui
faire atteindre.
Or
service, providence et motion portent sur les singuliers tels qu'ils existent
dans l'espace et le temps. Il faut donc dire que si l'homme connaît par
différentes facultés les différents genres des choses: les choses universelles
et immatérielles par l'intelligence, les choses singulières et corporelles par
les sens, l'ange connaît les uns et les autres par sa seule faculté
intellectuelle. Car l'ordre des choses est tel que plus un être est élevé, plus
sa puissance a d'unité et d'extension; ainsi, chez l'homme, le sens commun, qui
est supérieur au sens propre, perçoit par une seule puissance tout ce que
connaissent les cinq sens externes, et de plus certaines autres choses qu'aucun
des sens externes ne connaît, comme la différence entre le blanc et le doux. On
peut constater la même chose chez les autres êtres. L'ange étant, par ordre de
nature, supérieur à l'homme, on ne peut dire que l'homme connaisse par une de
ses facultés quelque chose que l'ange ne connaîtrait pas par son unique faculté
de connaissance, qui est l'intelligence. Aussi Aristote tient-il pour
inacceptable que nous connaissions la discorde et que Dieu l'ignore.
Si
l'on veut comprendre comment l'intelligence angélique connaît les singuliers, on
peut procéder ainsi. Comme les choses émanent de Dieu pour subsister dans leur
nature propre, elles en émanent aussi pour exister dans la connaissance
angélique. Or il est évident que les choses émanent de Dieu non seulement en ce
qui relève de la nature universelle, mais aussi de ce qui est principe
d'individuation. Car Dieu est cause de toute la substance de la chose, de sa
matière aussi bien que de sa forme, et il connaît les choses selon qu'il les
cause, puisque c'est sa science qui est cause des choses, nous l'avons montré.
Donc, de même que Dieu, par son essence, grâce à laquelle il cause tout, est la
similitude de tout, et de même que par elle il connaît tout, les natures
universelles aussi bien que la singularité; ainsi les anges, par les espèces
que Dieu leur infuse, connaissent les choses dans leur nature universelle et
aussi dans leur singularité, en tant que ces espèces sont des représentations
multipliées de la simple et unique essence de Dieu.
Solutions:
l.
Aristote parle là de notre intelligence, qui ne saisit les choses qu'en les
abstrayant; et c'est par cette exclusion des conditions matérielles que ce qui
est rendu abstrait devient universel. Mais ce mode d'intellection ne convient
pas à l'ange, on vient de le voir. C'est pourquoi l'argument ne convient pas
ici.
2. Par leur nature, les anges ressemblent aux choses
matérielles, non pas comme deux choses se ressemblent génériquement, spécifiquement
ou accidentellement, mais comme le supérieur ressemble à l'inférieur, par
exemple le soleil au feu. C'est de cette manière que se trouve en Dieu la
similitude de tous les êtres, et quant à leur forme et quant à leur matière, selon
que tout ce qui existe dans les choses préexiste en lui comme dans sa cause.
Pour la même raison, les espèces de l'intelligence angélique, qui sont des
similitudes dérivées de l'essence divine, sont les similitudes des choses, de
leur forme aussi bien que de leur matière.
3. Les anges connaissent les singuliers par des formes
universelles, mais qui sont similitudes des choses et quant à leurs principes
universels, et quant à leurs principes d'individuation. On a expliqué plus haut
comment ils pouvaient connaître plusieurs choses par une seule espèce.
Objections:
1. Il semble que oui, car les anges sont, en fait de
connaissance, plus puissants que les hommes. Or certains hommes connaissent
beaucoup de choses futures. A plus forte raison les anges.
2. Le présent et le futur sont des différences du temps.
Or l'intelligence angélique est au-dessus du temps; car l'intelligence va de
pair avec l'éternité, c'est-à-dire avec l'aevum, d'après le Livre des Causes.
Il n'y a donc pas, pour l'intelligence angélique, de différence entre le passé
et le futur; il connaît indifféremment l'un et l'autre.
3. L'ange ne connaît pas au moyen d'espèces tirées des
choses, mais par des espèces innées universelles. Or, des espèces universelles
ont un rapport égal avec le passé, le présent et l'avenir. Il semble donc que
les anges connaissent indifféremment les choses passées, présentes et futures.
4. On dit que quelque chose est éloigné dans le temps, comme
on le dit éloigné dans l'espace. Or, les anges connaissent ce qui est éloigné
dans l'espace. Ils connaissent donc aussi ce qui est éloigné dans l'avenir.
Cependant:
ce
qui est le signe propre de la Divinité ne peut convenir aux anges. Or, connaître
les choses futures est le signe propre de la Divinité, selon cette parole
d'Isaïe (41, 23): "Annoncez ce qui doit arriver dans l'avenir, et nous
saurons que vous êtes des dieux." Les anges ne connaissent donc pas les
choses futures.
Conclusion:
Le
futur peut être connu de deux manières, dans sa cause et en lui-même:
1. Dans sa cause. De cette façon, on connaît de science
certaine les choses futures qui procèdent nécessairement de leurs causes, par
exemple que le soleil se lèvera demain. Au contraire, les choses qui procèdent
de leurs causes le plus souvent, mais non toujours, sont connues par conjecture
et non d'une manière certaine; c'est ainsi que le médecin prévoit la santé du
malade. Cette seconde manière de connaître les futurs convient aux anges, et
d'une façon d'autant plus parfaite qu'ils connaissent les causes des choses
plus universellement et plus parfaitement que nous, de même que les médecins, qui
ont une vue plus aiguë des causes de la maladie, prévoient mieux ce que
celle-ci deviendra. Quant aux choses qui ne procèdent de leurs causes que dans
la minorité des cas, elles sont complètement inconnues, comme les choses
fortuites ou de pur hasard.
2. Les choses futures peuvent aussi être connues en
elles-mêmes. En ce sens, Dieu seul connaît celles qui surviennent
nécessairement ou le plus souvent, et même les choses fortuites et de pur
hasard. Dans son éternité Dieu voit tout, car, grâce à sa simplicité, cette
éternité est présente au temps tout entier et elle le contient. Si bien que
l'unique regard de Dieu porte sur tout ce qui se produit à travers la durée du
temps comme si c'était présent. Il voit toutes les choses en elles-mêmes, nous
l'avons dit en traitant de la science divine. Donc aucune intelligence créée ne
peut connaître le futur tel qu'il est dans son être réalisé.
Solutions:
1. Les hommes ne connaissent les futurs que dans leurs
causes ou par révélation divine. Et, de cette façon, les anges les connaissent
avec beaucoup plus de pénétration que les hommes.
2. Quoique l'intelligence de l'ange soit au-dessus du
temps qui mesure les mouvements corporels, il y a cependant en elle un temps
déterminé par la succession des conceptions intelligibles. Comme dit S.
Augustin: "Dieu meut la créature spirituelle dans le temps." Et du
fait même qu'il y a succession en elle, l'intelligence angélique ne voit pas
comme présent tout ce qui se fait à travers la durée totale du temps.
3. Sans doute, en elles-mêmes, les espèces qui sont dans
l'intelligence angélique ont un rapport égal avec les choses présentes, passées
ou futures; mais du côté des choses, les relations avec les espèces sont
différentes selon que ces choses sont passées, présentes ou futures. Les choses
présentes ont une nature par laquelle elles sont semblables aux espèces qui
sont dans l'esprit de l'ange, et peuvent ainsi être connues de lui. Les choses
futures, au contraire, n'ont pas encore la nature par laquelle elles seraient
semblables à ces espèces; elles ne peuvent donc pas être connues.
4. Ce qui est distant selon le lieu existe réellement
dans la nature, et participe d'une nature dont la similitude est dans l'ange.
Il n'en va pas de même pour les choses futures, nous venons de le dire.
L'assimilation n'est donc pas valable.
Objections:
1. Il le semble bien car, sur cette parole de Job (28, 17):
"L'or et le cristal ne peuvent être comparés à la sagesse", S.
Grégoire commente: "Alors (dans la béatitude des ressuscités) chacun
connaîtra l'autre comme il se connaît lui-même, et chacun pénétrera la
conscience des autres en même temps que son intelligence." Or, il est dit
en S. Matthieu (22, 30) que les ressuscités seront semblables aux anges. Un
ange peut donc voir ce qui est dans la conscience de l'autre.
2. Ce que les figures sont aux corps, les espèces
intelligibles le sont à la chose connue. Or, quand on voit un corps, on voit la
figure. Donc, quand on voit une substance intellectuelle, on voit l'espèce
intelligible qui est en elle. Il semble donc, puisque chaque ange voit les
autres anges et les âmes, qu'il puisse voir leurs pensées.
3. Les choses qui sont dans notre imagination
ressemblent moins à l'ange que celles qui sont dans notre intelligence, celles-ci
étant saisies par elle en acte, celleslà ne l'étant qu'en puissance. Or, les
choses qui sont dans l'imagination peuvent être connues par les anges, tout
comme les choses corporelles, puisque l'imagination est une faculté du corps.
L'ange peut donc connaître les pensées de l'intelligence.
Cependant:
ce
qui est propre à Dieu ne convient pas aux anges. Or, connaître les pensées des
coeurs est le propre de Dieu, selon cette parole de Jérémie (17, 9): "Le
coeur de l'homme est perverti et impénétrable. Qui le connaîtra? Moi, le
Seigneur, qui scrute les coeurs."
Conclusion:
Les
pensées des coeurs peuvent être connues de deux manières: 1. D'abord dans leurs
effets. De cette façon elles peuvent être connues de l'ange aussi bien que de
l'homme; mais il y faut d'autant plus de pénétration que l'effet est plus
caché. Car la pensée peut se révéler non seulement par un acte extérieur, mais
encore par un changement d'expression du visage; les médecins peuvent même
connaître certaines affections de l'âme par nos pulsations. A plus forte raison
les anges, et même les démons, le pourront-ils, puisqu'ils aperçoivent d'une
manière beaucoup plus pénétrante ces modifications corporelles cachées. Aussi
S. Augustin dit-il que "les démons discernent avec une extrême facilité
les dispositions des hommes, non seulement quand elles sont exprimées par la
parole, mais même quand elles sont conçues par l'esprit, et que certains signes
venus de l'âme les manifestent dans le corps", bien qu'il dise aussi dans
ses Révisions qu’on ne peut expliquer comment cela se fait.
2. On peut connaître encore les pensées selon qu'elles
sont dans l'esprit, et les affections selon qu'elles sont dans la volonté. Dieu
seul peut connaître de cette manière les pensées des coeurs et les sentiments
de la volonté. En effet, la volonté de la créature rationnelle n'est soumise
qu'à Dieu, et il est seul, lui qui en est l'objet principal à titre de fin
ultime, à pouvoir agir sur elle. Ce qui dépend de la volonté seule, comme ce
qui est dans la volonté seule, n'est donc connu que de Dieu. Or, que la pensée
d'un homme se porte actuellement sur un objet, cela ne dépend évidemment que de
sa volonté; car celui qui possède l'habitus de la science ou des espèces
intelligibles que cet habitus implique, peut en user quand il veut. Aussi S.
Paul dit-il (1 Co 2, 11): "Ce qu'il y a dans l'homme, nul ne le connaît, sinon
l'esprit de l'homme qui est en lui."
Solutions:
1. En cette vie, la pensée d'un homme est cachée aux
autres à la fois en raison de l'opacité du corps, et de la volonté qui réserve
ses secrets. Le premier obstacle sera supprimé lors de la résurrection, et il
n'existe pas pour les anges. Mais le second demeurera après la résurrection, et
il existe présentement pour les anges. La qualité spirituelle du ressuscité, cependant,
son éclat corporel la manifestera, et c'est ainsi qu'un bienheureux pourra
pénétrer jusqu'à l'esprit d'un autre.
2. Même si un ange voit les espèces intelligibles de
l'autre, du fait que la plus ou moins grande universalité des espèces est
proportionnée à la noblesse des substances, il ne s'ensuit pas que l'on sache
comment l'autre use de ces espèces ou quand il les considère effectivement.
3. L'instinct des animaux ne maîtrise pas ses actes, il
suit l'impulsion d'une autre cause, corporelle ou spirituelle. Connaissant les
choses corporelles et leurs dispositions, les anges peuvent donc, par elles, savoir
ce qui est dans l'instinct et dans l'imagination des animaux, et aussi des
hommes pour autant qu'en eux l'appétit sensible agit parfois sous une impulsion
corporelle, comme cela se produit toujours chez les animaux. Mais il ne
s'ensuit pas que les anges connaissent les mouvements de l'appétit sensible et
les perceptions de l'imagination de l'homme quand ils ont pour cause la volonté
et la raison, puisque la partie inférieure de l'âme participe en quelque
manière de la raison. Comme dit Aristote elle est à la raison ce que celui qui
obéit est à celui qui commande. De plus, si l'ange connaît ce qui est dans
l'appétit sensible et l'imagination des hommes, il ne s'ensuit pas qu'il
connaisse ce qui est dans la pensée et la volonté, car l'intelligence et la
volonté, bien loin d'être soumises à l'appétit sensible et à l'imagination, peuvent
s'en servir de différentes manières.
Objections:
1. Il semble que les anges connaissent les mystères de
la grâce. Car, entre les mystères, le plus éminent est celui de l'Incarnation.
Or les anges l'ont connu dès le commencement. S. Augustin dit en effet: "Ce
mystère a été caché en Dieu pendant tous les siècles, mais non sans être connu
des principautés et des puissances célestes." S. Paul dit aussi (1 Tm 3, 16):
"Ce grand mystère de la piété est apparu aux anges." Les anges
connaissent donc les mystères de la grâce.
2. Les raisons de tous les mystères de la grâce sont
contenues dans la sagesse divine. Or, les anges voient la sagesse même de Dieu,
qui est son essence. Ils connaissent donc les mystères de la grâce.
3. Denys dit que les prophètes sont instruits par les
anges. Or, les prophètes ont connu les mystères de la grâce, car il est dit
dans Amos (3, 7): "Le Seigneur ne fait rien sans en révéler le secret à
ses serviteurs les prophètes." Les anges connaissent donc les mystères de
la grâce.
Cependant:
nul
n'apprend ce qu'il connaît déjà. Or les anges, même les plus élevés, cherchent
à connaître les mystères de la grâce et les apprennent. Denys dit en effet que
l'Écriture nous montre "quelques-unes de ces essences célestes
interrogeant Jésus lui-même et apprenant de lui ce qu'il a fait pour nous, et
Jésus les enseignant sans intermédiaire", comme on le voit dans Isaïe (63,
1), où les anges demandent: "Qui est donc celui-ci, qui vient d'Edom?"
et où Jésus leur répond: "Moi, qui annonce la justice." Les anges ne
connaissent donc pas les mystères de la grâce.
Conclusion:
Il
y a chez les anges deux sortes de connaissances: D'abord, une connaissance
naturelle, selon laquelle ils connaissent les choses soit par leur essence, soit
par des espèces innées. Les anges ne peuvent connaître de cette manière les
mystères de la grâce. Ces mystères dépendent de la pure volonté de Dieu, et si
un ange ne peut connaître les pensées d'un autre ange quand elles dépendent de
sa volonté, il peut encore moins connaître ce qui dépend de la seule volonté
divine. C'est le raisonnement que tient S. Paul (1 Co 2, 11): "Ce qu'il y
a dans l'homme, nul ne le connaît, sinon l'esprit de l'homme qui est en lui; de
même ce qui est en Dieu, nul ne le connaît, sinon l'Esprit de Dieu."
L'autre
connaissance des anges est celle qui les rend bienheureux, et par laquelle ils
voient le Verbe et les choses dans le Verbe. Cette vision leur fait connaître
les mystères de la grâce, non dans leur totalité ni à tous également, mais
selon qu'il a plu à Dieu de les leur révéler, comme le dit l'Apôtre (1 Co 2, 10):
"Dieu nous a révélé ces choses par son Esprit." Ainsi cependant, les
anges supérieurs, qui contemplent d'un regard plus pénétrant la sagesse divine,
connaissent dans la vision même de Dieu des mystères plus nombreux et plus
profonds, qu'ils manifestent aux anges inférieurs en les illuminant. Et même parmi
les mystères, il en est qu'ils ont connus dès leur création, et d'autres dont
ils ne sont instruits que dans la suite, selon les exigences de leur mission.
Solutions:
1. On peut parler du mystère de l'Incarnation de deux
façons. En un sens général, il a été révélé à tous les anges dès le principe de
leur béatitude; car ce mystère est le principe général auquel tous leurs
offices sont ordonnés, comme le dit S. Paul (He 1, 14): "Tous sont des
esprits en service, envoyés comme serviteurs pour le bien de ceux qui doivent
recevoir l'héritage du salut." Or, ce salut s'opère par le mystère de
l'Incarnation: il fallait donc que tous les anges en fussent instruits d'une
manière générale dès le début.
Nous
pouvons aussi considérer les conditions spéciales de la réalisation des
mystères. En ce sens, il n'est pas vrai que tous les anges aient été instruits
de tout dès le début; et même les anges supérieurs ont par la suite appris
certaines choses à ce sujet, comme en fait foi le passage de Denys que nous
avons cité.
2. Bien que les anges bienheureux contemplent la sagesse
divine, ils ne la comprennent pas totalement. Il n'est donc pas nécessaire
qu'ils connaissent tout ce qui s'y cache.
3. Tout ce que les prophètes ont connu par révélation
divine du mystère de la grâce a été révélé de façon bien plus excellente encore
aux anges. Mais, quoique Dieu ait révélé d'une manière générale aux prophètes
ce qu'il devait accomplir pour le salut du genre humain, les Apôtres ont connu
à ce sujet des précisions que les prophètes n'avaient pas connues. C'est ce que
dit S. Paul aux Éphésiens (3, 4): "En me lisant, vous pouvez voir
l'intelligence que j'ai du mystère du Christ, qui n'a pas été dévoilé aux
autres générations aussi clairement qu'il a été révélé maintenant à ses saints
Apôtres." D'ailleurs, même parmi les prophètes, les derniers ont connu des
choses qui n'avaient pas été connues des premiers selon cette parole du Psaume
(119, 100): "J'ai plus d'intelligence que les vieillards." Et S.
Grégoire dit que la connaissance des choses divines a progressé à travers les
siècles.
1. L'intellect
de l'ange est-il tantôt en puissance et tantôt en acte? 2. L'ange peut-il
connaître plusieurs choses à la fois? 3. Son intellection est-elle discursive?
4. Se fait-elle par composition et division? 5. Peut-il y avoir de l'erreur
dans l'intellect de l'ange? 6. La connaissance de l'ange peut-elle être appelée
connaissance du matin et connaissance du soir? 7. La connaissance du matin et
la connaissance du soir sont-elles identiques ou diverses?
Objections:
1. Il semble que l'intellect de l'ange soit parfois en
puissance, car Aristote définit le mouvement comme "l'acte de ce qui
existe en puissance". Or, d'après Denys, les esprits angéliques se meuvent
lorsqu'ils pensent. Les esprits angéliques sont donc parfois en puissance.
2. Le désir ayant pour objet une chose que l'on n'a pas,
mais que l'on peut avoir, quiconque désire comprendre une chose est en
puissance par rapport à elle. Or, S. Pierre dit (1 P 1, 12) que les anges
désirent pénétrer le secret de Dieu. L'intellect de l'ange est donc parfois en
puissance.
3. Il est dit dans le Livre des Causes que le mode
d'intellection d'une intelligence est corrélatif au mode de sa substance. Or, la
substance de l'ange est en partie mêlée de puissance. L'intellect de l'ange est
donc parfois en puissance.
Cependant:
S.
Augustin a dit: "Depuis qu'ils ont été créés, dans l'éternité même du
Verbe, les anges jouissent d'une sainte et pieuse contemplation." Or, l'intelligence
qui contemple n'est pas en puissance, mais en acte. L'intellect de l'ange n'est
donc pas en puissance.
Conclusion:
D'après
Aristote, l'intelligence est en puissance de deux manières: d'abord "avant
d'avoir appris ou trouvé", c'est-à-dire avant d'avoir l'habitus de science,
et aussi lorsque, possédant l'habitus de science, elle ne considère pas
actuellement son objet.
Selon
la première manière l'ange n'est jamais en puissance vis-à-vis des choses
auxquelles peut s'étendre sa connaissance naturelle. Car, de même que les corps
supérieurs, les corps célestes n'ont, dans l'ordre de l'être, aucune
potentialité qui ne soit actuée, les intelligences célestes, les anges, n'ont, dans
l'ordre intellectuel, aucune potentialité qui ne soit totalement actuée par des
espèces intelligibles connaturelles. A l'égard des vérités qui leur sont
divinement révélées, rien n'empêche que leur intelligence soit en puissance, de
même que les corps célestes sont parfois en puissance à être illuminés par le
soleil.
Selon
la seconde manière, l'intelligence angélique peut être en puissance à l'égard
de ce qu'elle connaît naturellement puisqu'elle ne considère pas toujours en
acte tout ce que peut atteindre sa connaissance naturelle. Mais cela n'arrive
jamais relativement à la connaissance du Verbe et des choses qu'elle voit dans
le Verbe. L'ange contemple toujours en acte le Verbe et ce qui est en lui, puisque
c'est cette vision qui constitue sa béatitude et que, selon Aristote, la
béatitude consiste dans un acte, non dans un habitus.
Solutions:
1. Dans le texte de Denys, "mouvement" ne
signifie pas acte de l'imparfait, c'est-à-dire de ce qui existe en puissance, mais
acte du parfait, c'est-à-dire de ce qui existe en acte. En ce sens, on peut
appeler mouvements l'intellection et la sensation, comme le fait Aristote.
2. Ce désir que S. Pierre attribue aux anges n'implique
pas qu'ils sont privés de l'objet désiré, mais qu'ils n'en sont jamais lassés.
On peut aussi répondre que ce désir de voir Dieu porte sur les nouvelles
révélations qu'ils reçoivent de Dieu, selon l'exigence des missions dont ils
sont chargés.
3. Dans la substance des anges il n'y a aucune puissance
qui ne soit actuée. Et pas davantage, leur intelligence n'est une puissance
séparée de son acte.
Objections:
1. Cela semble impossible car pour Aristote "on
peut bien savoir plusieurs choses, mais on ne peut en connaître actuellement
qu'une seule".
2. Une chose est connue en tant que l'intelligence est
informée par une espèce intelligible, comme le corps est informé par la figure.
Or, un même corps ne peut être informé simultanément par des figures diverses;
semblablement une même intelligence ne peut être informée simultanément par
divers objets intelligibles.
3. L'acte d'intellection est un certain mouvement. Or un
mouvement n'a jamais plusieurs termes. On ne peut donc pas avoir l'intelligence
de plusieurs choses à la fois.
Cependant:
S.
Augustin dit que "la puissance spirituelle de l'esprit angélique comprend
d'un seul coup, avec grande facilité, tout ce qu'il veut".
Conclusion:
L'unité
d'opération requiert l'unité d'objet, comme l'unité de mouvement requiert
l'unité de terme. Or, certaines choses peuvent être prises à la fois comme
multiples et comme une; telles sont par exemple les parties d'une étendue
continue. Si l'on considère chacune en elle-même, elles sont multiples; et par
conséquent, ni le sens ni l'intelligence ne peuvent les saisir en même temps et
en une seule opération. Si, au contraire, on les considère comme ne formant
qu'une même chose dans le tout, elles peuvent être connues en même temps et par
une seule opération, tant par le sens que par l'intelligence, pourvu qu'ils
considèrent le contenu tout entier, dit Aristote. Ainsi encore, notre
intelligence perçoit simultanément le sujet et le prédicat, en tant que parties
d'une même proposition; ou bien deux choses comparées entre elles, en tant
qu'elles forment une seule comparaison. Tout cela prouve que, prises séparément,
les choses multiples, ne peuvent être connues en même temps, et que cela n'est
possible que si elles sont unies en un seul intelligible.
Or,
une chose est intelligible en acte selon que sa similitude est dans
l'intelligence. Donc, tout ce qui peut être connu par une seule espèce
intelligible sera connu comme ne formant qu'un seul intelligible et, par suite,
sera saisi d'un seul coup. Mais les choses qui sont connues par des espèces
intelligibles diverses seront saisies comme autant d'intelligibles divers.
S'il
s'agit de la connaissance qui leur fait connaître les choses dans le Verbe, les
anges atteignent donc tout par une seule espèce qui est l'essence divine. A ce
point de vue, ils connaissent tout en même temps; pour nous également, dit S.
Augustin, dans la patrie du ciel, "nos pensées ne seront plus changeantes,
allant et venant d'une chose à une autre; nous verrons toute notre science
simultanément et d'un seul regard." Mais par la connaissance qu'ils
acquièrent au moyen d'espèces innées, les anges ne peuvent connaître
simultanément que ce qui est atteint par une seule espèce, et non ce qui
requiert des espèces diverses.
Solutions:
1. Connaître plusieurs choses en tant qu'elles ne font
qu'un, c'est, en quelque manière, ne connaître qu'une seule chose.
2. L'intelligence est informée par les espèces qu'elle a
en elle. Elle peut donc par une seule espèce voir simultanément plusieurs
intelligibles, comme un même corps peut par une seule figure ressembler en même
temps à plusieurs autres corps.
3. Il faut répondre comme à la première objection.
Objections:
1. La connaissance discursive consiste en ce qu'une
chose est connue par une autre. Or, les anges connaissent une chose par une
autre, puisqu'ils connaissent les créatures par le Verbe. Leur connaissance est
donc discursive.
2. Ce que peut une substance inférieure, une puissance
supérieure le peut aussi. Or, l'intelligence humaine peut faire des syllogismes
et connaître les choses dans leurs effets; c'est ce qui constitue le
raisonnement discursif. Donc, à plus forte raison l'intelligence angélique
peut-elle le faire puisqu'elle est, dans l'ordre de nature, supérieure à
l'intelligence humaine.
3. S. Isidore dit que les anges connaissent beaucoup de
choses par l'expérience. Or, la connaissance expérimentale est discursive.
Comme dit Aristote: "L'expérience naît de plusieurs souvenirs, et l'idée
universelle naît de plusieurs expériences." La connaissance des anges est
donc discursive.
Cependant:
nous
lisons dans Denys: "Les anges ne tirent pas leur connaissance divine de
raisons discursives, et leur connaissance ne passe pas de l'universel au
particulier."
Conclusion:
Comme
nous l'avons dit souvent, les anges occupent, dans le monde spirituel, le même
degré que les corps célestes dans le monde corporel, aussi Denys les
appelle-t-il les "esprits célestes". Or, les corps célestes diffèrent
des corps terrestres en ce que ces derniers atteignent leur perfection ultime
par le changement et le mouvement, tandis que les premiers la possèdent par
nature. De même, les intelligences inférieures, celles des hommes, acquièrent
leur perfection et la connaissance de la vérité par un mouvement discursif de
l'opération intellectuelle, en procédant d'une chose connue à une autre; si, dans
la connaissance même du principe, elles percevaient toutes les conclusions qui
en découlent, le raisonnement leur deviendrait inutile. C'est précisément ce
qui a lieu chez les anges; ils perçoivent immédiatement tout ce qui peut être
connu dans les choses qui tombent premièrement et naturellement sous leur
connaissance. Aussi les qualifie-t-on d'"intellectuels"; car, même
parmi nous, ce qui est saisi tout de suite et naturellement, est dit "intelligé";
c'est pourquoi on donne le nom d'intellect à l'habitus des premiers principes.
En retour, on appelle les âmes humaines "rationnelles", puisqu'elles
n'acquièrent la connaissance de la vérité que de façon discursive. Cela vient
d'ailleurs de la faiblesse de leur lumière intellectuelle; si elles avaient, comme
les anges, la plénitude de la lumière intellectuelle, elles discerneraient dès
la première saisie des principes tout ce qu'ils renferment, en percevant tout
ce que l'on peut en déduire.
Solutions:
1. Le raisonnement implique un certain mouvement. Or, tout
mouvement va de quelque chose d'antérieur vers quelque chose de postérieur. Il
y a donc connaissance discursive lorsque, à partir d'une chose connue d'abord, on
parvient à la connaissance d'une autre chose connue ensuite, qui précédemment
était inconnue. Mais si, d'un seul regard, on voit à l'instant l'autre chose, comme
on voit à l'instant dans le miroir l'image de la chose, il n'y a pas
connaissance discursive. Or c'est ainsi que les anges connaissent les choses
dans le Verbe.
2. Les anges peuvent faire des syllogismes en ce sens
qu'ils peuvent les connaître, parce qu'ils voient les effets dans les causes, et
les causes dans les effets. Mais non en ce sens qu'ils acquièrent la
connaissance d'une vérité inconnue en allant des causes aux effets, et des
effets aux causes.
3. On ne parle d'expérience pour les anges et les démons
que par analogie, en ce qu'ils connaissent les choses sensibles qui leur sont
présentes, mais sans aucun raisonnement.
Objections:
1. Là où il y a pluralité de choses connues, il y a
composition de ces choses connues, dit Aristote. Or dans l'intellect de l'ange
il y a pluralité de concepts, puisqu'il connaît les choses diverses par des
espèces diverses, et non toutes d'un seul coup. Il y a donc composition et
division dans l'intellect de l'ange.
2. Il y a plus de distance entre la négation et
l'affirmation qu'entre deux natures opposées, quelles qu'elles soient; car on
distingue avant tout les réalités par mode d'affirmation et de négation. Or la
distance qui sépare certaines natures fait que l'ange ne peut les connaître que
par des espèces diverses, une seule ne suffisant pas, on l'a vu. Il ne peut
donc connaître l'affirmation et la négation que par des espèces diverses.
L'intelligence de l'ange semble donc opérer par composition et division.
3. Le langage est le signe de l'intelligence. Or, comme
le montrent de nombreux passages de l'Écriture, lorsque les anges parlent aux
hommes, ils prononcent des propositions affirmatives et négatives; elles sont
le signe de la composition ou de la division opérée par l'intelligence. Il
semble donc que l'ange connaisse par composition et division.
Cependant:
nous
lisons dans Denys: "la vertu intellectuelle des anges resplendit par la
simplicité éclatante des divins concepts". Or, dit Aristote, la simplicité
de l'intelligence exclut la composition et la division. La connaissance de
l'ange s'opère donc sans composition ni division.
Conclusion:
Dans
le jugement, le prédicat est corrélatif au sujet, comme dans le raisonnement la
conclusion est corrélative au principe. Car si notre intelligence voyait
immédiatement dans le principe la vérité de la conclusion, elle n'aurait pas besoin
de discourir et de raisonner. De même, si dans la saisie de la quiddité du
sujet, notre intelligence avait immédiatement la connaissance de tout ce qui
peut être affirmé ou nié du sujet, elle n'aurait pas besoin de procéder par
composition et division; il lui suffirait de connaître l'essence. Le motif pour
lequel notre intelligence raisonne et compose ou divise est donc le même: parce
qu'elle ne peut pas, dans la première appréhension d'un objet, voir tout ce qui
est virtuellement contenu en lui. Cela provient de la faiblesse de notre
lumière intellectuelle, nous l'avons dit à l'article précédent. La lumière
intellectuelle de l'ange, elle, étant parfaite (selon Denys, l'ange est un
miroir pur et éclatant), son opération intellectuelle pas plus qu'elle n'use du
raisonnement, n'emploie la composition et la division des concepts. Néanmoins, l'ange
connaît la composition et la division des énonciations comme il connaît le
raisonnement des syllogismes; il connaît les composés d'une manière simple, les
choses mobiles d'une manière immuable et les choses matérielles d'une manière
immatérielle.
Solutions:
1. La composition n'est pas causée par n'importe quelle
pluralité de concepts, mais par celle de concepts dont l'un est affirmé ou nié
de l'autre. Or, quand l'ange connaît la quiddité d'une chose, il perçoit
simultanément tout ce qui peut en être affirmé ou nié. Connaissant l'essence, il
y discerne donc, par une seule et unique intuition, tout ce que nous pouvons y
découvrir en composant et en divisant.
2. Dans la réalité, des quiddités diverses sont moins
différentes que l'affirmation et la négation. Mais, pour la connaissance, l'affirmation
et la négation sont plus rapprochées, car dès que l'on connaît la vérité d'une
affirmation, on connaît aussi la fausseté de la négation opposée.
3. Le fait que les anges puissent formuler des
propositions affirmatives ou négatives, prouve qu'ils connaissent la
composition et la division, mais non que leur activité intellectuelle s'exerce
en composant et en divisant. Leur connaissance est une intelligence simple de
la quiddité.
Objections:
1. Cela semble possible, car la perversité se rattache à
la fausseté. Or, d'après Denys, l'imagination des démons est perverse. Il
semble donc qu'il puisse y avoir erreur dans l'intellect des anges.
2. L'ignorance entraîne une fausse appréciation. Or
Denys dit qu'il peut y avoir ignorance chez les anges. Il semble donc que leur
intelligence soit sujette à l'erreur.
3. Il y a fausseté ou erreur dans l'intelligence de tous
ceux qui s'écartent de la vérité de la sagesse et qui ont une raison dépravée.
Or, Denys attribue cet état aux démons. Il semble donc que l'erreur soit
possible pour l'intelligence des anges.
Cependant:
Aristote
dit que la simple appréhension est toujours vraie; S. Augustin dit aussi que
l'acte d'intellection ne porte que sur le vrai. Or les anges ne connaissent que
par mode d'appréhension et d'intuition. Leur connaissance n'est donc pas
sujette à l'égarement ou à l'erreur.
Conclusion:
La
solution vraie de cette question dépend, d'une certaine manière, de celle de
l'article précédent. On a dit en effet que l'ange ne connaît pas par
composition et division, mais par intuition de l'essence. Or l'intellect est
toujours dans le vrai à l'égard de l'essence des choses, comme le sens à l'égard
de son objet propre, selon Aristote. Si, pour nous, l'appréhension de l'essence
comporte parfois méprise et erreur, c'est pour une raison accidentelle, parce
qu'il s'y mêle une certaine composition; soit que nous prenions la définition
d'une chose pour celle d'une autre, soit que les parties d'une définition
soient incompatibles, comme si par exemple nous prenions comme définition d'une
chose: "animal quadrupède volatile", car on ne trouve aucun animal
qui réponde à cette définition. Cette erreur n'arrive que dans les choses
composées, dont la définition intègre des éléments divers, l'un étant matériel
à l'égard de l'autre. Mais quand l'acte d'intellection porte sur des essences
simples, il ne peut pas y avoir erreur, selon les Métaphysiques; ou bien on ne
les saisit pas du tout, et alors on n'en connaît rien, ou bien on les connaît
telles qu'elles sont.
De
soi, il ne peut donc y avoir fausseté, erreur ou méprise, dans l'intellect
angélique. Mais cela se produit par accident, et encore, d'une autre manière
que chez nous. En effet, c'est par voie de composition et de division que nous
parvenons parfois à définir une essence, comme lorsque nous cherchons une
définition en usant de divisions et de raisonnements. Cela ne se produit pas
chez les anges: ils perçoivent dans l'essence même d'une chose toutes les
énonciations qui la concernent. Or, la quiddité d'une chose peut bien être
principe de connaissance à l'égard de tout ce qui lui convient ou lui est
contraire selon sa nature, mais non de ce qui dépend d'un ordre surnaturel de
la Providence divine. Par conséquent, lorsque les bons anges dont la volonté
est droite jugent, par l'essence d'une chose, de ce qui convient naturellement
à cette chose, ils ne le font qu'en réservant les dispositions spéciales de la
Providence. Il ne peut donc y avoir chez eux aucune fausseté ou erreur. Mais
chez les démons, la volonté perverse soustrait l'intelligence à la sagesse
divine; aussi jugent-ils parfois les choses d'une manière absolue, en ne tenant
compte que des conditions naturelles. Dans cet ordre naturel ils ne peuvent se
tromper, mais pour ce qui relève de l'ordre surnaturel, ils le peuvent; cela
arriverait, par exemple, si voyant un homme mort, ils pensaient qu'ils ne
ressuscitera pas, ou bien, voyant le Christ dans sa nature humaine, ils
pensaient qu'il n'est pas Dieu.
Solutions:
On
peut résoudre par là les objections dans un sens ou dans l'autre, car la
perversité des démons c'est de n'être pas soumis à la sagesse divine. Et
l'ignorance chez les anges ne porte pas sur ce qu'ils peuvent connaître
naturellement mais sur les choses surnaturelles. Il est clair également que
l'appréhension de l'essence est toujours vraie; elle n'est fausse
qu'accidentellement, lorsqu'elle est engagée indûment dans une composition ou
une division données.
Objections:
1. Le soir et le matin sont l'un et l'autre mêlés de
ténèbres. Or, rien n'est ténébreux dans l'intelligence angélique puisqu'il n'y
a en elle ni erreur ni fausseté. La connaissance angélique ne doit donc être
dite ni matutinale, ni vespérale.
2. Entre le soir et le matin, il y a la nuit; et entre
le matin et le soir il y a le midi. Donc, s'il y a dans les anges une
connaissance matutinale et vespérale, il semble que, pour la même raison, il
doit y avoir une connaissance du jour et de la nuit.
3. La connaissance se diversifie d'après les objets
connus. Aussi Aristote dit-il ' que les sciences se divisent de la même manière
que les choses. Or, dit S. Augustin, les choses existent de trois manières, selon
qu'elles sont dans le Verbe, dans leur nature propre ou dans l'intelligence
angélique. Donc si, en raison de l'être des choses dans le Verbe et dans leur
nature propre, on distingue dans les anges une connaissance du matin et une
connaissance du soir, on doit aussi leur accorder une troisième connaissance, en
raison de l'être que les choses ont dans l'intelligence angélique.
Cependant:
S.
Augustin divise la connaissance angélique en connaissance du matin et
connaissance du soir.
Conclusion:
C'est
S. Augustin en effet qui a introduit cette distinction de la connaissance
angélique en connaissance du matin et en connaissance du soir. Pour lui, les
six jours pendant lesquels, d'après la Genèse, Dieu a fait toutes choses, ne
sont pas des jours ordinaires mesurés par le mouvement du soleil, étant donné
que le soleil n'a été créé que le quatrième jour. Il voit dans ces six jours
l'expression figurée de la connaissance angélique s'appliquant aux six ordres
des choses qui forment le monde. Et comme dans un jour normal le matin est le
commencement de la journée, et le soir en est le terme, il appelle connaissance
du matin celle de l'être primordial des choses, connaissance qui porte sur les
choses selon qu'elles sont dans le Verbe; tandis qu'il appelle connaissance du
soir la connaissance de l'être créé comme existant dans sa nature propre. Car
l'être des choses découle du Verbe comme d'un principe primordial; et cette
émanation se termine à l'être que les choses ont dans leur nature propre.
Solutions:
1. Le matin et le soir ne sont pas pris ici comme
impliquant un mélange de lumière et de ténèbres, mais en tant qu'ils sont
principe et terme. On peut aussi répondre que rien n'empêche, dit S. Augustin, qu'une
même chose soit appelée lumière par rapport à une chose, et ténèbres par
rapport à une autre. Ainsi, comparée à celle des impies, la vie des fidèles et
des justes est appelée lumière: "Autrefois vous étiez ténèbres, mais
maintenant vous êtes lumière dans le Seigneur" (Ep 5, 8). Au contraire, comparée
à la vie de la gloire, cette même vie des fidèles est qualifiée de ténébreuse: "Vous
avez la parole prophétique, à laquelle vous faites bien de porter attention
comme à une lampe qui brille dans un lieu obscur " (2 P 1, 19). De la même
façon, la connaissance par laquelle l'ange connaît les choses dans leur nature
est lumineuse en comparaison de l'ignorance et de l'erreur, mais obscure en
comparaison de la vision du Verbe.
2. La connaissance du matin et la connaissance du soir
se rapportent l'une et l'autre au "jour", c'est-à-dire aux anges
illuminés, distincts de ces ténèbres que sont les mauvais anges. Lorsque les
bons connaissent la créature, ils ne s'y attachent pas, ce qui serait
s'enfoncer dans les ténèbres de la nuit, ils rapportent cette connaissance à la
louange de Dieu, en qui ils connaissent toutes choses comme en leur principe.
C'est pourquoi, après le soir, on parle de matin et non de nuit: le matin est
la fin du jour précédent et le commencement du suivant, en ce sens que les
anges rapportent à la louange de Dieu la connaissance du jour précédent. Quant
à midi, il est compris dans le jour, comme le milieu entre deux extrêmes, à
moins qu'on n'en réserve le nom à la connaissance de Dieu lui-même, qui n'a ni
commencement ni fin.
3. Les anges sont eux aussi des créatures. L'être des
choses dans l'intelligence angélique est donc compris sous la connaissance du
soir, comme l'être qu'elles ont dans leur nature propre.
Objections:
1. Il semble qu'elles ne fassent qu'un. Car il est dit
dans la Genèse (1, 5): "Il y eut un soir, il y eut un matin, c'est-à-dire
un jour." Or, d'après S. Augustin, le jour désigne la connaissance
angélique. La connaissance du matin et la connaissance du soir forment donc une
seule et même connaissance.
2. Une seule et même puissance ne peut avoir deux
opérations. Or, la connaissance matutinale des anges est toujours en acte, puisqu'ils
voient toujours Dieu et les choses qui sont en lui, selon cette parole en S.
Matthieu (18, 10): "Leurs anges voient toujours la face de mon Père."
Donc, si la connaissance du soir était différente de la connaissance du matin, les
anges ne pourraient jamais être en acte dans la connaissance du soir.
3. Nous lisons chez S. Paul (1 Co 13, 10): "Quand
sera venu ce qui est parfait, ce qui est partiel sera aboli." Si la
connaissance du soir était autre que la connaissance du matin, elle serait
envers elle comme l'imparfait pour le parfait. Elle ne peut donc exister
simultanément avec elle.
Cependant:
S.
Augustin écrit: "Il y a une grande différence entre la connaissance d'une
chose dans le Verbe et la connaissance de cette même chose dans sa nature;
aussi est-ce avec raison que l'une appartient au jour, l'autre au soir."
Conclusion:
Comme
nous venons de le dire, on appelle connaissance du soir la connaissance par
laquelle les anges connaissent les choses "dans leur nature propre".
Ce qui ne veut pas dire qu'ils tirent leur connaissance de la nature propre des
choses, comme si la proposition "dans" indiquait un rapport de
principe, puisque les anges ne tirent pas des choses leurs connaissances.
L'expression doit s'entendre de l'objet connu en tant qu'il tombe sous la
connaissance, c'est-à-dire que la connaissance du soir désigne la connaissance
par laquelle les anges atteignent l'être que les choses ont dans leur nature
propre. Mais ils peuvent le connaître par deux médiums: par des espèces innées,
et par les raisons des choses qui sont dans le Verbe. Car, en voyant le Verbe, ils
ne connaissent pas seulement l'être que les choses ont dans le Verbe, mais
aussi l'être qu'elles ont dans leur nature propre, de même que Dieu, par là
même qu'il le voit, connaît l'être que les choses ont dans leur nature propre.
Par conséquent, si l'on appelle connaissance du soir la connaissance par
laquelle les anges perçoivent dans la vision du Verbe l'être qu'elles ont dans
leur nature propre, la connaissance du soir et la connaissance du matin sont
identiques essentiellement, elles ne diffèrent que selon les objets connus.
Mais si, par connaissance du soir on entend la connaissance dans laquelle les
anges perçoivent, par des espèces innées, I'être que les choses ont dans leur
nature propre, la connaissance du soir et la connaissance du matin sont
distinctes. Et c'est sans doute ainsi que S. Augustin l'entendait quand il
disait que l'une est imparfaite par rapport à l'autre.
Solutions:
1
Le nombre des six jours s'entend, d'après S. Augustin, des six genres de choses
qui sont connus par les anges; de même l'unité du jour se prend pour l'unité de
l'objet connu, qui peut être connu de différentes manières.
2. La même puissance peut produire simultanément deux
opérations, si l'une se réfère à l'autre; ainsi la volonté veut en même temps
la fin et le moyen qui lui est ordonné; et l'intelligence, quand elle a acquis
la science, connaît en même temps les principes et les conclusions qui en
découlent. Or, dit S. Augustin, chez les anges la connaissance du soir se
réfère à la connaissance du matin. Elles peuvent donc exister simultanément
dans l'ange.
3. Le parfait n'abolit l'imparfait que s'il s'oppose à
lui; ainsi la foi, qui a pour objet ce qui ne se voit pas, disparaîtra quand
viendra la vision. Mais l'imperfection de la connaissance du soir ne s'oppose
pas à la connaissance du matin. Connaître une chose en elle-même et la
connaître dans sa cause ne s'opposent pas. Pas plus qu'il n'y a de
contradiction à ce qu'une même chose soit connue par deux médiums: l'un parfait,
l'autre imparfait; ainsi nous pouvons arriver à une même conclusion par
l'expérience ou par le raisonnement. De même l'ange peut-il connaître une même
chose soit par le Verbe incréé, soit par le raisonnement.
1. Y a-t-il une
volonté chez les anges? 2. La volonté de l'ange est-elle identique à sa nature,
ou aussi à son intelligence? 3. Les anges ont-ils le libre arbitre? 4.
L'irascible et le concupiscible existent-ils chez eux?
Objections:
1. Au dire du Philosophe, "la volonté est dans la
raison". Or il n'y a pas de raison chez les anges, mais quelque chose qui
lui est supérieur. Il y a donc, chez les anges, non pas une volonté, mais une
faculté supérieure à la volonté.
2. La volonté relève de l'appétit, selon Aristote, et
l'appétit suppose une imperfection puisqu'il a pour objet ce que l'on ne
possède pas. Or les anges, surtout les anges bienheureux, n'ont pas
d'imperfection. Il semble donc qu'il n'y a pas en eux de volonté.
3. Selon Aristote encore, la volonté est un moteur mu;
en effet elle est mue par l'objet désirable quand celui-ci tombe sous
l'appréhension de l'intelligence. Mais les anges sont immobiles parce
qu'incorporels.
Cependant:
S.
Augustin enseigne que l'image de la Trinité se trouve dans l'esprit, en tant
qu'il y a en lui mémoire, intelligence et volonté. Cette image de Dieu n'existe
pas seulement dans l'esprit humain, mais aussi dans l'esprit angélique, car
celui-ci est capable de Dieu. Il y a donc une volonté dans l'ange.
Conclusion:
Il
est nécessaire d'admettre que les anges ont une volonté. Toutes les créatures, en
effet, procèdent de la volonté divine et sont inclinées au bien par l'appétit, chacune
à sa manière et diversement. Certaines sont inclinées au bien uniquement par la
disposition de leur nature, sans qu'il y ait connaissance de leur part; tels
les plantes et les corps inanimés. On nomme cette inclination "appétit
naturel". D'autres sont portées au bien avec une certaine connaissance, non
qu'elles saisissent la raison même de bien, mais elles connaissent seulement un
bien déterminé en sa particularité: ainsi le sens qui connaît le doux, le blanc,
etc. L'inclinaison qui naît de cette connaissance s'appelle "appétit
sensible". D'autres créatures enfin sont inclinées au bien avec une
connaissance qui leur fait appréhender la raison même de bien, ce qui est le
propre de l'intelligence. De tels êtres sont portés vers le bien de la façon la
plus parfaite, car ils ne sont pas seulement poussés vers lui en quelque sorte
par un autre, comme il arrive pour les êtres dénués de connaissance; ils ne
sont pas seulement inclinés à un bien en sa particularité, comme les êtres
doués de connaissance sensible; mais ils sont inclinés vers le bien universel
lui-même. Et cette inclination a nom "volonté". C'est pourquoi, puisque
les anges appréhendent par leur intelligence la raison universelle de bien, il
est manifeste qu'il y a en eux une volonté.
Solutions:
1. Ce n'est pas de la même manière que la raison est
supérieure au sens, et l'intelligence à la raison. La raison transcende le sens
en raison de la diversité des objets connus; car le sens a pour objet le
particulier, et la raison l'universel. De là vient la nécessité d'un double
appétit; l'un tend au bien universel et est requis par la raison; l'autre se
porte vers le bien particulier et est exigé par le sens. Mais l'intelligence et
la raison diffèrent seulement par leur mode de connaissance; l'intelligence
connaît par simple intuition; la raison connaît par raisonnement. Ce qui
n'empêche pas la raison de parvenir à connaître, par le raisonnement, ce que
l'intelligence connaît par intuition, à savoir l'universel. C'est donc le même
objet qui est proposé à la faculté appétitive, soit par la raison, soit par
l'intelligence. Il s'ensuit que les anges, qui sont des créatures uniquement
intellectuelles, n'ont pas un appétit supérieur à la volonté.
2. Bien que le mot "appétit" vienne
étymologiquement du mot appetere, qui signifie désirer ce que l'on n'a pas, cependant
la faculté appétitive s'étend à bien d'autres objets. Ainsi le mot lapis, pierre
vient de laesio pedis, blessure du
pied, et a un sens beaucoup plus étendu. De même, le mot irascibile prend son
origine dans ira, colère; mais la
puissance irascible comporte aussi bien l'espérance, l'audace et beaucoup
d'autre passions que la colère.
3. La volonté est appelée moteur mû au sens où le
mouvement peut s'appliquer à l'acte du vouloir et de l'intellection. En ce sens,
on peut parler de mouvement dans l'ange, car, dit Aristote, un tel mouvement
n'est autre que l'acte de l'être parfait.
Objections:
1. Il semble que chez les anges la volonté ne diffère
pas de l'intelligence et de la nature. En effet, l'ange est un être plus simple
que le corps naturel. Mais ce dernier est incliné par sa forme même vers sa fin
qui est son bien. A plus forte raison, semble-t-il, en sera-t-il ainsi de
l'ange. Or la forme de l'ange ne peut être que la nature en laquelle il
subsiste, ou l'espèce qui se trouve dans son intelligence. C'est donc par l'une
ou par l'autre que l'ange sera incliné au bien. Et puisque cette ordination au
bien relève de sa volonté, celle-ci ne peut être autre chose que la nature ou
l'intelligence.
2. L'objet de l'intelligence, c'est le vrai; et celui de
la volonté, c'est le bien. Mais le vrai et le bien ne diffèrent pas réellement;
il n'y a entre eux qu'une distinction de raison. La volonté et l'intelligence
ne diffèrent donc pas réellement.
3. La distinction de l'objet commun et de l'objet propre
ne diversifie pas les puissances, car la même puissance de la vue a pour objet
la couleur et la blancheur. Mais le bien et le vrai ont entre eux le même
rapport que l'objet commun et l'objet propre, car le vrai est un bien
particulier puisqu'il est celui de l'intelligence. La volonté, dont l'objet est
le bien, ne diffère donc pas de l'intelligence, dont l'objet est le vrai.
Cependant:
la
volonté chez les anges ne se porte que vers le bien. L'intelligence est
relative au bien et au mal, car les anges connaissent l'un et l'autre. La
volonté de l'ange est donc autre que son intelligence.
Conclusion:
La
volonté, chez les anges, est une faculté ou puissance qui ne s'identifie ni
avec leur nature, ni avec leur intelligence. Avec leur nature d'abord, car la
nature ou l'essence d'une chose lui est intrinsèque; et tout ce qui lui est
extrinsèque ne saurait s'identifier à l'essence. Nous voyons bien en effet que,
dans les corps naturels, ce qui tend à l'être n'est pas quelque chose de
surajouté à l'essence, c'est soit la matière, qui désire l'être avant de le
posséder; soit la forme, qui maintient la chose dans l'être, une fois que cette
chose est constituée. Mais l'inclination vers ce qui est extrinsèque suppose
toujours quelque chose de surajouté à l'essence; ainsi la tendance au lieu
propre se fait par le moyen de la gravité ou de la légèreté, qualités
extrinsèques à l'essence; l'inclination à produire un être semblable à soi se
réalise par le moyen des qualités actives. Or la volonté a une inclination
naturelle au bien. Il n'y aura donc identité entre essence et volonté que dans
le cas où la totalité du bien sera contenue dans l'essence du sujet voulant.
C'est le cas de Dieu, qui ne veut rien en dehors de lui qu'en raison de sa
bonté. Mais on ne peut en dire autant d'aucune créature, car le bien infini est
en dehors de l'essence de tout être créé. C'est pourquoi la volonté de l'ange, pas
plus que celle d'une autre créature, ne peut s'identifier à son essence.
De
même, qu'il s'agisse de l'ange ou de l'homme, il ne peut y avoir identification
entre intelligence et volonté. La connaissance, en effet, suppose que le connu
est dans le connaissant; elle implique donc, pour l'intelligence, que ce qui
lui est extrinsèque par son essence se trouve apte de quelque manière à exister
en elle. La volonté au contraire se porte vers ce qui est en dehors d'elle par
une certaine inclination qui la fait tendre vers la réalité extérieure. Il faut
donc bien que, dans toute créature, l'intelligence soit autre que la volonté.
En Dieu, il n'en est pas ainsi, car Dieu possède en lui-même l'être universel
et le bien universel, et il en résulte que sa volonté, aussi bien que son
intelligence, est identique à son essence.
Solutions:
1. Le corps naturel, par sa forme substantielle, incline
vers son être propre. Mais, pour tendre vers une réalité extérieure, il lui
faut quelque chose de surajouté, ainsi que nous venons de le dire.
2. Les puissances se diversifient d'après la distinction,
non pas matérielle, mais formelle, de leurs objets. C'est pourquoi la
distinction entre la raison formelle du bien et la raison formelle du vrai
suffit à établir celle de l'intelligence et de la volonté.
3. Le bien et le vrai sont convertibles dans la réalité,
et c'est pourquoi le bien peut être appréhendé par l'intelligence sous la
raison de vrai, et le vrai sous la raison de bien par la volonté. Cela suffit à
distinguer les deux puissances.
Objections:
1. L'acte du libre arbitre consiste dans le choix ou
élection. Mais il ne peut y avoir d'élection dans les anges; celle-ci en effet
est un appétit qui se porte sur ce qui a été délibéré au préalable, et la délibération
est une recherche, selon Aristote: or si les anges connaissent c'est sans avoir
à chercher, puisque c'est du raisonnement que relève la recherche. Il n'y a
donc pas de libre arbitre chez l'ange.
2. Le libre arbitre suppose la possibilité d'une
alternative. Mais il n'y a pas d'alternative dans la connaissance angélique;
car l'ange ne peut se tromper dans le domaine des réalités naturelles. comme on
l'a dit. Son affectivité elle-même ne peut donc être libre dans son choix.
3. Ce qui est naturel chez les anges leur convient à des
degrés différents puisque la nature intellectuelle (qui leur est commune à
tous) est plus parfaite chez les anges supérieurs que chez les anges
inférieurs. Or le libre arbitre ne comporte pas de degrés: il n'y a donc pas de
libre arbitre chez les anges.
Cependant:
la
liberté du choix appartient à la dignité humaine. Or, la dignité de l'ange est
plus élevée que celle de l'homme. A plus forte raison, la liberté du choix
doit-elle se trouver chez l'ange.
Conclusion:
Il
y a des êtres qui n'agissent pas par choix, mais qui sont comme agis et mus par
d'autres, telle la flèche lancée vers un but par l'archer. D'autres êtres
agissent par un certain choix, mais qui n'est pas libre, tels les animaux sans
raison; ainsi la brebis fuit le loup parce que, d'une certaine manière, elle
juge et estime que le loup lui est nuisible; mais ce jugement, chez elle, n'est
pas libre il lui est inné par nature. Seul, celui qui possède une intelligence
peut agir par un jugement libre, car il connaît la raison universelle de bien, et,
à partir de là, il peut juger si ceci ou cela est bon. C'est pourquoi, en tout
être où il y a intelligence, il y a aussi libre arbitre. Le libre arbitre se
trouve donc chez l'ange, et d'une manière plus excellente que chez l'homme, comme
il en est pour l'intelligence.
Solutions:
1. Aristote, dans le passage auquel on se réfère ici, parle
uniquement de l'élection humaine. Or nous savons que l'appréciation de l'homme,
dans les choses spéculatives, diffère de celle de l'ange; la première suppose
la recherche; la seconde s'en passe. Il en est de même dans le domaine de
l'action. Certes, dans les anges, il y a choix ou élection; mais l'ange n'a pas
besoin de la recherche délibérative du conseil; la saisie immédiate de la vérité
lui suffit.
2. Nous l'avons dit, la connaissance suppose que le
connu est dans le connaissant; et c'est être imparfait pour une chose de ne pas
posséder ce qu'elle est apte, par nature, à posséder. L'ange ne serait donc pas
parfait en nature si son intelligence n'était pas en possession de toutes les
vérités qu'il peut naturellement connaître. Mais, par l'acte de la puissance
appétitive, l'affectivité se trouve inclinée vers la réalité extérieure. Or, la
perfection d'un être ne dépend pas de toutes les réalités vers lesquelles il
est incliné, mais seulement des réalités supérieures qui peuvent le parfaire.
Ce n'est donc pas être imparfait pour l'ange que de ne pas avoir une volonté
déterminée vers les réalités qui lui sont inférieures; c'en serait une au
contraire que d'être indéterminé à l'égard de ce qui est au-dessus de lui.
3. Le libre arbitre, comme le jugement, est plus noble
chez l'ange que chez l'homme. Cependant, il reste vrai que la liberté elle-même,
en tant qu'elle est une absence de coercition, ne comporte pas de plus ou de
moins. Il en est ainsi de toute privation ou de toute négation; elles ne
comportent pas en elles-mêmes de degrés, mais seulement par rapport à leur
cause, ou en tant qu'une affirmation s'y trouve jointe.
Objections:
1. Denys parle de "la fureur insensée des démons et
de leur folle concupiscence". Mais les démons sont de même nature que les
anges, puisque le péché n'a pas changé leur nature. L'irascible et le
concupiscible existent donc chez les anges.
2. L'amour et la joie appartiennent au concupiscible; la
colère, l'espérance et la crainte relèvent de l'irascible. Or, l'Écriture
attribue ces passions aux anges.
3. Certaines vertus, comme la charité et la tempérance, semblent
appartenir au concupiscible; d'autres, comme l'espérance et la force, à
l'irascible. Mais ces vertus se trouvent chez les anges. Il y a donc en eux le
concupiscible et l'irascible.
Cependant:
comme
l'affirme Aristote, l'irascible et le concupiscible appartiennent à la partie
sensible de l'âme. Or il n'y a pas de sensibilité chez les anges.
Conclusion:
Ce
n'est pas l'appétit intellectuel, mais seulement l'appétit sensible, qui se
divise en irascible et concupiscible. La raison en est que les puissances se
distinguent non par leurs objets matériels mais d'après leur objet formel. Si
une faculté a pour objet une formalité commune à plusieurs objets
matériellement distincts, il n'y a pas lieu de distinguer plusieurs facultés
selon la pluralité des objets compris dans cette formalité qui leur est commune
Ainsi l'objet propre de la vue, c'est la couleur comme telle; on ne distingue
donc pas plusieurs puissances de voir selon que l'objet de la vision sera le
blanc ou le noir. Mais si l'objet propre d'une faculté était le blanc comme tel,
il faudrait distinguer cette puissance de celle qui a le noir pour objet.
Or,
d'après tout ce que nous avons dit, il est manifeste que l'objet de l'appétit
intellectuel ou volonté, est le bien sous la raison commune de bien. On ne
divisera donc pas l'appétit intellectuel d'après les biens particuliers qu'il
convoite. Mais il en sera tout autrement pour l'appétit sensible qui, précisément,
a pour objet un bien particulier. Dans les anges, il n'y a que l'appétit
intellectuel, on ne le distinguera donc pas en irascible et concupiscible, mais
on le laissera indivisible, et on lui donnera le nom de volonté.
Solutions:
1. La fureur et la concupiscence sont attribuées aux
démons par métaphore. C'est ainsi que l'on parle parfois de la colère de Dieu à
cause de l'effet produit qui ressemble à celui de la colère.
2. L'amour et la joie, considérés comme des passions, appartiennent
au concupiscible; mais, quand ils désignent simplement un acte de la volonté, ils
relèvent de la partie intellectuelle; ainsi aimer, c'est vouloir du bien à
quelqu'un, et la joie, c'est le repos de la volonté dans le bien possédé. Quand
il s'agit de l'ange, il n'est jamais question de lui attribuer l'amour et la
joie comme des passions, dit S. Augustin.
3. La charité, comme vertu, n'est pas dans le
concupiscible, mais dans la volonté. Car l'objet, du concupiscible, c'est le
bien agréable aux sens; tel n'est pas le bien divin qui est l'objet de la
charité. Pour la même raison, l'espérance n'est pas dans l'irascible, car
l'objet de l'irascible, c'est le bien difficile à obtenir dans l'ordre sensible;
et la vertu d'espérance a pour objet le bien considéré comme difficile à
acquérir mais qui est le bien divin. Quant à la tempérance, envisagée comme
vertu humaine, elle gouverne le désir des délectations sensibles, lesquelles
appartiennent au concupiscible. De même la force régit les audaces et les
craintes qui se trouvent dans l'irascible. C'est pourquoi la tempérance, vertu
humaine, réside dans le concupiscible, et la force dans l'irascible. En ce sens,
elles n'existent pas chez l'ange qui ne connaît pas les passions de désir, de
crainte et d'audace, et qui n'a pas à les régler par la tempérance et la force.
Mais on peut parler de tempérance chez les anges sous le rapport où ils
mesurent et règlent leur volonté d'après la volonté divine; et l'on peut parler
de force à leur propos, quand ils exécutent fermement les volontés de Dieu.
Tout cela se fait par le moyen de la volonté, et non par l'irascible et le
concupiscible.
Il faut maintenant considérer l'acte de
la volonté, qui est l'amour ou dilection, car tout acte de la puissance
appétitive dérive de l'amour ou dilection.
1. Y a-t-il
chez l'ange une dilection naturelle? 2. Y a-t-il chez lui un amour électif? 3.
S'aime-t-il lui-même d'un amour naturel ou d'un amour de choix? 4. Aime-t-il
naturellement un autre ange comme lui-même? 5. Par un amour naturel, aime-t-il
Dieu plus que lui-même?
Objections:
1. Il ne semble pas, car, d'après Denys, l'amour naturel
s'oppose à l'amour intellectuel. Or l'amour de l'ange ne peut être
qu'intellectuel.
2. Les êtres qui aiment d'amour naturel sont agis bien
plus qu'ils n'agissent, car aucun être n'a la maîtrise de sa nature. Mais les
anges ne sont pas agis, ils agissent puisqu'ils ont le libre arbitre, comme on
l'a montré. Ils n'ont donc pas d'amour naturel.
3. Toute dilection est droite ou déviée. Mais la
première relève de la charité, la seconde de l'iniquité. Or, ni l'une ni
l'autre ne relève de la nature, puisque la charité est au-dessus d'elle et l'iniquité
contre elle.
Cependant:
l'amour
découle de la connaissance car rien n'est aimé sans être connu, dit S.
Augustin. Or les anges ont une connaissance naturelle; il doit donc y avoir
aussi chez eux une dilection naturelle.
Conclusion:
Il
est nécessaire d'attribuer aux anges une dilection naturelle. En effet, ce qui
est primordial (et général) dans une perfection se retrouve toujours en ses
formes ultérieures (plus élaborées et plus particulières). Or, la nature est
première par rapport à l'intelligence, puisque la nature d'une chose, c'est son
essence. Ce qui appartient à la nature doit donc toujours demeurer, même chez
les êtres intelligents. D'autre part, toutes les natures ont en commun de
posséder une certaine inclination qui n'est autre que l'appétit naturel ou
amour. Cette inclination se retrouve sous divers modes selon la diversité des
natures. Dans la nature intellectuelle il y a une inclination naturelle
volontaire; dans la nature sensible une inclination sensible; dans les natures
matérielles une inclination correspondant à leur ordre naturel vers autre chose
qu'elles-mêmes. Puisque l'ange est de nature intellectuelle, il y aura donc
nécessairement dans sa volonté une dilection naturelle.
Solutions:
1. L'amour intellectuel s'oppose seulement à un amour
naturel qui serait uniquement naturel, c'est-à-dire appartenant à une nature
qui n'ajoute pas à la notion de nature la perfection de la connaissance
sensible ou intellectuelle.
2. Tous les êtres de l'univers sont agis de quelque
manière, sauf évidemment le premier agent qui ne l'est d'aucune façon, et en
qui nature et volonté sont identiques. Rien n'empêche par conséquent que l'ange
soit agi, en ce sens que son inclination naturelle lui est donnée par l'Auteur
même de sa nature Mais l'ange n'est pas agi de telle manière qu'il n'agisse pas,
puisqu'il possède une volonté libre.
3. De même que toute connaissance naturelle est vraie, de
même toute dilection naturelle est droite, car l'amour naturel est une
inclination de nature qui vient de l'Auteur de chaque nature. Et ce serait
l'offenser de prétendre qu'une inclination naturelle n'est pas droite.
Cependant la rectitude de la dilection naturelle et celle de la charité et de
la vertu sont différentes, car cette dernière vient perfectionner la première.
Ainsi peut-on dire également que la vérité de la connaissance naturelle et la
vérité de la connaissance infuse ou acquise sont différentes.
Objections:
1. Il apparaît que non, car l'amour électif semble être
un amour raisonné, puisque l'élection suppose la réflexion et le conseil, c'est-à-dire
une certaine recherche, dit Aristote. Mais l'amour raisonné s'oppose à l'amour
intuitif qui est propre aux anges, selon Denys. Il n'y a donc pas chez les
anges d'amour électif.
2. Chez les anges, en dehors de la connaissance infuse, il
n'y a que la connaissance naturelle; car l'ange ne part pas de principes pour
en venir aux conclusions. Il se trouve donc, à l'égard de tout ce qu'il peut
connaître naturellement, dans la même situation que notre intelligence à
l'égard des premiers principes qu'elle saisit naturellement. Mais l'amour
découle de la connaissance, on l'a déjà dit. En dehors de l'amour gratuit, il
n'y a donc pas chez l'ange un amour autre que naturel.
Cependant:
nous
ne méritons ni ne déméritons dans le domaine purement naturel. Or les anges, par
leur amour, peuvent mériter ou démériter. Il y a donc en eux un amour de choix.
Conclusion:
Il
y a chez les anges un amour naturel et un amour électif; et l'amour naturel, chez
eux, est principe de l'autre. Tout ce qui est premier, en effet, a raison de
principe, et, puisque la nature est première en tout être, il faut bien que le
naturel soit en lui principe du reste.
On
peut aisément le constater chez l'homme, quant à son intelligence et quant à sa
volonté. L'intelligence, en effet, connaît naturellement les principes et, de
là, l'homme parvient à la science des conclusions, lesquelles ne lui sont pas
connues naturellement, par la recherche ou par l'enseignement. Pareillement, la
fin joue pour la volonté le même rôle que le principe pour l'intelligence, selon
Aristote. C'est pourquoi la volonté tend naturellement vers sa fin ultime, car
tout homme veut naturellement la béatitude. De cette volonté naturelle dérivent
tous les autres vouloirs; car tout ce que veut l'homme, il le veut pour la fin
L'amour du bien que l'homme poursuit naturellement comme fin, est un amour
naturel. L'amour qui en provient, et qui se porte vers un bien en vue de la fin,
est un amour électif.
Il
y a cependant une différence entre l'intelligence et la volonté. La connaissance
intellectuelle, en effet, requiert que la chose connue soit dans le
connaissant. Or, c'est à cause de l'imperfection de son intelligence que
l'homme ne connaît pas naturellement dès le principe tous les intelligibles, mais
quelquesuns seulement, à partir desquels il se porte vers les autres pour les
saisir. L'acte de la puissance appétitive au contraire met en rapport celui qui
désire avec la réalité même. Or, il y a des réalités qui sont bonnes en
elles-mêmes et donc désirables comme telles; et il y a aussi des réalités dont
la raison de bonté tient à leur rapport avec autre chose, et qui sont
désirables à cause de cette autre chose. Ce n'est donc pas du fait de son
imperfection que le sujet désirant veut ceci naturellement comme sa fin, et cela
électivement, en l'ordonnant à sa fin. Donc, puisque la nature de l'ange est
parfaite, on ne trouve en lui que la connaissance naturelle, non la
connaissance rationnelle. Mais on trouve en lui et l'amour naturel et l'amour
électif.
Tout
cela fait évidemment abstraction de l'ordre surnaturel, pour lequel la nature
est un principe insuffisant. Il en sera parlé plus loin
Solutions:
1. Tout amour électif n'est pas nécessairement un amour
rationnel, au sens où l'on oppose amour rationnel et amour intellectuel.
L'amour rationnel est ainsi appelé parce qu'il suit la connaissance qui procède
par raisonnement. Mais nous avons vu, en parlant du libre arbitre, que le choix
ne suppose pas nécessairement le discours rationnel, sauf dans le cas
del'homme.
2. La réponse vient d'être donnée.
Objections:
1. L'amour naturel a pour objet la fin; l'amour électif,
les moyens. Or, une même réalité ne peut être à la fois fin et moyen sous le
même rapport, donc être en même temps objet d'amour naturel et d'amour électif.
2. L'amour produit l'union, selon Denys. Mais on ne peut
unir que des choses différentes. L'ange ne peut donc s'aimer lui-même.
3. L'amour est de quelque manière un mouvement qui, comme
tout mouvement, tend vers autre chose que soi. L'ange ne peut donc s'aimer
lui-même ni d'amour naturel ni d'amour électif.
Cependant:
selon
Aristote, l'amour de l'autre vient de l'amour que l'on a pour soi-même.
Conclusion:
L'amour
a pour objet le bien, et le bien peut être substantiel ou accidentel, comme le
montre l'Éthique. Il y a donc un double amour possible: l'un qui a pour objet
le bien subsistant, l'autre qui s'adresse au bien accidentel. Quand on aime un
être à titre de bien subsistant, on lui veut du bien; quand on aime une réalité
à titre de bien accidentel, on la désire pour un autre: ainsi on aime la
science, non en vue de lui faire du bien, mais pour la posséder. Certains ont
nommé cette sorte d'amour: convoitise; et la première: amitié.
Il
est évident, chez les êtres dénués de connaissance, que chacun désire acquérir
ce qui lui est bon; ainsi le feu tend à s'élever. Il en est de même chez l'ange
et chez l'homme, qui naturellement désirent leur bien et leur perfection. Cela,
c'est s'aimer soi-même. L'ange, comme l'homme s'aime donc lui-même
naturellement quand il désire un bien d'un désir naturel. Mais quand il désire
un bien par choix, il s'aime lui-même d'un amour électif.
Solutions:
1. L'ange et l'homme ne s'aiment pas à la fois
naturellement et électivement à propos d'un même objet, mais à propos de réalités
diverses, on vient de le dire.
2. L'unité est plus parfaite que l'union, et ainsi il y
a plus d'unité dans l'amour que l'on se porte à soi-même que dans l'amour qu'on
porte aux différents êtres qui nous sont unis. Quand on dit, avec Denys, que
l'amour est cause d'union, c'est pour montrer que l'amour de l'autre découle de
l'amour de soi, comme l'union dérive de l'unité.
3. L'amour, comme le mouvement qu'il représente, peut
demeurer chez l'aimant; il ne tend pas nécessairement vers quelque chose d'autre;
mais, de même que la connaissance peut se réfléchir sur le connaissant et le
prendre comme objet, ainsi l'amour peut se réfléchir sur l'aimant et le faire
s'aimer soi-même.
Objections:
1. Il ne semble pas, car l'amour suit la connaissance.
Mais l'ange ne connaît pas un autre ange comme lui-même; car il se connaît par
son essence et il ne connaît les autres anges que par similitude, on l'a déjà
vu. Il ne peut donc pas les aimer comme lui-même.
2. La cause est plus parfaite que son effet, et le
principe est plus parfait que son dérivé. Or, l'amour de l'autre dérive de
l'amour de soi, selon Aristote m. L'ange n'aime donc pas les autres comme
lui-même, mais il s'aime davantage.
3. L'amour naturel a pour objet la fin, et il ne peut
disparaître. Mais un ange n'est pas la fin d'un autre et en outre cet amour
peut disparaître, comme on le voit chez les démons, qui n'aiment pas les bons
anges. Donc un ange n'en aime pas un autre d'un amour naturel comme il s'aime
lui-même.
Cependant:
ce
qui se trouve dans tous les êtres, même irrationnels, ne peut que leur être
naturel. Or, il est dit dans l'Ecclésiastique (13, 15) que "tout être
vivant aime son semblable". L'ange aime donc naturellement les autres
anges comme lui-même.
Conclusion:
On
l'a dit, l'ange et l'homme s'aiment eux-mêmes naturellement. Or, celui qui ne
fait qu'un avec nous, on le considère comme un autre soi-même; c'est pourquoi
tout être aime ce qui ne fait qu'un avec lui. S'il s'agit d'une union naturelle,
il l'aime d'un amour naturel; s'il s'agit d'une union qui n'est pas naturelle, il
l'aime autrement. Ainsi l'homme aime son concitoyen d'un amour qui fait appel
aux vertus civiques, mais il aime son parent d'un amour naturel basé sur
l'unité créée par la consanguinité.
Or,
il est manifeste que l'unité fondée sur la communauté de genre ou d'espèce est
une unité de nature. Toute chose, parce qu'elle aime son espèce, aimera donc ce
qui ne fait qu'un spécifiquement avec elle. Et c'est ce qui se voit même chez
les êtres matériels; car le feu a une inclination naturelle à communiquer à un
autre sa forme qui est son bien, tout comme il est incliné naturellement vers
son bien qui est de s'élever.
Dès
lors, on doit reconnaître que l'ange aime naturellement un autre ange sous le
rapport où celui-ci lui ressemble en nature. Mais sous d'autres points de vue, ou
en raison des différences existantes, il ne l'aime pas d'un amour naturel.
Solutions:
1. L'expression "comme soi-même" peut
déterminer la connaissance ou l'amour du point de vue de l'objet connu ou aimé.
Ainsi, on connaît un autre comme soi-même quand on saisit que cet autre existe,
de même que l'on se reconnaît soi-même comme existant. Mais l'expression "comme
soi-même" peut déterminer la connaissance ou l'amour du point de vue du
sujet qui connaît ou qui aime. En ce sens, il ne connaît pas un autre comme il
se connaît lui-même, par la présence à soi-même de sa propre essence: car s'il
connaît l'autre ce n'est pas par son essence à lui. De même il n'aime pas
l'autre comme il s'aime lui-même, par sa propre volonté, car il n'aime pas
l'autre par sa volonté à lui.
2. Le mot "comme" ne désigne pas une égalité, mais
une similitude. L'amour naturel étant fondé sur une unité naturelle, ce qui est
moins un avec l'aimant est naturellement moins aimé. On aimera donc naturellement
davantage celui qui est un numériquement avec soi, et on aimera moins celui qui
n'est un avec soi que spécifiquement ou génériquement. Mais il est naturel que
l'on ait pour l'autre un amour semblable à celui qu'on a pour soi-même, en ce
que s'aimer, c'est vouloir son propre bien, et de même aimer l'autre, c'est
vouloir son bien à lui.
3. L'amour naturel a pour objet la fin, non pas comme un
sujet auquel on veut du bien, mais comme une réalité bonne que l'on veut pour
soi, et, par voie de conséquence, que l'on veut pour les autres parce qu'ils ne
font qu'un avec nous. Un tel amour naturel ne disparaît jamais, même chez les
mauvais anges, car ils continuent à aimer les autres anges sous le rapport où
ils leur ressemblent en nature. Mais ils les haïssent en raison des divergences
créées par leur justice ou leur injustice respectives.
Objections:
1. Nous l'avons dit, l'amour naturel est fondé sur une
raison naturelle. Mais la plus grande distance existe entre la nature angélique
et la nature divine. Il semble donc que l'ange aime Dieu moins que lui-même ou
même qu'un autre ange.
2. Ce qui fait qu'une chose est telle l'est lui-même
encore davantage. Or, c'est à cause de soi-même que quelqu'un aime
naturellement un autre: ce que chacun aime, en effet, c'est comme son bien
qu'il l'aime. L'ange n'aime donc pas Dieu naturellement plus que lui-même.
3. Toute nature fait retour sur elle-même, car il est de
fait qu'un agent tend par son action à la conservation de lui-même. Or la
nature ne ferait pas ainsi retour sur soi si elle tendait davantage vers un
autre que vers elle-même. L'ange n'aime donc pas naturellement Dieu plus que
lui-même.
4. C'est le propre de la charité de nous faire aimer
Dieu plus que nousmême. Mais la dilection de la charité n'est pas naturelle à
l'ange, car "elle est diffusée dans leurs coeurs par le Saint-Esprit qui
leur a été donné", selon S. Augustin.
5. L'amour naturel demeure toujours tant que demeure la
nature. Mais le fait d'aimer Dieu plus que soi disparaît chez l'homme et chez
l'ange lorsqu'ils pèchent. S. Augustin parle de deux cités fondées sur deux
amours: l'une, la cité terrestre, fondée sur l'amour de soi jusqu'au mépris de
Dieu; l'autre, la cité céleste fondée sur l'amour de Dieu jusqu'au mépris de
soi. Aimer Dieu plus que soi-même ne relève donc pas de la nature.
Cependant:
tous
les principes moraux de la loi appartiennent à la loi naturelle. Or, le
précepte d'aimer Dieu plus que soi-même est un précepte moral de la loi. Il
relève donc de la loi naturelle. Et par conséquent, l'ange peut aimer Dieu d'un
amour naturel plus que lui-même.
Conclusion:
Certains
ont prétendu que l'ange aime naturellement Dieu plus que lui-même d'un amour de
convoitise; car il désire pour lui-même le bien divin plus que son propre bien.
D'une certaine manière cependant ils admettent que l'ange aime Dieu plus que
lui-même d'un amour d'amitié en ce sens que par nature il veut à Dieu un bien
plus grand qu'à lui-même; l'ange veut, en effet, que Dieu soit Dieu, alors que
pour lui-même, il veut être ce qu'il est selon sa propre nature. Mais, à parler
dans l'absolu, l'ange s'aimerait plus que Dieu, car il s'aime naturellement
lui-même plus intensément que Dieu, et en priorité.
Une
telle opinion apparaît manifestement fausse si l'on considère le mouvement naturel
des êtres.
L'inclination
naturelle des êtres sans raison va nous permettre en effet de découvrir quelle
est l'inclinaison naturelle des natures intellectuelles douées de volonté. Dans
les réalités naturelles, toute chose qui, par nature, en tout ce qu'elle est, relève
d'une autre, se trouve d'abord inclinée vers cette autre plus que vers
elle-même. Et cela se manifeste dans la manière même dont une chose est poussée
naturellement à agir, ce qui dénote en elle une attitude foncière, dit
Aristote. Nous voyons en effet que naturellement la partie s'expose pour la
conservation du tout: la main s'expose aux coups, sans délibération, pour
préserver le corps. Et comme la raison imite la nature, nous retrouvons cette
même inclination dans le cas des vertus politiques: le citoyen vertueux
s'expose à la mort pour le salut de tout l’État; et si l'homme était partie
naturelle de la Cité, cette inclination serait naturelle en lui.
Ceci
posé, il faut remarquer que le bien universel est Dieu lui-même; et ce bien
englobe l'ange, l'homme et toute créature, car toute créature, du simple point
de vue naturel, est de Dieu en tout ce qu'elle est. Il suit de là que l'ange et
l'homme aiment naturellement Dieu en priorité et plus qu'eux-mêmes. D'autre
part, si l'homme ou l'ange s'aimaient naturellement eux-mêmes plus que Dieu, il
s'ensuivrait qu'un tel amour naturel serait mauvais, et qu'il ne serait pas
perfectionné par la charité, mais détruit par elle.
Solutions:
1. La première difficulté envisage des réalités qui sont
sur le même plan et dont l'une n'est pas la raison de l'existence ou de la
bonté de l'autre. Sous ce rapport, tout être s'aime naturellement lui-même plus
que l'autre, car il est plus un avec lui-même qu'avec l'autre. Mais quand un
être trouve en un autre toute la raison de son existence et de sa bonté, il est
impossible qu'il n'aime pas par nature cet autre plus que lui-même, car, ainsi
que nous venons de le dire, toute partie aime naturellement le tout plus que
soi. Ainsi, chaque individu aime naturellement le bien de l'espèce plus que son
bien propre. Or, Dieu n'est pas seulement le bien d'une espèce, il est le bien
universel purement et simplement. Sous ce rapport tout être aime naturellement
Dieu plus que lui-même.
2. Quand on dit que l'ange aime Dieu parce que Dieu est
son bien, si l'on veut dire que dans cet amour son bien propre joue le rôle de
fin, cela est faux: ce n'est pas, en effet, en vue de son propre bien, c'est en
vue de Dieu même qu'il aime naturellement Dieu. Si l'on veut parler, au
contraire, de ce qui le provoque à aimer, cela est vrai: il ne saurait, en
effet, être naturel à quiconque d'aimer Dieu sinon pour cette raison que chacun
dépend de ce bien que Dieu est.
3. La nature fait retour sur elle-même non seulement
sous le rapport de ce qui lui est individuel, mais plus encore sous le rapport
de ce qui lui est commun avec d'autres natures. Toute chose, en effet, n'incline
pas seulement à la conservation de son être individuel, mais aussi au salut de
son espèce. A plus forte raison possède-t-elle une inclination naturelle vers
ce qui est purement et simplement le bien universel.
4. Dieu, en tant que bien universel duquel dépend tout
bien naturel, est aimé naturellement par chaque être. En tant qu'il est le bien
béatifiant, objet propre de la béatitude surnaturelle, il est aimé de charité.
5. En Dieu, la substance divine est identique au bien
universel ou bien commun de toutes les créatures. Dès lors, tous ceux qui
voient l'essence divine sont, d'un même mouvement d'amour, mus vers elle, à la
fois en tant que cette essence est distincte des autres réalités, et en tant
qu'elle est le bien commun de toutes. Car, puisque Dieu, en tant que bien
commun, est naturellement aimé de tous les êtres, quiconque le voit dans son
essence ne peut pas ne pas l'aimer. Mais ceux qui ne le voient pas dans son
essence, le connaissent par des effets particuliers, dont certains peuvent
contrarier leur volonté. En ce sens, on dit qu'ils ont de la haine pour Dieu.
Il reste néanmoins qu'à titre de bien commun de tous les êtres, chacun de
ceux-ci aime Dieu naturellement plus que lui-même.
1. L'ange
a-t-il une cause de son existence? 2. L'ange existe-t-il de toute éternité? 3.
L'ange a-t-il été créé avant la créature corporelle? 4. Les anges ont-ils été
créés dans le ciel empyrée?
Objections:
1. Le premier chapitre de la Genèse mentionne toutes les
réalités créées par Dieu, et il n'est pas question des anges.
2. Selon Aristote si une substance est forme sans
matière, "elle possède du même coup par elle-même l'être et l'unité, et
n'a pas de cause qui la fasse telle". Mais les anges sont des formes
immatérielles comme on l'a montré. Ils ne sont donc pas causés dans leur
existence.
3. Tout ce qui est produit par un agent reçoit de lui sa
forme. Mais les anges sont des formes. Ils ne les reçoivent donc pas d'un agent,
et ne sont pas causés par lui.
Cependant:
on
lit dans le Psaume (148, 2): "Louez-le, vous tous, ses anges", et
plus loin: "car il commanda et ils furent créés".
Conclusion:
Il
est nécessaire de dire que les anges, comme aussi bien tout ce qui est en
dehors de Dieu, ont été produits par Dieu. Seul, en effet, Dieu est son
existence: dans toutes les autres réalités, l'essence est distincte de
l'existence. Il s'ensuit évidemment que Dieu seul est un être par son essence, tandis
que les autres réalités sont des êtres par participation. Or tout ce qui est
par participation est causé par ce qui est par essence; ainsi tout ce qui est
embrasé l'est par le feu. Il est donc nécessaire que les anges aient été créés
par Dieu.
Solutions:
1.
S. Augustin remarque que les anges ne sont pas omis en cette première création
des choses; ils sont signifiés par le mot "ciel" ou le mot "lumière".
D'ailleurs qu'ils aient été omis ou signifiés par le nom de réalités
corporelles, cela tient à ce que Moise s'adressait à un peuple grossier, incapable
encore de parvenir à l'idée d'une nature immatérielle. Si on lui avait dit
expressément que certaines réalités étaient au-dessus de la nature corporelle, il
eût été tenté de verser dans l'idolâtrie à laquelle il était déjà trop porté, ce
que Moïse voulait avant tout éviter.
2. Les substances qui sont des formes subsistantes n'ont
pas, de leur être et de leur unité, une autre cause formelle qu'elles-mêmes; pas
davantage elles n'ont de cause efficiente qui fasse passer la matière de la
puissance à l'acte. Mais elles ont une cause productrice de toute leur
substance.
3. Cela résout la troisième objection.
Objections:
1. Il semble que l'ange ait été produit par Dieu de
toute éternité. En effet, Dieu est cause de l'ange par son être, car Dieu
n'agit pas au moyen d'une puissance greffée sur son essence. Mais l'être de
Dieu est éternel. Il a donc produit les anges de toute éternité.
2. Tout ce qui existe à un moment donné, et à un autre
moment n'existe pas, se trouve soumis au temps, ainsi qu'il est dit dans le
Livre des Causes. Et si l'on ne peut pas dire que l'ange, à un moment donné, existe,
et qu'à un autre, il n'existe pas, c'est donc qu'il existe toujours.
3. S. Augustin prouve l'incorruptibilité de l'âme par ce
fait que son intelligence est capable de vérité. Mais de même que la vérité est
incorruptible, de même est-elle éternelle. Une nature intellectuelle, comme
celle de l'âme et de l'ange, doit donc être non seulement incorruptible, mais
éternelle.
Cependant:
le
livre des Proverbes (8, 22) fait dire à la Sagesse engendrée: "Le Seigneur
m'a possédée au commencement de ses voies, avant ses oeuvres les plus
anciennes." Mais les anges ont été produits par Dieu, nous l'avons dit
plus haut C'est donc qu'ils n'ont pas toujours existé.
Conclusion:
Dieu
seul, Père, Fils et Saint-Esprit, existe de toute éternité. Cela, la foi
catholique l'enseigne sans aucun doute; et toute opinion contraire doit être
repoussée comme hérétique. Dieu donc a produit les créatures de rien, en ce
sens qu'avant elles il n'y avait rien.
Solutions:
1. L'être de Dieu est identique à son vouloir. Le fait
que Dieu ait produit les anges et les autres créatures par son être, n'exclut
donc pas qu'il les ait produits par sa volonté. Or, la volonté de Dieu n'est
pas nécessitée à produire des créatures. Dieu a produit celles qu'il a voulues
et quand il l'a voulu.
2. L'ange est au-dessus du temps mesuré par le mouvement
du ciel, car il est au-dessus de tout mouvement de la nature corporelle. Mais
il n'est pas au-dessus du temps qui mesure la succession du non-être et de
l'être, ni au-dessus du temps qui mesure la succession de ses opérations. C'est
pourquoi S. Augustin peut écrire que "Dieu meut la création spirituelle à
travers le temps"2.
3. Les anges et les âmes intellectuelles, du fait qu'ils
ont une nature capable de vérité, sont incorruptibles. Mais ils ne possèdent
pas leur nature de toute éternité; elle leur a été donnée par Dieu quand Dieu
l'a voulu. Donc il n'en découle pas que les anges existent de toute éternité.
Objections:
1. Il semble que les anges ont été créés avant le monde
corporel. Nous lisons en effet dans S. Jérôme: "Six mille ans de notre
histoire ne sont pas encore écoulés; et pendant combien de temps, combien de
siècles ne faut-il pas penser que les Anges, les Trônes, les Dominations et les
autres hiérarchies angéliques étaient déjà au service de Dieu?" Quant à S.
Jean Damascène, il écrit: "Certains disent que les anges furent produits
avant toute autre création"; c'est l'opinion de Grégoire de Nazianze, pour
qui: "Dieu commença par concevoir les puissances angéliques et célestes, puis
il réalisa sa conception."
2. La nature angélique tient le milieu entre la nature
divine et la nature corporelle. Or la nature divine existe de toute éternité;
la nature corporelle existe à partir d'un moment donné du temps. La nature
angélique a donc dû être produite avant la création du temps et après
l'éternité.
3. Il y a plus de distance entre la nature angélique et
la nature corporelle qu'entre deux natures corporelles différentes. Mais les
natures corporelles ont été créées l'une après l'autre en six jours, selon le
récit de la Genèse. A plus forte raison la nature angélique a-t-elle été
produite avant toute nature corporelle
Cependant:
on
lit dans la Genèse: "Au commencement Dieu créa le ciel et la terre";
ce qui ne serait pas vrai si quelque chose avait été créé auparavant. Les anges
n'ont donc pas été créés avant la nature corporelle.
Conclusion:
A
ce sujet, on trouve chez les saints Docteurs une double opinion. Pour la
première et la plus probable, les anges auraient été créés en même temps que la
nature corporelle. Les anges, en effet, font partie de l'univers; ils ne
constituent pas un univers spécial et séparé; ils entrent, avec la nature
corporelle, dans la constitution d'un seul et même univers. La preuve en est
dans l'ordre des créatures entre elles: cet ordre, en effet, est le bien de
l'univers dont aucune partie n'est parfaite, séparée du tout. Il ne semble donc
pas probable que Dieu, dont les oeuvres sont parfaites, ait créé séparément la
créature angélique avant les autres créatures.
Cependant
l'opinion contraire ne doit pas être regardée comme erronée, surtout en raison
de l'autorité de S. Grégoire de Nazianze, qui est si grande, au point de vue de
la doctrine chrétienne, que personne n'a jamais osé l'attaquer, pas plus que
l'on ne s'est attaqué aux écrits de S. Athanase, ainsi que le remarque S.
Jérôme.
Solutions:
1. S. Jérôme parle d'après l'opinion des Docteurs grecs
qui, tous, s'accordent à reconnaître que les anges ont été créés avant le monde
corporel.
2. Dieu n'est pas une partie de l'univers: il est
au-dessus, et en possède la perfection d'une manière éminente. L'ange au
contraire fait partie de l'univers.
3. Les créatures corporelles sont unifiées entre elles
par la matière, tandis que, sous cet aspect, l'ange n'a pas de rapport avec la
créature corporelle. Aussi peut-on dire que, dès que la matière est créée, toutes
les créatures corporelles existent déjà de quelque manière. Au contraire, on ne
pourrait pas dire qu'une fois l'ange créé, l'univers lui-même se trouve
produit.
Objections:
1. Il semble que non, car les anges sont des substances
incorporelles qui ne dépendent pas d'un corps dans leur être, ni par conséquent
dans leur devenir. Ils n'ont donc pas été créés dans un lieu corporel.
2. S. Augustin affirme que les anges ont été créés dans
la partie supérieure de l'air; donc ils ne l'ont pas été dans le ciel empyrée.
3. Le ciel empyrée, c'est le ciel suprême; il n'en est
pas de plus élevé. Or, dans Isaïe (14, 13), nous voyons l'ange pécheur s'écrier:
"Je monterai au ciel." Il ne se trouvait donc pas dans le ciel
empyrée.
Cependant:
nous
lisons dans la Glose de Walafrid Strabon: "Au commencement Dieu créa le ciel
et la terre. Le ciel dont il s'agit n'est pas le firmament visible, mais le
ciel empyrée, ciel de feu ou ciel spirituel, ainsi appelé non pas à cause de
son ardeur, mais de sa splendeur. Et aussitôt qu'il fut produit, il fut rempli
par les anges."
Conclusion:
Nous
l'avons dit, les créatures, corporelles ou spirituelles, constituent un seul
univers. Il y a donc un ordre entre elles, et les spirituelles président à
toute la création corporelle. Il convenait donc que les anges fussent créés
dans la partie suprême du monde corporel pour présider à tout l'ensemble de ce
monde. Peu importe d'ailleurs que l'on donne à cette partie le nom de ciel
empyrée ou une autre appellation: comme le dit S. Isidore, le ciel suprême, c'est
le ciel des anges, selon cette parole du Deutéronome (10, 14): "C'est au
Seigneur ton Dieu qu'appartiennent les cieux et les cieux des cieux."
Solutions:
1. Les anges ne sont pas créés dans un lieu corporel
comme s'ils en dépendaient dans leur être ou dans leur devenir; car Dieu aurait
pu les créer avant tout le monde matériel, ainsi que le soutiennent beaucoup de
saints Docteurs. Mais ils ont été produits dans un lieu corporel afin de
montrer leur relation au monde matériel et parce qu'ils entrent en contact avec
les corps par leur puissance.
2. Il se peut que S. Augustin entende par partie
supérieure de l'air le ciel suprême, avec lequel l'air possède un certain
rapport en raison de sa subtilité et de sa transparence. Ou bien il veut parler
seulement des anges pécheurs qui, selon certains, appartenaient aux hiérarchies
inférieures. Dans ce cas, rien n'empêcherait de concevoir que les anges
supérieurs, ayant une puissance plus élevée et plus universelle sur tous les
corps, aient été créés dans la partie suprême du monde matériel; les autres, ayant
des vertus plus particulières, auraient été créés dans des parties inférieures
du monde corporel.
3. Le ciel que l'ange pécheur veut atteindre n'est pas
un ciel corporel, mais le ciel de la Trinité sainte, vers lequel il a voulu
monter en s'égalant à Dieu, comme nous le montrerons plus loin.
1. Les anges
ont-ils été créés bienheureux? 2. Avaient-ils besoin de la grâce pour se
tourner vers Dieu? 3. Ont-ils été créés en grâce? 4. Ont-ils mérité leur
béatitude? 5. Ont-ils obtenu la béatitude aussitôt après le mérite? 6. Ont-ils
reçu la grâce et la gloire en proportion de leur capacité naturelle? 7. Après
l'entrée dans la gloire, l'amour et la connaissance naturels demeurent-ils en
eux? 8. Ont-ils pu pécher par la suite? 9. Après l'entrée dans la gloire, ont-ils
pu progresser?
Objections:
1. On lit dans le livre des Dogmes ecclésiastiques que "les
anges, en persévérant dans cette béatitude dans laquelle ils ont été créés, ne
possèdent pas naturellement ce bien qui est le leur". C'est donc que les
anges ont été créés bienheureux.
2. La nature angélique est plus noble que la créature
corporelle. Mais la créature corporelle a été créée dès le principe parfaite et
revêtue de sa forme; selon S. Augustin, en effet, la non-information de la
matière est première en nature, mais non temporellement. Donc, Dieu n'a pas
davantage créé la nature angélique informe et imparfaite. Or, la nature
angélique est formée et parfaite par le moyen de la béatitude qui la fait jouir
de Dieu.
3. Si l'on en croit S. Augustin, l'oeuvre des six jours
fut produite en une seule fois, et c'est dès le principe de la création des
choses que ces six jours ont tous existé. Le "matin" dont il est
question dans le récit de la Genèse n'est autre, selon son commentaire, que la
connaissance angélique en tant qu'elle a pour objet le Verbe et les choses vues
dans le Verbe. Or, les anges sont bienheureux du fait qu'ils voient le Verbe.
C'est donc que l'ange est bienheureux au principe même de sa création.
Cependant:
il
est de la nature même de la béatitude de produire, chez le bienheureux, la
stabilisation et la confirmation dans le bien. Or, les anges n'ont pas été
confirmés dans le bien dès le premier moment de leur création, comme le montre
la chute de quelques-uns. C'est donc que les anges n'ont pas été créés
bienheureux.
Conclusion:
Par
béatitude on entend la perfection dernière de la nature rationnelle ou
intellectuelle; et c'est pourquoi la béatitude est objet de désir naturel, car
tout être désire naturellement son ultime perfection. D'autre part, l'ultime
perfection de la nature rationnelle ou intellectuelle est double. Il y a
d'abord une perfection qui peut être atteinte par les seules forces de la
nature, et à laquelle on donne en quelque manière le nom de béatitude ou de
félicité. Aristote enseigne, en ce sens, que l'ultime félicité de l'homme
consiste, en cette vie, dans la très parfaite contemplation du souverain bien
intelligible qui est Dieu. Mais au-delà de cette félicité, il en est une autre
que nous espérons posséder plus tard, et en laquelle "nous verrons Dieu
tel qu'il est". Une telle félicité surpasse les forces naturelles de toute
intelligence créée, quelle qu'elle soit, on l'a montré précédemment.
Ceci
posé, pour ce qui est de la première béatitude, que l'ange peut atteindre par
ses seules forces naturelles, on doit dire que l'ange a été créé bienheureux.
En effet, ce n'est pas par un mouvement discursif, comme chez l'homme, que
l'ange acquiert une telle perfection, mais il la possède immédiatement en
raison de la dignité de sa nature, nous l'avons déjà noté. Quant à l'ultime
béatitude, qui dépasse ses forces naturelles, l'ange ne l'a pas possédée dès le
principe de sa création. Car cette béatitude ne fait pas partie de sa nature;
elle en est seulement la fin: l'ange ne devait donc pas la posséder dès le
commencement.
Solutions:
1. La béatitude dont il est question dans la première
difficulté se réfère à la perfection naturelle que l'ange possédait dans l'état
d'innocence.
2. La créature corporelle n'a pas eu, au premier instant
de sa création, la perfection que lui procure son opération. S. Augustin en est
d'accord; pour lui, la germination des plantes sortant de terre ne fait pas
partie de l'oeuvre première de la création, mais seulement la vertu germinative
donnée à la terre. Semblablement, la créature angélique, au principe de sa
création, a possédé la perfection de sa nature, mais non cette perfection à
laquelle elle devait parvenir par son opération.
3. L'ange a une double connaissance du Verbe; l'une est
naturelle, et l'autre appartient à la gloire. La connaissance naturelle lui
fait connaître le Verbe par sa propre nature angélique, qui en est la
similitude et le reflet; la connaissance de la gloire lui fait connaître le
Verbe par son essence divine. En l'une et l'autre connaissance, l'ange connût
les choses dans le Verbe; mais d'une connaissance imparfaite s'il s'agit de la
connaissance naturelle, et d'une façon parfaite s'il s'agit de la connaissance
de gloire. La première connaissance des choses dans le Verbe fut présente à
l'ange dès qu'il fut créé; la seconde ne lui parvint qu'avec la béatitude, et
du fait de sa conversion au bien. Et c'est cette connaissance que l'on appelle "matutinale".
Objections:
1. Nous n'avons pas besoin de la grâce pour accomplir ce
qui est en notre pouvoir naturel. Mais l'ange se tourne naturellement vers Dieu
puisqu'il l'aime d'un amour naturel, comme nous l'avons vu plus haut. Il n'a
donc pas besoin de la grâce pour se tourner vers Dieu.
2. Nous avons besoin de secours seulement pour les
oeuvres difficiles. Mais se tourner vers Dieu était aisé pour l'ange, puisqu'en
lui rien ne s'opposait à cette conversion.
3. Se tourner vers Dieu, c'est se préparer à la grâce, selon
ce mot du prophète Zacharie (1, 3): "Tournez-vous vers moi, et je me
tournerai vers vous." Mais nous n'avons pas besoin de la grâce pour nous
préparer à la grâce, autrement on irait à l'infini. Donc l'ange n'a pas besoin
de la grâce pour se tourner vers Dieu.
Cependant:
c'est
en se tournant vers Dieu que l'ange parvient à la béatitude. S'il n'avait pas
besoin de la grâce pour opérer une telle conversion, il s'ensuivrait que, sans
la grâce, il pourrait parvenir à la vie éternelle. Ce qui va contre la parole
de l'Apôtre (Rm 6, 23): "La vie éternelle est une grâce de Dieu."
Conclusion:
Les
anges ont eu besoin de la grâce pour se tourner vers Dieu en tant qu'il est
l'objet de la béatitude. Comme on l'a dit plus haut en effet, le mouvement
naturel de la volonté est principe de tous les autres vouloirs Or, l'inclination
naturelle de la volonté a pour objet ce qui est adapté à la nature. Ce qui est
au-dessus de la nature ne peut donc devenir objet de la volonté si celle-ci
n'est pas aidée par quelque principe surnaturel. Ainsi en est-il du feu: il
possède bien une inclination naturelle à chauffer et à se communiquer, mais
produire ou engendrer de la matière vivante dépasse son pouvoir naturel, et il
n'y est nullement incliné si ce n'est pour autant qu'il est mu, à titre
d'instrument, par l'âme nutritive.
Or
nous avons montré en traitant de la connaissance de Dieu, que la vision de
l'essence divine, objet de la béatitude suprême pour la créature rationnelle, dépasse
la nature de toute intelligence créée. C'est pourquoi aucune créature
rationnelle ne peut avoir un mouvement de volonté ordonné à cette béatitude, si
elle n'est mue par un agent surnaturel. Et c'est ce que nous appelons le
secours de la grâce. La volonté de l'ange n'a donc pu se tourner vers cette
béatitude sans le secours de la grâce.
Solutions:
1. L'ange aime Dieu naturellement en tant que Dieu est
principe de son être naturel. Mais la conversion dont nous parlons ici est
celle qui béatifie la créature par la vision de l'essence divine.
2. On appelle "difficile" pour un être ce qui
dépasse sa puissance. Mais cela peut s'entendre de deux façons. En un premier
sens, l'entreprise à tenter dépasse les forces naturelles de la puissance. Dans
ce cas, si celle-ci peut être aidée de quelque façon, on dit que l'entreprise
est difficile; s'il n'y a aucun secours possible, on dit que l'entreprise est
impossible. C'est ainsi qu'il est impossible à l'homme de voler. Au second sens,
la difficulté ne vient pas te la nature même de la puissance, mais d'un
empêchement qui lui est adjoint. Ainsi l'ascension n'est pas contraire à la
nature de la puissance motrice de l'âme, puisque l'âme, pour autant qu'il est
en elle, est capable de mouvoir le corps en quelque direction que ce soit; mais
la lourdeur du corps est un obstacle à l'ascension, et de là vient qu'il est
difficile à l'homme de s'élever.
Or,
il est difficile à l'homme de se tourner vers la béatitude suprême, d'abord
parce qu'elle surpasse sa nature, et ensuite parce qu'il trouve un obstacle
dans la corruption du corps et la viciation du péché. Pour ce qui est de l'ange,
c'est seulement parce qu'elle est surnaturelle que la béatitude est difficile.
3. Tout mouvement de la volonté vers Dieu peut être
appelé conversion. Or il y a une triple conversion possible vers Dieu. La
première, par cette parfaite dilection qui est celle de la créature jouissant
déjà de Dieu; elle requiert la grâce consommée. La deuxième est celle qui
mérite la béatitude. Elle requiert la grâce habituelle, principe du mérite. La
troisième conversion est celle par laquelle on se prépare à recevoir la grâce.
Elle ne requiert pas la grâce habituelle, mais une opération de Dieu
convertissant l'âme à lui, selon cette parole de l'Écriture (Lm 5, 21): "Fais-nous
revenir à toi, Seigneur, et nous reviendrons."
Objections:
1. D'après S. Augustin, la nature angélique fut d'abord
créée informe, et appelée "le ciel", puis elle fut revêtue d'une
forme, et appelée "lumière". Mais cette forme dont il est question ne
peut être que la grâce. Les anges n'ont donc pas été créés en grâce.
2. La grâce incline vers Dieu la créature raisonnable.
Si les anges avaient été créés en grâce, aucun d'entre eux ne se serait
détourné de Dieu.
3. La grâce est intermédiaire entre la nature et la
gloire. Mais les anges n'ont pas été bienheureux dès leur création. Il semble
donc plus raisonnable de concevoir qu'ils ont été d'abord créés avec leur
nature propre; puis qu'ils ont reçu la grâce, et qu'enfin ils sont devenus
bienheureux.
Cependant:
S.
Augustin écrit: "Qui a produit dans les anges la bonne volonté, si ce
n'est celui qui les a créés avec leur volonté, c'est-à-dire avec ce chaste
amour par lequel ils adhèrent à celui qui tout à la fois crée leur nature et
les enrichit de la grâce."
Conclusion:
Sur
ce sujet, il y a diverses opinions. Les uns disent que les anges ont été créés
avec leur nature seulement; les autres qu'ils ont été créés en grâce. Il semble
pourtant que l'on doive regarder cette seconde opinion comme plus probable et
plus conforme à l'enseignement des Pères. D'après S. Augustin, en effet, toutes
les choses qui, au cours du temps, sont produites par l'oeuvre de la Providence
divine, la créature opérant sous la motion de Dieu, ont été réalisées en leur
première condition à l'état de raisons séminales: tels les arbres, les animaux,
et autres réalités du même genre. Or, il est manifeste que la grâce
sanctifiante peut être comparée à la béatitude comme la raison séminale dans la
nature à son effet naturel. Aussi dans S. Jean (1 Jn 3, 9) la grâce est-elle
appelée "semence de Dieu". De même donc qu'au premier instant de la
création, ont été produites les raisons séminales de tous les effets naturels, ainsi,
dès le principe, les anges ont-ils été créés en grâce.
Solutions:
1. L'absence de la forme chez l'ange peut s'entendre de
l'absence de la gloire; en ce sens elle a précédé temporellement cette
dernière. On peut l'entendre aussi de la forme de la grâce; sous ce rapport
l'absence de forme n'est pas première dans l'ordre du temps, mais seulement
tans l'ordre de la nature. Ainsi en est-il, selon S. Augustin de la forme
corporelle.
2. Toute forme incline son sujet selon le mode propre à
la nature de celui-ci. Le mode naturel de la nature intellectuelle est de se
porter librement vers l'objet de son vouloir. L'inclination de la grâce
n'impose donc pas de nécessité, mais celui qui possède la grâce peut ne pas
s'en servir, et pécher.
3. Bien que, selon l'ordre naturel, la grâce soit
intermédiaire entre la nature et la gloire, cependant, dans l'ordre du temps, la
gloire ne devait pas être donnée à la créature en même temps que la nature, car
elle est la fin que par son opération la nature poursuit avec l'aide de la
grâce. La grâce, elle, n'est pas fin à l'égard de l'opération, mais principe
car elle ne provient pas des oeuvres. Il convenait donc qu'elle fût donnée en
même temps que la nature.
Objections:
1. Il semble que non, car le mérite vient de la
difficulté de l'acte méritoire. Mais l'ange n'eut aucune difficulté à bien
agir. Son acte bon ne fut donc pas méritoire.
2. Un acte naturel n'est pas méritoire. Mais il était
naturel à l'ange de se tourner vers Dieu. Il ne pouvait donc mériter par là sa
béatitude.
3. Si l'ange mérita sa béatitude, ce fut nécessairement
soit avant de la posséder, soit après. Mais ce ne fut pas avant car, pour
beaucoup d'auteurs, il ne possédait pas la grâce avant d'être béatifié; et sans
elle il n'y a pas de mérite. Ce ne fut pas non plus après, car, en ce cas, il
mériterait encore maintenant, ce qui est faux, semble-t-il. Cela supposerait en
effet qu'un ange peut parvenir au degré supérieur de gloire possédé par un
autre ange; et les distinctions établies dans l'ordre de la grâce seraient
instables, ce qui est inadmissible. En conséquence l'ange bienheureux n'a pu
mériter sa béatitude.
Cependant:
il
est dit dans l'Apocalypse (21, 17) que la mesure de l'ange, dans la Jérusalem
céleste, est une "mesure d'homme". Mais l'homme ne peut parvenir à la
béatitude que par le mérite. Il en est donc de même pour l'ange.
Conclusion:
La
béatitude parfaite est naturelle à Dieu seul, car en lui béatitude et existence
sont identiques. Pour la créature, la béatitude n'est pas naturelle, mais
représente sa fin ultime. Or, toute chose parvient à sa fin par le moyen de son
opération. Cette opération conduisant au terme est soit productrice de la fin
quand celle-ci n'excède pas la puissance de l'agent, comme le remède produit la
santé; soit méritoire à l'égard de la fin, quand la réalisation de celle-ci
dépasse le pouvoir de l'agent, qui ne peut alors l'attendre que d'un autre.
Nous avons montré que la béatitude ultime surpasse le pouvoir de la nature angélique
et humaine. Il appartient donc à l'homme, comme à l'ange, de mériter sa
béatitude.
Et
si nous admettons que l'ange a été créé dans la grâce, sans laquelle il n'y a
pas de mérite, il est aisé de voir qu'il a pu mériter sa béatitude. Il en
serait de même si l'on admettait que l'ange a possédé la grâce à un moment
quelconque avant la gloire.
Mais
si l'on prétend que l'ange n'a pas possédé la grâce avant d'être bienheureux, il
faut dire alors qu'il a reçu la béatitude sans mérite de sa part, comme nous-mêmes
recevons la grâce. Or cela va à l'encontre du concept même de béatitude, laquelle
a raison de fin et est la récompense de la vertu, selon le Philosophe. A moins
que l'on ne dise, comme certains, que les anges, déjà bienheureux, méritent
leur béatitude par l'exercice des divers ministères qui leur sont confiés. Mais
cela s'oppose à la nature du mérite, car il se définit comme la voie qui
conduit au terme, et celui qui se trouve déjà parvenu au terme n'a pas à y être
conduit. Personne ne mérite ce qu'il possède déjà.
Ou
bien il faudrait dire qu'un seul et même acte de conversion vers Dieu est
méritoire en tant qu'il vient du libre arbitre, et qu'en même temps il
constitue la béatitude en tant qu'il touche au terme et mérite la fin. Mais
cela aussi semble contradictoire; car le libre arbitre n'est pas cause
suffisante du mérite; pour être méritoire, l'acte libre doit être informé par
la grâce. Or, il ne peut être informé à la fois par la grâce imparfaite qui est
principe de mérite, et par la grâce parfaite qui est principe de béatitude.
Il
est donc préférable de soutenir que l'ange, avant d'être béatifié, a eu la
grâce qui lui a permis de mériter sa béatitude.
Solutions:
1. La difficulté de bien agir ne vient pas, pour l'ange,
d'une cause contraire ou d'un empêchement qui s'opposerait à sa puissance
naturelle; elle vient de ce fait que l'oeuvre bonne à accomplir est au-dessus
de ses forces naturelles.
2. L'ange n'a pas mérité sa béatitude par sa conversion
naturelle vers Dieu, mais par la conversion de la charité, qui se fait par la
grâce.
3. Tout cela répond à la troisième objection.
Objections:
1. Il semble que l'ange n'a pas possédé la béatitude
aussitôt après un seul acte méritoire. Car il est plus difficile à l'homme qu'à
l'ange de bien agir. Or l'homme n'est pas récompensé aussitôt après un seul
acte méritoire. Donc l'ange non plus.
2. L'ange, dès le principe et à l'instant même de sa
création, a pu produire un acte; ainsi les corps naturels, dans l'instant où
ils sont créés, commencent à être mus, et si le mouvement corporel pouvait être
instantané comme le sont les opérations de l'intelligence et de la volonté, les
corps posséderaient le mouvement dès le premier instant de leur génération.
Donc si l'ange, par un seul mouvement de sa volonté, a mérité la béatitude, il
l'a fait dans le premier instant de sa création; et si sa béatitude n'a pas été
retardée, il a dû être bienheureux aussitôt, en ce même instant.
3. Des réalités considérablement distantes doivent être
reliées par de nombreux intermédiaires. Mais il y a une très grande distance
entre la béatitude des anges et leur état naturel. L'intermédiaire entre eux, c'est
le mérite. L'ange a donc dû parvenir à la béatitude par de nombreux
intermédiaires.
Cependant:
l'âme
de l'homme et l'ange sont ordonnés semblablement à la béatitude; c'est pourquoi
l'égalité avec les anges est promise aux saints. Mais l'âme séparée du corps, si
elle est en état de mérite par rapport à la béatitude, la reçoit immédiatement,
à moins d'un empêchement. Il en est donc de même de l'ange. Or, dès son premier
acte de charité, l'ange s'est trouvé en état de mérite. Et, comme il n'y avait
en lui aucun obstacle, il a donc dû parvenir à la béatitude par ce seul et
unique acte méritoire.
Conclusion:
L'ange,
après son premier acte de charité qui lui faisait mériter la béatitude, a été
aussitôt bienheureux. La raison en est que la grâce perfectionne la nature
selon le mode de cette nature de même que toute perfection, nous l'avons montré,
est reçue dans son sujet conformément à la nature de celui-ci. Le propre de la
nature angélique, est de ne pas acquérir sa perfection naturelle
progressivement, mais de l'avoir aussitôt, avec sa nature, ainsi que nous
l'avons montré plus haut. Or, comme par sa nature l'ange est ordonné à sa perfection
naturelle, de la même manière par son mérite il est ordonné à la gloire. Il
suit de là que, chez l'ange, la béatitude a suivi immédiatement le mérite.
D'ailleurs,
le mérite de la béatitude, non seulement chez l'ange, mais aussi chez l'homme, peut
tenir à un seul acte; car, en étant perfectionné par n'importe quel acte de
charité, l'homme mérite la béatitude. Il en ressort qu'aussitôt après un seul
acte informé par la charité, l'ange a été bienheureux.
Solutions:
1. Selon sa nature, l'homme n'est pas, comme l'ange, fait
pour atteindre immédiatement sa perfection ultime. C'est pourquoi un plus long
itinéraire lui est ménagé pour qu'il mérite sa béatitude.
2. L'ange est au-dessus du temps des réalités
corporelles; les divers instants qui le concernent marquent seulement la
succession de ses diverses opérations. Or, il n'a pas pu y avoir à la fois, chez
l'ange, un acte méritoire de la béatitude, et un acte de jouissance de cette
même béatitude, car le premier a pour principe la grâce imparfaite, et le
second la grâce achevée. Il faut donc distinguer divers instants: l'un où
l'ange a mérité sa béatitude, et l'autre où il est devenu bienheureux.
3. Il est de la nature de l'ange d'obtenir aussitôt la
perfection à laquelle il est ordonné. C'est pourquoi un seul acte méritoire lui
suffit; et cet acte a raison d'intermédiaire puisqu'il ordonne l'ange à la
béatitude.
Objections:
1. La grâce est donnée uniquement par la volonté de Dieu;
le degré de grâce en dépend donc aussi et n'a rien à voir avec le degré de
perfection naturelle.
2. Un acte humain est plus proche de la grâce que la
simple nature, parce qu'il est préparatoire à la grâce. Mais comme l'écrit S.
Paul aux Romains (11, 6), la grâce ne vient pas des oeuvres. A plus forte raison
le degré de grâce ne dépend-il pas, chez les anges, de la perfection de leur
nature.
3. L'homme et l'ange sont ordonnés également à la
béatitude et à la grâce. Mais la grâce n'est pas donnée à l'homme en proportion
de ses dons naturels. Il en sera donc de même pour l'ange.
Cependant:
le
Maître des Sentences écrit que "parmi les anges, ceux qui sont d'une
nature plus subtile ou d'une sagesse plus perspicace, ont été aussi favorisés
de dons plus grands de la grâce".
Conclusion:
Il
est raisonnable de penser que les dons de la grâce et la perfection de la
béatitude ont été attribués aux anges d'après leur degré de perfection
naturelle. On peut en donner deux raisons. D'abord une raison prise du côté de
Dieu qui, selon l'ordre de sa sagesse, a établi divers degrés dans la nature
angélique. Or, de même que la nature angélique a été produite par Dieu en vue
de la grâce et de la béatitude, ainsi, semble-t-il, les divers degrés de la
nature angélique ont été ordonnés à divers degrés de grâce et de gloire. Quand un
bâtisseur polit des pierres en vue de construire une maison, nous le voyons
destiner les plus belles et les mieux réussies aux parties les plus nobles.
Ainsi donc, il semble qu'aux anges qu'il a dotés d'une nature plus haute, Dieu
a réservé des dons de grâce plus grands et une béatitude supérieure.
La
seconde raison est tirée de l'ange lui-même. L'ange n'est pas composé de
diverses natures, dont l'une, par son inclination, viendrait contrarier ou
retarder le mouvement de l'autre; c'est ce qui arrive chez l'homme, dont la
partie intellectuelle est retardée ou empêchée dans son activité par les
tendances de la partie sensible. Or, quand rien ne vient s'opposer au mouvement
d'une nature, celle-ci peut agir dans la plénitude de sa puissance. Il est donc
raisonnable de penser que les anges dotés d'une nature plus parfaite se sont
tournés aussi vers Dieu avec plus de force et d'efficacité. C'est ce qui arrive
même chez les hommes, auxquels la grâce et la gloire sont accordées en
proportion de l'intensité de leur retour à Dieu. Il semble donc que les anges
qui ont reçu une nature plus parfaite ont obtenu aussi plus de grâce et de
gloire.
Solutions:
1. La nature angélique, aussi bien que la grâce, dépend
de la pure volonté de Dieu. Et de même que la volonté de Dieu a ordonné la
nature à la grâce, de même les degrés de nature aux degrés de la grâce.
2. L'acte de la créature rationnelle vient d'elle-même;
la nature vient immédiatement de Dieu. Ainsi, que la grâce donnée soit
proportionnée à la perfection de la nature, cela s'entend mieux que si elle
était conférée à la mesure de la perfection des oeuvres.
3. La diversité des natures n'est pas la même chez les
anges qui diffèrent entre eux spécifiquement, et chez les hommes qui ne
diffèrent que numériquement. La différence spécifique est en vue de la fin; la
différence numérique provient de la matière. En outre, chez l'homme, certaines
choses peuvent retarder ou empêcher le mouvement de la nature intellectuelle;
mais cela n'arrive pas chez les anges. On ne peut donc raisonner de même dans
les deux cas.
Objections:
1. Nous lisons dans la première épître aux Corinthiens
(13, 10): "Quand viendra ce qui est parfait, ce qui est imparfait
disparaîtra." Mais la connaissance et l'amour naturels sont imparfaits par
rapport à la connaissance et à l'amour des bienheureux. Ils doivent donc
disparaître lorsque survient la béatitude.
2. Là où une seule chose suffit, le reste est superflu.
Or, la connaissance et la dilection de la gloire suffisent aux anges
bienheureux. Connaissance et amour naturels demeurent donc superflus.
3. La même puissance ne peut pas produire en même temps
deux actes, pas plus qu'une ligne ne peut se terminer, à l'une de ses
extrémités, par deux points. Mais les anges au ciel sont toujours en acte de
connaissance et d'amour béatifiques, car la félicité n'est pas un habitus, mais
un acte, selon Aristote. Il ne peut donc y avoir chez les anges ni connaissance
ni amour naturels.
Cependant:
tant
que demeure une nature, demeure aussi son opération. Or, la béatitude ne
détruit pas la nature dont elle est la perfection. Elle n'enlève donc pas non
plus la connaissance et l'amour naturels.
Conclusion:
Il
faut dire que chez les anges bienheureux subsistent la connaissance et la
dilection naturelles. Car les rapports qui existent entre les principes
d'opération se retrouvent entre les opérations elles-mêmes. Or, il est
manifeste que la nature est première par rapport à la béatitude qui est seconde,
car la béatitude ajoute à la nature. D'autre part, ce qui est premier doit
toujours être sauvegardé dans ce qui est second. Il faut donc que la nature
soit sauvegardée dans la béatitude. Et de même faut-il que l'acte naturel soit
sauvegardé dans l'acte béatifique.
Solutions:
1. La perfection que l'on acquiert enlève l'imperfection
qui lui est opposée. Mais l'imperfection de la nature n'est pas opposée à la
perfection de la béatitude; elle lui est seulement sous-jacente. Ainsi, l'imperfection
de la puissance est sous-jacente à la perfection de la forme, en sorte que ce
qui est enlevé par la forme, ce n'est pas la puissance, mais la privation, laquelle
s'oppose à la forme. Semblablement l'imperfection de la connaissance naturelle
ne s'oppose pas à la perfection de la connaissance de gloire; rien n'empêche en
effet de connaître quelque chose par divers moyens de connaissance, les uns
démonstratifs, les autres simplement probables. Ainsi l'ange peut connaître
Dieu par l'essence divine, ce qui relève de la connaissance de gloire; et
connaître Dieu par sa propre essence angélique, ce qui appartient à la
connaissance naturelle.
2. Les conditions de la béatitude se suffisent par
elles-mêmes, mais, pour qu'elles existent, il est nécessaire que les conditions
naturelles les précèdent, car aucune béatitude ne subsiste par elle-même si ce
n'est la béatitude incréée.
3. Deux opérations d'une même puissance ne peuvent
exister en même temps qu'à la condition d'être ordonnées l'une à l'autre. Or, connaissance
et amour naturels sont ordonnés à la connaissance et à la dilection de gloire.
Objections:
1. Il semble bien, car la béatitude n'enlève pas la
nature, on vient de le dire. Or il est de l'essence de la nature créée d'être
déficiente. L'ange bienheureux peut donc pécher.
2. Les facultés rationnelles sont capables de se porter
sur des objets opposés, d'après Aristote. Or la volonté de l'ange ne cesse pas
d'être une faculté rationnelle. Elle peut donc se porter sur le mal comme sur
le bien.
3. Choisir entre le bien et le mal relève du libre
arbitre, lequel n'est pas diminué chez les anges bienheureux. Ceux-ci peuvent
donc pécher.
Cependant:
d'après
S. Augustin "cette nature qui ne peut pécher" se trouve dans les
saints anges.
Conclusion:
Il
faut dire que les anges bienheureux ne peuvent pas pécher, car leur béatitude
consiste à voir Dieu dans son essence. Or l'essence de Dieu, c'est l'essence
même de la bonté. L'ange qui voit Dieu se trouve donc par rapport à Dieu comme
celui qui ne le voit pas par rapport à l'idée du bien comme tel. Or personne ne
peut vouloir ou agir qu'en vue du bien, et il lui est impossible de se
détourner du bien comme tel. L'ange bienheureux ne peut donc vouloir ou agir
qu'en se référant à Dieu, et par le fait même ne peut pécher d'aucune manière.
Solutions:
1. Toute nature bonne créée, considérée en elle-même, peut
faillir. Mais, unie indéfectiblement au bien incréé, comme il arrive dans la
béatitude, elle atteint un sommet où elle ne peut plus pécher, nous venons de
le dire.
2. Les facultés rationnelles peuvent se porter sur des
objets opposés quand il s'agit d'objets auxquels elles ne sont pas ordonnées
naturellement; mais elles ne peuvent être ordonnées par nature à des objets
opposés. L'intelligence, en effet, ne peut pas ne pas assentir aux principes
naturellement connus; et de même la volonté ne peut pas ne pas adhérer au bien
en tant que tel, car elle est naturellement ordonnée au bien comme à son objet
propre.La volonté de l'ange peut donc se porter en beaucoup de cas vers des
déterminations opposées, faire ou ne pas faire ceci ou cela. Mais pour ce qui
est de Dieu, vu tel qu'il est: l'essence même de la bonté, il n'y a pas
d'alternative possible; quelles que soient, parmi les déterminations opposées, celles
auxquelles l'ange se résout, il les choisit toujours selon Dieu; et par le fait
même il ne pèche pas.
3. Le libre arbitre se trouve à l'égard des moyens qui
mènent à la fin, dans le même rapport que l'intelligence à l'égard des
conclusions. Or, l'intelligence peut, selon les principes donnés, déduire
diverses conclusions; mais elle commet une faute lorsque, pour parvenir à une
conclusion, elle ne tient pas compte de l'ordre imposé par les principes. De
même, que le libre arbitre puisse choisir divers moyens, du moment qu'ils sont
ordonnés à la fin, cela relève en lui de cette perfection qu'est la liberté;
mais qu'il opère un choix en se soustrayant à l'ordre de la fin, ce qui est
pécher, cela relève de ce qu'il y a de déficient dans sa liberté. C'est
pourquoi il y a une plus grande liberté chez les anges, qui ne peuvent pas
pécher, qu'en nous, qui pouvons pécher.
Objections:
1. La charité est le principe du mérite. Mais, dans les
anges, la charité est parfaite. Les anges bienheureux peuvent donc mériter, et
à mesure que croît leur mérite, leur béatitude qui en est la récompense
grandit. Ils peuvent donc progresser en béatitude.
2. D'après S. Augustin: "Dieu se sert de nous à la
fois pour notre utilité et aux fins de sa bonté." Ainsi en est-il des
anges, qu'il emploie à divers ministères spirituels: "Ne sont-ils pas tous
des esprits destinés à servir, envoyés en mission pour le bien de ceux qui
doivent hériter du salut?" (He 1, 14). Or ces services n'auraient aucune
utilité pour eux s'ils n'en tiraient du mérite et ne progressaient en
béatitude.
3. C'est une imperfection pour celui qui n'est pas au
sommet, de ne pouvoir pas progresser. Or, les anges ne sont pas au sommet de la
béatitude. Il y aurait donc pour eux une imperfection à ne pouvoir progresser
en béatitude.
Cependant:
le
mérite et le progrès appartiennent à la condition de voyageurs. Mais les anges
ne sont pas des voyageurs; ils ont la parfaite vision. Donc les anges
bienheureux ne peuvent ni mériter, ni progresser en béatitude.
Conclusion:
Dans
un mouvement, l'intention de l'agent moteur est de conduire le mobile à un
point déterminé, car l'intention se porte sur une fin, et la fin ne supporte
pas d'être indéterminée. D'autre part, comme la créature rationnelle ne peut
atteindre par ses propres forces sa béatitude qui consiste en la vision de Dieu,
elle a besoin d'y être mue par Dieu lui-même. Il faut donc que soit fixé le
terme vers lequel elle se trouve conduite comme vers sa fin ultime.
Cette
délimitation de la vision divine ne peut affecter l'objet lui-même qui est vu, car
c'est la vérité suprême, qui est appréhendée par tous les bienheureux selon des
degrés divers. C'est donc selon le mode de vision que ce terme est fixé
diversement selon l'intention de celui qui conduit le bienheureux à sa fin. En
effet, il n'est pas possible qu'en étant élevé à la vision de la suprême
essence, la créature rationnelle parvienne au mode suprême de vision qui est la
compréhension; car ce mode ne peut appartenir qu'à Dieu, nous l'avons montré.
Mais comme il faut une puissance d'une efficacité infinie pour comprendre Dieu,
alors que la créature ne dispose que d'une efficacité finie, et comme entre le
fini et l'infini il y a une infinité de degrés, il y a donc une infinité de
modes selon lesquels la créature rationnelle peut voir Dieu plus ou moins
clairement. Et puisque la béatitude consiste en la vision même, le degré de la
béatitude est, de même, le degré de la vision.
En
définitive, toute créature rationnelle est conduite par Dieu à sa fin
bienheureuse de telle manière qu'elle atteigne un degré de béatitude déterminé
par la prédestination divine. Il en résulte que, ce degré atteint, elle ne peut
progresser.
Solutions:
1. C'est à celui qui est mû vers la fin qu'il appartient
de mériter. Or, la créature rationnelle n'est pas mue vers la fin seulement
d'une façon passive, elle l'est aussi par son activité. Donc, quand la fin se
trouve à sa portée, c'est l'opération de la créature rationnelle qui conquiert
la fin; ainsi l'homme, par la méditation, acquiert la science. Tandis que, si
la fin n'est pas en son pouvoir, mais doit être obtenue d'un autre, l'opération
est méritoire de la fin. De plus, quand on est parvenu au terme ultime, il n'y
a plus de mouvement, le changement est acquis. C'est pourquoi mériter
appartient à la charité imparfaite, qui est celle de l'état de voyageur; quant
à la charité parfaite, elle ne mérite pas, elle jouit de la récompense. Ainsi
en vatil des habitus acquis: l'activité qui les précède nous les fait acquérir;
une fois possédés, ils nous font agir avec perfection et joie. Semblablement, l'acte
de la charité parfaite n'a pas raison de mérite, il relève plutôt de la
récompense et de son accomplissement.
2. Une chose peut être utile de deux manières. D'abord
comme un moyen pour parvenir à une fin; c'est en ce sens que le mérite de la
béatitude nous est utile. Ensuite, comme une partie est utile au tout, par
exemple le mur à la maison. Sous ce rapport les ministères des anges
bienheureux leur sont utiles, car ils font d'une certaine manière partie de
leur béatitude; en effet, répandre sur autrui la perfection que l'on possède appartient
à l'être parfait en tant qu'il est parfait.
3. Bien qu'absolument parlant, l'ange bienheureux
n'atteigne pas le degré suprême de la béatitude, cependant, pour ce qui est de
lui et compte tenu de la prédestination divine, il est parvenu au terme ultime
et au sommet de son bonheur.
Néanmoins,
la joie des anges doit s'accroître par le salut de ceux près desquels ils sont
appelés à exercer leur ministère, selon cette parole en S. Luc (15, 10): "Il
y a de la joie parmi les anges de Dieu pour un seul pécheur qui se repent."
Mais cette joie-là appartient à la récompense accidentelle, et elle peut
augmenter jusqu'au jour du jugement. Aussi certains estiment-ils que les anges
peuvent mériter à l'égard de cette récompense accidentelle. Pourtant, il vaut
mieux reconnaître que d'aucune façon un bienheureux ne peut mériter, à moins
d'être à la fois dans l'état de voyage et dans l'état de vision parfaite, ce
qui était le cas du Christ sur la terre. La joie dont nous parlons, les anges
l'obtiennent en vertu de leur état bienheureux plutôt qu'ils ne la méritent.
1. Le mal de
faute peut-il exister chez l'ange? 2. Quelles sortes de péchés peut-il y avoir
chez lui? 3. A cause de quel désir a-t-il péché? 4. En admettant que certains
anges sont devenus mauvais volontairement, y en a-t-il d'autres qui le sont
naturellement? 5. En admettant que non, un ange a-t-il pu devenir mauvais
volontairement dès le premier instant de sa création? 6. En admettant que non, s'est-il
écoulé un certain temps entre sa création et sa chute? 7. Le plus élevé parmi
les anges déchus était-il absolument le plus élevé de tous les anges? 8. Le
péché du premier ange a-t-il causé le péché des autres? 9. Y a-t-il autant
d'anges tombés que d'anges restés fidèles?
Objections:
1. Le mal de faute ne peut se trouver que dans les êtres
qui sont en puissance, d'après Aristote, car le mal est une privation et le
sujet de la privation est un être en puissance. Mais les anges, parce qu'ils
sont des formes subsistantes, ne possèdent pas de potentialité. Il ne peut donc
y avoir en eux le mal de faute.
2. Les anges sont plus nobles que les corps célestes, et
les philosophes reconnaissent qu'il ne peut y avoir de mal dans les corps
célestes. Donc chez les anges non plus.
3. Ce qui est naturel à un être y demeure toujours. Mais
il est naturel aux anges de se tourner vers Dieu dans un mouvement d'amour. Un
tel mouvement ne peut donc disparaître. Or, en aimant Dieu, les anges ne
pèchent pas. Donc ils ne peuvent pécher.
4. Il n'y a de désir que du bien véritable ou du bien
apparent. Mais ce qui apparaît bon aux anges ne peut être que le bien véritable,
car en eux il ne peut y avoir d'erreur, ou, à tout le moins, elle ne peut
précéder la faute. Les anges ne peuvent donc désirer que le véritable bien, et,
ce faisant, ils ne pèchent pas.
Cependant:
nous
lisons dans Job (4, 18) cette parole: "Dieu découvre du mal dans ses
anges."
Conclusion:
L'ange,
aussi bien qu'une créature rationnelle quelconque, si onle considère dans sa
seule nature, peut pécher; et, s'il arrive qu'une créature ne puisse pécher, cela
lui vient du don de la grâce et non de la condition de sa nature. La raison en
est que le péché n'est pas autre chose qu'une déviation par rapport à la
rectitude de l'acte qu'on doit accomplir; et cela est vrai aussi bien dans
l'ordre des réalités naturelles que dans celui des activités artisanales ou
morales. Le seul acte qui ne puisse dévier de sa rectitude est celui qui a pour
règle la puissance même de l'agent. En effet, si la main de l'artisan était la
règle même de la taille qu'il pratique dans le bois, le bois serait toujours
coupé correctement; mais s'il lui faut faire appel à une règle extérieure, il y
aura toujours possibilité de déviation 1. Or la volonté divine seule est la
règle de sa propre action, car elle n'est pas ordonnée à une fin supérieure. La
volonté de la créature, au contraire, ne parvient à la rectitude de son acte
qu'en se réglant sur la volonté divine à laquelle ressortit la fin dernière.
Ainsi, le vouloir d'un inférieur doit-il se régler sur le vouloir du supérieur,
le vouloir du soldat sur celui de son chef. Dans la seule volonté divine, par
conséquent, il ne peut y avoir de péché. En retour, le péché peut exister dans
n'importe quelle volonté créée, à ne considérer que sa condition naturelle.
Solutions:
l.
L'ange n'est pas en puissance à l'égard de son être naturel. Mais il y a de la
puissance en lui sous le rapport de la partie intellectuelle, en ce sens qu'il
peut se tourner vers tel ou tel objet. Et de là vient qu'il peut y avoir du mal
en lui.
2. Les corps célestes n'ont qu'une activité naturelle.
Et de même que dans leur nature ils ne connaissent pas le mal de la corruption,
de même dans leur activité ils ignorent le mal du désordre. Chez les anges, au
contraire, au-dessus de leur activité naturelle, il y a l'activité du libre
arbitre, et c'est là que le mal peut se trouver.
3. Il est naturel à l'ange de se tourner par un
mouvement d'amour vers Dieu, en tant que Dieu est principe de son être naturel.
Quant à se tourner vers Dieu comme vers l'objet de la béatitude surnaturelle, cela
vient d'un amour gratuit dont l'ange peut se détourner en péchant.
4. Le péché peut se produire dans l'acte du libre
arbitre d'une double manière. En premier lieu, quand un mal donné est objet de
choix; ainsi l'homme pèche en choisissant l'adultère qui est un mal en soi.
Sous ce rapport, le péché procède toujours d'une ignorance ou d'une erreur;
autrement ce qui est mal ne serait pas choisi comme un bien. L'adultère, sous
l'influence de la passion ou de l'habitude, choisit, dans un cas particulier, telle
délectation désordonnée comme si elle était un bien actuellement désirable, même
s'il sait à quoi s'en tenir sur les exigences de la moralité en général. L'ange,
lui, ne peut pécher de cette manière, car il ne possède pas de passions
capables de lier la raison ou l'intelligence, comme nous l'avons montré, et de
plus, une habitude vicieuse n'a pu précéder la première faute et l'incliner au
mal.
D'une
autre manière, il arrive au libre arbitre de pécher quand il choisit un objet
bon en soi, mais sans tenir compte de l'ordre imposé par la règle morale. Dans
ce cas, le défaut qui entraîne le péché ne vient pas de l'objet choisi, mais du
choix lui-même qui n'est pas fait selon l'ordre voulu; ainsi quand quelqu'un
décide de prier et le fait sans observer l'ordre institué par l'Église. Un tel
péché ne suppose pas l'ignorance, mais seulement l'absence de considération de
ce qui doit être considéré. Et c'est de cette manière que l'ange a péché, se
tournant délibérément vers son bien propre, de façon désordonnée par rapport à
cette règle suprême qu'est la volonté divine.
Objections:
1. Il semble que l'ange ne puisse pas pécher seulement
par orgueil et par envie. En effet, la délectation prise à propos d'un péché
rend coupable de ce péché. Or, au dire de S. Augustin, les démons se délectent
dans les obscénités des péchés charnels. Il peut donc y avoir dans les démons
des péchés de la chair.
2. Aussi bien que l'orgueil et l'envie, l'acédie, l'avarice
et la colère sont des péchés spirituels qui relèvent de l'esprit, comme les
péchés charnels relèvent de la chair. Les anges ont donc pu les commettre.
3. Selon S. Grégoire, la plupart des vices naissent de
l'orgueil et de l'envie. Or, une fois la cause posée, l'effet s'ensuit. Donc si
les anges ont connu l'orgueil et l'envie, ils ont possédé aussi les autres
vices.
Cependant:
S.
Augustin écrit que "le démon n'est ni fornicateur, ni ivrogne, ni rien de
semblable; il est cependant orgueilleux et envieux".
Conclusion:
Un
péché peut se trouver chez un individu de deux manières: sous forme de
culpabilité et sous forme d'attachement. Selon la culpabilité, il arrive que
tous les péchés existent chez les démons, car, en portant les hommes à les
commettre, ils encourent la culpabilité. Selon l'attachement, seuls les péchés
qui ont rapport à la nature spirituelle se trouvent chez les anges. Une nature
spirituelle, en effet, ne s'attache pas aux biens proprement corporels, mais
aux biens qui peuvent se trouver dans les réalités spirituelles; car on ne
désire que ce qui peut convenir de quelque manière à sa propre nature. Or, il
n'y a péché à s'attacher aux biens spirituels que si on le fait sans tenir
compte de la règle établie par le supérieur. Et c'est un péché d'orgueil de ne
pas se soumettre à son supérieur lorsqu'on le doit. C'est pourquoi le premier
péché de l'ange ne peut être qu'un péché d'orgueil.
Mais,
par voie de conséquence, il a pu y avoir chez lui un péché d'envie. Le même
motif, en effet, qui porte l'affectivité à désirer quelque chose, lui fait
aussi repousser tout ce qui s'y oppose. Or l'envieux se désole du bien d'autrui
parce qu'il y voit un obstacle à son propre bien; c'est ce qui arrive à l'ange
mauvais qui, désirant une excellence singulière, voit cette singularité lui
échapper du fait de l'excellence d'un autre. C'est pourquoi, après son péché
d'orgueil, l'ange éprouve le péché d'envie, parce qu'il se désole du bien de
l'homme; il en veut même à l'excellence divine, car Dieu utilise ce bien à sa
gloire et contrarie ainsi la volonté du diable.
Solutions:
1. Les démons ne se plaisent pas aux obscénités des
péchés de la chair, comme s'ils étaient attirés par les délectations
charnelles. La joie qu'ils éprouvent des péchés des hommes, quels que soient
ces péchés, procèdent de l'envie, car ces péchés sont un obstacle au bien de
l'homme.
2. L'avarice, comme tout péché spécial, est un appétit
immodéré des biens corporels qu'utilise la vie humaine, et de tout ce qui peut
être estimé à prix d'argent. Les démons ne sont pas affectionnés à ces biens, pas
plus qu'aux plaisirs de la chair. C'est pourquoi l'avarice, au sens propre, n'existe
pas chez eux. Mais on peut entendre par avarice tout désir immodéré du bien
créé, et en ce sens l'avarice fait partie de l'orgueil qui se trouve chez les
démons. Quant à la colère qui suppose une passion, comme la concupiscence, elle
ne trouve place chez les démons que par métaphore. L'acédie est une certaine
tristesse qui rend l'homme paresseux dans les activités spirituelles, en raison
d'une certaine langueur physique; or cette dernière ne convient pas aux démons.
En définitive, il apparaît clairement que seuls l'orgueil et l'envie sont des
péchés purement spirituels et peuvent exister chez les démons. Encore est-il
que l'envie ne doit pas être considérée comme une passion sensible, mais comme
une volonté qui refuse le bien d'autrui.
3. Dans l'envie et l'orgueil, tels que nous les plaçons
chez les démons, sont inclus tous les péchés qui en dérivent.
Objections:
1. Il semble que le diable n'a pas désiré être comme
Dieu. En effet, ce qui ne tombe pas sous l'appréhension ne peut être objet de
désir; car c'est en tant qu'il peut être appréhendé que le bien meut l'appétit
sensible, rationnel ou intellectuel, et dans cet appétit seul peut se trouver
le péché. Mais qu'une créature soit égale à Dieu, cela ne peut devenir objet
d'appréhension, car cela implique contradiction, parce qu'il serait nécessaire
que le fini soit l'infini, pour s'égaler à lui. Donc l'ange n'a pas pu désirer
être comme Dieu.
2. Ce qui est la fin propre d'une nature peut être
désiré par elle sans péché. Mais l'assimilation à Dieu est la fin naturelle de
toute créature. Si donc il a désiré non pas l'égalité, mais la similitude avec
Dieu, il apparaît que l'ange n'a pas péché.
3. L'ange a été créé dans une plus grande plénitude de
sagesse que l'homme. Or aucun homme, à moins d'être tout à fait fou, ne choisit
d'être égal à l'ange, encore moins à Dieu. Car le choix ne se porte, après
réflexion, que sur ce qui est possible. A plus forte raison ce n'est pas en
désirant être comme Dieu que l'ange a péché.
Cependant:
Isaïe
(14, 13-14) fait dire au diable: "Je monterai au ciel, et je serai
semblable au Très-Haut." Et S. Augustin écrit que dans son orgueil, le
diable "voulut être appelé Dieu".
Conclusion:
Sans
aucun doute l'ange a péché en désirant être comme Dieu. Mais cela peut
s'entendre d'une double manière: soit par égalité, soit par similitude. De la
première manière, l'ange n'a pu désirer être comme Dieu, car il savait, de
connaissance naturelle, que c'était impossible; et d'autre part le premier
péché de l'ange n'a pas été précédé par un habitus ou une passion qui aurait
entravé sa puissance intellectuelle et l'aurait amené, en se trompant sur un
objet particulier, à vouloir l'impossible, comme il nous arrive parfois. Et
même si l'on suppose que l'égalité avec Dieu était possible, elle allait à
l'encontre du désir naturel. Tout individu, en effet, désire naturellement la
conservation de son être, et cette conservation n'aurait pas lieu s'il se trouvait
transformé en une autre nature. C'est pourquoi aucune réalité appartenant à un
degré inférieur de nature ne peut désirer un degré supérieur; ainsi, l'âne ne
désire pas devenir cheval, car il cesserait d'être lui-même. Il est vrai qu'en
ces sortes de choses l'imagination nous trompe; en effet l'homme désire
s'élever vers un plus haut degré de perfection par l'acquisition de qualités
accidentelles, lesquelles peuvent lui advenir sans corruption du sujet lui-même;
et il en vient à penser qu'il peut atteindre à un degré supérieur de nature, alors
qu'il ne pourra pas y parvenir sans cesser d'être. Or, il est manifeste que
Dieu surpasse l'ange non seulement en perfection accidentelle, mais en degré de
nature; et cela est déjà vrai d'un ange à l'autre. Il est donc impossible qu'un
ange inférieur désire être égal à un ange supérieur, ni être égal à Dieu.
Quant
à désirer être comme Dieu par similitude, cela peut se produire de deux façons.
Premièrement, quand un être désire avec Dieu la similitude à laquelle l'ordonne
sa nature. En ce sens, il ne pèche pas, à condition toutefois que ce désir soit
dans l'ordre, c'est-à-dire l'incline à recevoir de Dieu cette similitude. Il y
aurait péché au contraire à considérer comme un droit d'être semblable à Dieu
comme si cela dépendait de ses propres forces et non de la Toute-puissance
divine. A un second point de vue, on peut désirer acquérir avec Dieu une
ressemblance qui ne nous est pas naturelle, c'est le cas de celui qui voudrait
être capable de créer le ciel et la terre, pouvoir qui est propre à Dieu. Un
tel désir serait un péché. Et c'est en ce sens que le diable a désiré être
comme Dieu; non pas qu'il ait prétendu n'être, comme Dieu, soumis à qui que ce
soit, car en ce cas il eût désiré ne pas être, puisqu'aucune créature ne peut
être que soumise à Dieu et participant de lui l'existence. Mais l'ange a désiré
ressembler à Dieu en désirant comme fin ultime de sa béatitude ce à quoi il
pourrait parvenir par ses forces naturelles, et en détournant son désir de la
béatitude surnaturelle qu'il ne pouvait recevoir que de la grâce de Dieu.
Ou
bien, s'il a désiré comme fin ultime cette ressemblance avec Dieu que donne la
grâce, il a voulu l'avoir par les forces de sa nature, et non la tenir de
l'intervention de Dieu et selon les dispositions prises par lui. Et cette
opinion est conforme à la manière de voir de S. Anselme pour qui l'ange a
désiré ce à quoi il fût parvenu s'il était resté droit. D'ailleurs, les deux
opinions reviennent au même; car dans les deux cas l'ange a désiré posséder sa
béatitude dernière par ses propres forces, ce qui n'appartient qu'à Dieu.
Enfin,
étant donné que ce qui est par soi est principe et cause de ce qui est dérivé, il
suit de là que l'ange a désiré également une certaine principauté sur les créatures,
en quoi il a voulu d'une façon perverse s'assimiler à Dieu.
Par
ce que nous venons de dire, nous avons répondu à toutes les objections.
Objections:
1. Il semble que certains démons sont mauvais par
nature. En effet, Porphyre, cité par S. Augustin, parle d'une "certaine
espèce de démons, menteurs par nature, qui simulent les dieux et les âmes des
morts". Or, être menteur, c'est être mauvais. Il y a donc des démons
naturellement mauvais.
2. Les anges, comme les hommes, ont été créés par Dieu, mais
il y a des hommes naturellement mauvais, dont il est dit dans l'Écriture (Sg 12,
10): "La malice leur est naturelle." Il peut donc se trouver aussi
des anges naturellement mauvais.
3. Certains animaux sans raison ont des méchancetés
naturelles, comme la ruse chez le renard, la voracité chez le loup; ce sont
pourtant des créatures de Dieu. Les démons peuvent donc, eux aussi, tout en
étant créatures de Dieu, être naturellement mauvais.
Cependant:
Denys
écrit que "les démons ne sont pas mauvais par nature".
Conclusion:
Tout
ce qui est, en tant qu'il est et qu'il possède une nature donnée, tend
naturellement vers un bien, car il procède d'un principe bon, et l'effet fait
toujours retour vers son principe. Cependant, il arrive qu'à un bien
particulier se trouve adjoint un mal; au feu, par exemple, se trouve lié ce mal
d'être destructeur d'autres choses. Mais au bien universel ne peut être adjoint
aucun mal. Par conséquent, un être dont la nature est de tendre vers un bien
particulier peut tendre vers un mal, non pas en tant que tel, mais parce
qu'accidentellement ce mal est conjoint à un bien. Au contraire un être dont la
nature est de tendre vers un bien sous la raison commune de bien, ne peut
tendre naturellement vers un mal. Or, il est manifeste qu'une nature
intellectuelle est ordonnée au bien universel qu'elle peut appréhender et qui
est l'objet de sa volonté. Et, comme les démons sont des substances
intellectuelles, ils ne peuvent d'aucune façon avoir une inclination naturelle
vers un mal quelconque. Ils ne peuvent donc être mauvais naturellement.
Solutions:
1. Augustin reproche précisément à Porphyre son opinion
et affirme que, si les démons sont menteurs, ce n'est pas naturellement, mais
de leur propre volonté. D'ailleurs, Porphyre croyait que les démons étaient des
animaux doués d'une nature sensible, et la nature sensible est ordonnée à un
bien particulier auquel peut s'adjoindre un mal. Dans ce cas, les démons
pourraient avoir une inclination au mal, mais accidentellement, en tant que le
mal est conjoint au bien.
2. La malice de certains hommes peut être dite naturelle,
soit en raison de l'habitude qui est une seconde nature, soit en raison de
l'inclination naturelle de la nature sensible à une passion désordonnée, au
sens où l'on dit que certains sont naturellement enclins à la colère ou à la
concupiscence. Mais cela ne vient pas de la nature intellectuelle.
3. Les animaux sans raison, par leur nature sensible, ont
une inclination naturelle vers certains biens particuliers auxquels sont joints
certains maux. Ainsi à la sagacité du renard dans la recherche de la nourriture
est liée la ruse. Il s'ensuit qu'être rusé n'est pas un mal pour le renard, puisque
cela lui est naturel, pas plus que ce n'est un mal pour le chien d'être furieux,
selon la remarque de Denys.
Objections:
1. Il le semble bien, car il est dit en S. Jean (8, 44):
"Il était homicide dès le commencement."
2. D'après S. Augustin ce n'est pas selon une succession
de temps mais d'origine, que la créature a d'abord été informe, puis formée.
D'autre part le "ciel" dont il est dit qu'il fut créé en premier, signifie,
toujours d'après le même Docteur, la nature angélique informe. Puis, par ces
paroles: "Que la lumière soit, et la lumière fut", il faut entendre
la nature angélique qui a été formée lorsqu'elle s'est tournée vers le Verbe.
C'est donc dans le même temps que la nature angélique a été créée et qu'elle a
été faite lumière. Mais, au moment où elle devenait lumière, elle était
distinguée des ténèbres, et par ténèbres il faut entendre les anges pécheurs.
Ce qui revient à dire que dès le premier instant de leur création, certains
anges furent bienheureux et d'autres tombèrent dans le péché.
3. Le péché s'oppose au mérite. Mais, au premier instant
de sa création, une nature intellectuelle peut mériter, telle l'âme du Christ
ou les bons anges eux-mêmes. Les démons ont donc pu pécher en cet instant.
4. La nature angélique est plus puissante que la nature
corporelle. Mais une réalité corporelle peut commencer d'agir au premier
instant de sa création; ainsi le feu, dès qu'il est produit, commence à
s'élever. Par conséquent, l'ange, lui aussi, a pu agir au premier instant de sa
création. Or, de deux choses l'une: ou cette opération a été bonne, ou elle ne
l'a pas été. Si elle a été bonne, l'ange possédant la grâce a mérité la
béatitude; et, comme chez l'ange la récompense suit immédiatement le mérite, la
béatitude lui a été accordée aussitôt, on l'a vu plus haut;par suite aucun ange
n'aurait péché, ce qui est faux. Il reste donc que les anges ont pu pécher dès
le premier instant en agissant mal.
Cependant:
il
est écrit dans la Genèse (1, 31): "Dieu vit tout ce qu'il avait fait, et
cela était très bon." Or, parmi tout cela, il y avait les démons. Les
démons furent donc bons à un moment donné.
Conclusion:
Certains
auteurs ont pensé que les démons, dès le premier instant de leur création, furent
mauvais, non du fait de leur nature, mais en raison d'un péché proprement
volontaire; car "dès qu'il a été produit, le diable a récusé la justice;
et cette opinion, remarque S. Augustin, ne doit pas être confondue avec
l'hérésie manichéenne, qui prétend que le diable a une nature mauvaise."
Pourtant, cette manière de voir contredit l'Écriture: il est écrit en effet du
diable, sous la figure du roi de Babylone (Is 14, 12): "Comment es-tu
tombé, Lucifer, toi qui brillais au matin?" et encore, en s'adressant au
roi de Tyr (Ez 28, 13): "Tu as connu les délices du paradis de Dieu."
C'est pourquoi une telle opinion est regardée avec raison par les théologiens
comme erronée.
D'autres
auteurs ont pensé que les anges pouvaient pécher au premier instant de leur
création, mais ne l'ont pas fait. Pour réfuter cette opinion, certains
remarquent que deux opérations consécutives ne peuvent se terminer au même
instant. Or, le péché de l'ange fut postérieur à l'opération créatrice; le
terme de la création en effet, c'est l'existence de l'ange; le terme du péché, c'est
de rendre mauvais celui qui le commet. Il apparaît donc impossible que, dans un
même instant, l'ange ait commencé d'être et soit devenu mauvais.
Mais
une telle raison est insuffisante. Elle vaut pour les mouvements temporels
successifs; ainsi un mouvement local qui suit une altération ne peut se
terminer au même instant que l'altération elle-même. Mais dans les mutations
instantanées il est possible que les termes de la première mutation et de la
seconde soient réalisés en même temps et au même instant; ainsi, au même
instant, la lune est illuminée par le soleil et l'air par la lune. Or, il est
manifeste que la création est instantanée; de même le mouvement du libre
arbitre chez les anges, puisqu'ils n'usent ni de comparaison ni de raisonnement,
ainsi qu'on l'a fait voir. Rien n'empêche donc le terme de la création et le
terme du libre arbitre d'exister en même temps et au même instant.
Ce
qu'il faut dire, c'est qu'il a été impossible à l'ange, au premier instant, de
pécher par un acte désordonné de son libre arbitre. Bien qu'une réalité puisse
bien, à l'instant où elle commence d'exister, commencer d'agir, cependant cette
opération contemporaine de son existence lui vient nécessairement de l'agent
qui lui donne celle-ci; ainsi celui qui produit le feu lui donne en même temps
de s'élever. Par conséquent, lorsqu'une chose reçoit l'être d'un agent
déficient, lequel peut être cause d'une action défectueuse, elle pourra, dès le
premier instant où elle commence d'être, produire une opération fautive; c'est
le cas de la jambe qui est boiteuse à la naissance, du fait de la débilité de
la semence, et qui commence aussitôt à boiter. Mais l'agent qui produit les
anges dans l'existence, c'est Dieu; et Dieu ne peut être cause de péché. Pour
cette raison on ne peut pas dire que le diable, au premier instant de sa
création, a été mauvais.
Solutions:
1. Quand on lit dans l'Écriture que le diable pèche dès
le commencement, il faut l'entendre, selon S. Augustin, non pas de ce
commencement qu'est la création, mais du début de son péché; car jamais le
démon ne s'est repenti de sa faute.
2. Cette distinction de la lumière et des ténèbres, qui
entend par ténèbres les péchés des démons, doit se prendre d'après la
prescience divine. C'est ce qu'explique S. Augustin quand il écrit: "Seul,
celui-là a pu distinguer la lumière et les ténèbres, qui a pu, avant leur chute,
prévoir ceux qui devaient tomber."
3. Tout ce qui appartient au mérite vient de Dieu. C'est
pourquoi, dès le premier instant de sa création, l'ange a pu mériter. Mais il
n'en est pas de même pour le péché, nous venons de le voir.
4. Comme le remarque S. Augustin, Dieu n'a pas fait de
discrimination entre les anges avant la perversion des uns et la conversion des
autres. C'est pourquoi tous, ayant été créés en grâce, ont mérité dès le
premier instant. Mais certains ont mis obstacle à leur béatitude en détruisant
leur mérite précédent, et ils ont été privés de la béatitude qu'ils avaient
méritée.
Objections:
1. Il semble que oui, car on lit dans Ézéchiel (28, 15):
"Ta conduite fut parfaite depuis le jour où tu fus créé, jusqu'à ce que
l'iniquité se trouve en toi." Mais cette conduite, qui représente un
mouvement continu, suppose un certain temps entre la création du diable et sa
chute.
2. Origène écrit que "l'antique serpent n'a pas
marché sur le ventre dès le début", ce qui s'entend du péché de l'ange. Le
diable n'a donc pas péché aussitôt après le premier instant de sa création.
3. Pouvoir pécher est commun à l'homme et à l'ange. Or, il
s'est écoulé un certain temps entre la formation de l'homme et sa chute. Il a
dû en être de même pour le diable.
4. L'instant où le diable a péché est distinct de
l'instant où il fut créé. Or, entre deux instants, il s'écoule toujours un
temps intermédiaire.
Cependant:
nous
lisons dans S. Jean (8, 44), que le diable "n'était pas établi dans la
vérité". Et S. Augustin écrit à ce propos: "Il faut le comprendre en
ce sens que le diable a été dans la vérité, mais qu'il n'y est pas demeuré."
Conclusion:
On
trouve à ce sujet une double opinion. Pourtant il paraît plus probable et plus
conforme à la pensée des Pères qu'aussitôt après le premier instant de sa
création, le diable a péché. Cela est nécessaire en effet, si l'on admet, comme
nous l'avons fait, que l'ange, dans ce premier instant, fut créé en grâce et
produisit un acte de libre arbitre. Puisque les anges parviennent à la
béatitude par un seul acte méritoire, comme nous l'avons dit, si en ce premier
instant, le diable, créé en grâce, avait mérité, il aurait dû recevoir aussitôt
la béatitude, à moins qu'il n'y ait opposé un obstacle en péchant.
Mais
si l'on admet que l'ange n'a pas été créé en grâce; ou bien que, dans le
premier instant, il n'a pas pu poser d'acte libre, rien n'empêche d'admettre un
certain laps de temps entre sa création et sa chute.
Solutions:
1. Les mouvements corporels, mesurés par le temps, signifient
parfois métaphoriquement, dans la Sainte Écriture, des mouvements spirituels
instantanés. Et c'est ainsi que le mot "conduite" est pris ici pour
le mouvement du libre arbitre en tendance vers le bien.
2. Origène parle ainsi parce que le diable ne fut pas
mauvais dès le principe, c'est-à-dire au premier instant.
3. Le libre arbitre de l'ange est inflexible une fois le
choix accompli. C'est pourquoi, si aussitôt après le premier instant où il eut
un mouvement naturel vers le bien, le diable n'avait pas mis obstacle à la
béatitude, il eût été confirmé dans le bien. Il n'en est pas ainsi de l'homme, et
c'est pourquoi l'argument ne porte pas.
4. Entre deux instants, il y a un temps intermédiaire, quand
il s'agit du temps continu, selon Aristote. Mais les anges ne sont pas soumis
au mouvement céleste, lequel est en premier lieu mesuré par le temps continu;
le temps angélique se ramène à la succession des opérations de l'intelligence
et du vouloir. Par suite, le premier instant, pour l'ange, correspond à cette
opération de l'esprit qui le fait se tourner vers lui-même par ce que nous
avons appelé la connaissance du soir; la Genèse mentionne en effet au premier
jour un soir, et non un matin. Cette première opération fut bonne chez tous les
anges. Puis, à partir de là, certains anges, par la connaissance du matin, se
portèrent vers la louange du Verbe; certains autres, au contraire, demeurèrent
en eux-mêmes et "enflés d'orgueil", dit Augustin, devinrent ténèbres.
Ainsi la première opération fut commune à tous; mais dans la seconde ils se
divisèrent. Tous furent donc bons au premier instant; mais dans le second les
bons furent distingués des méchants.
Objections:
1. On lit dans Ézéchiel (28, 14): "Tu étais un
chérubin protecteur; je t'avais placé sur la montagne sainte de Dieu."
Mais d'après Denys, l'ordre des Chérubins est inférieur à celui des Séraphins.
Le plus élevé des anges pécheurs n'était donc pas le plus élevé de tous les
anges.
2. Dieu a créé la nature intellectuelle en vue de la
béatitude à acquérir. Donc si le plus élevé de tous les anges a péché, il
s'ensuit que le dessein de Dieu a été frustré dans la plus noble des créatures;
ce qu'il est difficile d'admettre.
3. Plus une inclination est forte dans un être, moins
elle risque de manquer son but. Or, plus l'ange est élevé, plus il est incliné
vers Dieu, et moins il a de chances de pécher.
Cependant:
S.
Grégoire écrit que le premier ange qui a péché, "supérieur à toutes les troupes
angéliques, les dépassait en clarté, et resplendissait encore davantage quand
on le comparait aux autres anges".
Conclusion:
Il
faut considérer deux choses dans le péché: l'inclination au péché et le motif
du péché. Pour ce qui est de l'inclination, il semble que les anges supérieurs
étaient moins portés à pécher que les anges inférieurs. C'est ce qui fait dire
au Damascène que le plus grand des anges pécheurs était "le supérieur de
l'ordre terrestre". Et cela paraît concorder avec l'opinion des platoniciens
que rapporte S. Augustin. Ceux-ci prétendaient en effet que tous les dieux
étaient bons; mais, parmi les démons, les uns étaient bons, les autres mauvais;
ils appelaient dieux les substances intellectuelles qui sont au-dessus de la
sphère lunaire, et démons celles qui sont au-dessous, tout en étant supérieures
par nature aux hommes. Une telle opinion n'est pas contraire à la foi, car, dit
S. Augustin, toute la création corporelle est gouvernée par Dieu au moyen des
anges. Rien n'empêche donc d'affirmer que les anges inférieurs sont préposés
par Dieu à l'administration des corps inférieurs, tandis que les anges
supérieurs ont pour rôle d'administrer les corps plus élevés, les anges
suprêmes se tenant devant Dieu. Pour cette raison S. Jean Damascène dit que
ceux qui tombèrent faisaient partie de l'ordre inférieur, encore que, même dans
cet ordre, il y en eût qui demeurèrent fidèles.
Mais
si l'on considère le motif pour lequel l'ange a péché, ce motif apparaît plus
fort chez les anges supérieurs. Le péché des démons fut en effet le péché
d'orgueil, dont le motif est la propre excellence du pécheur. Or, cette
excellence était plus grande chez les anges supérieurs. C'est pourquoi S.
Grégoire affirme que le premier ange pécheur fut le plus élevé de tous.
Et
cette dernière opinion semble la plus probable. Car le péché de l'ange ne
venait pas d'une inclination mauvaise, mais de son seul libre arbitre; il
convient donc de retenir ici la raison qui s'appuie sur le motif du péché.
Pourtant, nous n'entendons pas préjuger de l'autre opinion, car il a pu y avoir
aussi bien chez le prince des anges inférieurs un motif de pécher.
Solutions:
1. Le mot "Chérubin" signifie, selon
l'interprétation commune, plénitude de science; le mot "Séraphin", ardent
ou enflammé. Le premier nom se tire donc de la science, qui peut exister avec
le péché mortel; le second se tire de l'ardeur de la charité qui est
incompatible avec le péché mortel. Dès lors le premier ange pécheur ne peut
être appelé séraphin, mais chérubin.
2. L'intention divine n'est frustrée ni à propos de ceux
qui pèchent, ni à propos de ceux qui sont sauvés. Dieu a prévu l'un et l'autre
événement, et de l'un et de l'autre il tire sa gloire, soit en sauvant les
fidèles, en raison de sa bonté, soit en punissant les pécheurs, en raison de sa
justice. Quant à la créature intellectuelle elle-même, quand elle pèche, elle
se rend défaillante à l'égard de sa vraie fin, et rien ne s'oppose à cela en
une créature, si sublime soitelle; car la créature intellectuelle a été établie
par Dieu de telle manière qu'il dépend de sa décision d'agir (ou non) en vue de
la vraie fin.
3. Quelque grande que fût l'inclination au bien chez
l'ange suprême, elle ne lui imposait pas une nécessité, et par son libre
arbitre il pouvait s'y soustraire.
Objections:
1. Il semble que non, car la cause est antérieure à
l'effet. Mais tous les anges ont péché en même temps, d'après le Damascène. Le
péché de l'un n'a donc pas été cause du péché des autres.
2. Le premier péché de l'ange ne peut être que l'orgueil,
comme on l'a vu, et l'orgueil recherche l'excellence. Or, il répugne à celui
qui désire exceller de se soumettre à un inférieur, plus encore qu'à un
supérieur. Les démons ne pouvaient donc accepter de se soumettre à un ange, plutôt
qu'à Dieu. Pourtant, si le péché d'un ange a été cause du péché des autres, ce
serait seulement en ce sens que le premier ange a amené les autres à se
soumettre à lui. Il ne semble donc pas que le péché du premier ange ait été
cause du péché pour les autres.
3. C'est un péché plus grand de se soumettre à un autre
contre Dieu, que de vouloir commander à un autre comme Dieu; car le motif du
péché a moins de valeur. Donc, si le péché du premier ange fut cause du péché
des autres, en ce sens qu'il les amena à se soumettre à lui, il s'ensuit que
les anges inférieurs auraient péché plus gravement que l'ange suprême. Mais, au
sujet de cette parole du Psaume (104, 26): "... ce dragon que tu as formé"
nous lisons dans la Glose: "Lui qui était supérieur aux autres dans son
être est devenu aussi le plus élevé en méchanceté." C'est donc que le
péché du premier ange ne fut pas cause du péché des autres.
Cependant:
il
est dit dans l'Apocalypse que le dragon a entraîné avec lui "le tiers des
étoiles du ciel".
Conclusion:
Le
péché du premier ange fut cause du péché des autres, non par mode de coaction, mais
par une sorte de suggestion persuasive. Le signe en est que tous les démons
sont soumis au démon suprême, comme le montre manifestement le Seigneur quand
il dit (Mt 25, 41): "Allez, maudits, au feu éternel qui a été préparé pour
le diable et ses anges." Cela relève de la justice divine en effet, que
celui qui a consenti aux suggestions de quelqu'un dans la faute, soit soumis à
sa puissance dans le châtiment, selon cette parole de l'Écriture (2 P 2, 19): "On
est esclave de celui par qui on s'est laissé vaincre."
Solutions:
1. Bien que les démons aient péché en même temps, cependant
le péché de l'un a pu être cause du péché des autres En effet, l'ange n'a pas
besoin de temps pour choisir, ou pour exhorter, ou pour consentir; c'est le
fait de l'homme qui doit délibérer pour choisir et consentir, et qui doit faire
usage du langage pour exhorter, toutes choses qui demandent du temps.
Pourtant
il est manifeste que l'homme aussi, en même temps qu'il conçoit une pensée dans
son coeur, commence dans le même instant à l'exprimer par ses lèvres. Et à
l'instant où s'achève sa phrase, l'auditeur qui en saisit le sens peut donner
son assentiment, surtout s'il s'agit de vérités premières qu'on approuve aussitôt
qu'entendues. Donc si l'on supprime le temps qui nous est nécessaire pour nous
exprimer ou pour délibérer, on conçoit très bien que, dans l'instant même où le
premier ange exprimait intelligiblement le choix de son désir, les autres aient
pu y donner leur adhésion.
2. L'orgueilleux, toutes choses égales d'ailleurs, préfère
se soumettre à un supérieur plutôt qu'à un inférieur. Mais si, en se soumettant
à un inférieur, il acquiert une excellence qu'il ne peut obtenir en se
soumettant à un supérieur, il préfère la première soumission à la seconde.
Ainsi donc, cela n'allait pas contre l'orgueil des démons de se soumettre à un
inférieur en consentant à sa primauté; ils voulaient l'avoir pour prince et
pour chef en vue de conquérir, par leur puissance naturelle, leur béatitude
ultime, et cela leur était d'autant plus aisé que, par ordre de nature, ils se
trouvaient déjà soumis à l'ange suprême.
3. Comme nous l'avons déjà dit, l'ange n'a rien en lui
qui le retarde, mais il se porte de tout son pouvoir vers son objet, que ce
soit le bien ou le mal. Et parce que l'ange suprême avait une puissance
naturelle supérieure à celle des anges inférieurs, il s'est précipité dans le
péché avec plus de violence. C'est pourquoi il est devenu supérieur à tous en
méchanceté.
Objections:
1. Il semble qu'il y ait eu davantage d'anges pécheurs
car, dit Aristote, "le mal se trouve dans le plus grand nombre, le bien
dans le plus petit nombre".
2. La justice et le péché se trouvent de la même manière
chez les anges et chez les hommes. Mais, parmi les hommes, il y en a plus de
mauvais que de bons, selon cette parole de l'Ecclésiaste (1, 15, Vg): "Le
nombre des insensés est infini."
3. Les anges se distinguent d'après leurs personnes et
d'après leurs catégories. Si donc le plus grand nombre de personnes angéliques
sont restées fidèles, il semble que les anges pécheurs n'appartiennent pas à
toutes les catégories.
Cependant:
il
est dit dans l'Écriture (2 R 6, 16): "Ceux qui sont avec nous sont plus
nombreux que ceux qui sont avec eux", parole que l'on applique aux bons
anges qui nous portent secours, et aux mauvais qui nous sont contraires.
Conclusion:
Il
y eut plus d'anges fidèles que de pécheurs. Car le péché va à l'encontre de
l'inclination naturelle de la créature; or, ce qui est contre la nature ne se
produit qu'accidentellement dans un petit nombre de cas. La nature, en effet, obtient
son résultat soit toujours, soit le plus souvent.
Solutions:
1. Aristote parle des hommes pour lesquels le mal vient
de la poursuite des biens sensibles; car ceux-ci sont connus de la plupart, tandis
que l'on déserte le bien rationnel qui n'est connu que du petit nombre. Dans
les anges, au contraire, il n'y a que la nature intellectuelle. Aussi
l'argument ne porte pas ici.
2. Nous avons répondu par là à la deuxième objection.
3. Pour ceux qui pensent que le diable appartenait au
degré inférieur de ces anges qui président au monde terrestre, il est évident
que les anges pécheurs ne ressortissent pas à toutes les catégories, mais
seulement à la dernière. Si l'on admet au contraire que le diable appartenait à
la catégorie suprême, il est probable que ceux qui sont tombés ressortissaient
à toutes les catégories, et que, dans chacune d'entre elles, des hommes sont
introduits pour suppléer les anges tombés. Et cela confirme encore
l'indépendance du libre arbitre, qui peut s'infléchir vers le mal, quelle que
soit la dignité de la créature. Cependant, dans la Sainte Écriture, les noms de
certaines catégories, comme les Séraphins et les Trônes, ne sont pas attribués
aux démons, car ces noms sont pris de l'ardeur de la charité et de l'habitation
de Dieu, qui sont incompatibles avec le péché mortel.
On
leur attribue au contraire les noms de Chérubins, de Puissances et de
Principautés, car ces noms sont pris de la science et de la puissance, qui
peuvent être communes aux bons et aux mauvais anges.
1.
L'obscurcissement de leur intelligence. 2. L'obstination de leur volonté. 3.
Leur souffrance. 4. Le lieu de leur châtiment.
Objections:
1. Il semble que l'intelligence du démon soit obscurcie
par la privation de toute connaissance de la vérité. Car si les démons
connaissaient quelque vérité, c'est surtout eux-mêmes qu'ils devraient
connaître, et ce serait là pour eux connaître les substances séparées. Or cette
connaissance ne convient pas à leur misère, car elle constitue une telle
béatitude que certains y ont vu le suprême bonheur de l'homme. Les démons sont
donc privés de toute connaissance de la vérité.
2. Ce qui est le plus manifeste dans la nature doit
l'être aussi pour les anges, qu'ils soient bons ou mauvais. Le fait qu'il n'en
est pas ainsi pour nous vient de la faiblesse de notre intelligence, qui ne
connaît qu'à partir des images: c'est ainsi que la faiblesse de sa vue empêche
le hibou de voir le soleil. Mais les démons ne peuvent connaître Dieu, qui
pourtant est en soi la réalité la plus évidente, puisqu'il est la souveraine
Vérité, cela vient de ce qu'ils n'ont pas le coeur pur, seul capable de voir
Dieu. Ils ne connaissent donc pas non plus les autres vérités.
3. La connaissance angélique est double, au sentiment de
S. Augustin, celle du matin et celle du soir. Or, la connaissance du matin ne
convient pas aux démons qui ne voient pas les choses dans le Verbe; et pas
davantage celle du soir, car elle rapporte les choses connues à la louange du
Créateur (c'est pourquoi la Genèse place le matin après le soir). Les démons ne
peuvent donc avoir aucune connaissance des choses.
4. D'après S. Augustin, les anges ont connu en vertu de
leur condition le mystère du royaume de Dieu. Mais les démons ont été privés de
cette connaissance, car, selon l'Apôtre (1 Co 2, 8), "s'ils l'avaient
connu, jamais ils n'auraient crucifié le Seigneur de gloire". Pour la même
raison, ils ont été privés de toute autre connaissance.
5. Une vérité peut être connue soit par nature comme les
premiers principes, soit par l'enseignement d'autrui, soit du fait d'une longue
expérience. Mais les démons ne peuvent connaître la vérité naturellement, car
ils sont séparés des bons anges comme les ténèbres le sont de la lumière, au
dire de S. Augustin, et toute manifestation de la vérité se fait par
illumination. De même, ils ne la connaissent pas par révélation ou en la
recevant des bons anges, car, selon le mot de l'Apôtre (2 Co 6, 19) "il n'y
a pas d'union entre la lumière et les ténèbres". Enfin une longue
expérience ne peut venir que des sens. Il n'y a donc dans les démons aucune
connaissance de la vérité.
Cependant:
d'après
Denys, "les dons angéliques accordés aux démons n'ont pas changé; ils
demeurent dans leur intégrité et leur splendeur". Or, parmi ces dons
naturels, se trouve la connaissance de la vérité. C'est donc qu'elle existe
chez les démons.
Conclusion:
Il
y a une double connaissance de la vérité, celle qui vient de la grâce et celle
qui vient de la nature. La première, à son tour, est soit spéculative, comme
lorsque les secrets divins sont révélés à quelqu'un, soit affective, et c'est
elle qui produit l'amour de Dieu et qui relève à proprement parler du don de
sagesse.
De
ces trois connaissances, celle qui est naturelle n'est chez les démons ni
enlevée, ni diminuée. Elle est en effet une propriété de la nature angélique
qui, comme telle, est intelligence et esprit. Or, à cause de la simplicité de
la substance, rien ne peut être soustrait à la nature angélique pour sa
punition, comme il arrive que l'homme soit puni par l'ablation de la main, du
pied ou d'un autre membre. C'est en ce sens que Denys affirme que les dons
naturels demeurent dans leur intégrité chez les démons. Leur connaissance
naturelle n'est donc pas diminuée. Quant à la connaissance spéculative qui
vient de la grâce, elle n'est pas enlevée totalement, mais diminuée, car les
secrets divins ne sont révélés aux démons que dans la mesure nécessaire, soit
par l'intermédiaire des bons anges, soit par les "manifestations
temporelles de la puissance divine", dit S. Augustin. Cependant, cette
connaissance n'a pas l'étendue et la clarté de celle des saints anges qui
voient dans le Verbe les vérités révélées. Mais pour ce qui est de la
connaissance affective issue de la grâce, ils en sont totalement privés, aussi
bien que de la charité.
Solutions:
1. Le bonheur consiste dans l'application de
l'intelligence à une réalité supérieure. Les substances séparées nous dépassent
par nature; c'est pourquoi il y a une certaine félicité pour l'homme à les
connaître. Mais la félicité parfaite se trouve dans la connaissance de la
première des substances, c'est-à-dire de Dieu. Or, la connaissance des
substances séparées est connaturelle aux anges, de même qu'il nous est
connaturel de connaître les natures sensibles. C'est pourquoi, de même que le
bonheur de l'homme ne consiste pas dans la connaissance des natures sensibles, de
même le bonheur de l'ange ne réside pas dans l'appréhension des substances
séparées.
2. Ce qui est le plus évident en soi nous est caché
parce qu'il est hors de proportion avec notre intelligence, et non pas
seulement parce que notre intelligence tire ses idées des images. Or la
substance divine est hors de proportion aussi bien avec l'intelligence
angélique qu'avec l'intelligence humaine. C'est pourquoi l'ange lui-même, par
nature, ne peut connaître la substance de Dieu. Il peut cependant parvenir
naturellement à une connaissance de Dieu supérieure à celle de l'homme, en
raison de la perfection de son intelligence. Cette connaissance demeure aussi
chez les démons; car, bien qu'ils n'aient pas cette pureté du regard que donne
la grâce, ils ont celle qui leur vient de la nature et qui suffit à leur
connaissance de Dieu.
3. La créature est ténèbres, comparée à l'excellence de
la lumière divine: c'est pourquoi la connaissance que l'on prend de la créature
en sa nature propre est dite connaissance du soir. Car si le soir est associé
aux ténèbres, il possède encore quelque lumière; autrement ce serait la nuit.
Ainsi donc la connaissance des choses en leur nature propre, quand on la réfère
à la louange du Créateur, comme chez les bons anges, peut être appelée
vespérale. Si au contraire on ne la réfère pas à Dieu, et c'est le cas des
démons, elle est dite non pas vespérale, mais nocturne. C'est pourquoi nous
lisons dans la Genèse que Dieu a "appelé nuit" les ténèbres quand il
les sépara de la lumière.
4. Tous les anges, au commencement, ont connu de quelque
manière le mystère du royaume de Dieu qui devait être accompli par le Christ;
mais surtout ceux qui furent béatifiés dans la vision du Verbe, que les démons
n'ont jamais eue. Cependant tous les anges ne saisirent pas ce mystère
parfaitement ni également; et beaucoup moins encore les démons eurentils une
connaissance parfaite du mystère de l'Incarnation au moment de la venue du
Christ en ce monde. "Ce mystère, écrit S. Augustin n'a pas été connu d'eux
comme il le fut des saints anges qui jouissent de l'éternité participée du Verbe;
ils devaient seulement en percevoir avec terreur certains effets temporels."
Mais s'ils avaient connu parfaitement et avec certitude qu'il est le Fils même
de Dieu et quels seraient les fruits de sa passion, jamais ils n'auraient
cherché à faire crucifier le Seigneur de gloire.
5. Les démons connaissent une vérité de trois manières.
Premièrement, du fait de la perspicacité de leur nature, car bien qu'enténébrés
par la privation de la lumière de la grâce, ils sont cependant lucides du fait
de la lumière de leur nature intellectuelle. Deuxièmement, par révélation reçue
des saints anges, auxquels certes ils ne ressemblent pas par la rectitude de la
volonté, mais par une similitude de nature intellectuelle qui rend possible la
communication. Troisièmement, par suite d'une longue expérience. Ils ne la
reçoivent pas des sens, mais au moment où l'entrée dans l'existence des choses
concrètes, dont ils ont naturellement dans leur intelligence la représentation,
achève de rendre celle-ci ressemblante, ils connaissent comme présents des
événements qu'ils pouvaient connaître d'avance quand ils étaient futurs.Nous
nous en sommes expliqués plus haut à propos de la connaissance angélique.
Objections:
1. Il semble que la volonté des démons n'est pas
obstinée dans le mal. Car le libre arbitre appartient à la nature
intellectuelle, qui demeure chez les démons. Or le libre arbitre, de soi et par
priorité, est ordonné au bien plutôt qu'au mal. La volonté des démons ne peut
donc être obstinée dans le mal au point de ne pouvoir faire retour au bien.
2. La miséricorde infinie de Dieu est plus grande que la
malice du démon, qui est finie Or, c'est uniquement par la miséricorde de Dieu
que l'on peut passer du mal de faute à la bonté qui justifie. Les démons
peuvent donc revenir de l'état de malice à l'état de justice.
3. Si les démons avaient leur volonté ancrée dans le mal,
cette obstination aurait surtout pour objet le péché qu'ils ont commis. Mais ce
péché, qui est l'orgueil, n'existe plus en eux, car il n'a plus de motif, à
savoir leur propre excellence.
4. S. Grégoire écrit que "l'homme peut réparer par
le moyen d'un autre, puisque c'est un autre qui l'a fait tomber". Mais les
démons inférieurs ont été entraînés au mal par le premier ange, comme on vient
de le voir. Leur chute peut donc être réparée par un autre ange. Ils ne sont
donc pas fixés dans le mal.
5. Quiconque est obstiné dans le mal ne fait jamais
d'oeuvre bonne. Mais le démon fait quelques oeuvres bonnes, par exemple quand
il confesse la vérité en disant du Christ: "Je sais que tu es le Saint de
Dieu" (Mc 1, 24). S. Jacques écrit aussi dans son épître (2, 19): "Les
démons croient et ils tremblent." Enfin, selon Denys, ils désirent ce qui
est bon et même ce qui est meilleur, à savoir l'être, la vie, l'intelligence.
Cependant:
nous
lisons dans le Psaume (74, 23) cette parole que l'on applique aux démons: "L'orgueil
de ceux qui t'ont haï s'élève sans cesse." C'est donc que les démons
persévèrent dans leur malice.
Conclusion:
D'après
Origène toute volonté créée, en raison du libre arbitre, peut se tourner vers
le bien et le mal; il n'y a d'exception que pour l'âme du Christ, à cause de
son union au Verbe. Mais une telle doctrine enlève toute vérité à la béatitude
des anges et des hommes bienheureux, car la stabilité éternelle est une
condition essentielle de la vraie béatitude; de là son nom de vie éternelle. De
plus., cette doctrine contredit l'autorité de la Sainte Écriture qui affirme
que les démons et les pécheurs doivent être envoyés au "supplice éternel",
tandis que les bons doivent être introduits dans "la vie éternelle".
C'est pourquoi une telle position doit être regardée comme erronée, et il faut
tenir fermement, selon la foi catholique, que la volonté des bons anges est
confirmée dans le bien, tandis que la volonté des démons est devenue obstinée
dans le mal.
La
cause de cette obstination, il faut la prendre non de la gravité de la faute, mais
de la condition naturelle de leur état "Ce que la mort est pour les hommes,
écrit S. Jean Damascène, la chute l'est pour les anges." Or, il est
manifeste que tous les péchés mortels des hommes, quelle que soit leur gravité,
sont rémissibles avant la mort; mais après la mort, ils sont irrémissibles et
subsistent perpétuellement.
Pour
découvrir la cause d'une telle obstination, il faut considérer que la puissance
appétitive, chez la créature, est, par rapport à la puissance appréhensive qui
la meut, comme le mobile par rapport au moteur. L'appétit sensitif a pour objet
un bien particulier; la volonté, le bien universel; et de même les sens ont
pour objet le particulier, l'intelligence, l'universel. Or, l'appréhension de
l'ange diffère de celle de l'homme en ce que l'ange appréhende immuablement
l'objet par son intelligence à la manière dont nous saisissons immuablement les
premiers principes dont nous avons l'intuition. Par la raison au contraire, l'homme
appréhende la vérité d'une manière progressive et mobile en passant d'une
proposition à une autre, gardant la voie ouverte vers l'une ou l'autre des
conclusions opposées. C'est pourquoi la volonté humaine, elle aussi, adhère à
son objet avec une certaine mobilité et inconstance, pouvant s'en détourner
pour adhérer à l'objet contraire. En revanche, la volonté de l'ange adhère à
son objet d'une façon fixe et immuable.
Par
conséquent, si nous considérons l'ange avant son adhésion, il peut librement se
fixer sur tel objet ou son contraire (sauf s'il s'agit d'objets voulus
naturellement); mais après l'adhésion, il se fixe immuablement sur l'objet de
son choix. Aussi a-t-on coutume de dire que le libre arbitre de l'homme est
capable de se porter sur des objets opposés, aussi bien après l'élection
qu'avant; tandis que le libre arbitre de l'ange est capable de se porter vers
des objets opposés avant l'élection, mais pas après. Ainsi donc, les bons anges
adhérant toujours à la justice, sont confirmés en elle; les mauvais anges, en
péchant, s'obstinent dans le péché. Quant à l'obstination des hommes damnés, on
en traitera plus tard.
Solutions:
1. Les anges bons et méchants possèdent le libre arbitre,
mais selon le mode et la condition de leur nature.
2. La miséricorde de Dieu délivre de leur péché ceux qui
se repentent. Mais ceux qui ne sont pas capables de se repentir, parce qu'ils
adhèrent immuablement au mal, ne peuvent bénéficier de la miséricorde divine.
3. Le péché commis au commencement demeure dans le
diable pour autant qu'il comporte le désir de son objet, bien que le diable se
sache très bien dans l'impossibilité de l'atteindre. Il en est de même pour
celui qui croit pouvoir commettre un homicide et qui veut le commettre, mais
ensuite n'en a plus la possibilité; sa volonté demeure cependant en lui, en ce
sens qu'il voudrait le faire s'il le pouvait.
4. La raison qui fait que le péché de l'homme est
rémissible, ne vient pas uniquement de ce que ce péché a été suggéré par un
autre. C'est pourquoi l'argument est sans portée.
5. L'activité du démon est double. Il y a d'abord celle
qui provient d'une délibération de sa volonté; c'est vraiment son activité
propre. Une telle activité est toujours mauvaise chez le démon, car, bien qu'il
puisse faire quelque chose de bon, cependant il ne l'accomplit pas d'une façon
correcte; ainsi quand il dit la vérité pour induire en erreur, ou quand il
croit et confesse la divinité du Christ, non pas volontairement, mais forcé par
l'évidence des faits. L'autre activité du démon est celle qui lui est naturelle;
elle peut être bonne et atteste la bonté de la nature. Et pourtant, même de
cette activité bonne, les démons abusent pour faire le mal.
Objections:
1. La souffrance et la joie s'opposent et ne peuvent se
trouver en même temps dans le même sujet. Or, il y a de la joie chez les
démons. S. Augustin écrit en effet: "Le diable a pouvoir sur ceux qui
méprisent les préceptes de Dieu, et ce malheureux pouvoir le réjouit" Il
n'y a donc pas de souffrance chez les démons
2. La souffrance cause la crainte, car les choses à
venir que nous craignons sont celles qui nous font souffrir quand elles sont
présentes. Or les démons ne connaissent pas la crainte, selon cette parole en
Job (41, 25): (Léviathan) "en est arrivé à ne rien craindre". Ils ne
connaissent donc pas davantage la souffrance.
3. Il est bon de souffrir de ce qui est mal. Mais les
démons ne peuvent faire ce qui est bon. Ils ne peuvent donc souffrir, à tout le
moins du mal de faute, comme lorsqu'on est rongé par ce qu'on appelle le ver de
la conscience.
Cependant:
le
péché du démon est plus grave que celui de l'homme. Mais l'homme est soumis à
la souffrance en punition du plaisir qu'il a pris dans le péché, selon ce mot
de l'Apocalypse (18, 7): "Autant (Babylone) s'est glorifiée et plongée
dans les plaisirs, autant donnezlui de tourments et de malheurs." A plus
forte raison le diable, qui s'est glorifié souverainement, est-il puni par ses
lamentations et sa souffrance.
Conclusion:
La
crainte, la douleur, la joie et autres choses semblables, si on les considère
comme des passions, ne peuvent exister chez les démons; elles relèvent
proprement de l'appétit sensible, et celui-ci est une puissance qui suppose un
organe corporel. Mais si on les considère comme de simples actes de volonté, sous
ce rapport, on peut les trouver chez les démons.Et il est nécessaire d'affirmer
qu'il y a en eux de la souffrance. Car la souffrance envisagée comme un pur
acte de volonté, n'est pas autre chose que la répulsion de la volonté pour ce
qui est, ou devant l'absence de ce qui n'est pas. Or, il est évident que les
démons voudraient que n'existent pas beaucoup de choses qui existent, et
qu'existent beaucoup de choses qui n'existent pas; ainsi, parce qu'ils sont
jaloux, ils voudraient que soient damnés ceux qui sont sauvés. Il faut donc
reconnaître qu'il y a en eux de la souffrance, surtout si l'on songe qu'il
appartient à la nature de la peine de contrarier la volonté. De même ils sont
privés de la béatitude qu'ils désirent naturellement; et, chez beaucoup d'entre
eux, la volonté perverse est empêchée de faire tout le mal qu'elle voudrait.
Solutions:
1. La joie et la douleur sont opposées sur un même objet,
mais non sur des objets différents. Rien n'empêche donc qu'un même individu
souffre d'une chose et se réjouisse en même temps d'une autre; et cela est
surtout vrai quand la douleur et la joie sont de simples actes de volonté; car,
non seulement à propos de choses diverses, mais à l'égard d'une même réalité, nous
pouvons vouloir ceci et ne pas vouloir cela.
2. Chez les démons, la souffrance a pour objet ce qui
est présent, et la crainte ce qui est à venir. Quand on lit cette parole: "Il
en est arrivé à ne rien craindre", il faut l'entendre de la crainte de
Dieu qui éloigne du péché. D'ailleurs, il est écrit (Jc 2, 19): "Les
démons croient, et ils tremblent."
3. Souffrir du mal de faute pour lui-même atteste que la
volonté est bonne puisque le mal de faute s'oppose à elle. Souffrir du mal de
peine, ou du mal de faute à cause de la peine qui s'ensuit, atteste la bonté de
la nature et son opposition à la souffrance. C'est pourquoi S. Augustin
écrit" que "la douleur du bien perdu dans le supplice atteste la
bonté de la nature". De tout cela, il suit que le démon, en raison de la
perversité et de l'obstination de sa volonté, ne souffre pas du mal de faute.
Objections:
1. Le démon est une nature spirituelle qui n'a pas de
rapport avec le lieu. Il n'y a donc pas de lieu pour le châtiment des démons.
2. Le péché de l'homme n'est pas plus grave que celui du
démon. Or le lieu du châtiment, pour l'homme, c'est l'enfer. Il doit à plus
forte raison en être de même pour les démons. Ce n'est donc pas l'air
ténébreux.
3. Les démons sont punis de la peine du feu. Mais il n'y
a pas de feu dans l'air ténébreux.
Cependant:
S.
Augustin écrit que "l'air ténébreux est comme la prison des démons
jusqu'au jour du jugement".
Conclusion:
Les
anges, du fait de leur nature, tiennent le milieu entre Dieu et les hommes. Or,
le plan de la Providence comporte de procurer le bien des êtres inférieurs par
le moyen des supérieurs. Pour ce qui est du bien de l'homme, il est procuré
d'une double manière par la Providence: soit directement quand l'homme est
porté au bien et détourné du mal; et il convient que cela se fasse par le
ministère des bons anges; soit indirectement quand l'homme est éprouvé, combattu
par l'assaut de l'adversaire. Et cette manière de lui procurer son bien humain,
il convient qu'elle soit confiée aux mauvais anges afin qu'après leur péché ils
ne perdent pas leur utilité dans l'ordre de la nature. Ainsi donc un double
lieu de châtiment est attribué aux démons; l'un en raison de leur faute, c'est
l'enfer; l'autre en raison de l'épreuve qu'ils font subir aux hommes, c'est
l'air ténébreux.
D'autre
part c'est jusqu'au jour du jugement qu'il faut procurer le salut des hommes.
C'est jusque là, par conséquent, que doit se poursuivre le ministère des anges
aussi bien que les épreuves infligées par les démons. Tout ce temps-là, les
bons anges sont envoyés ici-bas auprès de nous; les démons résident dans l'air
ténébreux pour nous éprouver. Cependant, certains d'entre eux sont dès
maintenant en enfer pour torturer ceux qui sont induits au mal; de même que
certains bons anges sont au ciel avec les âmes saintes. Mais après le jugement
dernier, tous les méchants, hommes et anges, seront en enfer; tous les bons, au
ciel.
Solutions:
1. Le lieu n'est pas un châtiment pour l'ange et l'âme
en ce sens qu'il altérerait leur nature; mais il afflige leur volonté en la
contristant, car l'ange et l'âme ont conscience qu'ils sont dans un lieu qui ne
correspond pas à leur vouloir.
2. Selon la condition de leur nature, les âmes sont
toutes égales, et l'une n'a pas à être préférée à l'autre. Mais les démons ont
un degré de nature supérieur aux hommes; c'est pourquoi la comparaison ne vaut
pas.
3. Certains ont prétendu que la peine du sens était
différée jusqu'au jour du jugement, aussi bien pour les démons que pour les
âmes; et il en serait de même pour le bonheur des saints. Mais c'est là une
doctrine erronée, et qui va à l'encontre de ce que dit l'Apôtre (2 Co 5, 1): "Si
notre demeure terrestre vient à être détruite, nous avons une demeure dans les
cieux." D'autres, tout en ne la concédant pas pour les âmes, acceptent
cette théorie en ce qui regarde les démons. Mais il est mieux de reconnaître
que le même jugement s'applique aux âmes et aux anges mauvais, comme le même
jugement s'applique aux âmes saintes et aux bons anges.
Ce
qu'il faut dire, c'est d'abord que le lieu du ciel fait partie de la gloire des
anges, mais cette gloire n'est pas diminuée quand ils viennent à nous, car ils
considèrent que ce lieu est à eux (comme nous disons que le prestige de
l'évêque n'est pas diminué quand il ne siège pas sur son trône épiscopal).
Semblablement à propos des démons, nous devons affirmer que, s'ils ne sont pas
effectivement liés au feu de la géhenne, tandis qu'ils se trouvent dans l'air
ténébreux, cependant, du fait qu'ils se savent astreints à cette captivité, leur
peine n'en est pas diminuée. Et c'est pourquoi nous lisons dans la Glose (sur
Jc 3, 6) qu'"ils emportent avec eux le feu de la géhenne". Et contre
cette manière de voir, on ne peut opposer le passage de Luc (8, 31), où il est
dit qu'"ils supplièrent le Seigneur de ne pas les envoyer dans l'abîme".
Car la raison de leur demande est qu'ils regardaient comme un châtiment de
quitter le lieu où ils pouvaient encore nuire aux hommes. De là cette parole en
S. Marc (5, 10): "Ils le suppliaient instamment de ne pas les chasser du
pays".
Après la créature spirituelle, il faut
considérer la créature corporelle. Dans sa production, L'Écriture fait mention
de trois oeuvres: l'oeuvre de création, quand il est dit: "Au commencement
Dieu créa le ciel et la terre"; l'oeuvre de distinction, quand il est dit:
"Il sépara la lumière des ténèbres" et "les eaux qui sont sur le
firmament, des eaux qui sont sous le firmament"; l'oeuvre d'ornementation,
quand il est dit: "Qu'il y ait des luminaires dans le firmament."
Il nous faut donc considérer: I.
L'oeuvre de création (Q. 65). II. L'oeuvre de distinction (Q. 66). III.
L'oeuvre d'ornementation (Q. 70).
1. La créature
corporelle vient-elle de Dieu? - 2. A-t-elle été faite en vue de la bonté de
Dieu? - 3. A-t-elle été l'oeuvre de Dieu par l'intermédiaire des anges? - 4.
Les formes des corps viennent-elles des anges, ou immédiatement de Dieu?
Objections:
1. Il est dit dans l'Ecclésiaste (3, 14): "J'ai
appris que tout ce que Dieu a fait se conserve éternellement." Mais les
corps visibles ne se conservent pas éternellement, car il est dit (2 Co 4, 18):
"Les choses visibles sont temporaires mais les invisibles sont
éternelles." Donc Dieu n'a pas fait les corps visibles.
2. Il est écrit dans la Genèse (1, 31): "Dieu vit
tout ce qu'il avait fait et c'était très bon." Or il y a des créatures
corporelles mauvaises; en beaucoup de cas en effet nous faisons l'expérience de
leur nocivité. C'est évident pour nombre de serpents, pour la chaleur du soleil,
etc. Et l'on appelle une chose "mauvaise" parce qu'elle est nuisible.
Les créatures corporelles ne viennent donc pas de Dieu.
3. Ce qui vient de Dieu n'éloigne pas de Dieu mais
conduit à lui. Or les créatures corporelles détournent de Dieu; d'où la parole
de l'Apôtre (2 Co 4, 18): "Nous qui ne considérons pas les choses visibles..."
Les créatures corporelles ne viennent donc pas de Dieu.
Cependant:
le
Psaume (146, 6) dit: "Celui qui a fait le ciel et la terre, la mer et tout
ce qu'ils contiennent..."
Conclusion:
Selon
la position de certains hérétiques, toutes ces choses que nous voyons ne sont
pas créées par le Dieu bon, mais par un principe mauvais. Et pour prouver leur
erreur ils prennent argument de ce que dit l'Apôtre (2 Co 4, 4): "Le dieu
de ce monde a aveuglé les esprits des incrédules." Cette position est
absolument insoutenable. En effet, si dans un sujet des éléments divers se
trouvent unis, cette union a nécessairement une cause. Car des êtres divers ne
s'unissent pas d'eux-mêmes et comme tels. Ainsi donc, chaque fois qu'entre des
êtres de natures diverses on trouve de l'unité, il faut que ces éléments divers
reçoivent cette unité d'une cause unique. Tout comme divers corps chauds
tiennent leur chaleur du feu. Or en toutes choses si diverses qu'elles soient, on
trouve le fait, commun à toutes, d'exister. Il est donc nécessaire qu'il y ait
un unique principe d'être à partir duquel toute chose, quelle qu'elle soit, tient
l'être, qu'il s'agisse de réalités invisibles et spirituelles, ou de réalités
visibles et corporelles. - Quant au diable, il est dit "le dieu de ce
monde", non parce qu'il l'aurait créé, mais parce que ceux qui vivent
selon le monde sont ses esclaves, d'après la tournure de langage dont use
l'Apôtre (Ph 3, 19) quand il dit: "Leur dieu, c'est leur ventre."
Solutions:
1. Toutes les créatures de Dieu se conservent
éternellement de quelque façon, ne serait-ce que selon leur matière; car les
créatures ne seront jamais réduites au néant, même si elles sont corruptibles.
Mais, plus les créatures sont proches de Dieu, qui est absolument immuable, plus
elles sont immuables. En effet, les créatures corruptibles durent
perpétuellement quant à la matière, mais changent quant à la forme
substantielle. Les créatures incorruptibles au contraire, demeurent certes
quant à la substance, tout en changeant quant au reste, par exemple selon le
lieu pour les corps célestes, et selon les affections chez les créatures
spirituelles. - Quant au mot de l'Apôtre: "Les choses visibles sont
temporaires", même s'il est vrai quant aux choses considérées en
elles-mêmes, en tant que toute créature visible est soumise au temps, soit
selon son être, soit selon son mouvement, cependant l'Apôtre veut ici parler
des choses visibles en tant qu'elles ont valeur de récompense pour l'homme; car,
parmi les récompenses de l'homme, celles qui consistent en ces réalités-ci sont
temporelles et passagères, alors que celles qui consistent en des réalités
invisibles sont durables et éternelles. Aussi avait-il écrit juste avant (2 Co
4, 17): Elle (la tribulation) "opère en nous un éternel poids de gloire".
2. La créature corporelle, quant à sa nature, est bonne.
Elle n'est pourtant pas le bien universel; elle n'est qu'un certain bien
particulier et restreint. C'est selon cette particularisation et restriction
qu'il y a en elle de la contrariété; une chose est ainsi opposée à une autre, bien
que l'une et l'autre soient bonnes en elles-mêmes. - Mais certains, appréciant
les choses non d'après leur nature, mais selon leur propre avantage, estiment
que tout ce qui leur est nuisible est mauvais dans l'absolu. Ils ne considèrent
pas qu'une réalité, nuisible pour l'un sous un certain rapport, est avantageuse
pour un autre ou pour le même sous un autre rapport. Cela n'aurait lieu en
aucun cas si les corps étaient par eux-mêmes mauvais et nuisibles.
3. Autant qu'il tient à elles, les créatures ne
détournent pas de Dieu, mais y conduisent. Car, écrit l'Apôtre (Rm 1, 20):
"Les mystères invisibles de Dieu sont saisis par l'intelligence au moyen
des créatures." Si les créatures détournent de Dieu, c'est par la faute de
ceux qui en usent comme des insensés. D'où cette parole du livre de la Sagesse
(14, 11): "Les créatures sont un piège pour les pieds des insensés."
Bien plus, le fait même qu'elles détournent ainsi de Dieu témoigne qu'elles
sont de Dieu. Car elles ne peuvent détourner de Dieu ces insensés qu'en les
séduisant par une part de bien qui existe en elles et qu'elles tiennent de
Dieu.
Objections:
1. Il est dit, au livre de la Sagesse (1, 14):
"Dieu a créé toutes choses pour qu'elles existent." Donc toutes les
choses ont pour cause leur propre existence et non la bonté de Dieu.
2. Le bien a raison de fin. Un bien plus grand est donc
dans les choses la cause finale d'un bien moindre. Or, la créature spirituelle
se compare à la créature matérielle comme un bien plus grand en face d'un bien
moindre. La créature corporelle existe donc en vue de la créature spirituelle, et
non de la bonté de Dieu.
3. La justice ne fait de répartitions inégales qu'entre
des sujets inégaux. Mais Dieu est juste. Il y a donc, avant toute inégalité
créée par Dieu, une inégalité non créée par Dieu. Mais une inégalité non créée
par Dieu ne peut exister que par suite du libre arbitre. Toute inégalité est
donc consécutive aux mouvements différents du libre arbitre. Or les créatures
corporelles ne sont pas égales aux spirituelles. Les créatures corporelles ont
donc pour cause certains mouvements du libre arbitre, et non la bonté de Dieu.
Cependant:
il
est dit dans les Proverbes (16, 4 Vg): "Dieu a fait toutes choses en vue
de lui-même."
Conclusion:
Origène
a prétendu que la créature corporelle n'a pas été faite à partir d'une
intention première de Dieu, mais pour châtier le péché de la créature
spirituelle. En effet, selon sa thèse, Dieu ne fit au commencement que les
créatures spirituelles, et il les fit toutes égales. Et comme elles jouissaient
du libre arbitre, certaines se sont tournées vers Dieu et ont reçu, selon la
qualité de leur conversion, un rang plus ou moins élevé, tout en demeurant dans
leur simplicité. Les autres, qui s'étaient détournées de Dieu, furent attachées
à différents corps selon la mesure de leur éloignement à l'égard de Dieu.
Cette
position est erronée. 1° Elle est contraire à la Sainte Écriture qui, après
avoir raconté la production de chacune des espèces de la créature corporelle, ajoute:
"Et Dieu vit que cela était bon", pour dire que chacune fut faite
pour cette raison que son être même est bon. Or, selon l'opinion d'Origène, la
créature corporelle n'a pas été faite parce qu'il est bon qu'elle existe, mais
afin de punir le mal commis par une autre créature. - 2° Il s'ensuivrait que la
disposition du monde corporel, telle qu'elle est maintenant, viendrait du
hasard. En effet, si le corps du soleil a été fait tel qu'il est pour être
adapté au châtiment d'un certain péché d'une créature spirituelle, au cas où
plusieurs créatures spirituelles auraient commis le même péché que celle-là
(pour le châtiment de laquelle il suppose que le soleil a été créé), il
s'ensuivrait qu'il y aurait plusieurs soleils dans le monde. Et de même pour le
reste. Or cela est totalement aberrant.
Écartons
donc cette conception erronée, et considérons que l'univers entier est
constitué par l'ensemble de toutes les créatures comme un tout l'est par ses
parties. Or, si nous voulons fixer la cause finale d'un tout et de ses parties
nous trouvons ceci: 1° chacune des parties existe en vue de ses actes, comme
l'oeil existe pour voir; 2° la partie la moins noble est faite en vue de la
plus noble, comme le sens pour l'intellect, le poumon pour le coeur; 3° toutes
les parties existent en vue de la perfection du tout, comme la matière en vue
de la forme (les parties sont en effet une sorte de matière pour le tout).
Enfin l'homme tout entier existe en vue d'une cause extrinsèque, par exemple la
jouissance de Dieu. Ainsi en est-il pareillement dans les parties de l'univers:
1° chaque créature existe en vue de son acte propre et de sa perfection; 2° les
créatures moins nobles existent en vue des plus nobles, de même que les
créatures qui sont au-dessous de l'homme sont faites en vue de l'homme. En
poussant plus loin, chaque créature est faite en vue de la perfection de
l'univers. En poussant plus loin encore, l’univers tout entier, avec chacune de
ses parties, est ordonné à Dieu comme à sa fin, en tant que, dans ces créatures,
la bonté divine est représentée par une certaine imitation qui doit faire
glorifier Dieu. Ce qui n'empêche pas que les créatures rationnelles, au-dessus
de ce plan, aient leur fin en Dieu selon une modalité spéciale, car elles
peuvent l'atteindre par leur propre opération en le connaissant et en l'aimant.
Ainsi est-il évident que la bonté divine est la fin de toutes les réalités
corporelles.
Solutions:
1. C'est dans le fait même qu'elle possède l'être qu'une
créature représente l'être divin et sa bonté. Le fait que Dieu a créé toutes
choses pour qu'elles existent n'exclut donc pas qu'il les ait créées en vue de
sa bonté.
2. La fin prochaine n'exclut pas la fin ultime. Que la
créature corporelle soit d'une certaine manière faite pour la créature
spirituelle ne supprime donc pas qu'elle soit faite en vue de la bonté de Dieu.
3. L'égalité selon la justice a sa place là où il y a
rétribution. Ce qui est juste, c'est qu'on rétribue à égalité pour des choses
égales. Or il n'y a pas de place pour cela dans la première constitution des
choses. Un maître d'oeuvre ne commet aucune injustice quand il place des
pierres de même nature à des endroits différents d'un édifice. Car il ne le
fait pas à cause d'une diversité antécédente qui serait dans les pierres, mais
en recherchant la perfection de l'édifice tout entier; et cette perfection ne
peut être réalisée si les pierres ne sont pas réparties de façon diverse dans
l'édifice. Il en est de même pour Dieu: au commencement, parce qu'il voulait la
perfection dans l'univers, il institua les créatures diverses et inégales selon
l'ordre de sa sagesse et sans injustice, aucune diversité de mérites n'étant
par ailleurs présupposée.
Objections:
1. De même que la sagesse divine gouverne les choses, ainsi
tout est fait par la sagesse de Dieu. "Tu as tout fait avec sagesse",
dit le Psaume (104, 24). Mais "ordonner est le propre du sage", comme
il est dit au début de la Métaphysique d'Aristote. Dans le gouvernement des
choses, les inférieures sont donc régies par les supérieures, dit S. Augustin.
Il y a donc eu dans la production des choses un ordre tel que la créature
corporelle, en tant qu'inférieure, fut produite par la créature spirituelle, en
tant que supérieure.
2. La diversité des effets prouve la diversité des
causes, puisque le même produit toujours le même. Donc, si toutes les créatures,
tant spirituelles que corporelles, étaient immédiatement produites par Dieu, il
n'y aurait aucune diversité entre elles; et l'une ne serait pas plus distante
de Dieu que l'autre. Ce qui, de toute évidence, est faux puisque, dit le
Philosophe d, c'est en raison de leur grande distance par rapport à Dieu que
certains êtres sont corruptibles.
3. Une puissance infinie n'est pas requise pour produire
un effet fini. Or tout corps est fini. Il a donc pu être produit par la
puissance finie d'une créature spirituelle; et cette production a eu lieu parce
que chez de tels êtres il n'y a pas de différence entre être et pouvoir; et
surtout parce qu'aucune dignité convenant à un être selon sa nature ne lui est
refusée, sauf pour une faute.
Cependant:
il
est dit au livre de la Genèse: "Au commencement Dieu créa le ciel et la
terre", mots par lesquels il faut entendre la créature corporelle.
Celle-ci est donc immédiatement produite par Dieu.
Conclusion:
Certains
ont soutenu que les choses avaient procédé de Dieu par degrés: ainsi la
première créature serait sortie immédiatement de lui; celle-ci en aurait
produit une autre, et ainsi de suite jusqu'à la créature corporelle. - Mais
cette position est impossible; car la première production de la créature
corporelle se fait par création, création dans laquelle la matière elle-même
est produite, car l'imparfait est antérieur au parfait dans l'ordre du devenir.
Or il est impossible que quelque chose soit créé, sinon par Dieu seul.
Pour
en avoir l'évidence, il faut considérer que plus une cause est élevée, plus
nombreux sont les effets auxquels s'étend sa causalité. D'autre part, ce qui
forme le substrat des choses apparaît toujours à l'expérience comme plus commun
que ce qui informe et restreint ce substrat. Ainsi l'être est-il plus commun
que la vie, la vie que la pensée, la matière que la forme. Donc, plus une chose
est un substrat, plus elle procède d'une cause supérieure. Donc ce qui est en
premier le substrat de toutes choses relève proprement de la causalité de la
cause suprême. En conséquence, aucune cause seconde ne peut produire quelque
chose si l'on ne présuppose pas dans la réalité produite cet élément premier
causé par la cause supérieure.
D'autre
part, la création est la production d'une chose selon la totalité de sa
substance, sans qu'il y ait aucun élément préalable, soit incréé, soit créé par
un autre. Il reste donc que nul être ne peut créer quoi que ce soit, sauf Dieu
qui est la cause première. C'est pourquoi, afin de montrer que tous les corps
ont été immédiatement créés par Dieu, Moïse dit: "Au commencement Dieu
créa le ciel et la terre."
Solutions:
1. Il y a un certain ordre dans la production des choses;
non pas celui où une créature serait créée par une autre, car c'est impossible,
mais celui des divers degrés que la sagesse divine a établis entre les
créatures.
2. Le Dieu unique lui-même peut connaître des réalités
diverses sans aucun détriment pour sa simplicité, nous l'avons montré
précédemment. C'est pourquoi, selon la diversité de ce qu'il connaît, il est
aussi, par sa sagesse, la cause des diverses choses produites; tout comme un
artisan, en concevant des formes diverses, produit diverses oeuvres d'art.
3. La quantité de la puissance d'un agent ne se mesure
pas seulement à la chose qu'il fait, mais aussi à sa manière d'agir. Car une
seule et même chose est faite différemment par une puissance plus grande et par
une plus petite. Or produire quelque chose alors que rien ne préexiste est le
propre d'une puissance infinie. Cela ne peut donc convenir à aucune créature.
Objections:
1. Boèce dit: "A partir des formes qui sont sans
matière viennent les formes qui sont dans la matière." Or les formes qui sont
sans matière sont les substances spirituelles, alors que les formes qui sont
dans la matière sont les formes des corps. Donc les formes des corps viennent
des substances spirituelles.
2. Tout ce qui est par participation se ramène à ce qui
est par essence. Or les formes spirituelles sont formes par essence, alors que
les formes des créatures corporelles sont participées. Les formes des réalités
corporelles sont donc dérivées des substances spirituelles.
3. Les substances spirituelles ont une plus grande
puissance de causalité que les corps célestes. Or les corps célestes causent
les formes dans ces réalités inférieures, et c'est pourquoi on les dit causes
de la génération et de la corruption. A plus forte raison, les formes qui sont
dans la matière sont donc dérivées des substances spirituelles.
Cependant:
S.
Augustin nous dit: "Il ne faut pas penser que la matière corporelle soit
aux ordres des anges, mais plutôt aux ordres de Dieu." Or on dit que la
matière corporelle est toujours prête à servir celui dont elle reçoit son
espèce. Les formes corporelles ne viennent donc pas des anges mais de Dieu.
Conclusion:
Certains
ont pensé que toutes les formes corporelles sont dérivées des substances
spirituelles que nous appelons anges. Et ceci a été soutenu de deux façons. -
Platon, d'une part, supposa que les formes qui sont dans la matière corporelle
étaient dérivées et formées, par une sorte de participation, à partir des
formes subsistant sans matière. Il supposait en effet une sorte d'homme
subsistant immatériellement; et de même pour le cheval et pour les autres êtres
par eux sont constitués nos singuliers sensibles; et cela selon la mesure où
resterait dans la matière corporelle une sorte d'impression venant de ces
formes séparées. Ce qui se produirait par une sorte de ressemblance qu'il
appelait "participation". Ainsi les platoniciens établissaient
d'après l'ordre des formes un ordre des substances séparées. Par exemple, il y
a une substance séparée qui est le cheval, et elle est cause de tous les chevaux.
Au-dessus d'elle, il y a une certaine vie séparée qu'ils disaient être la vie
par elle-même et la cause de toute vie. Ultérieurement enfin, ils supposaient
une forme qu'ils nommaient l'être lui-même et la cause de tout être.
Avicenne,
d'autre part, et un certain nombre d'autres, n'affirmèrent pas que les formes
des réalités corporelles qui sont dans la matière subsistent par soi, mais
seulement dans l'intelligence. Ils disaient donc que toutes les formes qui sont
dans la matière corporelle procédaient de formes existant dans l'intelligence
des créatures spirituelles (ce qu'ils appellent "intelligences" et
que nous appelons anges); de même que les formes des objets produits par l'art
procèdent de celles qui sont dans l'esprit de l'artiste. - Certains hérétiques
modernes ont une position qui semble revenir au même. Ils disent en effet que
Dieu est créateur de toutes choses; mais ils supposent que la matière est
formée et distinguée par le diable en espèces variées.
Toutes
ces opinions semblent bien procéder d'une même racine. Leurs auteurs
cherchaient en effet la cause des formes comme si les formes elles-mêmes
étaient produites en tant que telles. Mais, comme le prouve Aristote, ce qui
est produit au sens propre, c'est le composé. Les formes des réalités corruptibles
ont bien cette propriété tantôt d'exister et tantôt de ne pas exister et cela
sans qu'elles soient elles-mêmes engendrées ou détruites: ce sont les composés
qui sont engendrés ou détruits. Ce qui existe, ce ne sont pas les formes, mais
les composés, qui existent par elles; et il appartient à chaque chose d'être
produite de la manière dont il lui appartient d'exister. En conséquence, puisque
le semblable est produit par le semblable, il n'y a pas à chercher, comme cause
des formes corporelles, une quelconque forme immatérielle, mais un composé, à
la manière dont tel feu est engendré par tel feu. Ainsi donc, les formes
corporelles sont causées non pas comme si elles découlaient d'une quelconque
forme immatérielle, mais comme une matière amenée de la puissance à l'acte par
le fait d'un agent lui-même composé.
Mais
un tel agent composé, qui est un corps, est mû par une substance spirituelle
créée, dit S. Augustin. Il s'ensuit, en poussant plus loin, que les formes
corporelles sont aussi dérivées des substances spirituelles, non que celles-ci
versent en elles leur forme mais parce que ce sont elles qui les meuvent vers
leur forme. Et si nous poussons plus loin encore, même les formes intelligibles
de l'intelligence angélique, qui sont comme des sortes de raisons séminales des
formes corporelles, se ramènent à Dieu comme à la cause première.
Pour
la première production de la créature corporelle, il ne faut tenir compte
d'aucun passage de la puissance à l'acte. Par suite, les formes corporelles que
les corps reçurent alors ont été produites immédiatement par Dieu; car à lui
seul, comme à sa cause propre, la matière obéit totalement. C'est donc pour
signifier cela que Moïse a mis, avant chacune des oeuvres de la création, les
mots: "Dieu dit: que (ceci ou cela) soit"; phrase en laquelle est
signifiée la formation des choses opérée par le Verbe de Dieu. Par lui, selon
S. Augustin, existe "toute forme, toute structure et harmonie des
parties".
Solutions:
1. Boèce entend par "formes qui sont sans
matière" les notions des choses qui sont dans l'esprit divin. L'Apôtre dit
de même (He 11, 3): "Par la foi nous croyons que les mondes ont été
disposés par la parole de Dieu, en sorte que l'univers visible provient de ce
qui n'est pas apparent." - Si toutefois, par "formes qui sont sans
matière" il entend les anges, il faut dire que "les formes qui sont
dans la matière" proviennent d'eux, non par écoulement, mais par motion.
2. Les formes qui sont participées dans la matière ne se
ramènent pas à certaines formes qui seraient de même espèce et subsisteraient
par elles-mêmes, ce qui fut la position des platoniciens; elles se ramènent à
des formes intelligibles, soit de l'intellect angélique, d'où elles procèdent
par motion, soit, en remontant plus haut, à des raisons de l'intellect divin, à
partir desquelles les semences des formes sont elles aussi imprimées dans les
créatures, de telle sorte que, par mouvement, elles puissent être amenées à
l'acte.
3. Les corps célestes causent les formes dans les
réalités de ce monde inférieur, non par mode d'écoulement, mais par mode de
motion.
Il faut maintenant considérer l'oeuvre
de la distinction. Ce que nous ferons en étudiant:
1° le rapport entre la création et la
distinction (Q. 66); 2° la distinction elle-même considérée dans sa nature
propre (Q. 67-69).
1. Un état
informe de la matière créée a-t-il précédé dans le temps la distinction de
cette matière? - 2. Y a-t-il une seule matière pour tous les êtres corporels? -
3. Le ciel empyrée fut-il concréé avec la matière informe? - 4. Le temps fut-il
concréé avec elle?
Objections:
1. Il semble qu'un état informe de la matière a précédé
dans le temps la formation de celle-ci. Il est dit en effet dans la Genèse (1, 2):
"La terre était déserte et vide" ou, selon une autre version, "invisible
et incomposée"; selon S. Augustin, cela désigne un état informe de la
matière. A un certain moment, avant d'être formée, la matière aurait donc été
informe.
2. Dans son opération la nature imite l'opération de
Dieu, comme la cause seconde imite la cause première. Or, dans l'opération de
la nature, l'état informe précède la formation. Cela vaut donc aussi dans
l'opération divine.
3. La matière est au-dessus de l'accident. Car la
matière fait partie de la substance. Or Dieu peut faire qu'un accident soit
sans sujet. C'est évident dans le sacrement de l'autel. Dieu peut donc faire
que la matière soit sans forme.
Cependant:
1. L'imperfection d'un effet atteste l'imperfection de
l'agent. Or Dieu est l'agent parfait par excellence. D'où la parole du
Deutéronome (32, 4): "Les oeuvres de Dieu sont parfaites." L'oeuvre
créée par Dieu n'a donc jamais été informe.
2. La formation de la créature corporelle fut produite
par l'oeuvre de la distinction. Mais la distinction s'oppose à la confusion, comme
la formation à l'état informe. Donc, si l'état informe avait précédé dans le
temps la formation de la matière, il s'ensuivrait qu'au commencement il y
aurait eu une confusion de la créature corporelle, ce que les anciens avaient
appelé le Chaos.
Conclusion:
Sur
ce problème, les Pères ont eu des opinions différentes. S. Augustin veut que
l'état informe de la matière n'ait pas précédé temporellement sa formation; il
n'y aurait eu antériorité que selon l'origine ou l'ordre de la nature. D'autres,
comme S. Basile, S. Ambroise et S. Jean Chrysostome, veulent que l'état informe
de la matière ait précédé sa formation. Quoique ces opinions paraissent
contraires, elles ne diffèrent cependant que de peu. S. Augustin entend en
effet autrement que les autres l'expression d' "état informe" de la
matière.
Selon
S. Augustin, dans l'état informe de la matière, il faut voir l'absence de toute
forme. Et de ce point de vue il est impossible de dire que l'état informe de la
matière ait précédé temporellement soit la formation de cette matière, soit sa
distinction. C'est manifeste pour la formation. En effet, si la matière informe
avait précédé par la durée, elle aurait déjà existé en acte; car l'acte est
impliqué par la durée; le terme de la création est en effet l'être en acte. Or,
cela même qui est en acte, c'est la forme. Donc affirmer qu'il y eut d'abord de
la matière sans forme, c'est dire qu'un être en acte fut sans acte, ce qui est
contradictoire. - On ne peut pas dire non plus que la matière eut une sorte de
forme commune, et qu'après coup vinrent s'y ajouter des formes diverses par
lesquelles elle s'est trouvée distinguée. Car ce serait revenir à l'opinion des
anciens naturalistes, qui supposaient que la matière première était un corps en
acte, par exemple le feu, l'air ou l'eau, ou quelque intermédiaire; d'où il
résultait que le devenir substantiel n'était autre que l'altération. Car, cette
forme antérieure donnant d'être en acte dans la catégorie de la substance, et
faisant qu'il y ait tel être existant, il s'ensuivrait que la forme surajoutée
ne causerait pas absolument de l'être en acte, mais de l'être selon tel acte, ce
qui est le propre de la forme accidentelle. De cette manière, les formes
subséquentes seraient des accidents, où l'on ne constate pas génération mais
altération. Il faut donc dire que la matière première ne fut ni créée sans
aucune forme, ni créée sous une forme unique commune, mais fut créée sous des
formes distinctes. - Ainsi donc, si l'expression "état informe de la
matière" se réfère à la condition de la matière première (qui en tant que
telle ne comporte aucune forme), il faut reconnaître qu'un tel état n'a pas
précédé temporellement la formation ou la distinction de la matière, comme le
dit S. Augustin, mais seulement par origine ou par nature, à la manière dont la
puissance est antérieure à l'acte, et la partie au tout.
Les
autres Pères, au contraire, emploient l'expression "état informe" non
comme excluant toute forme, mais comme excluant cette beauté et cet éclat que
l'on voit maintenant dans la créature corporelle. Et en ce sens ils affirment
que l'état informe de la matière corporelle a, dans la durée, précédé sa
formation. A prendre les choses ainsi, S. Augustin est, pour une part, en
accord avec eux; mais pour une autre part, il ne les suit pas, comme nous le
verrons plus loin.
Selon
ce qu'on veut tirer de la lettre de la Genèse, il manquait trois espèces de
beauté, et c'est pourquoi on appela "informe" la créature corporelle.
Il manquait d'abord la beauté de la lumière à la totalité de ce corps diaphane
que l'on nomme ciel, d'où cette phrase: "Les ténèbres couvraient
l'abîme." D'autre part, il manquait à la terre une double beauté: la
première est d'être dégagée des eaux; et c'est en ce sens qu'il est dit:
"La terre était déserte" ou "invisible", car elle ne
pouvait se faire voir telle qu'elle est en raison des eaux qui la couvraient de
toutes parts. La seconde beauté est celle qu'elle tire des végétaux et des
plantes; et c'est pourquoi il est dit qu'elle était "vide" ou, selon
l'autre version, "inorganisée". Ainsi donc, ayant mis en tête de son
récit la création de deux natures, le ciel et la terre, l'auteur sacré exprime
l'état informe du ciel en disant: "Les ténèbres couvraient l'abîme", en
tant que sous le mot "ciel", l'air est inclus; et il énonce l'état
informe de la terre par les mots: "La terre était déserte et vide."
Solutions:
1. Dans ce passage, le mot "terre" est entendu
autrement par S. Augustin et par les autres Pères. S. Augustin veut en effet
qu'ici les noms de "terre" et d' "eau" désignent la matière
première elle-même. En effet, comme Moïse s'adressait à un peuple inculte, il
ne lui était pas possible de signifier la matière première autrement que par
des analogies tirées de choses bien connues. C'est aussi pourquoi il désigne
cette matière par plusieurs analogies, en n'usant pas du seul mot
"eau" ou du seul mot "terre", pour qu'on ne se figure pas
qu'elle fut en réalité ou la terre, ou l'eau. Cependant, la matière première
présente avec la terre cette ressemblance d'être sous-jacente aux formes, et
avec l'eau, de pouvoir être informée par des formes diverses. En ce sens donc
la terre est appelée "déserte et vide" ou "invisible et
inorganisée", parce que la matière est connue par la forme (donc
considérée en elle-même on la dit invisible ou déserte); et sa puissance est
remplie par la forme; de là vient que Platon dit que la matière est un
"lieu". - Les autres Pères entendent par terre l'élément lui -même;
nous avons expliqué plus haut comment, selon eux, elle était informe.
2. La nature produit l'effet en acte à partir de l'être
en puissance. Il est donc nécessaire que dans son opération la puissance
précède temporellement l'acte, et que l'état informe soit antérieur à la
formation. Mais Dieu produit l'être en acte à partir de rien; il peut donc
produire instantanément une réalité parfaite selon la grandeur de sa puissance.
3. L'accident, puisqu'il est forme, est de l'acte; au
contraire la matière, en tant que telle, est de l'être en puissance. Etre en
acte est donc plus contraire à une matière sans forme qu'à un accident sans
sujet.
Solutions des objections en sens contraire: 1. Si, selon la
doctrine des autres Pères, l' "état informe" précède temporellement
la formation de la matière, cela vient non d'une impuissance de Dieu mais de sa
sagesse. Il entend observer un ordre dans l'établissement des choses en les
conduisant de l'état imparfait à l'état parfait.
2. Certains des physiciens anciens supposaient une
confusion excluant toute distinction; sauf la réserve faite par Anaxagore d'un
unique intellect distinct et sans mélange. En revanche, l'Écriture énonce, antérieurement
à l'oeuvre de la distinction, des distinctions diverses. - 1. Celle du ciel et de
la terre, qui manifeste une distinction valant aussi au plan de la matière, comme
nous le verrons plus loin; on la trouve dans les mots: "Au commencement
Dieu créa le ciel et la terre." - 2. La distinction des éléments quant à
leurs formes.
Elle
est faite quand sont nommées l'eau et la terre. Si l'Écriture ne fait allusion
ni à l'air ni au feu, c'est qu'il n'était pas évident pour les hommes sans
instruction auxquels s'adressait Moïse qu'il y eût des corps de ce genre, comme
c'est manifeste dans le cas de la terre et de l'eau. Platon cependant avait
compris que l'air était signifié par l'expression "souffle du
Seigneur", car l'air se dit aussi "souffle". Quand au feu, il
l'avait vu signifié par le ciel, qu'il disait de nature ignée, comme le
rapporte S. Augustin. Maïmonide, qui est d'accord avec Platon pour le reste, affirme
pour sa part que le feu est signifié par les "ténèbres", pour cette
raison dit-il, que dans la sphère qui lui est propre le feu ne brille pas. Il
semble plus conforme à la réalité de répéter ce qui a été dit plus haut, car
l'expression "souffle du Seigneur" n'est habituellement employée dans
l'Écriture que lorsqu'il s'agit du Saint-Esprit. Et quand il est dit qu'il
plane sur les eaux, c'est à entendre non d'une manière corporelle mais comme la
volonté d'un maître artisan domine la matière qu'il entend informer. - 3. la
distinction selon la situation locale. La terre était sous les eaux qui la
rendaient invisible; et l'air, qui est le sujet des ténèbres, est indiqué comme
au-dessus des eaux par ces paroles: "Les ténèbres étaient sur la face de
l'abîme." - Ce qui restait encore à distinguer, la suite nous le montrera.
Objections:
1. Il semble qu'il y a pour tous les corps une seule et
unique matière informe. S. Augustin dit en effet: "Je vois deux choses que
tu as faites: l'une qui était formée, et l'autre qui était informe." Puis
il précise que cette dernière est la "terre invisible et sans parure",
laquelle, affirme-t-il, signifie la matière des réalités corporelles. Il y a
donc une matière unique pour toutes les choses corporelles.
2. Aristote nous dit que les réalités qui sont unes par
le genre sont unes par la matière. Or toutes les choses corporelles se
rencontrent dans le genre corps. Il y a donc une matière unique pour tous les
êtres corporels.
3. Il y a diversité d'acte en des puissances diverses, et
unité quand la puissance est unique. Or il y a une forme unique pour tous les
corps, qui est la corporéité. Il y a donc pour tous une matière unique.
4. Considérée en elle-même, la matière n'existe qu'en
puissance. Mais la distinction vient des formes. Donc, si on la considère en
elle-même, il y a seulement une matière pour toutes les réalités corporelles.
Cependant:
toutes
les choses qui ont en commun la matière sont transmuables entre elles et jouent
les unes pour les autres les rôles d'agent et de patient, dit Aristote. Or, les
corps célestes et les corps inférieurs n'ont pas ce comportement mutuel. Ils
n'ont donc pas une matière unique.
Conclusion:
Sur
ce problème les opinions des philosophes ont différé. Platon et tous les
philosophes antérieurs à Aristote supposèrent que tous les corps avaient la
nature des quatre éléments. Puisque les quatre éléments communiquent dans une
même matière, comme nous le montrent leur génération et leur destruction
mutuelles, il s'ensuivait par voie de conséquence qu'il y ait une matière
unique pour tous les corps. Quant au fait que certains corps sont
indestructibles, Platon l'attribuait, non à une condition de la matière, mais à
la volonté de l'auteur, c'est-à-dire de Dieu, qu'il présente parlant ainsi aux
corps célestes: "Par votre nature vous êtes susceptibles de dissolution, mais
par ma volonté vous êtes exempts de dissolution, car ma volonté est supérieure
au noeud qui vous constitue."
Aristote
réfute cette position en invoquant le mouvement naturel des corps. Le corps
céleste est doué d'un mouvement naturel différent du mouvement naturel des
éléments; il s'ensuit donc que sa nature est autre que celle des quatre
éléments. Et comme le mouvement circulaire qui est propre aux corps célestes ne
connaît pas de contrariété, les mouvements des éléments étant contraires entre
eux (tel le mouvement ascendant ou descendant), le corps céleste est
pareillement sans contrariété, alors que les corps élémentaires comportent
contrariété. Ainsi, puisque la génération et la destruction se produisent entre
contraires, il en découle que selon sa nature le corps céleste est
incorruptible, alors que les éléments sont corruptibles.
Malgré
cette différence de la corruptibilité et de l'incorruptibilité naturelles, Avicebron
considérant l'unité de la forme corporelle, a supposé une matière unique pour
tous les corps. Mais s'il y avait une seule forme essentielle comme forme de
corporéité, forme à laquelle se surajouteraient d'autres formes qui
présideraient à la distinction des corps, on serait dans la nécessité qu'on
vient de dire. Car cette forme inhérerait de manière immuable à la matière. Par
suite, du point de vue de cette forme, tout corps serait incorruptible, et sa
corruption ne se produirait que par le rejet des formes subséquentes; ce qui ne
serait pas une corruption absolue mais relative, parce qu'un certain être en
acte demeurerait sous-jacent à la corruption. La même chose arrivait aux
anciens physiciens quand ils supposaient comme sujet des corps un être en acte,
comme le feu, l'air ou un autre du même genre.
D'autre
part, si l'on suppose qu'il n'y a aucune forme dans le corps corruptible qui
demeure comme substrat de la génération et de la corruption, il s'ensuit nécessairement
que ce n'est pas la même matière qui se trouve dans les corps selon qu'ils sont
corruptibles ou incorruptibles. En effet, la matière, en tant que telle, est en
puissance à la forme. Il faut donc que la matière, considérée en elle-même, soit
en puissance aux formes de toutes les choses dont elle est la matière commune.
D'autre part, la matière ne devient en acte par une forme que par rapport à
cette forme. La matière reste donc en puissance à toutes les autres formes. -
Ceci n'est pas exclu si l'une de ces formes est plus parfaite et contient en
elle-même dans ses virtualités les autres formes; car la puissance, en tant que
telle, a un comportement indifférent à l'égard du parfait et de l'imparfait.
Par suite, quand elle se trouve sous une forme imparfaite, elle est en
puissance à une forme parfaite, et réciproquement. Ainsi donc, la matière en
tant qu'elle est sous la forme d'un corps incorruptible reste encore en
puissance à la forme d'un corps corruptible. Et comme elle n'a pas cette forme
en acte, elle se trouvera simultanément sujet de forme et de privation; la
carence d'une forme dans ce qui est en puissance à la forme étant la privation.
Mais cette disposition est le fait du corps corruptible. Il y a donc
impossibilité de nature à ce que le corps incorruptible et le corps corruptible
aient une même et unique matière.
Il
ne faut pas dire pour autant, comme l'imagina Averroès, que le corps céleste
est lui-même la matière du ciel, un être en puissance à une situation locale et
non à l'existence substantielle, sa forme étant alors la substance séparée qui
lui est unie à titre de moteur. On ne peut affirmer en effet que quelque chose
soit un être en acte, s'il n'est lui-même tout entier acte et forme, ou s'il ne
possède pas l'acte ou la forme. Si l'on écarte par l'esprit cette substance
séparée qui est posée comme moteur, et si le corps céleste n'est pas ce qui
possède la forme (c'est-à-dire un être composé de la forme et du sujet de la
forme), il s'ensuit qu'il est tout entier forme et acte. Mais tout être de ce
genre est une intelligence en acte, ce qu'on ne peut dire du corps céleste, puisqu'il
est perceptible aux sens.
Il
reste donc que la matière du corps céleste considérée en elle-même n'est pas en
puissance à une autre forme que celle qu'elle possède. Et peu importe à notre
propos ce que peut être cette forme, âme ou autre chose. En toute hypothèse, cette
forme perfectionne si bien cette matière que d'aucune façon il ne demeure en
elle de puissance à l'existence substantielle, mais seulement au lieu, dit
Aristote. Ainsi donc, ce n'est pas la même matière qui existe dans les corps
célestes et dans les éléments, sauf par analogie, pour autant que ces choses
s'unifient dans la notion de puissance.
Solutions:
1. S. Augustin suit en cela l'opinion de Platon qui ne
supposait pas de "quinte essence". On peut aussi répondre que la
matière informe est une selon une unité d'ordre, comme tous les corps sont un
dans l'ordre de la créature corporelle.
2. Si l'on considère le genre du point de vue physique, les
êtres corruptibles et les êtres incorruptibles ne sont pas dans le même genre, à
cause des diverses modalités que prend en eux la puissance, selon Aristote.
Mais du point de vue logique il y a un genre unique pour tous les corps, à
cause d'une unique raison de corporéité.
3. La forme de la corporéité n'est pas une dans tous les
corps, car, nous l'avons dit, elle ne diffère pas des formes par lesquelles les
corps se distinguent
4. Puisque la puissance se dit par rapport à l'acte, l'être
en puissance se diversifie du fait même qu'il est ordonné à divers actes; ainsi
la vue à la couleur, et l'ouïe au son. En conséquence, la matière du corps
céleste est autre que la matière des éléments par ce fait qu'elle n'est pas en
puissance à leurs formes.
Objections:
1. Si le ciel empyrée est quelque chose, il faut qu'il
soit un corps sensible. Or tout corps sensible est sujet au mouvement. Mais le
ciel empyrée n'est pas dans ce cas, car son mouvement serait perçu par le
mouvement de quelque corps apparent; ce dont on n'a pas du tout conscience. Le
ciel empyrée n'est donc pas quelque chose qui fut concréé avec la matière
informe.
2. S. Augustin dit que "les corps inférieurs sont
régis selon un certain ordre par les corps supérieurs". Si le ciel empyrée
était une sorte de corps suprême, il faudrait donc qu'il possède une certaine
influence sur les corps inférieurs de ce monde. Ce qui ne semble pas se
produire, surtout si on le présente comme exempt de mouvement; car aucun corps
ne peut être cause de mouvement s'il n'est lui-même sujet de mouvement. Le ciel
empyrée n'est donc pas concréé avec la matière informe.
3. Si l'on dit que le ciel empyrée est le lieu de la
contemplation, non ordonné à des effets naturels, S. Augustin dit En sens contraire "Dans la mesure
où notre esprit saisit quelque chose d'éternel, nous ne sommes plus en ce
monde." D'où il ressort que la contemplation élève notre esprit au-dessus
des choses corporelles. Il n'y a donc pas un lieu corporel assigné à la
contemplation.
4. Parmi les corps célestes, il se trouve un corps qui
est en partie diaphane et en partie lumineux: le "ciel sidéral". Il
se trouve également un ciel entièrement diaphane, que certains appellent
"ciel aqueux" ou "cristallin". S'il y a au-dessus un autre
ciel, il faut donc qu'il soit totalement lumineux. Mais cela ne peut être, car
alors l'air serait continuellement illuminé et il n'y aurait jamais de nuit. Il
n'y a donc pas de ciel empyrée concréé avec la matière informe.
Cependant:
Strabon
dit que dans ces mots: "Au commencement Dieu créa le ciel et la
terre", le ciel signifie non pas un firmament visible, mais empyrée, c'est-à-dire
du feu.
Conclusion:
L'existence
du ciel empyrée ne se trouve proposée que par les autorités de Strabon et de
Bède, et en outre par celle de S. Basile. En affirmant ce fait, ces auteurs
s'accordent sur un point: ce ciel est le lieu des bienheureux. En effet Strabon,
et Bède avec lui, nous dit: "Aussitôt fait, il fut rempli par les
anges." Et dans le même sens S. Basile précise: "De même que les
damnés sont chassés dans les ténèbres ultimes, de même la récompense pour les
oeuvres méritoires est allouée dans cette lumière qui est hors du monde, où les
bienheureux reçoivent en partage le séjour du repos." Ces auteurs
diffèrent cependant sur la raison qui fait supposer l'existence de ce ciel.
Pour Strabon et Bède, l'hypothèse du ciel empyrée repose sur cet argument que
le firmament (mot par lequel ils entendent le ciel empyrée) n'est pas dit avoir
été fait au commencement, mais le deuxième jour. S. Basile quant à lui donne
pour raison qu'il ne faut pas que Dieu semble avoir purement et simplement
commencé son oeuvre à partir des ténèbres, ce qui était un des mensonges
blasphématoires des manichéens, puisqu'ils appelaient dieu des ténèbres le Dieu
de l'Ancien Testament.
Toutes
ces raisons n'ont pas beaucoup de force. La question du firmament, dont on lit
dans l'Écriture qu'il fut fait le deuxième jour, est en effet résolue de
manière différente par S. Augustin et par les autres Pères. Quant à la question
des ténèbres, elle se résout, pour le premier, en ce que l'état informe que
signifient les ténèbres a précédé la formation non par la durée mais par
l'origine. Pour les autres Pères, les ténèbres n'étant pas une créature mais
une privation de lumière, la sagesse divine est manifestée en ce que les êtres
qu'elle a produits à partir de rien ont d'abord été institués par elle dans un
état d'imperfection, puis ont été ultérieurement conduits à la perfection.
On
peut trouver une raison plus satisfaisante en partant de la condition même de
la gloire. On attend en effet une double gloire dans la récompense à venir:
spirituelle et corporelle; et alors, non seulement les corps humains seront
glorifiés, mais le monde entier sera renouvelé. Or, la gloire spirituelle a
commencé dès le début du monde dans la béatitude des anges, béatitude dont la
pareille est promise aux saints. Il était donc convenable que, dès le
commencement, la gloire corporelle soit aussi inaugurée dans un corps préservé
dès le début de la servitude de la corruption et du changement, et doué d'une
totale luminosité, conformément à ce que la créature corporelle tout entière
s'attend à devenir après la résurrection. Et c'est pourquoi ce ciel est appelé
empyrée, c'est-à-dire de feu, non parce qu'il brûle, mais parce qu'il
resplendit.
Il
faut savoir que, d'après S. Augustin, Porphyre "distinguait les anges des
démons par le fait que les lieux de l'air appartenaient aux démons, et ceux de
l'éther ou de l'empyrée aux anges". Mais notons que Porphyre, en
platonicien, estimait que ce ciel sidéral était de feu. Aussi le nommait-il
"empyrée"; ou bien encore "éthéré", en tant que le mot
éther se prend de l'embrasement, et non, comme dit Aristote, de la rapidité du
mouvement. Nous rappelons cela pour empêcher de croire que S. Augustin
comprenait le ciel empyrée dans le sens des modernes.
Solutions:
1. Les corps sensibles sont sujets du mouvement selon le
statut même du monde. Car c'est le mouvement de la créature corporelle qui
procure la multiplication des éléments. Mais, dans la dernière consommation de
la gloire, le mouvement des corps trouvera son terme. Et pourtant, ce dut être
la disposition du ciel empyrée dès le début.
2. Il y a quelque probabilité, comme le pensent certains,
que le ciel empyrée, étant ordonné à l'état de gloire, n'ait pas d'influence
sur les corps inférieurs, lesquels relèvent d'un autre ordre, celui du cours
naturel des choses. Cependant la position suivante semble être encore plus
probable. De même que les anges les plus élevés, qui sont auprès de Dieu, ont
une influence sur les anges de dignité intermédiaire et dernière, qui sont
"envoyés" (bien que, selon Denys, eux-mêmes ne soient pas
"envoyés"); de façon analogue, le ciel empyrée a une influence sur
les corps soumis au mouvement, bien qu'il ne soit pas lui-même soumis au
mouvement. Ainsi peut-on dire qu'il cause dans le premier ciel soumis au
mouvement, non quelque réalité passagère et survenant par un mouvement, mais
quelque chose de fixe et de permanent, comme la puissance de contenir ou de
causer, ou autre chose de ce genre, qui soit approprié à sa dignité.
3. On attribue un lieu corporel à la contemplation pour
une raison non de nécessité mais de convenance, de manière qu'une clarté
extérieure soit en harmonie avec la clarté intérieure. D'où la parole de S.
Basile: "Les esprits serviteurs ne pouvaient vivre dans les ténèbres:
c'est en pleine lumière et joie spirituelles qu'ils trouvaient l'état qui leur
convenait."
4. "Il est manifeste, dit S. Basile, que le ciel, refermé
sur sa propre circonférence, formé d'une matière opaque et solide, pouvait
séparer l'intérieur de l'extérieur. Il était donc nécessaire qu'il rendît
obscur le lieu qu'il isolait, la lumière extérieure venant se briser sur
lui." - Mais parce que ce corps du firmament, bien que solide, est
diaphane, ce qui n'empêche pas la lumière (l'expérience le prouve, puisque nous
pouvons voir la lumière des étoiles, sans que les ciels intermédiaires y
mettent obstacle), pour cette raison, on pourrait encore dire que le ciel
empyrée n'a pas une lumière condensée qui émet des rayons, comme le corps du
soleil, mais une lumière d'une nature plus subtile. - Enfin une autre réponse
est encore possible: le ciel empyrée possède la clarté de l'état de gloire, qui
n'est pas de la même espèce que la clarté naturelle.
Objections:
1. Il semble que non. S. Augustin, s'adressant à Dieu
dit en effet: "Je trouve deux choses que tu as faites étrangères au temps:
la matière corporelle et la nature angélique". Le temps n'est donc pas
concréé avec la matière.
2. Le temps se divise entre le jour et la nuit. Mais au
commencement il n'y avait ni jour ni nuit; cela n'apparut qu'ultérieurement, quand
"Dieu divisa la lumière d'avec les ténèbres". Ainsi le temps
n'existait pas dès le commencement.
3. Le temps est le nombre qui mesure le mouvement du
firmament. Or on lit dans l'Écriture que celui-ci fut créé au deuxième jour. Le
temps n'existe donc pas dès le commencement.
4. Le mouvement est antérieur au temps. C'est donc bien
lui, plutôt que le temps, qui devait être dénombré parmi les premiers êtres
créés.
5. Le temps est une mesure extrinsèque; de même le lieu.
Pas plus que le lieu nous ne devons donc compter le temps au nombre des
premiers êtres créés.
Cependant:
S.
Augustin a dit que la créature, tant spirituelle que corporelle, est créée
"au commencement du temps".
Conclusion:
On
dit communément qu'il y a quatre choses qui furent créées en premier: la nature
angélique, le ciel empyrée, la matière corporelle informe, et le temps. Mais il
faut prendre garde que cette manière de parler ne découle pas de l'opinion de
S. Augustin. Celui-ci en effet pose deux créatures faites en premier: la nature
angélique et la matière corporelle. Il ne fait aucune mention du ciel empyrée.
Or, ces deux réalités, de la nature angélique et de la matière informe, précédent
la formation non dans la durée mais par nature. Et comme elles précèdent par
nature la formation, de même sont-elles aussi antérieures et au mouvement, et
au temps. On ne peut donc faire figurer le temps dans cette énumération.
Celle-ci
provient de l'opinion des autres Pères, pour qui l'état informe de la matière
avait, dans la durée, précédé la formation. En raison de cette durée, il était
donc nécessaire de poser un temps quelconque. Sinon il ne pourrait y avoir de
mesure de la durée.
Solutions:
1. S. Augustin dit cela en ce sens que la nature
angélique et la matière informe précèdent le temps dans l'ordre d'origine ou de
nature.
2. Selon les autres Pères, la matière se trouvait d'une
certaine manière sans forme, puis elle fut formée. De même le temps fut d'une
certaine manière informe, puis ultérieurement formé et distingué en jour et en
nuit.
3. Si le mouvement du firmament n'a pas commencé dès le
début, alors le temps qui a précédé n'était pas le nombre du mouvement du
firmament, mais de tout mouvement premier. En effet, le temps se trouve être le
nombre du mouvement du firmament dans la mesure où ce mouvement est le premier
des mouvements. Mais s'il y avait un autre mouvement premier, c'est de ce
mouvement que le temps serait la mesure. Car tout ce qui est mesuré l'est par
référence au premier de son genre. D'autre part, il faut dire que dès le
commencement il y eut un certain mouvement, ne serait-ce que par une succession
d'idées et d'affections dans l'esprit angélique. Or, on ne peut concevoir le
mouvement sans le temps, car le temps n'est rien d'autre que "le nombre de
l'avant et de l'après dans le mouvement".
4. Parmi les êtres créés en premier, on compte ceux qui
ont un rapport général avec les choses. On doit donc y compter le temps, puisqu'il
a valeur de mesure commune. Mais cela ne vaut pas pour le mouvement, qui se
rapporte seulement au sujet qu'il affecte.
5. Le lieu est à entendre dans le ciel empyrée, qui
contient tout. Et comme le lieu est au nombre des réalités permanentes, il est
créé simultanément dans sa totalité. Mais le temps, qui n'est pas chose
permanente, a été créé seulement à l'origine dans son principe. C'est ainsi que
maintenant encore rien ne peut être considéré comme du temps en acte, en dehors
de l'instant présent.
1. La lumière
peut-elle être attribuée dans un sens propre aux réalités spirituelles? - 2. La
lumière corporelle est-elle un corps? - 3. Est-elle une qualité? - 4. Est-il
normal que la lumière ait été créée le premier jour?
Objections:
S.
Augustin dit que, parmi les réalités spirituelles, "la meilleure et la
plus certaine est la lumière ); et aussi, que "ce n'est pas de la même
manière que le Christ est appelé lumière et pierre, car dans le premier cas
l'attribution est propre, et dans le second cas, figurative".
2. Denys compte "Lumière" parmi les noms
intelligibles de Dieu. Or les noms intelligibles sont attribués dans un sens
propre aux êtres spirituels. Donc la lumière est attribuée dans un sens propre
aux êtres spirituels.
3. S. Paul écrit (Ep 5, 13): "Tout ce qui se
manifeste est lumière." Or, au sens propre le fait de se manifester
convient aux êtres spirituels plus qu'aux corporels. Donc aussi la lumière.
Cependant:
S.
Ambroise place la "splendeur" au nombre des mots qui sont dits
métaphoriquement de Dieu.
Conclusion:
Quand
on traite d'un mot, il convient de le faire selon deux points de vue: celui de
sa première acception, et celui de l'usage qu'on en fait. Ainsi, le mot
"vision" est d'abord employé pour signifier l'acte du sens de la vue.
Mais en raison de la dignité et de la certitude de ce sens, l'emploi de ce nom
s'est étendu par l'usage à toute connaissance des autres sens. Ne dit-on pas:
"Voyez ce goût ou cette odeur, ou comme c'est chaud." Et
ultérieurement enore l'usage s'est étendu à la connaissance intellectuelle;
ainsi lit-on dans S. Matthieu (5, 8): "Bienheureux les coeurs purs, car
ils verront Dieu."
La
même méthode doit être appliquée au mot "lumière". Il a été institué
pour signifier ce qui procure une manifestation au sens de la vue.
Ultérieurement, la signification s'est étendue à tout ce qui produit la
manifestation d'une connaissance. - Ainsi donc, pris dans son acception
première, le mot lumière est attribué métaphoriquement aux êtres spirituels, comme
le soutient S. Ambroise. Mais dans la langue usuelle, où il est étendu à toute
manifestation, il est attribué dans son sens propre aux êtres spirituels.
Tout
cela répond clairement aux objections.
Objections:
S.
Augustin dit: "La lumière tient le premier rang parmi les corps."
Donc elle est un corps.
2. Aristote nous dite que la lumière est une espèce de
feu. Or le feu est un corps.
3. Être porté, divisé, réfléchi appartient proprement
aux corps. Or tous ces phénomènes sont attribués à la lumière ou au rayon.
Plusieurs rayons aussi peuvent, selon Denys, converger ou se séparer; et il
semble que cela ne peut convenir qu'à des corps. La lumière est donc un corps.
Cependant:
deux
corps ne peuvent pas être en même temps dans un même lieu. Or la lumière est
dans un même lieu en même temps que l'air. Donc la lumière n'est pas un corps.
Conclusion:
Il
est impossible que la lumière soit un corps. Et cela est manifeste à trois
points de vue.
1. Au point de vue du lieu; car le lieu de n'importe
quel corps est distinct du lieu d'un autre corps; et il n'est pas possible, dans
l'ordre de la nature, que deux corps soient simultanément dans le même lieu, quels
que puissent être ces corps; le contact requiert en effet des positions
distinctes.
2. Cela se voit aussi à partir de la notion de
mouvement. Si la lumière était un corps, l’illumination serait un mouvement
local. Or aucun mouvement local ne peut être instantané. Tout corps qui se meut
localement doit en effet atteindre nécessairement la moitié de la distance
parcourue avant d'atteindre son extrémité. Or l'illumination est un fait
instantané. - Et l'on ne peut pas dire qu'elle ait lieu en un temps
imperceptible. Car si, pour peu d'espace, le temps peut être inaperçu, pour un
grand espace, par exemple de l'orient à l'occident, cela n'est pas possible. Or,
sitôt que le soleil apparaît au point de son lever, toute la voûte céleste est
illuminée jusqu'au point opposé. - En partant du mouvement on peut faire encore
une autre considération. Tout corps a un mouvement naturel déterminé. Or le
mouvement de l'illumination a lieu dans toutes les directions, et pas davantage
d'une manière circulaire que d'une manière rectiligne. Il est donc manifeste
que l'illumination n'est pas le mouvement local d'un corps quelconque.
3. La même impossibilité se constate également si l'on
part des faits de génération et de corruption. En effet, si la lumière était un
corps, quand l'air se remplit de ténèbres par absence de source lumineuse, il
s'ensuivrait qu'il y aurait une corruption du corps de la lumière, et que sa
matière recevrait une autre forme. Or cela ne ressort pas de l'expérience, à
moins qu'on ne dise que les ténèbres sont aussi un corps. - On ne voit pas non
plus à partir de quelle matière se produirait quotidiennement la génération
d'un corps si grand qu'il remplit la voûte céleste intermédiaire. Et il serait
ridicule de dire que par la seule absence de luminaire ce corps énorme se
corrompt. - Si l'on objectait que ce corps ne se corrompt pas, mais qu'il arrive
et se répand alentour en même temps que le soleil, que dira-t-on pour rendre
compte du fait que lorsque l'on interpose un corps autour d'un flambeau, toute
la pièce se trouve dans l'obscurité? Et il ne semble pas que la lumière
s'entasse autour du flambeau, car l'on ne voit pas qu'il s'y trouve alors
davantage de lumière qu'avant. Tout cela est donc contraire, non seulement à la
raison, mais aussi aux sens, et il faut donc dire qu'il est impossible que la
lumière soit un corps.
Solutions:
1. S. Augustin emploie le mot de lumière pour désigner
un corps producteur de lumière en acte: le feu qui est le plus noble des quatre
éléments.
2. Aristote appelle "lumière" le feu dans sa
matière propre, tout comme le feu dans la matière de l'air est appelé
"flamme", et dans la matière de la terre, "braise". Mais il
ne faut pas prêter trop attention aux exemples qu'Aristote donne dans ses
livres de Logique; car il les introduit à titre d'opinions probables avancées
par d'autres.
3. Tout cela est attribué métaphoriquement à la lumière,
comme cela pourrait l'être à la chaleur. En effet, puisque le mouvement local
est naturellement le premier des mouvements, comme il est montré aux Physiques,
nous employons des mots appropriés au mouvement local pour l'altération et les
autres mouvements. Tout comme, par dérivation, le mot "distance" a
été étendu, à partir du lieu, à tous les contraires, remarque Aristote.
Objections:
1. Il semble que non. En effet, toute qualité demeure
dans le sujet; et cela, même après la disparition de l'agent. Telle la chaleur de
l'eau que l'on a retirée de dessus le feu. Or la lumière ne reste pas dans
l'air quand la source lumineuse disparaît. La lumière n'est donc pas une
qualité.
2. Toute qualité sensible comporte un contraire. Ainsi
le chaud s'oppose au froid, et le blanc au noir. Mais il n'y a pas de contraire
pour la lumière. Les ténèbres ne sont en effet que la privation de la lumière.
La lumière n'est donc pas une qualité sensible.
3. La cause est supérieure à l'effet. Or la lumière des
corps célestes cause les formes substantielles dans les êtres inférieurs de ce
bas monde. Elle donne aussi une existence spirituelle aux couleurs puisqu'elle
les rend visibles en acte. La lumière n'est donc pas une qualité sensible, mais
bien plutôt une forme substantielle ou spirituelle.
Cependant:
S.
Jean Damascène dit que la lumière est une qualité.
Conclusion:
Certains
ont dit que la lumière dans l'air n'a pas un être naturel, comme la couleur sur
un mur, mais un être intentionnel, comme la similitude de la couleur dans
l'air. Mais cela est impossible pour deux raisons: 1. La lumière est un
attribut de l'air; l'air en effet devient lumineux en acte. Au contraire, la
couleur n'est pas un attribut de l'air, car on ne parle pas d' "air
coloré". 2. La lumière comporte un effet dans la nature, puisque les
rayons du soleil chauffent les corps. Or les êtres intentionnels ne causent pas
de changements naturels.
D'autres
ont affirmé que la lumière est la forme substantielle du soleil. Mais cela
apparaît impossible pour deux raisons: 1. Aucune forme substantielle n'est par
elle-même objet de sensation, car l'essence est l'objet de l'intelligence, selon
Aristote. Or la lumière est de soi l'objet de la vue. 2. Il est impossible que
ce qui est forme substantielle dans un être soit forme accidentelle dans un
autre. Car la forme substantielle a en propre de constituer l'espèce, et elle
se rencontre donc toujours en celle-ci et en tout individu. Or la lumière n'est
pas la forme substantielle de l'air; autrement il y aurait corruption de
celui-ci quand elle disparaît. Elle ne peut donc être la forme substantielle du
soleil.
Il
faut donc dire: de même que la chaleur est une qualité active produite par la
forme substantielle du feu, de même la lumière est une qualité active produite
par la forme substantielle du soleil ou de n'importe quel autre corps lumineux
par lui-même, s'il en existe. Le signe en est que les rayons des diverses
étoiles ont des effets divers selon les diverses natures des corps.
Solutions:
1. La qualité suit la forme substantielle. Le sujet se
comporte donc dans la réception de la qualité de diverses manières comme pour
la réception de la forme. En effet, quand la matière reçoit parfaitement la
forme, la qualité produite par la forme trouve elle aussi une stabilité ferme;
comme si l'eau se changeait en feu. En revanche, quand la forme substantielle
est reçue imparfaitement, selon un mode inchoatif, la qualité produite demeure
quelque temps, mais pas toujours; l'expérience nous montre que l'eau qu'on a
chauffée retourne à son état naturel. Or, l’illumination ne se fait pas par une
sorte de transmutation de la matière pour lui faire recevoir la forme
substantielle selon un mode inchoatif. En conséquence la lumière ne persiste
que dans la mesure où l'agent demeure présent.
2. La lumière se trouve n'avoir pas de contraire, du
fait qu'elle est la qualité naturelle du premier corps principe d'altération, lequel
est éloigné de toute contrariété.
3. De même que la chaleur agit pour produire la forme du
feu d'une manière quasi instrumentale par la vertu de la forme substantielle, de
même la lumière agit d'une manière quasi instrumentale par la vertu des corps
célestes, pour produire les formes substantielles, et aussi pour rendre les
couleurs visibles en acte, en tant qu'elle est la qualité du premier corps
sensible.
Objections:
1. Il semble que non. La lumière, on vient de le dire
(article précédent), est une qualité. Or la qualité, du fait qu'elle est un
accident, n'a pas raison de premier, mais plutôt de dernier. Ce n'est donc pas
le premier jour que devait être placée la production de la lumière.
2. C'est la lumière qui distingue le jour de la nuit. Or
cela est fait par le soleil, dont la création est située au quatrième jour. Ce
n'est donc pas le premier jour qu'il fallait mettre la production de la
lumière.
3. La nuit et le jour sont produits par le mouvement
circulaire d'un corps lumineux. Or le mouvement circulaire est propre au
firmament; et nous lisons que celui-ci fut créé le deuxième jour. Il ne fallait
donc pas mettre au premier jour la production de la lumière qui distingue le
jour de la nuit.
4. Si l'on dit que le texte biblique doit être entendu
de la lumière spirituelle, voici l'objection. La lumière, que l'Écriture dit
avoir été créée le premier jour, opère la distinction d'avec les ténèbres; mais
au début il n'y avait pas de ténèbres spirituelles, car au début les démons
eux-mêmes étaient bons, comme on l'a dit plus haut. Ce n'est donc pas le
premier jour qu'il fallait mettre la production de la lumière.
Cependant:
ce
qui est la condition indispensable à l'existence du jour doit être produit dès
le premier jour. Or, sans la lumière il ne peut y avoir de jour. I1 fallait
donc que la lumière fût faite le premier jour
Conclusion:
Il
y a deux positions au sujet de la production de la lumière. - Pour S. Augustin
il n'aurait pas été normal que Moïse ait omis de mentionner la production de la
créature spirituelle. Il dit donc que les mots: "Au commencement Dieu créa
le ciel et la terre" sont à entendre en ce sens que "le ciel"
signifie la nature spirituelle encore informe, et que la "terre"
signifie la matière informe de la créature corporelle. Or la nature spirituelle
est d'une dignité supérieure à celle de la nature corporelle; elle fut donc
formée la première. En conséquence la formation de la créature spirituelle est
signifiée dans la production de la lumière, de telle manière qu'on l'entende de
la lumière spirituelle; en effet, la formation de la créature spirituelle vient
de ce qu'elle est illuminée pour pouvoir adhérer au Verbe de Dieu.
Pour
d'autres, Moïse a omis la production de la créature spirituelle; mais ils
donnent de ce fait des raisons différentes. Pour S. Basile, Moïse commence son
récit au début du temps qui régit les réalités sensibles; et la nature
spirituelle, c'est-à-dire angélique, est omise parce qu'elle fut créée
antérieurement. - S. Jean Chrysostome donne une autre raison: Moïse parlait à
un peuple grossier, incapable de saisir d'autres réalités que corporelles. Il
voulait en outre le détourner de l’idolâtrie. Or ils auraient trouvé une
occasion d'idolâtrie si on leur avait présenté certaines substances supérieures
à toutes les créatures corporelles, et ils les auraient tenues pour des dieux, puisqu'ils
étaient déjà enclins à honorer comme dieux le soleil, la lune et les étoiles, ce
que le Deutéronome (4, 19) leur interdit.
Il
faut noter d'ailleurs qu'au sujet de la créature corporelle, diverses modalités
d'une absence de forme avaient été précédemment indiquées: une première par
l'expression: "La terre était déserte et vide", une autre par
celle-ci: "Les ténèbres couvraient l'abîme." Or il était nécessaire
que l'état informe des ténèbres fût d'abord supprimé par la production de la
lumière; et ceci pour deux raisons: 1. Parce que la lumière, comme nous l'avons
dit à l'article précédent, est la qualité du premier corps; le monde devait
donc être formé en premier par elle. 2. A cause du caractère commun de la
lumière; les corps inférieurs, en effet, communient en elle avec les corps
supérieurs. Or, de même que dans la connaissance on procède en partant des
choses les plus communes, de même dans l'activité; car "le vivant"
est engendré antérieurement à "l'animal", et celui-ci avant
"l'homme", dit Aristote. Ainsi donc, l'ordre de la sagesse divine
doit être manifesté en ce qu'en premier lieu, parmi les oeuvres de la
distinction, soit produite la lumière à titre de forme du premier corps, et à
titre de forme la plus commune. - S. Basile propose encore une troisième raison:
c'est par la lumière que toutes les autres choses sont manifestées. - On peut
même en ajouter une quatrième, que nous avons touchée dans l'objection En sens contraire: il ne peut pas y
avoir de jour sans lumière. Il fallait donc que la lumière soit faite au
premier jour.
Solutions:
1. Selon l'opinion qui admet un état informe de la
matière précédant temporellement sa formation, il faut dire que la matière a
été créée dès le début sous des formes substantielles; après quoi elle aurait
été formée selon diverses conditions accidentelles, au nombre desquelles la
lumière tient le premier rang.
2
Certains disent que cette lumière primordiale était une sorte de nuée lumineuse
qui est ultérieurement rentrée dans la matière préexistante, quand le soleil
fut créé. Mais cela ne convient pas car, au début de la Genèse, l'Écriture
relate l'institution d'une nature qui a continué d'exister; on ne doit donc pas
dire que quelque chose aurait été fait alors, qui ensuite aurait cessé
d'exister - C'est pourquoi d'autres ont dit que cette nuée lumineuse dure
encore et qu'elle est unie au soleil de telle manière qu'on ne peut l'en
distinguer. Mais, dans une telle conception, cette nuée resterait inutile; or
il n'y a rien de vain dans les oeuvres de Dieu. - Aussi d'autres encore
disent-ils que le corps du soleil fut formé à partir de cette nuée. Mais on ne
peut davantage avancer cela, si l'on admet que le soleil n'est pas de la nature
des quatre éléments, mais qu'il est par nature incorruptible; car, selon ce
principe, sa matière ne peut exister sous une autre formel.
Il
faut donc dire avec Denys que cette lumière fut la lumière du soleil, mais dans
un état encore informe; en ce sens que c'était déjà la substance du soleil, et
qu'elle avait la puissance commune d'illuminer, mais qu'ultérieurement il lui
fut donné une capacité spéciale et déterminée pour des effets particuliers Et
de ce point de vue, dans la production de cette lumière, la lumière fut
distinguée des ténèbres sous trois chefs.
1. Quant à la cause: dans la substance du soleil il y
avait la cause de la lumière, et dans l'opacité de la terre la cause des
ténèbres.
2. Quant au lieu: car, dans une moitié de la voûte
céleste il y avait la lumière, et dans l'autre les ténèbres.
3. Quant au temps: parce que, dans une moitié de la
voûte céleste, selon une partie du temps il y avait lumière, et selon une autre,
ténèbres. Et c'est le sens de ces paroles: "Il appela la lumière jour, et
les ténèbres, nuit."
3. S. Basile dit que la lumière et les ténèbres se
produisirent alors par émission et contraction de la lumière et non par mouvement.
- Mais à cela S. Augustin objecte qu'il n'y a pas de raison à cette alternance
d'émission et de rétraction dans la lumière, puisque les hommes et les animaux,
à la vie desquels cela aurait pu servir, n'existaient pas encore. De plus il
n'est pas dans la nature d'un corps lumineux de retenir la lumière quand il est
présent. Il est vrai que cela aurait pu se faire miraculeusement, mais dans la
première institution de la nature il n'y a pas à chercher de miracles, mais
bien ce que comporte la nature des choses, selon S. Augustin.
Ainsi
donc, il faut dire qu'il y a deux mouvements dans le ciel: l'un commun à tout
le ciel, produisant le jour et la nuit, et qui semble avoir été institué le
premier jour; l'autre qui est diversifié par les divers corps célestes dont le
mouvement opère la diversité des jours, mois et années. En conséquence, au
premier jour il est question de la seule distinction de la nuit et du jour
qu'opère le mouvement commun. Et c'est au quatrième jour qu'est mentionnée la
diversité des jours, des temps et des années, quand il est dit: "Qu'ils
servent de signes pour les temps, les jours et les années", diversité qui
est opérée par les mouvements propres.
4. Selon S. Augustin, l'état informe n'a pas précédé
dans le temps la formation. Il faut donc dire que la production de la lumière
est à entendre de la formation de la créature spirituelle, non celle qui se
trouve parfaite par la gloire, avec laquelle elle ne fut pas créée, mais celle
qui s'accomplit par la grâce, avec laquelle elle fut créée comme nous l'avons
dit plus haut. Cette lumière a donc opéré la division d'avec les ténèbres, c'est-à-dire
d'avec l'état informe d'une autre créature non encore formée; ou bien, si toute
la créature a été formée dans un même instant, la distinction fut opérée d'avec
les ténèbres spirituelles, non celles qui auraient alors existé, car le diable
n'a pas été créé mauvais, mais celle que Dieu prévoyait devoir exister.
1. Le firmament
a-t-il été créé le deuxième jour? - 2. Y a-t-il des eaux au-dessus du firmament?
- 3. Le firmament divise-t-il les eaux d'avec les eaux? - 4. Y a-t-il un ciel
seulement, ou plusieurs?
Objections:
1. Il est dit dans la Genèse: "Dieu appela le
firmament ciel." Or le ciel a été fait avant n'importe quel jour, comme il
ressort des paroles: "Au commencement Dieu créa le ciel et la terre."
2. Les oeuvres des six jours sont ordonnées selon la
sagesse divine. Or, il ne conviendrait pas à la sagesse divine qu'elle fît en
second ce qui est par nature premier. Or, le firmament est par nature antérieur
à l'eau et à la terre, lesquelles sont cependant mentionnées avant la formation
de la lumière qui eut lieu le premier jour.
3. Tout ce qui a été fait pendant les six jours est
constitué à partir de la matière, qui fut créée antérieurement à n'importe quel
jour. Mais le firmament ne pouvait être formé à partir d'une matière
préexistante; sinon il serait susceptible de génération et de corruption. Le
firmament n'a donc pas été fait le deuxième jour.
Cependant:
on
lit au début de la Genèse: "Et Dieu dit: que le firmament soit." Et
on lit ensuite: "Et il y eut un soir et il y eut un matin, deuxième
jour."
Conclusion:
S.
Augustin enseigne qu'il y a deux règles à observer dans ces questions: 1. Tenir
indéfectiblement que l'Écriture sainte est vraie. 2. Quand l'Écriture peut être
expliquée de plusieurs manières, personne ne doit donner à l'une des
interprétations une adhésion tellement absolue que, dans le cas où il serait
établi par raison certaine que cela est faux, on ait la présomption d'affirmer
que tel est le sens de l'Écriture: de peur que la Sainte Écriture n'en vienne à
être tournée en ridicule par les infidèles, et qu'ainsi le chemin de la foi ne
leur soit fermé.
On
doit donc savoir que lorsque nous lisons qu'au deuxième jour le firmament fut
créé, cela peut s'entendre en un double sens.
1. Du firmament où sont les astres. Et de ce point de
vue il faut que nous donnions des explications différentes selon les diverses
conceptions que les hommes se font du firmament. - Certains ont dit que ce
firmament est composé à partir des éléments. C'était l'opinion d'Empédocle, qui
pourtant affirme que ce corps était indissoluble parce que, dans sa composition,
il n'y avait pas de haine mais seulement de l'amitié. - D'autres ont soutenu
que le firmament est de la nature des quatre éléments, toutefois non pas comme
composé des éléments, mais comme étant un élément simple. C'était l'opinion de
Platon, qui affirmait que le corps céleste appartenait à l'élément du feu. -
D'autres avancèrent que le ciel n'était pas de la nature des quatre éléments, mais
qu'il était un cinquième corps distinct de ceux-ci. Telle est l'opinion
d'Aristote.
Si
l'on s'en tient à la première opinion, on peut concéder de façon absolue que le
firmament a été fait le deuxième jour, même quant à sa substance. Car il
revient à l'oeuvre de la création de produire la substance même des éléments, et
aux oeuvres de distinction et d'ornement de donner des formes à partir des
éléments préexistants. - Selon l'opinion de Platon, il ne convient pas de
croire que le firmament ait été fait au deuxième jour quant à sa substance; car,
dans cette conception, faire le firmament c'est produire l'élément du feu: or
la production des éléments relève de l'oeuvre de la création pour ceux qui
tiennent qu'un état informe de la matière a précédé temporellement son
information; les formes des éléments sont en effet ce qui survient en premier
dans la matière. - Si l'on adopte l'opinion d'Aristote, on peut encore bien
moins affirmer que le firmament fut produit, quant à sa substance, au deuxième
jour, dès lors que, par les jours, on entend désigner une succession
temporelle. En effet, le ciel est de nature incorruptible; il a donc une
matière qui ne peut être sujette d'une autre forme; il est donc impossible que
le firmament ait été fait à partir d'une matière temporellement préexistante. -
En conséquence, la production de la substance du firmament revient à l'oeuvre
de la création. Cependant, dans les deux opinions citées, une certaine information
du firmament convient au deuxième jour; Denys dit de même que la lumière du
soleil demeura informe pendant les trois premiers jours de la création, puis
qu'elle fut informée le quatrième jour. - Par contre, si, avec S. Augustin, on
entend par ces jours, non une succession temporelle, mais un ordre de nature, rien
n'empêche de dire que selon n'importe laquelle de ces opinions la formation du
firmament dans sa substance appartient au deuxième jour.
2. On peut encore entendre d'une autre manière l'affirmation
que le firmament fut fait au deuxième jour. Le firmament ne signifierait pas ce
sur quoi sont fixés les astres, mais cette partie de l'air où se condensent les
nuages et le mot de "firmament" serait employé pour la désigner en
raison de la consistance de l'air en cette partie; car ce qui est épais et
solide est appelé "corps ferme, pour le différencier du corps
mathématique", dit S. Basile. Aussi S. Augustin recommande-t-il cette
explication en ces termes: "J'estime que cette considération mérite tout à
fait d'être louée; car ce qu'elle énonce n'est pas contre la foi, et d'autre
part peut être admis aussitôt qu'on a lu le texte."
Solutions:
1. Selon S. Jean Chrysostome, Moïse aurait d'abord
énoncé globalement ce que Dieu a fait, en mettant en tête: "Au
commencement Dieu créa le ciel et la terre"; puis il l'aurait développé
par parties. Comme si quelqu'un disait: "Cet ouvrier a fait cette
maison", et puis ajoutait: "D'abord il a fait les fondations, puis il
a dressé les murs, et troisièmement il a posé le toit." Ainsi n'avons-nous
pas à entendre qu'il s'agisse d'un ciel différent quand il est dit: "Au
commencement Dieu créa le ciel et la terre", et lorsqu'il est affirmé que
le firmament a été fait le deuxième jour.
Mais
on peut dire qu'autre est ce ciel que l'Écriture dit avoir été créé au
commencement, et celui dont elle place l'apparition au deuxième jour. Cette
interprétation se présente de diverses manières. - Selon S. Augustin, le ciel
fait le premier jour est la nature spirituelle informe, et le ciel que nous
disons avoir été fait le deuxième jour est le ciel corporel. - Selon Bède et
Strabon, le ciel du premier jour est le ciel empyrée, et le firmament du
deuxième jour est le ciel sidéral. - Pour S. Jean Damascène, le ciel du premier
jour est une sorte de ciel sphérique sans étoiles, dont parlent les philosophes,
disant qu'il est la neuvième sphère et le premier mobile, et il serait mû du
mouvement diurne. Quant au firmament du deuxième jour, il serait à entendre du
ciel sidéral.
Il
est une autre explication que suggère S. Augustin n: le ciel du premier jour
serait le ciel sidéral lui-même, et le firmament du deuxième jour serait à
entendre de l'espace d'air où se condensent les nuages et qui est aussi appelé
ciel par équivocité. Et ce serait justement pour signaler cette équivocité
qu'il serait dit expressément: "Dieu appela le firmament le ciel", comme
il a été dit auparavant: "Il appela la lumière jour"; car le mot jour
est aussi employé pour désigner un espace de vingt-quatre heures. Maïmonide
observe que la même remarque peut être faite à d'autres passages.
Ce
qu'on vient de dire donne la solution des objections 2 et 3.
Objections:
1. Par nature l'eau est pesante. Or, le lieu propre de
ce qui est pesant n'est pas le haut, mais uniquement le bas. Il n'y a donc pas d'eaux
au-dessus du firmament.
2. Par nature l'eau est fluide. Mais ce qui est fluide
ne peut pas demeurer sur un corps rond, l'expérience le prouve. Puisque le
firmament est un corps rond, il ne peut donc y avoir de l'eau au-dessus de lui.
3. L'eau étant un des éléments, est ordonnée à la
génération des corps mixtes, comme ce qui est imparfait est ordonné à ce qui
est parfait. Mais le dessus du firmament n'est pas le lieu où s'opère le
mélange, qui se fait au-dessus de la terre. Il ne servirait donc à rien qu'il y
ait des eaux au-dessus du firmament. Or, dans les oeuvres de Dieu il n'y a rien
qui soit inutile. Donc il n'y a pas d'eaux au-dessus du firmament.
Cependant:
il
est dit dans la Genèse (1, 7): "Il divisa les eaux qui étaient au-dessus
du firmament d'avec celles qui étaient sous le firmament."
Conclusion:
Comme
dit S. Augustin: "L'autorité de cette Écriture l'emporte sur la capacité
de tout le génie humain. Aussi, quelle que puisse être la modalité et la nature
des eaux qui sont là, il reste qu'elles sont là, et nous ne le mettrons pas en
doute." Sur la nature de ces eaux les auteurs ne sont pas d'accord.
Origène dit que les eaux qui sont au-dessus du firmament sont les substances
spirituelles. C'est en ce sens qu'il serait dit dans le Psaume (148, 4):
"Que les eaux qui sont au-dessus des cieux louent le nom du Seigneur"
et en Daniel (3, 60): "Toutes les eaux qui êtes sur les cieux, bénissez le
Seigneur." - Mais S. Basile lui réplique que cela n'est pas dit parce que
les eaux seraient des créatures raisonnables, mais en raison de ce que
"leur considération, sagement méditée par ceux qui ont l'intelligence, complète
la glorification du Créateur". La même chose est dite, aux mêmes passages,
du feu, de la grêle et d'autres créatures analogues, dont il est évident
qu'elles ne sont pas douées de raison. - Il faut donc dire que ce sont des eaux
corporelles. Mais la nature de ces eaux doit être entendue différemment selon
les diverses opinions sur le firmament.
Si
par firmament on entend le ciel sidéral, et qu'on le considère comme étant de
la nature des quatre éléments, pour la même raison on pourra croire que les
eaux d'au-dessus des cieux sont de même nature que les eaux élémentaires.
Si
par le firmament on entend le ciel sidéral, mais qu'on ne le considère pas
comme étant de même nature que les quatre éléments, ces eaux qui sont au-dessus
du firmament ne seront pas de même nature que les eaux élémentaires. Mais tout
comme, d'après Strabon, un ciel est appelé ciel empyrée, c'est-à-dire igné, à
cause seulement de sa splendeur, ainsi un autre ciel, qui est au-dessus du ciel
sidéral, sera appelé ciel aqueux en raison seulement de sa diaphanéité. - Dans
l'hypothèse où le firmament est d'une nature distincte des quatre éléments, on
peut dire encore qu'il divise les eaux, si par eaux l'on entend non l'élément
eau mais la matière informe des corps, ainsi que le fait S. Augustin car, de ce
point de vue, tout ce qui est intermédiaire entre les corps divise les eaux
d'avec les eaux.
Si
maintenant l'on entend par firmament la partie de l'air où les nuages se
condensent, les eaux qui sont au-dessus du firmament sont alors ces eaux qui, s'étant
dissoutes en vapeur, se sont élevées au-dessus d'une certaine partie de l'air
et sont le point de départ de la génération des pluies. Quant à dire comme
certains, auxquels S. Augustin fait allusion, que les eaux qui se sont
dissoutes en vapeur s'élèvent au-dessus du ciel sidéral, c'est absolument
impossible: - à cause du caractère solide du ciel; - à cause de la région
médiane du feu, qui consumerait de telles vapeurs; parce que le lieu où se
portent les corps légers et rares est au-dessous de la concavité de l'orbe de
la lune; - parce que, c'est une constatation des sens, les vapeurs ne montent
pas jusqu'à la hauteur du sommet de certaines montagnes. - Quant à l'argument
d'une raréfaction d'un corps à l'infini, parce qu'un corps est divisible à
l'infini, il est sans valeur; un corps naturel ne se divise pas ou ne se
raréfie pas à l'infini, mais jusqu'à un terme déterminé.
Solutions:
1. Certains ont pensé que cette objection pouvait se
résoudre ainsi: les eaux sont lourdes par nature, mais elles sont contenues
au-dessus des cieux par une puissance divine. S. Augustin rejette cette
solution parce que, dit-il, "il nous faut chercher maintenant comment Dieu
a institué les natures des choses, et non ce qu'il veut opérer en elles pour la
manifestation miraculeuse de sa puissance". - Il faut donc répondre
autrement; et si l'on s'en tient à l'une ou l'autre des deux dernières opinions,
la solution est évidente après ce qui a été dit. Selon la première opinion, il
faut supposer qu'il y a dans les éléments un autre ordre que celui qu'Aristote
propose; c'est-à-dire qu'il y a certaines eaux épaisses autour de la terre, et
d'autres plus ténues autour du ciel: en sorte que celles-ci se comportent par
rapport au ciel comme celles-ci par rapport à la terre. - Ou bien on entend par
eau la matière des corps, ainsi que nous venons de le dire.
2. La raison est évidente selon les deux dernières
opinions. Pour la première, S. Basile répond de deux manières: 1. Il n'est pas
nécessaire que tout ce qui apparaît arrondi en sa concavité soit également
arrondi au-dessus, en sa convexité. 2. Les eaux qui sont au-dessus du ciel ne
sont pas liquides, mais solidifiées autour du ciel par une sorte de
congélation. D'où le nom qui leur est donné par plusieurs, de ciel cristallin.
3. Selon la troisième opinion, les eaux sont élevées
sous forme de vapeur au-dessus du firmament afin de servir aux pluies. - Selon
la deuxième, les eaux sont au-dessus du firmament, c'est-à-dire de tout le ciel
diaphane et sans étoiles. Certains affirment que celui-ci est le premier mobile,
qui fait tourner tout le ciel du mouvement diurne, afin que soit réalisée, grâce
à ce mouvement, la continuité de la génération; de même que le ciel où sont les
étoiles opère selon le mouvement zodiacal l'alternance de la génération et de
la corruption, par mode d'approche et d'éloignement, et par les diverses vertus
des étoiles. - Selon la première opinion enfin, les eaux sont en cet endroit, dit
S. Basile, pour tempérer la chaleur des corps célestes. Certains, rapporte S.
Augustin, ont voulu en voir une preuve dans le fait que l'étoile Saturne, à
cause de sa proximité des eaux supérieures, est la plus froide.
Objections:
1. Il semble que non. En effet, pour un corps
spécifiquement un, il y a un seul lieu naturel. Or "toute eau est
spécifiquement identique à toute eau", dit Aristote. Il n'y a donc pas à
distinguer les eaux selon le lieu.
2. Si l'on dit que les eaux qui sont au-dessus du
firmament sont d'une autre espèce que celles qui sont au-dessous, une objection
surgit. Des êtres d'espèces différentes n'ont besoin d'aucun autre principe de
distinction. Si les eaux inférieures et les eaux supérieures sont différentes spécifiquement,
le firmament n'est donc pas ce qui les distingue.
3. Ce qui divise des eaux d'avec d'autres eaux, il
semble que ce soit ce qui, des deux côtés, se trouve touché par les eaux. Comme
par exemple si l'on bâtit un mur au milieu d'une rivière. Or, il est évident
que les eaux inférieures n'atteignent pas jusqu'au firmament. Le firmament ne
divise donc pas les eaux d'avec les eaux.
Cependant:
le
livre de la Genèse porte: "Qu'il y ait un firmament au milieu des eaux, divisant
les eaux d'avec les eaux."
Conclusion:
Quelqu'un
qui considérerait superficiellement la lettre de la Genèse pourrait, en
s'inspirant des conceptions de certains philosophes anciens, imaginer ceci.
Certains supposaient que l'eau était une sorte de corps infini et le principe
de tous les autres corps (immensité des eaux qui pourrait être comprise dans le
mot "abîme" de la phrase: "Les ténèbres couvraient
l'abîme.") Ils supposaient en outre que ce ciel sensible que nous
apercevons ne contenait pas au-dessous de lui la totalité des corps, et qu'il y
avait au-dessus du ciel un corps infini composé d'eaux. Et ainsi l'on pouvait
dire que le firmament du ciel divise les eaux extérieures d'avec les eaux
intérieures, c'est-à-dire d'avec tous les corps qui sont contenus sous le ciel,
et dont ils supposaient que le principe était l'eau. - Mais comme cette
position a été convaincue d'erreur par de vraies raisons, il ne faut pas dire
que c'est là le sens de l'Écriture.
Il
faut donc considérer que Moïse, parlant à un peuple grossier, et condescendant
à son inculture, ne lui présente que des réalités perceptibles avec évidence
par les sens. Or tout homme, si simple soit-il, saisit par les sens que la
terre et l'eau sont des corps. Mais l'air, lui, n'est pas perçu par tous comme
s'il était un corps; au point que même certains philosophes dirent que l'air
n'est rien, et appelèrent du "vide" ce que l'air remplit. Voilà
pourquoi Moise fait mention expresse de l'eau et de la terre, mais ne nomme pas
expressément l'air, pour éviter ainsi de présenter à ces hommes sans culture
une réalité inconnue. Cependant, pour exprimer la vérité à ceux qui en sont
capables, il donne occasion de concevoir l'air, en l'indiquant comme adjoint à
l'eau dans la phrase: "Les ténèbres couvraient l'abîme." Par ces
paroles en effet, il est donné à entendre que sur la surface des eaux il y
avait un certain corps diaphane qui est le sujet de la lumière et des ténèbres.
Ainsi
donc, que nous entendions par firmament, soit le ciel où sont les astres, soit
l'espace de l'air où sont les nuages, il est dit avec justesse que le firmament
divise les eaux d'avec les eaux; aussi bien si, par l'eau, on désigne la
matière informe, que si l'on entend sous ce mot tous les corps diaphanes. Le
ciel sidéral, en effet, distingue les corps diaphanes inférieurs des
supérieurs. L'air nuageux, pour sa part, distingue une partie supérieure de
l'air, où se font les générations des pluies et autres précipitations
atmosphériques, de la partie inférieure de l'air, celle qui est au contact de
l'eau et est signifiée sous le nom des "eaux".
Solutions:
1. Si par le firmament on entend le ciel sidéral, les
eaux supérieures ne sont pas de la même espèce que les eaux inférieures. Mais
si l'on entend par le firmament l'air des nuages, alors les deux eaux sont de
la même espèce. Et en ce cas deux lieux sont assignés aux eaux, mais non pour
la même raison; le lieu supérieur est en effet le lieu de la génération des
eaux, tandis que le lieu inférieur est celui de leur repos.
2. Si l'on admet que les eaux sont spécifiquement
diverses, le firmament divise les eaux d'avec les eaux en ce sens qu'il est, non
la cause opérant la division, mais le terme délimitant les unes et les autres.
3. La non-perceptibilité aux sens de l'air et des corps
semblables est la raison pour laquelle Moïse a englobé tous les corps de ce
genre, en les appelant des eaux. Et ainsi il est manifeste que, de part et
d'autre du firmament, quelle que soit l'acception qu'on leur donne, il y a des
eaux.
Objections:
1. Le ciel est divisé par opposition à la terre, dans
ces paroles: "Au commencement Dieu créa le ciel et la terre." Or il
n'y a qu'une seule terre; donc il n'y a qu'un seul ciel.
2. Tout ce qui a subsistance par sa matière n'est qu'une
seule réalité. Or tel est le cas du ciel, comme le prouve Aristote.
3. Tout ce que l'on attribue univoquement à plusieurs
sujets leur est attribué selon une raison commune. Or, s'il y a plusieurs ciels,
le mot "ciel" est attribué univoquement à plusieurs; car, si
l'attribution était équivoque, ce ne serait pas en propriété de termes que l'on
parlerait de plusieurs ciels. Si l'on parle de plusieurs ciels, il faut donc
qu'il y ait une raison commune selon laquelle on dit que ces réalités sont des
ciels. Mais on ne peut préciser cette raison. Il ne faut donc pas dire qu'il y
a plusieurs ciels.
Cependant:
il
est dit dans le Psaume (148, 4): "Louez-le, cieux des cieux !".
Conclusion:
Sur
ce sujet on constate une différence entre S. Basile et S. Jean Chrysostome. S.
Jean Chrysostome dit qu'il n'y a qu'un seul ciel, et que si l'on a au pluriel
l'expression "cieux des cieux" c'est à cause d'un hébraïsme. Car
l'hébreu a coutume de ne désigner le ciel qu'au pluriel, tout comme en latin
beaucoup de mots n'ont pas de singulier. S. Basile, suivi par S. Jean Damascène
affirme au contraire qu'il y a plusieurs ciels. - En fait, cette divergence est
plus dans les mots que dans la réalité. Car S. Jean Chrysostome désigne comme
un seul ciel la totalité des corps qui est au-dessus de la terre et de l'eau;
c'est même pour cette raison que les oiseaux qui volent dans l'air sont appelés
"oiseaux du ciel". Cependant dans ce corps il y a beaucoup de
distinctions, et c'est pour cela que S. Basile suppose qu'il y a plusieurs
ciels.
Pour
arriver à saisir la distinction qu'il y a entre les ciels, il faut considérer
que le mot "ciel" est employé en trois sens différents dans
l'Écriture.
1. Au sens propre et naturel. Et alors le ciel désigne
un certain corps de haute altitude, lumineux en acte ou en puissance, et
incorruptible par nature. De ce point de vue on admet qu'ilexiste trois ciels:
un premier entièrement lumineux, nommé "empyrée"; un deuxième
entièrement diaphane, nommé "ciel aqueux" ou "cristallin";
un troisième, partiellement diaphane et partiellement lumineux, nommé
"ciel sidéral", lequel est encore divisé en huit sphères, savoir la
sphère des étoiles fixes et les sept sphères des planètes, qui peuvent être
dites huit ciels.
2. Le mot "ciel" est employé pour ce qui
participe de certaines propriétés des corps célestes savoir l'altitude et la
luminosité, en acte ou en puissance. Et selon cette acception, de tout cet
espace qui va des eaux jusqu'à l'orbe de la lune, S. Jean Damascène fait un
ciel unique qu'il appelle "ciel de l'air". En ce sens, il y aurait
donc selon lui trois ciels: le ciel de l'air, le ciel des étoiles et un autre
ciel supérieur; ce dernier étant à entendre de celui dont on lit (2 Co 12, 2)
que l'Apôtre "fut ravi jusqu'au troisième ciel".
Mais
cet espace contient deux éléments: le feu et l'air, et en l'un et l'autre on
parle d'une région supérieure et d'une région inférieure. C'est pourquoi Raban
Maur distingue ce ciel en quatre. Il appelle la région la plus haute du feu
"ciel igné", et la plus basse "ciel olympien" (d'après
l'altitude d'une montagne qui s'appelle l'Olympe); d'autre part, il nomme
"ciel de l'éther" la partie supérieure de la région de l'air, à cause
de son état d'inflammation, et la partie inférieure "ciel de l'air".
Et comme ces quatre ciels sont à compter avec les trois ciels supérieurs, selon
Raban Maur, cela fait au total sept ciels corporels.
3. Le mot "ciel" est dit métaphoriquement.
Ainsi quelquefois la sainte Trinité est appelée ciel en raison de sa sublimité
et de sa lumière spirituelles. C'est de ce ciel qu'il est expliqué que le
diable a dit (Is 14, 13): "Je monterai jusqu'au ciel", c'est-à-dire
jusqu'à l'égalité avec Dieu. Quelquefois les biens spirituels en lesquels
consiste la récompense des saints sont appelés également des cieux, en raison
de leur sublimité. Ainsi, comme l'expose S. Augustin, là où il est dit (Mt 5, 12):
"Votre récompense est grande dans les cieux." Quelquefois, les trois
genres de visions surnaturelles, c'est-à-dire la vision corporelle, la vision
imaginative, la vision intellectuelle, sont nommées trois ciels. S. Augustin
explique ainsi que S. Paul fut ravi jusqu'au troisième ciel.
Solutions:
1. La terre se rapporte au ciel comme le centre à la
circonférence. Or, par rapport à un seul centre il peut y avoir plusieurs
circonférences. Ainsi, pour une seule terre, suppose-t-on plusieurs ciels.
2. Cet argument est tiré du ciel pour autant qu'il
implique l'universalité des créatures corporelles. Et de ce point de vue il n'y
a qu'un seul ciel.
3. On trouve en commun dans tous les ciels l'altitude et
une certaine luminosité, comme il ressort de ce qui a été dit.
1. Le
rassemblement des eaux. - 2. La production des plantes.
Objections:
1. Il semble que le rassemblement des eaux n'est pas
convenablement situé au troisième jour. Car les choses qui sont faites le
premier et le deuxième jour sont exprimées par le mot "faire". Le
texte porte en effet: "Dieu dit: Que la lumière soit faite... Que le
firmament soit fait." Or le troisième jour se classe avec les deux
premiers. L'oeuvre du troisième jour aurait donc dû être exprimée par le verbe
"faire" et non par "rassembler".
2. La terre était primitivement couverte de tous côtés
par les eaux. C'est pourquoi elle était dite "invisible". Il n'y
avait donc pas de lieu sur la terre où les eaux pouvaient être rassemblées.
3. Les choses qui ne sont pas en continuité n'ont pas un
lieu unique. Or toutes les eaux ne sont pas en continuité. Donc toutes les eaux
ne sont pas rassemblées en un lieu unique.
4. Le rassemblement relève du mouvement local. Mais les
eaux semblent naturellement couler et courir vers la mer. Un commandement divin
n'était donc pas nécessaire pour cela.
5. La "terre" se trouve déjà nommée au
commencement de la création, quand il est dit: "Au commencement Dieu créa
le ciel et la terre." Il n'est donc pas logique qu'au troisième jour on
dise que le nom de "terre" lui fut donné.
Cependant:
l'autorité
de l'Écriture s'impose.
Conclusion:
Il
faut s'exprimer de façon différente suivant que l'on suit le commentaire de S.
Augustin ou celui des autres Pères. - S. Augustin ne suppose pas un ordre de durée
entre toutes ces oeuvres, mais seulement un ordre d'origine et de nature. Il
dit en effet qu'en premier furent créées la nature spirituelle informe et la
nature corporelle dépourvue de toute forme. Celle-ci, selon lui, serait d'abord
sigmfiée par les mots de terre et d'eau. Non que cet état informe ait précéd~
temporellement la formation, mais seulement dans l'ordre d'origine; et non pas
que, pour lui, une formation en ait précédé une autre dans la durée, mais
seulement selon un ordre de nature. Ordre selon lequel il fut nécessaire de
poser d'abord la formation de la nature supérieure, qui est la nature
spirituelle, puisqu'on lit qu'au premier jour la lumière fut faite. - Or, de
même que la nature spirituelle a prééminence sur la nature corporelle, de même
les corps supérieurs ont prééminence sur les inférieurs. C'est pourquoi, en
deuxième lieu, est mentionnée la formation des corps supérieurs, quand il est
dit: "Que le firmament soit fait." Cela signifiait l'impression d'une
forme céleste dans la matière informe, qui préexistait non selon le temps, mais
seulement selon l'origine. - En troisième lieu se place l'impression de formes
élémentaires dans la matière informe qui est antérieure non selon le temps mais
selon l'origine. Ainsi ces paroles: "Que les eaux se rassemblent et
qu'apparaisse le sec", feraient entendre que dans la matière corporelle se
trouve imprimée la forme substantielle de l'eau, qui lui donne en propre un tel
mouvement; et la forme substantielle de la terre, qui lui donne de se faire voir
comme telle.
Pour
les autres Pères, dans ces oeuvres, l'ordre de durée entre aussi en ligne de
compte. Ils affirment en effet que l'état informe de la matière a précédé
temporellement sa formation, et qu'une formation en a précédé une autre. Mais
l'état informe de la matière ne signifie pas, selon eux, le manque de toute
forme, car il y avait déjà le ciel, l'eau et la terre (ces trois réalités étant
nommées en tant que manifestement perceptibles aux sens); cet état informe de
la matière est à comprendre comme le manque de la distinction convenable et de
la perfection d'une certaine beauté. - C'est relativement à ces trois choses
que l'Écriture aurait posé trois états informes: pour le ciel, qui est en haut,
l'état informe des "ténèbres", car c'est de lui que naît la lumière;
puis l'état informe de l'eau, qui tient le milieu, est signifié par le mot
"abîme", ce nom signifiant une certaine immensité désordonnée des
eaux, dit St Augustin; enfin il s'agirait de l'état informe de la terre dans
les mots: la terre était "invisible" ou "vide", ce qui
provenait de ce qu'elle était recouverte par les eaux.
Ainsi
donc, la formation du corps supérieur fut faite le premier jour. Et comme le
temps fait suite au mouvement du ciel (parce qu'il est le nombre du mouvement
du corps suprême), cette formation opéra la distinction du temps, c'est-à-dire
de la nuit et du jour. - Le deuxième jour fut formé le corps médian, l'eau, qui
reçut par le firmament une certaine distinction et un certain ordre (étant
comprises, sous le nom d'eaux, d'autres choses aussi, comme nous l'avons dit).
- Le troisième jour enfin fut formé le dernier corps, la terre, par le fait
qu'elle cessa d'être couverte par les eaux; et la distinction fut opérée dans
ce qui est le plus inférieur, entre la terre et la mer. En conséquence, comme
l'auteur avait exprimé l'état informe de la matière en disant: la terre était
"invisible" ou "vide", de même rend-il assez adéquatement
sa formation quand il dit: "et qu'apparaisse le sec".
Solutions:
1. Selon S. Augustin, si le mot "faire" n'est
pas employé pour l'oeuvre du troisième jour comme pour les oeuvres précédentes,
c'est afin de montrer que les formes supérieures, qui sont les formes
spirituelles des anges et des corps célestes, sont parfaites en leur être et
stables, alors que les formes des corps inférieurs sont imparfaites et sujettes
au mouvement. Ainsi donc, par le rassemblement des eaux et l'apparition du sec,
se trouve désignée l'impression de cette seconde espèce de formes: "L'eau
est instable par sa liquidité, et la terre est stable par sa fixité", dit
S. Augustin. - Selon les autres Pères, il faut dire que l'oeuvre du troisième
jour atteint sa perfection du point de vue du seul mouvement local; et donc il
ne fallait pas que l'Écriture utilisât le mot "faire".
2. La réponse est évidente selon la position de S.
Augustin; car on ne doit pas dire que la terre a d'abord été couverte par les
eaux et qu'ensuite les eaux furent rassemblées; mais il faut dire qu'elles ont
été produites dans ce rassemblement. - Selon les autres Pères, dit S. Augustin,
il y a trois réponses: 1° Les eaux furent élevées à une plus grande hauteur, où
elles se sont rassemblées; car il a été vérifié par l'expérience que la mer est
plus élevée que la terre dans le cas de la mer Rouge, dit S. Basile. 2° L'eau
qui couvrait la terre était plus rare et comme à l'état de nuée, et c'est par
le rassemblement qu'elle fut condensée. 3° La terre a pu présenter certaines
parties assez profondes pour recevoir les eaux qui se rassemblaient en s'y
déversant. Entre ces trois opinions, la première semble être la plus probable.
3. Toutes les eaux ont un terme unique, la mer, où elles
se jettent par des canaux visibles ou cachés. Et c'est la raison pour laquelle
il a été dit que toutes les eaux furent rassemblées en un seul lieu. - Autre
interprétation: l'expression "un seul lieu" n'est pas employée au
sens absolu mais par comparaison avec le lieu de la terre sèche. Ainsi, le sens
de la phrase "que les eaux soient rassemblées en un seul lieu" est-il
à comprendre: "soient mises à part de la terre sèche". Car, pour
signaler la multiplicité de lieux où se trouve l'eau, il est ajouté: "Il
appela mers les rassemblements des eaux."
4. C'est le commandement de Dieu qui donne aux corps
leur mouvement naturel. Aussi est-il dit que par leur mouvement naturel
"ils accomplissent la parole de Dieu". - Une autre interprétation est
possible: il était naturel que l'eau fût partout autour de la terre, comme
l'air est partout autour de la terre et de l'eau. Mais la nécessité de la fin
poursuivie, c'est-à-dire l'existence de plantes et d'animaux sur la terre, commandait
qu'une partie de la terre fût dégagée des eaux. Ce fait est attribué par
certains philosophes à l'action du soleil qui dessèche la terre par évaporation;
mais la Sainte Écriture le rapporte à la puissance divine, non seulement dans
la Genèse, mais encore dans le livre de Job, où Dieu dit (38, 10): "J'ai
entouré la mer de mes limites"; et dans le livre de Jérémie (5, 22):
"Ne me craindrez-vous pas, dit Dieu, moi qui ai posé le sable pour limite
à la mer?"
5. Selon S. Augustin, la terre dont il était d'abord
fait mention est à entendre de la matière première; ici il est question de
l'élément terre lui-même. - Une autre interprétation est proposée par S. Basile:
la terre était d'abord nommée du point de vue de sa nature; maintenant elle
l'est à partir de sa propriété principale, la sécheresse; d'où vient qu'il est
dit: "Et il appela "terre", l'élément sec". - Autre
interprétation encore, avec le rabbin Maïmonide: partout où est employée
l'expression "il appela", se trouve signalé un emploi équivoque des
mots. Ainsi est-il dit en premier lieu: "Il appela la lumière jour", parce
que "jour" signifie encore un espace de vingt-quatre heures, au sujet
duquel il est dit au même endroit: "Et il y eut un soir et il y eut un
matin, un jour." Pareillement on doit dire que "le firmament", c'est-à-dire
l'air, "il l'appela ciel", le mot "ciel" désignant aussi ce
qui fut d'abord créé. De même encore on lit que "le sec", c'est-à-dire
cette partie qui a été découverte par les eaux, "il l'appela terre", en
ce sens que la distinction se fait par opposition à la mer; bien que le nom
commun de terre serve à la désigner, qu'elle soit ou non couverte par les eaux.
D'autre part, on voit que partout où il est dit "il appela", cela
signifie: "Il donna la nature ou la propriété de pouvoir être appelé
ainsi."
Objections:
1. Il semble que leur production est mal placée au
troisième jour dans le texte biblique. Car les plantes possèdent la vie comme
les animaux. Or la production des animaux n'est pas rangée parmi les oeuvres de
distinction, mais elle relève de l'oeuvre d'ornementation. La production des
plantes ne devait donc pas, elle non plus, être mentionnée dans la troisième
journée, qui appartient à l'oeuvre de distinction.
2. Ce qui se rattache à la malédiction de la terre ne
devait pas être mentionné avec la formation de la terre. Or, la production de
certaines plantes relève de la malédiction de la terre: "La terre sera
maudite dans ton travail, des épines et des ronces pousseront pour toi", est-il
dit dans la Genèse (3, 18). La production des plantes ne devait donc pas être
mentionnée de manière générale en ce troisième jour qui a rapport à la
formation de la terre.
3. De même que les plantes adhèrent à la terre, de même
les pierres et les métaux. Et pourtant il n'est fait aucune mention de ceux-ci
dans la formation de la terre. Il ne devait donc pas davantage être fait
mention des plantes au troisième 1our.
Cependant:
il
est dit dans la Genèse (1, 12): "La terre produisit une herbe
verdoyante"; et il est ajouté: "Il y eut un soir et il y eut un matin,
troisième jour."
Conclusion:
Comme
il a été dit à l'article précédent, c'est au troisième jour que l'état informe
de la terre a été supprimé. Or le récit indiquait à propos de la terre deux
états informes: l'un consistant en ce qu'elle était "invisible" et
"vague", parce que recouverte par les eaux; l'autre en ce qu'elle
était "inorganisée" ou "vide"; ce qui signifiait qu'elle
n'avait pas l'ornement qui lui revenait, celui qu'elle reçoit des plantes comme
d'une sorte de vêtement. Ainsi, l'un et l'autre de ces états informes a-t-il
été supprimé le troisième jour: le premier par le fait que "les eaux
furent rassemblées en un seul lieu et le sec apparut", le second en ce que
"la terre produisit de l'herbe verdoyante".
Cependant,
au sujet de la production des plantes, l'opinion de S. Augustin diffère de
celle des autres. Les autres interprètes disent que les plantes ont été
produites en acte, dans leurs espèces, en ce troisième jour, ce qui est
conforme au sens obvie du texte. S. Augustin au contraire affirme que "ces
paroles veulent dire que la terre a produit l'herbe et les arbres par mode de
causalité, c'est-à-dire qu'elle a reçu la capacité de les produire". Et il
le confirme par l'autorité de l'Écriture; la Genèse (2, 4) dit en effet:
"Voici les générations du ciel et de la terre quand ils ont été créés au
jour où Dieu fit le ciel et la terre, et tout arbrisseau des champs avant qu'il
sortît de terre, et toute herbe des campagnes, avant qu'elle germât."
Avant qu'elles ne sortissent de la terre, les plantes ont donc été faites par
mode de causalité dans la terre. - Il confirme aussi cette interprétation par
la raison. En ces premiers jours, Dieu a constitué la créature en un état
originel ou causal; puis il s'est reposé de ce travail; et cependant, depuis, dans
l'administration des choses créées par l'oeuvre de propagation, "jusqu'à
présent il est à l'oeuvre". Or, produire les plantes à partir de la terre
appartient à l'oeuvre de propagation. Donc, le troisième jour, les plantes ne
furent pas produites en acte, mais seulement dans un état causal.
Cependant,
selon les autres, on peut dire que la première institution des espèces
appartient aux oeuvres des six jours. Mais que, à partir des espèces une fois
instituées, se produise la génération d'êtres semblables selon l'espèce, cela
appartient désormais à l'administration des choses. C'est en ce sens que
l'Écriture dit: "Avant qu'elle pousse hors de terre" ou "avant
qu'elle germe", c'est-à-dire avant qu'il y ait production de semblables à
partir de semblables, comme nous voyons que cela se fait maintenant de façon
naturelle par ensemencement. Aussi l'Écriture dit-elle expressément: "Que
la terre fasse germer de l'herbe verte et produisant sa semence."
C'est-à-dire
que sont produites des espèces parfaites de plantes, à partir desquelles
d'autres semences naîtront. Et peu importe l'endroit où les plantes ont leur
puissance séminale, que ce soit la racine, la tige ou le fruit.
Solutions:
1. La vie reste cachée dans les plantes parce qu'elles
n'ont ni le mouvement local ni la sensation, qui distinguent ce qui est animé
de ce qui ne l'est pas. Et c'est pourquoi, puisqu'elles sont fixées de façon
immobile dans la terre, leur production est présentée comme une sorte de
formation de la terre.
2. Même avant cette malédiction, les épines et les
ronces étaient produites, soit en puissance, soit en acte. Elles n'étaient pas
produites comme châtiment pour l'homme, en sorte que la terre qu'il cultiverait
pour sa nourriture fît germer des produits inudles et même nuisibles. C'est
pourquoi il est dit: "Elle fera germer pour toi."
3. Moïse, nous l'avons déjà dit, n'a parlé que des
choses qui se manifestent de façon apparente. Or, les minéraux ont une
naissance cachée dans les entrailles de la terre. En outre, ils ne sont pas
manifestement distincts de la terre, mais semblent en être une espèce. Et c'est
pourquoi il n'en a pas fait mention.
L'OEUVRE D'ORNEMENTATION
Il faut logiquement étudier l'oeuvre
d'ornementation: 1° en étudiant chacun des jours en eux-mêmes (Q. 70-73); 2° en
considérant les six jours dans leur ensemble (Q. 74).
Dans la première partie nous verrons: I.
L'oeuvre du quatrième jour (Q. 70). - II. L'oeuvre du cinquième jour (Q. 71). -
III. L'oeuvre du sixième jour (Q. 72). - IV. Ce qui relève du septième jour (Q.
73).
1. La
production des luminaires. - 2. La cause finale de cette production. - 3. Les
luminaires sont-ils animés?
Objections:
1. Il semble que les luminaires ne devaient pas être
produits le quatrième jour. En effet, les luminaires sont par nature des corps
incorruptibles. Leur matière ne peut donc exister sans leurs formes. Or, leur
matière fut produite dans l'oeuvre de création avant même qu'il y eût des jours
et donc aussi leurs formes. Ils n'ont donc pas été formés le quatrième jour.
2. Les luminaires sont des foyers de lumière. Or la
lumière a été faite le premier jour. Les luminaires devaient donc aussi être
faits le premier jour et non le quatrième.
3. Comme les plantes sont fixées dans la terre, les
luminaires le sont au flrmament. C'est pourquoi il est dit dans l'Écriture:
"Il les plaça au firmament." Or la production des plantes est décrite
en même temps que la formation de la terre où elles s'enracinent, La production
des luminaires devait donc être située au deuxième jour avec la production du
firmament.
4. Le soleil et les autres luminaires sont causes des
plantes. Or, dans l'ordre de la nature, la cause précède l'effet. Les
luminaires ne devaient donc pas être faits le quatrième jour mais le troisième,
ou auparavant.
5. Au dire des astrologues beaucoup d'étoiles sont plus
grosses que la lune. Le soleil et la lune ne devaient donc pas être présentés
seuls comme "les deux grands luminaires".
Cependant:
l'autorité
de l'Écriture s'impose.
Conclusion:
Dans
la récapitulation des oeuvres divines, l'Écriture s'exprime de cette manière
(Gn 2, 1): "Ainsi donc furent achevés le ciel et la terre et tout leur
ornement." Dans ces paroles on peut entendre qu'il y a trois oeuvres.
D'abord l'oeuvre de création, par laquelle nous lisons qu'ont été produits le
ciel et la terre, mais à l'état informe. Puis l'oeuvre de distinction, par
laquelle le ciel et la terre ont été achevés: soit par des formes
substantielles attribuées à une matière entièrement informe, comme le veut S.
Augustin; soit au point de vue de la beauté et de l'ordre désirables, comme
disent les autres Pères. A ces deux oeuvres enfin s'ajoute l'oeuvre
d'ornementation. Il y a différence en effet entre ornement et perfection. Car
la perfection du ciel et de la terre semble regarder les choses qui leur sont
intrinsèques, et l'ornement, les choses qui sont distinctes du ciel et de la
terre. Ainsi voit-on l'homme achevé en lui-même par ses membres et ses formes
propres, et orné par ses vêtements et autres choses semblables. Or, la
distinction de plusieurs choses se trouve manifestée surtout par le mouvement
local qui a pour effet de les séparer. Et c'est la raison pour laquelle la
production de ces êtres qui sont doués de mouvement dans le ciel et sur la
terre appartient à l'oeuvre d'ornement.
Nous
avons dit plus haut que dans la création il est fait mention de trois choses:
le ciel, l'eau et la terre. Or ces trois choses furent aussi formées par
l'oeuvre de distinction en trois jours: le premier jour, le ciel; le deuxième, la
séparation des eaux; le troisième, la séparation, sur la terre, de la mer et du
continent sec. Il en est de même pour l'oeuvre de l'ornementation: au premier
jour (qui est le quatrième) furent produits les luminaires qui se meuvent dans
le ciel pour son ornement; le deuxième jour (qui est le cinquième) furent
produits les oiseaux et poissons, pour orner l'élément intermédiaire, car ces
êtres se meuvent dans l'eau et dans l'air, qui sont compris ici comme une seule
et même chose; le troisième jour (qui est le sixième) furent produits les
animaux qui se meuvent sur la terre, pour l'ornement de celle-ci.
Toutefois,
pour ce qui est de la production des luminaires, il est bon de remarquer que S.
Augustin n'est pas en désaccord avec les autres Pères. Il dit en effet, que les
luminaires furent faits en acte et non pas seulement en tant qu'une puissance
était capable de les produire, car le firmament ne possède pas la puissance de
produire les luminaires comme la terre a la vertu de produire les plantes.
Aussi l'Écriture ne dit pas: "Que le firmament produise des
luminaires" comme elle dit: "Que la terre fasse germer une herbe
verdoyante."
Solutions:
1. Du point de vue de S. Augustin cette objection ne
pose aucune difficulté. Puisqu'il ne suppose pas de succession temporelle entre
les oeuvres en question, on n'est pas obligé de dire que la matière des
luminaires a existé sous une autre forme. - Du point de vue de ceux qui
supposent que les corps célestes sont de la nature des quatre éléments, on ne
rencontre non plus aucune difflculté, car on peut dire qu'ils sont formés, comme
les animaux et les plantes, d'une matière préexistante. - Mais, du point de vue
de ceux qui supposent que les corps célestes sont d'une autre nature que les
éléments et incorruptibles par nature, il faut dire que la substance des
luminaires fut créée dès le début, mais qu'elle était d'abord informe, et
qu'elle a été informée seulement au moment que nous considérons; non certes par
une forme substantielle, mais par le don d'une vertu déterminée. Cependant, la
raison pour laquelle il n'est pas fait mention d'eux dès le début, mais
seulement au quatrième jour, est, dit S. Jean Chrysostome, qu'on détournait
ainsi le peuple de l'idolâtrie, en lui montrant que les luminaires ne sont pas
des dieux, du fait même qu'ils n'ont pas existé dès le début.
2. Du point de vue de S. Augustin, aucune difficulté, car
la lumière dont il est fait mention au premier jour était une lumière
spirituelle; or ici, c'est la lumière corporelle qui est produite. - Si au
contraire on entend la lumière faite au premier jour comme une lumière
corporelle, il faut dire qu'au premier jour elle fut produite selon la nature
commune de la lumière, et qu'au quatrième jour fut attribuée aux luminaires une
vertu déterminée pour des effets déterminés; ainsi constatons-nous que les
rayons du soleil ont d'autres effets que les rayons de la lune, etc. En raison
de cette détermination apportée à la vertu, Denys~ dit que la lumière du soleil,
qui fut d'abord informe, a été formée le quatrième jour.
3. D'après Ptolémée, les luminaires ne sont pas fixés
sur les sphères, mais jouissent d'un mouvement distinct du leur. Aussi, remarque
S. Jean Chrysostome, il n'est pas dit qu'il les plaça sur le firmament du ciel
comme s'ils y étaient fixés, mais bien qu' "il leur donna l'ordre d'être
là", tout comme il plaça l'homme dans le paradis pour qu'il soit là. -
Mais pour Aristote, les étoiles sont fixées sur les orbes et ne se meuvent en
réalité que du seul mouvement de ceux-ci. Toutefois, les sens perçoivent le
mouvement des luminaires, mais non celui des sphères. Et comme Moïse se mettait
au niveau du peuple inculte, il s'en tint à ce qui apparaît aux sens, comme
nous l'avons déjà dit.
Mais
si le firmament créé le deuxième jour est différent par nature de celui où se
trouvent les étoiles bien que la connaissance sensible, à laquelle Moise se
conforme, ne fasse pas le discernement, l'objection ne vaut plus. En effet le
firmament est alors créé le deuxième jour, pour ce qui est de sa partie
inférieure. Et le quatrième jour les étoiles y furent placées, pour ce qui est
de sa partie supérieure. De telle sorte que l'ensemble soit pris pour une seule
chose, comme il apparaît aux sens.
4. Comme dit S. Basile, si la production des plantes
précède la production des luminaires c'est pour exclure l'idolâtrie. En effet, ceux
qui croient que les luminaires sont des dieux disent que les plantes tiennent
d'eux leur origine primordiale. Encore que, selon S. Jean Chrysostome, de même
que le cultivateur coopère à la production des plantes, de même aussi les
luminaires, par leurs mouvements.
5. Comme le note S. Jean Chrysostome, on dit "deux
grands luminaires", non pas tant pour souligner leur volume que leur vertu
efficace. Parce que, même si les étoiles étaient d'une masse plus grande que la
lune, les effets de celle-ci se font davantage sentir dans nos zones
inférieures. - En outre, pour nos sens, elle paraît plus grande.
Objections:
1. Il semble que la cause de cette production n'est pas
indiquée de façon satisfaisante. Car on lit dans Jérémie (10, 2): "Ne
soyez pas terrifiés par les signes du ciel, que les paiens redoutent." Les
luminaires ne furent donc pas faits "pour servir de signes".
2. Le signe se distingue par opposition à la cause. Mais
les luminaires sont également causes de ce qui se passe ici-bas. Ils ne sont
donc pas des signes.
3. La distinction des temps et des jours commence dès le
premier jour. Les luminaires n'ont donc pas été faits "en vue des temps, jours
et années", c'est-à-dire pour les distinguer.
4. Rien n'est fait en we de plus vil que soi, car
"la fin est meilleure que tout ce qui lui est ordonné". Or les
luminaires sont meilleurs que la terre. Ils n'ont donc pas été faits "pour
éclairer la terre".
5. La lune ne préside pas à la nuit quand elle est
nouvelle. Or, il est probable qu'elle fut créée nouvelle, car c'est alors que
les hommes commencent leurs computs. La lune n'a donc pas été faite "pour
présider à la nuit".
Cependant:
l'autorité
de l'Écriture s'impose.
Conclusion:
Comme
nous l'avons vu précédemment, on peut dire qu'une créature corporelle a été
faite pour son acte propre, ou pour une autre créature, ou pour tout l'univers,
ou pour la gloire de Dieu. Mais Moïse, pour détourner le peuple de l'idolâtrie,
n'a pas fait allusion à d'autre motif que l'utilité de l'homme. En ce sens il
est dit au Deutéronome (4, 19): "Ne lève pas les yeux vers le ciel, de
crainte que tu ne voies le soleil et la lune et les autres astres du ciel; ne
te laisse pas entraîner à te prosterner devant eux et à les servir. Car Dieu
les a créés pour le senice de toutes les nations." - Or, ce service, il
nous le détaille au début de la Genèse sous trois chefs: 1. Il est utile pour
la vue, qui dirige l'homme dans ses activités et qui est extrêmement nécessaire
pour lui faire connaître les choses. A cet égard le texte dit: "Pour
qu'ils brillent dans le firmament et qu'ils éclairent la terre." 2. Pour
assurer les phases du temps, qui écartent l'ennui, conservent notre santé et
font pousser les produits nécessaires à notre nourriture. Ce qui n'aurait pas
lieu, si c'était toujours l'été ou toujours l'hiver. Sous ce rapport le texte
ajoute: "afin qu'ils soient pour les temps, les jours et les années".
3. Pour faire connaître quelles entreprises et quelles affaires sont opportunes,
du fait que les luminaires du ciel nous renseignent sur la pluie et le beau
temps, qui se prêtent à des entreprises différentes. C'est pour cela que le
texte dit: "afin qu'ils soient des signes".
Solutions:
1. Les luminaires sont signes des transmutations
corporelles, non de celles qui dépendent du libre arbitre.
2. La cause sensible nous conduit quelquefois à la
connaissance d'un effet caché; et inversement. Rien n'empêche donc qu'une cause
sensible soit un signe. Le texte dit cependant "signe" plutôt que
"cause" afin de supprimer une occasion d'idolâtrie.
3. Le premier jour fut faite la distinction générale du
temps en jours et en nuits, selon le mouvement diurne qui est commun au ciel
tout entier, mouvement qu'on peut comprendre comme ayant commencé le premier
jour. Mais les distinctions spéciales des jours et des temps, selon qu'un jour
est plus chaud qu'un autre, tel temps que tel autre, telle année que telle
autre, relèvent des mouvements spéciaux aux astres, mouvements qu'on peut
comprendre comme ayant commencé le quatrième jour.
4. "Éclairer la terre" s'entend de l'utilité
pour l'homme qui, en raison de son âme, passe avant les corps des luminaires.
Cependant, rien n'empêche de dire qu'une créature plus digne ait été faite en
vue d'une créature inférieure, considérée non en elle-même, mais comme ordonnée
à l'intégrité de l'univers.
5. Quand la lune est pleine, elle se lève le soir et se
couche le matin, et ainsi elle préside à la nuit. Et il est assez probable que
la lune fut créée dans sa plénitude; tout comme les herbes furent créées dans
leur perfection, "faisant semence", et de même les bêtes et les
hommes. Car bien que, selon le processus naturel, on parvienne au parfait en
partant de l'imparfait, cependant, à considérer les choses absolument, le
parfait est antérieur à l'imparfait. Pourtant S. Augustin ne l'affirme pas, puisqu'il
dit ne pas trouver choquant que Dieu ait créé imparfaits des êtres qu'il a
perfectionnés plus tard.
Objections:
1. Un élément supérieur doit être doté d'ornements plus
nobles. Or, les corps qui ressortissent à l'ornementation des éléments
inférieurs sont vivants; par exemple les poissons, oiseaux et bêtes terrestres.
Donc aussi les luminaires, qui ressortissent à l'ornementation du ciel.
2. La forme d'un corps plus noble est elle-même plus
noble. Or le soleil, la lune et les autres luminaires sont plus nobles que les
corps des plantes et des animaux. Ils ont donc une forme plus noble. Or la plus
noble des formes est l'âme qui est principe de vie; car, pour S. Augustin, "n'importe
laquelle des substances vivantes est, dans l'ordre de la nature, placée
au-dessus d'une non vivante". Donc les luminaires du ciel sont animés.
3. La cause est plus noble que l'effet. Or le soleil, la
lune et les autres luminaires sont causes de vie. Cela est surtout évident chez
les animaux engendrés à partir de la putréfaction, où la vie est reçue par la
vertu du soleil et des étoiles. Les corps célestes sont donc bien davantage
vivants et doués d'une âme.
4. Les mouvements du ciel et des corps célestes sont
naturels, comme on le voit clairement dans le traité Du Ciel. Or, un mouvement
naturel vient d'un principe intrinsèque. Puisque le principe du mouvement des
corps célestes est une substance douée de connaissance; et puisqu'une telle
substance est mue comme celui qui désire est mû par l'objet qu'il désire, selon
les Métaphysiques: il semble que le principe connaissant soit un principe
intrinsèque aux corps célestes. Ceux-ci sont donc animés.
5. Le premier mobile est le ciel. Or, dans le genre des
mobiles, le premier se meut lui-même, comme il est prouvé au livre des
Physiques. Car "ce qui est par soi est antérieur à ce qui est par un
autre". Or, seuls les êtres dotés d'une âme se meuvent eux-mêmes, ainsi
qu'il est montré au même livre. Les corps célestes sont donc vivants.
Cependant:
le
Damascène nous dit: "Que personne ne considère les cieux ou les luminaires
comme dotés d'une âme; car ils sont inanimés et insensibles."
Conclusion:
Sur
cette question les philosophes ont eu des opinions diverses. Anaxagore, rapporte
S. Augustin, "fut accusé auprès des Athéniens pour avoir dit que le soleil
était une pierre brûlante, niant ainsi absolument qu'il soit un dieu", ou
un être vivant. Les platoniciens, eux, ~ supposèrent que les corps célestes
avaient une âme. - Parmi les docteurs de la foi on rencontre une pareille
diversité. Origène attribue une âme aux corps célestes. S. Jérôme aussi paraît
avoir ce sentiment lorsqu'il commente le texte de l'Ecclésiaste (1, 6):
"Parcourant l'univers, l'esprit va en tournoyant." S. Basile et le
Damascène, au contraire, afflrment que ces corps ne sont pas animés. Quant à S.
Augustin, il laisse la chose dans le doute sans pencher dans aucun sens, comme
on peut s'en rendre compte dans son Commentaire littéral sur la Genèse, ainsi
que dans son Enchiridion, où il dit également que, au cas où les corps célestes
seraient dotés d'une âme, celle-ci appartiendrait à la société des anges.
Devant
une telle diversité d'opinions, et pour mettre quelque peu en lumière la vérité,
il faut remarquer que l'union de l'âme et du corps n'a pas pour fin le corps, mais
l'âme; car ce n'est pas la forme qui a pour fln la matière, mais l'inverse.
D'autre part, la nature et la vertu de l'âme se reconnaissent à son opération, qui
est aussi d'une certaine manière sa fin. Or le corps se trouve nécessaire à
certaines opérations de l'âme qui s'exercent par son intermédiaire, ainsi qu'on
peut s'en rendre compte dans les activités de l'âme sensitive et nutritive. Il
est donc nécessaire que de telles âmes soient unies aux corps en raison de
leurs activités. - En revanche, il est une activité de l'âme qui ne s'exerce
pas par l'intermédiaire du corps, bien que le corps lui apporte un certain
concours: ainsi est-ce le corps qui fournit à l'âme humaine les images dont
elle a besoin pour faire acte d'intelligence. Il est donc nécessaire aussi pour
cette âme d'être unie à un corps en raison de son opération, encore qu'il lui
arrive d'en être séparée.
Or,
il est manifeste que l'âme du corps céleste ne peut pas exercer les opérations
de l'âme nutritive: se nourrir, croître et engendrer; car de telles opérations
ne conviennent pas à un corps incorruptible par nature. Semblablement aussi, les
opérations de l'âme sensitive ne conviennent pas aux corps célestes; car tous
les sens sont fondés sur le toucher qui appréhende les qualités élémentaires.
Tous les organes des puissances sensibles requièrent aussi, selon un certain
mélange, une proportion déterminée des éléments; mais on admet que les corps
célestes sont étrangers à la nature de ceux-ci. - Il reste donc qu'aucune des
activités de l'âme ne peut convenir à l'âme céleste, sauf deux: l'intellection
et le mouvement; car l'appétition est consécutive au sens et à l'intelligence, et
se trouve ordonnée à l'un et à l'autre. Mais l'activité intellectuelle ne
s'exerce pas par le corps; elle n'a donc besoin du corps que dans la mesure où
les sens lui fournissent des images. D'autre part, nous l'avons dit, les
activités de l'âme sensitive ne conviennent pas aux corps célestes Ainsi donc, ce
n'est pas en raison de l'activité intellectuelle que l'âme serait unie au corps
céleste. - Il ne reste donc que la finalité du mouvement. Mais pour mouvoir il
n'est pas requis que l'âme soit unie au corps céleste comme une forme, mais
seulement par contact dynamique, comme un moteur est uni au mobile. Aussi, après
avoir prouvé que le premier qui se meut lui-même se compose de deux parties, dont
l'une est motrice et l'autre mue, Aristote, voulant préciser la manière dont
ces deux parties sont unies, déclare que c'est par un contact, soit mutuel, s'il
s'agit de deux corps, soit de l'un des deux à l'autre (et non réciproquement), si
l'un est corps et l'autre non-corps. - Les platoniciens eux aussi ne
supposaient pas qu'il y eût union des âmes aux corps, sinon par contact
dynamique, comme du moteur au mobile. Ainsi, lorsque Platon affirme que les
corps célestes sont animés, cela signifie tout simplement que les substances
spirituelles sont unies aux corps célestes comme les moteurs aux corps qu'ils
meuvent.
Que
les corps célestes soient mus par une substance douée de connaissance, et non
seulement par nature, comme le sont les corps lourds et légers, cela ressort
avec évidence du fait que la nature ne meut que vers un seul terme, et s'y
repose lorsqu'elle en a pris possession; ce qui n'est pas constaté dans le
mouvement des corps célestes. Il demeure donc qu'ils sont mus par une substance
douée d'appréhension. - S. Augustin dit encore que "tous les corps"
sont administrés par Dieu "par l'intermédiaire de l'esprit de vie".
Il
apparaît donc avec évidence que les corps célestes ne sont pas dotés d'âme de
la même manière que les plantes et les animaux, mais de façon équivoque. Et
c'est pourquoi la différence entre ceux qui les considèrent comme dotés d'âme
et ceux qui les estiment inanimés est en réalité petite, voire nulle, et
limitée à une affaire de mots
Solutions:
1. Certaines réalités relèvent de l'ornementation quant
à leur mouvement propre. Et de ce point de vue les luminaires du ciel, du fait
qu'ils sont mus par une substance vivante, se rencontrent avec les autres êtres
qui ressortissent à l'ornementation.
2. Rien n'empêche qu'une réalité soit la plus noble, considérée
absolument, et qu'elle ne le soit pas sous un certain rapport. Ainsi, la forme
du corps céleste bien que, considérée absolument, elle ne soit pas plus noble
que l'âme animale, est cependant plus noble sous la raison de forme; car elle
parfait totalement sa matière, en sorte qu'elle n'est pas en puissance à une
autre forme; mais cela, l'âme ne le fait pas. A l'égard du mouvement, en outre,
les corps célestes sont mus par des moteurs plus nobles.
3. Le corps céleste, du fait qu'il est moteur mû, joue
le rôle d'un instrument qui agit par la vertu de l'agent principal. C'est
pourquoi, par la vertu de son moteur, qui est une substance vivante, il peut
causer la vie.
4. Le mouvement du corps céleste est naturel, non à
cause d'un principe actif, mais d'un principe passif: car il lui appartient par
nature d'être mû d'un tel mouvement par une intelligence.
5. On dit que le ciel se meut lui-même en tant qu'il est
composé d'un moteur et d'un mobile, et non à la manière d'une forme et d'une
matière, mais bien, comme nous l'avons dit, selon un contact dynamique. - Et de
cette manière on peut dire également que son moteur est un principe intrinsèque;
en sorte que le mouvement du ciel peut, lui aussi, être dit naturel quant au
principe actif. Tout comme on dit que le mouvement volontaire est naturel pour
l'animal en tant qu'il est animal, selon Aristote.
Objections:
1. Il semble que la description de cette oeuvre ne soit
pas faite comme il faut. Les eaux produisent en effet ce dont leur vertu est
capable. Or la vertu de l'eau n'est pas suffisante pour produire l'ensemble des
poissons et des oiseaux, puisque nous voyons qu'un grand nombre d'entre eux
sont engendrés à partir d'une semence. Le texte a donc tort de dire: "Que
les eaux produisent des reptiles animés d'une âme vivante et des oiseaux volant
au-dessus de la terre."
2. Les poissons et les oiseaux ne sont pas seulement
produits à partir de l'eau; dans leur composition la terre semble plus
importante que l'eau. Car leurs corps ont leur mouvement naturel vers la terre,
si bien qu'ils trouvent en elle leur repos. Il n'est donc pas juste de dire que
les poissons et les oiseaux sont produits à partir de l'eau.
3. Comme les poissons se meuvent dans les eaux, de même
les oiseaux se meuvent dans l'air; donc, si les poissons sont produits à partir
des eaux, les oiseaux devraient être produits non à partir des eaux, mais à
partir de l'air.
4. Tous les poissons ne sont pas des animaux rampant
sous l'eau; certains ont des pattes dont ils usent pour marcher sur la terre, comme
les phoques. La production des poissons n'est donc pas décrite de manière adéquate
par ces mots: "Que les eaux produisent des reptiles animés d'une âme
vivante."
5. Les animaux terrestres sont plus parfaits que les
oiseaux. Cela se voit à ce que leurs membres sont plus distincts et qu'ils ont
une génération plus parfaite. En effet, ils engendrent des animaux, alors que
les oiseaux et les poissons engendrent des oeufs. Et les êtres plus parfaits
viennent les premiers dans l'ordre de la nature. Ce n'est donc pas au cinquième
jour, avant les animaux terrestres, que les poissons et oiseaux auraient dû
être créés.
Cependant:
l'autorité
de l'Écriture s'impose.
Conclusion:
Comme
nous l'avons dit plus haut, l'oeuvre d'ornementation correspond par son ordre à
l'oeuvre de distinction. En conséquence, de même qu'entre les trois jours
consacrés à la distinction, celui du milieu, le deuxième, est consacré à la
distinction du corps intermédiaire qui est l'eau, de même entre les trois jours
consacrés à l'oeuvre d'ornementation, celui du milieu, le cinquième, est
réservé à l'ornementation de l'élément intermédiaire, par la production des
oiseaux et des poissons. Et donc, de même que Moïse nomme au quatrième jour les
luminaires et la lumière, pour indiquer que le quatrième jour répond au premier,
où il avait dit que la lumière avait été faite, - de même, à notre cinquième
jour, fait-il mention des eaux et du firmament du ciel pour indiquer que le
cinquième jour correspond au deuxième.
Il
faut pourtant savoir que, comme pour la production des plantes, S. Augustin
s'écarte des autres commentateurs sur la production des poissons et des
oiseaux. Les autres disent en effetb que les poissons et les oiseaux furent
produits en acte le cinquième jour, alors que S. Augustin dit que le cinquième
jour la nature des eaux produisit les poissons et les oiseaux en puissance.
Solutions:
1. Avicenne supposa que tous les êtres vivants pouvaient
être engendrés à partir d'un certain mélange des éléments sans intervention de
semences, par un processus qui reste cependant naturel. Cela semble inexact.
Car la nature progresse vers ses effets par des intermédiaires déterminés. Tout
être par conséquent qui, par nature, est engendré à partir de la semence ne
peut pas, par nature, être engendré sans semence. - Il faut donc donner une
autre Réponse. Dans la génération
naturelle des animaux, pour ceux qui sont engendrés à partir de la semence, le
principe actif est la vertu formatrice qui réside dans la semence; et, pour
ceux qui sont engendrés à partir de la putréfaction, cette vertu est remplacée
par celle du corps céleste. Le principe matériel, pour sa part, dans la
génération de l'un ou de l'autre de ces genres d'animaux, est quelque élément
ou dérivé d'élément. - Dans la première institution des choses, le principe
actif fut le Verbe de Dieu qui, à partir de la matière élémentaire, produisit
les animaux, soit en acte, si l'on s'en rapporte aux autres Pères, soit en
puissance, si l'on suit S. Augustin. Non que l'eau ou la terre aient en eux la
puissance de produire tous les animaux, comme l'a supposé Avicenne, mais parce
que le fait que les animaux puissent être produits à partir de la matière
élémentaire, par la vertu de la semence ou des astres, provient de la vertu
primitivement donnée aux éléments.
2. Les corps des oiseaux et des poissons peuvent être
considérés à deux points de vue: 1° En eux-mêmes. De ce point de vue il est
nécessaire que domine en eux l'élément terre. Car pour qu'il y ait un mélange
équilibré dans le corps de l'animal, il est nécessaire qu'il possède en
abondance l'élément le moins actif, qui est la terre. 2° Mais si l'on considère
ces corps selon qu'ils sont par nature destinés à avoir tels ou tels mouvements,
ils ont alors une certaine affinité avec les éléments dans lesquels ils se
meuvent. Et c'est en ce sens que leur génération est décrite ici.
3. L'air, parce qu'il n'est pas perceptible aux sens, n'est
pas énuméré pour lui-même, mais avec les autres: partiellement avec l'eau, pour
ce qui regarde sa partie inférieure où se condense l'évaporation des eaux, et
partiellement avec le ciel pour sa partie supérieure. Et les oiseaux se meuvent
dans la partie inférieure de l'air; de là vient qu'ils sont dits voler
"sous le firmament du ciel", même si l'on entend le firmament au sens
d'air nuageux. Voilà pourquoi la production des oiseaux est attribuée à l'eau.
4. La nature va d'un extrême à l'autre en passant par
des intermédiaires. C'est pourquoi entre les animaux terrestres et les animaux
aquatiques il y a certains intermédiaires qui rejoignent les uns aux autres. On
les compte parmi ceux avec lesquels ils ont le plus de points communs, - du
point de vue de ce qu'ils ont de commun avec ceux-ci, non du point de vue de ce
qu'ils ont de commun avec l'autre extrême. Cependant, pour que soient inclus
tous ceux qui ont un caractère spécial, parmi les poissons, après avoir dit:
"Que les eaux produisent des reptiles ayant une âme vivante", le
texte ajoute: "Dieu créa les grands monstres marins..."
5. La production de ces animaux suit l'ordre des corps
dont ils sont l'ornement, plutôt que leur ordre de dignité respective.
Toutefois, dans la progression de la génération, on va des plus imparfaits vers
les plus parfaits.
Objections:
1. Cette oeuvre ne semble pas décrite de façon
satisfaisante. En effet, tout autant que les oiseaux et les poissons, les
animaux terrestres ont une âme vivante. Or, les animaux terrestres ne sont pas
l'âme vivante elle-même. Il est donc illogique de dire: "Que la terre
produise une âme vivante"; il aurait fallu dire: "Que la terre
produise des quadrupèdes à l'âme vivante."
2. Le genre ne doit pas être divisé par opposition à
l'espèce. Or le bétail et les bêtes sauvages se rangent dans le genre
quadrupède. Il est donc maladroit de dénombrer les quadrupèdes avec le bétail
et les bêtes sauvages.
3. Comme les autres animaux, l'homme est dans un genre
et une espèce déterminés. Or dans la formation de l'homme il n'est pas fait
mention de son genre ou de son espèce. On n'aurait donc pas dû faire mention de
genre ou d'espèce dans la production des autres animaux, comme quand il est dit:
"dans son genre" ou "dans son espèce".
4. Plus que les oiseaux ou les poissons, les animaux
terrestres sont semblables à l'homme qui est déclaré béni de Dieu. Et donc, comme
il est dit que poissons et oiseaux ont été bénis, à plus forte raison cela
devrait être dit des autres animaux.
5. Il y a des animaux qui sont engendrés de la
putréfaction, qui est une sorte de corruption. Or la corruption n'a pas sa
place dans la première institution des choses. Ces animaux ne devaient donc pas
être produits dans la première création.
6. Certains animaux sont venimeux et nuisibles à
l'homme. Or, il ne devait rien y avoir de nuisible à l'homme avant le péché.
Donc les animaux de ce genre, ou bien ne devaient pas du tout être créés par
Dieu qui est auteur des choses bonnes, ou bien ils ne devaient pas être faits
avant le péché.
Cependant:
l'autorité
de l'Écriture s'impose.
Conclusion:
De
même qu'au cinquième jour l'élément intermédiaire reçoit son ornement en
correspondance avec le deuxième jour, de même au sixième jour le dernier
élément, la terre, reçoit son ornement par la production des animaux terrestres,
ce qui correspond au troisième jour. Et c'est pourquoi dans les deux cas on
mentionne la terre. - Ici encore, d'après S. Augustin, les animaux terrestres
sont produits en puissance, alors que, selon les autres Pères, ils le sont en
acte.
Solutions:
1. S. Basile dit que les divers degrés de vie que l'on
rencontre chez les divers vivants peuvent être énumérés d'après la manière dont
s'exprime l'Écriture. - Les plantes d'abord, qui ont la vie la plus imparfaite.
Il n'est donc fait aucune mention de vie dans leur production, mais seulement
de génération; car c'est seulement sous ce rapport qu'on trouve en elles un
acte de vie, puisque, on le dira plus loin, les opérations de nutrition et
d'augmentation sont au service de la génération - Parmi les animaux, les
animaux terrestres sont, à s'en tenir à l'opinion commune, plus parfaits que
les oiseaux et les poissons; non point parce que les poissons manqueraient de
mémoire, comme le dit S. Basile et le refuse S. Augustin, mais en raison de la
distinction des membres et de la perfection de la génération. (Il arrive
cependant que, pour certaines sagacités de l'instinct, des animaux imparfaits
comme les abeilles et les fourmis soient doués davantage.) Aussi Moïse
emploie-t-il pour les poissons les mots: non "âme vivante", mais
"reptiles animés d'une âme vivante..; tandis que pour les animaux
terrestres, en raison de la perfection de la vie qui est en eux, il emploie les
mots "âme vivante ). Comme si les poissons étaient des corps possédant
quelque chose de l'âme, alors que les animaux terrestres, en raison de la
perfection de leur vie, seraient des sortes d'âmes dominant leurs corps. -
Quant au degré le plus parfait de la vie il est dans l'homme. Aussi ne dit-il pas
que la vie de l'homme est produite par la terre ou l'eau, comme pour les autres
animaux, mais par Dieu.
2. Par le "bétail" ou les "bêtes des
troupeaux" il faut entendre les animaux domestiques qui servent l'homme
d'une manière ou d'une autre. Par les "bêtes sauvages" il faut
entendre les fauves comme les ours et les lions. Par les "reptiles", les
animaux qui n'ont pas de pattes pour s'élever au-dessus de la terre, comme les
serpents, ou encore ceux qui ont des pattes courtes et les élèvent peu, comme
les lézards, les tortues et autres animaux de même genre. Mais comme il en
reste qui ne sont contenus sous aucun de ces genres, comme les cerfs et les
chevreuils, afin qu'eux aussi soient recensés, il a ajouté "les
quadrupèdes" - Ou, selon une autre interprétation, il a mis en tête
"les quadrupèdes" comme genre, et a ajouté les autres comme espèces;
car il y a des reptiles qui sont quadrupèdes, comme les lézards et les tortues
3. Moïse fait mention du genre et de l'espèce pour les
autres animaux et plantes, afin d'indiquer les générations de semblables par
leurs semblables. Dans le cas de l'homme il n'était pas nécessaire de le dire, parce
que ce qui est énoncé antérieurement des autres peut s'entendre de l'homme. -
Ou bien parce que plantes et animaux sont produits selon leur genre et leur
espèce comme dans un grand éloignement de la ressemblance divine, alors que
l'homme est dit formé "à l'image et ressemblance de Dieu".
4. La bénédiction de Dieu donne la vertu de se
multiplier par la génération. Donc ce qui est affirmé pour les poissons et les
oiseaux, il n'était pas nécessaire de le répéter pour les animaux terrestres:
on le comprend. - Dans le cas des hommes, la bénédiction est répétée parce
qu'il y a en eux une raison spéciale de multiplication, celle de pourvoir au
nombre des élus; et aussi "pour que personne ne dise qu'il y a quelque
péché dans le devoir d'engendrer des fils". - Quant aux plantes, "elles
n'ont aucun désir de se propager, et elles engendrent sans en avoir conscience;
de là vient qu'elles ne furent pas jugées dignes de recevoir des paroles de
bénédictionf".
5. Puisque la génération de l'un est la corruption de
l'autre, il n'est pas contraire à la première institution des choses que la
corruption des moins nobles engendre les plus nobles. En conséquence les
animaux qui sont engendrés de la corruption des choses inanimées ou des plantes
pouvaient être engendrés alors. Mais ceux qui sont engendrés de la corruption
d'animaux ne purent être produits alors qu'en puissance.
6. Comme dit S. Augustin, "si un ignorant entre
dans l'atelier d'un artisan, il y voit quantité d'outils dont il ignore la
raison d'être, et, s'il est très sot, il les jugera inutiles. Si dans la suite,
par étourderie, il tombe dans le foyer, ou se blesse à quelque outil aiguisé, il
estimera qu'il y a là beaucoup d'êtres nuisibles; et l'artisan qui en sait
l'usage se moquera de sa sottise C'est ainsi qu'en ce monde certains osent
critiquer bien des choses dont ils ne voient pas les raisons; car il y en a
beaucoup qui, sans être nécessaires à notre maison, ont cependant un rôle pour
parfaire l'intégrité de l'univers". Or, avant le péché, l'homme faisait
des choses du monde un usage conforme à l'ordre. Les animaux venimeux ne lui
nuisaient donc pas.
1. L'achèvement des oeuvres. - 2. Le repos de Dieu. - 3.
La bénédiction et la sanctification de ce jour.
Objections:
1. Il semble que l'on ne devait pas attribuer au
septième jour l'achèvement des oeuvres divines. Car tout ce qui se fait en ce
monde relève des oeuvres divines. Or la "consommation du monde" sera
sa fin selon Matthieu (13, 39). En outre, le temps de l'incarnation du Christ
est le temps d'une sorte d'achèvement; aussi est-il nommé par l'Apôtre (Ga 4, 4)
"le temps de la plénitude". Et le Christ lui-même, nous rapporte S.
Jean (19, 30), a dit en mourant: "Tout est consommé." L'achèvement
des oeuvres divines ne ressortit donc pas au septième jour.
2. Celui qui achève son travail fait quelque chose. Mais
nous ne lisons pas que Dieu ait fait quelque chose le septième jour; au
contraire, il s'est reposé de tout travail. L'achèvement des oeuvres divines
n'appartient donc pas au septième jour.
3. On ne dit pas que quelque chose est complet si l'on y
ajoute beaucoup de choses, sauf au cas où celles-ci seraient superflues. Car on
appelle "parfait" ce à quoi rien ne manque de ce qu'il doit avoir. Or,
après le septième jour, bien des choses ont été faites: production d'un grand
nombre d'individus; production d'espèces nouvelles qui apparaissent fréquemment,
principalement chez les animaux qui s'engendrent à partir de la putréfaction.
Chaque jour aussi Dieu crée de nouvelles âmes. L'oeuvre de l'incarnation fut
encore une nouveauté, selon Jérémie (31, 22): "Dieu fera du nouveau sur la
terre." Nouveaux également sont les miracles dont il est dit dans
l'Ecclésiastique (36, 6): "Renouvelle les signes et fais d'autres
miracles." De même tout sera renouvelé dans la glorification des saints, selon
l'Apocalypse (21, 5): "Et celui qui siège sur le trône dit: Voici que je
fais toutes choses nouvelles." L'achèvement des oeuvres divines ne doit
donc pas être attribué au septième jour.
Cependant:
il
est dit dans la Genèse (2, 2): "Dieu acheva le septième jour l'oeuvre
qu'il avait faite."
Conclusion:
Il
y a deux sortes de perfections pour une chose: la perfection première, et la
perfection seconde. La perfection première consiste en ce que la chose est
parfaite en sa substance; et cette perfection est la forme du tout, laquelle
résulte de l'intégrité des parties. La perfection seconde est la fin. Or la fin,
ou bien est l'opération même, ainsi la fin du joueur de cithare est de jouer de
la cithare, ou bien elle est quelque chose où l'on parvient par son activité, comme
la fin du constructeur est la maison qu'il réalise en construisant. Or la première
perfection est cause de la seconde, parce que la forme est principe de
l'action.
L'ultime
perfection et la fin de tout l'univers, c'est la parfaite béatitude des saints;
et celle-ci se produira dans l'ultime consommation du monde. Au contraire, la première
perfection qui consiste dans l'intégrité de l'univers s'est réalisée dans la
première institution des choses. Et c'est elle qui est attribuée au septième
jour.
Solutions:
1. Comme on vient de le dire, la perfection première est
cause de la perfection seconde. Or, pour atteindre la béatitude, deux choses
sont requises, la nature et la grâce. La perfection même de la béatitude aura
donc lieu à la fin du monde, comme nous l'avons dit. Mais les causes de cette
perfection-là ont préexisté: pour la nature, dans la première institution des
choses; et pour la grâce, dans l'incarnation du Christ, parce que "la
grâce et la vérité furent faites par Jésus-Christ", dit S. Jean (1, 17).
Ainsi donc, au septième jour eut lieu l'achèvement de la nature; à l'incarnation
du Christ, l'achèvement de la grâce; et à la fin du monde l'achèvement de la
gloire.
2. Le septième jour, Dieu a opéré quelque chose non pas
en constituant une nouvelle créature, mais en administrant la créature et en
lui donnant le mouvement pour son opération propre. D'une certaine manière, cela
se rapporte à une sorte de commencement de la perfection seconde. C'est la
raison pour laquelle la consommation des oeuvres, d'après notre version, est
attribuée au septième jour. Mais selon une autre version, elle est attribuée au
sixième jour. Et l'un et l'autre peuvent se soutenir. Car la consommation qui
se réalise par l'intégrité des parties dans l'univers appartient au sixième
jour; alors que la consommation qui a lieu par l'activité de ces parties appartient
au septième.
On
pourrait encore dire que, dans le cas d'un mouvement continu, aussi longtemps
que quelque chose peut continuer à se mouvoir, on ne dit pas que le mouvement
est parfait avant le repos; le repos montre en effet que le mouvement est consommé.
Or, Dieu aurait pu faire de nombreuses créatures en plus de celles qu'il avait
faites pendant les six jours. Donc, c'est du fait qu'au septième jour il a
cessé de constituer de nouvelles créatures que l'on dit qu'il a consommé son
oeuvre.
3. Rien de ce qui a été fait ultérieurement par Dieu
n'était entièrement nouveau; d'une manière ou d'une autre cela avait préexisté
dans l'oeuvre des six jours. - Certaines choses préexistèrent matériellement:
par exemple Dieu forma la femme de la côte d'Adam. D'autres préexistèrent dans
les oeuvres des six jours de façon non seulement matérielle mais aussi par leur
causalité. Ainsi les individus qui sont engendrés maintenant ont préexisté dans
les premiers individus de leurs espèces. Quant aux espèces nouvelles, s'il en
apparaît, elles ont préexisté dans certaines vertus actives; c'est ainsi que
les animaux engendrés à partir de la putréfaction sont produits par les vertus
des étoiles et des éléments, vertus que ceux-ci reçurent dès le début, même si
l'on voit apparaître de nouvelles espèces de ces animaux. Il arrive aussi que
certains animaux naissent, selon une nouvelle espèce, de l'union d'animaux de
diff~rentes espèces; ainsi l'âne et la jument engendrent le mulet; ces animaux
aussi préexistaient par leur causalité dans l'oeuvre des six jours. - Mais
d'autres ont préexisté par mode de similitude: telles les âmes qui sont créées
maintenant. De même l'oeuvre de l'incarnation, car, comme dit l'Apôtre (Ph 2, 7),
le Fils de Dieu "est devenu semblable aux hommes". La gloire
spirituelle enfin a préexisté par mode de similitude chez les anges, et la
gloire corporelle dans le ciel, principalement dans le ciel empyrée. D'où la
parole de l'Ecclésiaste (1, 9): "Il n'y a rien de nouveau sous le soleil, déjà
cela préexistait dans les siècles qui nous ont précédés."
Objections:
1. Il semble que Dieu ne s'est pas reposé de toute son
oeuvre le septième jour. Car Jésus dit en S. Jean (5, 17): "Mon Père est à
l'oeuvre jusqu'à maintenant, et je suis à l'oeuvre, moi aussi"
2. Le repos s'oppose au mouvement, ou au travail qui a
parfois le mouvement pour cause. Mais Dieu a produit ses oeuvres dans
l'immobilité et sans aucun travail. Il ne faut donc pas dire qu'au septième
jour il s'est reposé de son oeuvre.
3. Si l'on argue que Dieu s'est reposé le septième jour
en ce sens qu' "il a fait se reposer l'homme", on répondra: Le repos
s'oppose à l'activité. Or cette expression "Dieu créa ou fit ceci ou
cela" ne s'explique pas en ce sens que Dieu "a fait créer ou
fabriquer cela par l'homme". Il est donc également inexact d'expliquer ce
texte disant que Dieu s'est reposé, en ce sens qu'"il a fait se reposer
l'homme".
Cependant:
la
Genèse dit que "Dieu se reposa au septième jour de toute l'oeuvre qu'il
avait faite".
Conclusion:
Le
repos s'oppose en propre au mouvement, et par suite au travail engendré par le
mouvement. Or, bien que le mouvement au sens propre se dise des corps, cependant
le mot "mouvement" peut être transposé de deux manières pour
signifier les réalités spirituelles: 1. En tant que toute opération est appelée
mouvement; ainsi la bonté divine elle-même est en mouvement d'une certaine
manière et va vers les choses en tant qu'elle se communique à elles, comme dit
Denys. 2. Le désir, qui tend vers autre chose, est appelé aussi un certain
mouvement. - En conséquence, le mot "repos" peut prendre deux
acceptions: 1. celle de cessation de toute oeuvre; 2. celle de la satisfaction
du désir.
Et
ce repos du septième jour s'applique à Dieu de ces deux manières. Au premier
sens, parce que, au septième jour, il a cessé de constituer de nouvelles
créatures; ultérieurement en effet il n'a rien fait qui n'ait d'une manière
quelconque préexisté dans ses premières oeuvres, ainsi que nous l'avons dit. -
Au second sens, en ce qu'il n'avait pas besoin lui-même de ce qu'il avait créé:
il est bienheureux en jouissant de lui-même. Aussi, après la création de toutes
ses oeuvres on ne dit pas "qu'il a trouvé son repos dans ses oeuvres",
comme s'il en avait besoin pour sa béatitude, mais "qu'il se reposa
d'elles", en lui-même, car par lui-même il se suffit et satisfait son
propre désir. En conséquence, bien qu'il se soit reposé en lui-même de toute
éternité, après la création de ses oeuvres, il goûta en lui-même un repos qui
appartient au septième jour. Et c'est en cela, dit S. Augustin, que consiste
"se reposer de ses oeuvres".
Solutions:
1. Dieu est à l'oeuvre jusqu'à maintenant, en conservant
et en administrant la créature constituée, non en constituant une nouvelle
créature
2. Le repos ne s'oppose pas ici au travail ou au
mouvement, mais à la production de choses nouvelles et au désir qui tend vers
une autre chose, comme on l'a dit.
3. De même que Dieu se repose en lui seul et trouve sa
béatitude en jouissant de lui-même, de même nous devenons bienheureux du seul
fait que nous jouissons de Dieu. C'est ainsi qu'il nous donne de nous reposer
en lui de ses oeuvres et des nôtres. Il est donc exact de donner cette
interprétation: Dieu s'est reposé parce qu'il nous a fait reposer; mais ce
n'est pas la seule interprétation admissible; l'autre est plus fondamentale et
se présente la première.
Objections:
1. Il semble que bénédiction et sanctification n'étaient
pas dues au septième jour. Un temps est ordinairement appelé béni ou saint
parce qu'à ce moment un bonheur est arrivé ou un malheur a été évité Or à Dieu
rien n'est ajouté ni enlevé, qu'il opère ou qu'il cesse d'opérer. Bénédiction
et sanctification spéciales ne sont donc pas dues au septième jour.
2. Le mot bénédiction vient de bonté. Or, le bien est
diffusif et communicatif de luimême, selon Denys. Donc les jours où Dieu a
produit les créatures auraient dû bien plus encore être bénis que le jour où il
a cessé de les produire.
3. Précédemment, pour chacune des créatures, il est fait
mention d'une certaine bénédiction, quand il est dit à propos de chaque oeuvre:
"Et Dieu vit que c'était bon." Il n'était donc pas nécessaire
qu'après la production de toutes les choses le septième jour fût béni.
Cependant:
la
Genèse dit: "Et Dieu bénit le septième jour et il le sanctifia, car ce
jour-là il avait cessé toute son oeuvre."
Conclusion:
Nous
avons vu plus haut que le repos de Dieu au septième jour est à entendre de deux
manières: 1. En ce sens qu'il s'est arrêté de constituer de nouvelles choses, mais
en continuant de conserver et d'administrer la créature constituée. 2. En ce
sens qu'après avoir créé ses oeuvres il se reposa en lui-même. - Du premier
point de vue, la bénédiction convient au septième jour. Car, comme nous l'avons
vu, la bénédiction concerne la multiplication, et c'est pourquoi Dieu dit aux
créatures qu'il bénit: "Croissez et multipliez". Or, la
multiplication se fait par l'organisation des créatures, en tant qu'elles
s'engendrent de semblables à semblables. - Du second point de vue, la
sanctification convient au septième jour. En effet, la sanctification d'un être
se prend éminemment de ce qu'il trouve son repos en Dieu. Et c'est pourquoi les
choses vouées à Dieu sont appelées saintes, elles aussi.
Solutions:
1. Le septième jour n'est pas sanctifié en ce sens que
quelque chose pourrait être ajouté à Dieu ou lui être retiré, mais parce que
quelque chose s'ajoute aux créatures par leur multiplication et par leur repos
en Dieu.
2. Dans les six premiers jours, les choses ont été
produites dans leurs premières causes. Mais ultérieurement, à partir de ces
premières causes, les choses se multiplient et se conservent, ce qui relève
aussi de la bonté de Dieu. Et la perfection divine se manifeste éminemment en
ce que lui-même se repose en elle seule, et en ce que nous-mêmes pouvons nous
reposer en jouissant de cette perfection.
3. Le bien dont il est fait mention chaque jour
appartient à la première institution de la nature; mais la bénédiction du
septième jour appartient à sa propagation.
1. Sont-ils
assez nombreux? - 2. Sont-ils un seul jour ou plusieurs? - 3. Quelques façons
de parler employées par l'Écriture dans son récit des six jours.
Objections:
1. Il semble que l'énumération de ces jours ne soit pas
suffisante. En effet, l'oeuvre de création n'est pas moins différente des
oeuvres de distinction et d'ornementation que celles-ci ne le sont entre elles.
Or, certains jours sont attribués à la distinction, et d'autres à
l'ornementation. Donc d'autres jours doivent encore être assignés à la
création.
2. L'air et le feu sont des éléments plus nobles que la
terre et l'eau. Or, un jour est attribué à la distinction de l'eau, et un autre
à la distinction de la terre. D'autres jours auraient donc dû être attribués à
la distinction du feu et de l'air.
3. Les oiseaux ne sont pas moins éloignés des poissons
que des bêtes terrestres. L'homme est également plus différent de tous les
animaux que tous les autres animaux entre eux Or, un jour spécial est attribué
à la production des poissons de la mer, et un autre à la production des animaux
de la terre. Un autre jour devait donc être attribué à la production des
oiseaux du ciel et un autre à la production de l'homme.
Cependant:
4. Certains jours semblent assignés de façon superflue.
En effet, la lumière se comporte par rapport aux luminaires comme un accident
par rapport à un sujet. Or, un sujet est produit en même temps que son accident
propre. La lumière ne devait donc pas être produite un jour, et les luminaires
un autre jour.
5. Ces jours sont attribués à la première institution du
monde. Or, au septième jour, absolument rien n'est institué. Le septième jour
ne devrait donc pas être compté avec les autres.
Conclusion:
Le
motif de la distinction de ces jours peut être découvert à partir de ce que
nous avons vu précédemment. Il fallait en effet d'abord que soient distinguées
les parties du monde, et ensuite que chacune des parties reçoive son ornement, du
fait qu'elle se trouve comme remplie de ses habitants. - Si l'on suit
l'interprétation des autres Pères, trois parties se trouvent indiquées dans la
créature corporelle: la première est désignée par le mot "ciel", celle
du milieu par le mot "eau"; celle d'en bas par le mot
"terre". De là vient que, selon les pythagoriciens, au dire
d'Aristote, la perfection réside en trois choses, "le commencement, le
milieu et la fin". La première partie est donc distinguée le premier jour,
et ornée le quatrième; celle du milieu est distinguée le deuxième jour, et
ornée le cinquième; la dernière est distinguée le troisième jour, et ornée le
sixième. - S. Augustin est d'accord pour les trois derniers jours, mais non
pour les trois premiers. Car, selon son interprétation, le premier jour fut
formée la créature spirituelle, et dans les deux autres la créature corporelle,
de telle sorte que les corps supérieurs le furent le deuxième jour, et les
corps inférieurs le troisième. Ainsi la perfection des oeuvres divines
répond-elle à la perfection du nombre six, qui est produit par la somme de ses
parties aliquotes qui sont: un, deux, trois. En effet un jour est attribué à la
formation de la créature spirituelle, deux à la formation de la créature
corporelle, et trois à l'ornementation.
Solutions:
1. Si l'on suit l'interprétation de S. Augustin, l'oeuvre
de la création a trait à la production de la matière informe et de la nature
spirituelle informe. Mais ces deux actes sont hors du temps, comme il le dit
dans ses Confessions. Aussi la production de l'un et l'autre est-elle placée
"avant n'importe quel jour". - Mais si l'on suit l'interprétation des
autres Pères, on peut dire que l'oeuvre de distinction et d'ornementation est
envisagée selon une certaine mutation de la créature, que mesure le temps. Or
l'oeuvre de la création consiste en une seule et unique action divine, accomplie
en un instant et produisant la substance des choses. C'est la raison pour
laquelle toute oeuvre de distinction et d'ornementation est dite avoir été
faite "un jour"; la création au contraire est dite faite "au
commencement", ce qui évoque quelque chose d'indivisible.
2. Le feu et l'air ne sont pas expressément nommés par
Moïse parmi les parties du monde, parce que le vulgaire ne les distingue pas.
Mais ils sont comptés avec l'élément intermédiaire, qui est l'eau, surtout pour
ce qui concerne la partie inférieure de l'air; quant à sa partie supérieure
elle est comptée avec le ciel, dit S. Augustin.
3. La production des animaux est rapportée selon qu'ils
servent à l'ornementation des parties du monde. C'est pourquoi les jours de la
production des animaux sont distingués ou unis selon qu'ils ornent une même
partie du monde, ou des parties différentes.
4. Le premier jour, la nature de la lumière fut produite
dans un certain sujet. Au quatrième jour, on dit que furent créés les
luminaires, non parce que leur substance fut produite à nouveau, mais parce
qu'ils furent formés d'une manière selon laquelle ils n'existaient pas
auparavant, comme nous l'avons dit plus haute.
5. Le septième jour, selon S. Augustin, est attribué à
quelque chose qui s'ajoute à toutes les oeuvres attribuées aux six jours: que
Dieu se reposa en lui-même de toutes ses oeuvres. Après les six jours il
fallait donc faire mention du septième. - Selon les autresg, on peut dire qu'au
septième jour le monde eut une sorte de nouvel état, en ce qu'il cessait
d'acquérir du nouveau. Aussi après les six jours est mis le septième jour, attribué
à la cessation de l'oeuvre.
Objections:
1. Il semble que tous ces jours sont un seul jour. Car
on lit dans la Genèse (2, 4.5): "Voici les générations du ciel et de la
terre, quand ils furent créés le jour où Dieu fit le ciel et la terre, et tout
arbrisseau des champs avant qu'il sortît de terre." Il y a donc un jour
unique où il fit "le ciel et la terre et tout arbrisseau des champs".
Or, il fit le ciel et la terre le premier jour, ou plut6t avant le premier jour,
et l'arbrisseau des champs le troisième jour. Le premier et le troisième jour
sont donc un seul et même jour et, pour une raison identique, les autres jours.
2. "Celui qui vit dans l'éternité a créé tout
simultanément" dit l'Ecclésiastique (18, 1). Or, cela ne serait pas si les
jours de ces oeuvres étaient multiples, car des jours multiples ne sont pas
simultanés. Il n'y a donc pas plusieurs jours mais un seul.
3. Le septième jour, Dieu cessa de créer de nouvelles
choses. Si le septième jour est distinct des autres jours, il s'ensuit que Dieu
n'a pas fait le septième jour, ce qui paraît inadmissible.
4. Toute l'oeuvre attribuée à un seul jour, Dieu l'a
réalisée instantanément, puisque pour chacune des oeuvres on a ces mots:
"Il dit et ce fut fait." Donc, si l'oeuvre suivante était réservée à
un autre jour, il s'ensuivrait que dans le reste de ce jour il aurait arrêté
son travail, qui serait devenu superflu. Il n'y a donc pas, pour une oeuvre, un
jour distinct de celui de l'oeuvre précédente.
Cependant:
la
Genèse dit: "Il y eut un soir il y eut un matin, deuxième jour" et
"troisième jour" et ainsi de suite. Or "deuxième" et
"troisième" ne peuvent être employés là où il n'y en a qu'un. Il n'y
a donc pas eu un seul et unique jour.
Conclusion:
Sur
cette question, Augustin est en désaccord avec les autres interprètes. Il veut
en effet que tous ces jours que l'on nous dit être sept, en soient un seul, présenté
en sept fois par rapport aux choses créées. - Les autres interprètes"
estiment que ce furent sept jours distincts, non un seul.
Ces
deux opinions, si on les réfère à l'explication littérale de la Genèse, présentent
une grande divergence. En effet, selon S. Augustin, il faut entendre par
"jour" la connaissance de l'esprit angélique, de telle sorte que le
premier jour soit la connaissance de la première oeuvre divine, le deuxième
celle de la deuxième, et ainsi de suite. Et quand il est dit que chaque oeuvre
fut faite un certain jour, c'est pour indiquer que Dieu n'a rien produit dans
la nature des choses qu'il n'ait imprimé dans l'esprit angélique, lequel peut
connaître simultanément une multiplicité de choses, principalement dans le
Verbe, où se parfait et s'achève toute la connaissance des anges. Et en ce sens
les jours se distinguent selon l'ordre naturel des choses connues, et non selon
la succession de la connaissance, ou selon la succession des choses produites.
Par ailleurs, le mot "jour" peut être appliqué à la connaissance
angélique de manière propre et véritable, puisque, pour S. Augustin, la lumière,
qui est la cause du jour, se rencontre proprement dans le domaine spirituel. -
Pour les autres interprètes, ces jours indiquent et la succession des jours
temporels, et la succession de la production des choses.
Mais,
si l'on réfère ces deux opinions au mode de production des choses, on ne trouve
pas une si grande divergence. Et cela en raison de deux différences par où
l'exégèse de S. Augustin s'écarte de celle des autres, comme il ressort de ce
qui a été dit: -1 S. Augustin, par la terre et l'eau qui ont été créées en
premier, entend la matière corporelle dans un état de non-formation totale; par
la fabrication du firmament, le rassemblement des eaux et l'apparition du sec, il
entend l'impression des formes dans la matière corporelle. Les autres Pères, au
contraire, entendent par la terre et l'eau créées en premier les éléments du
monde existant sous leurs formes propres; et dans les oeuvres suivantes ils
voient une certaine distinction opérée dans les corps préalablement existants, comme
nous l'avons vu plus haut. - 2 Il y a divergence sur la production des plantes
et des animaux, que les autres interprètes supposent avoir été produits en acte
dans l'oeuvre des six jours, alors que S. Augustin y voit une production
seulement en puissance.
Le
fait que S. Augustin suppose l'oeuvre des six jours simultanément réalisée
entraîne donc une identité de conception dans le mode de production des choses.
Car, pour lui comme pour les autres, dans la première production des choses, la
matière existait sous les formes substantielles des éléments; et pareillement, dans
la première institution des choses, il n'y avait ni animaux ni plantes en acte.
- Toutefois il demeure entre eux quatre points de divergence: selon les autres
Pères, après la première production des créatures, il y eut un certain temps:
1. où il n'y avait pas de lumière; 2. où le firmament n'était pas formé; 3. où
la terre n'était pas dégagée des eaux; 4. où les luminaires du ciel n'étaient
pas formés. Autant de choses que l'on ne peut admettre dans l'interprétation de
S. Augustin. - En conséquence pour ne faire tort à aucune des deux opinions, il
faut répondre aux arguments de chacune.
Solutions:
1. Le jour où Dieu créa le ciel et la terre, il créa
aussi tout arbrisseau des champs, non en acte, mais "avant qu'il sorte de
terre", c'est-à-dire en puissance. Ce que S. Augustin assigne au troisième
jour, et les autres à la première institution des choses.
2. Dieu créa tout simultanément, pour ce qui est de la
substance des choses, en une sorte d'état d'informité. Mais pour ce qui est de
la formation qui fut opérée par la distinction et l'ornementation, ce ne fut
pas simultané. D'où l'emploi exprès du mot "création".
3. Le septième jour, Dieu s'arrêta de constituer des
choses nouvelles, mais non pas d'en propager certaines à partir des autres.
C'est à cette propagation que se rapporte le fait que d'autres jours succèdent
au premier.
4. Ce n'est pas par impuissance de Dieu, comme s'il
avait besoin de temps pour opérer, que toutes les choses ne furent pas
simultanément distinguées et ordonnées, mais afin qu'un ordre soit observé dans
l'institution des choses. Ainsi convenait-il que correspondent aux divers états
du monde des jours distincts. Mais chaque fois, la nouvelle oeuvre ajoutait au
monde un nouvel état de perfection.
5. Selon S. Augustin, cet ordre des jours doit être
référé à l'ordre naturel des oeuvres qui sont attribuées aux jours.
Objections:
1. I1 semble que l'Écriture n'use pas de mots appropriés
pour exprimer l'oeuvre des six jours. En effet, tout autant que la lumière, le
firmament et les oeuvres de ce genre, le ciel et la terre sont faits par le
Verbe de Dieu, puisque: "Tout a été fait par lui", dit S. Jean (1, 3).
Dans la création du ciel et de la terre, il fallait donc faire mention du Verbe
de Dieu, comme pour les autres oeuvres.
2. L'eau fut créée par Dieu, et pourtant sa création
n'est pas rappelée. La description de la création des choses est donc
insuffisante.
3. La Genèse dit: "Dieu vit toutes les choses qu'il
avait faites, et elles étaient très bonnes." Donc, on aurait dû dire pour
chaque oeuvre: "Dieu vit qu'elle était bonne." Il n'est donc pas
juste que cela soit omis dans l'oeuvre de création et dans l'oeuvre du deuxième
jour.
4. L'Esprit de Dieu est Dieu. Or, il ne convient pas à
Dieu d'être porté, ni d'avoir une situation locale. Donc il ne convient pas de
dire: "L'Esprit de Dieu était porté sur les eaux"
5
Nul ne fait ce qui a déjà été fait. I1 n'est donc pas logique qu'après avoir
dit: "Dieu dit: Que le firmament soit et il en fut ainsi", on ajoute:
"Et Dieu fit le firmament" Et de même pour d'autres oeuvres.
6. Le soir et le matin ne suffisent pas à diviser le
jour, car il y a plusieurs parties dans un jour. Il est donc anormal de dire:
"Il y eut un soir et un matin, deuxième jour", ou
"troisième".
7. A "deuxième" et "troisième" ne
correspond pas logiquement "un" mais "premier". Donc, on
aurait dû dire: "Il y eut un soir et un matin, premier jour", au lieu
de dire: "un jour".
Réponse aux objections: 1. Selon S. Augustin, la personne du
Fils est mentionnée, tant dans la première création que dans la distinction et
l'ornementation des choses, mais de manières différentes. En effet, la
distinction et l'ornementation ont trait à la formation des choses. Et de même
que la formation des choses fabriquées se fait par cette forme de l'art qui est
dans l'esprit de l'artiste, forme que l'on peut appeler son verbe intelligible,
de même la formation de la créature tout entière se fait par le Verbe de Dieu.
Et donc, dans l'oeuvre de distinction et d'ornementation, il est fait mention
du Verbe. Mais dans la création le Fils est mentionné comme principe, par ces
mots: "Dans le principe Dieu créa"; parce que le mot création désigne
la production de la matière informe. - Mais selon les autres Pères, qui
admettent que les éléments furent créés d'emblée sous leurs formes propres, il
faut répondre autrement. S. Basile dit en effetm que les mots "Dieu
dit" concernent le commandement divin. Or, il fallait d'abord produire la
créature qui obéirait, avant de faire mention de ce commandement divin.
2. Selon S. Augustin, il faut entendre par
"ciel" la nature spirituelle informe, et par "terre" la
matière informe de tous les corps: ainsi aucune créature ne fut omise. Mais, pour
S. Basile, le ciel et la terre sont mis là comme deux extrêmes, pour qu'à
partir d'eux on comprenne les intermédiaires; surtout en raison de ce que le
mouvement de tous les intermédiaires est dirigé, soit vers le ciel comme pour
les corps légers, soit vers la terre comme pour les corps lourds. - D'autres
disent que sous le nom de "terre" l'Écriture a l'habitude d'entendre
la totalité des quatre éléments. Aussi, après avoir dit: "Louez le
Seigneur depuis la terre", le Psaume (148, 7) ajoute: "feu, grêle, neige,
glace, etc.".
3. Dans l'oeuvre de la création on a mis quelque chose
qui correspond à ce qui est dit dans l'oeuvre de la distinction et de
l'ornement: "Dieu vit que (ceci et cela) était bon." Pour le
comprendre, il faut considérer que le Saint-Esprit est amour. Or, dit S.
Augustin, "il y a deux fins pour lesquelles Dieu aime sa créature: qu'elle
existe, et qu'elle dure. Et donc pour que ce qui devait durer existât, il est
dit que l'Esprit de Dieu était porté sur les eaux", en tant que l'eau
désigne la madère informe. Ainsi, l'amour de l'ardste est-il porté sur une
matière quelconque pour, à partir d'elle, former une oeuvre. "Et pour que
durât ce qui avait été fait, il est dit: Dieu vit que c'était bon."
Ainsi
en effet est signifiée une sorte de complaisance du Dieu artisan dans la chose
réalisée; non en ce sens qu'il connaîtrait la créature une fois faite, ou s'y
complairait d'une autre manière qu'avant de l'avoir faite. - Et ainsi, dans
l'une et l'autre oeuvre, et de création et de formadon, est insinuée la trinité
des Personnes. Dans la création, la personne du Père par Dieu créant; la
personne du Fils par le principe en lequel il a créé; la personne du
Saint-Esprit, qui est porté sur les eaux. Dans la formation, d'autre part, la
personne du Père en Dieu qui "dit"; la personne du Fils dans le Verbe
"par lequel" il est dit; la personne du Saint-Esprit dans la
complaisance avec laquelle Dieu vit que ce qu'il avait fait était bon.
Si,
dans l'oeuvre du deuxième jour, il n'est pas dit que "Dieu vit que c'était
bon", c'est parce que l'oeuvre de la distinction des eaux commence alors, et
s'achève au troisième jour; donc ce qui est mis au troisième jour se réfère
aussi au deuxième. - Ou bien cela tient à ce que la distinction qui est placée
au deuxième jour est de celles qui ne sont pas manifestes pour le peuple; c'est
pourquoi l'Écriture n'emploie pas une approbation de cette sorte. - Ou encore
on pourrait dire que le firmament s'entend de l'air nuageux qui n'appartient
pas aux parties permanentes de l'univers, ou aux parties principales du monde.
Ces trois raisons sont proposées par Maïmonide. - Certains assignent une raison
mystique tirée du nombre; c'est parce que deux s'écarte de l'unité que l'oeuvre
du deuxième jour n'est pas approuvée.
4. Maïmonide entend par "l'esprit de Dieu"
l'air ou le vent, comme Platon; et il dit que cette expression est employée ici
selon que l'Écriture a coutume d'attribuer partout à Dieu le souffle des vents
- Mais, selon les Pères, par "esprit de Dieu" il faut entendre le
Saint-Esprit. Et celui-ci est dit "être porté sur l'eau", c'est-à-dire,
pour S. Augustin, sur la matière informe, "afin qu'on ne pense pas que
Dieu aime par une nécessité d'indigence les oeuvres qu'il doit faire; l'amour
d'indigence est subordonné en effet aux choses qu'il aime. L'expression était
adroite, au contraire, pour insinuer d'abord qu'il y avait quelque chose de
commencé, au-dessus duquel l'esprit serait porté; car il n'est pas "porté
au-dessus" de façon locale, mais selon la supériorité de sa
puissance", dit S. Augustin. - Pour S. Basile, être porté au-dessus de
l'élément eau signifie "qu'il chauffait et vivifiait la nature des eaux
comme une poule qui couve, et il infusait à ce qu'il réchauffait la puissance
vitale" En effet, c'est l'eau qui a la principale puissance vitale; car
beaucoup d'animaux sont engendrés dans l'eau, et les semences de tous les
animaux sont humides. En outre, la vie spirituelle est donnée par l'eau du
baptême, d'où cette parole en S. Jean (3, 5): "Personne, à moins de
renaître de l'eau et de l'Esprit Saint..."
5. D'après S. Augustin, ces trois expressions désignent
trois modes d'existence des choses: 1. L'existence dans le Verbe, par les mots
"qu'il soit fait"; 2. l'existence dans la pensée angélique, par les
mots "fut fait"; 3. l'existence des choses dans leur propre nature
par les mots "il fit". Et comme c'est la formation des anges qui est
décrite au premier jour, il n'était pas nécessaire d'ajouter: "il
fit". - D'après les autres Pères on peut dire que les mots "Dieu dit:
qu'il soit fait" visent le commandement de Dieu pour que cela se fasse; tandis
que par les mots "fut fait" on désigne l'accomplissement de l'oeuvre.
Il fallait cependant ajouter comment ce fut fait, surtout en raison de ceux qui
disaient que toutes les choses visibles furent faites par les anges. Et c'est
pourquoi, afin d'exclure cette opinion, il est ajouté que lui-même "Dieu
fit". Aussi, dans chacune des oeuvres, après les mots "Et ce fut
fait" est mentionné un certain acte de Dieu: soit "il fit" soit
"il distingua", soit "il appela", soit quelque chose
d'analogue.
6. Selon S. Augustin, par "le soir" et
"le matin" il faut entendre la connaissance vespérale et la
connaissance matutinale des anges, dont nous avons traité plus haut. - Ou bien,
selon S. Basile, on a coutume de désigner la totalité du temps par sa partie
principale, qui est le jour; ainsi Jacob disait-il (Gn 47, 9): "Les jours
de mon pèlerinage", sans faire aucune mention de la nuit Or, le soir et le
matin sont nommés comme les termes du jour, dont le matin est le début, et le
soir la fin. - On peut encore dire que le soir désigne le commencement de la
nuit, et le matin, le commencement du jour. Il était en effet opportun qu'en
rappelant la première distinction des choses on ait désigné seulement le
commencement des temps. Et le soir est mentionné en premier parce que, comme le
jour a commencé à partir de la lumière, on a rencontré le terme de la lumière, qui
est le soir, avant le terme des ténèbres et de la nuit, qui est le matin. Ou
bien selon S. Jean Chrysostome, c'est afin de signifier que le jour naturel ne
se termine pas le soir mais le matin.
7. Il est dit "un jour" dans la première
institution du jour pour indiquer que les intervalles de vingt-quatre heures
appartiennent à un seul jour. Ainsi, par l'emploi du mot "un" on fixe
la mesure du jour naturel. - Ou bien parce que ce mot signifierait que le jour
s'achève par le retour du soleil à un unique et même point. - Ou encore parce
que, une fois achevé le septénaire des jours, on revient au premier jour qui
fait un avec le huitième. Ces trois raisons sont données par S. Basile.
Après l'étude de la créature spirituelle,
puis de la créature corporelle, il faut en venir à l'étude de l'homme, qui est
composé d'une substance spirituelle et d'une substance corporelle. On traitera
d'abord de sa nature (Q. 75-89), puis de sa production dans l'être (Q. 90-102).
La nature humaine est du domaine du théologien, en ce qui concerne l'âme; le
corps ne l'intéresse que dans son rapport avec elle. On commencera donc par
l'âme, et puisque les substances spirituelles possèdent, selon Denys, essence, pouvoir
et activité, on examinera les questions relatives: 1° à l'essence de l'âme; 2°
à son pouvoir, c'est-à-dire à ses puissances (Q. 77-83); 3° à son opération (Q.
84-89).
Sur le premier point, deux sujets de
recherche: l'âme en elle-même (Q. 75), et dans son union avec le corps (Q. 76).
Sur le premier sujet, sept questions: 1. L'âme est-elle une réalité corporelle?
- 2. Est-elle une réalité subsistante? - 3. Les âmes des bêtes sont-elles
subsistantes? - 4. L'âme est-elle l'homme même, ou bien plutôt l'homme est-il
un être composé d'âme et de corps? - 5. L'âme est-elle composée de matière et
de forme? - 6. Est-elle incorruptible? - 7. Est-elle de même nature que l'ange?
Objections:
1. L'âme est pour le corps principe de mouvement. Si
elle en donne, c'est qu'elle en a reçu. C'est vrai de toute réalité: on ne
donne pas ce qu'on n'a pas, ce qui n'est pas chaud ne chauffe pas. Dans le cas
d'un être qui donnerait du mouvement sans en avoir reçu, il y aurait mouvement
éternel et uniforme, d'après la démonstration d’Aristote. Mais rien de tel
n'apparaît dans le mouvement qui vient de l'âme. Donc l'âme donne du mouvement
parce qu'elle en a reçu; et puisque toute réalité de ce genre est un corps, l'âme
est par conséquent une réalité corporelle.
2. Toute connaissance se fait par la médiation d'une
certaine similitude de l'objet. Or, il ne peut y avoir ressemblance entre un
corps et une réalité incorporelle. L'âme ne pourrait donc pas connaître les
corps, si elle n'avait pas la même nature.
3. La cause motrice doit avoir contact avec ce qu'elle
meut.. Or il n'y a de contact qu'entre les corps. Donc, si l'âme met le corps
en mouvement, elle est une, réalité corporelle.
Cependant:
d'après
S. Augustin, on dit que l'âme est simple si on la compare au corps, parce
qu'elle ne se répand pas par sa masse dans l'espace.
Conclusion:
Pour
rechercher quelle est la nature de l'âme, il faut commencer par admettre que
l'âme est le premier principe de la vie dans les vivants qui nous entourent, car
nous appelons " animés " les vivants, et " objets inanimés",
les êtres qui n'ont pas la vie. Or, la vie se manifeste surtout par la
connaissance et par le mouvement. Les anciens philosophes, incapables de
dépasser l'imagination, attribuaient à ces actions un principe corporel: il n'y
avait pour eux d'autres réalités que les corps; en dehors, il n'y avait rien.
Aussi affirmaient-ils que l'âme est une réalité corporelle.
On
pourrait montrer de bien des manières la fausseté de cette opinion, mais on se
servira d'un seul argument, à la fois le plus universel et le plus sûr.
Tout
principe d'opération vitale n'est pas une âme, ou alors l'oeil, principe de la
vision serait une âme, et ainsi des autres organes. Mais c'est le premier
principe vital qui est une âme. Un corps peut bien être en quelque façon
principe vital, - le coeur par exemple -, mais non pas le premier principe. Si
un corps est principe vital, ce n'est pas en tant que corps, - autrement tout
corps le serait -, mais parce qu'il est tel corps. Or il possède une telle
actualité en raison d'un principe qui est appelé son acte. Puisque l'âme est le
premier principe de la vie, elle n'est donc pas une réalité corporelle, mais
l'acte d'un corps. De même, la chaleur, principe de l'action par laquelle un
corps en chauffe un autre, n'est pas un corps, mais l'acte d'un corps.
Solutions:
1. Tout être en mouvement reçoit son mouvement, c'est
vrai; mais, puisqu'on ne peut remonter à l'infini, il est nécessaire qu'il y
ait une cause de mouvement qui n'en reçoive pas. Être mis en mouvement, c'est
passer de la puissance à l'acte: la cause motrice donne au mobile ce qu'elle a,
en tant qu'elle l'actualise. Mais Aristote distingue une cause motrice tout à
fait immobile, et qui ne reçoit de mouvement ni par nature ni indirectement;
une telle cause peut produire un mouvement perpétuel et uniforme. Puis une
autre cause qui n'est pas mise en mouvement par elle-même, - per se -
mais seulement indirectement, - per
accidens -, celle-là ne produit pas de mouvement perpétuel et uniforme;
c'est le cas de l'âme. Enfin une autre cause à laquelle il appartient par
nature d'être mue, comme le corps. Les anciens " physiciens", qui ne
croyaient qu'à l'existence des corps, affirmèrent que toute cause motrice
reçoit son mouvement, que cela est nécessaire dans le cas de l'âme, et donc
quelle est une réalité corporelle.
2. Il n'est pas requis que la ressemblance de la réalité
connue soit actuelle dans l'être qui connaît. Mais si un être est d'abord en
puissance, puis en acte de connaître, il suffit qu'il soit en puissance à la
ressemblance de la chose connue, sans qu'il la possède en acte; ainsi la
couleur n'est pas en acte dans la pupille de l'oeil. Par suite, il n'est pas
besoin que la ressemblance des réalités corporelles soit actuelle dans l'âme, mais
que l'âme soit en puissance à la recevoir. - Les anciens "
physiciens", qui ne distinguaient pas la puissance et l'acte, supposaient
à l'âme une nature corporelle, composée des éléments de tous les corps pour
être capable de les connaître tous.
3. On distingue contact par la quantité, et contact par
l'action. Dans le premier cas, un corps ne peut être touché que par un corps;
dans le second, il peut l'être par une réalité immatérielle qui le meut.
Objections:
1. Il faudrait pour cela qu'elle puisse être désignée
comme "quelque chose". Or cette désignation convient seulement au
composé d'âme et de corps.
2. À une réalité subsistante on peut attribuer une
activité. Or, on ne peut le faire pour l'âme. Car, d'après Aristote, si l'on
disait que l'âme sent ou comprend, on pourrait aussi bien dire qu'elle tisse ou
qu'elle bâtit.
3. De plus, cela impliquerait qu'elle a une certaine
activité indépendamment du corps, alors que cela n'est pas vrai, même de l'acte
intellectuel pour lequel il faut toujours des images, phénomènes d'origine
corporelle.
Cependant:
selon
S. Augustin " lorsque l'on a compris que l'esprit est par nature une
substance, mais non corporelle, on comprend l'erreur de ceux qui la tiennent
pour corporelle: ils y ajoutent des éléments sans lesquels ils sont incapables
de concevoir aucune nature à savoir les images des corps ". La nature de
l'esprit humain est donc incorporelle d'abord, mais de plus elle est substance,
c'est-à-dire réalité subsistante.
Conclusion:
Le
principe de l'acte intellectuel que nous appelons âme humaine doit être un
principe incorporel et subsistant. Par l'intelligence en effet l'homme peut
connaître toutes les natures corporelles. Mais pour connaître des objets, il ne
faut rien posséder en soi de leur nature; car ce qu'on posséderait ainsi par
essence empêcherait de connaître les autres réalités. Ainsi, la langue du
malade chargée d'une humeur amère, bilieuse, ne goûte rien de doux, mais trouve
tout amer. Donc, si le principe intellectuel possédait en lui une nature
corporelle quelconque, il ne pourrait connaître tous les corps: tout corps est
en effet d'une nature déterminée. Il est donc impossible que le principe
intellectuel soit un corps.
Et
il est tout autant impossible qu'il connaisse par le moyen d'un organe
corporel. Car la nature de cet organe déterminé empêcherait de connaître tous
les corps, ce que ferait une couleur dans la pupille de l'oeil. De même un
liquide prend la coloration du verre où il est versé.
Le
principe intellectuel, - en d'autres termes l'esprit, l'intelligence, - possède
donc par lui-même une activité à laquelle le corps n'a point de part. Or rien
ne peut agir par soi qui n'existe pas par soi. Car seul agit l'être en acte; en
conséquence un être n'opère que de la manière dont il existe. Ainsi ne dit-on
pas que ce qui chauffe, c'est la chaleur, mais ce qui est chaud. Il reste que
l'âme humaine, c'est-à-dire l'intelligence, l'esprit, est une réalité
incorporelle et subsistante.
Solutions:
1. On peut comprendre " quelque chose " soit
de toute réalité subsistante, soit d'une réalité subsistante complète, d'espèce
déterminée. Le premier sens exclut tout ce qui est accident, ou forme
matérielle, le second exclut encore cette imperfection d'être une partie d'un
tout. Ainsi la main est " quelque chose " au premier sens, mais non
au second. De la même manière l'âme, qui est une partie de la nature humaine, n'est
" quelque chose", réalité subsistante, qu'au premier sens. C'est
pourquoi il faut concéder que le composé d'âme et de corps peut être désigné
comme " quelque chose ".
2. Le texte cité ne rapporte pas la pensée d'Aristote, mais
l'opinion de ceux pour qui comprendre, c'est être mis en mouvement: on peut le
voir par le contexte. - Autre réponse: il convient à ce qui existe par soi
d'agir par soi. Mais on peut dire d'une chose qu'elle subsiste par soi
lorsqu'elle n'est ni accident, ni forme matérielle, alors même qu'elle ne
serait qu'une partie d'un être. Mais à proprement parler, il n'y a de
subsistant par soi que la chose qui n'est ni accident, ni forme matérielle, ni
partie. En ce sens, on ne peut pas dire que l'oeil ou la main subsistent par
soi, et par conséquent qu'ils aient une activité propre. C'est au tout que sont
attribuées les opérations des parties, considérées comme moyen d'action. On
dira en effet que l'homme voit avec l'oeil, et palpe avec la main; mais, en un
autre sens, que l'objet chaud réchauffe par sa chaleur. Car, à parler en
rigueur, la chaleur ne chauffe en aucune manière. On dira donc que l'âme pense,
comme on dit que l'oeil voit, mais il serait plus exact de dire: l'homme pense
par son âme.
3. Le corps n'est pas requis pour l'acte intellectuel à
la manière d'un organe, mais en raison de l'objet qu'il lui donne: l'image, qui
est à l'intelligence ce que la couleur est à la vue5. Le fait d'avoir besoin du
corps n'empêche pas l'intelligence d'être subsistante; autrement l'animal ne le
serait pas, lui qui a besoin d'objets extérieurs pour la sensation.
Objections:
1. Il semble bien. En effet, l'homme, dont l'âme est une
réalité subsistante, appartient au même genre que les animaux.
2. Il y a le même rapport entre les sens et le donné
sensible qu'entre l'intelligence et le donné intelligible. Or, l'intelligence
se passe du corps pour appréhender les réalités intelligibles. Il arrivera donc
la même chose pour les sens. L'âme des bêtes qui possède des sens sera donc
subsistante, pour le même motif que l'âme humaine douée d'intelligence.
3. L'âme des bêtes meut leur corps. Or un corps ne meut
pas: il est mû. Donc l'âme des bêtes possède une certaine activité
indépendamment du corps.
Cependant:
on
lit dans le livre des Dogmes de l'Église:
"Nous croyons que seul l'homme possède une âme subsistante, mais ce n'est
pas vrai des animaux. "
Conclusion:
Les
anciens philosophes ne faisaient aucune différence entre le sens et
l'intelligence. Comme on l'a déjà dit, ils rapportaient l'une et l'autre
faculté à un principe corporel. Platon admit qu'ils se distinguaient, mais il
rapportait l'une et l'autre à un principe incorporel, affirmant que comprendre
et sentir convenaient en propre à l'âme. En conséquence, l'âme des bêtes devait
être subsistante. Mais Aristote affirma que l'intellection, seule parmi les
activités de l'âme, s'accomplit sans organe corporel. Quant à la sensation et
aux autres activités de l'âme sensitive, il est clair qu'elles impliquent une modification
corporelle; ainsi, dans la vision, la pupille est modifiée par la
représentation colorée; il en est de même pour les autres puissances. L'âme
sensitive n'a donc pas d'opération qui lui convienne en propre, mais toute son
activité procède du composé. L'âme des bêtes, n'ayant pas d'activité propre, ne
peut être subsistante car tout être existe de la manière dont il agit.
Solutions:
1. Bien que l'homme soit du même genre que les animaux, il
en diffère cependant par l'espèce. C'est la différence de forme qui entraîne la
différence spécifique. Mais il n'est pas nécessaire que toute différence de
forme rende le genre différent.
2. L'analogie entre le sens et l'intelligence se fonde
sur ce qu'ils sont tous deux en puissance à leurs objets. Mais ils sont
dissemblables, du fait que le sens subit l'action du donné sensible avec une
modification corporelle. Aussi des objets d'une trop grande intensité
peuvent-ils être dommageables pour le sens. Cela n'arrive pas dans
l'intelligence qui, après avoir saisi les objets de pensée les plus relevés, est
plus apte à en saisir de moindres. Cependant, si le corps se fatigue tandis
qu'on pense, c'est un effet indirect, en tant que l'intelligence a besoin de
l'opération des facultés sensibles qui lui fournissent des images.
3. Il y a dans l'âme deux facultés qui ont rapport au
mouvement: l'une commande le mouvement, c'est l'appétit. Dans l'âme sensitive, elle
ne peut agir sans le corps: la colère, la joie et toutes les passions
impliquent une modification corporelle. L'autre faculté motrice exécute le
mouvement. par elle, les membres sont mis en mesure de suivre l'impulsion de
l'appétit. Son opération ne consiste pas à mouvoir, mais à être mue. D'où l'on
peut conclure qu'il n'y a pas dans l'âme sensitive de mouvement qui s'exécute
sans le corps.
Objections:
1. Il est écrit (2 Co 4, 16): "Bien que notre homme
extérieur se corrompe, notre homme intérieur se renouvelle de jour en jour.
" Ce qui est au-dedans, c'est l'âme. L'âme est donc l'homme intérieur.
2. L'âme humaine est une substance, non pas universelle,
mais individuelle. C'est donc une hypostase, une personne, et de plus, une
personne humaine. L'âme est donc l'homme, puisque la personne humaine, c'est
l'homme.
Cependant:
S.
Augustin loue Varron d'avoir reconnu que " l'homme ce n'est ni seulement
le corps, ni seulement l'âme, mais à la fois l'âme et le corps ".
Conclusion:
On
peut comprendre de deux façons que l'âme soit l'homme. D'abord en ce sens que
l'homme en général serait l'âme, alors que cet homme particulier ne serait pas
l'âme, mais un composé d'âme et de corps, ainsi Socrate. Et si je m'exprime
ainsi, c'est que certains philosophes ont admis que la forme seule appartenait
à l'espèce, la matière étant une partie de l'individu et non de l'espèce. Mais
cela ne peut être vrai, puisque tout ce que désigne la définition appartient à
l'espèce. Et la définition des êtres physiques ne désigne pas uniquement la
forme*, mais la matière*. Aussi, dans ces êtres, la matière est-elle une partie
de l'espèce, non pas la matière qui a une quantité déterminée, et qui est le
principe de l'individuation*, mais la matière commune. Par exemple, il est de
l'essence de cet homme particulier qu'il soit constitué par cette âme, cette
chair et ces os, tandis qu'il est de l'essence de l'homme en général d'avoir
une âme, de la chair et des os. Car tout ce qui est commun par essence à tous
les individus contenus dans une espèce appartient forcément à la substance de
l'espèce.
On
peut encore comprendre la thèse d'une autre façon: "cette âme "
serait identique à " cet homme ". On pourrait le dire, si l'activité
de l'âme sensitive lui était propre indépendamment du corps. Toutes les
activités qu'on attribue à l'homme conviendraient alors uniquement à l'âme.
Chaque réalité est cela même qui agit. Ainsi un homme, c'est cela même qui
produit les actes de l'homme. - Mais on a montré précédemment In que la
sensation n'est pas une opération de l'âme seule. Sentir est une opération de
l'homme tout entier, bien qu'elle ne soit pas propre à l'homme. En conséquence,
l'homme n'est pas seulement l'âme, mais un être composé d'âme et de Corps.
Platon, pour qui la sensation était une opération propre à l'âme, pouvait dire
que l'homme est " une âme qui se sert d'un corps ".
Solutions:
1. Aristote a écrit qu'une chose est surtout ce qui est
en elle le principal. Lorsque le chef de la cité fait quelque chose, on
l'attribue à la cité elle-même. Ainsi parfois désigne-t-on par le terme d'homme
ce qu'il y a en lui de plus important, tantôt la partie intellectuelle, - ce
qui est conforme à la vérité, - et c'est " l'homme intérieur ";
tantôt la partie sensible, y compris le corps, - selon l'opinion des
philosophes qui s'arrêtaient au niveau du sensible, - et c'est " l'homme extérieur
".
2. Toute substance individuelle n'est pas une hypostase,
une personne, mais seulement celle qui possède l'essence spécifique au complet.
Ni la main, ni le pied ne peut être appelé hypostase ou personne. De même l'âme,
qui n'est qu'une partie de l'espèce humaine.
Objections:
1. La puissance s'oppose à l'acte. Tous les êtres en
acte participent de l'acte premier, Dieu, par qui toutes choses ont la bonté, l'être,
la vie, comme l'enseigne Denys. Donc tout ce qui est en puissance participe de
la première puissance, qui est la matière première. Or, l'âme humaine est en
puissance sous un certain rapport: cela se voit à l'état potentiel où se trouve
parfois l'intelligence. L'âme humaine participe donc de la matière première, qui
la constitue pour une part.
2. Il y a matière partout où se rencontrent les
propriétés de la matière. Or, il y a dans l'âme des propriétés matérielles
telles que d'être sujet et de changer. L'âme est le sujet de la science et de
la vertu; elle passe de l'ignorance à la science, du vice à la vertu. Il y a
donc de la matière dans l'âme.
3. Ce qui n'a pas de matière, n'a pas de cause de son
être, dit Aristote. Mais l'âme a une cause, puisqu'elle est créée par Dieu. Elle
possède donc une matière.
4. Ce qui n'a pas de matière, étant seulement forme, est
acte pur et infini. Mais cela appartient à Dieu seul. L'âme a donc une matière.
Cependant:
S.
Augustin établit que l'âme n'a été faite d'aucune matière, ni corporelle, ni
spirituelle.
Conclusion:
L'âme
n'a pas de matière. On peut d'abord le prouver d'après le concept d'âme en
général, selon lequel l'âme est la forme d'un corps. Mais alors elle est forme*,
ou par sa réalité tout entière ou par une partie d'elle-même. Dans la première
hypothèse, l'âme ne peut avoir de matière, si l'on entend par là de l'être qui
n'est qu'en puissance; car la forme, en tant que telle, est un acte, et ce qui
est seulement en puissance ne peut être partie d'un acte, puisque la puissance
ne peut coïncider avec l'acte, étant son opposé. Mais si l'âme n'est forme que
par une partie d'elle-même, cette partie nous la nommerons âme, et la matière
dont elle est immédiatement l'acte nous la nommerons le " premier animé
".
On
peut prouver aussi que l'âme n'a pas de matière en se fondant sur le concept
d'âme humaine, considérée comme intellectuelle. Il est évident que tout être
est reçu dans un autre selon le mode de celui qui le reçoit. Ainsi, toute
réalité est connue selon que sa forme existe dans l'être connaissant. L'âme
intellectuelle connaît la réalité dans son essence, sous un mode absolu, par
exemple la pierre en tant que pierre. La forme de la pierre se trouve donc dans
l'âme intellectuelle, sous un mode absolu, selon sa seule raison formelle. L'âme
intellectuelle est donc une forme absolue (c’est-à-dire dégagée de matière), et
non un composé de matière et de forme. Si au contraire elle était un composé, la
forme des réalités serait reçue en elle en tant qu'elles sont individuelles; et
de la sorte, l'âme ne connaîtrait que le singulier, à la manière des facultés
sensibles, qui reçoivent la forme des réalités dans un organe corporel. La
matière, en effet, est le principe d'individuation des formes. Il reste donc
que l'âme intellectuelle, et d'ailleurs toute autre substance dotée
d'intelligence, et connaissant la forme des réalités sous un mode absolu, n'est
pas composée de forme et de matière
Solutions:
1. L'Acte premier est le principe universel de tous les
actes, parce qu'il est et contient virtuellement en lui toute réalité, selon
Denys. S'il est participé par les autres êtres, ce n'est pas qu'il en fasse
partie, mais c'est en tant que les êtres procèdent de lui par une sorte de
diffusion de sa plénitude. Quant à la puissance, elle doit être proportionnée à
l'acte, puisqu'elle le reçoit. Les actes reçus, qui procèdent du premier acte
infini et en sont une participation, sont divers. Il ne peut donc y avoir une
puissance unique qui reçoive tous les actes, comme il y a un acte unique qui
donne l'être à tous les actes participés; ou alors la puissance réceptrice
serait égale à la puissance active du premier acte. Mais la puissance
réceptrice qui se trouve dans l'âme intellectuelle est d'un autre ordre que
celle de la matière première. Il y paraît bien à la diversité des formes reçues
en l'une ou en l'autre, car la matière première reçoit les formes individuelles
et l'intelligence, les formes universelles. L'existence d'une puissance de ce
genre dans l'âme intellectuelle ne prouve donc pas que l'âme soit composée de
matière et de forme.
2. Il convient à la matière d'être sujet et de changer, parce
qu’elle est en puissance. L'intelligence et la matière première n'étant pas en
puissance de la même façon, diffèrent par leur manière d'être sujet et de
changer. L'intelligence est sujet de la science, et passe de l'ignorance à la
science, pour autant qu'elle est en puissance aux formes intelligibles.
3. Ce qui cause l'existence de la matière, c'est la
forme. C'est aussi l'agent. Par le fait que l'agent fait passer la matière à
l'acte, à l'acte de la forme, il est cause de son existence. Mais une forme qui
subsiste par soi, ne possède pas l'existence par la vertu de quelque principe
formel distinct d'elle; elle n'a pas non plus de cause qui la fasse passer de
la puissance à l'acte. À la suite du texte cité dans l'objection, le Philosophe,
conclut que, dans les êtres composés de matière et de forme, " il n'y a
pas d'autre cause que celle qui fait passer de la puissance à l'acte; mais les
êtres immatériels sont immédiatement un être véritable ".
4. L'être participé est avec ce qui participe de lui
dans le rapport de l'acte à la puissance. Toute forme créée, même si elle
subsiste par soi, doit participer à l'être. C'est vrai, selon Denys de la vie
même, ou de toute autre modalité semblable. Or l'être participé est limité par
la capacité du sujet récepteur. En conséquence, Dieu seul, qui est son être
même, est acte pur et illimité. Mais, dans les substances intelligentes, il y a
composition d'acte et de puissance; non pas composition de matière et de forme,
mais de forme et d'être participé. C'est pourquoi certains philosophes disent
qu'elles sont composées de " ce par quoi elles sont " et de " ce
qu'elles sont ": l'être est en effet " ce par quoi " une réalité
existe.
Objections:
1. Les êtres qui ont même origine et même développement
doivent avoir une fin semblable. Hommes et bêtes ont même origine, puisqu'ils
viennent de la terre. Et le développement de leur vie est identique: car, selon
l'Ecclésiaste (3, 19), " tous les vivants ont le même souffle, et l'homme
n'a rien de plus que l'animal. " Par suite, ajoute-t-il, " la mort
est la même pour l'un comme pour l'autre, et leur sort est égal. " Puisque
l'âme des bêtes est corruptible, l'âme humaine l'est donc aussi.
2. Ce qui vient du néant doit retourner au néant, car la
fin doit être proportionnée au commencement. Or, il est dit au livre de la
Sagesse (2, 2 Vg): "Nous sommes nés de rien", ce qui est vrai du
corps, mais de l'âme aussi. Par conséquent " après cette vie, ce sera
comme si nous n'avions pas existé", même sous le rapport de l'âme.
3. Aucune réalité n'existe qui n'ait d'activité propre.
Pour l'âme, cette activité, qui est de comprendre à l'aide des images, ne peut
exister sans le corps. L'âme ne peut connaître intellectuellement sans images, et
les images ne peuvent être données s'il n'y a pas de corps, dit Aristote. L'âme
ne peut donc subsister, une fois le corps détruit.
Cependant:
les
âmes humaines, dit Denys, tiennent de la bonté divine une nature "
intellectuelle et une vie subsistante et impérissable ".
Conclusion:
L'âme
humaine, dont nous affirmons qu’elle est le principe de la pensée, doit être
incorruptible. Une chose en effet, peut se corrompre soit par elle-même, soit
par la corruption d'autre chose qu'elle-même. Or, une réalité subsistante ne
peut être engendrée ou corrompue de la seconde manière, c'est-à-dire parce
qu'un autre être est engendré ou se corrompt. Génération et corruption
conviennent en effet à une chose de la manière dont lui convient l'être, lequel
est acquis par l'une et perdu par l'autre. La chose à qui l'être convient par
soi ne peut être engendrée ou corrompue qu'en raison de sa propre nature; mais
ce qui ne subsiste pas, comme les accidents et les formes matérielles, naît et
disparaît en même temps que le composé auquel il appartient. - On a vu que
l'âme des bêtes n'est pas subsistante par nature, mais seulement l'âme humaine.
Aussi l'âme des bêtes est-elle détruite avec les corps.
Quant
à l'âme humaine, elle ne pourrait se corrompre autrement qu'en se corrompant
par elle-même. Or c'est tout à fait impossible, non seulement pour elle, mais
pour toute réalité subsistante qui est forme pure. En effet, ce qui convient de
soi à une chose en est inséparable. Or l'être convient de soi à la forme, qui
est un acte. La matière ne reçoit l'être actuel que parce qu'elle reçoit la
forme. Si elle se corrompt, c'est que la forme se sépare d'elle. Mais il est
impossible que la forme soit séparée d'elle-même. Une forme subsistante ne peut
donc cesser d'exister.
Même
si l'âme était composée de matière et de forme, selon l'opinion de certains, il
faudrait encore affirmer qu'elle est incorruptible. Il n'y a de corruption en
effet que dans les êtres où il y a passage d'un contraire à un autre.
Générations et corruptions sont les passages de certains états à leurs
contraires. Les corps célestes dont la matière n'est pas soumise à la
contrariété sont incorruptibles. Mais dans l'âme intellectuelle, il ne peut y
avoir contrariété. Quand elle reçoit, c'est selon la nature de son être. Or ce
qui est ainsi reçu ne présente pas de contrariété. Car même les idées des
opposés ne sont pas opposées en elle, et il n'y a qu'une même science des
contraires. L'âme humaine ne peut donc être corruptible.
On
peut trouver une preuve de cette incorruptibilité dans cette vérité générale:
tout être désire naturellement exister, sous le mode qui lui convient. Chez les
êtres dotés de connaissance, le désir est proportionné au mode de connaître. Le
sens ne connaît l'être que dans une étendue et une durée concrètes, mais
l'intelligence le connaît absolument, et par référence à n'importe quel temps.
Aussi, tout être doté d'intelligence désire-t-il naturellement exister
toujours. Mais un désir naturel ne peut être vain. Toute substance intelligente
est donc incorruptible.
Solutions:
1. Salomon met cette idée au compte des insensés, comme
on peut le voir au livre de la Sagesse (2, 1-21). Que l'homme et les animaux
aient même origine, c'est vrai quant au corps; tous les animaux viennent en
effet de la terre. Mais ce n'est plus vrai de l'âme; l'âme des bêtes est
produite par une énergie corporelle, mais l'âme humaine par Dieu. La Genèse (1,
24) dira, à propos des bêtes: "Que la terre produise l'âme du vivant",
mais à propos de l'homme (2, 7): Dieu " a soufflé sur son visage un
souffle de vie. " D'où cette parole de l'Ecclésiaste (12, 7): "Que la
poussière retourne à la terre d'où elle est tirée et que l'esprit retourne à
Dieu qui l'a donné. " De même, le développement vital est identique, sous
le rapport du corps. A cela se réfère le texte de l'Ecclésiaste (3, 19): "Tous
les vivants ont même souffle "; et celui de la Sagesse (2, 2): "C'est
une fumée et un souffle dans nos narines... " Mais le développement n'est
pas le même dans le cas de l'âme: l'homme a l'intelligence, les bêtes n'en ont
pas. Il est donc faux de dire: "L'homme n'a rien de plus que l'animal.
" Aussi, la fin de l'un et celle de l'autre est-elle la même pour le corps,
non pour l'âme.
2. Créer procède, non d'une puissance passive, mais de
la seule puissance active du Créateur qui peut faire quelque chose de rien.
Ainsi, pouvoir retourner au néant n'implique pas que la créature ait une
aptitude à ne plus exister, mais signifie que le Créateur a la puissance de ne
plus lui donner l'être. Or être corruptible, c'est avoir cette aptitude à ne
plus exister.
3. Penser avec des images est l'opération propre de
l'âme qui est unie au corps. Lorsqu'elle en sera séparée, elle aura une manière
différente de connaître, analogue à celle des autres substances séparées, comme
on le verra plus clairement par la suite.
Objections:
1. Tout être est orienté à sa fin par la nature de son espèce,
qui lui donne une inclination vers cette fin. L'âme et l'ange ont une même fin,
la béatitude éternelle. Ils sont donc de la même espèce.
2. La dernière différence spécifique est la plus
parfaite dans l'être, car c'est elle qui achève l'essence de l'espèce. Mais
rien n'est plus parfait dans l'ange et dans l'âme que l'être intellectuel. Ils
ont ainsi même différence spécifique, ils sont donc de même espèce.
3. L'âme ne paraît différer de l'ange que par son union
au corps. Celui-ci n'est pas une partie de l'essence de l'âme; il n'appartient
donc pas à son espèce. Par conséquent l'âme et l'ange sont de même espèce.
Cependant:
les
êtres dont les activités propres sont différentes appartiennent à différentes
espèces. C'est le cas pour l'âme et pour l'ange. D'après Denys: "Les
esprits angéliques possèdent une intelligence simple et heureuse, parce qu'ils
n'empruntent pas au monde visible leur connaissance de la divinité. " Il
affirme ensuite le contraire au sujet de l'âme humaine. L'âme et l'ange
n'appartiennent donc pas à la même espèce.
Conclusion:
Origène
admettait l'identité d'espèce pour les âmes humaines et pour les anges; car il
ne reconnaissait qu'une différence accidentelle dans leur degré de perfection, causée,
comme on l'a dit précédemment, par leur libre choix.
Mais
cela est impossible, parce que les substances incorporelles ne peuvent se
distinguer numériquement les unes des autres sans une différence d'espèce et
sans une inégalité naturelle. N'étant pas composées de matière et de forme, mais
étant formes subsistantes, elles devront se distinguer par l'espèce. Il est
inconcevable qu'une forme séparée ne soit pas unique en chaque espèce. S'il y
avait une blancheur séparée de tout sujet, elle serait nécessairement unique;
ainsi telle blancheur ne se distingue de telle autre que parce qu’elle se
trouve en tel ou tel sujet. La diversité dans l'espèce est toujours accompagnée
d'une inégalité naturelle.
Ainsi,
parmi les espèces de couleurs, l'une est plus parfaite que l'autre, et il en
est de même ailleurs. La raison en est que les différences qui divisent le
genre sont des contraires; or les contraires ont entre eux le rapport du
parfait à l'imparfait, car " le principe de l'opposition par contrariété, c'est
la privation et la possession", selon Aristote.
La
conséquence serait la même si les substances incorporelles étaient composées de
matière et de forme. Pour distinguer telle matière de telle autre, ou bien il
faudra que la forme soit principe de distinction pour la matière; c'est-à-dire
que les matières seront diverses par leur relation à diverses formes, et alors
il y aura encore une diversité d'espèce et une inégalité naturelle. Ou bien il
faudra que la matière soit le principe de distinction des formes, et dans ce
cas une matière ne se distinguera d'une autre que d'après les divisions de la
quantité; mais on n'en trouve pas dans les substances incorporelles telles que
l'ange et l'âme. Il est donc impossible que l'ange et l'âme soient de même
espèce. On montrera plus loin comment les âmes humaines sont plusieurs en une
seule espèce.
Solutions:
1. Cet argument considère la fin prochaine et naturelle
d'un être, alors que la béatitude éternelle des esprits est une fin dernière et
surnaturelle.
2. L'ultime différence spécifique est la plus parfaite
dans l'être, parce qu'elle est la plus déterminée, à la manière dont l'acte est
plus parfait que la puissance. Mais " intellectuel " n'est pas ce
qu'il y a de plus parfait en ce sens; car c'est un indéterminé et un universel
par rapport à de nombreux degrés d'intellectualité, de même que " sensible",
par rapport aux nombreux degrés de l'être sensible. En conséquence, puisque les
êtres sensibles n'appartiennent pas tous à une même espèce, pas davantage tous
les êtres intellectuels.
3. Le corps ne fait pas partie de l'essence de l'âme, mais
l'âme est, par son essence, apte à être unie au corps. Aussi n'est-ce pas l'âme,
à proprement parler, qui appartient à l'espèce, mais le composé. Et le fait
même que l'âme, en quelque façon, ait besoin du corps pour agir montre qu'elle
est une nature intellectuelle d'un degré inférieur à celui de l'ange, lequel
n'est jamais uni à un corps.
1. Le principe pensant s’unit-il au corps comme une
forme? - 2. Y a-t-il autant de principes intelligents qu'il y a de corps, ou
n'y a-t-il qu'une seule intelligence pour tous les hommes? - 3. Dans un corps
qui a pour forme un principe intelligent, y a-t-il une autre âme? - 4. Y a-t-il
en lui une autre forme substantielle? - 5. De quelle nature doit être un corps
informé par un principe intelligent? - 6. L'âme est-elle unie à un tel corps
par l'intermédiaire de dispositions accidentelles? - 7. Ou au moyen d'un autre
corps? - 8. L'âme est-elle tout entière dans chaque partie du corps?
Objections:
1. Pour Aristote, " l'intellect est séparé "
et n'est l'acte d'aucun corps. Il ne peut donc s'unir à lui comme une forme.
2. Toute forme est déterminée par la nature de sa
matière; sans quoi, il n'y aurait pas besoin d'une proportion entre la matière
et la forme. Mais si l'intellect s'unissait au corps comme une forme, comme
tout corps a une nature déterminée, il faudrait que l'intellect aussi ait une
nature déterminée. Il ne pourrait plus alors connaître toutes choses, ce qu'on
a établi précédemment. Ce qui serait contre la nature même d'intellect.
L'intellect n'est donc pas uni au corps comme une forme.
3. Toute puissance réceptrice qui est l'acte d'un corps
reçoit la forme sous un mode matériel et individuel; car la forme est reçue
selon le mode d'existence de ce qui la reçoit. Or, la forme de la réalité
intellectuellement connue n'est pas reçue dans l’intelligence de la manière que
l’on vient de dire, mais, au contraire, sous un mode immatériel et universel.
Autrement, l'intelligence ne connaîtrait pas l'immatériel et l'universel, mais
seulement le singulier, comme fait le sens. L'intellect n'est donc pas uni au
corps comme une forme.
4. La puissance d'agir et l'action appartiennent à une
même réalité; c'est le même être en effet qui peut agir et qui agit. Nous
savons déjà e que l'activité intellectuelle n'appartient à aucun corps. La
puissance intellectuelle ne sera donc pas la puissance d'un corps. Et puisque
nulle puissance ne peut être plus éloignée de la matière ou plus simple que
l'essence dont elle procède, l'essence même d'où sort la faculté intellectuelle
ne peut être unie au corps comme une forme.
5. Ce qui possède l'être par soi-même ne doit pas s'unir
au corps comme une forme. Car la forme est " ce par quoi " une
réalité existe, et ainsi, à parler en rigueur, l'être de la forme n'est pas
celui de la forme en elle-même, mais du composé dont elle est la forme. Or, le
principe pensant possède l'être par lui-même, et il est subsistant, comme on
l'a dit. Il ne s'unit donc pas au corps comme une forme.
6. Ce qui appartient par soi-même à une réalité s'y
trouve toujours. Or, il appartient à la forme d'être unie par elle-même à la
matière. Ce n'est pas accidentellement, mais par essence qu’elle est l'acte
d'une matière, ou alors l'union de la matière et de la forme ne donnerait pas
un tout essentiel, mais un tout accidentel. La forme ne peut donc exister sans
sa matière propre. Or le principe pensant, qui est incorruptible comme on l'a
montré, continue d'exister sans être uni à un corps, lorsque le corps est
détruit. Il ne lui est donc pas uni comme une forme.
Cependant:
pour
Aristote, la différence spécifique d'une réalité doit se prendre de sa forme.
Or, chez l'homme, cette différence, c'est le " rationnel", à cause
même du principe intelligent qui est en lui. Ce principe est donc la forme de
l'homme.
Conclusion:
Il
est nécessaire d'affirmer que l'âme intellectuelle, principe de l'activité
intellectuelle, est " forme " comme humain. Le principe immédiat de
l'opération d'un être, c'est la forme de cet être auquel une activité est
attribuée; ainsi, le principe immédiat de la guérison du corps, c'est la santé;
celui du savoir dans l'âme, c'est la science. La santé est donc forme pour le
corps, et la science forme pour l'âme. Car un être agit en tant qu'il est en
acte, et ce par quoi il agit, c'est cela même par quoi il est en acte. Or le
principe immédiat de la vie du corps, c'est l'âme. Et comme la vie se révèle
par des activités qui varient selon le degré d'être des vivants, le principe
immédiat de chacune des activités vitales en eux, c'est l'âme. L'âme est le
principe qui nous fait nous développer physiquement, sentir, nous mouvoir dans
l'espace, et pareillement penser. Ce principe de notre pensée, qu'on l'appelle
intelligence ou âme intellectuelle, est donc la forme du corps. Telle est la
démonstration d'Aristote.
Mais
si l'on voulait soutenir que l'âme intellectuelle n'est pas forme du corps, il
faudrait montrer comment l'acte de penser peut appartenir à tel homme en
particulier. Chacun sait en effet par expérience que c'est lui-même qui pense.
- Or, l'action est attribuée à un être de trois manières selon Aristote: "Ou
bien cet être agit selon tout ce qu'il est, ainsi le médecin guérit; ou selon
une partie de lui-même, ainsi l'homme voit par ses yeux; ou par accident, ainsi
dit-on que le blanc construit, parce qu'il arrive que l'architecte soit blanc.
" Donc, lorsque nous disons que Socrate ou Platon font acte d'intelligence,
on ne leur attribue pas cela par accident mais en tant qu'ils sont hommes, c'est-à-dire
en vertu de leur essence. Il faut donc admettre que Socrate pense selon tout ce
qu'il est, d'après la conception platonicienne pour laquelle l'homme, c'est
l'âme intellectuelle. Ou bien admettre que l'intelligence n'est qu'une partie
de la réalité de Socrate. La première opinion est insoutenable, car nous avons
montré, que c'est le même homme qui a conscience, à la fois, de sentir et de
penser. Or, sentir ne peut se faire sans le corps qui doit donc être une partie
de l'homme. Par conséquent, l'intelligence par laquelle Socrate pense est une
partie de son être, si bien que l'intelligence est en quelque façon unie à son
corps.
Le
Commentateur soutient que cette union se réalise au moyen de l'" espèce
intelligible ". Celle-ci se trouverait à la fois dans l'intellect possible,
et dans les images qui dépendent d'organes corporels. Ainsi donc, la continuité
entre l'intellect possible et le corps de tel ou tel homme serait assurée par
l'espèce intelligible. Mais une continuité, une union de cette sorte ne peut
faire que l'action de l'intellect soit vraiment une action de Socrate. Une
comparaison empruntée à l'ordre de la sensation, (point de départ des
recherches d'Aristote sur l'intelligence), va éclairer le problème. Les images
sont à l'intelligence dans le même rapport que les couleurs à la vue. Les
" espèces " qui proviennent des images sont donc dans l'intellect
possible comme les " espèces " sensibles des couleurs sont dans la faculté
de voir. Mais du fait que les couleurs dont les similitudes sont dans la vue, se
trouvent sur un mur, il ne s'ensuit pas qu'on attribue au mur l'action de voir;
on dira plutôt qu'il est vu. De même, par le fait que les espèces qui
proviennent des images sont dans l'intellect possible, il ne s'ensuit pas que
Socrate qui possède ces images pense lui-même, mais que lui ou ses images sont
compris par l'intellect.
Selon
d'autres philosophes, l'intellect est uni au corps comme un principe moteur, en
sorte que l'intellect et le corps forment un seul être, ce qui permet
d'attribuer l'action de l'intellect à ce tout. Mais cette théorie est sans
aucune valeur, et cela pour plusieurs motifs: 1. L'intellect ne peut donner de
mouvement au corps que par le moyen de l'affectivité. Or le mouvement affectif
présuppose un acte intellectuel. Ce n'est donc pas en raison d'une impulsion de
l'intellect que Socrate pense; au contraire, c'est parce que Socrate pense
qu'il reçoit une impulsion de l'intellect. - 2. Socrate est un être individuel,
dont l'essence, composée de matière et de forme, est une; si l'intellect n'est
pas sa forme, il n'appartiendra pas à son essence. L'intellect sera donc avec
Socrate dans le rapport d'un principe moteur avec ce qui est mis en mouvement. Mais
penser est une activité immanente, ayant son terme dans le sujet, et non pas
transitive, ayant son terme dans un autre, comme l'action de chauffer. On ne
peut donc attribuer l'acte d'intelligence à Socrate parce qu'il recevrait une
impulsion de l'intellect. - 3. L'action d'une cause motrice n'appartient au
mobile que comme à un instrument, telle l'action du menuisier sur la scie. S'il
convient à Socrate de penser en raison de l'activité de sa cause motrice, il ne
sera donc qu'un instrument. Conclusion contraire à la pensée d'Aristote, pour
qui penser ne se réalise pas au moyen d'un instrument corporel. - 4. L'action
de la partie est attribuée au tout, comme celle de l'oeil l'est à l'homme; elle
n'est cependant jamais attribuée à une autre partie du même être, si ce n'est
peut-être par accident. on ne dira pas que la main voit, parce que l'oeil voit.
Donc, si l'unité de l'intellect et de Socrate se réalise seulement comme on
vient de le dire, l'action de l'intellect ne pourra être attribuée à Socrate.
D'autre part, si Socrate est un tout composé de l'intellect et des autres
éléments qui constituent Socrate, et si cependant l'intellect ne lui est uni
que comme une cause motrice, il en résulte que Socrate n'est pas absolument un,
et donc qu'il n'est pas absolument un être; car toute réalité possède l'être de
la même manière quelle possède l'unité.
Il
ne reste donc que la solution d'Aristote cet homme pense parce que le principe
pensant est sa forme. C'est donc l'acte intellectuel qui permet de prouver que
le principe de la pensée est la forme du corps.
On
peut encore le montrer d'après l'essence de l'espèce humaine. La nature d'une
réalité est révélée par son opération. L'opération propre à l'homme est de
penser; car c'est par là qu'il est supérieur à tous les animaux. Et Aristote a
établi dans cette activité, comme étant proprement humaine, le parfait bonheur.
L'espèce de l'homme doit donc être déterminée d'après le principe de cette
activité. Et comme l'espèce est déterminée d'après la forme propre à un être, il
s'ensuit que le principe de l'activité intellectuelle est pour l'homme cette
forme propre.
Il
faut ici considérer que plus la forme est d'un degré élevé, plus elle a
d'emprise sur la matière corporelle, moins elle y est " enfoncée", et
plus elle la dépasse par son activité ou sa puissance. Ainsi la forme d'un
corps composé possède une activité qui n'a pas pour cause les qualités
élémentaires. Et plus on s'élève dans l'échelle des êtres, plus on trouve que
la vertu de la forme dépasse la matière élémentaire: l'âme végétale la dépasse
plus que ne le fait la forme du métal, l'âme sensitive plus que ne le fait
l'âme végétative. Or, l'âme humaine est la forme la plus élevée en perfection.
Sa puissance dépasse si fort la matière corporelle qu'elle possède une activité
et une faculté où cette matière n'entre en aucune façon. Cette faculté, c'est
l'intelligence.
Il
faut bien voir enfin que si l'on donnait l'âme comme un composé de matière et
de forme, elle ne pourrait absolument pas être forme du corps. La forme est
acte, la matière est seulement puissance; un composé de matière et de forme ne
peut donc pas être, selon tout ce qu'il est, la forme d'un autre sujet. Si ce
composé n'est forme que selon une partie de son être, cette partie sera appelée
" âme", et le sujet de la forme sera appelé " premier animé",
comme on l'a dit plus haut.
Solutions:
1. La forme la plus parfaite à laquelle s'arrête la
recherche du philosophe de la Nature, c'est-à-dire l'âme humaine, " est
bien une forme séparée, mais unie à la matière " d'après Aristote; et il
le prouve par le fait que " l'homme est engendré de la matière par l'homme
et par le soleil ". Elle est en effet séparée en tant que principe
d'intellection; car la faculté intellectuelle n'est pas la vertu d'un organe
corporel à la manière dont la faculté de voir est l'acte de l'oeil. Penser, en
effet, est un acte, qui ne peut s'exercer comme " voir", par un
organe corporel. Néanmoins l'âme qui possède cette puissance intellectuelle est
unie à la matière, en tant qu'elle est la forme du corps, et le terme de la
génération humaine. D'où cette affirmation du traité De l’Âme que l'intelligence est une forme séparée, parce qu'elle
n'est pas la " vertu " d'un organe corporel.
2
et 3. En conséquence, pour que l'homme puisse tout comprendre par son
intelligence, et qu'il saisisse l'immatériel et l'universel, il suffit que
cette faculté intellectuelle ne soit pas l'acte du corps.
4. L'âme humaine, en raison de sa perfection, n'est pas
une forme enfoncée dans la matière, totalement absorbée par elle. Rien
n'empêche donc qu'une de ses puissances ne soit pas l'acte d'un corps.
Cependant l'âme, considérée selon son essence, est la forme du corps.
5. L'âme communique à la matière corporelle l'être par
lequel elle est une réalité subsistante ainsi l'âme intellectuelle ne forme
avec cette matière qu'un seul être, en sorte que cet être qui est celui du
composé tout entier est également l'être de l'âme. Cela n'arrive pas pour les
formes qui ne sont pas subsistantes. En conséquence, l'âme humaine conserve son
être, le corps étant détruit, ce qui n'est pas le cas des autres formes.
6. Il convient par essence à l'âme d'être unie à un
corps, comme au corps léger de se tenir en haut. Le corps léger demeure léger
lorsqu'il est séparé de son lieu naturel, mais il garde une tendance, une
inclination à y retourner. De même l'âme humaine conserve son être lorsqu'elle
est séparée du corps, tout en ayant une aptitude, une inclination naturelle à
s'unir à la matière.
Objections:
1. Il semble au contraire qu'il n'y ait qu'une seule
intelligence pour tous les hommes. Il n'y a pas plus d'une substance
immatérielle par espèce. L'âme humaine est une substance immatérielle, puisqu'elle
n'est pas composée de matière et de forme. Il ne peut donc y en avoir plusieurs
dans une même espèce, et tous les hommes appartiennent à une seule. Il ne peut
donc y avoir pour eux tous qu'une seule intelligence.
2. A supprimer la cause, on supprime l'effet. Si le
nombre des âmes dépendait du nombre des corps, il ne resterait pas, ceux-ci
détruits, une multitude d'âmes, mais un seul être. Ce qui est hérétique, parce
que cela supprimerait les récompenses et les châtiments.
3. Si mon intelligence est distincte de la vôtre, ce
sont donc deux intelligences individuelles. Les individus sont en effet des
êtres qui se distinguent numériquement à l'intérieur d'une même espèce. Or ce
qui est reçu dans un sujet, l'est selon le mode de l'être qui reçoit. Les
espèces intelligibles des choses seront donc reçues en nos deux intelligences
sous un mode individuel. Mais c'est contre la nature de l'intelligence, qui
connaît l'universel.
4. Ce qui est intellectuellement perçu se trouve dans
une intelligence en acte. Si mon intelligence se distingue de la vôtre, il faut
donc que l'objet de pensée soit différent en chacune de nos intelligences. Il
sera de la sorte compté comme une chose individuelle, et intelligible seulement
en puissance. Il faudra encore abstraire de l'un et de l'autre un concept
universel, car lorsqu'on a affaire à une pluralité quelconque, on peut
abstraire un aspect intelligible commun. Mais c'est contre la nature de
l'intelligence, qui, en cette hypothèse, ne se distinguerait plus de
l'imagination. Il faut donc admettre qu'il n'y a qu'une intelligence pour tous
les hommes.
5. Lorsque l'élève reçoit la science de son maître, on
ne peut pas dire que la science du maître soit la cause génératrice de la
science de l'élève, ou alors la science serait une forme active, à la manière
de la chaleur, ce qui est évidemment faux. La science qui est transmise à
l'élève semble donc une même science numériquement que celle du maire. Ce qui
exige une seule intelligence pour tous deux. Le maître et l'élève ont donc une
même intelligence, et, en conséquence, tous les hommes.
6. S. Augustin écrit: "Si j'affirmais seulement
qu'il y a plusieurs âmes humaines, je me moquerais de moi-même. " Mais
l'unité de l'âme apparaît surtout clairement dans l'intelligence. Il n'y a donc
qu’une seule intelligence pour tous les hommes.
Cependant:
il
y a le même rapport, selon Aristote, entre les causes universelles et leur
effet universel, et entre les causes particulières et leur effet particulier.
Or il est impossible qu'une âme, unique dans son espèce, appartienne à des
êtres vivants d'espèces différentes. Il est donc impossible qu'une âme
intellectuelle, umque numériquement, appartienne à divers êtres particuliers.
Conclusion:
Que
l'intelligence soit unique pour tous les hommes, c'est absolument impossible.
Et cela est évident, d'abord dans la position platonicienne, où l'on admet que
l'homme, c'est l'intelligence. Si Socrate et Platon ne sont qu'un seul
intellect, ils forment un seul homme, et ne se distinguent l'un de l'autre que
par les éléments surajoutés à leur essence. Il n'y aurait pas plus de
différence entre Socrate et Platon qu'entre l'homme vêtu d'une tunique, et le
même homme vêtu d'une pèlerine, ce qui est parfaitement absurde.
C'est
encore évident avec la position aristotélicienne, où l'intelligence est une
partie, une faculté de l'âme qui est la forme du corps. Il est impossible qu'il
n'y ait qu'une forme pour plusieurs réalités numériquement distinctes; tout
autant qu'il est impossible qu'elles aient un seul être. Car le principe de
l'être, c'est la forme.
Même
conclusion, quel que soit le mode d'union qu'on imagine entre l'intelligence et
tel ou tel individu. Supposons une cause principale unique et deux causes
instrumentales. Il n'y aura qu'un seul être actif, absolument parlant, mais il
y aura deux actions; par exemple, si un homme touche plusieurs objets avec les
deux mains, il n'y aura qu'un seul être qui touche, mais deux attouchements.
Inversement, s'il n'y a qu'un seul instrument et plusieurs causes principales, on
aura plusieurs êtres actifs, mais une seule action. Par exemple, si plusieurs
hommes tirent un bateau avec un seul câble, il y aura plusieurs êtres qui
tirent, et une seule action de tirer. Si enfin la cause principale et
l'instrument sont uniques, il y aura un seul être actif et une seule action.
Ainsi lorsque le forgeron frappe avec son marteau, un seul frappe, et d'un seul
coup. - Quel que soit le mode d'union de l'intelligence à tel ou tel homme, il
est évident que celle-ci a une supériorité sur les autres facultés, car les
puissances sensibles lui obéissent et sont à son service. Supposons qu'il y ait
pour deux hommes plusieurs intelligences et un seul sens, par exemple que deux
hommes n'aient qu'un seul oeil, il y aurait plusieurs voyants et une seule vision.
Mais, au contraire, s'il n'y a qu'une intelligence, on pourra multiplier autant
qu'on voudra le nombre des instruments à son service, Socrate et Platon ne
formeront qu'un seul être intelligent.
Ajoutez
que l'acte même de penser, qui est l'action de l'intelligence, ne s'accomplit
pas à l'aide d'un autre instrument que l'intelligence elle-même. D'où une
nouvelle conséquence: il n'y aura qu'un seul être qui agit et une seule action.
C'est-à-dire que tous les hommes ne formeraient qu'un seul être intelligent, et
il n'y aurait qu'un seul acte intellectuel, je veux dire: envers un même objet
de pensée.
Mon
acte intellectuel pourrait se distinguer du vôtre en raison de la distinction
de nos images, car l'image de la pierre en moi n'est pas la même que son image
en vous. Mais il faudrait pour cela que l'image, pour autant qu'elle est propre
à chacun de nous, fût la forme de l'intellect possible. Car le même être, agissant
selon diverses formes, produit des actions diverses; de manière analogue, des
formes diverses dans la réalité produisent dans un même oeil plusieurs
sensations visuelles. Or, la forme de l'intellect possible, ce n'est pas
l'image, mais l'espèce intelligible abstraite des images. Une seule
intelligence n'abstrait de diverses images de même espèce qu'une seule espèce
intelligible. Aussi peut-il se trouver plusieurs images de la pierre dans une
même conscience humaine, et cependant on n'en abstraira qu'une seule espèce
intelligible de la pierre. Par elle, l'intelligence d'un seul homme comprend en
un seul acte la nature de la pierre, malgré la multiplicité des images. Donc, en
admettant qu'il n'y ait qu'une seule intelligence pour tous les hommes, la
diversité des images en plusieurs individus ne pourrait causer la diversité des
actes intellectuels en chacun d'eux, comme l'imagine le Commentateur, au livre
III du traité De l’âme. - Il est donc
absolument impossible et inacceptable de n'admettre qu'une seule intelligence
pour tous les hommes.
Solutions:
1. L'âme intellectuelle, tout comme l'ange, ne vient pas
de la matière; elle est néanmoins la forme d'une certaine matière, ce qui ne
convient pas à l'ange. Ce sont donc les divisions de la matière qui fondent la
multiplicité des âmes dans une même espèce; mais il est absolument impossible
qu'il y ait, dans une même espèce, plusieurs anges.
2. L'unité d'une chose est fonction de son mode d'être;
il faut donc juger d'après son être de son aptitude à être multipliée. Or, l'âme
intellectuelle, considérée dans son être, est unie au corps en tant que forme;
et néanmoins elle continue d'exister, une fois le corps détruit. De même, la
multiplicité des âmes est relative à celle des corps, et néanmoins lorsque les
corps sont détruits, les âmes restent une multitude d'êtres.
3. Que l'être intelligent ou son espèce intelligible
soient individués, cela n'exclut pas la connaissance de l'universel; ou alors, les
intelligences pures, qui sont des réalités subsistantes et donc individuelles
ne pourraient pas connaître l'universel. Cet empêchement ne peut venir que de
la matérialité du sujet connaissant ou de l'espèce qui est son moyen de
connaître. L'action, en effet, correspond au mode de la forme de l'être
agissant: l'action de chauffer, à la chaleur; et la connaissance, à l'espèce
par laquelle on connaît. - Or, une essence universelle se trouve divisée en une
multiplicité d'êtres par les principes d'individuation qui viennent de la
matière. Donc, si la forme, qui est le moyen de connaître, est matérielle, non
abstraite des conditions de la matière, elle représentera l'essence du genre ou
de l'espèce, mais seulement en tant que cette essence est diversifiée par les
principes d'individuation; et par suite l'essence ne sera pas connue dans son
universalité. Mais si l'espèce est abstraite des conditions de la matière individuelle,
ce sera une ressemblance de l'essence, abstraction faite de ce qui fonde la
multiplicité. C'est de cette façon qu'on connaît l'universel. Il importe peu
ici de savoir s'il y a ou non plusieurs intelligences; car, même s'il n'y en
avait qu'une, il faudrait que cette intelligence et son espèce intelligible
fussent quelque chose d'individuel.
4. Qu'il y ait une ou plusieurs intelligences, l'objet
de la pensée est un. Cet objet n'est pas lui-même dans l'intelligence mais
seulement sa ressemblance. " Ce n'est pas la pierre qui est dans l'âme, mais
la représentation de la pierre. " Et cependant l'objet de la pensée, c'est
la pierre et non pas la " représentation " de la pierre, à moins que
l'intelligence ne fasse réflexion sur elle-même. Autrement il n'y aurait pas de
sciences des réalités, mais seulement de nos représentations. Or, il arrive que
divers sujets connaissants s'assimilent à une même réalité au moyen de formes
diverses. Et, par le fait que la connaissance se fait par assimilation du sujet
connaissant à la réalité connue, le même objet peut être connu par plusieurs
individus. Ainsi, dans la sensation, plusieurs voient la même couleur à travers
des " espèces " diverses. De même, plusieurs intelligences peuvent
comprendre une même réalité. La différence entre sens et intelligence, dans la
doctrine d'Aristote, consiste en ce que la réalité est perçue par le sens selon
le mode qu’elle possède en dehors de l'âme, c'est-à-dire dans son existence
concrète; mais que l'essence de la réalité, qui est saisie par l'intelligence, est
sans aucun doute en dehors de l'âme, mais n'existe pas sous le mode selon
lequel elle est saisie. En effet, l'essence universelle est connue abstraction
faite des principes d'individuation. Or elle n'existe pas, de cette manière, en
dehors de l'esprit. - Dans la théorie de Platon, la réalité intelligible est
telle en dehors de l'esprit qu'au-dedans, car il admettait que les essences des
choses avaient une existence à part de la matière.
5. La science de l'élève n'est pas la même que celle du
maître. On expliquera plus loin comment l'une est cause de l'autre.
6. S. Augustin veut dire que la pluralité des âmes
n'empêche pas qu'elles appartiennent à une même espèce.
Objections:
1. Il semble qu'il y ait dans l'homme d'autres âmes que
l'âme intellectuelle, à savoir l'âme sensitive et l'âme végétative. Car une
même substance ne peut être à la fois corruptible et incorruptible; or l'âme
intellectuelle ne peut se corrompre, tandis que les autres âmes le peuvent, comme
on l'a dit plus haut. Il ne peut donc y avoir dans l'homme une seule essence
pour ces trois âmes.
2. Même si l'âme sensitive est incorruptible, on peut
objecter ceci: selon Aristote, " ce qui est corruptible n'est pas du même
genre que ce qui est incorruptible ". Or l'âme sensitive du cheval, du
lion et des autres animaux est périssable. Si elle ne l'est pas dans l'homme, elle
n'appartiendra pas au même genre en lui que dans la bête. L'animal se définissant
par son âme sensitive, l'animalité ne formera pas un genre commun à l'homme et
aux bêtes. Ce qui est inadmissible.
3. Selon Aristote, l'embryon est animal avant d'être
homme. Ce serait impossible si l'âme sensitive avait une même essence avec l'âme
intellectuelle. Car il est animal par l'âme sensitive, et homme par l'âme
intellectuelle. il n'y a donc pas dans l'homme une même essence pour les deux
âmes.
4. Selon Aristote encore, le genre se détermine d'après
la matière, et la différence spécifique d'après la forme. " Raisonnable",
qui est dans l'homme cette différence, est relatif à l'âme intellectuelle.
Quant au genre " animal", il lui convient parce qu'il possède un
corps doué d'une âme sensitive. L'âme intellectuelle est avec ce dernier dans le
rapport de forme à matière; elle n'est donc pas identique par essence à l'âme
sensitive, mais elle la suppose comme sujet matériel.
Cependant:
on
lit dans le livre des Dogmes de l’église:
"Nous ne disons pas, comme Jacques et d'autres auteurs syriens, qu'il y a
deux âmes en un seul homme, l'une animale qui vivifie le corps et se trouve
mêlée au sang, l'autre spirituelle qui est au service de la raison; mais nous
disons qu'il y a dans l'homme une seule et même âme., qui vivifie le corps par
sa présence, et se règle elle-même par la raison. "
Conclusion:
Platon
admettait l'existence de plusieurs âmes en un seul corps. Il les distinguait
d'après les organes, et leur attribuait les diverses fonctions vitales: faculté
nutritive dans le foie, affective dans le coeur, connaissante dans le cerveau.
Aristote
rejette cette opinion en ce qui concerne les parties de l'âme qui usent
d'organes corporels pour leur opération. La preuve en est que les animaux qui
peuvent vivre après avoir été coupés en morceaux, présentent dans chacun des
tronçons les diverses opérations de l'âme, tels le sens et l'affectivité. Ce
serait impossible si les différents principes d'opérations, qui seraient
d'essence diverse, étaient distribués en diverses régions du corps.
Quant
à l'âme intellectuelle, Aristote ne détermine pas d'une façon certaine, semble-t-il,
si elle est distincte des autres parties de l'âme par sa seule nature, ou aussi
par sa localisation.
La
théorie de Platon peut être soutenue si l'on admet que l'âme est unie au corps,
non comme une forme, mais comme une cause motrice, ainsi qu'il l'admet
lui-même. Il n'y a pas de contradiction à ce qu'un seul mobile soit mis en
mouvement par plusieurs moteurs, surtout si la motion s'exerce sur différentes
parties du mobile. Mais si nous admettons que l'âme est unie au corps comme une
forme, il est absolument impossible qu'il y ait dans un même corps plusieurs
âmes d'essence différente.
La
première raison en est que l'animal ne serait pas parfaitement un s'il avait
plusieurs âmes. Cette parfaite unité procède de la forme qui donne à une
réalité son existence. C'est le même principe qui donne à une chose l'être et
l'unité. Mais ce qui est désigné par plusieurs formes n'est pas parfaitement un,
par exemple un homme blanc. Si donc l'homme était vivant en raison d'une
première forme qui serait l'âme végétative; s'il était animal par une seconde
forme, l'âme sensi-. tive; et enfin s'il était homme par une troisième, l'âme
rationnelle, il s'ensuivrait que l'homme ne possède pas une parfaite unité.
Aristote présente une argumentation analogue, contre Platon: s'il y avait une
idée de l'animal, et une autre idée du bipède, on n'aurait pas un animal bipède
d'une unité rigoureuse. Pour le même motif, au livre I du traité De l’Âme s'opposant aux philosophes qui
admettent plusieurs âmes pour le corps, il demande quel est le principe qui les
enveloppera toutes, c'est-à-dire qui en fera un seul être. On ne peut répondre
que c'est l'unité du corps, car c'est l'âme qui contient le corps et lui donne
son unité, bien plutôt que le contraire.
Une
seconde raison qui rend cette position intenable est prise du mode
d'attribution. Il peut y avoir une attribution accidentelle entre des prédicats
empruntés à diverses formes, pourvu qu'elles ne soient pas ordonnées par
essence l'une à l'autre, par exemple: le blanc est doux. Mais si elles ont cet
ordre entre elles, il y aura attribution par essence per se du second mode, où
le sujet entre dans la définition du prédicat. Ainsi l'étendue est antérieure à
la couleur; donc, lorsqu'on dira qu'un corps étendu est coloré, ce sera le
second mode d'attribution per se. Supposons que l'on attribue à un être le
prédicat " animal " en raison d'une certaine forme, et en raison
d'une autre forme le prédicat " homme "; on trouve alors
l'alternative suivante: ou bien ces deux formes ne sont pas ordonnées l'une à
l'autre par essence, et l'on n'a qu'une attribution accidentelle; ou bien l'une
des deux âmes est antérieure à l'autre, et l'on a une attribution per se du
second mode. Or, les deux hypothèses sont évidemment fausses: "animal
" est attribué à l'homme en vertu de son essence et non d'une manière
accidentelle; d'autre part " homme " n'entre pas dans la définition
de l'animal, mais c'est le contraire. C'est donc par une seule et même forme
qu'un être est animal et qu'il est homme. Autrement, l'homme ne posséderait pas
vraiment tout ce qui constitue l'animal, - raison pour laquelle il y a
attribution nécessaire d'" animal " à " homme ".
Troisième
preuve: lorsqu'une activité de l'âme est très intense, elle empêche les autres
de s'exercer. Cela n'arriverait pas, si le principe de ces activités n'était
pas essentiellement un.
L'âme,
sensitive, intellectuelle et végétative, ne forme donc dans l'homme qu'une
seule et même âme. On comprendra aisément comment cela peut se faire en
considérant les différentes espèces ou formes des êtres de la nature.
Elles
se distinguent les unes des autres par des degrés de perfection croissante; les
êtres animés sont plus parfaits que les êtres inanimés, les animaux plus que
les plantes, les hommes plus que les animaux. Et il y a encore des degrés à
l'intérieur de chacun de ces genres. Voilà pourquoi Aristote, au livre VIII des
Métaphysiques, compare les espèces
dans les êtres aux nombres qui changent d'espèce selon qu'on ajoute ou
retranche une unité; au livre II du traité De
l’âme, il compare les différentes âmes aux figures géométriques dont l'une
contient l'autre comme le pentagone contient le carré et possède un plus grand
nombre de côtés. L'âme intellectuelle contient donc en sa perfection toute la
réalité de l'âme sensitive des animaux, et de l'âme végétative des plantes. Une
surface à cinq côtés n'a pas deux figures, celle d'un pentagone et celle d'un
carré; car la figure à quatre côtés serait inutile puisqu'elle est contenue
virtuellement dans celle qui en a cinq. Semblablement, Socrate n'est pas homme
par une âme, et animal par une autre, mais par une seule et même âme.
Solutions:
1. Si l'âme sensitive est incorruptible, ce n'est pas en
tant que sensitive. C'est en tant qu'intellectueue que l'incorruptibilité lui
est due. Quand l'âme n'est que sensitive, elle peut être détruite, mais
lorsqu'en plus elle est intellectuelle, elle est incorruptible. Le principe
sensitif ne donne pas l'incorruptibilité, mais ne peut pas non plus la faire
perdre à ce qui est en outre principe d'intellection.
2. Ce ne sont pas les formes qui sont classées dans les
genres et les espèces, mais les êtres composés. L'homme est corruptible, comme
les autres animaux. On distingue le corruptible de l'incorruptible en raison de
la différence des formes; cela ne fait pas que l'homme diffère en genre des
autres animaux.
3. L'embryon n'a d'abord qu'une âme sensitive. Celle-ci
disparaît, et une âme plus parfaite lui succède, qui est à la fois sensitive et
intellectuelle. On le dira avec plus de détails par la suite.
4. Il ne faut pas concevoir que les êtres de la nature
sont distincts de la même manière que les abstractions logiques qui tiennent à
notre façon de comprendre. Car la raison peut comprendre une seule et même
réalité à l'aide de divers concepts. On a dit que l'âme intellectuelle
contenait virtuellement toute la réalité de l'âme sensitive, et quelque chose
de plus. La raison peut donc considérer à part ce qui appartient à l'âme
sensitive comme un élément matériel et imparfait. Elle constate que cet élément
est commun à l'homme et aux animaux, et elle en forme le concept du genre.
Quant au degré de perfection par lequel l'âme intellectuelle est supérieure à
l'âme sensitive, elle le considère comme l'élément formel qui achève l'être
humain, et elle en forme la différence spécifique de l'homme.
Objections:
1. Le Philosophe décrit l'âme comme " l'acte d'un
corps naturel qui a la vie en puissance ". Il y a donc entre l'âme et le
corps le rapport de forme à matière. Mais le corps lui-même possède une forme
substantielle qui lui donne d'être un corps. Donc, antérieurement à l'âme, il y
a dans le corps une forme substantielle.
2. L'homme, comme tout animal, se meut lui-même. "
Toute réalité de ce genre se divise en deux éléments, l'un moteur, et l'autre
mobile", dit Aristote. L'élément moteur dans l'homme, c'est l'âme. Il faut
donc que l'autre élément soit de telle nature qu'il puisse être mis en
mouvement. Or la matière première ne peut l'être, parce qu'elle est pure
puissance, selon Aristote. Bien plus, tout ce qui est mis en mouvement est un
corps. Il doit donc y avoir dans l'homme et dans tout animal un forme
substantielle spéciale qui constitue le corps.
3. La hiérarchie des formes s'établit par rapport à la
matière première. Un ordre se détermine toujours en fonction d'un certain point
de départ. S'il n'y avait pas dans l'homme d'autre forme substantielle que
l'âme intellectuelle, mais que celle-ci fût en relation immédiate avec la
matière première, elle appartiendrait à la classe des formes les plus
imparfaites, car c'est là leur caractéristique.
4. Le corps humain est une combinaison d'éléments. Cette
combinaison ne se réalise pas seulement selon leur matière: on n'aurait alors
qu'une corruption. Les formes élémentaires doivent donc demeurer dans le corps
composé. Mais ce sont des formes substantielles. Il y a donc dans le corps
humain d'autres formes en plus de l'âme intellectuelle.
Cependant:
pour
chaque réalité, il n'y a qu'un être substantiel. Or, c'est la forme
substantielle qui donne cet être. Il n'y a donc qu'une forme pour chaque
réalité. Dans l'homme, c'est l'âme qui est cette forme. Il ne peut donc y en
avoir d'autre en lui que l'âme intellectuelle.
Conclusion:
On
pourrait supposer que l'âme intellectuelle n'est pas unie au corps comme une
forme, mais, selon la théorie platonicienne, qu'elle est seulement cause
motrice; on devrait accorder alors qu'il y a dans l'homme une forme
substantielle spéciale qui donnerait son être au corps apte à recevoir de l'âme
le mouvement. - Mais si, comme on l'a dit, l'âme intellectuelle est forme du
corps, il ne peut y avoir dans l'homme d'autre forme substantielle que cette
âme.
Prouvons-le:
une forme substantielle se distingue d'une forme accidentelle en ce que cette
dernière ne donne pas l'être purement et simplement, mais un certain mode
d'être. Ainsi la chaleur ne donne au sujet qu’elle affecte que d'être chaud.
Lorsqu'une forme accidentelle est produite, on ne dit pas qu'un être est
produit de façon absolue, mais que tel être reçoit telle modalité, telle
manière d'être. Inversement, lorsque la forme accidentelle disparaît, il n'y a
pas destruction de l'être de façon absolue, mais seulement sous un certain
rapport. La forme substantielle, elle, donne l'être absolument. En conséquence,
sa présence est cause d'une production pure et simple de l'être, et sa
disparition est cause d'une destruction absolue. Ce qui explique l'opinion des
anciens " physiciens "; pour eux la matière première était une
réalité en acte: le feu, l'air ou quelque autre élément. Aussi
n'admettaient-ils pas qu'il y eût jamais production ou destruction pure et
simple, mais que tout devenir était un changement qualitatif. - Si en plus de
l'âme intellectuelle, il préexistait dans la matière une forme substantielle
quelconque, qui donnerait au sujet de l'âme d'être en acte, il faudrait donc
conclure: l'âme ne donne pas l'être de façon absolue; elle n'est pas une forme
substantielle; il n'y a pas de génération pure et simple, lorsqu'elle disparaît,
mais seulement sous un certain rapport. Or tout cela est évidemment faux.
Il
faut donc dire qu'il n'y a aucune forme substantielle dans l'homme que l'âme
intellectuelle. Celle-ci contient par sa vertu l'âme sensitive et l'âme
végétative, mais, de plus, toutes les formes inférieures; et elle fait à elle
seule tout ce que les formes moins parfaites accomplissent dans les autres
êtres. - Il faut en dire autant pour l'âme sensitive chez les bêtes, et l'âme
végétative dans les plantes, et de façon générale pour toutes les formes plus
parfaites, par comparaison avec les imparfaites.
Solutions:
1. Aristote ne dit pas seulement que l'âme est " l'acte
d'un corps", mais " l'acte d'un corps naturel organisé, qui a la vie
en puissance", et que cette puissance " ne rejette pas l'âme hors de
soi ". Dans ce que j'appelle corps l'âme est incluse, comme son acte, de
même que la chaleur est l'acte de l'objet chaud, et la lumière, l'acte du corps
lumineux. Ce qui ne veut pas dire que le corps soit lumineux en dehors de la
lumière, mais qu'il est lumineux par la lumière. Et si l'on définit l'âme comme
ci-dessus, c'est que l'âme donne à la fois d'être un corps, et d'être organisé,
et d'avoir la vie en puissance. L'acte premier (qui est l'être) est en
puissance par rapport à l'acte second, ou opération. Mais une puissance de ce
genre " ne rejette pas", c'est-à-dire n'exclut pas de soi l'acte de
l'âme.
2. L'âme ne met pas le corps en mouvement par son être, c'est-à-dire
en tant qu'elle lui est unie comme une forme, mais par la faculté motrice dont
l'activité implique que le corps est déjà réalisé en acte par l'âme. Ainsi, par
cette vertu motrice, l'âme est ce qui donne le mouvement, et le corps animé est
le mobile.
3. On peut distinguer, en fonction de la matière, différents
degrés de perfection: être, vivre, sentir, penser. Or, la forme supérieure
surajoutée est toujours plus parfaire que la précédente. Celle qui donne à la
matière le premier degré de perfection est la moins parfaite; celle qui donne à
la fois le premier, le deuxième, le troisième et ainsi de suite, est la plus
parfaite; et néanmoins elle s'unit immédiatement à la matière.
4. Pour Avicenne, les formes substantielles des éléments
conservent leur intégrité dans le corps mixte et la combinaison des éléments
consisterait en un état moyen de leurs qualités contraires. - Mais c'est
impossible. Les différentes formes des éléments ne peuvent exister que dans les
diverses parties de la matière. Celles-ci impliquent des dimensions
quantitatives, sans lesquelles la matière n'est pas divisible. Une telle
matière est corporelle. Or, plusieurs corps ne peuvent exister dans le même
lieu. Par suite, les éléments du corps mixte seraient distincts par leur
position dans l'étendue. Nous n'aurons plus alors une véritable combinaison, qui
aboutit à un véritable tout; ce sera une combinaison apparente, qui consiste en
une juxtaposition de parties très petites.
Pour
Averroès, les formes des éléments sont, en raison de leur imperfection, intermédiaires
entre les formes accidentelles et les formes substantielles. Elles sont
susceptibles de plus et de moins. C'est pourquoi l'intensité de leurs qualités
diminue dans la combinaison; elles se trouvent réduites à un état moyen et
composent ainsi une seule forme. Mais cette solution est encore moins
admissible. L'être substantiel de toute réalité consiste en un degré
indivisible d'être. Tout ce qu'on y ajoute ou en retranche amène un changement
d'espèce, comme pour les nombres. Une forme substantielle n'est donc pas
susceptible de plus ou de moins. Il est d'ailleurs tout aussi impossible
d'admettre une réalité intermédiaire entre la substance et l'accident.
La
vraie solution est celle d'Aristote: les formes des éléments demeurent dans le
composé, non pas en acte, mais virtuellement. Leurs qualités demeurent, quoique
atténuées; c'est en elles que réside la vertu des formes élémentaires. Ce mode
de combinaison constitue la disposition propre à recevoir la forme
substantielle du corps composé, soit celle d'une pierre, soit celle d'une âme
d'espèce quelconque.
Objections:
1. Il semble anormal que l'âme intellectuelle soit unie
à un tel corps. En effet, la matière doit être proportionnée à la forme. Or
l'âme intellectuelle est une forme incorruptible. Elle ne doit donc pas être
unie à un corps corruptible.
2. L'âme intellectuelle est une forme de la plus pure
immatérialité. La preuve en est qu'elle possède une opération indépendante de
la matière corporelle. Or, plus un corps est subtil, moins il a de matière.
L'âme devrait donc être unie au corps le plus subtil, au feu, par exemple, et
non pas à un corps mixte, où l'élément terrestre domine.
3. La forme est le principe constitutif de l'espèce.
Aussi les espèces différentes ne dériventelles pas d'une seule forme. Or l'âme
intellectuelle est une forme unique. Elle ne doit donc pas être unie à un corps
composé de parties appartenant à des espèces dissemblables.
4. Plus la forme est parfaite, plus son sujet récepteur
doit être parfait. Or l'âme intellectuelle est la plus parfaite des âmes.
D'autre part les animaux ont le corps pourvu de moyens naturels de protection, par
exemple de poils comme vêtement, de sabots comme chaussure; ils ont aussi des
armes naturelles, griffes, défenses, cornes. Il semble donc que l'âme
intellectuelle n'aurait pas dû être unie à un corps qui est imparfait puisqu'il
est démuni de tels moyens.
Cependant:
Aristote
définit l'âme: "L'acte d'un corps physique organisé qui a la vie en
puissance. "
Conclusion:
Ce
n'est pas la forme qui est ordonnée à la matière, c'est bien plutôt la matière
qui est ordonnée à la forme; et c'est à la forme de nous expliquer pourquoi la
matière est de telle sorte, et non inversement. Or l'âme intellectuelle est, comme
on l'a dit, au plus bas degré des substances spirituelles; car elle n'a pas une
connaissance innée de la vérité, comme les anges, mais il faut qu'à l'aide des
sens, elle la recueille de la multiplicité des choses, comme le montre Denys. -
La nature ne refuse à aucun être le nécessaire. Il fallait donc que l'âme
intellectuelle possédât non seulement la faculté de penser, mais encore celle
de sentir. Or, le sens ne peut fonctionner sans un organe corporel. Il était
donc nécessaire que l'âme intellectuelle fût unie à un corps apte à servir
d'organe au sens. Or tous les sens dérivent du toucher, et l'organe du toucher
doit présenter une combinaison moyenne des contraires, tels que le chaud et le
froid, l'humide et le sec, etc., que le toucher peut percevoir. C'est la raison
pour laquelle ce sens est en puissance aux contraires et peut les connaître.
Aussi, dans la mesure où l'organe du toucher se rapprochera davantage de cette
combinaison moyenne, dans cette mesure même le toucher sera plus fin. Or, l'âme
intellectuelle possède au plus haut degré de perfection la faculté de sentir;
car les qualités de l'être inférieur se trouvent sous un mode plus élevé dans
l'être supérieur; c'est Denys qui le dit. Il fallait donc que le corps auquel
est unie l'âme intellectuelle soit, parmi tous les autres, celui qui
présenterait le plus parfaitement possible cette combinaison moyenne des
contraires. - Pour ce motif, l'homme est celui de tous les animaux qui a le
toucher le plus fin; et, parmi les hommes, ceux qui ont le toucher le plus fin
sont d'intelligence plus pénétrante. Aristote en donne cet indice: "Ceux
qui ont les chairs délicates ont l'esprit délié. "
Solutions:
1. On essaiera peut-être d'éluder cette objection, en
disant que le corps humain était incorruptible avant le péché originel. - La
réponse paràlt insuffisante. Car avant le péché le corps de l'homme fut
immortel non par nature, mais par un don de la grâce divine. Dans le cas
contraire, il n'aurait pas perdu son immortalité; pas plus que le démon ne l'a
perdue. - La véritable solution est la suivante: nous trouvons deux sortes de
condition dans la matière: l'une qui est choisie parce qu'elle proportionne la
matière à la forme, l'autre [qui n'est pas choisie] mais qui découle
nécessairement de cette première condition. Par exemple, pour obtenir une forme
de scie, l'ouvrier choisit du fer, c'est-à-dire une matière qui puisse couper
des corps durs; mais, que les dents de la scie puissent s'émousser et se
couvrir de rouille cela tient aux conditions nécessaires de cette matière. De
même, il faut à l'âme intellectuelle un corps qui présente une combinaison
moyenne d'éléments, mais qu'il soit corruptible, cela tient aux nécessités
d'une telle matière. - Si l'on voulait prétendre que Dieu aurait pu se dérober
à cette nécessité, il faut répondre avec S. Augustin, que la structure des
réalités physiques ne doit pas être appréciée d'après la puissance divine, mais
d'après ce qui convient à la nature des choses. Toutefois, Dieu a apporté un
remède à la mort par le don de la grâce.
2. L'âme intellectuelle n'a pas besoin de corps si l'on
considère seulement son activité rationnelle, mais en raison des facultés sensibles
qui demandent des organes où les éléments soient en proportions égales. Il
fallait donc que l'âme intellectuelle fût unie à un corps déterminé, et non pas
à un simple élément, ni à un corps composé où il y aurait une quantité
excessive de feu; la combinaison ne serait plus bien proportionnée à cause de
la trop grande activité du feu. Mais le corps qui possède cette proportion dans
les éléments est d'un degré d'être assez élevé, parce qu'il n'est pas composé
de contraires, en quoi il a une certaine ressemblance avec les corps célestes.
3. Les parties du corps des animaux, telles que l'oeil, la
main, la chair, les os, etc. n'appartiennent pas à une espèce déterminée; c'est
l'animal entier qui est d'une certaine espèce. Aussi ne peut-on dire, à parler
rigoureusement, qu'elles sont d'espèces différentes, mais qu'elles
correspondent à diverses dispositions. Une telle diversité convient à l'âme
intellectuelle: cette âme en effet est une par essence, mais multiple par ses
facultés; et ses opérations différentes demandent des dispositions variées dans
le corps auquel elle est unie. C'est pourquoi on observe une plus grande
diversité d'organes chez les animaux parfaits que chez les autres, et chez
ceux-ci que dans les plantes.
4. L'âme intellectuelle est en puissance à une infinité
d'actes, du fait qu'ere peut saisir les essences universelles. Il n'était donc
pas possible de lui fixer des jugements instinctifs déterminés, ou même des
moyens spéciaux de défense ou de protection, comme c'est le cas pour les animaux,
dont la connaissance et l'activité sont déterminées à certaines fins
particulières. Au lieu de tous ces instruments, l'homme possède par nature une
raison, et la main, qui est " l'organe des organes", parce qu’elle
peut lui fournir des outils d'une infinité de modèles et pour une infinité
d'usages.
Objections:
1. Toute forme est unie à une matière qui lui est propre
et qui possède certaines dispositions. Ces dernières sont des accidents. Il
faut donc admettre dans la matière certains accidents, avant qu’elle soit unie
à la forme substantielle, et en conséquence avant son union à l'âme.
2. Pour plusieurs formes appartenant à une même espèce, il
faut diverses parties de matière. Cette distinction des parties ne peut être
conçue sans des dimensions dans l'étendue. Il y a donc dans la matière des
dimensions avant son union aux formes substantielles, lorsqu'il y a plusieurs
formes dans une même espèce.
3. Un être spirituel agit sur un corps par le contact de
sa vertu. Or la vertu ou puissance de l'âme, ce sont ses facultés. Il semble
donc que l'âme soit unie au corps par le moyen d'une puissance, c'est-à-dire
d'un accident.
Cependant:
"
l'accident est postérieur à la substance, et dans le temps et par nature",
dit Aristote. On ne peut donc supposer de forme accidentelle dans la matière, antérieurement
à l'âme, qui est forme substantielle.
Conclusion:
Si
l'âme n'était unie au corps que comme une cause motrice, rien n'empêcherait, bien
mieux, il serait nécessaire - qu'il y ait entre l'âme et le corps des
dispositions intermédiaires: une puissance, du côté de l'âme, pour mouvoir le
corps; une certaine aptitude, du côté du corps, pour qu'il puisse recevoir de
l'âme son mouvement.
Mais
si, comme on l'a dit, l'âme intellectuelle est unie au corps comme forme
substantielle, il est impossible qu'une disposition accidentelle intervienne
entre l'âme et le corps ou entre n'importe quelle forme substantielle et sa
matière. La matière est en effet en puissance à recevoir tous les actes dans un
certain ordre: l'acte qui est de soi premier (parmi tous les actes) le sera
donc aussi, dans la matière. Ce premier acte, c'est l'être. On ne peut donc
concevoir que la matière soit chaude ou quantifiée, avant d'être en acte. Mais
l'être en acte lui vient de la forme substantielle, qui donne l'être absolument,
comme on l'a déjà dit. Aucune disposition accidentelle ne peut donc préexister
dans la matière avant son union avec la forme substantielle, et en conséquence
avant son union avec l'âme.
Solutions:
1. La forme la plus parfaite contient virtuellement
toutes les perfections des formes inférieures, on l'a déjà fait voir. Une seule
et même forme donne donc à la matière ses différents degrés de perfection.
C'est par la même forme que l'homme est un être en acte, un corps, un vivant, un
animal, et un homme. Or, à chacun de ces genres correspondent des formes
accidentelles qui lui sont propres. Par suite, on peut concevoir la matière
comme parfaite en son être, avant de la concevoir comme corporelle, et ainsi de
suite; de la même manière, les accidents propres à l'être peuvent être conçus
avant la corporéité. C'est ainsi que, dans la matière, des dispositions peuvent
être considérées comme présupposées à la forme, non pas à vrai dire à tout ce
que fait la forme mais à ce qu’elle fait d'ultime et de plus parfait.
2. Les dimensions sont des accidents propres à la
corporéité, laquelle convient à toute matière. Lorsque la matière aura été
conçue comme déterminée par la corporéité avec ses dimensions, alors on pourra
la concevoir comme distincte en diverses parties; de la sorte, on pourra la
concevoir sous diverses formes correspondant aux différents degrés de
perfection. En effet, quoique ce soit une seule et même forme qui donne à la
matière ces différents degrés, on peut cependant en distinguer plusieurs par
abstraction.
3. Une substance spirituelle qui serait unie à un corps
comme cause motrice seulement, le serait par l'intermédiaire de sa puissance, ou
vertu. Mais l'âme intellectuelle est unie au corps comme forme, et donc par son
être; néanmoins elle le gouverne et le met en mouvement par sa puissance
active.
Objections:
1. Il semble que oui, car, dit S. Augustin: "L'âme
gouverne le corps au moyen de la lumière (c'est-à-dire du feu), et de l'air, éléments
qui ressemblent le plus à l'esprit. " Mais ces éléments sont des corps.
C'est donc par l'intermédiaire de certains corps que l'âme est unie au corps
humain.
2. Quand l'union de deux réalités est détruite par la
suppression d'un certain élément, c'est que cet élément leur servait
d'intermédiaire. Or, quand l'esprit vital manque, l'âme se sépare du corps.
L'esprit vital, qui est un corps subtil, est donc intermédiaire entre le corps
et l'âme.
3. Des êtres très différents par essence ne peuvent être
unis que par un intermédiaire. Or l'âme intellectuelle est très différente du
corps, parce qu'elle est incorporelle, et parce qu'elle est incorruptible. Elle
doit donc lui être unie par un intermédiaire qui soit corporel et
incorruptible. Ce sera une lumière céleste, capable d'harmoniser les éléments
et de les unir en un tout.
Cependant:
pour
Aristote " il ne faut pas se demander si l'âme et le corps sont un, pas
plus qu'on ne se le demande pour la cire et son empreinte ". Or
l'empreinte est unie à la cire sans intermédiaire. Il en va donc de même pour
l'âme et le corps.
Conclusion:
Si,
comme le veulent les platoniciens, l'âme était unie au corps à la manière d'une
cause motrice, il faudrait admettre des corps intermédiaires entre l'âme et le
corps de l'homme ou de n'importe quel animal. Il convient en effet à la cause
motrice de mettre en mouvement un être éloigné d'elle par des intermédiaires
plus proches.
Mais,
si l'âme est unie au corps comme une forme ainsi qu'on l'a dit, il est
impossible qu'elle lui soit unie par l'intermédiaire d'un autre corps. La
raison en est que l'unité est toujours fonction de l'être. Or la forme donne
par elle-même l'être en acte à une réalité, puisqu'elle est par essence un acte;
et elle ne donne pas l'être par intermédiaire. Aussi l'unité d'un composé de
matière et de forme est-elle le fait de la forme elle-même, qui est, selon tout
elle-même, unie à la matière comme son acte. Et il n'y a pas d'autre cause
unissante que celle qui donne à la matière d'être en acte, comme dit Aristote.
Par
conséquent, l'opinion de ceux qui admettaient des intermédiaires corporels
entre l'âme et le corps de l'homme est évidemment fausse. Parmi eux, les
platoniciens affirmaient que l'âme intellectuelle possède un corps
incorruptible, qui lui est naturellement uni, dont elle ne se sépare jamais, et
au moyen duquel elle est unie au corps humain corruptible. - Selon d'autres, cette
union se fait par un " esprit " matériel. - Selon d'autres encore, l'âme
est unie au corps par le moyen de la lumière, qui pour eux est corporelle, et
de la nature de la " quinte essence", si bien que l'âme végétative
est unie au corps par la lumière du ciel des étoiles; l'âme sensitive, par
celle du ciel cristallin; et l'âme intellectuelle, par celle du ciel empyrée.
Tout cela est imaginaire et dérisoire, car la lumière n'est pas un corps; la
" quinte essence " ne peut pas entrer en composition dans un corps
mixte d'une façon matérielle, parce qu'elle est inaltérable, mais seulement s'y
unir par sa puissance active; enfin l'âme est unie immédiatement au corps comme
la forme à sa matière.
Solutions:
1. S. Augustin parle de l'âme pour autant qu'elle met le
corps en mouvement: c'est pourquoi il emploie le mot " gouvernement
". Il est d'ailleurs vrai qu'elle meut les parties les plus grossières du
corps par le moyen des plus subtiles. Le premier instrument de la faculté
motrice est l'" esprit vital", selon Aristote.
2. L'" esprit vital " disparaissant, l'union
de l'âme et du corps cesse, mais ce n'est pas parce qu'il joue le rôle
d'intermédiaire, c'est parce que la disposition favorable à l'union disparaît
avec lui. L'" esprit vital " est néanmoins un intermédiaire du
mouvement, comme premier instrument de la faculté motrice.
3. L'âme est en effet très différente du corps, eu égard
aux caractéristiques propres à l'un et à l'autre. Si l'un et l'autre existaient
séparément, il faudrait faire intervenir de nombreux intermédiaires. Mais en
tant que forme du corps, l'âme n'a pas un être distinct de l'être du corps;
elle lui est unie immédiatement par son être. On pourrait dire, de la même
manière, que toute forme, considérée comme acte, est très éloignée de la
matière, qui est seulement un être en puissance.
Objections:
1. Cela ne semble pas admis par Aristote: "Il n'est
pas nécessaire que l'âme soit dans chaque partie du corps, mais que, se
trouvant en un certain point initial du corps, elle fasse vivre les autres
parties. Car chacune d'elles est capable par nature d'exécuter un mouvement qui
lui est propre."
2. L'âme est dans le corps dont elle est l'acte. Mais
c'est l'acte d'un corps organisé. Elle se trouve donc seulement dans un corps
organisé, ce qui n'est pas le cas de toutes les parties du corps humain. L'âme
n'est donc pas tout entière dans chaque partie du corps.
3. D'après le traité De
l’âme, le rapport qui existe entre une partie de l'âme et une partie du
corps, par exemple la vue et la pupille de l'oeil, se retrouve de même entre
l'âme et le corps, pris dans leur totalité. Si l'âme tout entière est dans
chaque partie du corps, il faudra que toute partie du corps soit un animal.
4. Toutes les facultés de l'âme ont leur principe dans
son essence. Donc, si l'âme est tout entière dans chaque partie du corps, toutes
les facultés de l'âme s'y trouveront aussi, par exemple la vue dans l'oreille, l'ouïe
dans l'oeil. Ce qui est inadmissible.
5. Si toute l'âme était dans chaque partie du corps, chacune
d'elles dépendrait immédiatement de l'âme. En ce cas, il n'y aurait pas de
partie dépendante d'une autre, ni de partie plus importante qu'une autre. Ce
qui est évidemment faux. L'âme n'est donc pas tout entière dans chaque partie
du corps.
Cependant:
selon
S. Augustin, " l’âme se trouve tout entière dans la totalité du corps, et
tout entière dans chaque partie ".
Conclusion:
Si
l'âme était unie au corps seulement comme cause motrice, on pourrait admettre
qu’elle n'est pas dans toute partie du corps, mais uniquement dans l'une
d'elles, par laquelle elle pourrait mouvoir les autres. Mais du fait que l'âme
est unie au corps comme sa forme, elle doit se trouver dans tout le corps et
clans chacune de ses parties, car elle n'est pas une forme accidentelle, mais
substantielle. Or, la forme substantielle constitue non seulement la perfection
du tout, mais encore de chaque partie. Le tout étant en effet composé de
parties, lorsque la forme d'un tout ne donne pas l'être aux diverses parties du
corps, elle consiste en un simple assemblage ou ordre de parties, comme l'est
par exemple la forme d'une maison. Mais une telle forme est accidentelle, tandis
que l'âme est une forme substantielle; elle doit donc être la forme et l'acte
non seulement du tout, mais encore de chacune des parties. En conséquence, lorsque
l'âme quitte le corps, on ne parle plus d'animal ou d'homme, si ce n'est de la
manière équivoque dont on parle d'un animal peint ou sculpté; et il en va de
même pour la main ou l'oeil, la chair et les os. Un indice, c'est que nulle
partie du corps n'a d'activité lorsqu'il n'y a plus d'âme; et cependant tout ce
qui possède les caractères d'une espèce doit garder l'activité propre à cette espèce.
- Mais l'acte doit se trouver dans le sujet qu'il actue; l'âme doit donc être
dans tout le corps, et dans chacune de ses parties.
Et
maintenant, qu'elle y soit tout entière, voici comment on peut l'établir. Un
tout, c'est ce qui est divisible en parties. Il y aura donc trois sortes de
totalité, selon les trois sortes de division: 1. Un tout peut être divisible en
parties quantitatives, comme le tout d'une ligne, d'un corps. 2. Un tout peut
être divisé logiquement ou réellement en parties de l'essence: par exemple, l'objet
défini se divise selon les parties de la définition, le composé se résout en
matière et en forme. 3. Il y a encore le tout potentiel, qui est divisible du
point de vue de l'étendue de sa vertu en puissance d'action.
Le
premier mode de totalité ne peut convenir aux formes que d'une manière
indirecte, et encore aux formes qui peuvent être indifféremment dans un tout
quantitatif ou dans ses parties. Ainsi la couleur blanche, qu’elle se trouve
sur la surface totale ou sur l'un des segments de cette surface, est
essentiellement la même. Elle est alors divisée d'une manière indirecte, lorsque
la surface est divisée. Mais une forme qui requiert des parties diversement
constituées, telle que l'âme, surtout dans les animaux parfaits, n'est pas dans
le même rapport avec le tout et avec les parties. Ainsi n'est-elle pas
divisible, même indirectement, c'est-à-dire par division quantitative. Le
premier mode de totalité ne peut donc être attribué à l'âme, ni essentiellement
ni d'une manière indirecte. Au contraire, le second mode de totalité, celui de
la définition et de l'essence, convient en propre et essentiellement aux
formes. Il en est de même pour le tout potentiel puisque la forme est principe
des activités.
On
pourrait donc se demander si la couleur blanche est tout entière sur la surface
totale et sur chacune de ses parties. Il faudrait alors distinguer plusieurs
cas: si l'on parle de la totalité d'étendue que la couleur blanche possède
indirectement, elle ne se trouvera pas tout entière en chaque partie de la
surface. On devrait affirmer la même chose à propos du tout potentiel, car la
blancheur qui recouvre toute la surface fait une impression plus vive sur la
vue que celle qui n'en recouvre qu'une partie. Mais s'il s'agit du tout de l'espèce
et de l'essence, la couleur blanche se trouve tout entière en une partie
quelconque de la surface.
Or,
l'âme ne possède, ni par soi ni indirectement, de totalité quantitative. Il
suffit donc d'admettre qu'elle est tout entière dans une partie quelconque du
corps, sous le rapport de la totalité d'essence et de perfection; mais non pas
selon la totalité de sa vertu. Car elle n'est pas selon toute sa puissance dans
chaque partie du corps; au contraire, la faculté de voir est dans l'oeil, celle
d'entendre, dans l'oreille, etc.
Il
faut noter toutefois que l'âme, exigeant des parties différemment organisées, n'est
pas dans le même rapport envers le tout et envers les parties; elle est en
relation avec le tout, premièrement et par soi, comme avec un sujet propre et
bien adapté auquel elle donne sa perfection; elle est en relation avec les
parties, secondairement, en tant qu'elles sont ordonnées au tout.
Solutions:
1. Le Philosophe parle en cet endroit de la faculté
motrice de l'âme.
2. L'âme est l'acte d'un corps organisé en tant que le
corps est son sujet proportionné et immédiatement apte à être perfectionné par
elle.
3. L'animal est composé de l'âme et du corps tout entier,
qui est son sujet immédiat et proportionné. Sous ce rapport, l'âme ne se trouve
pas dans chaque partie. Il n'est donc pas nécessaire que toute partie de
l'animal soit un animal.
4. Il y a des puissances que l'âme possède en tant
qu'elle dépasse par son excellence la capacité du corps: ce sont l'intelligence
et la volonté. Par suite, ces puissances ne se trouvent dans aucune partie du
corps. Les autres facultés appartiennent à la fois à l'âme et au corps. Il
n'est pas nécessaire alors que chacune d'elles se trouve dans chaque partie du
corps, mais seulement dans celle qui est adaptée à l'activité de cette
puissance.
5. On dit qu'une partie du corps est plus capitale
qu'une autre en raison des puissances diverses dont ces parties du corps sont
les organes. Celle qui est l'organe de la puissance principale est la partie
principale du corps, ou encore celle qui est son principal instrument.
Il faut maintenant considérer les
puissances de l'âme, d'abord de façon générale (Q. 77), puis dans le détail (Q.
78).
Dans cette première étude, on recherchera:
1. Si l'essence de l'âme est identique à sa puissance. - 2. S'il y a une ou
plusieurs puissances de l'âme. - 3. Comment on distingue ces puissances. - 4.
Leurs rapports mutuels. - 5. Si l'âme est le sujet de toutes les puissances. -
6. Si les puissances émanent de l'essence de l'âme. - 7. Si une puissance de
l'âme sort d'une autre. - 8. Si toutes les puissances demeurent dans l'âme
après la mort.
Objections:
1. S. Augustin a dit: "L'esprit, la connaissance et
l'amour sont substantiellement dans l'âme, ou, en d'autres termes, essentiellement.
" Et encore: "La mémoire, l'intelligence et la volonté sont une seule
vie, un seul esprit, une seule essence. "
2. L'âme est plus noble que la matière première. Or la
matière première est sa propre puissance. A plus forte raison, l'âme.
3. La forme substantielle est plus simple que la forme
accidentelle. Ce qui le montre, c'est que la forme substantielle ne peut
croître ou décroître, mais possède un être indivisible. Or la forme
accidentelle est sa propre vertu. À plus forte raison la forme substantielle, qui
est l'âme.
4. La puissance sensible est ce par quoi nous sentons;
la puissance intellectuelle, ce par quoi nous pensons. Or "le principe
propre de la sensation et de l'intellection, c'est l'âme " selon Aristote.
L'âme est donc identique à ses puissances.
5. Tout ce qui n'appartient pas à l'essence d'une
réalité est accidentel. Si la puissance de l'âme n'appartient pas à son essence,
elle est donc un accident. Or c'est contraire à la pensée de S. Augustin. Pour
lui, les fonctions notées plus haut "ne sont pas dans l'âme comme dans un
sujet, à la manière dont la couleur, la configuration, ou tout autre mode de la
qualité et de la quantité appartiennent à un corps. Car toute modalité de ce
genre est rigoureusement limitée à son sujet, tandis que l'âme peut encore
connaître et aimer les autres réalités ".
6. Une forme simple ne peut jouer le rôle de sujet. Or
l'âme est une forme simple, puisqu'elle n'est pas composée de forme et de
matière, on l'a dit plus haute. Les puissances de l'âme ne peuvent donc être en
elle comme dans un sujet.
7. Un accident ne peut causer une différence
substantielle. Et cependant " sensible " et " rationnel "
sont des différences substantielles. Or elles sont fondées sur le sens et sur
la raison, qui sont des puissances de l'âme. Ces puissances ne sont donc pas
des accidents. Et de la sorte, la puissance de l'âme est identique à son
essence.
Cependant:
d'après
Denys, " on distingue dans les esprits célestes l'essence, la puissance, et
l'activité ". À plus forte raison, l'essence et la vertu ou puissance
sont-elles distinctes dans l'âme.
Conclusion:
En
dépit de l'affirmation de certains, il est impossible de dire que l'essence de
l'âme soit sa puissance. On le démontrera ici de deux manières.
1. L'être et n'importe quel genre de l'être se divisent
en puissance et acte. Il faut donc que l'un et l'autre se rapportent au même
genre; si l'acte n'appartient pas au genre " substance", la puissance
qui lui est corrélative ne peut appartenir à ce genre. Or, l'activité de l'âme
ne se trouve pas dans le genre substance; en Dieu seul l'activité est sa
substance même, en sorte que la puissance divine, principe de son activité, c'est
l'essence même de Dieu. Mais cela ne peut être vrai ni de l'âme, ni d'aucune
autre créature, comme on l'a dit précédemment de l'ange.
2. C'est impossible encore, à considérer seulement
l'âme. Sous le rapport de l'essence, l'âme est un acte. Si l'essence de l'âme
était le principe immédiat de l'activité, l'être qui possède une âme aurait
donc toujours en acte les opérations vitales, de même qu'il est toujours vivant
en acte. Car l'âme, en tant que forme, n'est pas un acte ordonné à un acte
ultérieur: elle est le terme dernier de la génération. Aussi être encore en
puissance à un autre acte ne lui convient pas sous le rapport de l'essence, c'est-à-dire
comme forme, mais sous le rapport de sa puissance. Aussi l'âme, en tant que
sujet de sa puissance d'opération, est-elle appelée un acte premier ordonné à
un acte second. - Or l'être qui possède une âme n'est pas toujours en acte de
ses opérations vitales. La définition même de l'âme l'indique: elle est
"l'acte d'un corps ayant la vie en puissance", et cependant une telle
puissance n'exclut pas l'existence actuelle de l'âme. L'essence de l'âme n'est
donc pas sa puissance. Aucun être en effet n'est en puissance par rapport à
l'acte, en tant qu'il est acte lui-même.
Solutions:
1. S. Augustin parle ici de l'âme (mens) en tant qu'elle se connaît et s'aime elle-même. De cette
façon, la connaissance et l'amour sont substantiellement ou essentiellement
dans l'âme pour autant qu'il s'agit de la connaître et de l'aimer elle-même:
car la substance, l'essence de l'âme, est connue et aimée. - Même
interprétation, lorsqu'il parle " d'une seule vie, d'un seul esprit, d'une
seule essence ". - Ou encore, selon une autre explication, cette manière
de parler est juste si l'on pense à la relation qu'un tout potentiel soutient avec
ses parties. Le cas de ce tout est intermédiaire entre celui du tout universel
et celui du tout intégral. Le tout universel se trouve en chacune de ses
parties avec toute son essence et toute sa puissance: ainsi " animal
" par rapport à l'homme et au cheval. On peut donc attribuer
rigoureusement ce tout à l'une quelconque des parties. Quant au tout intégral, il
n'est en aucune manière en entier dans chacune des parties. L'attribution ne
peut donc se faire à chacune d'elles, prise individuellement; on peut néanmoins
le faire d'une manière impropre, en attribuant ce tout à l'ensemble des parties;
on dit ainsi que le mur, le toit, les fondations sont la maison. Le tout
potentiel est bien en chaque partie avec toute l'essence, mais non avec sa
puissance entière. On pourra donc en faire l'attribution à l'une quelconque des
parties, mais non aussi rigoureusement que dans le cas du tout universel. Et
c'est ainsi que S. Augustin entend que la mémoire, l'intelligence et la volonté
sont l'essence même de l'âme.
2. L'acte auquel la matière première est en puissance
est la forme substantielle. C'est pourquoi la puissance de la matière n'est pas
autre chose que son essence.
3. L'action, comme l'être, appartient au composé; c'est
en effet à l'être existant qu'il appartient d'agir. Or, le composé existe
substantiellement par la forme substantielle, et il agit par la puissance qui
suit cette forme. En conséquence, la forme accidentelle active est avec la
forme substantielle de l'être qui agit (ainsi la chaleur avec le feu) dans le
même rapport que la puissance de l'âme avec son essence.
4. C'est de la forme substantielle que la forme
accidentelle tient d'être principe de l'action. La forme substantielle est donc
le principe premier de l'action, mais non son principe prochain. C'est le sens
de l'affirmation d'Aristote: "Ce par quoi nous comprenons et sentons, c'est
l'âme. "
5. Si l'on entend par "accident" ce qui
s'oppose à la substance, alors il n'y a pas de milieu entre substance et
accident. Car leur opposition s'obtient par affirmation et négation: être dans
un sujet, ne pas être dans un sujet. En ce sens, la puissance de l'âme, du fait
qu’elle n'est pas son essence, est un accident, classé dans la seconde espèce
de la Qualité. - Mais si l'on entend par " accident " l'un des cinq
prédicables, on peut trouver un intermédiaire entre l'accident et la substance.
En effet, tout ce qui est essentiel à une réalité appartient à la substance.
Cependant tout ce qui ne lui est pas essentiel ne peut être appelé accident
prédicable, mais cela seul qui n'est pas causé par les principes essentiels de
l'espèce. Car le " propre " ne fait pas partie de l'essence de la
réalité; mais il est causé par les principes essentiels de l'espèce; il est
intermédiaire entre l'essence et l'accident entendu au sens d'accident
prédicable. C'est de cette façon qu'on peut considérer les puissances de l'âme
comme intermédiaires entre la substance et l'accident, en tant que propriétés
naturelles de l’âme. Quant à l'expression de S. Augustin: "ne sont pas dans
l'âme comme dans un sujet, à la manière dont la couleur, la configuration, ou
tout autre mode de la qualité et de la quantité appartiennent à un corps. Car
toute modalité de ce genre est rigoureusement limitée à son sujet, tandis que
l'âme peut encore connaître et aimer les autres réalités", il faut la
comprendre comme plus haut (sol. 1), c'est-à-dire: dans leur rapport à l'âme, non
pas en tant qu’elle aime et connaît, mais en tant qu'elle est aimée et connue.
Et voici la marche de sa preuve: Si l'amour était dans l'âme aimée comme un
accident dans un sujet, il s'ensuivrait que l'accident dépasserait le sujet où
il se trouve, puisqu'il est d'autres réalités que l'âme qui sont objets
d'amour.
6. Bien que l'âme ne soit pas composée de matière et de
forme, elle est néanmoins en puissance sous un certain rapport, nous l'avons
dit, ce qui lui permet d'être sujet pour l'accident. L'affirmation avancée dans
cette objection s'applique à Dieu qui est Acte pur, et c'est pour lui que Boèce
en fait usage.
7. On n'établit pas les différences substantielles
" rationnel " et " sensible " à partir des facultés, sens
et raison, mais à partir de l'âme sensitive et rationnelle elle-même. Toutefois,
les formes substantielles, inconnaissables pour nous en elles-mêmes, n'étant
connues que par leurs accidents, rien n'empêche de dénommer par ces derniers
les différences substantielles.
Objections:
1. Il semble qu'il n'y ait qu'une seule puissance dans
l'âme. Car l'âme intellectuelle possède à un très haut degré la ressemblance
divine. Or en Dieu il n'y a qu'une seule et simple puissance. Il en va donc de
même dans l'âme intellectuelle.
2. Plus une puissance active est élevée dans l'ordre de
l'être, plus son unité est profonde. Mais l'âme intellectuelle surpasse en
puissance toutes les autres formes. Il lui convient donc, plus qu'à elles
toutes, de ne posséder qu'une seule puissance.
3. L'action appartient à l'être en acte. Or, c'est par
la même essence que l'homme possède l'être selon divers degrés de perfection.
Ce sera donc par la même puissance qu'il accomplira les actions qui
correspondent à ces différents degrés.
Cependant:
le
Philosophe met plusieurs puissances dans l'âme.
Conclusion:
Il
est nécessaire d'admettre une pluralité de puissances dans l'âme. Pour
l'établir, reconnaissons, avec Aristote au traité Du Ciel, que les réalités inférieures ne peuvent atteindre à la
perfection du bien, mais seulement à un état imparfait et cela au moyen de
mouvements peu nombreux; les réalités supérieures au contraire arrivent à la
perfection, et par un grand nombre de mouvements; mais il en est encore de plus
élevées, celles qui parviennent à la perfection au moyen d'un petit nombre de
mouvements. Le degré suprême se trouve chez celles qui la possèdent sans aucun
mouvement. Par exemple, c'est avoir la moins bonne santé que de ne pouvoir
l'obtenir parfaitement, mais médiocrement, moyennant quelques remèdes; sera en
meilleure disposition celui qui peut obtenir une parfaite santé, avec de
nombreux remèdes; cet autre le sera mieux encore, qui n'aura besoin que de peu
de remèdes. La disposition excellente sera d'avoir sans aucun remède une
parfaite santé.
Concluons
donc: les réalités inférieures à l'homme parviennent à quelques biens
particuliers; aussi n'ont-elles d'actions et de puissances que peu nombreuses
et strictement déterminées. L'homme peut arriver au bien universel et parfait, car
il peut obtenir la béatitude. Il occupe cependant, par nature, le dernier rang
parmi les êtres à qui convient la béatitude. Aussi l'âme humaine a-t-elle
besoin d'opérations et de vertus nombreuses et diverses. Pour les anges, une
aussi grande diversité ne convient pas. Et en Dieu, il n'y a ni puissance ni
action en dehors de son essence.
Il
est une autre raison pour laquelle l'âme humaine est douée d'un grand nombre de
puissances différentes; c'est qu'elle est la frontière du monde spirituel et du
monde corporel; c'est pourquoi les puissances de l'un et de l'autre s'unissent
en elle.
Solutions:
1. L'âme humaine ressemble à Dieu davantage que les
créatures inférieures, parce qu'elle peut atteindre à la perfection du bien.
Toutefois, c'est par le moyen de puissances nombreuses et d'ordre différent;
c'est en cela que d'autres êtres lui sont supérieurs.
2. Une puissance parfaitement une est supérieure à
d'autres si elle atteint les mêmes résultats que celles-ci. Mais une puissance
multiforme sera supérieure à d'autres si elle a pouvoir sur un plus grand
nombre de choses.
3. Une réalité unique n'a qu'un être substantiel, mais
elle peut avoir plusieurs opérations. Il n'y a donc qu'une essence de l'âme, mais
plusieurs puissances.
Objections:
1. On ne détermine pas l'espèce d'un être par ce qui lui
est postérieur ou extrinsèque. Or, l'acte est postérieur à la puissance, et
l'objet lui est extrinsèque. Ils ne peuvent donc servir à distinguer les
espèces de puissance.
2. Les contraires sont des réalités qui diffèrent
absolument l'une de l'autre. Si l'on distinguait les puissances d'après leurs
objets, il s'ensuivrait qu'il n'y aurait pas une seule et même puissance pour
les contraires. Ce qui est évidemment faux dans presque tous les cas; car il y
a une même faculté de voir pour le blanc et pour le noir, un même goût pour le
doux et pour l'amer.
3. En supprimant la cause, on supprime l'effet. Si la
diversité des puissances dépendait de la diversité des objets, le même objet ne
pourrait avoir relation à diverses puissances. Or c'est faux, car c'est le même
objet que la puissance connaissante connaît et que la puissance affective
désire.
4. Ce qui cause essentiellement un effet, produit ce
même effet dans tous les cas. Or, des objets divers, qui ont rapport à diverses
puissances, ont en même temps rapport à une seule et même puissance; par
exemple, le son et la couleur se réfèrent à la vue et à l'ouïe comme à des
puissances différentes, et cependant ils ont encore rapport à une seule et même
puissance, le sens commun. Il n'y a donc pas à distinguer les puissances
d'après la différence des objets.
Cependant:
les
réalités subordonnées se distinguent d'après celles qui leur sont antérieures.
Or, d'après Aristote, " les actes et opérations sont logiquement
antérieurs aux facultés, et de plus les opposés (c'est-à-dire les objets) sont
antérieurs aux actes ". Les puissances se distinguent donc d'après les
actes et les objets.
Conclusion:
La
puissance comme telle est ordonnée à l'acte. La nature de la puissance doit
donc être déterminée d'après l'acte auquel elle s'ordonne. Les puissances se
diversifieront donc selon que se diversifient les actes. Or la raison formelle
d'un acte se diversifiera selon que se diversifie la raison formelle de son
objet. Car tout acte se réfère soit à une puissance active, soit à une puissance
passive. Or, l'objet, quand il a rapport à l'acte d'une puissance passive, est
cause motrice; la couleur est principe de la vision pour autant qu'elle met en
mouvement la faculté de voir. Mais, par rapport à l'acte d'une puissance active,
l'objet est un terme et une fin. Par exemple, l'objet de la faculté de croître,
c'est une quantité achevée, terme de la croissance. L'acte reçoit donc son
espèce de ces deux principes: le principe moteur et la fin, ou terme. L'acte de
chauffer diffère de l'acte de refroidir, en tant que le premier procède d'un
corps chaud pour produire la chaleur dans un autre, et le second d'un corps
froid pour produire le froid. La diversité des puissances doit donc s'établir
d'après les actes et les objets.
Il
faut cependant noter que les modalités accidentelles ne changent pas l'espèce.
Il est accidentel à l'animal d'être coloré; aussi le genre animal n'est-il pas
divisé en espèces d'après la couleur, mais en fonction d'une différence
essentielle: celle qui affecte l'âme sensitive, qui tantôt est unie à la raison
et tantôt ne l'est pas. En conséquence, " rationnel " et "
irrationnel " sont les différences essentielles du genre animal, et
fondent la distinction de ses espèces.
Ce
n'est donc pas n'importe quelle différence dans les objets qui est principe de
distinction des puissances de l'âme, mais une différence affectant cela même à
quoi la puissance est de soi ordonnée. Par exemple, le sens se rapporte de soi
à la " qualité sensible", dont les divisions essentielles sont la couleur,
le son, etc. Il y aura donc une puissance sensible pour la couleur, c'est la
vue; une pour le son, c'est l'ouïe. Mais s'il arrive qu'une " qualité
sensible " telle que la couleur se trouve affecter un musicien ou un
grammairien, un grand ou un petit corps, un homme ou une pierre, de telles
différences n'entraînent pas une distinction des puissances de l'âme.
Solutions:
1. L'acte est postérieur à la puissance sous le rapport
de l'existence, il est cependant antérieur dans l'ordre d'intention et pour la
raison, à la manière dont la fin est antérieure à la cause efficiente. Quant à
l'objet, bien qu'il soit extrinsèque, il est néanmoins le principe ou le terme
de l'acte. Or, il y a proportion entre le principe et la fin, et les éléments
intrinsèques d'une réalité.
2. Si une puissance quelconque avait un rapport
essentiel à l'un des contraires, comme à son objet, il faudrait une autre
puissance pour l'autre contraire. Or, la puissance de l'âme ne se réfère pas
essentiellement à l'aspect propre d'un des contraires, mais à l'aspect commun
aux deux; par exemple, la faculté de voir ne se rapporte pas directement au
blanc, mais à la couleur. La raison en est que l'un des contraires est d'une
certaine manière le principe de l'autre, car ils sont entre eux dans la
relation du parfait à l'imparfait.
3. Rien n'empêche qu'une réalité soit la même par son
sujet, et soit diverse pour la raison. C'est pourquoi elle peut avoir rapport à
différentes facultés de l'âme.
4. Une faculté supérieure se réfère par nature à un
objet plus universel qu'une faculté inférieure; car plus la puissance est
parfaite, plus son objet est étendu. Aussi peut-il se faire que plusieurs
réalités puissent être groupées sous un même aspect objectif, auquel se réfère
de soi la faculté supérieure, et que cependant elles diffèrent comme objets
propres des facultés inférieures. Il peut donc y avoir des objets divers
appartenant à des puissances inférieures distinctes, et qui cependant sont
soumises à une seule faculté supérieure.
Objections:
1. Il semble qu'il n'y ait pas d'ordre entre les
puissances de l'âme. En effet, lorsque des réalités sont classées sous une même
division, il n'y a entre elles ni avant ni après, elles sont données
simultanément. Or c'est le cas des puissances de l'âme. Il n'y a donc pas
d'ordre entre elles.
2. Les puissances de l'âme ont rapport aux objets et à
l'âme elle-même. Par rapport à l'âme, il n'y a pas d'ordre entre elles, puisque
l'âme est une. Même conclusion par rapport aux objets, puisqu'ils sont divers
et absolument disparates, par exemple, la couleur et le son.
3. Lorsque des puissances sont ordonnées entre elles, l'activité
de l'une dépend de l'activité de l'autre. Mais cela n'arrive pas dans les puissances
de l'âme, car la faculté de voir peut fonctionner sans celle d'entendre, et
inversement. Il n'y a donc pas d'ordre entre les puissances de l'âme.
Cependant:
Aristote
compare les parties ou puissances de l'âme à des figures géométriques. Or, il y
a des rapports d'ordre entre les figures; et donc aussi entre les facultés de
l'âme.
Conclusion:
L'âme
est une, et ses puissances sont multiples. Or le multiple sort de l'un selon un
certain ordre. Un certain ordre entre les facultés de l'âme est donc nécessaire.
On
trouve trois espèces d'ordre entre elles: les deux premières se prennent des
relations de dépendance d'une puissance envers une autre; la troisième d'après
la hiérarchie des objets. Une puissance peut dépendre d'une autre, soit selon
l'ordre de la nature, en tant que les êtres parfaits passent naturellement
avant les êtres imparfaits; soit selon l'ordre de génération et de succession
temporelle, en tant que l'être imparfait s'achemine vers le parfait.
Selon
la première espèce d'ordre, les facultés intellectuelles ont priorité sur les
facultés sensibles; c'est pourquoi elles les gouvernent et leur commandent. De
la même manière, les facultés sensibles ont priorité sur les puissances de
l'âme végétative. - Dans la deuxième espèce d'ordre, le rapport est inverse.
Car les puissances végétatives sont antérieures, dans l'ordre de génération, aux
facultés sensibles; c'est ainsi qu'elles préparent le corps pour que ces
dernières puissent agir. Même rapport entre les facultés sensibles et les
facultés intellectuelles. - Selon la troisième espèce d'ordre, certaines
puissances sensibles sont ordonnées entre elles, comme la vue, l'ouïe, l'odorat.
Car ce qui est visible prend naturellement le premier rang; parce que l'être
visible est commun aux corps célestes et aux corps inférieurs. Ce qui est
sonore se réalise dans l'air, qui a une priorité de nature sur la combinaison
d'éléments qui produit l'odeur.
Solutions:
1. On trouve en certains genres des espèces où il y a
relation d'avant et d'après: tels les nombres et les figures, quant à leur
existence. On dit cependant qu'ils sont donnés simultanément, en tant qu'ils
sont classés sous un même genre.
2. L'ordre des puissances de l'âme est déterminé: et par
rapport à l'âme qui est apte à diverses activités selon un certain ordre, bien
qu'elle reste une, selon son essence; et par rapport aux objets, et même par
rapport aux actes, comme on l'a dit.
3. Cette objection n'a de valeur que dans le cas des
puissances où l'on n'observe que la troisième espèce d'ordre. Celles où se
trouvent les deux autres espèces sont constituées de telle sorte que l'acte de
l'une dépend de l'acte de l'autre.
Objections:
1. Il semble que toutes les puissances de l'âme sont en
elle comme dans leur sujet, car il y a même rapport entre l'âme et les
puissances qui lui appartiennent qu'entre le corps et les puissances
corporelles. Mais le corps est le sujet de ses puissances. Il en va donc de
même pour l'âme.
2. Les opérations des puissances psychiques sont
attribuées au corps à cause de l'âme. Pour Aristote, en effet, " l'âme est
l'origine première de nos sensations et de nos pensées ". Or, les
principes propres des actes de l'âme sont les puissances. Donc celles-ci sont
d'abord dans l'âme.
3. Selon S. Augustin, il est certains états d'âme, la
crainte par exemple, qui ne dépendent pas du corps, bien mieux, qui sont
éprouvés sans le corps; d'autres au contraire en dépendent. Mais si la
puissance sensible n'était pas uniquement dans l'âme comme dans son sujet, elle
ne pourrait rien éprouver sans le corps. L'âme est donc le sujet de la
puissance sensible et, pour la même raison, de toutes les autres puissances.
Cependant:
Aristote
écrit au traité Du Sommeil et de la
Veille: "Sentir n'appartient en propre ni à l'âme ni au corps", mais
au composé humain. La puissance sensible a donc ce composé pour sujet. L'âme
n'est donc pas seule le sujet de toutes les puissances.
Conclusion:
Le
sujet d'une puissance d'opération, c'est ce qui est capable d'agir; car tout
accident exprime la nature de son sujet propre. Or c'est le même être qui est
capable d'agir et qui agit. Le sujet de la puissance est donc l'être qui
possède l'opération de cette puissance, selon Aristote, au commencement du même
traité.
Or
nous savons qu'il y a dans l'âme des opérations qui s'exercent sans organe
corporel; ainsi, penser et vouloir. Par conséquent, les puissances qui sont les
principes de ces opérations sont dans l'âme comme dans leur sujet. Mais il est
d'autres opérations dans l'âme, et qui s'accomplissent par des organes
corporels; par exemple, la vision par l'oeil, l'audition par l'oreille. Et de
même toutes les autres opérations de la vie végétative ou sensitive. Par
conséquent, les puissances qui sont les principes de ces opérations ont pour
sujet le composé humain, et non pas seulement l'âme.
Solutions:
1. Toutes les puissances appartiennent à l'âme non pas
comme à leur sujet, mais comme à leur principe; car c'est de l'âme que le
composé humain tient le pouvoir d'accomplir toutes ses opérations.
2. Toutes ces puissances sont dans l'âme avant d'être
dans le composé humain, non pas comme dans leur sujet, mais comme dans leur
principe.
3. Pour Platon, sentir est une opération propre à l'âme,
comme penser. En beaucoup de questions philosophiques, lorsque S. Augustin
utilise des conceptions platoniciennes, il ne les prend pas à son compte, mais
se borne à les citer. Toutefois, dans le cas présent, lorsqu'il dit que l'âme
sent tantôt dans le corps et tantôt sans le corps, cela peut s'interpréter de
deux manières:
1)
Quand je dis " avec ou sans corps", je veux préciser la nature de
l'acte de sentir, en tant qu'il procède de l'être sentant. Il n'y a pas alors
d'état sensible sans corps; car l'acte de sentir ne procède de l'âme qu'au
moyen d'un organe corporel.
2)
Ou bien je veux préciser la nature de cet acte en fonction de l'objet senti.
Alors l'âme sent certains états avec le corps, c'est-à-dire qu'ils se trouvent
dans le corps, une blessure par exemple; mais il est d'autres états qu'elle
éprouve sans le corps, c'est-à-dire que ces états ne se trouvent pas en lui, mais
seulement dans la conscience que l'âme en prend; ainsi se sent-elle triste ou
joyeuse, à l'annonce de quelque événement.
Objections:
1. Il semble que non, car d'un principe simple ne
peuvent procéder des réalités diverses. L'essence de l'âme est une et simple.
Puisque ses puissances sont nombreuses et diverses, elles ne peuvent émaner de
son essence.
2. L'être dont un autre procède est la cause de ce
dernier. Or l'essence de l'âme ne peut être la cause des puissances, comme il
est évident à l'examen des différents genres de causes. Les puissances
n'émanent donc pas de l'essence de l'âme.
3. L'émanation désigne un certain mouvement. Or rien ne
se meut soi-même, si ce n'est selon une partie de soi; on dit par exemple que
l'animal se meut lui-même, parce qu'une partie de son être donne le mouvement
et qu'une autre le reçoit. L'âme non plus, selon Aristote, n'est pas mise en
mouvement. L'âme ne cause donc pas en elle-même ses propres puissances.
Cependant:
les
facultés de l'âme sont des propriétés qu'elle possède par nature. Or le sujet
est cause de ses propres accidents: il est en effet exprimé dans la définition
de chacun d'eux selon Aristote. Les facultés procèdent donc de l'essence de
l'âme comme de leur cause.
Conclusion:
Il
y a entre forme substantielle et forme accidentelle des ressemblances et des
différences. Elles ont en commun d'être en acte, et de faire que quelque chose
soit en acte. Mais elles diffèrent sous deux rapports.
1. La forme substantielle donne l'être absolument, et
son sujet est seulement de l'être en puissance. La forme accidentelle ne donne
pas l'être absolument, mais telle qualité, telle quantité, ou toute autre
modalité, et son sujet, c'est de l'être déjà en acte. On trouvera donc l'être
actuel dans la forme substantielle avant de le trouver dans son sujet; et
puisque ce qui est premier dans un genre est toujours cause, la forme
substantielle causera l'être en acte dans son sujet. Mais à l'inverse, l'actualité
de l'être se trouve dans le sujet de la forme accidentelle avant de se trouver
en celle-ci. C'est pourquoi l'actualité de cette forme est causée par l'actualité
même du sujet; de telle sorte que le sujet reçoit la forme accidentelle pour
autant qu'il est en puissance, mais il la produit pour autant qu'il est en
acte. Cela, nous ne l'affirmons que de l'accident qui est une propriété
essentielle; car, pour l'accident d'origine externe, le sujet ne fait que le
recevoir: ce qui le produit, c'est un principe extérieur.
2. Les formes substantielle et accidentelle diffèrent
encore en ce que la matière est ordonnée à la forme substantielle et parce que
l'élément le moins important est toujours ordonné à celui qui l'est davantage.
A l'inverse, la forme accidentelle a pour rôle de perfectionner le sujet.
D'après
ce qui précède, il est évident que le sujet des puissances de l'âme est soit
seulement l'âme elle-même, qui peut être sujet d'un accident, en tant que
puissance réceptrice, soit le composé. Et ce dernier existe en acte par le fait
de l'âme. En conclusion, toutes les puissances, quel que soit leur sujet: l'âme
seule ou le composé, émanent de l'essence de l'âme comme de leur principe.
Comme on l'a dit, en effet, l'accident est causé par le sujet, en tant que
celui-ci est en acte; il est reçu en lui, en tant que le sujet est en
puissance.
Solutions:
1. D'un principe simple plusieurs effets peuvent
procéder naturellement, selon un ordre déterminé, ou encore en raison d'une
diversité de sujets récepteurs. Ainsi donc, d'une seule et même essence émanent
de nombreuses puissances de nature différente, soit à cause des rapports
d'ordre qu'elles ont entre elles, soit du fait qu'il y a divers organes
corporels.
2. Par rapport à ses propriétés, le sujet est cause
finale, et en un certain sens cause efficiente; et même cause matérielle, comme
sujet récepteur de l'accident. De là, nous pouvons conclure que l'essence de
l'âme est la cause de toutes les puissances, à la fois comme fin et comme
principe actif, et de certaines d'entre elles comme sujet récepteur.
3. Les propriétés émanent de leur sujet non par une
sorte de changement, mais par une sorte de rejaillissement naturel. Ainsi une
modalité d'être rejaillit naturellement d'une autre: par exemple, à partir de
la lumière, la couleur.
Objections:
1. Lorsque plusieurs réalités commencent d'être en même
temps, l'une ne peut sortir de l'autre. Or toutes les puissances sont créées en
même temps que l'âme. L'une d'entre elles ne peut donc sortir d'une autre.
2. Une puissance émane de l'âme, comme l'accident émane
de son sujet. Mais une puissance de l'âme ne peut être le sujet d'une autre
puissance, puisqu'il n'y a pas d'accident de l'accident. Elles ne peuvent donc
procéder l'une de l'autre.
3. L'opposé ne naît pas de son opposé, mais tout être
naît d'un être semblable selon l'espèce. Or, les puissances se distinguent comme
des opposés, ainsi que des espèces diverses. L'une d'elles ne procède donc pas
d'une autre.
Cependant:
on
connaît les puissances par leurs actes. Or l'acte d'une puissance est causé par
l'acte d'une autre puissance; par exemple l'acte de l'imagination par l'acte du
sens. En conséquence, une puissance de l'âme est causée par une autre.
Conclusion:
Dans
les réalités qui, selon un certain ordre naturel, procèdent d'un même principe,
celui-ci est cause d'elles toutes, et la plus proche du principe est cause en
quelque façon des plus éloignées. On l'a dit: il y a plusieurs espèces d'ordre
entre les puissances de l'âme. Il y a donc des puissances de l'âme qui
procèdent de l'essence par l'intermédiaire d'une autre puissance.
Mais
l'essence de l'âme est pour ses puissances un principe actif et une fin, comme
aussi un sujet récepteur, soit à elle seule, soit en même temps que le corps.
Or le principe actif et la cause finale sont plus parfaits; le sujet récepteur,
comme tel, moins parfait. Par suite, les puissances de l'âme qui ont une
priorité dans l'ordre de perfection et de nature, sont principes des autres à
la manière des causes efficiente et finale. Nous voyons en effet que le sens a
pour la fin l'intelligence, mais la réciproque n'est pas vraie. En effet, le
sens est comme une participation incomplète de l'intelligence. On peut donc
dire qu'il procède naturellement de l'intelligence, comme l'imparfait du
parfait. - Mais si l'on considère l'ordre de réceptivité, ce sont au contraire
les puissances les moins parfaites qui sont principes des autres. L'âme, par
exemple, en tant qu'elle possède la puissance de sentir, est un sujet, une
matière en quelque sorte, par rapport à l'intelligence. C'est pourquoi les
puissances moins parfaites sont antérieures aux autres, dans l'ordre de
génération: en effet, l'animal est engendré avant l'homme.
Solutions:
1. Toute puissance émane de l'essence non par changement,
mais par une sorte de rejaillissement naturel; et cependant elle existe en même
temps que l'âme. Il faut dire la même chose d'une puissance quelconque par
rapport à une autre.
2. Un accident ne peut être absolument parlant le sujet
d'un autre accident. Mais il y a un ordre de réceptivité dans la substance;
ainsi la quantité est reçue avant la qualité. De cette façon, l'on peut dire
qu'un accident est le sujet d'un autre, telle l'étendue pour la couleur, en ce
sens que la substance reçoit tel accident par l'intermédiaire d'un autre. Ce
rapport peut également être affirmé des puissances de l'âme.
3. L'opposition qu'on trouve entre les puissances de
l'âme est celle du parfait à l'imparfait. La même opposition se rencontre entre
les espèces de nombres et de figures. Ce genre d'opposition n'empêche pas que
l'une tire son origine de l'autre. Car il est naturel que l'imparfait procède
du parfait.
Objections:
1. Il semble que toutes les puissances de l'âme
demeurent dans l'âme séparée du corps. Car l'auteur du livre De l’esprit et de l’âme écrit: "L'âme
s'éloigne du corps, emportant avec elle le sens et l'imagination, la raison, l'intellect
et l'intelligence, le concupiscible et l'irascible. "
2. Les puissances de l'âme sont ses propriétés
naturelles. Or une propriété est toujours inhérente à son sujet et n'en est
jamais séparée. Les puissances de l'âme demeurent donc en elle, même après la
mort.
3. Les puissances de l'âme, et même les puissances
sensibles, ne perdent pas leur force lorsque le corps se débilite. - Comme il
est dit au traité De l’âme, " si
un vieillard recevait l'oeil d'un jeune homme, il verrait aussi bien que lui
". Or la perte de la force est un acheminement vers la corruption. Les
puissances de l'âme ne se corrompent donc pas en même temps que le corps, mais
demeurent dans l'âme séparée.
4. La mémoire est une faculté de l'âme sensitive. Mais
la mémoire demeure dans l'âme séparée. Dans l'évangile (Lc 16, 23) il est dit
au mauvais riche dont l'âme seule se trouve en enfer: "Souviens-toi que tu
as été comblé de biens pendant ta vie. " La mémoire demeure donc dans
l'âme séparée, et par conséquent les autres puissances de la partie sensitive
de l'âme.
5. La joie et la tristesse sont des états du
concupiscible, qui est une puissance de l'âme sensitive. Or, il est sûr que les
âmes séparées s'attristent des peines ou se réjouissent des récompenses qui
sont leur partage. Donc cette puissance affective demeure dans l'âme séparée.
6. L'âme, au moment où le corps gît insensible mais non
pas encore mort, perçoit certaines visions imaginaires; selon S. Augustin elle
éprouverait le même état après la mort lorsqu'elle est effectivement séparée du
corps. Or l'imagination est une puissance sensitive. Ainsi donc une puissance
de ce genre demeure dans l'âme séparée, et par conséquent toutes les autres.
Cependant:
on
lit dans le livre des Dogmes de l’église:
"L'homme est constitué par deux substances, l'âme avec sa raison, la chair
avec ses sens. " Donc la chair ayant achevé sa fonction, les puissances
sensibles ne demeurent pas.
Conclusion:
L'âme
est le seul principe de toutes ses puissances, on l'a déjà dit. Mais certaines
n'ont pas d'autre sujet que l'âme: telles l'intelligence et la volonté. Ces
facultés demeurent donc nécessairement dans l'âme, une fois le corps détruit.
D'autres ont pour sujet le composé humain: ainsi toutes les puissances de l'âme
sensitive et végétative. Or, le sujet étant détruit, l'accident ne peut
persister. Aussi, lorsque le composé se désagrège, ces puissances ne demeurent
pas sous un mode actuel, mais seulement virtuel; elle sont dans l'âme comme
dans leur principe et leur racine.
Il
est donc faux d'affirmer, comme certains, que ces puissances demeurent dans
l'âme même lorsque le corps est détruit. Et encore plus faux que les actes de
ces puissances demeurent dans l'âme séparée, car ces puissances n'ont
d'activité qu'au moyen d'organes corporels.
Solutions:
1. Ce livre ne fait pas autorité. Il peut donc être
négligé avec autant de facilité qu'on en a apporté en l'écrivant. On peut
néanmoins répondre que l'âme emporte avec elle ces puissances sensibles sous un
mode non actuel, mais virtuel.
2. Les puissances dont nous disons qu'elles ne demeurent
pas sous un mode actuel dans l'âme séparée, ne sont pas des propriétés de l'âme
seule mais du composé humain.
3. On dit que ces puissances ne perdent pas leur force
lorsque le corps se débilite, parce que l'âme, leur principe d'activité, est
immuable.
4. Cette manière de se souvenir doit s'entendre de la
mémoire, pour autant que S. Augustin attribue cette faculté à l'esprit, et non
selon qu'elle est une puissance de l'âme sensitive.
5. Tristesse et joie sont dans l'âme séparée comme des
états de l'affectivité, non pas sensible, mais spirituelle. Elles se trouvent
aussi chez les anges.
6. Il s'agit ici d'une recherche et non d'une
affirmation de S. Augustin. Il a d'ailleurs retouché certains de ces passages.
Étudions maintenant les puissances de
l'âme dans le détail. Il appartient spécialement au théologien de scruter les
puissances intellectuelles et appétitives, puisqu'elles sont le siège de
vertus. Cependant, la connaissance de ces puissances dépend d'une certaine
façon de la connaissance des autres. Aussi allons-nous diviser notre étude en
trois sections: 1. Les puissances dont l'exercice précède celui de
l'intelligence (Q. 78). - 2. Les puissances intellectuelles (Q. 79). - 3. Les
puissances affectives (Q. 80).
1. Les différents genres de puissances dans l'âme. - 2.
Les puissances de l'âme végétative. - 3. Les sens externes. - 4. Les sens
internes.
Objections:
1. Il semble qu'il n'y a pas lieu de distinguer ces cmq
genres différents de puissances que sont la puissance végétative, sensitive, affective,
motrice, intellectuelle. Car les puissances sont des parties de l'âme. Or on
n'y distingue ordinairement que trois parties; les âmes végétative, sensitive
et rationnelle. Il n'y a donc que trois genres de puissances et non pas cinq.
2. Les puissances de l'âme sont le principe des
opérations vitales. Or, la vie se manifeste de quatre manières. Aristote nous
dit en effet: "Admis qu'il y ait plusieurs modes de vivre, nous disons
qu'un être vit, même s'il ne possède que l'un de ces modes: soit l'intelligence,
soit le sens, soit le mouvement et le repos dans l'espace, soit encore le
changement dû à la nutrition avec dépérissement ou croissance. " Il n'y a
donc que quatre genres de puissances de l'âme, l'affectivité étant exclue.
3. Ce qui est commun à toutes les puissances ne peut
être référé à un genre distinct dans l'âme. Or l'appétition convient à
n'importe quelle puissance de l'âme. La faculté de voir tend vers un objet
visible proportionné. Comme dit l'Ecclésiastique (40, 22): "L'oeil désire
la grâce et la beauté, et plus que cela, voir la verdure des champs. " De
même, toute autre puissance désire un objet qui lui convienne. Il ne faut donc
pas faire de l'affectivité un genre spécial de puissance.
4. Le principe du mouvement dans les animaux c'est ou
bien le sens, ou bien l'intellect, ou encore l'affectivité, d'après le traité De l’âme. La faculté motrice ne doit
donc pas être comptée comme un genre spécial de puissance en plus de ces trois.
Cependant:
le
Philosophe déclare admettre comme puissances de l'âme, les puissances
végétative, sensitive, appétitive, motrice, et intellectuelle.
Conclusion:
Il
y a cinq genres différents de puissances dans l'âme, et l'on vient de les
énumérer. Trois d'entre eux sont attribués à l'âme; quatre sont des modes de
vivre. Ce qui explique cette diversité, c'est que des âmes diverses se
distinguent selon les différentes manières dont l'action de l'âme transcende la
nature corporelles. La nature corporelle tout entière est en effet soumise à
l'âme, et joue à son égard le rôle de matière et d'instrument. Il y a donc
d'abord une opération de l'âme qui dépasse si complètement la nature des corps
qu’elle ne s'exerce même pas au moyen d'un organe corporel: c'est celle de
l'âme rationnelle. Il y a une autre opération, inférieure à la précédente, qui
s'accomplit au moyen d'un organe, mais non d'une qualité corporelle: celle de
l'âme sensitive. En effet, le chaud et le froid, l'humide et le sec, et les
autres qualités corporelles du même genre, sont bien requises pour l'action du
sens. Mais il ne s'ensuit pas que cette action s'accomplisse au moyen de ces
qualités; elles sont requises seulement pour que l'organe soit en bonne
disposition. Enfin, la moins élevée des opérations de l'âme se fait au moyen
d'un organe et en vertu d'une qualité corporelle. Elle est supérieure néanmoins
à l'action des corps; car les mouvements de ceux-ci dépendent d'un principe
extérieur, tandis que cette activité procède d'un principe interne, ce qui est
commun à toutes les opérations de l'âme: tout être animé en effet se meut
lui-même en quelque manière. Cette dernière activité est celle de l'âme
végétative: l'assimilation nutritive et les opérations consécutives
s'accomplissent par l'action de la chaleur, qui joue alors le rôle de cause
instrumentale, comme dit Aristote.
Or,
les différents genres de puissances se distinguent d'après les objets. Plus une
puissance est élevée, plus son objet est universel, nous l'avons dite. On peut
déterminer trois degrés d'universalité dans l'objet. Pour certaine puissance de
l'âme, l'objet est seulement le corps uni à l'âme; telle est la puissance
végétative, qui n'agit en effet que sur le corps auquel l'âme est unie. Il y a
un autre genre de puissance dont l'objet est plus universel, c'est-à-dire tout
corps sensible, et non seulement le corps uni à l'âme. Il y a enfin un autre
genre de puissance dont l'objet est encore plus universel, ce n'est plus
seulement tout corps sensible, mais tout être en général. Ainsi les deux
derniers genres de puissance possèdent une opération qui a rapport non
seulement à une réalité conjointe à l'âme, mais encore à une réalité
extérieure.
Il
faut cependant que l'âme qui opère soit unie à son objet. Il est donc
nécessaire que la réalité extérieure, objet de l'opération de l'âme, soit en
relation avec elle à un double point de vue. - 1: En tant qu’elle est apte à
être unie à l'âme et à se trouver en elle par sa ressemblance. A cet égard il y
a deux genres de puissances: la puissance sensible, relative à un objet moins
universel à savoir le corps sensible; la puissance intellectuelle, relative à
l'objet absolument commun à tout, qui est l'être universel. - 2: En tant que
l'âme est inclinée et en tendance à cette réalité extérieure. Il y aura encore
là deux genres de puissances: la puissance appétitive, par laquelle l'âme entre
en relation avec la réalité extérieure comme avec sa fin, première dans l'ordre
d'intention; et la puissance motrice, qui met l'âme en rapport avec la réalité
extérieure, prise comme terme de l'opération et du mouvement. C'est en effet
pour obtenir un objet désiré et auquel il tend, que l'animal se meut dans
l'espace.
Quant
aux différents modes de la vie, on les distingue d'après la hiérarchie des
vivants. Chez certains vivants, il n'y a que la puissance végétative, comme
chez les plantes. Il en est d'autres qui, en plus de la puissance végétative, possèdent
la sensibilité, mais non la locomotion: ce sont des animaux immobiles, comme
les huîtres. D'autres encore ont en plus le mouvement local; ainsi les animaux
parfaits, qui ont besoin de beaucoup de choses pour vivre, et donc doivent se
mouvoir pour chercher au loin le nécessaire. Il est enfin d'autres vivants qui
ont en plus la puissance intellectuelle, ce sont les hommes. - Quant à la
puissance appétitive, elle ne constitue pas de degré dans la hiérarchie des
vivants; car " en tout être où il y a puissance sensible, il y a appétit",
selon Aristote.
Solutions:
1
et 2. On vient de résoudre les deux premières objections.
3. L'appétit naturel est l'inclination qui porte
naturellement une réalité vers un objet donné; par son appétit naturel, toute
puissance désire ce qui lui convient. Mais l'appétit de l'être animé dépend de
ce qui est connu. Et pour un appétit de ce genre, il faut une faculté spéciale;
la connaissance seule ne suffit pas. La réalité est désirée en tant qu’elle
existe en elle-même, tandis qu’elle n'est pas elle-même dans la faculté de
connaissance, mais seulement selon sa ressemblance. La faculté de voir ne tend
donc à l'objet visible que pour réaliser son acte, c'est-à-dire pour voir; mais
l'être animé tend à la chose qu'il voit par sa puissance appétitive, non
seulement pour voir, mais pour d'autres fins utiles. Si l'âme n'avait besoin
des réalités perçues par le sens que pour l'exercice de cette faculté sensible,
c'est-à-dire afin de sentir, il ne serait pas nécessaire de distinguer
l'appétit comme un genre spécial parmi les puissances de l'âme; la tendance
naturelle des puissances suffirait.
4. Le sens et la faculté appétitive sont bien principes
de mouvement chez les animaux parfaits. Toutefois, ni l'un ni l'autre à eux
seuls ne pourraient mouvoir si une puissance spéciale ne leur était surajoutée.
En effet, les animaux immobiles ont bien ces deux facultés, et cependant ils
n'ont pas de faculté motrice. Celle-ci se trouve non seulement dans
l'affectivité et le sens en tant qu'ils commandent- le mouvement, mais
aussi dans les différentes parties du corps, pour les rendre aptes à suivre
l'impulsion affective que donne l'âme. En voici le signe: lorsque les membres
ne sont plus dans leur disposition naturelle, ils n'obéissent plus au mouvement
appelé par l'appétit.
Objections:
1. La division des parties végétatives ou puissances de
nutrition, de croissance et de reproduction semble mal venue. Car ces
puissances sont des forces naturelles. Or les puissances de l'âme dépassent ces
forces par leur perfection. On ne doit donc pas compter celles-ci parmi les
puissances de l'âme.
2. Il ne faut pas assigner une puissance de l'âme en
raison d'une fonction commune aux vivants et aux non-vivants. Or, telle est la
génération, pour tous les êtres qui peuvent être engendrés et se corrompre, vivants
ou non. Donc la puissance génératrice ne doit pas être comptée parmi les
puissances de l'âme.
3. L'âme possède une puissance supérieure à celle de la
nature corporelle. Or une nature corporelle donne, par le moyen de la même
puissance active, et l'espèce et la quantité qui convient. À plus forte raison,
l'âme. Il n'y a donc pas lieu de distinguer la faculté de croître et celle
d'engendrer.
4. Toute réalité conserve son être par le principe même
dont elle le tient. Or c'est par la puissance de reproduction que le vivant
acquiert son être. C'est donc par elle qu'il conserve la vie. Mais la faculté
de nutrition est ordonnée aussi à la conservation du vivant. Comme dit Aristote:
"C'est une puissance qui peut sauvegarder l'être du sujet où elle se
trouve. " On ne doit donc pas distinguer cette faculté de celle
d'engendrer.
Cependant:
selon
le Philosophe, les opérations de l'âme végétative sont " engendrer, s'alimenter
et croître ".
Conclusion:
Il
y a trois puissances dans l'âme végétative. Car, nous l'avons dit, celle-ci a
pour objet le corps vivant par l'âme, et ce corps requiert de l'âme trois sortes
d'opérations: l'une qui lui donne l'être, et pour cela il y a la faculté
d'engendrer; une autre par laquelle le corps vivant atteint le développement
qui lui convient, et pour cela il y a la faculté de croissance; une troisième
enfin par laquelle le corps vivant conserve son être et son développement
normal, et pour cela il y a la faculté de nutrition.
Il
faut cependant marquer des différences entre ces puissances. Celles de
nutrition et de croissance produisent leur effet dans l'être où elles se trouvent.
C'est en effet le corps uni à l'âme qui croît et se conserve par l'action des
facultés de croissance et de nutrition, appartenant à cette âme. Mais la
faculté d'engendrer produit son effet non dans le même corps, mais dans un
autre, car aucun être ne peut s'engendrer lui-même. Par suite, la faculté
d'engendrer avoisine la dignité de l'âme sensitive, qui est en relation avec
les réalités extérieures, que sous un mode plus parfait et plus universel; car
ce qu'il y a de plus élevé dans une nature inférieure rejoint ce qu'il y a de
plus bas dans la nature qui lui est supérieure, comme Denys le montre bien.
Aussi, parmi les trois puissances végétatives, celle qui joue davantage le rôle
de fin la principale et la plus parfaite., c'est la faculté d'engendrer, dit
Aristote. Il appartient en effet à une chose déjà parfaite en elle-même d'en
produire une autre qui lui soit semblable. Les puissances de croissance et de
nutrition sont subordonnées à la puissance de génération; celle de croissance à
la puissance nutritive.
Solutions:
1. Ces forces sont appelées naturelles parce qu'elles
ont un effet semblable à celui de la nature matérielle qui donne aussi l'être, la
quantité, et la conservation dans l'être; les puissances végétatives le font
toutefois sous un mode plus élevé. Elles sont encore appelées naturelles parce
que, dans leur action, elles utilisent comme instruments les qualités actives
et passives qui sont les principes des actions physiques.
2. La génération dans les êtres inanimés est produite
par une cause tout extérieure. Mais la génération des vivants s'accomplit sous
un mode plus élevé, au moyen d'un élément du vivant, la semence, qui contient
un principe apte à former le corps. Il faut donc dans le vivant une puissance
pour élaborer cette semence, et c'est la puissance d'engendrer.
3. La génération du vivant étant causée par une semence,
il faut au commencement que l'animal soit engendré sous un petit volume. D'où
la nécessité d'une puissance de l'âme qui lui fasse atteindre un développement
convenable. Mais le corps inanimé est engendré à partir d'une matière
déterminée par une cause extérieure. Voilà pourquoi il reçoit en même temps et
son caractère spécifique et la quantité conforme aux conditions de la matière.
4. Comme on l'a dit (a. 1), l'action de l'âme végétative
s'accomplit au moyen de la chaleur, dont le rôle est d'absorber l'humidité. Il
faut donc, pour restituer l'humidité perdue, une puissance nutritive qui
transforme l'aliment en la substance du corps. C'est nécessaire également pour
l'action des puissances de croissance et de génération.
Objections:
1. Il ne semble pas qu'il y ait seulement cinq sens
externes. Car le sens connaît les accidents, et ceux-ci se divisent en de
nombreux genres. Puisque les puissances se distinguent d'après les objets, il
semble qu'il y ait autant de sens différents que de genres d'accidents.
2. La grandeur, la figure, et les autres sensibles
communs ne sont pas des sensibles par accident, mais s'opposent à ces derniers
selon Aristote. Or, une différence essentielle dans les objets entraîne une
distinction dans les puissances. Puisque la grandeur et la figure diffèrent de
la couleur plus que ne fait le son, on a plus de raison, semble-t-il, de
distinguer une puissance connaissante pour la grandeur ou la figure que pour la
couleur et le son.
3. Un seul sens ne perçoit qu'un seul ensemble de
qualités contraires: ainsi la vue perçoit le blanc et le noir. Or le toucher
perçoit plusieurs ensembles de contraires: le chaud et le froid, l'humide et le
sec, etc. On n'a donc pas affaire à un seul sens, mais à plusieurs. Il y a donc
plus de cinq sens.
4. L'espèce ne s'oppose pas au genre. Or le goût est une
espèce de toucher. On ne doit donc pas en faire un sens distinct du toucher.
Cependant:
le
Philosophe dit au traité De l’âme
qu'il n'y a pas plus de cinq sens.
Conclusion:
Certains
ont voulu chercher un principe de distinction des sens externes dans la
structure des organes, selon qu'y prédomine tel ou tel élément, l'eau, l'air, etc.
D'autres, dans la nature du milieu sensible qui est ou contigu ou extérieur au
sens: l'air, l'eau, etc. D'autres enfin, d'après la nature des diverses
qualités sensibles que ce soit la qualité d'un corps simple, ou la qualité
résultant d'une combinaison.
Mais
aucune de ces solutions n'est valable. Les puissances ne sont pas faites pour
les organes, mais les organes pour les puissances. La diversité des puissances
ne vient pas de la diversité des organes; mais la nature a disposé des organes
différents pour correspondre à la diversité des puissances. De même, elle a
donné divers milieux aux divers sens, sous le mode qui convenait à l'activité
des puissances. Quant à la nature des qualités sensibles, ce n'est pas aux sens
qu'il appartient de les connaître, mais à l'intelligence.
Il
faut donc prendre comme fondement du nombre et de la distinction des sens
externes ce qui appartient en propre et essentiellement au sens. Or le sens est
une puissance passive dont la nature est de pouvoir être modifiée par un objet
sensible extérieur. L'objet extérieur, cause de changement, est ce que le sens
perçoit essentiellement, et c'est selon les différences qu'il présente qu'on
distingue les puissances sensibles.
Or
il y a deux espèces de modification: l'une est physique, l'autre spirituelle.
Une modification est physique quand la forme de ce qui cause le changement est
reçue dans l'être changé sous un mode physique, par exemple la chaleur dans ce
qui est chauffé. Une modification est spirituelle quand la forme est reçue sous
un mode spirituel, par exemple la couleur dans la pupille de l'oeil qui, pour
autant n'en est pas colorée. Pour l'action du sens, une modification
spirituelle est requise selon laquelle la forme intentionnelle de l'objet
sensible est produite dans l'organe du sens. Autrement, si la seule
modification physique suffisait à produire la sensation, tous les corps
physiques en éprouveraient lorsqu'ils subissent un changement qualitatif.
Mais
dans certains sens, on ne trouve qu'une modification spirituelle, comme dans la
vue. En d'autres, on trouve en même temps que cette modification spirituelle
une modification physique, qu'elle provienne seulement de l'objet, ou aussi de
l'organe. Sous le rapport de l'objet, on trouve une modification physique dans
l'espace, lorsqu'il s'agit du son qui est l'objet de l'ouïe, car le son est
produit par une percussion et par l'ébranlement de l'air. Il y a altération
qualitative dans le cas de l'odeur, objet de l'odorat; il faut en effet qu'un
corps soit modifié d'une certaine manière par la chaleur pour exhaler une
odeur. Par rapport à l'organe, il y a modification physique dans le toucher et
dans le goût, car la main s'échauffe en touchant un objet chaud, et la langue
s'humecte de l'humidité des saveurs. Quant aux organes de l'odorat et de l'ouïe,
ils ne subissent aucune modification physique en sentant, si ce n'est par
accident.
La
vue, qui s'exerce sans aucune modification physique soit dans l'organe soit
dans l'objet, est la faculté la plus spirituelle, le plus parfait de tous les
sens et le plus universel. Après elle, vient l'ouïe, puis l'odorat qui
supposent une modification physique du côté de l'objet. Car le mouvement local
est plus parfait que le mouvement d'altération, et lui est naturellement
antérieur, comme on le prouve au livre VIII des Physiques -. Le toucher et le
goût sont les plus matériels des sens. On parlera plus bas de leur distinction.
- Les trois premiers sens n'opèrent pas par un intermédiaire contigu, afin
qu'aucune modification physique n'atteigne l'organe, comme c'est le cas pour
les deux derniers.
Solutions:
1. Tous les accidents n'ont pas par eux-mêmes le pouvoir
de causer un changement, mais seulement les qualités de la troisième espèce, qui
sont susceptibles d'altération. Et c'est pourquoi il n'y a que ces qualités qui
soient objets des sens. En effet, d'après le livre VII des Physiques, "
les sens sont modifiés selon les mêmes qualités que les corps inanimés ".
2. La grandeur, la figure, et ce qu'on appelle "
sensibles communs " sont intermédiaires entre les sensibles par accident
et les sensibles propres, objets des sens. En effet, les sensibles propres
modifient le sens immédiatement et directement, car ce sont des qualités qui
causent une altération. Quant aux sensibles communs, ils se ramènent tous à la
quantité. Pour la grandeur et le nombre, il est évident que ce sont des espèces
de la quantité. La figure est une qualité qui a rapport à la quantité, puisqu'elle
consiste dans la limitation de l'étendue. Le mouvement et le repos sont perçus
selon que leur sujet se trouve dans un ou plusieurs états quant à la grandeur
ou à la distance dans l'espace, qu'il s'agisse d'un mouvement de croissance ou
d'un mouvement local; ou encore, sous le rapport des qualités sensibles, un
mouvement d'altération. De telle sorte que sentir le mouvement et le repos, c'est
d'une certaine façon sentir l'un et le multiple. Or, la quantité est le sujet
immédiat de la qualité, cause d'altération, telle la surface pour la couleur.
En conséquence, les sensibles communs n'agissent pas sur le sens immédiatement
et directement, mais par le moyen de la qualité sensible; par exemple la
surface, par le moyen de la couleur. Ce ne sont pourtant pas des sensibles par
accident. Car les sensibles communs introduisent un élément de diversité dans
la modification sensorielle: le sens est modifié différemment par une grande et
par une petite surface. On dit même que la blancheur est grande ou petite, et
pour cette raison, elle peut être divisée relativement au sujet où elle se
trouve.
3. Le Philosophe semble dire, au traité De l'Âme que le sens du toucher forme un
genre, mais qu'il se divise en plusieurs espèces, et c'est pour cela qu'il a
pour objet plusieurs ensembles de contraires. Ces espèces n'ont pas d'organe
différencié, mais se rencontrent ensemble sur tout le corps; aussi ne
remarque-t-on pas qu'elles sont distinctes. Quant au goût, qui perçoit le doux
et l'amer, il se rencontre avec le toucher sur la langue mais non sur tout le
corps. On peut donc le distinguer aisément du toucher.
On
peut répondre également que dans tous ces contraires, chaque ensemble
appartient à un genre prochain, et tous les ensembles à un genre commun, qui
serait l'objet du toucher en général. Mais il n'y a pas de dénomination pour ce
genre commun, pas plus que pour un genre prochain, comme celui du chaud et du
froid.
4. D'après Aristote, le goût est une sorte de toucher
qui ne se trouve que sur la langue. Il n'y a donc pas à le distinguer du
toucher en général, mais seulement de ces espèces de toucher qui se rencontrent
par tout le corps. - Toutefois si l'on admet l'unité du toucher, à cause de
l'unité de son objet, on pourra dire que le goût se distingue du toucher parce
que la modification sensorielle n'est pas la même chez tous les deux. Le
toucher ne subit pas seulement une modification spirituelle, mais une
modification physique dans son organe, en fonction de la qualité sensible qui
agit directement sur lui. Mais l'organe du goût n'est pas nécessairement
modifié de cette façon, de telle sorte, par exemple, que la langue devienne
douce ou amère. Il n'est modifié que par une qualité qui précède la sensation
de saveur et où celle-ci prend naissance, et qui est l'humidité, laquelle est
l'objet du toucher.
Objections:
1. La division admise des sens internes ne parait pas
satisfaisante. On n'oppose pas en effet ce qui est commun à ce qui est propre.
On ne doit donc pas compter le sens commun parmi les puissances sensibles
internes, à part des sens externes qui sont des sens propres.
2. Il n'est pas besoin d'une faculté interne de
connaissance pour une fonction que peut accomplir le sens propre et externe;
mais pour apprécier les objets sensibles, les sens externes suffisent; chaque
sens en effet peut juger de son objet propre. De même, ils semblent avoir ce
qu'il faut pour percevoir leurs actes. L'action du sens est en effet comme un
intermédiaire entre la puissance et l'objet; il paraît donc que la faculté de
voir peut bien mieux percevoir son acte de voir qu'elle ne perçoit la couleur, son
acte étant plus proche de la faculté que l'objet. De même pour les autres sens.
Il n'est donc pas nécessaire de désigner pour cette fonction une puissance
interne qu'on appellerait sens commun.
3. L'imagination et la mémoire sont, d'après le Philosophe,
des modalités du centre primitif de la sensibilité. Mais l'on n'oppose pas une
modalité à son sujet. Il ne faut donc pas distinguer la mémoire et
l'imagination du sens.
4. L'intelligence dépend beaucoup moins du sens que
n'importe quelle puissance de l'âme sensitive. Et cependant l'intelligence ne
connaît que par l'apport des sens. C'est pourquoi il est dit dans les Seconds Analytiques: "Ceux qui
manquent d'un sens, manquent d'une science. " A plus forte raison ne
doit-on pas distinguer une puissance sensible destinée à percevoir des
représentations qui échappent aux sens, puissance qu'on nomme " estimative
".
5. L'acte de la cogitative, qui est de juger, de
synthétiser et d'analyser, et l'acte de la faculté de réminiscence, qui
consiste à user d'une manière de syllogisme pour évoquer les souvenirs, ne sont
pas moins différents des actes de l'estimative et de la mémoire que
l'estimative ne l'est de l'imagination. Il faut donc distinguer les deux
premières de l'estimative et de la mémoire, ou alors ne pas distinguer
celles-ci de l'imagination.
6. D'après S. Augustin. il y a trois genres de visions:
corporelles, par le moyen des sens; spirituelles, par l'imagination;
intellectuelles, par l'intelligence. Il n'y a donc pas, entre le sens et
l'intellect, d'autre faculté interne que l'imagination.
Cependant:
Avicenne,
dans son livre sur l’âme, admet qu'il
y a cinq sens internes: le sens commun, la " fantaisie", l'imagination,
l'estimation, et la mémoire.
Conclusion:
La
nature ne manque jamais de donner le nécessaire; il faut donc qu'il y ait dans
l'âme sensitive autant d'actions diverses qu'en requiert la vie d'un animal
parfait. Et toutes les actions qu'on ne peut ramener à un seul principe
demandent des puissances diverses; car une puissance de l'âme n'est rien
d'autre que le principe immédiat d'une opération de cette âme.
Or,
il faut remarquer que la vie d'un animal parfait requiert non seulement qu'il
connaisse la réalité quand elle est présente au sens, mais encore quand elle
est absente. Autrement, du fait que le mouvement et l'action de l'animal
suivent la connaissance, celui-ci ne se mettrait jamais en mouvement pour
chercher quelque chose qui n'est pas là. Or c'est le contraire qu'on observe, surtout
chez les animaux parfaits qui se meuvent dans l'espace; ils se dirigent en
effet vers un objet absent dont ils ont connaissance. L'animal doit donc, en
son âme sensitive, non seulement recevoir les ressemblances des qualités
sensibles au moment où il est actuellement modifié par elles, mais encore les retenir
et les conserver. Dans les êtres corporels, recevoir et conserver se réfèrent à
des principes divers: les corps humides reçoivent bien et conservent mal; c'est
le contraire pour les corps secs. La puissance sensible étant l'acte d'un
organe corporel, il doit y avoir y avoir une faculté pour recevoir les
ressemblances des qualités sensibles, et une autre pour les conserver.
Il
faut encore remarquer que si l'animal ne se mettait en mouvement que pour des
objets agréables ou douloureux pour les sens, il lui suffirait de connaître les
qualités que le sens perçoit et qui le délectent ou lui font horreur. Mais
l'animal doit rechercher ou éviter certains objets non seulement parce qu'ils
conviennent ou non au sens, mais encore parce qu'ils sont ou utiles ou
nuisibles. Par exemple, la brebis qui voit le loup arriver, s'enfuit, non parce
que sa couleur ou sa forme ne sont pas belles, mais parce qu'il est son ennemi
naturel. De même, l'oiseau rassemble de la paille, non pour le plaisir sensible
qu'il en éprouve, mais parce qu'elle lui sert à construire son nid. Il faut
donc que l'animal perçoive des représentations de ce genre, que le sens externe
ne perçoit pas. Il doit y avoir un principe distinct de cette perception. Car
la connaissance des qualités sensibles vient d'une modification causée par
l'objet sensible, mais non la perception des représentations dont nous parlons.
Ainsi
donc, pour percevoir les qualités sensibles il y a le sens propre et le sens
commun. On dira plus loin comment ils se distinguent. Pour obtenir ou conserver
ces qualités, il y a la " fantaisie " ou imagination, qui sont une
même chose. L'imagination est en effet comme un trésor des formes reçues par
les sens. Pour percevoir les représentations qui ne sont pas reçues par les
sens, il y a l'estimative. Pour les conserver, il y a la mémoire, qui en est
comme le trésor. En voici un signe: les animaux commencent à avoir des
souvenirs à partir d'une connaissance de ce genre, par exemple que ceci leur
est nuisible ou leur convient. La raison de passé, que perçoit la mémoire, doit
être comptée parmi ces représentations.
Notez
que relativement aux qualités sensibles il n'y a pas de différence entre
l'homme et les animaux. Ils sont modifiés de la même manière par les objets
sensibles extérieurs. Mais quant à ces représentations spéciales, il y a une
différence. Les animaux ne les perçoivent que par un instinct naturel; l'homme
les saisit par une sorte d'inférence. Aussi la faculté, appelée chez les
animaux estimative naturelle, est appelée chez l'homme cogitative, ou faculté
qui forme des représentations par une sorte d’inférence. On la nomme encore
" raison particulière", et les médecins lui assignent un organe
spécial, la partie médiane du cerveau. Elle regroupe en effet des
représentations individuelles, comme la raison proprement dite regroupe des
représentations universelles.
Pour
ce qui est de la mémoire, l'homme possède non seulement comme les animaux le
pouvoir de se souvenir immédiatement des faits passés, mais encore celui de les
évoquer, par la " réminiscence", en recherchant d'une manière presque
syllogistique à se souvenir de ces faits sous forme de représentations
individuelles.
Avicenne
distingue une cinquième faculté, intermédiaire entre l'estimative et
l'imagination, qui assemble et dissocie les images; ainsi, avec l'image de l'or
et l'image d'une montagne, nous formons une seule image, celle d'une montagne
d'or que nous n'avons jamais vue. Cette opération ne se trouve pas chez les
animaux, mais seulement chez l'homme, qui peut faire cela avec la seule
imagination. C'est d'ailleurs à l'imagination qu'Averroès l'attribue, dans son
livre sur le Sens et les Sensibles.
Il
n'est donc pas besoin de distinguer plus de quatre facultés internes dans l'âme
sensitive: le sens commun et l'imagination, l'estimative et la mémoire.
Solutions:
1. Le sens interne n'est pas appelé " commun "
par attribution universelle, comme s'il était un genre, mais comme la racine et
le principe communs à tous les sens externes.
2. Le sens propre apprécie son objet sensible, en le
discernant des autres qualités qui peuvent tomber sous le même sens, par
exemple en discernant le blanc du noir ou du vert. Mais discerner le blanc du
doux, ni la vue ni le goût ne le peuvent; car pour discerner une chose d'une
autre, il faut les connaître toutes les deux. C'est donc au sens commun qu'il
appartient de faire un tel discernement; à lui sont rapportées comme à un terme
commun toutes les connaissances des sens propres, et c'est par lui encore que
sont perçues les activités des sens, par exemple quand quelqu'un voit qu'il
voit. Cela ne peut être le fait du sens propre, qui ne connaît que la qualité
sensible par laquelle il est modifié. C'est par cette modification que
s'accomplit la vision, et de cette modification en découle une autre dans le
sens commun, qui perçoit la vision elle-même.
3. Une puissance peut sortir de l'essence de l'âme par
l'intermédiaire d'une autre, on l'a déjà dit; de la même façon l'âme peut être
sujet d'une puissance par l'intermédiaire d'une autre puissance. Sous ce
rapport on dit que l'imagination et la mémoire sont des modifications du sens
commun, qui est le premier des sens internes.
4. Bien que l'opération intellectuelle ait son origine
dans la sensation, l'intelligence connaît, dans la réalité saisie par le sens, bien
plus que le sens n'en peut percevoir. Il en va de même dans l'estimative, à un
degré inférieur cependant.
5. Si la cogitative et la mémoire ont une telle
excellence dans l'homme, ce n'est pas à cause de l'âme sensitive, mais à cause
de leur affinité, de leur proximité à la raison universelle, qui exerce sur
elles une sorte d'influence. Ce ne sont pas des puissances différentes de
celles des animaux; ce sont les mêmes, mais plus parfaites.
6. Pour S. Augustin, la vision spirituelle est celle qui
est causée par les images des corps en leur absence. Elle comprend donc toutes
les connaissances internes.
1. L'intelligence est-elle une puissance de l'âme ou son
essence?-2. Si c'est une puissance, est-elle passive? - 3. Si c'est une
puissance passive, faut-il admettre l'existence d'un intellect agent? - 4.
Celui-ci fait-il partie de l'âme? - 5. N'y a-t-il qu'un seul intellect agent
pour tous les hommes? - 6. La mémoire est-elle dans l'intellect? - 7. Est-elle
une puissance distincte de l'intelligence? - 8. La raison se distingue-t-elle
de l'intelligence? - 9. La raison supérieure et la raison inférieure sont-elles
des puissances différentes? - 10. L'intelligence est-elle une autre puissance
que l'intellect? - 11. L'intellect spéculatif et l'intellect pratique sont-ils
des puissances distinctes? - 12. La syndérèse est-elle une puissance
intellectuelle? - 13. Même question pour la conscience.
Objections:
1. L'intelligence semble être une même réalité que
l'esprit. Or l'esprit n'est pas une puissance, mais c'est l'essence de l'âme.
" L'esprit, dit S. Augustin, n'est pas un relatif, mais désigne l'essence.
" L'intelligence est donc l'essence de l'âme.
2. Les différents genres des puissances de l'âme
s'unissent 2 non en une puissance unique, mais en une commune essence. Or
l'appétit et l'intellect sont des puissances différentes 6 et qui s'unissent
dans l'esprit. Car S. Augustin met intelligence et volonté dans l'esprit. Donc
l'esprit et l'intelligence sont l'essence même de l'âme, et non des puissances.
3. S. Grégoire, dans une homélie pour le jour de
l'Ascension, dit que " l'homme a l'intelligence comme les anges ". Or
les anges sont appelés Esprits et Intelligences. L'esprit et l'intelligence de
l'homme ne sont donc pas des puissances de l'âme, mais son essence.
4. Une substance est intellectuelle par le fait qu’elle
est immatérielle. Or, c'est par son essence que l'âme est immatérielle. Il
semble donc qu’elle soit intellectuelle par son essence.
Cependant:
le
Philosophe donne l'intelligence comme une puissance de l'âme.
Conclusion:
Il
est nécessaire d'affirmer d'après tout ce qui précède, que l'intelligence est
une puissance de l'âme et non pas son essence même. Le principe immédiat de
l'opération peut être l'essence même de la réalité qui opère, lorsque son
opération elle-même est identique à son existence. Il y a en effet même rapport
entre une puissance et son opération, considérée comme son acte, qu'entre
l'essence et l'existence. Or, en Dieu seul, l'acte de penser est une même chose
que l'existence. Donc en Dieu seul l'intelligence est son essence; dans les
autres créatures intellectuelles, l'intelligence n'est qu'une puissance de
l'être intelligent.
Solutions:
1. Le terme " sens " signifie tantôt la
faculté de sentir, et tantôt l'âme sensitive elle-même. On désigne ainsi l'âme
sensitive du nom de sa faculté principale, qui est le sens. De même, l'âme
intellectuelle est parfois désignée du nom d'intelligence, l'intelligence étant
sa principale puissance. Ainsi dit-on, au traité De l’âme, que l'intelligence est une substance. De semblable façon,
S. Augustin dit que l'âme est esprit, ou bien qu'elle est essence.
2. La puissance appétitive et la puissance
intellectuelle sont des genres différents de puissances de l'âme, en raison de
la différence des objets. Mais l'appétit correspond en partie au sens, et en
partie à l'intelligence, selon qu'il opère soit avec un organe corporel, soit
sans organe. L'appétit, en effet, suit le mode de connaissance. En conséquence
de cela, S. Augustin met la volonté dans l'esprit; Aristote, dans la raison.
3. Il n'y a chez les anges d'autres facultés que
l'intelligence, et la volonté qui l'accompagne. Aussi l'ange est-il appelé
Esprit ou Intelligence, parce que toute sa puissance consiste en cela. L'âme
humaine possède bien d'autres puissances, sensitive, végétative, et donc le cas
n'est pas le même.
4. L'immatérialité de la substance intelligente créée
n'est pas elle-même son intellect, mais c'est parce qu'elle est immatérielle
qu'elle a un intellect. Il n'est donc pas nécessaire que l'intelligence soit la
substance de l'âme, mais seulement qu'elle en soit la faculté et la puissance.
Objections:
1. Être passif vient de la matière, et être actif, de la
forme. Or, la faculté intellectuelle est une conséquence de l'immatérialité de
la substance intelligente. Il semble donc que l'intelligence ne soit pas une
puissance passive.
2. La faculté intellectuelle est incorruptible, comme on
l'a dit. Mais d'après le traité De l'Âme
" l'intellect est corruptible, s'il est passif ". La faculté
intellectuelle n'est donc pas passive.
3. Selon S. Augustin et selon Aristote, " l'être
actif est plus noble que l'être passif ". Or toutes les puissances de
l'âme végétative sont actives, et ce sont cependant les plus basses des
puissances de l'âme. À plus forte raison les puissances intellectuelles, qui sont
les plus hautes, sont-elles toutes actives.
Cependant:
pour
Aristote, comprendre est une certaine manière de pâtir.
Conclusion:
Un
être peut pâtir de trois manières 1. Au sens strict, quand il perd quelque
chose qui lui convient naturellement ou selon sa propre inclination; par
exemple, quand l'eau perd sa froidure par l'effet de la chaleur; quand l'homme
tombe malade ou s'attriste. - 2. En un sens plus large, un être pâtit quand
quelque chose lui est ôté, que cela lui convienne ou non; c'est le cas non
seulement de celui qui tombe malade, mais de celui qui revient à la santé; non
seulement de celui qui s'attriste, mais de celui qui se réjouit; c'est le cas
de toute altération ou déplacement. - 3. En un sens absolument général, le seul
fait d'être en puissance, et de recevoir l'acte auquel on était en puissance, sans
que rien soit ôté. Et de cette façon, on peut dire que tout être qui passe de
la puissance à l'acte pâtit, même lorsqu'il acquiert une perfection. Ainsi
notre acte de penser est une certaine manière de pâtir.
En
voici la raison. L'opération intellectuelle a pour objet l'être universel, nous
l'avons dit. On peut donc voir si l'intelligence est en acte ou en puissance, selon
son rapport à l'être universel. Il y a une Intelligence qui sous ce rapport est
l'acte de tout l'être: c'est l'intelligence de Dieu, qui est l'essence divine, en
laquelle tout l'être préexiste originellement et virtuellement, comme dans la
cause première. C'est pourquoi l'intelligence divine n'est pas en puissance, mais
elle est acte pur. Or aucune intelligence créée ne peut être l'acte de tout
l'être, car il faudrait alors qu'elle soit un être infini. En conséquence, toute
intelligence créée, par cela même qu'elle existe, n'est pas l'acte de tous les
intelligibles, mais est avec eux dans le rapport de la puissance à l'acte.
Or,
il y a deux espèces de relation de la puissance à l'acte. Il y a une sorte de
puissance qui est toujours parfaitement remplie par son acte, comme nous
l'avons dit de la matière des corps célestes. Il y a une autre sorte de
puissance qui n'est pas toujours en acte, mais où il y a progrès de la
puissance à l'acte: tels les êtres soumis à la génération et à la corruption. -
C'est ainsi que l'intelligence angélique est toujours en acte par rapport à ses
objets intelligibles, en raison de sa proximité à la première intelligence, qui
est acte pur, comme on vient de le dire. Mais l'intelligence humaine, la
dernière dans la hiérarchie intellectuelle et la plus éloignée de la perfection
de l'intelligence divine, est en puissance par rapport aux intelligibles, et au
commencement elle est " comme une tablette de cire où il n'y a rien
d'écrit", selon l'image d'Aristote. Cela paraît clairement dans ce fait
que nous ne sommes d'abord qu'en puissance à penser, et qu’ensuite nous sommes
en acte. - Il est donc évident que pour nous, penser, c'est pâtir selon la
troisième manière. Par conséquent l'intelligence est une puissance passive.
Solutions:
1. Cette objection procède des deux premiers modes de
pâtir, qui sont propres à la matière première. Mais le troisième mode se trouve
chez tout être en puissance qui passe à l'acte.
2. L'intellect passif, c'est, pour certains, l'affectivité
sensible, en laquelle se trouvent les passions de l'âme, et qui dans l'Éthique d'Aristote est appelée "
rationnelle par participation", parce qu'elle obéit à la raison. Pour
d'autres, l'intellect passif, c'est la cogitative, ou raison particulière. En
l'un et l'autre sens, " passif " est conçu selon les deux premiers
modes de pâtir: pour autant qu'un tel intellect est l'acte d'un organe
corporel. Quant à l'intellect qui est en puissance à tous les intelligibles, et
que pour cette raison Aristote appelle intellect possible, il n'est passif que
selon le troisième mode; car il n'est pas l'acte d'un organe corporel. Et c'est
pourquoi il est incorruptible.
3. L'être actif est supérieur à l'être passif, si
l'action et la passion se rapportent à la même perfection. Mais ce n'est pas
toujours vrai lorsqu'il s'agit de perfections différentes. L'intelligence est
une puissance passive par rapport à l'être universel. La puissance végétative
est active par rapport à un être particulier: le corps uni à l'âme. Par suite, rien
n'empêche qu'un principe passif comme l'intelligence soit supérieur à une
puissance active telle que l'âme végétative.
Objections:
1. Cela semble inutile, car il y a le même rapport entre
l'intelligence et l'intelligible qu'entre le sens et le sensible. Le sens étant
en puissance à son objet, on n'admet pas de sens actif, mais seulement un sens
passif. Or, notre intelligence est en puissance à l'intelligible. Il ne parait
donc pas nécessaire d'admettre un intellect agent, mais seulement un intellect
possible.
2. On pourrait dire qu'il y a pour le sens un principe
actif, comme la lumière. Cependant la lumière n'est requise dans la vision
qu'afin de rendre le milieu transparent en acte; car c'est la couleur elle-même
qui modifie le milieu transparent. Mais dans l'opération intellectuelle, il n'y
a pas de milieu qui doive être mis en acte. Il n'est donc pas nécessaire
d'admettre un intellect agent.
3. La ressemblance de l'agent est reçue dans le patient
selon le mode d'être de ce dernier. Mais l'intellect possible est une faculté
immatérielle. Il lui suffit donc de son immatérialité pour qu'il reçoive
immatériellement les formes des choses. Or, par là même qu'elle est
immatérielle, une forme est intelligible en acte. Il n'est donc nullement
nécessaire d'admettre un intellect agent chargé de rendre les espèces
intelligibles en acte.
Cependant:
le
Philosophe affirme: "comme en toute nature, il y a dans l'âme un principe
par lequel elle peut devenir toutes choses, et un principe par lequel elle peut
les faire. " Il faut donc reconnaître l'existence d'un intellect agent.
Conclusion:
Selon
Platon, un intellect agent n'était nullement nécessaire pour rendre l'objet
intelligible en acte; seulement peut-être pour donner la lumière intellectuelle
à celui qui pense comme on le dira plus loin. Platon affirmait en effet que les
formes des réalités naturelles subsistent sans matière, et par conséquent
qu'elles sont intelligibles en acte, car cela dépend de l'immatérialité. Ces
formes, il les appelait " idées ". Et c'est, d'après lui, par une
participation à ces idées que d'une part la matière des corps est informée, ce
qui donne aux individus d'exister dans leurs genres et espèces; et de l'autre, nos
intelligences, ce qui leur donne de connaître les genres et les espèces des
choses.
Mais
Aristote n'admettait pas que les formes des réalités physiques puissent
subsister sans matière. Par conséquent, les formes des choses sensibles que
nous connaissons ne sont pas actuellement intelligibles. Or rien ne passe de la
puissance à l'acte sinon par un être en acte, tel le sens par rapport au
sensible. Il fallait donc supposer dans l'intelligence une faculté qui puisse
mettre en acte les objets intelligibles, en abstrayant les idées des conditions
de la matière. D'où la nécessité de l'intellect agent.
Solutions:
1. Les objets sensibles sont en acte hors de l'âme; il
n'est donc pas besoin de supposer un sens agent. En somme, toutes les
puissances végétatives sont actives; toutes les puissances sensibles sont
passives; mais dans l'intelligence, il y a un principe actif et un principe
passif.
2. Il y a deux opinions sur le rôle de la lumière. Selon
les uns, la vue requiert la lumière pour que les couleurs soient visibles en
acte. Parallèlement, l'intellect agent est requis dans l'intellection pour
accomplir la même fonction que la lumière dans l'acte de voir. Selon d'autres, il
faut la lumière non pour rendre visibles les couleurs, mais pour rendre le
" milieu " lumineux en acte. C'est l'opinion d'Averroès, dans son
commentaire du traité de l'Âme. En ce
sens, l'analogie aristotélicienne de l'intellect agent avec la lumière doit se
comprendre ainsi: l'un est nécessaire pour l'intellection comme l'autre pour la
vision, mais non avec un rôle identique.
3. Étant donné un agent, il est bien vrai que sa
ressemblance est reçue sous des modes divers selon les dispositions de chaque
sujet. Mais, s'il n'existe pas préalablement, la disposition du sujet récepteur
n'a aucun effet. Or l'intelligible en acte n'est pas donné dans la réalité, au
moins quand il s'agit de la nature même des réalités sensibles qui ne
subsistent pas en dehors de la matière. Aussi ne suffirait-il pas, pour l'acte
de penser, de l'immatérialité de l'intellect possible, s'il n'y avait pas
d'intellect agent, capable de rendre les objets intelligibles en acte par le
moyen de l'abstraction.
Objections:
1. L'intellect agent a un rôle illuminateur. Mais ce
rôle appartient à une réalité supérieure à l'âme. Selon S. Jean (1, 9): "Il
était la lumière véritable qui illumine tout homme venant en ce monde. "
L'intellect agent n'est donc pas une partie de l'âme.
2. Pour Aristote, on ne peut pas dire que l'intellect
agent est tantôt en acte d'intellection et tantôt ne l'est pas. Or cela est
vrai de notre âme. L'intellect agent n'en fait donc pas partie.
3. Pour agir, il suffit d'un agent et d'un patient. Si
l'intellect possible, principe passif, et l'intellect agent, principe actif, sont
l'un et l'autre parties de l'âme, l'homme pourra faire acte d'intelligence
quand il voudra, ce qui est évidemment faux. L'intellect agent n'est donc pas
une faculté de l'âme.
4. Pour Aristote " l'intellect agent est une
substance qui existe en acte ". Or aucun être n'est en acte et en
puissance sous le même rapport. Donc, si l'intellect possible, qui est en
puissance à tous les intelligibles, est une partie de notre âme, il n'est pas
possible que l'intellect agent le soit aussi.
5. Si l'intellect agent fait partie de l'âme, il faut
qu'il soit une puissance. Il n'appartient en effet ni à la catégorie "
passion " ni à la catégorie " habitus "; car ni l'un ni l'autre
ne peut jouer un rôle actif par rapport aux passivités de l'âme. Au contraire, la
passion, c'est l'acte même d'une puissance passive en tant que subie; l'habitus
est ce qui résulte des actes. Or, toute puissance émane de l'essence de l'âme.
Ce serait donc aussi le cas pour l'intellect agent. Il ne se trouverait donc
pas dans l'âme comme une participation d'une intelligence supérieure à l'homme.
Ce qui est inadmissible. L'intellect agent ne fait pas partie de l'âme.
Cependant:
le
Philosophe déclare: "Il est nécessaire qu'il y ait dans l'âme ces
différences", que sont l'intellect possible et l'intellect agent.
Conclusion:
L'intellect
agent dont parle Aristote est quelque chose de l'âme. Voyons, pour l'établir, comment
il est nécessaire d'admettre, au-dessus de l'âme intellectuelle de l'homme, une
intelligence supérieure qui lui donne la faculté de penser. Car tout être qui
participe à une forme, et qui est mobile et imparfait, présuppose l'existence
d'un être qui, lui, soit essentiellement cette forme, et qui soit immobile et
parfait. Si l'âme humaine est intellectuelle, c'est parce qu'elle participe à
la puissance intellectuelle. On peut en donner ce signe qu'elle n'est pas
intellectuelle entièrement, mais seulement selon une partie d'elle-même. De
plus, elle ne parvient à atteindre la vérité que par mouvements successifs, en
raisonnant. Enfin, elle n'a qu'une intelligence imparfaite; car elle ne
comprend pas tout, et même en ce qu'elle comprend, elle passe de la puissance à
l'acte. Il doit donc y avoir une intelligence d'un ordre plus élevé qui aide
l'âme humaine à comprendre.
Pour
certains philosophes, cette intelligence, distincte de l'âme humaine par sa
substance, est l'intellect agent qui, comme en éclairant les images, les rend
intelligibles en acte. Mais, à supposer qu'il existe un tel intellect agent
séparé, il faut néanmoins dans l'âme une puissance dérivée de cette
intelligence supérieure, et par laquelle l'âme fasse passer l'intelligible à
l'acte. C'est la même chose dans les êtres de la nature arrivés à leur
perfection: en plus des causes universelles, il y a en chacun de ces êtres
leurs vertus propres, dérivées de ces causes. Ce n'est pas en effet le soleil
seul qui engendre l'homme: il y a dans l'homme une puissance génératrice qui
lui est propre; et de même dans tous les animaux parfaits. Or, il n'y a rien de
plus parfait parmi les êtres de la nature que l'âme humaine. Elle doit donc
avoir en elle-même une puissance dérivée de l'intelligence supérieure, au moyen
de laquelle elle puisse illuminer les images.
Et
cela, nous le connaissons expérimentalement quand nous nous percevons dans
l'acte d'abstraire les formes universelles à partir des conditions particulières,
ce qui est rendre actuels les intelligibles. Or, aucune action ne peut être
attribuée à une réalité sans un principe qui soit en elle par essence, nous
venons de le dire à propos de l'intellect possible. Il faut donc que le pouvoir
qui est principe de l'abstraction soit quelque chose de l'âme humaine. Voilà
pourquoi Aristote a comparé l'intellect agent à la lumière qui est une qualité
reçue dans l'air. Platon, lui, a comparé au soleil l'intelligence séparée qui
laisse une impression en nos âmes, au dire de Thémistius.
Mais
l'intelligence séparée, selon l'enseignement de notre foi, est Dieu lui-même, créateur
de l'âme, le seul objet de sa béatitude, comme on le dira par la suite. C'est
donc par lui que l'âme humaine participe de la lumière intellectuelle, selon le
Psaume (4, 7): "Elle est marquée sur nous, la lumière de ta face, Seigneur.
"
Solutions:
1. Cette lumière véritable illumine comme une cause
universelle, dont l'âme humaine reçoit une puissance particulière.
2. Ces paroles du Philosophe ne se rapportent pas à
l'intellect agent, mais à l'intelligence en acte. Il avait dit auparavant:
"La connaissance en acte est identique à la chose connue. " Ou, si on
les applique à l'intellect agent, cela veut dire qu'il ne dépend pas de cet
intellect que tantôt l'on pense et tantôt l'on ne pense pas: cela dépend de
l'intellect possible.
3. Si l'intellect agent était pour l'intellect possible
comme un objet qui agit sur une puissance, - par exemple, l'objet visible en
acte pour la faculté de voir, - la conséquence serait que nous comprendrions
tout immédiatement; car l'intellect agent est le principe qui rend
intelligible. En fait, il n'est pas l'objet de l'intellect possible, mais il
lui donne un objet en acte. Cela exige non seulement la présence de l'intellect
agent, mais encore celle des images, et un état favorable des puissances
sensibles, et encore l'exercice d'une activité intellectuelle; en effet, au
moyen d'une seule idée, on peut former d'autres idées, des propositions avec
des termes et des conclusions à l'aide des premiers principes. Toutefois, pour
une telle activité, il est indifférent que l'intellect agent soit une partie de
l'âme, ou une substance séparée.
4. L'âme intellectuelle est bien une substance
immatérielle en acte, mais elle est en puissance aux formes intelligibles des
choses. Les images, au contraire, sont bien des représentations actuelles de
certaines natures, mais elles ne sont immatérielles qu'en puissance. Aussi rien
n'empêche-t-il qu'une même âme, étant immatérielle en acte, possède une faculté
qui rende les objets immatériels en acte en les abstrayant des conditions de la
matière individuelle, faculté qu'on appelle intellect agent; et une autre
faculté qui reçoive ces mêmes formes intelligibles, et qu'on appelle intellect
possible parce qu'il est en puissance sous ce rapport.
5. L'essence de l'âme étant immatérielle et créée par
l'Intelligence suprême, rien n'empêche que la faculté qui est une participation
de cette intelligence suprême, et qui est le pouvoir d'abstraire de la matière,
procède de cette même essence, tout comme les autres puissances.
Objections:
1. Aucune forme séparée n'est multipliée d'après le
nombre des corps. Or, d'après Aristote, " l'intellect est séparé ".
Il n'est donc pas multiplié d'après le nombre des corps humains, mais il n'y en
a qu'un seul pour tous.
2. L'intellect agent produit l'universel, qui est unité
dans le multiple. Mais la cause de l'unité est une, à plus forte raison. Il n'y
a donc qu'un intellect agent chez tous.
3. Tous les hommes possèdent les mêmes principes
premiers de l'intelligence. Or ils y donnent leur assentiment par l'intellect
agent. Ils possèdent donc tous le même intellect agent.
Cependant:
le
Philosophe dit que l'intellect agent est comme la lumière. Or la lumière n'est
pas la même dans les divers objets éclairés. Il n'y a donc pas un même
intellect agent pour tous les hommes.
Conclusion:
La
vraie réponse à cette question dépend de ce qui précède. En effet, si
l'intellect agent ne faisait pas partie de l'âme, mais était une substance
séparée, il n'y en aurait qu'un pour tous les hommes. Et c'est ainsi que les
partisans de l'unité le comprennent. Mais si l'intellect agent fait partie de
l'âme, comme une de ses facultés, il faut nécessairement admettre autant
d'intellects agents que d'âmes, le nombre des âmes étant égal au nombre des
hommes, comme on l'a dit précédemment. Car il est impossible qu'une seule et
même faculté appartienne à plusieurs substances.
Solutions:
1. Le Philosophe prouve que l'intellect agent est séparé,
par le fait que l'intellect possible l'est lui-même; car, selon sa propre
expressions, " l'agent est supérieur au patient ". Or, on dit que
l'intellect possible est séparé, parce qu'il n'est l'acte d'aucun organe
corporel. C'est dans le même sens qu'on peut le dire de l'intellect agent, et
cela ne signifie pas qu'il soit une substance séparée.
2. L'intellect agent cause l'universel en l'abstrayant
de la matière. Il n'est pas nécessaire pour cela qu'il soit unique chez tous
les êtres intelligents. La seule unité requise doit se trouver dans son rapport
aux choses d'où il abstrait l'universel, et relativement auxquelles l'universel
est un. Et c'est ce qui convient à l'intellect agent, en tant qu'il est
immatériel.
3. Tous les êtres de même espèce ont en commun l'action
qui convient à cette espèce, et par conséquent la faculté qui est le principe
de cette action, sans qu'elle soit la même numériquement pour tous les
individus. Or, connaître les premières notions intellectuelles est une action
propre à l'espèce humaine. Tous les hommes doivent donc avoir en commun la
faculté qui est le principe de cette action, et c'est l'intellect agent. Mais
il n'est pas nécessaire qu'elle soit la même numériquement pour tous. Il faut
néanmoins qu’elle dérive en tous d'un même principe. Ainsi, cette possession en
commun des premières notions par tous les hommes démontre l'unité de
l'intelligence séparée, que Platon compare au soleil, mais non pas l'unité de
l'intellect agent, qu'Aristote compare à la lumière.
Objections:
1. Il ne paraît pas qu'il y ait une mémoire dans la
partie intellectuelle de l'âme. Car, selon S. Augustin, il n'y a dans la partie
supérieure de l'âme que " ce qui n'est pas commun aux hommes et aux
animaux ". Or la mémoire est commune aux uns et aux autres. S. Augustin
écrit au même endroit: "Les bêtes peuvent connaître les choses corporelles
au moyen des sens, et les conserver dans leur mémoire. " Cette faculté
n'appartient donc pas à la partie intellectuelle de l'âme.
2. La mémoire se rapporte au passé. Mais le passé
implique une référence à un temps déterminé. La mémoire connaît donc les choses
dans le temps, ce qui est les connaître " ici et maintenant ". Or
cela n'appartient pas à l'intelligence, mais au sens. Il n'y a donc pas de
mémoire intellectuelle, mais seulement une mémoire sensible.
3. La mémoire conserve les ressemblances de choses
auxquelles on ne pense pas en acte. Mais cela ne peut avoir lieu dans
l'intelligence, car l'intelligence est mise en acte du fait qu'elle est
informée par l'espèce intelligible. Or, dire que l'intelligence est en acte, c'est
dire que l'on est en acte de penser. Ainsi l'intelligence pense en acte tout ce
dont elle possède une espèce intelligible. Il n'y a donc pas de mémoire
intellectuelle.
Cependant:
selon
S. Augustin " la mémoire, l'intelligence et la volonté forment un seul
esprit ".
Conclusion:
Puisqu'il
appartient par essence à la mémoire de conserver les impressions des choses
auxquelles on ne pense pas en acte, il faut examiner d'abord si les espèces
intelligibles peuvent être conservées sous ce mode dans l'intelligence. Pour
Avicenne, c'est impossible. Cela peut arriver, selon lui, dans la partie
sensitive de l'âme, où certaines facultés, parce qu'elles sont les actes
d'organes corporels, sont capables de conserver des impressions, sans
connaissance actuelle. Or, dans l'intelligence, qui n'a pas d'organe corporel, rien
n'existe que sous un mode intelligible. Ce dont la similitude se trouve dans
l'intelligence doit donc être pensé en acte. En conséquence, d'après Avicenne, aussitôt
que l'on cesse de connaître en acte une réalité, l'impression intelligible de
cette réalité cesse d'exister dans l'intelligence. Et si l'on veut penser à
nouveau la même chose, on doit se tourner vers l'intellect agent (qui pour lui
est une substance séparée), afin qu'il émane de cet intellect des formes
intelligibles dans l'intellect possible. À force de pratiquer ce mouvement de
conversion, l'intellect possible acquerrait, selon lui, une certaine facilité à
le faire, et ce serait là l'habitus scientifique. Donc, dans cette théorie, rien
n'est conservé dans l'intelligence qui ne soit connu en acte. De cette façon, il
est impossible de mettre la mémoire dans l'intelligence.
Mais
cette opinion s'oppose nettement aux affirmations d'Aristote. Il dit en effet:
"Lorsque l'intellect possible devient ses objets en les connaissant, on
dit qu'il est en acte; c'est ce qui arrive quand il est capable d'opérer par
lui-même. Il est encore d'une certaine façon en puissance, mais non pas comme
avant d'apprendre ou de découvrir. " Or on dit que l'intellect possible
devient un objet, en tant qu'il en reçoit les espèces intelligibles. À cause de
cela, il peut donc opérer quand il le veut, mais il n'opère pas toujours; car
même alors il est d'une certaine manière en puissance, sous un autre mode
toutefois qu'avant de penser, à savoir le mode selon lequel celui qui a une
connaissance habituelle est en puissance à connaître en acte.
La
théorie d'Avicenne est également contraire à la raison. Tout ce qui est reçu
dans un sujet l'est sous le mode de ce sujet. Or l'intelligence est d'une
nature plus stable et permanente que la matière corporelle. Donc, si la matière
conserve les formes qu’elle reçoit, non seulement quand elle est mise en acte
par elles, mais encore quand cette activité a cessé, l'intelligence recevra
sous un mode bien plus stable et invariable les espèces intelligibles, qu'elles
soient d'origine sensible ou même qu'elles émanent d'une intelligence d'ordre
supérieur. Donc, à ne concevoir la mémoire que comme la faculté de conserver
des espèces intelligibles on doit admettre qu'elle existe dans l'intelligence.
Mais si l'on entend par mémoire une faculté qui a pour objet le passé comme tel,
il n'y aura pas de mémoire intellectuelle, mais seulement une mémoire sensitive,
capable de saisir les faits particuliers. Car le passé comme tel, signifiant
qu'une chose existe en un temps donné, participe de la nature du particuliers.
Solutions:
1. La mémoire, en tant que conservatrice des espèces
intelligibles, n'est pas commune aux hommes et aux bêtes. Les espèces ne sont
pas conservées seulement dans l'âme sensitive, mais bien plutôt dans le composé;
car la mémoire est l'acte d'un organe. Mais l'intelligence est par elle-même
conservatrice des espèces intelligibles, sans accompagnement d'organe corporel.
D'où cette affirmation du Philosophe: "L'âme est le lieu des espèces, non
tout entière, mais l'intelligence. "
2. La marque du passé peut être rapportée soit à l'objet
connu, soit à l'acte de connaître. Ces deux conditions sont réunies dans l'âme
sensitive, qui connaît parce qu'elle est modifiée par un objet sensible présent;
aussi l'animal se souvient-il en même temps, d'avoir senti dans le passé, et
d'avoir senti un objet sensible passé. Mais dans l'âme intellectuelle, la
marque du passé est accidentelle et ne convient pas directement à l'objet de
l'intelligence. Celle-ci comprend l'homme comme tel; mais à l'homme ainsi conçu,
il est accidentel d'être présent, passé ou futur. Toutefois, par rapport à
l'acte de connaître, la marque du passé peut se trouver dans l'intelligence
comme dans le sens. Car notre acte intellectuel est un acte particulier qui se
réalise à tel ou tel moment; ce qui permet de situer un acte d'intelligence
maintenant, hier ou demain. Et cela ne va pas contre la nature de cette faculté;
car cet acte intellectuel, bien que particulier, est néanmoins immatériel, comme
on l'a dit plus haut en traitant de l'intellect. Par suite, de même que
l'intelligence se connaît elle-même, quoiqu'elle soit une réalité singulière, de
même connaît-elle son intellection, qui est un acte singulier, existant dans le
passé, le présent ou le futur. - Ainsi peut-on admettre qu'il y a mémoire dans
l'intelligence par rapport aux actes passés, en tant qu'elle comprend avoir
compris antérieurement, mais non pas en tant qu'elle saisirait le passé avec
les caractères de la durée.
3. Parfois, l'espèce intelligible est seulement en
puissance dans l'intelligence; on dit alors que celle-ci est en puissance.
Parfois l'espèce s'y trouve parfaitement en acte, et alors l'intelligence
comprend en acte. Parfois encore, l'intelligence est dans un état intermédiaire
entre la puissance et l'acte; alors l'intelligence est à l'état d'habitus. Et
de cette façon, l'intelligence conserve les espèces intelligibles, même quand
elle n'est pas en acte de connaître.
Objections:
1. Il semble que la mémoire intellectuelle est une
puissance autre que l'intelligence. Car S. Augustin met dans l'âme: mémoire, intelligence
et volonté. Il est clair que la mémoire se distingue de la volonté, et donc
aussi de l'intelligence.
2. Les puissances de l'âme sensitive et celles de l'âme
intellective se distinguent de la même façon. Or la mémoire sensible est autre
chose que le sens. Donc la mémoire intellectuelle est une puissance autre que
l'intelligence.
3. Pour S. Augustin, mémoire, intelligence et volonté
sont égales entre elles, et procèdent l'une de l'autre. Ce serait impossible si
la mémoire était la même puissance que l'intelligence.
Cependant:
le
propre de la mémoire est d'être le trésor des espèces intelligibles, le lieu où
elles sont conservées. Or Aristote attribue ce pouvoir à l'intelligence. La
mémoire intellectuelle n'est donc pas une autre puissance que l'intelligence.
Conclusion:
Comme
on l'a dit plus haut, les puissances de l'âme se distinguent d'après la
diversité des objets, puisque la nature de chaque puissance consiste dans sa
relation à son objet. On a dit également que si quelque puissance est ordonnée
par nature à un objet considéré sous son aspect général, il n'y aura pas lieu
de diversifier la puissance en fonction des différences particulières de cet
objet; ainsi, la puissance de voir qui est ordonnée à son objet considéré sous
l'aspect de coloré, n'a pas à se différencier d'après le blanc et le noir. Or
l'intelligence regarde son objet sous l'aspect général de l'être, du fait que
l'intellect possible est la faculté de devenir toutes choses. C'est pourquoi
aucune différence parmi les choses n'entraîne une distinction de puissances
dans l'intellect possible.
Toutefois,
l'intellect agent et l'intellect possible se distinguent en tant que
puissances. Car, par rapport à un même objet, la puissance active qui met
l'objet en acte doit être un principe distinct de la puissance passive qui est
modifiée par l'objet en acte. De la sorte, la puissance active est avec son
objet dans le rapport d'un être en acte à un être en puissance, tandis que la
puissance passive est, au contraire, dans le rapport d'un être en puissance à
un être en acte.
Il
n'y a donc pas d'autres différences à introduire dans l'intelligence que celles
de l'intellect possible et de l'intellect agent. La mémoire n'est donc pas une
puissance distincte de l'intelligence; car il appartient à la même faculté de
conserver comme de recevoir.
Solutions:
1. Bien qu'on dise au premier livre des Sentences que mémoire, intelligence et volonté
soient trois pouvoirs, ce n'est pas là toutefois la pensée de S. Augustin, qui
déclare expressément " Si l'on conçoit mémoire, intelligence et volonté
comme toujours présentes à l'âme, qu'on y pense actuellement ou non, ces
facultés paraissent appartenir toutes à la mémoire. Mais j'appelle intelligence
la puissance par laquelle nous connaissons actuellement, et j'appelle volonté, l'amour
ou dilection qui réunit ce fils à son père. " Il est donc clair que S. Augustin
ne prend pas ces trois termes comme trois puissances: il prend mémoire au sens
de conservation habituelle dans l'âme, intelligence au sens d'acte intellectuel,
et volonté au sens d'acte de vouloir.
2. Le passé et le présent peuvent être des différences
propres qui entretiennent une distinction dans les puissances sensibles, mais
non dans les puissances intellectuelles, pour la raison donnée plus haut.
3. L'intelligence procède de la mémoire, comme l'acte
procède de l'habitus. Et de cette manière elle lui est égale, mais non comme
une puissance à une autre.
Objections:
1. Cette distinction paraît réelle. Le traité De l’esprit et de l’âme s'exprime ainsi:
"Si nous allons des puissances inférieures aux supérieures, d'abord se
présente à nous le sens, puis l'imagination, puis la raison, puis
l'intelligence. " La raison se distingue donc de l'intelligence comme
l'imagination se distingue de la raison.
2. Boèce dit que l'intelligence est avec la raison dans
le même rapport que l'éternité avec le temps. Mais il n'appartient pas au même
pouvoir d'être à la fois dans l'éternité et dans le temps. La raison n'est donc
pas la même puissance que l'intelligence.
3. L'homme possède l'intelligence comme les anges, et le
sens comme les animaux. Mais la raison qui est propre à l'homme, et pour
laquelle il est appelé animal raisonnable, est une puissance autre que le sens.
Donc, pour le même motif, la raison est une puissance autre que l'intelligence
qui convient en propre aux anges, et pour laquelle ils sont appelés des êtres
intellectuels.
Cependant:
S.
Augustin nous dit: "Le principe par lequel l'homme surpasse les animaux
irrationnels c'est la raison, l'esprit, ou l'intelligence, ou comme on voudra l'appeler.
" Raison, esprit et intelligence sont donc une seule puissance.
Conclusion:
La
raison et l'intelligence ne peuvent être dans l'homme des puissances
différentes. On le verra clairement si l'on considère l'acte de l'une et de
l'autre. Faire acte d'intelligence, c'est simplement saisir la vérité
intelligible. Raisonner, c'est aller d'un objet d'intelligence à un autre, en
vue de saisir la vérité intelligible. Aussi les anges, qui possèdent
parfaitement cette connaissance en vertu de leur nature, n'ont-ils pas besoin
d'aller d'un élément intelligible à un autre; ils saisissent la vérité des
choses par une intuition simple, et non d'une manière discursive, selon Denys.
Mais les hommes parviennent à connaître la vérité en allant d'un point à un
autre; aussi sont-ils appelés des êtres rationnels. Le raisonnement est donc à
l'intuition intellectuelle ce que le mouvement est au repos, ou l'acquisition à
la possession: l'un appartient à l'être parfait, l'autre à l'imparfait. Mais du
fait que le mouvement procède toujours de l'immobile et se termine au repos, le
raisonnement humain procède, par la méthode de recherche ou d'invention, de
quelques connaissances intellectuelles simples, les premiers principes; ensuite,
par la voie du jugement, il retourne de nouveau vers ces premiers principes, à
la lumière desquels il vérifie les résultats de sa découverte.
Or
il est évident que le repos et le mouvement ne sont pas rapportés à des
puissances diverses, mais à une puissance unique, même dans les êtres de la
nature. Car c'est par la même impulsion de nature qu'un être est mis en
mouvement vers un lieu donné et qu'il s'y arrête. Ce sera plus vrai encore des
actes de l'intelligence et de la raison. Il est donc évident que chez l'homme
elles sont une même puissance.
Solutions:
1. Cette énumération est fondée sur l'ordre des actes, non
sur la distinction des puissances. Toutefois, le livre cité n'a pas grande
autorité.
2. La solution est claire si l'on se reporte à notre
réponse. On compare l'éternité au temps comme l'immobile au mobile. C'est
pourquoi Boèce a comparé l'intelligence à l'éternité, la raison au temps.
3. Les autres animaux sont tellement inférieurs à
l'homme qu'ils ne peuvent atteindre à la connaissance de la vérité que cherche
la raison. L'homme atteint à la vérité intelligible que les anges connaissent, mais
imparfaitement. C'est pourquoi le pouvoir de connaître qu'ont les anges n'est
pas d'un autre genre que celui de la raison, mais il est à son égard comme le
parfait à l'égard de l'imparfait.
Objections:
1. D'après S. Augustin. l'image de la Trinité se trouve
dans la partie supérieure de l'âme, non dans la partie inférieure. Or les
parties de l'âme, ce sont ses puissances. Il faut distinguer la raison
supérieure et la raison inférieure comme deux puissances.
2. Aucune réalité ne procède d'elle-même. Mais la raison
inférieure procède de la raison supérieure, elle est réglée et dirigée par
elle. Ce sont donc deux puissances différentes.
3. Pour Aristote, la science par laquelle l'âme connaît
les vérités nécessaires est un autre principe, une autre partie de l'âme, que
l'opinion ou cette sorte de raisonnement par quoi elle connaît les vérités
contingentes. Ce qu'il prouve ainsi: "Lorsque des choses sont de genre
différent, c'est une partie de l'âme de genre différent qui leur est ordonnée.
" Mais contingent et nécessaire sont de genre différent, comme corruptible
et incorruptible. Or, étant donné l'identité du nécessaire et de l'éternel, du
temporel et du contingent, il parait bien qu'il y a identité entre le "
pouvoir de science " d'Aristote et la partie supérieure de la raison, qui
d'après S. Augustin vise " à considérer et consulter l'éternel", et
de même entre le pouvoir " d'opinion " et " de raisonnement
" et la raison inférieure, qui, toujours d'après S. Augustin est ordonnée
à l'organisation des choses temporelles. Ces deux raisons sont donc des
puissances distinctes.
4. S. Jean Damascène dit que " l'opinion est formée
par l'imagination. Ensuite l'esprit, jugeant si l'opinion est vraie ou fausse, discerne
la vérité; c'est pourquoi mens
(esprit) vient de metiendo
(mesurant). L'intelligence a donc rapport aux choses dont il y a jugement et
détermination vraies. " Ainsi donc, le pouvoir d'opinion, qui est la
raison inférieure, est distinct de l'esprit et de l'intelligence, par quoi nous
pouvons désigner la raison supérieure.
Cependant:
selon
S. Augustin, raison supérieure et raison inférieure ne se distinguent que par
leurs fonctions. Elles ne sont donc pas deux puissances.
Conclusion:
Raison
supérieure et raison inférieure, au sens où S. Augustin les prend, ne peuvent
en aucune façon être deux puissances de l'âme. Il définit la première: celle
qui est ordonnée à considérer et à consulter les vérités éternelles. "
Considérer " en tant qu'on les contemple en elles-mêmes; " consulter",
en tant qu'on y prend des règles pour l'action. La raison inférieure est
définie: celle qui s'occupe des choses temporelles. Or, le rapport du temporel
à l'éternel, du point de vue de notre connaissance, c'est que l'un est le moyen
de connaître l'autre. Dans l'ordre d'invention, nous parvenons par les choses
temporelles à la connaissance des éternelles. Comme dit
S.
Paul (Rm 1, 20): "Les perfections invisibles de Dieu sont rendues visibles
à l'intelligence par le moyen de ses oeuvres. " Mais dans l'ordre du
jugement, nous jugeons des choses temporelles d'après les vérités éternelles
déjà connues, et nous les ordonnons d'après elles.
Or,
il peut arriver qu'un moyen employé, et le terme auquel on arrive par ce moyen,
appartiennent à des habitus spirituels différents; ainsi les premiers principes
indémontrables appartiennent à l'habitus d'intelligence, et les conclusions
déduites de ces principes, à l'habitus de science. C'est pourquoi, à partir des
principes de la géométrie, on peut former des conclusions pour une autre
science, comme la perspective. Mais le moyen et le terme relèvent de la même
puissance, qui est la raison. En effet, l'acte de la raison est comme un
mouvement qui passe de l'un à l'autre; or, c'est le même mobile qui, franchissant
l'espace intermédiaire, parvient au terme.
Par
conséquent, raison supérieure et raison inférieure ne sont qu'une seule et même
puissance. Mais, d'après S. Augustin, elles se distinguent par leurs fonctions
et par divers habitus. Car on attribue la sagesse à la raison supérieure, et la
science à la raison inférieure.
Solutions:
1. On peut parler de partie selon n'importe quel
principe de partition. Mais en tant que la raison se divise d'après des
fonctions diverses, on peut dire que raison supérieure et raison inférieure
sont des divisions de l'âme; mais non pas en tant qu'elles seraient des
puissances diverses.
2. On dit que la raison inférieure procède de la raison
supérieure ou est réglée par elle, parce que les principes dont se sert
l'inférieure sont déduits des principes de la supérieure, et sont dirigés par
eux.
3. La " science " dont parle le Philosophe, n'est
pas identique à la raison supérieure. Car on découvre des vérités nécessaires
même dans les choses temporelles, objet de la physique et des mathématiques.
L'opinion, le raisonnement non scientifique, a moins d'extension que la raison
inférieure. Car il n'a rapport qu'aux choses contingentes. - Cependant on ne
peut pas dire de façon absolue qu'il y ait une puissance par laquelle
l'intellect connaît les choses nécessaires, et une autre puissance par laquelle
il connaît les choses contingentes; car il les connaît sous la même raison
objective, c'est-à-dire sous la raison d'être et de vrai. En conséquence, il
connaît parfaitement les êtres nécessaires, qui sont parfaits sous le rapport
de la vérité; il atteint leur essence, et, par elle, démontre leurs propriétés
essentielles. Quant aux être contingents, il les connaît imparfaitement, parce
qu'ils sont imparfaits sous le rapport de l'être et de la vérité. Le parfait et
l'imparfait en acte ne peuvent causer une diversité de puissances, mais ils
causent des actes divers par leurs modes, et donc divers principes d'action et
divers habitus. Si le Philosophe a distingué deux parties dans l'âme, le "
pouvoir de science " et le " pouvoir d'opinion", ce n'est pas
qu'ils forment deux puissances, mais parce qu'ils se distinguent par une
aptitude spéciale à acquérir des habitus divers, ce qu'Aristote cherche
justement à établir en cet endroit. Bien que contingent et nécessaire diffèrent
par le genre, ils se confondent cependant sous l'aspect universel d'être, qui
est l'objet de l'intelligence, et auquel ils se réfèrent respectivement comme
le parfait et l'imparfait.
4. Cette distinction du Damascène s'applique à la
diversité des actes, et non à celle des puissances. L'opinion est un acte de
l'intelligence qui se porte vers l'un des termes d'une opposition
contradictoire, avec la crainte que l'autre ne soit vrai. juger, ou mesurer
(mensurare) est un acte de l'intelligence appliquant des principes certains à
l'examen de propositions données. D'où le nom de mens. Comprendre enfin, c'est adhérer à ce qui a été jugé en
l'approuvant.
Objections:
1. Il semble bien, car le traité De l'Esprit et De l’âme dit: "Si nous allons des puissances
inférieures aux supérieures, d'abord se présente à nous le sens, puis
l'imagination, puis la raison, ensuite l'intellect, et ensuite l'intelligence.
" Imagination et sens sont des puissances différentes donc intellect et
intelligence le sont également.
2. Boèce dit que " le sens, l'imagination, la
raison, l'intelligence considèrent l'homme chacun d'une manière différente
". Or l'intellect est la même puissance que la raison. L'intelligence est
donc une autre puissance que l'intellect, de même que la raison est distincte
de l'imagination et du sens.
3. " Les actes sont antérieurs aux puissances.
" Or l'intelligence est un acte distinct des autres actes attribués à
l'intellect. S. Jean Damascène dit en effet: "Le premier mouvement de
connaissance est l'intelligence; l'intelligence qui s'applique à quelque objet
est l'intention; celle qui est permanente et qui assimile l'âme à l'objet connu,
c'est la réflexion; la réflexion qui s'attarde sur un même sujet, qui s'examine
et se juge elle-même, c'est la phronèsis
ou la sagesse; la phronèsis
développée forme la pensée, c'est-à-dire la parole intérieure ordonnée, d'où
provient la parole exprimée par la langue. " En conséquence, il semble que
l'intelligence soit une puissance spéciale.
Cependant:
selon
Aristote " l'intelligence a pour objet les indivisibles, en lesquels, il
ne peut y avoir de faux ". Mais une telle manière de connaître appartient
à l'intellect. Donc l'intelligence n'est pas une autre puissance que lui.
Conclusion:
Le
nom d'intelligence signifie proprement l'acte même de l'intellect, qui est de
penser.
Toutefois,
dans certains ouvrages traduits de l'arabe, les substances séparées que nous
appelons anges, sont nommées Intelligences, peut-être parce que ces substances
ont une activité intellectuelle constante. Mais dans les ouvrages traduits du
grec, on les appelle Intellects ou Esprits. Et donc l'intelligence ne se
distingue pas de l'intellect comme une puissance d'une autre puissance, mais
comme l'acte se distingue de la puissance. Une division semblable a été donnée
aussi par les philosophes. Parfois, en effet, ils admettent quatre intellects:
agent, possible, à l'état d'habitus, intellect réalisé en acte. Parmi ces
quatre, l'intellect agent et l'intellect possible sont des puissances
distinctes. Ainsi distingue-t-on en toute réalité puissance active et puissance
passive. Si l'on considère les trois dernières dénominations, elles s'opposent
entre elles d'après l'état de l'intellect possible: il est parfois seulement en
puissance, et on le nomme possible; il est parfois en acte premier, l'acte de
savoir, et alors on le nomme intellect à l'état d'habitus; parfois enfin, il
est en acte second, ce qui est penser, et alors on le nomme intellect réalisé.
Solutions:
1. Au cas où l'on admettrait l'autorité de ce livre on
peut dire que l'intelligence désigne ici l'acte de l'intellect. Ainsi peut-on
la distinguer de l'intellect, comme l'acte de la puissance.
2. Boèce prend intelligence au sens d'acte intellectuel
qui dépasse la raison. C'est pourquoi il ajoute: "La raison n'appartient
qu'au genre humain, comme l'intelligence n'appartient qu'à Dieu. " Car
c'est le propre de Dieu de tout connaître, sans aucune espèce de recherche.
3. Tous ces actes que le Damascène énumère procèdent
d'une seule puissance, la puissance intellectuelle. Elle saisit d'abord quelque
chose par une intuition simple, et cet acte se nomme intelligence. Puis elle
ordonne ce qu'elle a saisi à quelque autre connaissance ou opération, et c'est
l'intention. Quand elle persiste à chercher dans ce même sens, c'est la
réflexion. Quand elle examine ce qu'elle a élaboré en fonction de principes
certains, cela s'appelle savoir: c'est la phronèsis,
ou sagesse, car " il appartient à la sagesse de juger", dit Aristote.
Quand elle tient quelque chose pour certain, parce qu'il a été examiné, elle pense
à la manière de le communiquer aux autres: et c'est la mise en ordre de la
parole intérieure, d'où procède le langage. - Et en effet toute différence dans
les actes n'entraîne pas une distinction des puissances, mais celle-là
seulement qui ne peut être ramenée au même principe, comme on l'a dit plus
haut.
Objections:
1. La faculté de connaître et celle de mouvoir
appartiennent à des genres différents. Or l'intellect spéculatif ne fait que
connaître, et l'intellect pratique met en mouvement. Ce sont donc deux
puissances différentes.
2. Une diversité d'objets entraîne une diversité de
puissances. Or l'objet de l'intellect spéculatif est le vrai; celui de l'intellect
pratique, le bien. Mais le vrai et le bien sont des notions différentes, on l'a
dit plus haut. Donc l'intellect spéculatif et l'intellect pratique sont des
puissances différentes.
3. Dans la partie intellectuelle de l'âme, l'intellect
pratique a le même rapport avec l'intellect spéculatif, que l'estimative avec
l'imagination dans la partie sensible. Mais ces deux dernières se distinguent
comme puissances. Et donc aussi les deux intellects.
Cependant:
d’après
le traité De l’âme, l'intellect spéculatif
devient pratique par extension. Or une puissance ne se transforme pas en une
autre puissance. Intellect spéculatif et intellect pratique ne sont donc pas
des puissances différentes.
Conclusion:
Voilà
ce qu'il faut dire, et pour la raison suivante. Un élément accidentel dans
l'objet qui spécifie une puissance ne la diversifie pas, nous l'avons déjà dit.
Il est accidentel à l'objet coloré qu'il soit un homme, qu'il soit grand ou
petit; aussi tout cela est-il saisi par la même puissance de voir. Or, il est
accidentel à un objet saisi par l'intelligence qu'il soit ordonné à l'action ou
non. Et c'est en cela que diffèrent intellect spéculatif et intellect pratique.
L'intellect spéculatif est celui qui, lorsqu'il appréhende quelque chose, ne
l'ordonne pas à l'action, mais seulement à la contemplation de la vérité. Au
contraire, l'intellect pratique ordonne à l'action ce qu'il appréhende. C'est
pourquoi le Philosophe dit que " l'intellect spéculatif diffère du
pratique par sa fin ". Aussi l'un et l'autre sont-ils dénommés d'après
leur fin: l'un spéculatif, et l'autre pratique, c'est-à-dire opératif.
Solutions:
1. L'intellect pratique est une faculté de mouvement, non
en tant qu'il exécute le mouvement, mais en tant qu'il le dirige. Et cela lui
appartient en raison de sa façon de connaître.
2. Le vrai et le bien s'impliquent mutuellement. Car le
vrai est un bien, sans quoi il ne serait pas désirable; et le bien est un vrai,
autrement il ne serait pas intelligible. Donc, de même que l'objet de l'appétit
peut être du vrai en tant qu'il a raison de bien, par exemple lorsque l'on
désire connaître la vérité; de même, l'objet de l'intellect pratique est un
bien qui a raison de vrai et, comme tel, peut être ordonné à l'action. En effet
l'intellect pratique connaît la vérité, comme l'intellect spéculatif, mais
cette vérité connue, il l'ordonne à l'action.
3. Il y a beaucoup de différences d'objet qui peuvent
entraîner une distinction dans les puissances sensibles, mais qui n'ont pas le
même effet dans les puissances intellectuelles, comme on l'a dit précédemment.
Objections:
1. Elle paraît être une puissance spéciale distincte des
autres. En effet, les réalités qui peuvent être comprises sous une même division
semblent appartenir au même genre. Or S. Jérôme oppose la syndérèse à
l'irascible, au concupiscible, au rationnel, qui sont des puissances. La
syndérèse en est donc une également.
2. Les opposés sont du même genre. Or syndérèse et
sensibilité semblent s'opposer; car la syndérèse incline toujours au bien, et
la sensibilité toujours au mal. C'est pourquoi celle-ci est symbolisée par le
serpent, comme le montre S. Augustin. Il semble donc que la syndérèse soit une
puissance, comme la sensibilité.
3. S. Augustin dit que notre pouvoir naturel de juger a
" des règles et des germes de vertus, qui sont certaines et immuables
". C'est ce que nous appelons syndérèse. Puisque les règles immuables de
notre jugement appartiennent à la partie supérieure de la raison, la syndérèse
paraît être identique à la raison. C'est donc une puissance.
Cependant:
"
les puissances rationnelles sont capables des contraires", d'après
Aristote. Ce n'est pas le cas de la syndérèse, qui incline au bien seulement.
La syndérèse n'est donc pas une puissance. En effet si elle était une puissance,
elle devrait être rationnelle, car on ne la trouve pas chez les animaux.
Conclusion:
La
syndérèse n'est pas une puissance, mais un habitus. Pourtant, certains l'ont
considérée comme une puissance supérieure à la raison, et d'autres ont dit que
c'était la raison, non comme raison mais comme nature. Pour comprendre qu'elle
est un habitus, il faut remarquer, comme on l'a dit plus haut, que le
raisonnement humain, étant une sorte de mouvement, procède de la simple
appréhension de quelques termes, à savoir de termes naturellement connus sans
recherche rationnelle, comme d'un principe immobile; et qu'il s'achève
également dans un acte simple de l'intellect, lorsque nous jugeons, à l'aide de
principes naturellement connus, les conclusions trouvées en raisonnant. Mais
nous le savons, de même que la raison spéculative travaille sur des
connaissances théoriques, ainsi la raison pratique s'attache-t-elle aux vérités
qui ont rapport à l'action. De même donc que nous avons naturellement en nous
des principes pour l'ordre spéculatif, il en faut aussi pour l'ordre de
l'action.
Or,
les premiers principes spéculatifs qui sont naturellement en nous
n'appartiennent pas à une puissance spéciale, mais à un habitus spécial qui est
appelé " l'intelligence des principes ". De même, les principes
pratiques que nous possédons par nature ne relèvent pas d'une puissance
spéciale, mais d'un habitus naturel distinct, que nous nommons syndérèse. C'est
pourquoi l'on dit que la syndérèse incite au bien, et proteste contre le mal, lorsque
nous nous mettons, à l'aide des premiers principes pratiques, à la recherche de
ce qu'il faut faire, et que nous jugeons ce que nous avons trouvé. Il est donc
clair que la syndérèse n'est pas une puissance, mais un habitus naturel.
Solutions:
1. Cette division de S. Jérôme se rapporte à la
distinction des actes, et non à celle des puissances. Or, des actes divers
peuvent appartenir à une même puissance.
2. De même l'opposition de la sensibilité et de la
syndérèse se rapporte à l'opposition des actes, et non à celle des espèces
différentes d'un même genre.
3. Ces raisons immuables sont les premiers principes
pratiques, au sujet desquels il n'y a jamais d'erreur. On les attribue à la
raison comme puissance, et à la syndérèse comme habitus. En conséquence, nous
jugeons naturellement par l'une et par l'autre, c'est-à-dire par la raison et
par la syndérèse.
Objections:
1. Pour Origène, la conscience est " l'esprit
correcteur, le pédagogue qui accompagne l'âme pour l'éloigner du mal et
l'attacher au bien ". Mais l'esprit désigne dans l'âme une certaine
puissance: soit l'âme intelligente elle-même, selon la parole de S. Paul (Ep 4,
23): "Renouvelez l'esprit de votre âme. " Soit l'imagination: c'est
ainsi que chez S. Augustin, la vision imaginative est appelée spirituelle. La
conscience est donc une puissance.
2. Il n'y a qu'une puissance de l'âme qui puisse être
sujet du péché. Or la conscience est le sujet du péché. S. Paul dit de certains
(Ti 1, 15): "Leur esprit même et leur conscience sont souillés. " Il
semble donc que la conscience soit une puissance.
3. La conscience ne peut être qu'un acte, un habitus, ou
une puissance. Or elle n'est pas un acte: autrement, elle ne serait pas
permanente dans l'homme. Elle n'est pas non plus un habitus: sans quoi elle ne
serait pas quelque chose de simple, mais de multiple, car nous nous dirigeons
dans l'action au moyen de nombreux habitus de connaissance. La conscience est
donc une puissance.
Cependant:
la
conscience peut être mise de côté, mais non pas une puissance de l'âme. La
conscience n'est donc pas une puissance.
Conclusion:
À
proprement parler, la conscience n'est pas une puissance, mais un acte. C'est
évident d'après le nom même, et d'après les opérations qu'on lui attribue dans
le langage usuel. D'après le nom d'abord, conscience marque le rapport d'une
science avec quelque chose. En effet conscientia
signifie cum alio scientia
(connaissance avec autre chose). Or l'application d'une connaissance à quelque
autre chose se réalise au moyen d'un acte. Donc, d'après l'étymologie même, il
est évident que la conscience est un acte.
La
même conclusion s'impose si l'on se réfère aux opérations attribuées à la conscience.
On dit que la conscience atteste, oblige, incite, et encore accuse, donne du
remords ou qu’elle reproche. Or tout cela procède de l'application d'une
certaine science ou connaissance qui est en nous, à ce que nous faisons. Ce qui
se réalise de trois manières. - 1. Lorsque nous reconnaissons que nous avons
accompli ou non telle action. Comme dit l'Ecclésiaste (7, 22 Vg): "Ta
conscience sait que tu as souvent maudit les autres. " Et dans ce sens on
dit que la conscience atteste. - 2. Cette application se fait encore, quand, par
notre conscience, nous jugeons qu'il faut accomplir ou ne pas accomplir une
action. On dit alors que la conscience incite ou oblige. - 3. Lorsque nous
jugeons par la conscience que ce qui a été fait, a été bien fait, ou non. Et
alors on dit que la conscience excuse, accuse ou reproche. Il est clair que
tout cela découle de l'application actuelle de notre connaissance à notre
action. Aussi, à proprement parler, la conscience désigne-t-elle un acte.
Mais
du fait que l'habitus est le principe de l'acte, on attribue parfois le nom de
conscience au premier habitus naturel, c'est-à-dire à la syndérèse. Ainsi fait
S. Jérôme. S. Basile l'appelle " pouvoir naturel de juger ". S. Jean
Damascène dit que c'est " la loi de notre intelligence ". On a
coutume en effet de nommer la cause et l'effet l'un par l'autre.
Solutions:
1. La conscience est appelée esprit, lorsqu'on emploie
esprit dans le sens d'âme intelligente (mens).
La conscience est en effet une sorte de décret de celle-ci.
2. On dit que la souillure est dans la conscience, non
pas comme dans son sujet, mais comme le connu est dans la connaissance;
c'est-à-dire lorsque l'on sait qu'on est souillé.
3. Si l'acte ne demeure pas toujours dans sa réalité
propre, cependant il est toujours dans sa cause: la puissance ou l'habitus. Or,
même quand il y a plusieurs habitus à perfectionner la conscience, ils
reçoivent leur valeur d'une seule cause, qui est l'habitus des premiers
principes, ou syndérèse. De là vient que, spécialement, cet habitus est parfois
nommé conscience, comme on vient de le dire.
Il faut maintenant étudier les
puissances appétitives 1. Quatre questions sur ce sujet: 1. L'appétit en
général (Q. 80). - 2. La sensibilité (Q. 81). - 3. La volonté (Q. 82). - 4. Le
libre arbitre (Q. 83).
1. Doit-on faire de l'appétit une puissance spéciale? -
2. L'appétit doit-il être divisé en sensible et intellectuel, comme en autant
de puissances distinctes?
Objections:
1. Il n'y a pas lieu d'assigner une puissance spéciale
pour ce qui est commun aux êtres animés et inanimés. Mais l'appétence est
commune aux uns et aux autres. Car le bien est " ce que toutes choses
désirent ". L'appétit n'est donc pas une puissance spéciale.
2. Les puissances se distinguent d'après les objets. Or,
c'est la même réalité que nous connaissons et que nous désirons. Il ne doit
donc pas y avoir de faculté appétitive distincte de la faculté de connaître.
3. Ce qui est commun ne se distingue pas par opposition
à ce qui est propre. Or, toute puissance de l'âme aspire à un bien particulier
désirable, à savoir l'objet qui lui convient. Donc, par rapport à cet objet
qu'est le désirable en général, il ne faut pas distinguer de puissance spéciale,
qui serait la puissance appétitive.
Cependant:
le
Philosophe distingue la puissance appétitive des autres puissances. De même, S.
Jean Damascène l'oppose aux facultés de connaissance.
Conclusion:
Il
est nécessaire d'admettre dans l'âme une puissance appétitive. Pour l'établir, nous
devons considérer que toute forme est suivie d'une inclination. Par exemple, le
feu en vertu de sa forme tend à monter et à engendrer un effet semblable à lui.
Or, chez les êtres connaissants, la forme est d'une perfection plus grande que
chez les non-connaissants. La forme d'un non-connaissant le détermine à un seul
être qui lui est propre et qui est son être naturel. De cette forme naturelle
découle par nature une inclination qu'on nomme appétit naturel. Chez les êtres
connaissants, chacun est déterminé dans son être propre par sa forme naturelle,
mais cela n'empêche pas qu'il reçoive les espèces des autres réalités; ainsi le
sens, les espèces de tous les sensibles, et l'intelligence, celles de tous les
intelligibles. Si bien que l'âme humaine devient en quelque façon toutes choses,
par le sens et par l'intelligence; en cela les êtres connaissants ressemblent, pour
ainsi dire, à Dieu, " en qui toute réalité préexiste", selon Denys.
De
même donc que les formes des êtres connaissants ont une perfection supérieure à
celle des simples formes naturelles, ainsi faut-il que leur inclination soit
supérieure à l'inclination appelée appétit naturel. Et cette inclination
supérieure appartient à la faculté appétitive de l'âme: par elle l'animal peut
tendre vers ce qu'il connaît, et non pas seulement vers les fins auxquelles
l'incline sa forme naturelle. Il est donc nécessaire d'admettre dans l'âme une
faculté appétitive.
Solutions:
1. On trouve chez les êtres doués de connaissance une
appétence supérieure à celle qui est commune à tous les êtres. Et c'est
pourquoi il faut qu'il y ait pour cela dans l'âme une puissance déterminée.
2. Ce qui est connu est une même réalité que ce qui est
désiré, mais sous une autre formalité: il est connu comme être sensible ou
intelligible, il est désiré comme bon ou convenable. Pour admettre des
puissances diverses, il faut une diversité d'objets formels, non d'objets
matériels.
3. Toute puissance de l'âme est une forme, une nature.
Elle a son inclination naturelle dans un sens donné. Aussi chacune des
puissances désire-t-elle l'objet qui lui convient par un appétit naturel. Mais
au-dessus de cela, il y a l'appétit de l'animal, consécutif à la connaissance:
il est le principe du mouvement affectif qui se porte sur un objet non parce
que convenant à telle puissance particulière, comme la vision convient à la vue
et l'audition à l'ouïe, mais parce que convenant absolument à l’animal.
Objections:
1. Les puissances ne se distinguent pas par des
différences accidentelles, comme on l'a dit précédemment e. Or il est
accidentel à l'objet désiré qu'il soit connu par le sens ou par l'intelligence.
Donc les appétits sensible et intellectuel ne sont pas des puissances
différentes.
2. La connaissance intellectuelle a pour objet
l'universel, et c'est ce qui la distingue de la connaissance sensible, qui a
pour objet le singulier. Or une telle distinction ne peut se rencontrer dans
l'appétit; en effet, celui-ci étant un mouvement qui part de l'âme vers les
choses, lesquelles sont singulières, il semble que tout appétit ait le
singulier pour objet. Il n'y a donc pas à distinguer l'appétit intellectuel de
l'appétit sensible.
3. De même que l'appétit est subordonné à la
connaissance, en tant que faculté inférieure, de même la faculté motrice. Or il
n'y a pas dans l'âme de faculté motrice relative à l'intelligence autre que
celle consécutive à la connaissance sensible, et commune à tous les animaux.
Donc, pour le même motif, il n'y a pas d'autre puissance appétitive.
Cependant:
le
Philosophe distingue deux espèces d'appétit, et dit que le plus élevé met en
mouvement l'inférieur.
Conclusion:
Il
faut absolument admettre que l'appétit intellectuel est une puissance distincte
de l'appétit sensible. La puissance appétitive est une puissance passive, dont
la nature est d'être mise en mouvement par l'objet connu. Par suite, d'après
Aristote, l'objet désirable étant connu est principe du mouvement sans le
recevoir, tandis que l'appétit l'ayant reçu le donne. Les êtres passifs et
mobiles se distinguent d'après la diversité des principes actifs et moteurs;
car il faut une proportion entre le moteur et le mobile, entre l'être actif et
l'être passif, et la puissance passive elle-même tient sa propre nature de son
rapport au principe actif. Donc, puisque l'objet connu par l'intelligence est
d'un autre genre que l'objet connu par le sens, il s'ensuit que l'appétit intellectuel
est une puissance distincte de l'appétit sensible.
Solutions:
1. Il n'est pas accidentel à l'objet désirable d'être
connu par le sens ou par l'intelligence: cela lui convient essentiellement; car
l'objet désirable meut l'appétit en tant qu'il est connu. Par suite, les
différences dans l'objet connu causent de soi les différences d'objet
désirable. En conséquence, les puissances appétitives se distinguent entre
elles d'après les différences de ce qui est connu, comme d'après leurs objets
propres.
2. Bien que l'appétitivité intellectuelle se porte vers
des réalités qui, hors de l'âme, sont singulières, elle s'y porte cependant
sous un certain aspect universel; par exemple elle désire une chose parce que
cette chose est bonne. Aristote dit à ce sujet qu'on peut avoir de la haine
pour un objet universel: ainsi " nous avons en haine toute l'espèce des
voleurs ". Nous pouvons également désirer par l'appétit rationnel les
biens immatériels que le sens ne perçoit pas, comme la science, la vertu, etc.
3. Il est dit dans le traité De l’âme qu'une opinion
universelle ne peut mouvoir sans l'intermédiaire d'une opinion particulière. De
même, l'appétit supérieur met en mouvement par l'intermédiaire de l'inférieur.
Et c'est pourquoi il n'y a pas de facultés motrices distinctes pour
l'intelligence et pour le sens.
1. La sensibilité est-elle uniquement de l'ordre
appétitif? - 2. Se divise-t-elle en puissances distinctes, l'irascible et le
concupiscible? - 3. Ces deux puissances obéissent-elles à la raison?
Objections:
1. La sensibilité semble appartenir non seulement à
l'appétit, mais encore à la connaissance. S. Augustin nous dit en effet que
" le mouvement sensible de l'âme qui se porte vers les sens corporels est
commun aux hommes et aux bêtes ". Mais les sens sont des facultés
connaissantes. La sensibilité est donc une faculté de connaissance.
2. Les réalités comprises dans une seule et même
division appartiennent au même genre. Or S. Augustin oppose la sensibilité à la
raison supérieure et à la raison inférieure, qui sont de l'ordre de la
connaissance. La sensibilité fait donc partie de celle-ci.
3. La sensibilité joue le rôle du serpent dans la
tentation du premier homme. Or, le serpent a révélé et proposé le péché, ce qui
procède du pouvoir de connaître. Donc la sensibilité s'y rattache.
Cependant:
la
sensibilité se définit comme " l'appétit des choses concernant le corps
".
Conclusion:
Le
terme de " sensibilité " parait venir de ce mouvement sensible dont
parle S. Augustin, de la même façon que le nom d'une puissance se prend de
l'acte, par exemple la vue, de l'acte de voir. Le mouvement sensible est un
appétit consécutif à une connaissance sensible.
En
effet, bien que l'on qualifie de mouvement l'acte de la faculté cognitive, ce
nom lui convient moins proprement qu'à l'acte de l'appétit. Car l'opération de
la faculté cognitive s'accomplit en ce que les choses connues existent dans
l'être connaissant, tandis que l'opération de la faculté appétitive s'accomplit
en ce que l'être qui désire se porte vers la chose désirable. Et c'est pourquoi
on assimile au repos l'opération de la faculté connaissante, tandis qu'on
assimile davantage au mouvement l'opération de la faculté appétitive. Aussi le
mouvement sensible est-il l'acte de la faculté appétitive, qui s'appelle donc
sensibilité.
Solutions:
1. Lorsque S. Augustin dit que le mouvement sensible de
l'âme se porte vers les sens corporels, cela ne signifie pas que les sens
appartiennent à la sensibilité, mais bien plutôt que le mouvement de
sensibilité est une sorte d'inclination vers le sensible, c'est-à-dire: lorsque
nous désirons les objets que les sens nous font connaître. Et de cette manière
les sens appartiennent à la sensibilité en ce qu'ils la précèdent.
2. La sensibilité se contre-distingue de la raison
supérieure et de la raison inférieure, en tant qu'elles se ressemblent par
l'acte de mouvoir: en effet le pouvoir de connaître auquel se rapporte la raison
et la faculté appétitive qu'est la sensibilité, ont ceci de commun d'être l'une
et l'autre le principe de l'action.
3. Le serpent a non seulement révélé et proposé le péché,
mais encore il a incliné à le commettre. C'est pour cette raison qu'il représente
la sensibilité.
Objections:
1. " C'est une même faculté de l'âme qui a pour
objet les contraires, ainsi la vue a pour objet le blanc et le noire. " Or
ce qui convient et ce qui nuit sont des contraires. Du fait que le
concupiscible a pour objet ce qui convient, et l'irascible, ce qui nuit, ils ne
forment qu'une même puissance.
2. L'appétit sensible n'a pas d'autre objet que ce qui
convient dans l'ordre de la sensation. Or, c'est là l'objet du concupiscible.
Donc aucun appétit sensible n'est différent du concupiscible.
3. La haine est dans la puissance irascible. En effet, d'après
S. Jérôme: "L'irascible doit nous procurer la haine du vice. " Or la
haine, étant le contraire de l'amour, se trouve dans la puissance
concupiscible. Les deux puissances ne forment donc qu'une faculté.
Cependant:
S.
Grégoire de Nysse et S. Jean Damascène distinguent ces deux puissances comme
des parties de l'appétit sensible.
Conclusion:
L'appétit
sensible est un pouvoir qu'on appelle génériquement sensibilité, mais il se
divise en deux facultés qui sont ses espèces: l'irascible et le concupiscible.
Pour en être persuadé, il faut considérer ceci: les êtres corruptibles de la
nature doivent avoir non seulement une inclination à suivre ce qui leur
convient et à fuir ce qui leur est nuisible, mais encore une inclination à
résister aux causes de corruption et aux agents contraires qui empêchent
d'acquérir ce qui convient, et apportent ce qui est nuisible. Ainsi le feu est
enclin naturellement non seulement à s'éloigner d'un lieu inférieur, qui ne lui
convient pas, et à s'élever vers le haut, ce qui est conforme à sa nature, mais
encore à s'opposer à ce qui peut le détruire ou gêner son action. Puisque
l'appétit sensible est une inclination consécutive à la connaissance sensible, comme
la tendance naturelle est une inclination consécutive à la forme naturelle, il
doit y avoir dans la partie sensitive de l'âme deux puissances. L'une, par
laquelle l'âme est directement inclinée à rechercher ce qui lui convient dans
l'ordre sensible, et à fuir ce qui peut lui nuire, est le concupiscible.
L'autre, par laquelle l'animal résiste aux attaques des choses qui l'empêchent
d'atteindre ce qui convient et lui causent du dommage, est l'irascible. En
conséquence, on dit que son objet est: ce qui est ardu; car il tend à surmonter
les obstacles et à les dominer.
On
ne peut ramener ces deux inclinations à un même principe; car il arrive que
l'âme s'occupe des choses pénibles, contre l'inclination du concupiscible, afin
de suivre celle de l'irascible qui est de lutter contre les obstacles.
D'où
l'opposition entre passions de l'irascible et celles du concupiscible; ainsi, lorsque
la convoitise s'allume, la colère diminue, et réciproquement dans la plupart
des cas.
Cela
montre encore que l'irascible est une sorte de combattant et de protecteur du
concupiscible; il insurge contre les obstacles aux choses agréables que désire
le concupiscible, et contre les causes de dommage que ce dernier veut fuir. Par
suite, toutes les passions de l'irascible naissent des passions du
concupiscible, et se terminent en elles. La colère, par exemple, naît d'une
tristesse infligée au sujet, et lorsqu'elle l'en a délivré, elle prend fin dans
un sentiment de joie. Autre conséquence: les animaux combattent pour ce qu'ils
désirent, à savoir la nourriture et les jouissances sexuelles, selon Aristote.
Solutions:
1. Le concupiscible a pour objet à la fois ce qui
convient et ce qui ne convient pas. Mais l'irascible est là pour résister aux
inconvénients qui passent à l'attaque.
2. De même que les facultés sensibles de connaissance
comprennent une faculté " estimative " chargée de percevoir des
modalités qui n'impressionnent pas les sens, comme on l'a vu plus haut, de même
l'appétit sensible possède une faculté dont l'objet n'est pas ce qui convient
comme délectable au sens, mais comme utile au vivant pour sa défense: et cette
faculté, c'est l'irascible.
3. La haine appartient de soi au concupiscible mais en
raison de la lutte quelle provoque, elle peut relever de l'irascible.
Objections:
1. Ces deux facultés font partie de la sensibilité. Or
celle-ci n'obéit pas à la raison: aussi est-elle symbolisée par le serpent, d'après
S. Augustin. Donc l'irascible et le concupiscible n'obéissent pas à la raison.
2. Quand on obéit à quelqu'un, on ne lutte pas contre
lui. Or l'irascible et le concupiscible luttent contre la raison. Comme dit S.
Paul (Rm 7, 23): "je vois dans mes membres une autre loi qui s'oppose à
celle de mon esprit. " Irascible et concupiscible ne sont donc pas soumis
à la raison.
3. Comme la faculté appétitive, la faculté sensible est
inférieure à la raison. Or le sens n'obéit pas à la raison: nous n'entendons
pas quand nous le voulons. Semblablement, les facultés de l'appétit sensible ne
lui obéissent pas.
Cependant:
selon
S. Jean Damascène " ce qui obéit à la raison et se laisse persuader par
elle se divise en convoitise et colère ".
Conclusion:
Irascible
et concupiscible obéissent à la partie supérieure de l'âme, qui comprend raison
et volonté, de deux manières, c'est-à-dire quant à la raison et quant à la
volonté. Ils obéissent à la raison dans leur activité même. En voici le motif:
l'appétit sensible chez les animaux reçoit naturellement son mouvement de
l'estimative; par exemple, la brebis a peur parce qu’elle estime le loup son
ennemi. Au lieu de l'estimative, il y a chez l'homme, nous l'avons déjà dit, la
cogitative, que certains philosophes nomment raison particulière, parce qu’elle
opère des synthèses de représentations individuelles. Aussi l'appétit sensible
de l'homme est-il, par nature, mis en mouvement par elle. Mais la raison
particulière reçoit naturellement, chez l'homme, son mouvement et sa direction
de la raison universelle; c'est pourquoi, dans le raisonnement syllogistique, on
tire de propositions universelles des conclusions particulières. Il s'ensuit
évidemment que la raison universelle commande à l'appétit sensible qui se
divise en concupiscible et irascible, et que cet appétit lui obéit. Mais la
déduction qui va de principes universels à des conclusions particulières n'est
pas l'oeuvre de l'intelligence intuitive, mais de la raison. Donc ces deux
puissances sensibles obéissent plutôt à la raison qu'à l'intelligence. Chacun
peut l'éprouver en soi-même: on peut apaiser la colère, la crainte, etc., ou
aussi les exciter, à l'aide de considérations d'ordre universel.
L'appétit
sensible est soumis à la volonté, dans l'exécution qui s'accomplit au moyen de
la faculté motrice. Chez les autres animaux, en effet, le mouvement suit
immédiatement l'état affectif; ainsi la brebis qui a peur du loup s'enfuit
aussitôt. Car il n'y a pas chez eux d'appétit supérieur qui s'y oppose. Mais
l'homme ne suit pas aussitôt le mouvement de l'appétit, que ce soit l'irascible
ou le concupiscible. Il attend le commandement de l'appétit supérieur, la
volonté. En effet, quand des puissances motrices sont ordonnées l'une à l'autre,
la seconde n'imprime de mouvement qu'en vertu de la première; aussi l'appétit
inférieur ne peut-il mouvoir que si l'appétit supérieur y consent. C'est ce que
veut dire Aristote: l'appétit supérieur met en mouvement l'appétit inférieur, comme
une sphère céleste en meut une autre. De cette façon donc, l'irascible et le
concupiscible obéissent à la raison.
Solutions:
1. La sensibilité est symbolisée par le serpent d'après
ce qui lui convient en propre comme pouvoir sensible. Irascible et concupiscible
désignent plutôt l'affectivité sensible par rapport à son activité à laquelle
la raison l'engage.
2. Comme dit Aristote " Il faut considérer dans cet
animal qu'est l'homme, un pouvoir despotique et un pouvoir politique; l'âme
domine le corps par un pouvoir despotique; l'intellect domine l'affectivité par
un pouvoir politique et royal. " Le pouvoir despotique est celui par
lequel quelqu'un commande à des esclaves qui n'ont pas la faculté de résister à
l'ordre du chef, car ils n'ont rien à eux. Le pouvoir politique et royal est
celui par lequel en commande à des hommes libres qui, bien que soumis à
l'autorité du chef, ont cependant quelque pouvoir propre qui leur permet de
résister à ses ordres.
Ainsi
donc, l'âme domine le corps par un pouvoir despotique; car les membres du corps
ne peuvent aucunement résister à son commandement, mais, suivant son appétit, la
main, le pied, et tout membre qui peut recevoir naturellement une impulsion de
la volonté, se meuvent aussitôt. Mais on dit que l'intelligence, c'est-à-dire
la raison, commande à l'irascible et au concupiscible par un pouvoir politique,
car l'affectivité sensible a un pouvoir propre qui lui permet de résister au
commandement de la raison. L'appétit sensible, en effet, peut entrer
naturellement en action sous l'impulsion non seulement de l'estimative chez les
animaux, et, chez l'homme, de la cogitative que la raison universelle dirige, mais
encore sous celle de l'imagination et des sens. Nous savons par expérience que
l'irascible et le concupiscible s'opposent à la raison, quand nous sentons ou
imaginons une chose agréable que la raison interdit, ou une chose attristante
que la raison prescrit. Ainsi, le fait que ces deux facultés s'opposent parfois
à la raison n'empêche pas qu'elles lui obéissent.
3. Les sens externes ont besoin, pour agir, des objets
sensibles du dehors qui les impressionnent, et sur la présence desquels la
raison n'a pas de prise. Mais les facultés internes, tant dans l'ordre de
l'appétit que de la connaissance, n'ont pas besoin des réalités extérieures.
C'est pourquoi elles sont soumises au commandement de la raison qui peut non
seulement exciter ou apaiser les états affectifs, mais encore former des
schèmes dans l'imagination.
1. La volonté désire-t-elle quelque chose de façon nécessaire? - 2. Désire-t-elle toutes choses de façon nécessaire? - 3. Est-elle une puissance supérieure à l'intelligence? - 4. La volonté meut-elle l'intelligence? - 5. Se divise-t-elle en irascible et concupiscible?
Objections:
1. Pour
S. Augustin, ce qui est nécessaire ne peut pas être volontaire. Or, tout
mouvement de la volonté est volontaire. Donc rien de ce que désire la volonté
n'est désiré de façon nécessaire.
2.
D'après Aristote, les facultés rationnelles sont capables des contraires. Or la
volonté est une faculté rationnelle, puisqu'il est dit au traité De l'Âme:
"La volonté est dans la raison. " La volonté est donc capable des
contraires, et en conséquence n'est déterminée à rien de façon nécessaire.
3. Par
la volonté nous sommes maîtres de nos actes. Mais nous ne sommes pas maîtres de
ce qui existe nécessairement. L'acte de la volonté ne peut donc être
nécessaire.
Cependant:
S. Augustin affirme que " tous, d'une même volonté, désirent la béatitude ". Si ce désir n'était pas nécessaire, mais contingent, il manquerait au moins chez quelques-uns. Donc la volonté désire quelque chose de façon nécessaire.
Conclusion:
" Nécessité " a plusieurs sens. De façon générale, le nécessaire est " ce qui ne peut pas ne pas être ". Mais cela peut convenir à un être d'abord en raison d'un principe intrinsèque; soit d'un principe matériel, comme lorsque l'on dit que tout composé de contraires doit nécessairement se corrompre; soit d'un principe formel, comme lorsque l'on dit nécessaire que les trois angles d'un triangle soient égaux à deux droits. Et cela est la nécessité naturelle et absolue. Il peut ensuite convenir à un être de ne pouvoir pas ne pas être en raison d'un principe extrinsèque, cause finale ou efficiente. Par rapport à la fin, cela arrive quand un être ne peut atteindre sa fin, ou l'atteindre convenablement sans ce principe; par exemple, la nourriture est nécessaire à la vie, le cheval au voyage. Cela s'appelle nécessité de la fin, ou parfois encore l'utilité. Par rapport à la cause efficiente, la nécessité se rencontre quand un être se trouve contraint par un agent de telle sorte qu'il ne puisse pas faire le contraire. C'est la nécessité de contrainte.
Cette dernière nécessité répugne tout à fait à la volonté. Car nous appelons violent ce qui est contraire à l'inclination naturelle d'un être. Or, le mouvement volontaire est une certaine inclination vers un objet. Par suite, comme on appelle naturel ce qui est conforme à l'inclination de la nature, ainsi appelle-t-on volontaire ce qui est conforme à l'inclination de la volonté. Or, il est impossible qu'un acte soit à la fois violent et naturel; il est donc également impossible qu'un acte soit absolument contraint ou violent, et en même temps volontaire.
Mais la nécessité venue de la fin ne répugne pas à la volonté, lorsqu'elle ne peut atteindre cette fin que par un seul moyen; ainsi lorsqu'on a la volonté de traverser la mer, il est nécessaire à la volonté qu'elle veuille prendre le bateau.
De même pour la nécessité de nature. Il faut même dire qu'il doit en être ainsi; de même que l'intelligence adhère nécessairement aux premiers principes, de même la volonté adhère nécessairement à la fin dernière, qui est le bonheur. Car la fin a le même rôle dans l'ordre pratique que le principe dans l'ordre spéculatifs. Il faut en effet que ce qui convient naturellement et immuablement à quelque chose soit le fondement et le principe de tout ce qui en dérive; car la nature est le premier principe en tout être, et tout mouvement procède de quelque chose d'immuable.
Solutions:
1.
L'expression de S. Augustin doit se comprendre du nécessaire par nécessité de
contrainte. La nécessité de nature " n'ôte pas la liberté", comme il
le dit lui-même dans le même ouvrage.
2. Que
la volonté veuille quelque chose naturellement, cela se rapporte plutôt à
l'intelligence des premiers principes qu'à la raison, qui est capable des
contraires. Sous cet aspect, c'est une puissance intellectuelle plutôt que
rationnelle.
3. Nous sommes maîtres de nos actes en tant que nous pouvons choisir ceci ou cela. Le choix ne porte pas sur la fin, il porte sur les moyens. En conséquence, le désir de la fin dernière ne fait pas partie des actes dont nous sommes maîtres.
Objections:
1.
Denys dit que " le mal est étranger à la volonté ". Celle-ci tend
donc nécessairement au bien qui lui est proposé.
2.
L'objet de la volonté est avec elle dans le rapport du moteur au mobile. Or le
mouvement du mobile suit nécessairement à l'impulsion du moteur. Les objets de
la volonté la meuvent donc nécessairement.
3. De
même que ce qui est connu par le sens est objet de l'appétit sensible, ainsi ce
qui est connu par l'intelligence est objet de l'appétit intellectuel, ou
volonté. Mais l'objet connu par le sens meut nécessairement l'appétit sensible:
selon S. Augustin, " les animaux sont entraînés par ce qu'ils voient
". Il semble donc que l'objet connu par l'intelligence meuve
nécessairement la volonté.
Cependant:
S. Augustin dit que la volonté est la faculté par laquelle " on pèche, ou l'on vit selon la justice ". Et ainsi, elle est capable des contraires. Elle ne veut donc pas de façon nécessaire tout ce qu'elle veut.
Conclusion:
Voici comment on peut prouver une telle proposition. De même que l'intelligence adhère nécessairement et naturellement aux premiers principes, ainsi la volonté à la fin dernière, comme on vient de le dire. Or il y a des vérités qui n'ont pas de relation nécessaire aux premiers principes, comme les propositions contingentes, dont la négation n'implique pas la négation de ces principes. A de telles vérités l'intelligence ne donne pas nécessairement son assentiment. Mais il est des propositions nécessaires qui ont cette relation nécessaire: comme les conclusions démonstratives dont la négation entraîne celle des principes. A celles-ci l'intelligence assentit nécessairement, lorsqu'elle a reconnu par démonstration la connexion des conclusions avec les principes. Faute de quoi, l'assentiment n'est pas rendu nécessaire.
Il en va de même pour la volonté. Il y a des biens particuliers qui n'ont pas de relation nécessaire au bonheur, parce qu'on peut être heureux sans eux. A de tels biens la volonté n'adhère pas de façon nécessaire. Mais il y a d'autres biens qui impliquent cette relation; ce sont ceux par lesquels l'homme adhère à Dieu, en qui seul se trouve la vraie béatitude. Toutefois, avant que cette connexion soit démontrée nécessaire par la certitude que donne la vision divine, la volonté n'adhère nécessairement ni à Dieu ni aux biens qui s'y rapportent. Mais la volonté de celui qui voit Dieu dans son essence adhère nécessairement à Dieu, de la même manière que maintenant nous voulons nécessairement être heureux. Il est donc évident que la volonté ne veut pas de façon nécessaire tout ce qu'elle veut.
Solutions:
1. La
volonté ne peut tendre à aucun objet, sinon sous la raison de bien. Mais comme
il y a une multitude de biens, la volonté n'est pas déterminée nécessairement à
un seul.
2. La
cause motrice produit nécessairement le mouvement dans le mobile, lorsque la
force de cette cause surpasse de telle sorte le mobile que toute la capacité
d'agir de celui-ci est soumise à la cause. Mais la capacité de la volonté, s'étendant
au bien universel et parfait, ne peut être entièrement subordonnée à aucun bien
particulier. Aussi n'est-elle pas mise en action par lui de façon nécessaire.
3. Le sens n'opère pas, comme la raison, des synthèses de divers objets, mais il en saisit de façon absolue un seul. Par suite, il meut vers cet objet unique l'appétit sensible, avec déterminisme. Mais la raison peut comparer plusieurs objets, et c'est pourquoi l'appétit intellectuel qui est la volonté, peut être sollicité par eux, et non pas par un seul de façon nécessaire.
Objections:
l. La volonté
paraît supérieure: car le bien et la fin sont les objets de la volonté. Or la
fin est la première et la plus élevée des causes. La volonté est donc la
première et la plus élevée des puissances.
2. On
constate que les êtres de la nature progressent de l'imparfait au parfait. Et
cela se remarque également dans les puissances de l'âme. Ainsi il y a progrès
du sens à l'intellect, qui est supérieur. Mais il y a un progrès naturel de
l'acte intellectuel à l'acte volontaire. La volonté est donc une puissance plus
parfaite et plus élevée que l'intelligence.
3. Les
habitus sont avec les puissances dans le rapport de la perfection à ce qui est
perfectible. Mais l'habitus qui perfectionne la volonté, c'est-à-dire la
charité, est supérieur à l'habitus qui perfectionne l'intelligence. S. Paul dit
en effet (1 Co 13, 2): "Quand je connaîtrais tous les mystères, quand
j'aurais la plénitude de la foi, si je ne possède pas la charité, je ne suis
rien. " La volonté est donc une puissance supérieure à l'intelligence.
Cependant:
Aristote fait de l'intelligence la plus élevée des puissances de l'âme.
Conclusion:
La supériorité d'une chose sur une autre peut être considérée soit absolument, soit sous un certain rapport. Une chose est telle absolument, quand elle l'est par elle-même, et elle est telle relativement, quand elle l'est par rapport à une autre. Si l'intelligence et la volonté sont considérées en elles-mêmes, l'intelligence est la faculté la plus élevée. On peut l'établir en comparant les objets de ces deux puissances. Celui de l'intelligence est plus simple et plus absolu que celui de la volonté. En effet, l'objet de l'intelligence, c'est la raison même du bien en tant que bien, et le bien désirable dont l'idée est dans l'intelligence est l'objet de la volonté. Or, plus un être est simple et abstrait, plus il est en soi-même noble et élevé. Et c'est pourquoi l'objet de l'intelligence est plus élevé que celui de la volonté. Mais, puisque la nature propre d'une puissance dépend de son rapport à l'objet, il s'ensuit que l'intelligence, de soi et absolument, est une puissance plus élevée et plus noble que la volonté.
Relativement cependant, et par comparaison à autre chose il peut arriver que la volonté soit supérieure à l'intelligence, dans le cas où l'objet de la volonté se trouve dans une réalité plus élevée que celui de l'intelligence. C'est comme si je disais que l'ouïe est sous un certain rapport plus noble que la vue, parce que la chose qui produit le son est d'une plus grande perfection qu'une autre chose qui serait colorée, bien que la couleur soit plus noble et plus simple que le son. - On l'a déjà dit', l'action de l'intelligence consiste en ce que la raison même de la chose est dans l'être qui pense; au contraire, l'acte de la volonté s'accomplit en ce qu'elle se porte vers la chose telle qu'elle est en elle-même. C'est ce qui fait dire à Aristote 1 que " le bien et le mal", objets de la volonté, " sont dans les choses, et que le vrai et le faux", objets de l'intelligence, " sont dans l'esprit ". Donc, quand la réalité où se trouve le bien est plus élevée que l'âme même où se trouve l'idée de cette réalité, la volonté est supérieure à l'intelligence, par rapport à cette réalité. Mais quand la réalité est inférieure à l'âme, alors sous ce rapport l'intelligence est supérieure à la volonté. C'est pourquoi il est mieux d'aimer Dieu que de le connaître; et inversement il vaut mieux connaître les choses matérielles que les aimer. Toutefois, absolument parlant, l'intelligence est plus noble que la volonté.
Solutions:
1. La
relation de cause s'établit par comparaison entre un terme et un autre, et dans
une telle comparaison, c'est la raison de bien qui se trouve être la plus
élevée. Mais le vrai a une signification plus absolue, et il enveloppe la
raison même de bien. Aussi le bien est-il un certain vrai. Mais réciproquement
le vrai lui-même est un certain bien, pour autant que l'intelligence est une
réalité, et que le vrai est sa fin. Or, parmi les autres fins, celle-ci est la
plus excellente, de même que l'intelligence parmi les autres puissances.
2. Ce
qui est antérieur dans l'ordre de la génération et du temps est moins parfait;
car dans un seul et même être, la puissance précède l'acte dans le temps et
l'état imparfait d'une chose précède son état parfait. Mais ce qui est purement
et simplement premier selon l'ordre de la nature, est plus parfait: c'est dans
ce sens qu'on parle de la priorité de l'acte sur la puissance. Et sous ce
rapport l'intelligence est antérieure à la volonté comme la cause du mouvement
l'est au mobile, et le principe actif au principe passif; en effet, le bien
connu par l'intelligence met en mouvement la volonté.
3. Cet argument considère la volonté par rapport à ce qui est supérieur à l'âme. La vertu de charité est en effet la vertu par laquelle nous aimons Dieu.
Objections:
1. Il
semble que non, parce que la cause motrice est supérieure et antérieure au
mobile. Car la cause motrice, c'est l'être qui agit, et l'être qui agit est
plus noble que celui qui pâtit, comme disent S. Augustin et Aristote. Or on
vient de dire que Inintelligence est antérieure et supérieure à la volonté. La
volonté ne meut donc pas l'intelligence.
2. Le
moteur n'est pas mû par le mobile, si ce n'est peut-être par accident. Or
l'intelligence meut la volonté; car l'objet désirable connu par l'intelligence
est moteur, mais non mobile. Or l'appétit est à la fois l'un et l'autre.
L'intelligence n'est donc pas mue par la volonté.
3. Nous
ne pouvons rien vouloir qui n'ait été saisi par l'intelligence. Si, donc la
volonté meut l'intellect à son acte en voulant cet acte, il faudra encore qu'un
acte d'intelligence précède ce vouloir, et un autre vouloir cet acte
d'intelligence et ainsi à l'infini, ce qui est impossible. La volonté ne meut
donc pas l'intelligence.
Cependant:
le Damascène dit: "Il est en nous de connaître ou de ne pas connaître quelque art que ce soit. " Ce n'est en nous que par la volonté. Or c'est par l'intelligence que nous connaissons les arts. Donc la volonté meut l'intelligence.
Conclusion:
Il y a deux manières de causer le mouvement. La première comme le fait une fin: on dit en effet que la cause finale meut la cause efficiente. C'est ainsi que l'intelligence meut la volonté; car le bien connu est l'objet de la volonté, et la meut à titre de fin. - La seconde manière de mouvoir est celle de l'agent; de même que le principe d'altération meut ce qui est altéré, le principe d'impulsion meut ce qui est mis en branle.
Et c'est ainsi que la volonté meut l'intelligence, et toutes les facultés de l'âme, comme dit S. Anselme. En voici le motif: dans une série ordonnée de puissances actives, la puissance qui tend à une fin universelle meut les puissances qui ont pour objet des fins particulières. Cela se constate dans la nature et dans la vie sociale. Le ciel, dont l'action tend à conserver l'universalité des êtres susceptibles de génération et de corruption, met en mouvement tous les corps inférieurs, qui, chacun dans son ordre, tendent à la conservation de leur espèce, ou même de leur individu. Pareillement, le roi, qui a pour but le bien commun de tout le royaume, meut par son commandement chacun des gouverneurs de villes, lesquels sont chargés du gouvernement d'une ville en particulier. Or l'objet de la volonté est le bien et la fin pris en général. Chacune des autres puissances a rapport à un bien propre qui lui convient, par exemple, la vue tend à percevoir la couleur, l'intelligence à connaître la vérité. Et c'est pourquoi la volonté, à la manière d'une cause efficiente, met en activité toutes les facultés de l'âme, à l'exception des puissances végétatives, qui ne sont pas soumises à notre décision.
Solutions:
1. On peut considérer l'intelligence sous deux aspects: 1° en tant qu'elle connaît l'être et le vrai universel, et 2° en tant qu'elle est une certaine réalité, une puissance déterminée qui possède un acte déterminé. La volonté peut aussi être considérée sous deux aspects: 1° par rapport à l'universalité de son objet, c'est-à-dire en tant qu’elle désire le bien universel, et 2° comme puissance déterminée de l'âme ayant un acte déterminé. Donc, si l'on compare l'intelligence et la volonté sous le rapport de l'universalité de leurs objets respectifs, l'intelligence est, comme nous l'avons dit, plus élevée et plus noble, absolument parlant, que la volonté. Mais, si l'on considère l'intelligence sous le rapport de l'universalité de son objet, et la volonté comme une puissance déterminée, l'intelligence est encore supérieure à la volonté; car, dans la raison d'être et de vrai que saisit l'intelligence, est comprise la volonté elle-même, son acte et son objet. Par suite, l'intelligence connaît la volonté, son acte et son objet, de même que les autres intelligibles, la pierre, le bois, qui sont compris sous la raison universelle d'être et de vrai. Mais, si l'on considère la volonté sous le rapport de l'universalité de son objet, qui est le bien, et l'intelligence au contraire comme une certaine réalité, une puissance spéciale, alors sont compris sous la raison universelle de bien, comme autant de biens particuliers, et l'intelligence, et son acte et son objet qui est le vrai, car chacun d'eux est un bien particulier. À cet égard, la volonté est supérieure à l'intelligence et peut la mettre en mouvement.
Par là, on peut
voir pourquoi ces deux puissances s'incluent l'une l'autre lorsqu'elles agissent,
car l'intelligence perçoit que la volonté veut, et la volonté veut que
l'intelligence pense. Par une raison semblable, le bien est inclus dans le vrai,
en tant qu'il est un certain vrai saisi par l'intelligence, et le vrai est
inclus dans le bien, en tant qu'il est un certain bien désiré.
2.
L'intelligence meut la volonté d'une autre manière que la volonté meut
l'intelligence, comme on vient de le dire.
3. Il n'est pas besoin d'aller à l'infini; mais on s'arrête à l'intelligence, comme étant à l'origine. Car tout mouvement de volonté est nécessairement précédé par une appréhension, alors que toute appréhension n'est pas précédée par un mouvement volontaire. Cependant le principe originel de la délibération et de l'intellection est un principe plus élevé que notre intelligence, c'est Dieu, comme le dit Aristote lui-même. Et de cette façon, il prouve qu'il n'est pas besoin d'aller à l'infini.
Objections:
1.
" Concupiscible " vient de concupiscere (désirer), et "
irascible " d'irasci (se mettre en colère). Or, il est des désirs
qui ne peuvent appartenir à l'appétit sensible, mais seulement à l'appétit
intellectuel ou volonté; ainsi, " le désir de la sagesse (Sg 6, 21)
conduit au royaume éternel ". De même, il y a certaine colère qui relève
non de l'appétit sensible, mais de l'appétit intellectuel, par exemple quand
nous nous mettons en colère contre les vices. Ainsi S. Jérôme, nous engage à
avoir la haine des vices dans notre faculté d'irascible. Il faut donc
distinguer deux puissances dans l'appétit supérieur comme dans l'appétit
sensible.
2.
Selon l'enseignement commun, la charité est dans le concupiscible, l'espérance
dans l'irascible. Or, elles ne peuvent se trouver dans l'appétit sensible, puisque
leurs objets ne sont pas de l'ordre du sens, mais de l'ordre de l'intelligence.
Donc il faut admettre de l'irascible et du concupiscible dans la partie
intellectuelle de l'âme.
3. Au
livre De l’esprit et de l'Âme, il est dit que " l'âme possède ces
puissances", (c'est-à-dire l'irascible, le concupiscible et la raison)
avant d'être unie au corps. Or, aucune puissance de la partie sensible
n'appartient à l'âme seule, mais au composé d'âme et de corps, on l'a établi
plus haut u. Il y a donc irascible et concupiscible dans la volonté, qui est
l'appétit intellectuel.
Cependant:
S. Grégoire de Nysse dit que la partie irrationnelle de l'âme se divise en concupiscible et irascible. De même, S. Jean Damascène. Et Aristote: "La volonté est dans la raison; dans la partie irrationnelle de l'âme, la concupiscence et la colère, ou encore le désir et l'audace ".
Conclusion:
Irascible et concupiscible ne sont pas des parties de l'appétit intellectuel, ou volonté. Car, d'après nos conclusions précédentes, une puissance qui est ordonnée à un objet considéré sous un point de vue universel ne se divise pas d'après les différences d'espèce contenues sous cet universel. Ainsi la vue considère ce qui est visible sous la raison de coloré, et l'on ne distingue pas plusieurs puissances de voir d'après les diverses espèces de couleurs. S'il y avait une puissance qui eût pour objet le blanc comme blanc et non comme coloré, elle se distinguerait de la puissance qui aurait pour objet le noir comme noir.
Or l'appétit sensible n'envisage pas la raison universelle de bien; car le sens ne perçoit pas non plus l'universel. C'est pourquoi l'appétit sensible se divise en parties d'après les diverses raisons de biens particuliers. Le concupiscible a pour objet le bien, en tant que celui-ci est agréable au sens et qu'il convient à la nature du sujet. L'irascible a pour objet le bien, en tant que celui-ci repousse et combat ce qui est nuisible. - Mais la volonté envisage le bien sous la raison universelle de bien. C'est pourquoi il n'y a pas à distinguer en elle, qui est l'appétit intellectuel, des puissances diverses telles que l'irascible et le concupiscible, de la même manière qu'on ne distingue pas dans l'intelligence plusieurs facultés de connaissance, alors qu'on le fait pour le sens.
Solutions:
1.
L'amour, le désir, et les autres états affectifs peuvent se comprendre de deux
façons. Parfois, comme des passions, c'est-à-dire des états qui proviennent
d'une certaine perturbation de l'âme. C'est le sens habituel, et alors on ne
les trouve que dans l'appétit sensible. - D'autres fois, ils signifient un
simple état affectif, sans passion ou trouble de l'âme. En ce sens, ils sont
des actes de la volonté. Et alors on peut les attribuer même aux anges et à
Dieu. Or, dans ce cas, ils n'appartiennent pas à des puissances diverses, mais
à une seule, qui est la volonté.
2. La
volonté peut être appelée irascible, pour autant qu'elle veut combattre le mal
non par une impulsion passionnelle, mais par un jugement de raison. De même, on
peut l'appeler concupiscible, en tant qu'elle désire le bien. C'est ainsi que
la charité est dans le concupiscible, et l'espérance dans l'irascible, c'est-à-dire
dans la volonté pour autant qu'elle a rapport à des actes de cette sorte.
3. C'est encore ainsi qu'on peut interpréter l'expression du traité De l’esprit et de l’âme, à savoir que l'irascible et le concupiscible se trouvent dans l'âme avant son union au corps (pourvu qu'on le comprenne d'un ordre de nature et non d'un ordre temporel). Toutefois il n'est pas nécessaire d'accorder du crédit à cet ouvrage. Ce qui résout la troisième objection.
1. L'homme est-il doué de libre arbitre? - 2. Qu'est-ce que le libre arbitre: un acte, une puissance ou un habitus? - 3. Si c'est une puissance, est-elle de l'ordre de l'appétit ou de la connaissance? - 4. Si elle est de l'ordre de l'appétit, est-elle la même puissance que la volonté, ou une autre?
Objections:
1. Il semble
que l'homme n'ait pas le libre arbitre. Car celui qui a le libre arbitre fait
ce qu'il veut. Or l'homme ne fait pas ce qu'il veut. S. Paul dit en effet (Rm 7,
19): "je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je hais.
" L'homme n'a donc pas le libre arbitre.
2. Qui
possède le libre arbitre peut vouloir et ne pas vouloir, agir et ne pas agir.
Mais cela n'appartient pas à l'homme. Selon S. Paul (Rm 9, 16), ni vouloir
n'appartient à celui qui veut, ni courir à celui qui court. L'homme n'a donc
pas le libre arbitre.
3.
" Est libre ce qui est cause de soi", dit Aristote. Ce qui reçoit son
mouvement d'un autre, n'est pas libre. Or Dieu met en mouvement la volonté
d'après le livre des Proverbes (2 1, 1): "Le coeur du roi est dans la main
du Seigneur qui le tourne dans le sens qu'il veut. " Et S. Paul (Ph 2, 13):
"C'est Dieu qui opère en nous le vouloir et l'agir ". L'homme n'a
donc pas le libre arbitre.
4.
Quiconque est libre, est maître de ses actes. Mais l'homme ne l'est pas. Il est
écrit (Jr 10, 23): "La voie de l'homme n'est pas en son pouvoir, il
n'appartient pas à l'homme de diriger ses pas ". L'homme n'est donc pas
libre.
5.
" Tel est un être, telle lui paraît sa fin", dit le Philosophe. Mais
il n'est pas en notre pouvoir d'être de telle ou telle façon; cela nous est
donné par la nature. Il nous est donc naturel de suivre une fin déterminée.
Nous ne l'atteignons donc pas librement.
Cependant:
selon l'Ecclésiastique (1 5, 14): "Dieu a créé l'homme au commencement, et il l'a laissé au pouvoir de son conseil", c'est-à-dire " de son libre arbitre", dit la Glose.
Conclusion:
L'homme possède le libre arbitre, ou alors les conseils, les exhortations, les préceptes, les interdictions, les récompenses et les châtiments seraient vains. - Pour établir la preuve de la liberté, considérons d'abord que certains êtres agissent sans aucun jugement, comme la pierre qui tombe vers le bas, et tous les êtres qui n'ont pas la connaissance. - D'autres êtres agissent d'après un certain jugement, mais qui n'est pas libre. Ainsi les animaux, telle la brebis qui, voyant le loup, juge
qu'il faut le fuir; c'est un jugement naturel, non pas libre, car elle ne juge pas en rassemblant des données, mais par un instinct naturel. Et il en va de même pour tous les jugements des animaux. - Mais l'homme agit d'après un jugement; car, par sa faculté de connaissance, il juge qu'il faut fuir quelque chose ou le poursuivre. Cependant ce jugement n'est pas l'effet d'un instinct naturel s'appliquant à une action particulière, mais d'un rapprochement de données opéré par la raison; c'est pourquoi l'homme agit selon un jugement libre, car il a la faculté de se porter à divers objets. En effet, dans le domaine du contingent, la raison peut suivre des directions opposées, comme on le voit dans les syllogismes dialectiques et les arguments de la rhétorique. Or, les actions particulières sont contingentes; par suite le jugement rationnel qui porte sur elles peut aller dans un sens ou dans un autre, et n'est pas déterminé à une seule chose. En conséquence, il est nécessaire que l'homme ait le libre arbitre, par le fait même qu'il est doué de raison.
Solutions:
1. Bien
que l'appétit sensible obéisse à la raison, comme on l'a dit c, il peut
cependant en certains cas lui résister, en désirant quelque chose contre son
ordre. Tel est donc le bien que l'homme ne fait pas, alors même qu'il le veut, et
qui est " ne pas désirer contre la raison", selon la glose d'Augustin
sur ce passage.
2. Il
ne faut pas comprendre ce texte de S. Paul en ce sens que l'homme ne pourrait
vouloir ou courir librement, mais en ce sens que le libre arbitre n'y suffit
pas s'il ne reçoit l'impulsion et l'aide de Dieu.
3. Le
libre arbitre est cause de son mouvement. Par le libre arbitre, en effet, l'homme
se meut lui-même à l'action. Il n'est cependant pas indispensable à la liberté
que ce qui est libre soit la cause première de soi-même; pas plus qu'il n'est
requis, pour être la cause de quelque chose, d'en être la cause première. C'est
Dieu qui est la cause première, donnant le mouvement aux causes naturelles et
aux causes volontaires. Et de même qu'en mettant en mouvement les causes
naturelles il n'empêche pas leurs actes d'être naturels, ainsi en mettant en
mouvement les causes volontaires, il n'ôte pas à leurs actes leur modalité
volontaire, mais bien plutôt il la réalise en eux; car Dieu opère en chaque
être selon sa nature propre.
4.
Quand on dit que la voie de l'homme ne lui appartient pas, cela concerne
l'exécution de ses choix, exécution qui peut être empêchée, quelle que soit sa
volonté5. Mais nos choix eux-mêmes nous appartiennent, toujours en supposant le
secours de Dieu.
5. Il y a deux manières d'être pour l'homme, l'une naturelle, l'autre surajoutée à la nature. On peut considérer cette qualité naturelle soit dans la partie intellectuelle de l'âme, soit dans le corps, et les puissances qui lui sont rattachées. Par le fait que l'homme est disposé de telle manière en raison de la qualité naturelle qu'il tient de son être intellectuel l'homme désire naturellement la fin dernière, c'est-à-dire le bonheur. Or, cette tendance est naturelle et n'est pas soumise au libre arbitre, nous l'avons montré précédemment. - Du côté du corps et de ses puissances, l'homme peut avoir telle manière d'être naturelle, en raison de son tempérament ou d'une disposition provenant d'une influence quelconque de causes corporelles; toutefois ces causes ne peuvent modifier la partie intellectuelle puisque celle-ci n'est pas l'acte d'un corps. En conséquence, tel se trouve chaque individu du fait de son état corporel et telle lui paraît la fin; car l'homme est incliné par l'effet d'une telle disposition à choisir ou à rejeter telle action. Mais ces inclinations sont soumises au jugement de la raison à laquelle obéit l'appétit inférieur, comme on l'a dit. Aussi cette soumission ne porte-t-elle pas préjudice au libre arbitre.
Quant aux manières d'être surajoutées, ce sont les habitus et les passions, qui inclinent un individu dans un sens plutôt que dans l'autre. Toutefois ces inclinations elles-mêmes sont soumises au jugement de la raison. De plus, ces qualités en dépendent encore, par le fait qu'il nous appartient de les acquérir, en les causant ou en nous y disposant, ou encore de les rejeter. Et ainsi, rien ne s'oppose à la liberté de décision
Objections:
1. Le
libre arbitre n'est rien d'autre qu'un libre jugement. Or un jugement n'est pas
une puissance, c'est un acte.
2. Le
libre arbitre est appelé " faculté de la volonté et de la raison ".
Faculté est le nom d'une certaine facilité d'agir dans la puissance, qui vient
de l'habitus. Le libre arbitre est donc un habitus. - S. Bernard admet lui
aussi que le libre arbitre est " un habitus de l'âme qui dispose librement
d'elle-même ". Ce n'est donc pas une puissance.
3.
Aucune puissance naturelle n'est ôtée par le péché. Or le libre arbitre est
enlevé par le péché. S. Augustin dit en effet que " l'homme, en usant mal
de sa liberté, l'a perdue en se perdant lui-même. " Le libre arbitre n'est
donc pas une puissance.
Cependant:
il n'y a pas d'autre sujet de l'habitus que la puissance. Mais le libre arbitre est le sujet de la grâce, et avec son assistance il choisit le bien. Donc, le libre arbitre est une puissance.
Conclusion:
Bien que le libre arbitre, selon la véritable signification de ce terme, désigne un acte, cependant nous appelons couramment libre arbitre le principe même de cet acte, le principe par lequel l'homme juge librement. Or les principes de nos actes, ce sont les puissances et les habitus; on dit que nous connaissons et par la science, et par la puissance intellectuelle. Le libre arbitre doit donc être soit une puissance, soit un habitus, soit une puissance qui possède un habitus.
Or, qu'il ne soit ni un habitus, ni une puissance avec un habitus, cela apparent clairement par deux voies. D'abord, parce que, si c'est un habitus, il faut qu'il soit naturel; car il est naturel à l'homme d'avoir le libre arbitre. Or nous n'avons aucun habitus naturel pour ce qui est soumis au libre arbitre. Car nous sommes inclinés naturellement vers les objets pour lesquels nous avons des habitus naturels: c'est le cas de l'adhésion aux premiers principes. Mais ces inclinations naturelles ne sont pas soumises au libre arbitre, comme nous l'avons dit, pour le désir du bonheur. Il est donc contraire à la notion même de libre arbitre d'être un habitus naturel. Mais il serait contraire à son caractère de capacité naturelle d'être un habitus acquis. Il n'est donc en aucune façon un habitus.
En second lieu, cela paraît à la définition même des habitus, " par lesquels nous sommes disposés bien ou mal à l'égard des passions et des actes " dit Aristote. Par la tempérance nous sommes dans une bonne attitude par rapport aux convoitises, et dans une mauvaise par l'intempérance. Par la science, nous sommes en bonne disposition pour l'acte intellectuel lorsque nous connaissons le vrai; en mauvaise, par l'habitus contraire. Or le libre arbitre est indifférent à choisir bien ou mal. Aussi ne peut-il être un habitus. Il reste donc qu'il soit une puissance.
Solutions:
1.
C'est l'usage de désigner la puissance par le nom de l'acte; ainsi par cet acte
qui est le jugement libre, on désigne la puissance qui lui sert de principe. Si,
au contraire, le libre arbitre signifiait un acte, il ne pourrait se trouver
toujours dans l'homme.
2.
" Faculté " désigne parfois la puissance prête à agir. En ce sens on
l'emploie dans la définition du libre arbitre. - S. Bernard parle d'un habitus
non pas en tant qu'il s'oppose à la puissance, mais en tant qu'il signifie une
disposition quelconque à agir. Ce qui est donné aussi bien par la puissance que
par l'habitus; car, par la puissance, l'homme se trouve capable d'agir; par
l'habitus, apte à agir bien ou mal.
3. On dit que l'homme en péchant a perdu le libre arbitre, non sous le rapport de la liberté naturelle, par laquelle il est soustrait à la nécessité, mais sous le rapport de la liberté qui est l'exemption de la faute et de la souffrance. On parlera de cette question dans le traité de morale, deuxième Partie de cet ouvrage.
Objections:
1. S.
Jean Damascène dit que " le libre arbitre accompagne aussitôt la nature
rationnelle ". Or la raison est une puissance de connaître. Donc aussi le
libre arbitre.
2. Le
libre arbitre signifie équivalemment " jugement libre ". Mais juger
appartient à la faculté de connaissance. Le libre arbitre est donc une
puissance cognitive.
3.
L'acte éminent du libre arbitre est le choix. Or le choix est de l'ordre de la
connaissance, car il implique la comparaison d'une chose avec une autre, ce qui
est le propre de la faculté de connaître. Donc le libre arbitre est une
puissance cognitive.
Cependant:
d'après Aristote, le choix " est le désir des choses qui sont en notre pouvoir ". Or le désir est un acte de l'appétit. Donc aussi le choix. Mais il y a libre arbitre en tant que nous choisissons. Le libre arbitre est donc une faculté appétitive.
Conclusion:
L'acte propre du libre arbitre est le choix. Car nous sommes libres en tant que nous pouvons accepter une chose en en refusant une autre; ce qui est choisir. Il faut donc considérer la nature du libre arbitre d'après le choix. Or dans le choix s'unissent un élément de connaissance et un élément d'appétitivité. Dans l'ordre de la connaissance, est requise la délibération par quoi l'on juge quel terme de l'alternative doit être préféré à l'autre. Dans l'ordre de l'appétit, il est requis qu'en désirant on accepte le discernement opéré par la délibération. C'est pourquoi Aristote au livre VI de l’Éthique il ne détermine pas si le choix appartient plutôt à la faculté appétitive ou à la connaissance. Il est dit en effet que le choix est " ou bien un intellect qui désire, ou bien un appétit qui juge ". Mais au livre III, il incline plutôt vers le second sens, quand il nomme " le choix un désir qui a rapport à la délibération ". La raison en est que le choix a pour objet propre ce qui conduit à la fin; or le moyen, comme tel, est un bien utile. Aussi le bien, en tant que tel, étant objet de l'appétit, le choix est dans son principe l'acte d'une faculté appétitive. Et ainsi le libre arbitre est une puissance de l'appétit.
Solutions:
1. Les
puissances appétitives marchent de pair avec les facultés de connaissance. D'où
l'expression du Damascène.
2. Le
jugement est pour ainsi dire la conclusion à laquelle se détermine la
délibération. Or celle-ci est déterminée d'abord par le jugement de la raison
et ensuite par l'acceptation de l'appétit. Ce qui fait dire à Aristote,, :
"Ayant formé notre jugement par la délibération, nous désirons selon
celle-ci. " Et de cette façon le choix lui-même est regardé comme un
certain jugement d'après lequel on nomme le libre arbitre.
3. Cette comparaison qui est impliquée dans le choix se rattache à la délibération qui le précède et qui appartient à la raison. L'appétit ne fait pas de comparaison; néanmoins par le fait qu'il est mû par la faculté de connaissance qui, elle, compare, il présente un semblant de comparaison, puisqu'il préfère une chose à une autre.
Objections:
1. Il
semble être une autre puissance, car le Damascène dit qu'autre chose est la thélèsis,
autre chose, la boulèsis. La thélèsis, c'est la volonté. La boulèsis,
c'est le libre arbitre. Car, d'après lui, c'est le vouloir d'une chose, par
comparaison avec une autre. Le libre arbitre paraît donc être une puissance
distincte de la volonté.
2. On
connaît les puissances par leurs actes. Mais le choix, qui est l'acte du libre
arbitre, est autre chose que la volonté selon Aristote. Car la volonté a pour
objet la fin, et le choix, ce qui conduit à la fin. Le libre arbitre est donc
une puissance autre que la volonté.
3. La volonté
est l'appétit intellectuel. Or, dans l'intelligence, il y a deux puissances, l'intellect
agent et l'intellect possible. Donc il doit y avoir aussi dans l'appétit
intellectuel une puissance distincte de la volonté. Et cela ne peut être que le
libre arbitre. Donc ce dernier est une puissance distincte.
Cependant:
le Damascène dit que le libre arbitre n'est rien d'autre que la volonté.
Conclusion:
Les puissances appétitives doivent correspondre aux puissances cognitives, on l'a déjà dits. Le rapport qu'on trouve, dans la faculté intellectuelle de connaître, entre l'intelligence et la raison, se trouve dans l'appétit, entre la volonté et le libre arbitre, qui n'est rien d'autre que le pouvoir de choisir. Et cela est clair par la relation qu'il y a entre les objets et les actes de ces facultés. Faire acte d'intelligence implique la simple saisie de quelque chose. C'est pourquoi l'on dit justement que les principes sont saisis par l'intelligence lorsqu'ils sont connus par eux-mêmes, sans inférence. Raisonner, c'est passer d'une connaissance à une autre. Aussi, à proprement parler, nous raisonnons à propos des conclusions, qui se font connaître à partir des principes. Il en va de même dans l'appétit: vouloir implique le simple appétit de quelque chose. Par suite, la volonté a pour objet la fin, laquelle est désirée pour elle-même. Choisir, c'est vouloir une chose pour en obtenir une autre. Aussi le choix a-t-il pour objet les moyens qui conduisent à la fin. Or le rapport est le même, dans l'ordre de la connaissance, entre le principe et la conclusion à laquelle on donne son adhésion à cause du principe, - et, dans l'ordre appétitif, entre la fin et les moyens qui sont voulus en vue d'elle. Il est donc évident que le rapport de l'intelligence à la raison se retrouve entre la volonté et la faculté de choix qui est le libre arbitre. On a prouvé plus haut que faire acte d'intelligence et raisonner appartiennent à la même puissance, comme le repos et le mouvement appartiennent à une même force. Il en va donc de même, pour l'acte de vouloir et l'acte de choisir. Et voilà pourquoi la volonté et le libre arbitre ne forment pas deux puissances, mais une seule.
Solutions:
1. Boulèsis
se distingue de thélèsis non en raison de la diversité des puissances, mais
en raison de la différence des actes.
2. Le
choix, et la volonté, c'est-à-dire l'acte de vouloir, sont des actes distincts;
néanmoins ils appartiennent à une même puissance, de même que l'acte
d'intelligence et le raisonnement, on vient de le dire.
3. L'intelligence est pour la volonté une cause motrice. Il n'est donc pas besoin d'introduire dans la volonté la même distinction que dans l'intelligence entre intellect agent et intellect possible.
Il est logique de considérer maintenant les actes et les habitus de l'âme dans les facultés intellectuelles, et dans les facultés appétitives, les autres puissances ne relevant pas directement de l'étude théologique. D'autre part, les actes appétitifs relèvent de la science morale: aussi en sera-t-il traité dans la Partie de cet ouvrage réservée à cette science. On étudiera donc d'abord les actes, puis les habitus intellectuels.
Par rapport aux actes, voici quelle sera la suite des questions: On se demandera comment l'âme exerce son activité intellectuelle, d'abord quand elle est unie au corps (Q. 84-88), puis lorsqu'elle en est séparée (Q. 89). Dans le premier cas, trois problèmes: 1° Comment l'âme connaît-elle les corps qui sont d'une nature inférieure à la sienne? (Q. 84-86). 2° Comment se connaît-elle elle-même et connaît-elle ce qui est en elle? (Q. 87). 3° Comment connaît-elle les substances immatérielles qui lui sont supérieures? (Q. 88).
Il y aura trois parties dans l'étude des réalités corporelles: 1. Par quel moyen l'âme les connaît-elle? (Q. 84). - 2. Comment et dans quel ordre? (Q. 85). - 3. Que connaît-elle de ces réalités? (Q. 86).
1. L'âme connaît-elle les corps par l'intelligence? - 2. Les connaît-elle par son essence ou à travers des espèces? - 3. Si c'est à l'aide d'espèces, y a-t-il en elle des espèces innées de tout objet intelligible? - 4. Ces espèces découlent-elles dans l'âme de formes immatérielles séparées? - 5. Notre âme voit-elle dans les raisons éternelles tout ce qu'elle comprend? - 6. Acquiert-elle la connaissance intellectuelle à partir du sens? - 7. L'intellect peut-il avoir une connaissance en acte au moyen des espèces intelligibles qu'il possède, sans recourir aux images? - 8. Le jugement de l'intellect est-il empêché par la paralysie des facultés sensibles?
Objections:
1.
" L'intelligence ne peut connaître les corps, dit S. Augustin, et il n'y a
que les sens pour saisir les réalités corporelles. " Il dit encore: "La
vision intellectuelle a pour objet les réalités qui sont par essence dans
l'âme. " Or cela n'est pas corporel. L'âme ne peut donc connaître les
corps au moyen de l'intelligence.
2. Il y
a le même rapport entre le sens et l'intelligible qu'entre l'intelligence et le
sensible. Or par le sens, l'âme ne peut aucunement connaître les réalités
spirituelles, qui sont intelligibles. Elle ne peut donc pas non plus connaître
par l'intelligence les corps qui sont sensibles.
3.
L'intelligence a pour objet les êtres nécessaires et qui existent toujours de
la même manière. Or tous les corps sont mobiles et existent sous des modes
changeants. L'âme ne peut donc les connaître par l'intelligence.
Cependant:
la science se trouve dans l'intelligence. Donc, si l'intelligence ne connaît pas les corps, il n'y a aucune science des corps. Ainsi disparaît la science de la nature, qui a pour objet le corps mobile.
Conclusion:
Les premiers philosophes qui se préoccupèrent de la nature des choses pensaient que rien n'existait dans le monde en dehors des corps. Voyant tous les corps en mouvement, et croyant qu'ils étaient en perpétuel devenir, ils en conclurent qu'on ne pouvait avoir aucune certitude sur la vérité des choses. On ne peut en effet connaître avec certitude ce qui est dans un flux continuel, car cela s'anéantit avant que l'esprit ait pu en juger. C'était, au dire d’Aristote, l'opinion d'Héraclite: "Il est impossible de toucher deux fois l'eau du fleuve qui s'écoule. "
Après eux, Platon, voulant sauvegarder la certitude de la connaissance intellectuelles, admit l'existence d'un autre genre de réalités que les corps, réalités séparées de la matière et du mouvement, qu'il nommait " espèces " ou " idées ". Chacun des êtres particuliers et sensibles que nous voyons est appelé homme, cheval, etc., à cause de sa participation de ces idées. En conséquence, selon Platon, les sciences, les définitions et tout ce qui appartient à l'activité intellectuelle, ne se réfèrent pas aux corps sensibles, mais à ces réalités immatérielles et séparées. De la sorte, l'âme ne connaît pas ces êtres corporels, mais leurs idées séparées.
Cette position est fausse, pour deux raisons 1° Les idées étant immatérielles et immobiles, ü faudrait rejeter du domaine des sciences la connaissance du mouvement et de la matière, la connaissance propre de la science de la nature et la démonstration au moyen des causes efficientes et matérielles. 2° Il parent ridicule, alors que nous cherchons à connaître des réalités présentes à notre expérience, de recourir à d'autres réalités qui ne peuvent être la substance des premières, puisqu'elles en diffèrent quant à l'existence. Par conséquent, le fait de connaître ces substances séparées ne nous permettrait pas de juger des choses sensibles.
Platon nous paraît s'être écarté de la vérité en ceci: pensant que toute connaissance s'obtient au moyen d'une certaine ressemblance de l'objet, il crut que la forme de l'objet connu devait être nécessairement dans l'objet connaissant sous le même mode que dans l'objet. Or, il observa que la forme d'une chose connue était dans l'intelligence sous un mode universel, immatériel, immobile. Cela est manifeste dans l'acte même de l'intelligence, qui comprend d'une manière universelle et en quelque sorte nécessaire, car la manière d'être de l'action se modèle sur la forme de l'agent. C'est pourquoi Platon pensa que les réalités connues devaient subsister sous ce mode, c'est-à-dire de façon immatérielle et immuable.
Mais cela n'est pas nécessaire. Même dans les choses sensibles, nous voyons que la forme existe sous un mode différent dans l'une et dans l'autre. Par exemple quand la blancheur est plus intense en celle-ci, plus faible en celle-là; quand la blancheur se trouve ici avec la douceur, là sans elle. Et de la sorte, la forme sensible existe sous un mode dans la réalité extérieure à l'âme, et sous un autre mode dans le sens, qui reçoit les formes des choses sensibles sans la matière, comme la couleur de l'or sans l'or. Pareillement, l'intelligence reçoit les espèces des corps matériels et mobiles sous un mode immatériel et immobile, conformément à sa nature; car ce qui est reçu est dans ce qui le reçoit selon le mode de ce dernier. Disons donc que l'âme connaît les corps au moyen de l'intelligence, d'une connaissance immatérielle, universelle et nécessaire.
Solutions:
1. Le
texte de S. Augustin doit être appliqué aux moyens par lesquels l'intelligence
connaît, et non à l'objet connu. Elle connaît les corps en effet en les
saisissant, non au moyen d'autres corps ou de représentations matérielles et
corporelles, mais par des espèces immatérielles et intelligibles, qui par leur
essence peuvent se trouver dans l'âme.
2.
Comme le remarque S. Augustin, on ne peut pas dire que l'intelligence connaisse
seulement les êtres spirituels de même que le sens connaît seulement les corps.
Car il s'ensuivrait que Dieu et les anges ne connaîtraient pas les êtres
corporels. Cette différence entre le sens et l'intelligence s'exprime ainsi:
une puissance inférieure ne peut atteindre l'objet d'une puissance plus
parfaite, mais une puissance plus parfaite peut exercer l'acte de la puissance
inférieure sous un mode plus élevé.
3. Tout mouvement suppose quelque chose d'immobile. Quand il y a changement qualitatif, la substance demeure immuable; quand il y a génération ou corruption de la forme substantielle, la matière demeure. Et même les choses changeantes ont des manières d'être qui ne changent pas; par exemple, bien que Socrate ne soit pas toujours assis, il est cependant immuablement vrai que, lorsqu'il est assis, ü demeure dans un lieu déterminé. Par suite, rien n'empêche qu'on ait une science immuable des réalités en mouvement.
Objections:
1. Il
semble que l'âme connaisse les corps par son essence. S. Augustin dit en effet
que " l'âme enveloppe en elle-même les images des corps, et s'en saisit, les
formant en elle d'elle-même; car elle donne, pour les élaborer, quelque chose
de sa substance ". Or l'âme comprend les corps au moyen de représentations
de ces corps. Donc l'âme connaît les réalités corporelles par son essence, qu'elle
emploie à construire de telles représentations, et dont elle les forme.
2.
Selon Aristote, " l'âme est d'une certaine façon toutes choses ".
Puisque le semblable est connu par le semblable, l'âme connaît donc les corps
par son essence.
3.
L'âme est supérieure aux créatures corporelles. Or les êtres inférieurs se
trouvent dans les supérieurs sous un mode plus parfait qu'en eux-mêmes, selon
Denys. Les créatures corporelles existent donc dans l'essence de l'âme sous un
mode plus élevé qu'elles n'existent en elles-mêmes. En conséquence, l'âme peut
connaître les corps au moyen de sa substance.
Cependant:
S. Augustin nous dit que, " l'esprit recueille ses connaissances des êtres corporels par les sens du corps ". Mais l'âme n'est pas connaissable par les sens. Elle ne connaît donc pas les corps au moyen de sa substance.
Conclusion:
Les anciens philosophes admettaient que l'âme connaît les corps par son essence. Car ils étaient unanimement persuadés que " le semblable est connu par le semblable "-. Ils estimaient que la forme de l'objet connu est dans l'objet connaissant sous le même mode que dans l'objet. Les platoniciens furent d'un avis contraire. Platon, voyant que l'âme intellectuelle est immatérielle et connaît sous un mode immatériel, posa en thèse que les formes des réalités connues subsistaient immatériellement. Mais les premiers philosophes de la Nature, considérant que les réalités connues étaient corporelles et matérielles, regardèrent comme nécessaire leur existence matérielle dans le sujet connaissant. Aussi, pour attribuer à l'âme la connaissance de toutes choses, il leur fallut lui attribuer la nature même de tout ce qu'elle connaissait. Et puisque la nature des êtres est constituée par leur principe, ils attribuèrent à l'âme la nature du premier principe. De la sorte, le philosophe qui reconnaissait le feu comme principe de toutes choses, admettait que l'âme est de la nature du feu. De même, pour ceux qui avaient pour principe l'air ou l'eau. Empédocle, qui admettait quatre éléments matériels et deux principes de mouvement, disait aussi que tels étaient les constitutifs de l'âme. Leur opinion étant que les réalités sont matériellement dans l'âme, ils affirmèrent que toute connaissance de l'âme était matérielle, sans faire de discernement entre l'intelligence et le sens.
Mais cette opinion est à rejeter. Car, premièrement, les composés n'existent qu'en puissance dans le principe matériel en question. Or quelque chose ne peut être connu selon qu'il est en puissance, mais selon qu'il est en acte, selon Aristote, au point que la puissance elle-même n'est connue qu'au moyen de l'acte. Il ne suffirait donc pas d'attribuer à l'âme la nature des principes, pour qu'elle pût tout connaître; mais il faudrait encore qu'elle connût la nature et la forme de chacun des composés, par exemple, de l'os, de la chair, etc., comme dit Aristote contre Empédocle, au traité De l’âme. Secondement, s'il faut que la réalité connue existe matériellement dans le sujet connaissant, il n'y a pas de raison pour que les choses qui subsistent matériellement hors de l'âme soient privées de connaissance; si, par exemple, l'âme connaît le feu au moyen du feu, le feu qui est hors de l'âme peut aussi connaître le feu.
Il reste donc que les réalités matérielles doivent exister dans le connaissant sous un mode non pas matériel, mais plutôt immatériel. La raison en est que l'acte de connaissance s'étend aux choses qui sont hors du sujet connaissant. Car nous connaissons aussi les réalités qui sont hors de nous. Or la matière détermine la forme à être une seule chose. Par suite il est clair que la nature de la connaissance s'oppose à la nature de la matérialité. C'est pourquoi les êtres qui ne reçoivent les formes que matériellement ne sont en aucune façon dotés de connaissance, ainsi les plantes, dit Aristote.
Or un sujet connaît d'autant plus parfaitement qu'il possède la forme de la chose connue sous un mode plus immatériel. Par conséquent l'intelligence qui abstrait l'idée non seulement de la matière, mais encore des conditions singulières de celle-ci, connaît plus parfaitement que le sens, qui reçoit la forme de la chose connue sans matière, à la vérité, mais avec les conditions matérielles. Et parmi les sens eux-mêmes, la vue est celui qui connaît le mieux, parce qu'il est le moins matériel, comme on l'a dit antérieurement, et parmi les intelligences aussi, l'une est plus parfaite que l'autre dans la mesure où elle est plus immatérielle.
Tout cela montre clairement que, s'il y a une intelligence qui par son essence connaisse toutes choses, cette essence doit les contenir toutes en elle sous un mode immatériel, comme les anciens philosophes admettaient que l'âme est composée en acte de tous les éléments matériels, afin de connaître toutes choses. Or c'est le propre de Dieu de contenir immatériellement en son essence toutes les réalités, en tant que les effets préexistent virtuellement dans leur cause. Donc Dieu seul comprend tout dans son essence. Mais ce n'est pas vrai de l'âme humaine, ni même de l'ange.
Solutions:
1. S.
Augustin parle en cet endroit de la vision imaginaire qui est produite par des
images des corps. L'âme donne quelque chose de sa substance pour former ces
images, à la manière dont un sujet est donné pour recevoir une forme. Ainsi
construit-elle ces images de son propre fonds; non pas que l'âme, ou une partie
de l'âme soit transformée en telle ou telle image, mais cela doit s'entendre de
la même façon dont on dit qu'un corps devient une chose colorée, parce qu'il
est informé par la couleur. Et c'est le sens qui apparaît dans la suite du
texte. S. Augustin dit en effet Il que " l'âme conserve quelque chose
" de non modifié par telle image, " par quoi elle juge librement de
la forme de ces images", et cette chose, il l'appelle " esprit",
ou " intelligence ". Quant à la partie de l'âme qui est modifiée par
ces images, c'est-à-dire l'imagination, S. Augustin dit que nous l'avons en commun
avec les animaux.
2.
Aristote n'admettait pas, comme les anciens philosophes de la Nature, que l'âme
fût en acte composée de toutes choses, mais il disait: "L'âme est d'une
certaine façon toutes choses", en tant qu’elle est en puissance de les
connaître toutes; les sensibles au moyen du sens, les intelligibles par
l'intelligence.
3. Toute créature a un être fini et déterminé. Par suite, l'essence d'une créature d'ordre supérieur peut bien avoir quelque ressemblance avec une créature inférieure, parce qu'elles appartiennent toutes deux à un même genre; elle ne lui est cependant pas absolument semblable, parce qu’elle possède une détermination spécifique à laquelle n'atteint pas une créature inférieure. Au contraire, l'essence de Dieu est la ressemblance parfaite de toutes choses, par rapport à tout ce qu'on peut trouver dans les réalités, car il est leur principe universel.
Objections:
1. Il
semble que l'âme comprenne toutes choses au moyen d'espèces inscrites dans sa
nature. D'après S. Grégoire, " l'homme a cela de commun avec les anges
qu'il est intelligent. " Or les anges ont l'intelligence de toutes choses
au moyen de formes innées. C'est pourquoi on dit au Livre des Causes que
" toute intelligence est pleine de formes ". L'âme possède donc des
espèces innées des réalités physiques et, par elles, comprend les corps.
2.
L'âme intellectuelle est plus noble que la matière première des corps. Or, la
matière première est créée par Dieu sous les formes auxquelles elle est en
puissance. A plus forte raison l'âme intellectuelle est-elle créée par Dieu
avec les espèces intelligibles. Ainsi l'âme connaît intellectuellement les
corps au moyen d'espèces qui lui sont innées par nature.
3.
Personne ne peut donner une réponse vraie sinon sur ce qu'il sait. Or, un homme
quelconque, qui n'a pas de science acquise, donne des réponses justes sur tout
sujet, pourvu qu'on l'interroge avec méthode, comme on le rapporte dans le
Ménon de Platon. Donc, avant qu'un homme acquière la science, il a connaissance
des choses; ce qui serait impossible si l'âme n'avait pas d'espèces innées.
C'est donc par ce moyen que l'âme comprend les réalités corporelles.
Cependant:
le Philosophe, parlant de l'intelligence, dit qu'elle est " comme une tablette où il n'y a rien d'écrit ".
Conclusion:
La forme étant le principe de l'action, une chose doit avoir le même rapport à la forme qu'à l'action. Par exemple si le mouvement vers le haut dépend de la légèreté, il faut que la chose qui est seulement en puissance à s'élever, soit légère seulement en puissance; que celle qui est en acte de s'élever, soit légère en acte. Or, nous voyons que parfois l'homme est seulement en puissance à connaître, tant par les sens que par l'intelligence. Et de cette puissance il passe à l'acte, si bien qu'il sent grâce à l'action des qualités sensibles sur le sens, et qu'il comprend par l'enseignement ou par la découverte. On doit donc dire que l'âme est en puissance à connaître par rapport aux similitudes qui sont principes soit de la sensation soit de l'intellection. Aussi, selon Aristote, l'intelligence, par quoi l'âme comprend, n'a pas en elle d'espèces innées, mais à l'origine elle est en puissance à toutes les espèces.
Il arrive cependant que ce qui possède la forme en acte ne peut agir selon cette forme, à cause d'un obstacle (comme le corps léger qui est empêché de s'élever vers le haut). Pour cette raison, Platon admettait que l'intelligence humaine est naturellement remplie de toutes les espèces intelligibles, mais que l'union avec le corps l'empêche de passer à l'acte.
Mais cette opinion ne paraît pas recevable. 1° Dans l'hypothèse où l'âme aurait une connaissance naturelle de toutes choses, il ne semble pas possible qu'elle en arrive à oublier cette connaissance au point d'ignorer qu'elle la possède. Personne n'oublie ce qu'il connaît naturellement, par exemple que le tout est plus grand que la partie, et autres évidences. Cela paraît encore moins acceptable si l'on admet que l'union de l'âme et du corps est naturelle. Il ne convient pas en effet qu'une opération naturelle soit totalement empêchée par une chose qui appartient à un être en raison de sa nature. - 2° La fausseté de cette opinion apparaît clairement en ceci: lorsqu'on est privé d'un sens, on est privé aussi de la connaissance que procurait ce sens; ainsi l'aveugle-né ne peut connaître aucunement les couleurs. Ce qui n'arriverait pas si l'intelligence humaine possédait par nature les concepts de tous les intelligibles. Il faut donc conclure que l'âme ne connaît pas les corps par le moyen d'espèces qui lui seraient innées.
Solutions:
1. Il
est vrai que l'homme ressemble aux anges par sa faculté de comprendre; il
n'atteint pas cependant à l'excellence de leur intelligence. Ainsi les corps
inférieurs qui se bornent à exister n'atteignent pas, selon S. Grégoire, au
degré d'existence des corps supérieurs. En effet, la matière des corps
inférieurs n'est pas totalement accomplie par la forme, mais elle est en
puissance aux formes qu'elle n'a pas. La matière des corps célestes, au
contraire, est totalement accomplie par la forme, en sorte qu'elle n'est plus
en puissance à aucune autre comme nous l'avons vu antérieurement. De même, l'intelligence
angélique est perfectionnée par les espèces intelligibles conformément à sa
nature, mais l'intelligence humaine est seulement en puissance à ces espèces.
2. La
matière première reçoit de la forme son être substantiel. Il fallait donc
qu’elle fût créée sous une forme, faute de quoi elle n'aurait pas existé en
acte. Mais même existant sous une forme, elle reste en puissance aux autres
formes. Mais l'intelligence ne reçoit pas de l'espèce intelligible son être
substantiel. Le cas n'est donc pas semblable.
3. Dans une interrogation méthodique, on procède des principes universels immédiatement connus aux principes propres. Une telle progression cause la science dans l'âme du disciple. Aussi, lorsque celui-ci donne une réponse juste sur ce qui lui est demandé par la suite, ce n'est pas parce qu'il le savait déjà; il l'apprend alors comme une chose nouvelle. Il importe peu en effet que le maître passe des principes universels aux conclusions en exposant ou en interrogeant; dans les deux cas, l'esprit de l'auditeur acquiert la certitude au sujet des vérités dérivées à l'aide des vérités connues les premières.
Objections:
1. Il
semble que oui, car tout ce qui existe sous un certain mode par participation
est causé par ce qui existe essentiellement sous ce mode. Par exemple, l'état
de ce qui est en feu a pour cause le feu. Or, lorsque l'âme intellectuelle est
en acte de penser, elle participe des intelligibles eux-mêmes. L'intelligence
en acte, en effet, est d'une certaine façon l'objet connu en acte. Donc, ce qui
est de soi et par essence connu en acte, est cause que l'âme intellectuelle est
en acte de penser. Or telles sont les formes qui existent sans matière. Par
conséquent, les espèces intelligibles au moyen desquelles l'âme connaît sont
donc causées en elle par certaines formes séparées.
2. Il y
a le même rapport entre l'intelligible et l'intelligence qu'entre les sensibles
et le sens. Or les qualités sensibles qui existent en acte hors de l'âme sont
causes des espèces sensibles qui sont dans le sens, et par lesquelles nous
sentons. Les espèces intelligibles au moyen desquelles notre intelligence
connaît, sont donc causées par des intelligibles en acte, qui existent hors de
l'âme. Ce sont justement des formes séparées de la matière. Les formes
intelligibles qui sont en nous découlent donc de substances séparées.
3. Tout
ce qui est en puissance est amené à l'acte par une réalité qui est elle-même en
acte. Donc, si notre intelligence est d'abord en puissance, puis en acte de
penser, cela doit avoir pour cause une intelligence qui est toujours en acte.
Une telle intelligence est un intellect séparé. Les espèces intelligibles, par
lesquelles nous sommes en acte de comprendre, sont donc causées par des substances
séparées.
Cependant:
selon cette manière de voir, nous n'aurions pas besoin des sens pour faire acte d'intelligence. Ce qui est évidemment faux, surtout si l'on considère que l'homme privé d'un sens ne peut avoir aucune science des qualités sensibles relatives à ce sens.
Conclusion:
Certains philosophes ont affirmé que nos espèces intelligibles proviennent de formes ou de substances séparées. Il y eut deux opinions sur ce point. Platon, d'abord, comme nous l'avons dit, admettait que les formes des réalités sensibles subsistaient par soi, sans matière. Telle la forme de l'homme, qu'ü nommait " l'homme en soi", ou l'idée du cheval, qu'il nommait " le cheval en soi", etc. Les formes séparées étaient participées par notre âme et par la matière corporelle; par notre âme, afin de connaître; par la matière, afin d'exister. Ainsi, la participation à l'idée de pierre ferait que la matière corporelle devient " cette pierre", et, de même, que notre intelligence connaît la pierre. Mais la participation à l'idée s'opère par une certaine ressemblance de cette idée dans l'être qui en participe. C'est quelque chose comme la relation du modèle à ce qui le reproduit. Donc, les formes sensibles qui sont dans la matière corporelle découlent des idées comme étant des ressemblances de ces idées; il en va de même pour les espèces intelligibles en nous. C'est pourquoi Platon rapportait aux idées les sciences et les définitions, nous l'avons déjà dit.
Mais il est contre la nature même des choses sensibles que leurs formes subsistent sans matière. Aristote en donne de nombreuses preuves. Pour cette raison, Avicenne, rejetant l'opinion de Platon, posa en thèse non pas que les formes intelligibles des réalités accessibles aux sens subsistent sans matière, mais qu'elles préexistent sous un mode immatériel dans les intelligences séparées. Elles dérivent de la première intelligence dans la suivante, et ainsi de suite jusqu'à la dernière intelligence séparée, qu'il nomme intellect agent. C'est de celui-ci, selon la pensée d'Avicenne, que les espèces intelligibles découlent dans nos âmes, et les formes sensibles dans la matière corporelle.
Avicenne s'accorde ainsi avec Platon pour admettre que nos espèces intelligibles découlent de formes séparées. Mais Platon dit qu'elles subsistent par soi, et Avicenne qu'elles sont dans l'intellect agent. Il est encore une autre divergence. Pour Avicenne, les espèces intelligibles ne demeurent pas dans notre intelligence quand elle cesse de penser, mais elle doit se tourner vers l'intellect agent pour les recevoir à nouveau. Aussi n'admet-il pas une science innée dans l'âme, comme Platon, pour qui les participations aux idées demeurent dans l'âme d'une manière immuable.
Mais on ne peut, selon cette position, donner une raison suffisante de l'union de l'âme avec le corps. On ne peut dire que l'âme intellectuelle soit unie au corps en vue de ce dernier; la forme n'est pas faite pour la matière, ni le moteur pour le mobile. C'est bien plutôt le contraire. Le corps paraît tout à fait nécessaire à l'âme intelligente pour l'opération propre à celle-ci, qui est de penser. Car, pour son existence, elle ne dépend pas du corps. Si l'âme était apte par nature à recevoir les espèces intelligibles par l'influence de principes séparés, et non à l'aide des sens, elle n'aurait pas besoin du corps pour son acte intellectuel. C'est donc en vain qu'elle serait unie au corps.
Si l'on disait, d'autre part, que notre âme a besoin des sens pour comprendre, parce que les sens l'excitent, en quelque façon, à considérer les choses dont elle reçoit les idées par l'action de principes séparés, cela encore serait insuffisant. Car cette excitation ne serait nécessaire à l'âme que dans la mesure où elle est, selon les platoniciens, comme endormie et sans mémoire, en raison de son union avec le corps. En ce cas, les sens n'auraient d'autre utilité pour l'âme intellectuelle que de supprimer les obstacles qui proviennent de cette union. Il restera donc à chercher pour quelle raison l'âme est unie au corps.
Mais si l'on dit avec Avicenne que les sens sont nécessaires à l'âme parce qu'ils l'excitent à se tourner vers l'intellect agent de qui elle reçoit les idées, cela n'est pas satisfaisant. Car, s'il était naturel à l'âme de connaître des espèces dérivées de l'intellect agent, il s'ensuivrait que l'âme pourrait parfois se tourner vers cet intellect, soit par une inclination de sa nature, soit sous l'excitation d'un autre sens, afin de recevoir les espèces de qualités sensibles dont le sens manquerait à un individu. En sorte qu'un aveugle-né pourrait avoir la science des couleurs, ce qui est évidemment faux. Il faut donc conclure que les espèces intelligibles par lesquelles notre âme connaît ne dérivent pas de formes séparées.
Solutions:
1. Les
espèces intelligibles auxquelles participe notre esprit se ramènent, comme à
leur cause première, à un principe intelligible par essence qui est Dieu. Mais
elles procèdent de ce principe par l'intermédiaire des formes des êtres
sensibles et matériels, par lesquels nous acquérons la science, selon Denys.
2. Les
réalités matérielles peuvent être sensibles en acte quant à l'être qu’elles ont
hors de l’âme, mais non pas intelligibles en acte. Le cas n'est donc pas le
même pour le sens et pour l'intelligence.
3. Notre intellect possible passe de la puissance à l'acte par un être en acte: l'intellect agent, qui est une faculté de notre âme, comme on l'a vu. Ce n'est pas par un intellect séparé comme cause propre et immédiate, mais peut-être comme cause éloignée.
Objections:
1. Il
semble que l'âme intellectuelle ne connaisse pas les choses matérielles dans
les raisons éternelles. Car ce en quoi l'on connaît un objet est mieux connu
que lui, et connu en priorité. Or l'âme intellectuelle, dans la vie présente, ne
connaît pas les raisons éternelles, car elle ne connaît pas Dieu lui-même, en
qui les raisons éternelles existent, mais " elle s'unit à lui comme à un
être inconnu", selon Denys. L'âme ne connaît donc pas toutes choses dans
les raisons éternelles.
2.
D'après S. Paul (Rm 1, 20), " les perfections invisibles de Dieu se voient
au moyen des choses créées ". Or les raisons éternelles sont au nombre de
ces perfections. Par suite, ce sont les raisons éternelles qu'on connaît au
moyen des corps, et non l'inverse.
3. Les
raisons éternelles ne sont pas autre chose que des idées. Pour S. Augustin en
effet " les idées sont les raisons immuables des choses existant dans
l'esprit divin ". Donc, si l'on admet que l'âme intellectuelle connaît
tout dans les raisons éternelles, on reviendra à la théorie de la doctrine de
Platon, pour qui toute science dérive des idées.
Cependant:
S. Augustin nous dit: "Si nous voyons ensemble que la vérité se trouve et dans ce que vous dites, et dans ce que je dis, où donc pouvons-nous le voir? Ni moi en vous, ni vous en moi, mais tous deux dans cette vérité immuable qui est supérieure à nos esprits. " Or la vérité immuable est contenue dans les raisons éternelles. L'âme intellectuelle connaît donc toute vérité dans ces raisons.
Conclusion:
S. Augustin écrit: "S'il arrive à ceux qu'on nomme philosophes d'émettre des pensées vraies et en harmonie avec notre foi, il faut les leur réclamer comme à des possesseurs illégitimes. Car les doctrines des pa7iens renferment des fables inventées et superstitieuses, dont tout chrétien sortant de la société païenne doit se détourner. " Aussi, lorsque S. Augustin qui fut imprégné des doctrines platoniciennes, y trouvait des pensées en accord avec notre foi, il les recueillait; lorsqu'il les jugeait contraires, il leur substituait quelque chose de mieux. Or Platon admettait, comme nous l'avons dit, que les formes des réalités subsistaient par elles-mêmes en dehors de la matière, et il les nommait " Idées ". C'est en participant d'elles que notre intelligence, d'après lui, connaît toutes choses. Ainsi, de même que la matière corporelle, par participation de l'idée de pierre, devient une pierre; de même notre intelligence, en participant de la même idée, connaît la pierre. Mais il semble étranger à la foi d'admettre que les formes puissent subsister sans matière en dehors des réalités, ce qu'admettaient les platoniciens, en disant que " la vie en soi", " la sagesse en soi " sont des substances créatrices, comme le rapporte Denys. En conséquence, S. Augustin admit, au lieu des Idées de Platon, des raisons de toutes les créatures, existant dans l'Esprit divin, selon lesquelles tous les êtres sont formés, et l'âme humaine connaît toutes choses.
Donc à cette demande: l'âme humaine connaît-elle toutes choses dans les raisons éternelles? Il faut répondre qu'on peut connaître une chose dans une autre de deux manières. - 1° On la connaît dans un objet connu; par exemple, quelqu'un voit dans un miroir des réalités dont l'image est reflétée dans ce miroir. L'âme, dans la vie présente, ne peut tout voir ainsi dans les raisons éternelles; mais c'est ainsi que les bienheureux connaissent toutes choses, eux qui voient Dieu, et toutes choses en lui. - 2° On connaît une chose dans une autre, comme dans un principe de connaissance; par exemple, nous disons voir dans le soleil ce que nous voyons dans la lumière de cet astre. En ce sens, il faut dire que l'âme humaine connaît tout dans les raisons éternelles; c'est en participant d'elles que nous connaissons toutes choses. Car la lumière intellectuelle qui est en nous n'est rien d'autre qu'une ressemblance participée de la lumière incréée, en laquelle les raisons éternelles sont contenues. Aussi, à la demande faite dans le Psaume (4, 6.7): "Beaucoup d'hommes disent: Qui nous fera voir le bonheur? " le Psalmiste répond: "Elle est marquée sur nous, la lumière de ton visage, Seigneur. " C'est comme si l'on disait: "Par le sceau même de la lumière divine en nous, tout nous est montré. "
Cependant, en plus de la lumière intellectuelle, il nous faut des espèces intelligibles tirées des choses matérielles pour connaître de telles choses; c'est pourquoi nous ne connaissons pas ces choses du seul fait qu'elles participeraient des raisons éternelles, comme les platoniciens l'admettaient. D'où cette question de S. Augustin: "Les philosophes qui enseignent à l'aide d'arguments très sûrs que toutes les réalités temporelles sont produites par les raisons éternelles, ont-ils pu pour autant voir en ces mêmes raisons, ou déduire à partir d'elles, combien il y avait d'espèces d'animaux, et quels étaient leurs principes générateurs? N'ont-ils pas cherché tout cela dans les descriptions des contrées et des époques? " Et S. Augustin en disant que tout est connu " dans les raisons éternelles", ou " dans la vérité immuable", n'a pas prétendu que l'on voyait les raisons éternelles elles-mêmes. C'est clair d'après ce qu'il écrit ailleurs: "Ce n'est pas toute âme rationnelle, une âme quelconque, qui est reconnue apte à cette vision des raisons éternelles, mais seulement celle qui aura été sainte et pure " comme les âmes des bienheureux.
Tout cela répond clairement aux Objections.
Objections:
1. Il
semble que la connaissance intellectuelle ne soit pas acquise à partir des
réalités sensibles. Car S. Augustin affirme " Il ne faut pas attendre une
vérité pure des sens corporels. " Il le prouve par deux arguments: 1°
" Tout ce que peut atteindre le sens est en changement perpétuel; or ce
qui ne demeure pas ne peut pas être perçu. " - 2° " De tout ce que
nous sentons au moyen du corps nous gardons une image, même quand la chose
n'est pas présente au sens, par exemple dans le sommeil ou la démence; on n'est
pas capable alors de discerner par les sens si l'on connaît les réalités
sensibles elles-mêmes ou de fausses représentations de ces réalités. Or rien ne
peut être perçu, s'il n'est discerné du faux. " Et S. Augustin conclut
qu'il ne faut pas attendre des sens la vérité. Or la connaissance
intellectuelle saisit la vérité. Donc il ne faut pas attendre des sens la
connaissance intellectuelle.
2. S.
Augustin dit encore " Il ne faut pas croire qu'un corps puisse agir sur
l'esprit, comme si l'esprit était sous l'action du corps à la façon d'une
matière; car l'être en activité est supérieur en tout point à l'être dont il
fait quelque chose. " D'où cette conclusion: "Ce n'est pas le corps
qui produit son image dans l'esprit, mais l'esprit qui la forme en lui-même.
" La connaissance intellectuelle ne dérive donc pas des choses sensibles.
3.
L'effet ne peut dépasser la vertu de sa cause. Or la connaissance
intellectuelle s'étend au-delà des données sensibles. Nous saisissons en effet
par l'intelligence certains objets que le sens ne peut percevoir. La
connaissance intellectuelle ne dérive donc pas des réalités sensibles.
Cependant:
Aristote prouve dans la Métaphysique et à la fin des Seconds Analytiques que le principe de notre connaissance est le sens.
Conclusion:
Il y eut sur ce point trois opinions parmi les philosophes. Pour Démocrite, " il n'est pas d'autre cause à toute notre connaissance que ceci: de ces corps que nous concevons, des images viennent pénétrer dans nos âmes ". Ainsi s'exprime S. Augustin dans sa lettre à Dioscore. Aristote lui-même r rapporte que Démocrite expliquait la connaissance " par des images et des émanations ". Et le motif de cette opinion est que Démocrite, tout comme les autres anciens philosophes de la Nature, ne mettait pas de différence entre l'intelligence et le sens, d'après Aristote au traité De l'Ame. Et comme le sens est modifié par le sensible, ils croyaient que toute notre connaissance provenait exclusivement de cette modification. Selon Démocrite, elle était produite par des émanations d'images.
Platon, au contraire, mettait une différence entre l'intelligence et le sens, l'intelligence étant une puissance immatérielle qui n'employait pas un organe corporel pour agir. Mais, comme un principe immatériel ne peut être modifié par un corps, Platon admit que la connaissance intellectuelle provient non d'une modification de l'intelligence par les choses sensibles, mais par une participation des formes intelligibles séparées, comme nous l'avons dit. De plus, le sens était pour lui une puissance qui agit par elle-même. Étant une force spirituelle, le sens non plus ne pouvait être modifié par les choses sensibles. Ce sont les organes des sens qui recevaient cette modification par laquelle l'âme serait en quelque sorte excitée à former en elle les espèces des réalités sensibles. S. Augustin paraît faire allusion à cette opinion lorsqu'il dit v que " ce n'est pas le corps qui sent, mais l'âme par le corps; elle se sert de lui comme d'un messager pour former en elle-même ce qui est annoncé du dehors ". En fin de compte, d'après Platon, ni la connaissance intellectuelle ne procède du sensible, ni même la connaissance sensible n'est produite entièrement par les réalités matérielles. Mais celles-ci excitent l'âme sensible à sentir, et les sens excitent l'âme intellectuelle à connaître.
Aristote, lui, prit une voie intermédiaire. Il admettait avec Platon que l'intelligence diffère du sens, mais que le sens n'a pas d'opération propre sans communiquer avec le corps; en sorte que sentir n'est pas un acte de l'âme seulement, mais du composé. De même pour toutes les opérations de l'âme sensitive. Or, rien ne s'oppose à ce que les choses sensibles qui sont hors de l'âme agissent sur le composé. Aristote s'accorde donc avec Démocrite pour admettre que les opérations de l'âme sensitive sont produites par une impression des choses sensibles sur le sens, non pas par manière d'émanation, comme le voulait Démocrite, mais par une certaine action. Car Démocrite expliquait toute opération par une émanation d'atomes, comme le montre Aristote. - Quant à celui-ci, il affirme agir sur une réalité incorporelle, il ne suffit donc pas, pour produire l'acte d'intelligence, de la seule impression des corps sensibles, mais il faut un principe d'une nature plus élevée. Car " l'agent est plus noble que le patient", dit-il lui-même--. Non pas cependant que l'acte intellectuel soit produit en nous par la seule impression d'êtres supérieurs, selon l'opinion de Platon. Mais ce principe actif, supérieur et de nature plus élevée, qu'Aristote appelle intellect agent et dont nous avons parlé précédemment, rend intelligibles en acte par mode d'abstraction, les images acquises par le sens.
D'après cela, dans la mesure où il dépend des images, l'acte intellectuel est causé par le sens. Mais parce que les images sont incapables de modifier l'intellect possible, elles doivent être rendues intelligibles en acte par l'intellect agent En conséquence, on ne peut dire que la connaissance sensible soit la cause totale et parfaite de la connaissance intellectuelle, mais plutôt elle est la matière sur laquelle agit cette cause.
Solutions:
1. Les
paroles de S. Augustin signifient qu'il ne faut pas attendre des sens qu'ils
nous livrent toute la vérité. La lumière de l'intellect agent est requise, par
laquelle nous connaissons sous un mode immuable les choses changeantes, et nous
discernons les réalités de leurs images.
2. S. Augustin ne parle pas en cet endroit de connaissance intellectuelle, mais de connaissance imaginative. Or, dans la doctrine de Platon, l'imagination est douée d'une activité qui appartient à l'âme seule. Aussi, pour montrer que les corps n'impriment pas leur ressemblance dans l'imagination, mais que c'est l'âme même qui le fait, S. Augustin s'est-il servi du principe employé par Aristote pour prouver que l'intellect agent est séparé: à savoir, que " l'agent est plus noble que le patient ". Et sans aucun doute faudrait-il, selon cette doctrine, que l'imagination, outre une puissance passive, ait encore une puissance active. Mais si nous affirmons avec Aristote que l'acte d'imagination appartient au composé, il n'y a pas de difficulté; car le corps sensible est plus noble que l'organe de l'animal, en tant qu'il est avec celui-ci dans le rapport d'un être en acte à un être en puissance, comme le coloré en acte par rapport à la pupille qui est colorée en puissance. - On pourrait cependant répondre autrement. La modification primitive de la faculté d'imaginer provient bien d'une action des choses sensibles, car " l'imagination est un mouvement qui a son origine dans le sens", selon le traité De l’âme.
Néanmoins, il y
a dans l'homme une certaine opération psychologique qui, en divisant et
composant, forme diverses images qui n'ont pas été reçues par le moyen des
sens. Si on l'interprète ainsi, le texte de S. Augustin est acceptable.
3. La connaissance sensible n'est pas la cause totale de la connaissance intellectuelle. Rien d'étonnant alors si celle-ci s'étend plus loin que celle-là.
Objections:
1. Cela
semble possible. Car l'intellect peut passer à l'acte par l'espèce intelligible
qui l'informe. Mais l'intelligence en acte, c'est l'acte même de penser. Donc
les espèces intelligibles suffisent pour cet acte, sans qu'il y ait retour sur
les images.
2.
L'imagination dépend davantage du sens que l'intelligence ne dépend de
l'imagination. Or on peut concevoir que l'imagination soit en acte malgré
l'absence des choses sensibles. À plus forte raison l'intelligence peut-elle
comprendre sans retour sur les images.
3. Il
n'y a pas d'images des réalités immatérielles; car l'imagination ne dépasse pas
le temps et le continu spatial. Si notre intelligence ne peut avoir d'activité
sans recourir aux images, il s'ensuit donc qu’elle ne peut rien atteindre
d'immatériel. Ce qui est évidemment faux, puisque nous connaissons par
l'intelligence la vérité elle-même, et Dieu et les anges.
Cependant:
le Philosophe affirme " L'âme ne perçoit intellectuellement rien sans image. "
Conclusion:
Notre intelligence, selon l'état de la vie présente où elle est unie à un corps passible, ne peut passer à l'acte sans recourir aux images. On le constate à deux signes. D'abord, étant une faculté qui n'emploie pas d'organe corporel, l'intelligence ne serait nullement entravée dans son activité par une lésion organique, si son activité même ne requérait pas l'exercice d'une faculté qui a besoin d'un organe. Or, tels sont le sens, l'imagination et toutes les puissances appartenant à l'âme sensible. Ce qui prouve clairement que pour exercer son activité, non seulement dans l'acquisition d'une science nouvelle, mais encore dans l'usage d'une science acquise, l'intelligence requiert l'acte de l'imagination et des autres facultés. Car nous le voyons: quand une lésion organique entrave soit l'acte de l'imagination chez les fous, soit l'acte de la mémoire chez les léthargiques, l'individu ne peut faire acte d'intelligence, même par rapport aux connaissances qu'il avait acquises auparavant. Ensuite, chacun peut l'observer en soi-même, lorsqu'on cherche à connaître intellectuellement quelque chose, on se forme par manière d'exemples des images dans lesquelles on regarde, pour ainsi dire, ce qu'on désire connaître. Également, quand nous voulons faire comprendre une chose à quelqu'un, nous lui donnons des exemples dont il puisse se former des images pour comprendre.
La raison en est que toute puissance connaissante est en proportion avec l'objet à connaître. Pour l'intelligence angélique, qui est absolument séparée de tout corps, l'objet propre est la substance intelligible, qui elle-même n'a pas de corps. Et c'est par de tels intelligibles que cette intelligence connaît les réalités matérielles. Pour l'intelligence humaine, qui est unie à un corps, l'objet propre est la quiddité ou nature qui existe dans une matière corporelle. Et c'est par les natures des choses visibles qu'elle s'élève même à une certaine connaissance des réalités invisibles. Or, par définition, cette nature sensible se trouve chez un individu qui ne peut exister sans matière corporelle. Ainsi, par définition, l'essence de la pierre existe en telle pierre, l'essence du cheval existe en tel cheval, et ainsi du reste. Par suite, la nature de la pierre, ou de quelque autre réalité matérielle, ne peut être parfaitement et vraiment connue que dans la mesure où on la connaît comme existant dans le particulier. Or nous connaissons celui-ci par le sens et par l'imagination. Donc, pour que l'intelligence connaisse en acte son objet propre, il est nécessaire qu’elle se tourne vers l'image afin de considérer l'essence universelle comme existant dans le particuliers. Si l'objet propre de l'intelligence était la forme séparée, ou si les natures des réalités sensibles ne subsistaient pas dans les êtres particuliers, comme le veulent les platoniciens, il ne serait pas nécessaire que notre intelligence ait toujours recours au phantasme pour comprendre.
Solutions:
1. Les
espèces intelligibles, conservées dans l'intellect possible, s'y trouvent à
l'état d'habitus quand on n'est pas en acte de pensée, nous l'avons dit
précédemment. Pour connaître en acte, il ne suffit pas de la simple
conservation des espèces, mais il faut que nous en fassions usage de la manière
qui convient aux réalités dont elles sont les espèces, c'est-à-dire des natures
existant en des êtres particuliers.
2.
L'image est elle-même une ressemblance de la réalité particulière. Elle n'a
donc pas besoin d'une autre ressemblance du particulier, comme l'intelligence
en a besoin.
3. Les objets incorporels dont il n'y a pas d'images ne nous sont connus que par relation aux corps sensibles qui eux ont des images. Ainsi, nous atteignons la vérité en considérant la réalité qui est l'objet de notre réflexion; nous connaissons Dieu comme cause, suivant Denys, et par passage à la limite, et par négation; quant aux autres substances immatérielles, nous ne pouvons les connaître, en l'état de la vie présente, que par négation, ou par relation aux êtres corporels. C'est pourquoi, lorsque nous saisissons l'un de ces objets, nous devons recourir aux images des corps, bi n que ces objets eux-mêmes n'aient pas d'images.
Objections:
1. Il
semble que non. Car le supérieur ne dépend pas de l'inférieur. Or, le jugement
de l'intelligence est au-dessus de l'opération des sens.
2.
Raisonner est un acte intellectuel. Or, dans le sommeil, le sens est réduit à l'inaction.
Il arrive néanmoins qu'on raisonne en dormant. Le jugement de l'intelligence
n'est donc pas entravé parce que l'action du sens est arrêtée.
Cependant:
ce qui arrive de contraire aux bonnes moeurs, durant le sommeil, n'est pas imputable comme une faute, dit S. Augustin. Ce ne serait pas le cas si l'homme avait alors le libre usage de la raison et de l'intelligence. L'exercice de la raison est donc entravé par l'immobilisation du sens.
Conclusion:
L'objet propre de notre intelligence est, nous l'avons dit à l'article précédent, la nature de la réalité sensible. Or, on ne peut juger parfaitement d'une chose si l'on ne connaît tout ce qui s'y rapporte, et surtout si l'on ignore le terme et la fin du jugement. Selon Aristote " de même que l'oeuvre est la fin de la science technique, de même la fin de la science de la nature est principalement le donné de la connaissance sensible ". L'artisan ne se préoccupe de connaître le couteau qu'en vue de son travail, pour fabriquer ce couteau particulier. Pareillement, l'homme des sciences de la nature ne cherche à connaître la nature de la pierre ou du cheval que pour savoir la définition des réalités perceptibles au sens. Il est évident que l'artisan ne pourrait juger parfaitement du couteau, s'il ignorait le travail qu'il fait; ni l'homme de science, des réalités naturelles, s'il ignorait les choses sensibles. Or, tout ce que notre intelligence atteint, dans la vie présente, nous le connaissons par rapport à ces choses sensibles et naturelles. Nous ne pouvons donc avoir de jugement intellectuel parfait lorsque le sens, qui nous fait connaître les réalités sensibles, est empêché d'agir.
Solutions:
1.
L'intelligence est supérieure au sens; elle dépend cependant de lui d'une
certaine façon. Ses objets immédiats et principaux ont leur origine dans le
sensible. Il est donc inévitable que le jugement de l'intelligence soit empêché
par l'inactivité du sens.
2. Le sens est lié chez le dormeur en raison de certaines évaporations, de vapeurs qui se dissipent, comme il est dit au livre Du Sommeil. Aussi, selon l'état de ces vapeurs, le sens se trouve-t-il plus ou moins lié. Quand il y a un grand mouvement de vapeurs, non seulement le sens est lié, mais l'imagination aussi, et alors il n'y a plus de représentation d'images; surtout lorsqu'on s'endort après un repas copieux. Quand le mouvement des vapeurs est plus lent, il y a bien des images, mais déformées et sans ordre; par exemple chez les fiévreux. Et si le mouvement est encore plus calme, on a des images ordonnées; cela se produit surtout vers la fin du sommeil, et chez les hommes sobres et doués d'une forte imagination. Si le mouvement est faible, non seulement l'imagination se trouve libre, mais même le sens commun est particulièrement libéré; à ce point qu'on juge parfois en dormant que ce qu'on voit est un rêve, comme si l'on discernait entre les réalités et leurs images. Cependant, le sens commun reste quelque peu lié; tout en discernant entre certaines images et les réalités, il se trompe toujours sur quelques-unes de ces images. - Donc, dans la mesure où le sens et l'imagination demeurent libres dans le sommeil, le jugement de l'intelligence a son libre exercice, mais non pas totalement. Par suite, ceux qui raisonnent en dormant reconnaissent toujours au réveil qu'ils ont fait quelque erreur.
1. Notre intellect opère-t-il en abstrayant des images les espèces intelligibles? - 2. Les espèces intelligibles abstraites des images sont-elles ce que notre intelligence connaît, ou ce par quoi elle connaît? - 3. Est-il naturel à notre intellect de connaître d'abord le plus universel? - 4. Peut-il connaître plusieurs choses à la fois? - 5. Connaît-il par composition et division? - 6. Peut-il se tromper? - 7. Quelqu'un peut-il connaître une même chose plus qu'un autre? - 8. Notre intellect connaît-il l'indivisible avant le divisible?
Objections:
1. Il
semble que non. Car toute intelligence qui connaît une chose autrement qu'elle
n'est, est dans l'erreur. Or les formes matérielles ne sont pas abstraites des
êtres particuliers dont les ressemblances sont les images. Donc, si nous
connaissons les réalités matérielles en abstrayant les espèces à partir des
images, il y a erreur dans notre intelligence.
2. Les
réalités matérielles sont les êtres de la nature qui contiennent la matière
dans leur définition. Or on ne peut rien connaître par l'intelligence sans les
éléments de la définition. Les réalités matérielles ne peuvent donc être
connues si l'on ne connaît pas leur matière. Mais la matière étant principe
d'individuation, les réalités matérielles ne peuvent être connues en abstrayant
l'universel à partir du particulier, ce qui arrive quand on abstrait les
espèces intelligibles à partir des images.
3. Pour
Aristote, les images sont à l'âme intellectuelle dans le rapport des couleurs à
la vue. Or la vision ne s'obtient pas en abstrayant des couleurs certaines
espèces, mais par le fait que les couleurs s'impriment dans la vue. Donc
comprendre ne résulte pas d'une abstraction à partir des images, mais d'une
impression des images dans l'intelligence.
4.
Comme il est dit au traité De l’âme, il y a dans l'âme intellectuelle
deux facultés, l'intellect agent et l'intellect possible. Or ce qui appartient
à l'intellect possible, ce n'est pas d'abstraire les espèces intelligibles à
partir des images, mais de recevoir les espèces déjà abstraites. Mais cela ne
semble pas appartenir non plus à l'intellect agent; car celui-ci joue à l'égard
des images le même rôle que la lumière à l'égard des couleurs; et celle-ci
n'abstrait rien à partir des couleurs, elle s'y insinue plutôt. Donc en aucune
façon nous ne faisons acte à'intelligence en abstrayant à partir des images.
5. Le
Philosophe dit que " l'intelligence connaît les espèces dans les images
". Ce n'est donc pas en les abstrayant.
Cependant:
Aristote affirme: "Dans la mesure où les choses sont séparables de la matière, elles ont rapport à l'intelligence. " Il faut donc que les réalités matérielles soient connues intellectuellement en tant qu'elles sont abstraites de la matière et des ressemblances matérielles, qui sont les images.
Conclusion:
L'objet à connaître est, comme on l'a dit, proportionné à la faculté connaissante. Or il y a trois degrés dans ce genre de faculté. Il y a une faculté de connaître qui est l’acte d'un organe corporel, c'est le sens. Voilà pourquoi l'objet de toute puissance sensible est une forme qui existe dans une matière corporelle. Et puisque cette matière est le principe de l'individuation, toute puissance sensible ne connaît que les êtres particuliers. - Il y a une autre faculté de connaître qui n'est pas l'acte d'un organe et n'est unie en aucune manière à la matière corporelle: c'est l'intellect angélique. Aussi son objet est-il une forme qui subsiste sans matière. Même lorsque les anges connaissent les réalités matérielles, ils ne les contemplent que dans des êtres immatériels, soit en eux-mêmes, soit en Dieu. - L'intelligence humaine se tient entre les deux; car elle n'est pas l'acte d'un organe, mais une faculté de l'âme, laquelle est forme du corps, comme on l'a bien vu précédemment. Il lui est donc propre de connaître une forme qui existe individuée dans une matière corporelle, mais non de connaître cette forme en tant qu 3 elle est dans telle matière. Or, connaître ce qui existe dans une matière individuelle, mais non en tant qu'elle existe dans telle matière, c'est abstraire de la matière individuelle la forme que représentent les images. Et c'est pourquoi on doit dire que notre intelligence connaît les réalités matérielles en les abstrayant des images. Et en considérant de la sorte ces réalités, nous parvenons à connaître quelque chose des êtres immatériels, tandis que les anges connaissent les êtres matériels par l'intermédiaire des êtres immatériels.
Platon, qui ne prêtait attention qu'à l'immatérialité de l'intelligence humaine, et non à son union avec le corps, donnait pour objet à l'intelligence les idées séparées. Pour lui, quand nous comprenons, ce n'est pas en abstrayant, mais bien plutôt en participant des réalités abstraites, comme nous l'avons déjà exposé.
Solutions:
1. Il y a deux modes d'abstraction. Le premier, par composition et division, quand nous comprenons qu'une chose n'est pas une autre ou qu'elle en est séparée. Le second par une considération simple, quand nous pensons à un objet, sans faire attention à un autre. Si l'intelligence abstrait, selon le premier mode, en séparant des choses qui en réalité ne sont pas séparées, cela implique une erreur. Mais si l'on procède selon le second mode, cela n'est pas faux, comme on le voit clairement dans les choses sensibles. Car, si nous pensions ou disions que la couleur ne se trouve pas dans le corps coloré, ou qu'elle en est séparée, notre opinion ou notre dire serait faux. Mais cela n'arrivera pas si nous considérons seulement la couleur et ses propriétés, sans faire attention au fruit qui est coloré. Le fruit n'appartient pas à la définition de la couleur il n'y a donc rien qui empêche de connaître la couleur, alors qu'on ne considère nullement le fruit. De même, ce qui appartient par définition à l'espèce d'une réalité matérielle quelconque, une pierre, un homme, un cheval, peut être considéré sang les principes individuels, qui n'appartiennent pas à la définition de l'espèce. Procéder ainsi, c'est abstraire l'universel du particulier, . ou l'espèce intelligible de l'image, c'est-à-dire considérer la nature de l'espèce, sans considérer les principes individuels présentés par les images.
Donc, quand on
dit que l'intelligence est dans l'erreur lorsqu'elle connaît une réalité
autrement qu'elle n'est, on dit vrai si l'on rapporte le terme " autrement
" à la réalité connue. Car l'intelligence est dans l'erreur lorsqu'elle
pense qu'une chose existe autrement qu'elle n'est. L'intellect serait dans
l'erreur s'il abstrayait hors de la matière l'espèce de la pierre, pour faire
croire qu'elle n'existe pas dans la matière, selon la thèse de Platon. - Mais
on ne dit pas vrai, si " autrement " est rapporté à celui qui
comprend. Il n'est pas erroné d'admettre que le mode d'être de celui qui
comprend effectivement est différent du mode d'être de la réalité existante.
Car l'objet pensé est immatériellement en celui qui comprend selon la nature de
l'intelligence, mais non pas matériellement à la manière d'une réalité
matérielle.
2. Selon certains philosophes, l'essence spécifique des réalités naturelles serait seulement la forme, et la matière ne serait pas une partie de l'essence. A ce compte, on ne devrait pas mettre la matière dans la définition de ces réalités. Il faut donc parier autrement. Il y a deux matières: l'une est commune, et l'autre " désignée " ou individuelle. La matière commune, c'est par exemple la chair et l'os en général; la matière individuelle, ces chairs et ces os. L'intelligence abstrait donc de la matière naturelle l'essence spécifique, en laissant de côté la matière sensible individuelle, mais non pas la matière sensible commune. Par exemple, elle abstrait l'essence de cet homme, en laissant de côté sa chair et ses os qui n'appartiennent pas à la définition de l'essence spécifique, mais sont les éléments individuels, selon Aristote; cette essence peut donc être considérée à part de ces éléments. Mais l'espèce " homme " ne peut être abstraite par l'intelligence de la chair et des os.
Les essences mathématiques peuvent être abstraites par l'intellect de la matière sensible non seulement individuelle, mais commune; non pas toutefois de la matière intelligible commune, mais seulement individuelle. La matière sensible, c'est la matière corporelle en tant qu'elle possède des qualités sensibles: froid et chaud, dur et mou, etc. La matière intelligible, c'est la substance en tant qu'elle supporte la quantité. Or la quantité appartient à la substance avant les qualités sensibles. D'où les modes de la quantité, nombres, dimensions, figures, qui sont les limites de celle-ci, peuvent être considérées à part des qualités sensibles, ce qui est abstraire de la matière sensible. Cependant elles ne peuvent pas être envisagées sans la notion d'une substance sous-jacente à la quantité, ce qui serait abstraire de la matière intelligible commune. On peut néanmoins les considérer à part de cette substance-ci et de cette substance-là, c'est-à-dire abstraire de la matière intelligible individuelles.
D'autres notions peuvent être abstraites même à partir de la matière intelligible commune, par exemple, l'être, l'un, la puissance et l'acte; et d'autres encore qui même peuvent exister sans aucune matière, comme les substances immatérielles.
Platon, n'ayant
pas distingué les deux modes d'abstraction dont nous avons parlé h, affirmait
que tout ce qui selon nous est abstrait par l'intelligence, était séparé en
réalité.
3. Les couleurs ont le même mode d'existence dans la matière corporelle individuelle et dans la faculté de voir. Elles peuvent donc imprimer cette ressemblance dans cette faculté. Mais les images, qui sont des ressemblances d'êtres individuels et se trouvent en des organes corporels, n'ont pas le même mode d'être que l'intelligence humaine, comme nous venons de le montrer. Elles ne peuvent donc par leur propre action s'imprimer dans l'intellect possible. Mais l'action de l'intellect agent produit une certaine ressemblance du réel dans l'intellect possible par une conversion de l'intellect agent vers les images; cette ressemblance représente les réalités dont on possède les images, mais uniquement quant à l'essence spécifique.
Et c'est en ce
sens qu'on dit l'espèce intelligible abstraite des images; mais cela ne
signifie pas qu'une même forme, qui était d'abord dans les images, se trouve
ensuite dans l'intellect possible à la manière dont un corps, pris dans un lieu,
est transporté dans un autre.
4. Les
images reçoivent la lumière de l'intellect agent, et de plus c'est d'elles que
sont abstraites les espèces intelligibles par l'action de cette faculté. Elles
reçoivent une lumière; en effet, de même que la partie sensible de l'âme
acquiert une force plus grande à cause de son union à la partie intellectuelle,
de même les images, par la vertu de l'intellect agent, deviennent susceptibles
de fournir, par l'abstraction, des représentations intelligibles. L'intellect
agent opère cette abstraction dans la mesure où nous sommes capables de
considérer les essences spécifiques en laissant à part les conditions
individuelles, et ce sont les ressemblances de ces essences qui informent
l'intellect possible.
5. Notre intellect, certes, abstrait les espèces des images en tant qu'il considère les natures des choses sous un mode universel. Et cependant, il connaît celles-ci dans les images, car il ne peut connaître la réalité dont il abstrait les espèces intelligibles que par le retour aux images, comme nous l'avons vu précédemment.
Objections:
1. Il
semble que oui, car l'objet connu en acte se trouve dans celui qui connaît, parce
que le connu en acte est l'intelligence elle-même en acte. Or il n'y a rien de
la chose connue dans l'intelligence en acte, si ce n'est l'espèce intelligible
abstraite. Cette espèce est donc l'objet connu en acte.
2.
L'objet connu en acte doit se trouver dans un certain sujet. Autrement il ne
serait rien. Or il n'est pas dans la réalité, qui est hors de l'âme. Car cette
réalité étant matérielle, rien de ce qui est en elle ne peut être l'objet connu
en acte. Cet objet est donc dans l'intelligence, et n'est pas autre chose que
l'espèce intelligible.
3.
D'après Aristote " les mots sont les signes des états de l'âme ". Or
les mots signifient les réalités connues, car c'est par la parole que nous
exprimons ce que nous comprenons. Donc les états de l'âme que sont les espèces
intelligibles sont cela même que nous connaissons.
Cependant:
il y a le même rapport entre l'espèce intelligible et l'intelligence qu'entre l'espèce sensible et le sens. Or l'espèce sensible n'est pas ce qui est senti, mais bien plutôt ce par quoi le sens connaît. Donc l'espèce intelligible n'est pas ce qui est compris, mais ce par quoi l'intelligence comprend.
Conclusion:
Certains philosophes ont prétendu que les puissances de connaître qui sont en nous ne connaissent que leurs propres modifications: par exemple le sens ne connaîtrait que la modification de son organe. Et dans cette théorie l'intelligence ne connaît aussi que sa modification, qui est l'espèce intelligible qu’elle reçoit. Et en conséquence, l'espèce intelligible est ce qui est connu.
Mais cette opinion est évidemment fausse, pour deux raisons. D'abord, parce que les objets que nous comprenons et les objets des sciences sont identiques. Donc, si ceux que nous comprenons n'étaient que les espèces qui sont dans l'âme, toutes les sciences seraient une connaissance non des réalités hors de l'âme, mais des espèces intelligibles qu'elle possède en elle. Ainsi, pour les platoniciens, il n'y a de science que des idées, qui d'après eux sont les objets connus en acte. - En second lieu, on en arriverait à l'erreur des anciens qui affirmaient que " tout ce qui paraît est vrai "; et par suite que les contradictoires sont vraies simultanément. En effet, si la puissance ne connaît que sa propre modification, elle ne peut juger que de cela. Or un objet paraît être de telle manière, selon la manière dont la puissance de connaître est affectée. Donc le jugement de cette puissance aura pour objet cela même qu'elle juge, c'est-à-dire sa propre modification, telle qu'elle est. Et ainsi tout jugement sera vrai. Par exemple, si le goût ne perçoit que sa propre modification, celui dont le goût est sain et qui juge que le miel est doux, jugera juste, et de même celui dont le goût est infecté et qui juge le miel amer. L'un et l'autre jugent selon l'impression de leur goût. Par conséquent, toute opinion sera également vraie, et de façon générale, toute conception.
On doit donc dire que l'espèce intelligible est pour l'intelligence ce par quoi elle connaît. Cela se prouve ainsi. Il y a deux sortes d'action, d'après Aristote: celle qui demeure dans le principe actif, comme voir ou penser, et celle qui passe dans une réalité extérieure, comme chauffer et couper. Or l'une et l'autre supposent une certaine forme. La forme par laquelle se réalise l'action transitive est un mode d'être semblable au terme de l'action; par exemple la chaleur de la chose qui chauffe est semblable à ce qui est chauffé. Pareillement, la forme requise pour l'action immanente est une ressemblance de l'objet. Aussi la ressemblance de la réalité visible est-elle la forme par laquelle la faculté visuelle voit, et la ressemblance de la réalité connue par l'intelligence, c'est-à-dire l'espèce intelligible, est la forme par laquelle l'intelligence connaît.
Mais parce que l'intelligence réfléchit sur elle-même, elle saisit par la même réflexion et son acte de connaître, et l'espèce par laquelle elle connaît. Et ainsi l'espèce intelligible est ce qui est connu en second lieu. Mais ce qui est premièrement connu, c'est la réalité dont l'espèce intelligible est la ressemblances.
On peut le prouver encore par la théorie ancienne qui admettait que " le semblable est connu par le semblable ". L'âme connaîtrait, par la terre qui est en elle, la terre qui est au-dehors, et ainsi du reste. Au lieu de la terre, nous pouvons dire " l'espèce intelligible de la terre", selon Aristote qui déclare - " ce n'est pas la pierre qui est dans l'âme, mais l'espèce de la pierre "; alors ce sera au moyen des espèces intelligibles que l'âme connaîtra les réalités qui sont en dehors d'elle.
Solutions:
1.
L'objet connu est dans l'intelligence connaissante par sa ressemblance. Et de
cette façon on identifie objet connu et intelligence en acte, en tant que la
ressemblance de la réalité connue est la forme de l'intelligence, de même que
la ressemblance de la réalité sensible est la forme du sens en acte. On ne peut
donc conclure que l'espèce intelligible abstraite est l'objet connu, mais
qu'elle en est la ressemblance.
2.
Quand on dit " objet connu en acte", deux choses sont considérées: la
réalité connue et le fait même d'être connu. De même, quand on dit "
universel abstrait", on comprend et la nature de la réalité, et l'état
d'abstraction ou d'universalité. La nature réelle, à qui il arrive d'être
connue, abstraite, universalisée, n'existe que dans les singuliers. Mais le
fait même d'être connue, abstraite, universalisée, est dans l'intelligence. On
peut en juger par un exemple pris du sens. La vue voit la couleur du fruit, sans
percevoir son odeur. Si l'on demande où existe la couleur qui est vue
indépendamment de l'odeur, il est donc clair qu’elle existe seulement dans le
fruit. Mais qu'elle soit perçue en laissant de côté l'odeur, cela tient à la
vue, parce qu'il y a dans la vue une ressemblance de la couleur, et non de
l'odeur. Pareillement, l'humanité connue par l'intelligence n'existe que dans
cet homme-ci ou cet homme-là. Mais que l'humanité soit connue sans les
conditions individuelles, ce qui est le fait même de l'abstraction, et de quoi
résulte l'idée universelle, cela lui arrive en tant qu'elle est perçue par
l'intelligence, dans laquelle se trouve la ressemblance de l'essence spécifique,
et non celle des principes individuels.
3. Il y a dans la partie sensible de l'âme deux sortes d'opération. L'une suppose seulement une modification; ainsi l'opération du sens se réalise-t-elle en ce que celui-ci est modifié par le sensible. L'autre suppose la formation d'un objet, en tant que la faculté d'imaginer se donne la représentation d'une réalité absente ou jamais vue. L'une et l'autre opérations sont réunies dans l'intelligence. On observe d'abord une modification de l'intellect possible, en tant qu'il reçoit la forme de l'espèce intelligible. Ainsi modifié, il forme en second lieu une définition, une division ou une composition qui est exprimée par le mot5. Donc la " raison " que signifie le nom, c'est la définition, et la proposition exprime l'acte intellectuel de composer et de diviser. Les mots ne désignent donc pas les espèces intelligibles, mais les moyens que l'activité intellectuelle se donne pour juger des choses extérieures.
Objections:
1. Il
semble que les concepts les plus universels n'ont pas la priorité dans notre
connaissance intellectuelle. Ce qui par nature est antérieur et plus connu est
postérieur et moins connu par rapport à nous. Or l'universel est antérieur par
nature: car ce qui est premier, c'est ce qui n'implique pas réciprocité dans
les conditions d'existence. L'universel est donc donné postérieurement dans
notre connaissance intellectuelle.
2. Pour
nous, le composé est antérieur au simple. Or les concepts les plus universels
sont les plus simples. Par rapport à nous, ils sont donc connus
postérieurement.
3.
D'après Aristote, le défini arrive à notre connaissance avant les parties de la
définition. Mais le plus universel fait partie de la définition du moins
universel, par exemple: "animal " fait partie de la définition de
l'homme. Le plus universel est donc postérieur par rapport à nous.
4.
C'est par les effets que nous parvenons aux causes et aux principes. Or les
universaux sont des principes. Ils sont donc connus en second lieu par rapport
à nous.
Cependant:
il est dit au livre I de la Physique qu'on doit procéder de l'universel au singulier.
Conclusion:
Il y a deux choses à considérer dans notre connaissance intellectuelle. D'abord que cette connaissance prend en quelque sorte son origine de la connaissance sensible. Or, le sens a pour objet le singulier, et l'intelligence, l'universel. La connaissance du singulier doit donc être pour nous antérieure à celle de l'universel. - En second lieu, notre intelligence passe de la puissance à l'acte. Tout ce qui change ainsi parvient d'abord à l'acte incomplet, intermédiaire entre la puissance et l'acte, avant d'arriver à l'acte parfait. Cet acte parfait, c'est la science achevée, qui fait connaître les réalités d'une manière distincte et précise. Quant à l'acte incomplet, c'est une science imparfaite qui donne une connaissance indistincte et confuse. Car ce qu'on connaît de cette façon est connu sous un certain rapport en acte, et sous un autre, en puissance. Aussi, dit Aristote, " ce qui est d'abord manifesté et certain pour nous l'est d'une manière assez confuse; mais ensuite nous distinguons avec netteté les principes et les éléments ". Or, il est évident que connaître une chose qui renferme plusieurs éléments sans avoir une connaissance propre de chacun, c'est la connaître confusément. On peut connaître ainsi et le tout universel, en qui les parties sont contenues en puissance, et le tout intégral. L'un et l'autre peuvent être connus d'une manière confuse, sans que leurs parties soient nettement distinguées. Or, lorsque l'on connaît distinctement ce qui est contenu dans le tout universel, on connaît quelque chose dont l'extension est moindre. Par exemple, on connaît indistinctement l'animal quand on le connaît seulement comme tel; mais on le connaît distinctement quand on le connaît comme rationnel et irrationnel, comme lorsque l'on connaît l'homme et le lion. Ce qui se présente en premier à notre intellect, c'est la connaissance de l'animal avant celle de l'homme. Et cela s'applique à chaque fois que nous comparons un concept plus universel à un autre qui l'est moins.
Et puisque le sens passe de la puissance à l'acte comme fait l'intelligence, on trouve chez lui le même ordre dans la connaissance. Nous jugeons en effet avec nos sens ce qui est plus commun avant ce qui l'est moins, et cela dans l'espace et dans le temps. Dans l'espace d'abord: quand on voit quelque chose de loin, on se rend compte que c'est un corps, avant de savoir que c'est un animal, et un animal avant un homme, et un homme avant Socrate ou Platon. Ensuite par rapport au temps: l'enfant distingue un homme de ce qui n'en n'est pas un, avant de distinguer tel homme d'un autre homme. C'est pourquoi, " les enfants appellent d'abord tous les hommes "papa", mais par la suite les distinguent les uns des autres", dit Aristote.
La raison en est évidente. Celui qui connaît une chose d'une manière confuse est encore en puissance à connaître le principe de distinction. Par exemple, celui qui connaît le genre, est en puissance à connaître la différence spécifique. Ainsi, la connaissance indistincte est intermédiaire entre la puissance et l'acte.
En conclusion, il faut dire que la connaissance du singulier est antérieure par rapport à nous à la connaissance de l'universel, comme la connaissance sensible l'est à la connaissance intellectuelle. Mais aussi bien dans le sens que dans l'intelligence, la connaissance d'un objet plus général est antérieure à la connaissance d'un objet moins général.
Solutions:
1.
L'universel peut être considéré sous deux aspects: 1° La nature universelle
peut être pensée en même temps que le rapport d'universalité. Or ce rapport
(c'est-à-dire qu'un seul et même concept convienne à de nombreux individus)
provient de l'abstraction opérée par l'intelligence; il faut donc que, sous cet
aspect, l'universel soit donné en second lieu. D'après Aristote, en effet
" l'animal universel ou bien n'est rien du tout, ou est donné ensuite
". Pour Platon qui admettait la subsistance de l'universel, celui-ci est
antérieur aux particuliers qui, selon ce philosophe, n'existent que dans leur
participation aux universaux subsistants, qu'il appelle Idées. - 2° L'universel
peut être considéré sous le rapport de la nature réelle, animalité, humanité, en
tant qu’elle existe dans les êtres particuliers. Et alors il y a deux ordres.
Le premier est l'ordre de la génération et du temps, selon lequel les choses
imparfaites et en puissance existent d'abord. Le plus universel est, de cette
façon, antérieur par nature. C'est clair pour la génération de l'homme et de
l'animal " L'animal est engendré avant l'homme", dit Aristote. Le
second ordre est celui de la perfection ou de la finalité de la nature. Ainsi
l'acte est absolument antérieur à la puissance, le parfait à l'imparfait. A ce
point de vue, le moins universel est antérieur par nature au plus universel, l'homme
est antérieur à l'animal; car la fin de la nature n'est pas de s'arrêter à la
génération de l'animal, mais d'engendrer l'homme.
2. Le
plus universel est comparé à ce qui l'est moins, soit comme tout, soit comme
partie. 1° Comme tout, en tant, que dans l'extension du plus universel non
seulement se trouve en puissance le moins universel, mais encore autre chose:
dans l'extension d'animal, il y a non seulement l'homme, mais encore le cheval.
2° Le plus universel est comparé comme une partie au moins universel, en tant
que ce dernier contient non seulement le plus universel, mais autre chose
encore: homme contient non seulement animal, mais aussi rationnel. En
conclusion, l'animal considéré en soi est connu par nous avant l'homme; mais
l'homme nous est connu avant que nous sachions que l'animal est une partie de
sa définition.
3. La
partie d'un tout peut être connue de deux manières: 1° Absolument, selon ce
qu'elle est en elle-même; rien n'empêche alors de connaître les parties avant
le tout, par exemple les pierres avant la maison. 2° En tant qu’elle appartient
à tel tout; il est nécessaire alors de connaître le tout avant les parties;
nous connaissons la maison d'une connaissance confuse avant de distinguer
chacune de ses parties. Pareillement, les éléments de la définition, considérés
en eux-mêmes, sont connus avant la réalité à définir; dans le cas contraire, ils
ne la feraient pas connaître. Mais en tant que parties de la définition, ils
sont connus après la réalité à définir. Nous connaissons d'abord l'homme d'une
connaissance confuse, avant de savoir distinguer tout ce qui appartient à
l'homme.
4. L'universel, en tant qu'il implique le rapport d'universalité, est bien un certain principe de connaissance, du fait que le rapport d'universalité est consécutif à la connaissance qui se réalise par abstraction. Mais il n'est pas nécessaire que tout principe de connaissance soit un principe d'existence, comme le pensait Platon; car ü nous arrive de connaître la cause par l'effet, et la substance par les accidents. Aussi, l'universel pris en ce sens n'est-il pour Aristote ni un principe d'être, ni une substance. Cependant, si l'on considère la nature du genre et de l'espèce, en tant qu’elle existe dans les êtres singuliers, elle a en quelque sorte raison de principe formel par rapport à eux; car le singulier est tel à cause de la matière, tandis que le principe spécifique vient de la forme. Toutefois le genre par rapport à l'espèce est plutôt un principe matériel; on détermine en effet l'essence du genre d'après ce qui est matériel dans la réalité, et celle de l'espèce d'après ce qui est formel; par exemple, le genre animal en raison de la partie sensible; l'espèce humaine en raison de la partie intellectuelle. Par suite, l'intention dernière de la nature, c'est l'espèce, mais non l'individu, ni le genre. Car la forme est la fin de la génération, tandis que la matière est en vue de la forme. Mais il n'est pas nécessaire que la connaissance de toute cause et de tout principe soit postérieure par rapport à nous. Parfois nous connaissons des effets cachés à l'aide de causes sensibles, et parfois nous procédons inversement.
Objections:
1. Cela
paraît possible, car l'intelligence dépasse le temps. Or l'avant et l'après
appartiennent au temps. L'intelligence n'atteint donc pas divers objets dans
une succession, mais simultanément.
2. Rien
n'empêche que diverses formes, qui ne sont pas opposées, coexistent en acte
dans le même être, par exemple l'odeur et la couleur dans le fruit. Mais les
espèces intelligibles ne sont pas opposées. Donc l'intellect peut être mis en
acte simultanément par diverses espèces intelligibles. Il peut donc comprendre
plusieurs objets à la fois.
3.
L'intellect saisit d'une seule vue un tout, tel que l'homme ou la maison. Or en
n'importe quel tout il y a beaucoup de parties. L'intellect saisit donc à la
fois plusieurs objets.
4. On
ne peut connaître en quoi une chose diffère d'une autre, si elles ne sont
connues toutes deux à la fois. Et cela est vrai de toute comparaison. Or notre
intelligence connaît les différences et les rapports. Elle connaît donc
plusieurs objets à la fois.
Cependant:
d'après Aristote, " il y a intelligence d'un seul objet, mais science de plusieurs ".
Conclusion:
L'intelligence peut comprendre plusieurs choses comme une unité, mais non plusieurs choses comme une pluralité. Quand je dis comme unité et comme pluralité, j'entends: au moyen d'une ou plusieurs espèces intelligibles. Car le mode d'une action dépend de la forme qui est principe de cette action. Donc, tout ce qu'une intelligence peut comprendre au moyen d'une seule forme intelligible, elle peut le comprendre simultanément. Ainsi Dieu voit tout à la fois, parce qu'il voit tout par une seule forme, qui est son essence. Mais tout ce qu'une intelligence comprend au moyen de plusieurs espèces, elle ne le comprend pas tout d'un coup. La raison en est qu'un même sujet ne peut être simultanément déterminé par plusieurs formes de genre identique, mais d'espèces diverses; il est impossible par exemple qu'un même corps soit, sous le même rapport, coloré de diverses couleurs ou informé par diverses figures. Toutes les espèces intelligibles sont du même genre, comme perfections d'une seule puissance intellectuelle, bien que les réalités qu'elles représentent appartiennent à des genres différents. Il n'est donc pas possible que la même intelligence soit déterminée à la fois par plusieurs espèces intelligibles, pour comprendre en acte divers objets.
Solutions:
1.
L'intelligence est au-delà du temps, si l'on définit celui-ci comme le nombre
du mouvement des réalités corporelles. Mais la pluralité même des espèces
intelligibles produit une certaine succession des opérations intellectuelles, en
tant que telle opération en précède une autre. Et cette succession, S. Augustin
l'appelle temps, lorsqu'il dit que " Dieu meut la créature spirituelle à
travers le temps ".
2. Des
formes opposées ne peuvent pas exister à la fois dans un même sujet, mais c'est
encore impossible pour toutes les formes du même genre, alors même qu'elles ne
seraient pas opposées entre elles. On le voit par l'exemple des couleurs et des
figures.
3. On
peut connaître les parties d'un tout de deux façons: 1° d'une connaissance
confuse, en tant que les parties sont dans le tout; de cette façon, elles sont
connues par la seule forme du tout, et connues simultanément; 2° d'une
connaissance distincte, en tant que chacune d'elles est connue par une espèce
intelligible propre; elles ne peuvent alors être connues simultanément.
4. Lorsque l'intellect comprend la différence ou le rapport d'un objet à un autre, il les connaît sous l'aspect même de leur différence et de leur rapport, de la même manière, comme on vient de le dire, qu'il connaît les parties dans le tout.
Objections:
1. Il
ne semble pas, car pour qu'il y ait composition ou division, il faut plusieurs
éléments. Or l'intellect ne peut comprendre plusieurs choses à la fois. Il ne
peut donc connaître en composant et en divisant.
2.
Toute composition ou division implique le temps: présent, passé ou futur. Or
l'intellect abstrait du temps, comme de toutes les autres conditions
particulières. Il ne connaît donc pas par composition et division.
3.
L'intellect comprend en s'assimilant aux choses. Mais composition et division
ne sont rien dans les choses. On n'y trouve en effet que la chose, exprimée par
le prédicat et le sujet, qui n'est qu'une seule et même réalité si le jugement
est vrai. L'homme est vraiment cet être qui est animal. Donc l'intellect ne
compose ni ne divise.
Cependant:
les mots expriment les conceptions de l'intelligence, dit le Philosophe w. Mais dans le langage, il y a composition et division, comme on le voit dans les propositions affirmatives et négatives. Donc l'intelligence compose et divise.
Conclusion:
Il est nécessaire à l'intellect humain de procéder par composition et division. Puisqu'il passe de la puissance à l'acte, il ressemble aux êtres soumis à la génération, qui n'ont pas immédiatement toute leur perfection, mais l'acquièrent de façon successive. Pareillement, l'intellect humain n'obtient pas dès la première appréhension la connaissance parfaite d'une réalité; il en connaît d'abord quelque chose, par exemple la quiddité qui est l'objet premier et propre de l'intellect, puis les propriétés, les accidents, les manières d'être qui entourent l'essence de cette réalité. Et à cause de cela, il est nécessaire à l'intellect d'unir les éléments connus, ou de les séparer, et ensuite, de cette composition ou division, de passer à une autre, ce qui est raisonner.
L'intellect angélique et l'intellect divin sont comme les réalités incorruptibles, qui ont toute leur perfection dès le principe. Aussi ont-ils immédiatement la connaissance totale d'une réalité. En connaissant la quiddité, ils savent donc en même temps tout ce que nous pouvons atteindre par composition, division et raisonnement. - C'est pourquoi l'intellect humain connaît au moyen de ces opérations; les intellects divin et angélique les connaissent, non pas en les pratiquant, mais par l'intelligence de la simple quiddité.
Solutions:
1.
L'intellect compose et divise au moyen d'une différence ou d'une relation.
Aussi connaît-il beaucoup de choses en composant et divisant, comme lorsqu'il
connaît les différences et les relations entre les choses.
2.
L'intellect abstrait des images et cependant ne comprend en acte qu'en se
tournant vers les images. A cause de cela, comme on l'a dit précédemment, le
temps affecte l'acte intellectuel de composition et de division.
3. La ressemblance de la réalité est reçue dans l'intelligence selon le mode de cette puissance, et non selon le mode de la réalité. Au jugement affirmatif ou négatif de l'intelligence correspond bien quelque chose dans le réel, mais cela ne se trouve pas de la même manière dans le réel que dans l'intelligence. L'objet propre de l'intelligence humaine est en effet la quiddité de la chose matérielle, perçue par le sens et l'imagination. Or il y a deux modes de composition dans la chose matérielle. D'abord, celle de la forme avec la matière; à cela correspond dans l'intelligence la composition selon laquelle un tout universel est attribué à sa partie. Car le genre se prend de la matière commune; la différence spécifique, de la forme; le particulier, de la matière individuelle. Le second mode de composition est celui de l'accident à son sujet. A cette composition dans les choses correspond dans l'intelligence l'attribution de l'accident au sujet, par exemple: "l'homme est blanc ". - Toutefois la composition dans l'intelligence diffère de la composition réelle. Car les éléments qui entrent en composition dans la réalité sont divers, tandis que la composition par l'intelligence est le signe de l'identité des éléments qu'on réunit. Car l'intelligence ne compose pas de telle sorte qu'elle affirme: l'homme est la blancheur; elle dit: l'homme est blanc, c'est-à-dire: est ce qui possède la blancheur; or, ce qui est homme et ce qui a la blancheur est identique par son sujet. Pareillement, dans la composition de la matière et de la forme " animal " désigne ce qui a la nature sensible; " rationnel", ce qui a la nature intellectuelle; " homme " ce qui a l'un et l'autre; " Socrate", ce qui a tout cela dans une matière individuelle. Et d'après cette identité, notre intelligence unit un terme à un autre par l'acte d'attribution.
Objections:
1. Il
semble bien, car le Philosophe dit que le vrai et le faux sont dans l'esprit.
Or esprit et intellect sont identiques, on l'a dit plus haut". Il y a donc
du faux dans l'intellect.
2.
L'opinion et le raisonnement sont des actes de l'intellect. Or on trouve de
l'erreur chez l'une et l'autre. Et donc aussi dans l'intelligence.
3. Le
péché est dans l'intelligence. Or le péché implique erreur: "Ils se trompent
ceux qui font le mal", dit le livre des Proverbes (14, 22). Il peut donc y
avoir erreur dans l'intelligence.
Cependant:
" Celui qui fait erreur, dit S. Augustin, ne comprend pas cela même en quoi il fait erreur. " Et Aristote dit: "L'intelligence est toujours juste. "
Conclusion:
Le Philosophe, à ce sujet, compare l'intelligence et le sens. Car le sens ne se trompe pas sur son objet propre, ainsi la vue sur la couleur; ou alors c'est par accident, en raison d'un obstacle provenant de l'organe; par exemple, le goût des fiévreux trouve amères les choses douces, parce que la langue est chargée d'humeurs mauvaises. Le sens se trompe aussi sur les sensibles communs, par exemple, en appréciant grandeur ou figure. Ainsi jugera-t-il que le soleil n'a qu'un pied de diamètre, alors qu'il est plus grand que la terre. Le sens se trompe encore plus aisément sur les sensibles par accident; il jugera que le fiel est du miel, à cause de la ressemblance de leur couleur. - La raison de cette rectitude du sens est claire. Toute puissance, en tant que telle, est ordonnée à son objet propre. Les réalités de ce genre se comportent toujours de la même manière. Tant que la puissance demeure, il n'y a pas de défaillance dans son jugement sur son objet propre.
L'objet propre de l'intellect est la quiddité. Aussi, à parler absolument, n'y a-t-il pas d'erreur dans l'intelligence, au sujet de la quiddité. Mais l'intelligence peut se tromper sur les éléments qui ont rapport à l'essence ou quiddité, lorsqu'elle ordonne un élément à l'autre par composition, division ou même raisonnement. L'intelligence ne peut pas non plus se tromper sur les jugements qui sont compris dès qu'on connaît le sens de leurs termes, comme il arrive pour les premiers principes. Ce sont eux qui assurent l'infaillibilité de la vérité, en donnant aux conclusions la certitude de la science.
Il peut cependant y avoir des causes par accident qui trompent l'intellect sur la quiddité des êtres composés. Cela ne vient pas de l'organe, puisque l'intelligence n'en emploie pas, mais de la composition qui est requise pour établir une définition; lorsqu'une définition vraie pour une chose, est faussepour une autre, comme la définition du cercle pour le triangle; ou lorsqu'une définition est fausse en elle-même, parce qu'elle implique une composition impossible, par exemple, la définition d'un être comme " animal rationnel ailé ". Quand il s'agit de réalités simples, dont la définition ne peut impliquer composition, nous ne pouvons nous tromper; mais notre connaissance est en défaut parce que nous ne les saisissons pas totalement.
Solutions:
1. Si
le Philosophe dit que le faux est dans l'esprit, c'est dans la composition et
la division.
2. Même
réponse pour l'objection tirée de l'opinion et du raisonnement.
3. Et encore, pour l'erreur des pécheurs, puisqu'elle consiste dans l'application d'un jugement à un objet désirable. Mais dans la connaissance absolue de la quiddité, et de tout ce qu'on connaît par elle, l'intelligence ne se trompe jamais. Et c'est le sens des autorités en sens contraire.
Objections:
1. Cela
semble impossible. S. Augustin dit en effet " Si quelqu'un comprend une
réalité autrement qu’elle n'est, il ne la comprend pas... Il n'est donc pas
douteux qu'il y a une compréhension si parfaite qu'on ne peut en concevoir qui
lui serait supérieure. On ne peut donc aller à l'infini dans la connaissance
d'une réalité, et il n'est pas possible que l'un la connaisse davantage qu'un
autre. "
2. L'intelligence,
dans son opération, est vraie. Or la vérité, étant une certaine égalité de
l'intelligence et du réel, n'est pas susceptible de plus ou de moins. On ne
peut dire, à proprement parier, qu'une chose est plus ou moins égale à une
autre. Il n'y a donc pas de plus ou de moins dans la connaissance d'une
réalité.
3.
L'intelligence est ce qu'il y a de plus formel dans l'homme. Or une différence
de forme cause une différence d'espèce. Donc si un homme comprend mieux qu'un
autre, c'est qu'ils n'appartiennent pas à la même espèce.
Cependant:
on voit par expérience que certains comprennent plus profondément que d'autres. Ainsi celui qui peut ramener une conclusion aux premiers principes et aux causes premières, comprend plus profondément que celui qui la ramène seulement aux causes propres les plus proches.
Conclusion:
Il y a deux manières de considérer ce problème. 1° Lorsque " mieux comprendre " s'applique à la chose comprise. En ce sens, il est impossible qu'un esprit connaisse une même chose mieux qu'un autre. Si elle était comprise autrement qu'elle n'est, soit en mieux soit en pire, il y aurait erreur, et non compréhension, dit S. Augustin. 2° " Mieux comprendre " s'applique à celui qui comprend. En ce cas, un esprit peut avoir une connaissance plus parfaite d'une même réalité qu'un autre esprit, parce qu'il a une capacité intellectuelle supérieure; de même qu'on voit mieux avec les yeux lorsqu'on a une vue meilleure.
Cette supériorité de l'intelligence tient à deux conditions. C'est d'abord l'intelligence même, qui est plus parfaite. Car, mieux le corps est organisé, plus est élevée l'âme qui lui est attribuée, ce qui se constate clairement chez les êtres d'espèces diverses. La raison en est que l'acte et la forme sont reçus dans la matière selon la capacité de celle-ci. Et puisque, même parmi les hommes, il en est dont le corps est mieux organisé, il leur échoit une âme dont l'intelligence est plus vigoureuse: c'est pourquoi Aristote dit que " ceux dont la chair est délicate ont l'esprit bien doué ". - La seconde condition tient aux facultés inférieures dont l'intelligence a besoin pour agir; ceux dont l'imagination, la cogitative, la mémoire sont meilleures sont aussi les mieux doués sous le rapport de l'intelligence.
Solutions:
1. La
première objection est résolue par ce qu'on vient de dire.
2. De
même pour la deuxième, car la vérité de l'intelligence consiste en ce qu'elle
comprend le réel tel qu'il est.
3. La différence de forme qui provient d'une disposition différente de la matière n'entraîne pas une différence spécifique, mais seulement une diversité numérique. Il y a en effet pour les individus divers des formes diverses, dont la diversité provient de la matière.
Objections:
1. Il
semble que l'intellect connaisse d'abord l'indivisible, car, selon Aristote
" nous arrivons à l'intelligence et à la science par la connaissance des
principes et des éléments ". Or les indivisibles jouent ce rôle par
rapport aux divisibles. Les indivisibles sont donc connus d'abord.
2. Les
éléments d'une définition sont connus avant elle. Car " la définition se
forme d'éléments antérieurs et plus connus", dit Aristote. Or
l'indivisible est mis dans la définition de la ligne: "La ligne, dit Euclide,
est une longueur sans largeur, dont les extrêmes sont deux points. " Et
l'unité est mise dans la définition du nombre: "Le nombre, dit Aristote, est
une multitude mesurée par l'unité. " Notre intelligence connaît donc
d'abord l'indivisible.
3.
" Le semblable est connu par le semblable. " Or l'indivisible
ressemble davantage à l'intelligence que le divisible. Car " l'intellect
est simple", dit Aristote. L'intelligence connaît donc d'abord
l'indivisible.
Cependant:
il est dit au traité De l'Âme que l'indivisible est manifesté à l'intelligence de la même manière que la privation. Or la privation est connue en second lieu. Et donc aussi l'indivisible.
Conclusion:
L'objet de notre intellect, dans la vie présente, est la quiddité de la réalité matérielle qu'il abstrait des images. Étant donné que ce qui est premièrement et directement connu par une faculté de connaissance est son objet propre, nous pouvons considérer dans quel ordre nous connaissons l'indivisible, d'après son rapport à cette quiddité. Or, l'indivisible se prend de trois manières, d'après le traité De l’Âme. 1° À la manière du continu, qui est indivisé en acte, bien qu'il soit divisible en puissance. Et cet indivisible est connu par nous avant sa division, qui est la division en parties. Car la connaissance confuse est, comme on l'a dit. antérieure à la connaissance distincte. - 2° Il y a l'indivisible de l'espèce; par exemple, l'idée de l'homme est quelque chose d'indivisible. Là encore nous connaissons l'indivisible avant la division en parties logiques, comme on l'a dit précédemment; et aussi avant que l'intelligence ne compose ou ne divise, en affirmant ou en niant. La raison en est que l'intelligence connaît ces deux sortes d'indivisible, comme son propre objet. - 3° On appelle indivisible une réalité qui l'est absolument, comme le point et l'unité, qui ne sont divisés ni en acte ni en puissance. Et cet indivisible-là est connu en second lieu, par privation de ce qui est divisible. Le point est ainsi défini d'une manière privative " ce qui n'a pas de parties "; de même l'essence de l'un est qu'il est indivisible, selon Aristote. Et cela, parce qu'un indivisible de cette sorte présente une certaine opposition à la réalité corporelle dont l'intelligence saisit premièrement et directement la quiddité.
Mais si notre intellect accomplissait son acte par une participation des indivisibles séparés, selon la doctrine platonicienne, il s'ensuivrait que ces indivisibles seraient connus d'abord. Car dans cette doctrine, c'est de ces principes premiers que les choses participent d'abord.
Solutions:
1.
Quand on acquiert la science, on ne commence pas toujours par les principes et
les éléments. Parfois nous progressons des effets sensibles à la connaissance
des principes et des causes intelligibles. Mais quand la science est achevée, la
science des effets dépend toujours de la connaissance des principes et des
éléments. Car, selon l'expression d'Aristote au même endroit, " nous
pensons savoir lorsque nous pouvons ramener les effets à leur cause ".
2. On
ne se sert pas du point pour définir une ligne quelconque; il est clair en
effet que dans une ligne infinie, ou même dans une ligne circulaire, il n'y a
de point qu'en puissance. Mais Euclide donne la définition de la ligne droite
finie; et, par suite, il emploie le point à définir la ligne, comme la limite à
définir le limité. - Quant à l'unité, elle est la mesure du nombre, et c'est
pourquoi elle est employée à définir le nombre mesuré. Elle n'est pas mise dans
la définition du divisible; c'est bien plutôt le contraire.
3. La similitude par laquelle nous pensons est l'espèce intelligible de l'objet connu dans le connaissant. Si quelque chose est connu d'abord, ce n'est donc pas en raison d'une ressemblance de nature avec la faculté connaissante, mais à cause du rapport de convenance entre la puissance et son objet; autrement la vue connaîtrait l'ouïe mieux qu'elle ne connaît la couleur.
1. L'intellect connaît-il les singuliers? - 2. Des infinis? - 3. Les êtres contingents? - 4. Les futurs?
Objections:
1. Il
semble que oui, car tout esprit qui connaît un jugement affirmatif par
composition, connaît les termes de la composition. Or notre intelligence
connaît cette composition: "Socrate est homme "; car il lui
appartient de former des propositions. Donc notre intellect connaît ce
singulier qu'est Socrate.
2.
L'intellect pratique dirige l'action. Or les actions concernent des singuliers.
L'intellect connaît donc des singuliers.
3.
Notre intelligence se connaît elle-même. Or elle est une réalité singulière.
Autrement elle n'aurait pas d'action, puisque les actions émanent d'êtres
singuliers. Elle connaît donc le singulier.
4. Tout
ce dont est capable une faculté inférieure, une faculté supérieure le peut. Or
le sens connaît le singulier. À plus forte raison l'intellect.
Cependant:
d'après Aristote, " l'universel est connu par la raison et le singulier par le sens ".
Conclusion:
Notre intelligence ne peut connaître directement et premièrement le singulier dans les réalités matérielles. En voici la raison: ce qui les fait singulières, c'est la matière individuelle; or, notre intelligence connaît en abstrayant l'espèce intelligible de cette matière, comme nous l'avons dit plus haut. Ce qui est connu par cette abstraction, c'est l'universel. Notre intelligence ne connaît donc directement que l'universel.
Mais indirectement, et par une sorte de réflexion, elle peut connaître le singulier. Comme on l'a dit plus haut, même après avoir abstrait les espèces intelligibles, elle ne peut les connaître en acte sans avoir recours aux images; et c'est en ces images qu'elle connaît les espèces intelligibles. Ainsi donc, elle connaît directement l'universel au moyen de l'espèce intelligible, et indirectement les singuliers d'où proviennent les images. Et de cette manière, elle forme cette proposition " Socrate est homme. "
Solutions:
1. On
vient de répondre à la première objection.
2. Le
choix d'un acte particulier à exécuter est comme la conclusion d'un syllogisme
de l'intelligence pratique. Mais d'une proposition universelle on ne peut tirer
directement une conclusion singulière sans employer une proposition singulière
comme mineure. C'est pourquoi le jugement universel de l'intelligence pratique
ne peut porter à l'action sans une donnée de connaissance de la partie sensible,
comme il est dit au traité De l'Âme.
3. Le
singulier ne présente pas d'obstacle à l'intellection en tant que singulier, mais
en tant que matériel, car on ne comprend que sous un mode immatériel. Donc, s'il
existe un singulier immatériel tel que l'intelligence, rien ne s'oppose à ce
qu'il soit intelligible.
4. Une faculté supérieure possède la capacité d'une faculté qui lui est inférieure, mais sous un mode plus élevé. C'est pourquoi la réalité connue par le sens sous un mode matériel et concret (ce qui est connaître directement le singulier), est connue par l'intelligence sous un mode immatériel et abstrait: ce qui est connaître l'universel.
Objections:
1. Cela
paraît possible. Car Dieu surpasse tous les infinis. Or notre intelligence peut
connaître Dieu, on l'a vu précédemment. À plus forte raison peut-elle connaître
tous les autres infinis.
2.
Notre intelligence est apte par nature à connaître les genres et les espèces.
Mais dans certains genres ü y a une infinité d'espèces, comme dans les nombres,
les proportions et les figures. Notre intelligence peut donc connaître des
infinis.
3. Si
l'existence d'un corps dans un lieu n'empêchait pas l'existence d'un autre
corps dans le même lieu, rien n'empêcherait qu'il y eût une infinité dans un
seul lieu. Mais une espèce intelligible ne s'oppose pas à l'existence simultanée
d'une autre espèce dans la même intelligence. Il arrive en effet qu'on possède
la connaissance d'une multitude de choses à l'état habituel. Donc, rien
n'empêche que notre intelligence ne possède de cette manière la science des
infinis.
4.
Puisque notre intelligence n'est pas une faculté matérielle, comme on l'a vu
antérieurement, elle paraît être infinie comme puissance. Or une telle
puissance est capable d'atteindre une infinité d'objets. Notre intelligence
peut donc connaître des infinis.
Cependant:
il est dit dans la Physique d'Aristote que " l'infini, en tant qu'infmi, est inconnu ".
Conclusion:
Toute puissance est proportionnée à son objet. Il faut donc que l'intelligence se trouve dans le même rapport avec l'infini que son objet, la quiddité de la réalité matérielle. Or dans les réalités matérielles, il n'y a pas d'infini en acte, mais seulement un infini en puissance, en tant que l'une succède à l'autre, d'après Aristote. Par conséquent on trouve dans notre intelligence un infini en puissance, en tant qu'elle considère un objet après un autre. Car notre intelligence ne connaît jamais tant de choses qu’elle n'en puisse connaître davantage.
Mais elle ne peut posséder un nombre infini de connaissances, ni en acte ni à l'état habituel. D'abord, en ce qui concerne la connaissance en acte, notre intelligence ne peut connaître de cette manière plusieurs choses ensemble, si ce n'est au moyen d'une seule espèce intelligible. Or l'infini ne peut être représenté par une espèce unique, ou alors ce serait l'infini de totalité et de perfection. L'infini ne peut être connu que si on le prend partie par partie, comme le montre sa définition: "L'infini est ce à quoi on peut toujours ajouter. " Et de la sorte, l'infini ne pourrait être connu en acte que si l'on en dénombrait toutes les parties, ce qui est impossible.
Pour la même raison nous ne pouvons posséder des connaissances en nombre infini à l'état d'habitus. La connaissance habituelle est en effet causée en nous par la connaissance actuelle. Car c'est en faisant acte d'intelligence, dit Aristote, que nous acquérons la science. Nous ne pourrions donc avoir l'habitus d'une infinité de connaissances d'une manière distincte, que si nous avions considéré toute l'infinité des objets, en les dénombrant selon la succession de nos connaissances; ce qui est impossible.
En conclusion, notre intelligence ne peut connaître l'infini, ni en acte ni à l'état d'habitus, mais seulement en puissance, comme on vient de le dire.
Solutions:
1.
Comme on l'a dit précédemment, Dieu est appelé infini comme une forme qui n'est
limitée par aucune matière. Dans les réalités physiques, on parle d'infini en
tant qu'il n'y a pas de limite provenant d'une forme. La forme étant connue de
soi, et la matière sans la forme étant inconnue, il s'ensuit que l'infini
matériel est inconnu de soi. De soi, la forme infinie qu'est Dieu est connue, mais
par rapport à nous elle est inconnue, à cause de la faiblesse de notre
intelligence, qui dans l'état de la vie présente possède une aptitude naturelle
à connaître les réalités matérielles. C'est pourquoi nous ne pouvons
présentement connaître Dieu que par des effets sensibles. Après cette vie, l'incapacité
de notre intelligence sera supprimée par la lumière de gloire, et alors nous
pourrons voir Dieu lui-même dans son essence, sans toutefois le comprendre
parfaitement.
2.
Notre intelligence est apte par nature à connaître les espèces intelligibles en
les abstrayant des images. Et voilà pourquoi ces espèces des nombres et des
figures dont on n'a pas eu d'images ne peuvent être connues ni en acte ni à
l'état d'habitus, si ce n'est peut-être en général et dans les principes
universels; mais c'est là connaître en puissance et d'une manière confuse.
3. Si
deux ou plusieurs corps étaient dans un même lieu, il ne leur serait pas
nécessaire de pénétrer successivement dans ce lieu pour qu'on puisse les
dénombrer d'après l'ordre de leur entrée. Mais les espèces intelligibles
pénètrent l'une après l'autre dans notre intelligence. Il faut donc que les
espèces y soient en nombre déterminé, et non pas infini.
4. De même que notre intellect est infini en puissance, ainsi connaît-il l'infini. En effet, sa capacité est infinie en ce qu’elle n'est pas limitée par une matière corporelle. Or elle connaît l'universel qui est abstrait de la matière individuelle; elle n'est donc pas limitée à la connaissance d'un individu, mais sa capacité naturelle s'étend à des individus en nombre infini.
Objections:
1. Cela
ne paraît pas possible: car, d'après l’Éthique, intelligence, sagesse et
science ont pour objet non le contingent, mais le nécessaire.
2.
Selon Aristote: "Les réalités qui tantôt existent et tantôt n'existent pas,
sont mesurées par le temps. " Or l'intelligence fait abstraction du temps,
comme des autres conditions de la matière. Puisque le propre des réalités
contingentes est tantôt d'être et tantôt de ne pas être, il semble donc que
l'intelligence ne puisse les connaître.
Cependant:
toute science réside dans l'intelligence. Or il y a des sciences qui concernent les choses contingentes, comme les sciences morales, qui ont pour objet les actes humains soumis au libre arbitre; et même les sciences naturelles, en ce qui traite de la génération et de la corruption. L'intelligence peut donc connaître les réalités contingentes.
Conclusion:
On peut considérer les choses contingentes, soit en tant que contingentes, soit en tant qu'elles renferment du nécessaire; car rien n'est contingent à ce point qu'il n'implique quelque nécessité. Par exemple, que Socrate coure, c'est un fait contingent en soi. Mais le rapport de la course au mouvement est nécessaire. Car il est nécessaire que Socrate se meuve, s'il court.
Or toute réalité est contingente en raison de la matière; le contingent est en effet ce qui peut être ou ne pas être, et la puissance appartient à la matière. Quant à la nécessité, elle provient de la forme. Car tout ce qui procède de la forme se trouve par nécessité dans un être. Or la matière est principe d'individuation, tandis que l'on connaît l'idée universelle en abstrayant la forme hors de la matière individuelle. Nous l'avons dit plus haut: l'intelligence a un rapport naturel et direct à l'universel; le sens se rapporte par nature au singulier, bien que l'intelligence atteigne aussi ce dernier indirectement, comme on l'a dit plus hauto. Par suite, les choses contingentes comme telles sont connues directement par le sens, indirectement par l'intelligence. Mais les idées universelles et nécessaires impliquées dans le contingent sont connues par l'intelligence.
Donc, si l'on considère l'universel dans les choses connaissables, toutes les sciences ont pour objet le nécessaire. Mais si l'on considère les réalités elles-mêmes, il y aura des sciences du nécessaire et des sciences du contingent.
Tout cela résout clairement les Objections.
Objections:
1. Cela
paraît vrai, car notre intelligence connaît au moyen des espèces intelligibles
qui abstraient du fait d'être ici et maintenant, et de la sorte se rapportent
indifféremment à n'importe quel temps. Or l'intelligence connaît les choses
présentes. Elle peut donc connaître les choses futures.
2.
Quand l'homme n'a pas l'usage de ses sens, il peut connaître certains
événements futurs; on le voit chez les dormeurs et chez les fous. Or, quand il
n'a pas l'usage des sens, son intelligence est plus active. L'intelligence peut
donc, de soi, connaître les futurs.
3. La
connaissance intellectuelle de l'homme est bien plus pénétrante que la
connaissance d'aucun animal. Mais il est des animaux qui connaissent que
certains événements vont arriver. Par exemple, les corneilles, par des
croassements répétés, annoncent qu'il va bientôt pleuvoir. A plus forte raison
l'intelligence humaine peut-elle connaître les choses futures.
Cependant:
il est écrit dans l'Ecclésiaste (8, 7 Vg): "Elle est grande l'affliction de l'homme, car il ignore le passé, et d'aucun messager il ne peut apprendre l'avenir. "
Conclusion:
Il faut faire la même distinction au sujet de la connaissance des futurs qu'au sujet des choses contingentes. Car les choses à venir, en tant qu'elles ont rapport au temps, sont des singuliers que l'intelligence ne connaît que par réflexion, nous l'avons dit. Mais les idées des choses futures peuvent être universelles et accessibles à l'intelligence; elles peuvent aussi être objet de science.
Toutefois, si nous voulons parler de la connaissance des futurs au sens habituel, ü y aura deux manières de les connaître: en eux-mêmes et dans leurs causes. En eux-mêmes, les futurs ne peuvent être connus que par Dieu; ils sont même présents pour lui tandis qu'ils sont encore à venir par rapport à la succession des événements du monde, en ce sens que son intuition éternelle se porte simultanément sur tout le cours du temps, ainsi qu'on l'a dit en traitant de la science de Dieu. Mais en tant que les futurs sont encore dans leurs causes, ils peuvent être connus même par nous. Et s'ils se trouvent en elles comme en des principes dont ils procèdent nécessairement, on les connaît avec la certitude de la science. Ainsi, l'astronome prévoit l'éclipse qui va se produire. Mais si les futurs sont dans leurs causes comme devant en procéder le plus fréquemment, on les connaît alors par une conjecture plus ou moins assurée, dans la mesure même où les causes sont plus ou moins inclinées à produire leur effet.
Solutions:
1. Cet
argument se rapporte à la connaissance qui naît des raisons universelles des
causes, ce qui permet de connaître les futurs d'après le caractère de la
relation entre effet et cause.
2. Selon S. Augustin, l'âme possède naturellement une certaine puissance de divination, par laquelle elle peut connaître les futurs. C'est pourquoi lorsqu'elle se retire des sens corporels, et se replie pour ainsi dire sur elle-même, elle peut avoir part à la connaissance des choses à venir. - Cette opinion serait admissible, si nous pensions que l'âme a connaissance des réalités par la participation aux idées, comme le font les platoniciens. Alors l'âme connaîtrait naturellement les causes universelles de tous les effets, mais le corps l'en empêche. Aussi, lorsqu'elle se retire des sens corporels, connaît-elle les futurs.
Mais ce mode de
connaître n'est pas conforme à la nature de notre intelligence; ce qui lui
convient plutôt, c'est de connaître à partir des sens. Il n'est donc pas
naturel à l'âme de connaître les futurs quand elle s'éloigne des sens. Cela se
produirait plutôt sous l'influence de causes supérieures, spirituelles ou
corporelles. Des causes spirituelles d'abord; quand, par exemple, par la
puissance divine et le ministère des anges, l'intelligence est éclairée, et les
images disposées de manière à faire connaître les réalités futures; ou encore
lorsque, par l'action des démons, il se produit un mouvement dans l'imagination
pour annoncer à l'avance des événements futurs que ces esprits connaissent, comme
on l'a vu précédemment. Ces impressions produites par des causes spirituelles, l'âme
est plus à même de les recevoir lorsqu'elle est retirée des sens: car elle est
par là même plus proche des esprits, et plus dégagée des troubles extérieurs. -
Ce fait se produit aussi par l'influence de causes supérieures corporelles. Il
est évident que les corps supérieurs exercent une action sur les corps inférieurs.
Étant donné que les facultés sensibles sont les actes des organes corporels, il
s'ensuit que sous l'influence des corps célestes il se produit un certain
changement dans l'imagination. Et du fait que les corps célestes sont cause de
beaucoup d'événements futurs, les indices de certains d'entre eux apparaissent
dans l'imagination. Ces indices sont plutôt perçus la nuit et par les dormeurs,
que le jour et par les gens éveillés. Car, d'après Aristote, " les
impressions transmises de jour se dissipent plus facilement. Mais l'air de la
nuit est moins agité, car les nuits sont plus silencieuses. Et ces impressions
influent sur le corps, à cause du sommeil, parce que les faibles mouvements
intérieurs sont perçus davantage dans le sommeil que dans la veille. Ces
mouvements produisent des images grâce auxquelles on prévoit l'avenir. "
3. Les animaux n'ont pas, au-dessus de l'imagination, une faculté qui ordonne les images comme fait la raison de l'homme; c'est pourquoi l'imagination des animaux est entièrement dépendante de l'influence des corps célestes. Et donc, les mouvements des animaux peuvent faire connaître certains événements à venir, comme la pluie, bien mieux que les mouvements des hommes qui agissent par la délibération de leur raison. Aussi, dit Aristote " certains hommes très dénués de prudence prévoient fort bien l'avenir. Car leur intelligence n'est pas préoccupée par les soucis; mais étant pour ainsi dire déserte et vide, elle subit l'influence de toute cause qui peut la mouvoir ".
1. Se connaît-elle par son essence? - 2. Comment connaît-elle les habitus qui existent en elle? - 3. Comment l'intellect connaît-il son acte propre? - 4. Comment l'intellect connaît-il l'acte de la volonté?
Objections:
1. La
réponse paraît affirmative, car S. Augustin dit que " l'esprit se connaît
par lui-même, parce qu'il est immatériel ".
2.
L'ange et l'âme sont tous deux dans le genre des substances intellectuelles. Or
l'ange se connaît lui-même par son essence. Donc aussi l'âme humaine.
3.
" Dans les réalités qui n'ont pas de matière, l'intelligence et l'objet
connu sont une même chose", dit Aristote. Or l'esprit humain n'a pas de
matière; car, il n'est pas l'acte d'un corps, nous l'avons dit plus haut. Donc
intelligence et objet connu sont identiques dans l'esprit humain. Celui-ci se
connaît donc par son essence.
Cependant:
il est dit au traité De l’Âme que l'intellect se connaît lui-même, comme il connaît les autres choses. Or il ne connaît pas celles-ci par leurs essences, mais par leurs similitudes. Donc il ne se connaît pas par son essence.
Conclusion:
Tout être est connaissable pour autant qu'il existe en acte, et non pour autant qu'il existe en puissance. En effet, quelque chose est de l'être et du vrai, et tombe donc sous la connaissance dans la mesure où il existe en acte. C'est évident pour les réalités sensibles: la vue ne perçoit pas le coloré en puissance, mais le coloré en acte. De même pour l'intellect, en tant qu'il est apte à connaître les réalités matérielles; il ne connaît pas ce qui est en acte. Et voilà pourquoi il ne connaît la matière première que par son rapport à la forme. Quant aux substances immatérielles, c'est dans la mesure où il leur convient par essence d'être en acte qu'elles sont intelligibles par leur essence.
Donc, l'essence de Dieu, qui est un acte pur et parfait, est absolument et parfaitement intelligible en elle-même. C'est pourquoi Dieu connaît par son essence non seulement lui-même, mais encore tous les êtres. - L'essence de l'ange appartient au genre des intelligibles, puisqu'elle est un acte, mais ce n'est pas un acte pur et complet. Aussi son activité intellectuelle ne peut-elle être totalement accomplie par son essence. C'est bien par elle que l'ange se connaît lui-même, mais il ne peut par elle connaître toutes choses, et il connaît les réalités autres que lui à l'aide de similitudes. Quant à l'intellect humain, il n'est dans le genre des intelligibles qu'un être en puissance, comme la matière première dans le genre des réalités sensibles. D'où le nom d'intellect " possible ". Si donc on le considère dans son essence, il ne connaît qu'en puissance. Il possède ainsi par soi-même la capacité de connaître, mais non celle d'être connu, si ce n'est lorsqu'il est en acte. Les platoniciens admettaient aussi un ordre d'êtres intelligibles au-dessus de l'ordre des intelligences; car, pour eux, l'intelligence ne connaît qu'en participant de l'intelligible, et l'être participant est inférieur à l'être participé.
Si l'intellect humain était mis en acte par participation aux formes intelligibles séparées, selon la doctrine des platoniciens, il se connaîtrait lui-même en participant ainsi aux réalités incorporelles. Mais il est connaturel à notre intellect, dans l'état de la vie présente, de regarder les choses matérielles et sensibles, comme on l'a dit précédemment. Par conséquent, notre intellect se connaît lui-même, en tant qu'il est mis en acte par les espèces que la lumière de l'intellect agent abstrait du sensible; et cette lumière est l'acte de ces intelligibles, et, par leur intermédiaire, de l'intellect possible. Ce n'est donc pas par son essence que notre intelligence se connaît, mais par son acte.
Et cela de deux manières. D'abord, sous un mode particulier, lorsque Socrate ou Platon perçoit qu'il possède une âme intellectuelle, du fait qu'il perçoit qu'il comprend. Ensuite, sous un mode universel, lorsque nous considérons la nature de l'esprit humain d'après l'acte d'intelligence. Il est bien vrai que le pouvoir de juger et la valeur de la connaissance par laquelle nous comprenons la nature de l'âme nous vient de ce que la lumière de notre intelligence dérive de la vérité divine, en qui sont contenues les idées de toutes les choses. D'où cette parole de S. Augustin: "Nous contemplons l'incorruptible vérité, par laquelle nous définissons aussi parfaitement que possible non pas ce qu'est l'esprit de chaque individu humain, mais ce qu'il doit être selon les raisons éternelles. " - Il y a cependant une différence entre ces deux modes de connaître. Car, pour avoir une connaissance du premier mode, il suffit de la présence même de l'esprit, qui est le principe de l'acte par lequel l'esprit se perçoit lui-même. Aussi dit-on qu'il se connaît par sa présence. Mais pour avoir la connaissance du second mode, la seule présence ne suffit pas; il y faut encore une recherche active et pénétrante. Par suite, beaucoup ignorent la nature de l'âme, et beaucoup aussi se sont trompés sur sa nature. C'est pourquoi S. Augustin dit d'une telle recherche sur l'esprits: "L'esprit ne cherche pas à se connaître comme s'il était absent, mais il cherche dans sa présence à discerner ce qu'il est", c'est-à-dire à connaître en quoi il diffère des autres réalités, ce qui est connaître sa quiddité et sa naturel.
Solutions:
1.
L'esprit se connaît par lui-même, parce qu'il finit par arriver à la
connaissance de lui-même, bien que ce soit par son acte. C'est l'esprit
lui-même qui est connu, car c'est lui-même qui s'aime, comme dit S. Augustin au
même endroit. Car il est deux manières d'être connu par soi: ou bien parce
qu'on arrive à cette connaissance sans intermédiaire; ainsi dit-on que les
premiers principes sont connus par soi; ou bien parce que la connaissance d'une
chose ne peut être indirecte, par exemple la couleur est visible par soi, tandis
que la substance l'est par accident.
2.
L'essence de l'ange est comme un acte dans le genre des réalités intelligibles;
aussi est-elle à la fois intelligence et objet connu. C'est pourquoi l'ange
saisit son essence par lui-même. Mais ce n'est pas le cas de l'intelligence
humaine, qui ou bien est tout à fait en puissance par rapport aux objets
intelligibles, comme l'intellect possible, ou bien est l'acte des espèces
intelligibles qui sont abstraites des images, comme l'intellect agent.
3. Cette parole du Philosophe est vraie universellement de toute intelligence. Car le sens en acte est identique au sensible, en raison de la ressemblance de l'objet sensible, laquelle est forme du sens en acte; et ainsi l'intelligence en acte est identique au connu en acte, à cause de la ressemblance de la réalité connue, qui est la forme de l'intelligence en acte. Par suite, l'intelligence humaine qui est mise en acte par l'espèce intelligible de la réalité connue, est connue elle aussi au moyen de cette espèce qui lui tient lieu de forme. Dire que " dans les réalités qui n'ont pas de matière, l'intelligence et l'objet connu sont une même chose " revient à dire que " dans les réalités connues en acte, intelligence et objet connu sont identiques "; car un objet est connu en acte par l'intelligence du fait qu'il n'a pas de matière. Mais il faut faire cette distinction; l'essence de certains êtres existe sans matière, telles les substances séparées que nous appelons anges, et dont chacune est à la fois connue et connaissante; mais il y a d'autres êtres dont ce n'est pas l'essence qui existe sans matière, mais seulement la similitude qu'on en abstrait. D'où cette parole du Commentateur sur le livre III du traité De l’âme: Cette affirmation d'Aristote n'est vraie que des substances séparées. Ce qui se vérifie sous un certain mode en ces intelligences ne se vérifie pas dans les autres, nous venons de le dire.
Objections:
1. Il
semble que notre intelligence connaisse les habitus de l'âme par leur essence.
S. Augustin dit en effet: "On ne voit pas la foi dans le coeur qui la
possède, comme on voit l'âme d'un autre homme d'après les mouvements du corps;
c'est une science très certaine qui l'atteint, et la conscience la proclame.
" Et il en va de même pour les autres habitus de l'âme. Ils sont donc
connus non par leurs actes, mais par eux-mêmes.
2. Les
réalités matérielles qui sont hors de l'âme sont connues par la présence de
leurs similitudes dans l'âme. Aussi dit-on qu'elles sont connues par leurs
similitudes. Or les habitus sont présents dans l'âme par leur essence. C'est
donc par leur essence qu'on les connaît.
3. Ce
qui fait qu'une chose est telle l'est lui-même encore davantage. Or les
réalités autres que l'âme sont connues par elle à cause des habitus et des
espèces intelligibles. A plus forte raison ces habitus et ces espèces sont-ils
connus de l'âme par eux-mêmes.
Cependant:
les habitus sont, comme les puissances, .principes des actes. Or, selon le traité De l’âme, " les actes et opérations sont, par définition, antérieurs aux puissances ". Pour la même raison, ils sont donc antérieurs aux habitus. Et ainsi les habitus sont connus par les actes, tout comme les puissances.
Conclusion:
L'habitus est en quelque sorte intermédiaire entre la pure puissance et l'acte pur. Mais nous avons déjà dit r que rien n'est connu sinon dans la mesure où il est en acte. Donc, dans la mesure où l'habitus s'éloigne de l'acte parfait, il lui manque d'être connu par lui-même, et il faut qu'il soit connu par son acte. Ce qui se réalise ou bien lorsqu'un individu perçoit qu'il possède un habitus parce qu'il perçoit qu'il produit l'acte propre de cet habitus; ou bien lorsqu'on recherche la nature et la définition de l'habitus en considérant l'acte. La première connaissance de l'habitus est obtenue par la présence même de l'habitus; car du fait même de sa présence, il cause l'acte, dans lequel il est immédiatement perçu. Le second mode de connaissance s'obtient par une recherche appliquée, comme on l'a dit au sujet de l'esprit dans l'article précédent.
Solutions:
1.
Quoique la foi ne soit pas connue par les mouvements extérieurs du corps, elle
est néanmoins perçue par celui qui la possède dans un acte intérieur du coeur.
Car nul ne peut savoir qu'il a la foi, sinon parce qu'il perçoit qu'il croit.
2. Les
habitus ne sont pas présents à notre intelligence comme ses objets; car l'objet
de notre intelligence dans l'état de la vie présente est la nature de la
réalité matérielle, nous l'avons dit plus haut. Mais ils sont présents en elle
comme des principes par lesquels elle connaît.
3. Le principe: "Ce qui fait qu'une chose est telle, l'est lui-même encore davantage " est vrai si on le comprend de réalités de même ordre, par exemple dans un même genre de cause, si l'on dit que le désir de la santé a pour cause la vie, on en conclut que la vie est plus désirable. Mais ce principe n'est pas vrai s'il s'agit de réalités d'ordres différents. Si l'on dit par exemple que la santé a pour cause la médecine, il ne s'ensuit pas que la médecine soit plus désirable. Car la santé est dans l'ordre des fins, la médecine dans l'ordre des causes efficientes. Donc, si nous considérons deux choses qui soient l'une et l'autre de l'ordre des objets de connaissance, celui grâce auquel l'autre est connu est le mieux connu des deux; ainsi les principes par rapport aux conclusions. Mais l'habitus, comme réalité psychologique, n'est pas de l'ordre des objets de connaissance. Et si quelque chose est connu, l'habitus n'en est pas cause à la manière d'un objet connu, mais comme une qualité ou une forme au moyen de laquelle on connaît. Et par conséquent l'objection ne porte pas.
Objections:
1. Il
semble qu'il ne le connaisse pas. Car ce qui est connu à proprement parler, c'est
l'objet de la faculté connaissante. Mais l'acte diffère de l'objet. Donc
l'intellect ne connaît pas son acte.
2. Tout
ce qui est connu, est connu par un certain acte. Si donc l'intellect connaît
son acte c'est par un acte qu'il le connaît. Et de nouveau, cet acte par un
autre acte. On ira donc à l'infini, ce qui semble impossible.
3.
L'intellect est avec son acte dans le même rapport que le sens avec le sien.
Mais le sens propre ne sent pas son acte, c'est affaire au sens commun, selon
Aristote n. Donc l'intellect non plus ne connaît pas son acte.
Cependant:
" je sais que je sais " dit S. Augustin.
Conclusion:
Nous l'avons déjà dit: toute chose est connue dans la mesure où elle est en acte. Or l'ultime perfection de l'intellect, c'est son opération. Car celle-ci n'est pas une action transitive, qui trouve son achèvement dans la chose exécutée, comme l'édifice achevé est la perfection de l'art de bâtir. Elle demeure dans l'intelligence comme étant la propre perfection et l'acte de celle-ci.
Toutefois, les diverses intelligences procèdent sur ce point de façon différente. Il est une intelligence, l'intelligence divine, qui est identique à son acte de connaître. Et ainsi, connaître qu'il connaît, c'est pour Dieu connaître son essence. Car son essence est la même chose que son acte d'intelligence. - Il est une autre intelligence, celle de l'ange, qui n'est pas identique à son acte de connaître, nous l'avons dit précédemment; toutefois, son premier objet de connaissance, c'est son essence. Par suite, bien qu'on puisse chez l'ange distinguer par la pensée entre la connaissance de son acte et celle de son essence, il connaît néanmoins l'un et l'autre en même temps et d'un seul acte. Car connaître son essence est la perfection propre de cette essence. Or une réalité est connue en même temps que sa perfection, et d'un seul acte. - Il est enfin une espèce d'intelligence, celle de l'homme, qui n'est pas identique à son acte, et dont le premier objet de connaissance n'est pas son essence, mais quelque chose d'extérieur: la nature de la réalité matérielle. Donc, ce qui est connu d'abord par l'intelligence humaine, c'est un objet de ce genre. Secondairement est connu l'acte par lequel on atteint l'objet; et par l'acte est connue l'intelligence elle-même, dont la perfection est le fait même de connaître. C'est pourquoi le Philosophe dit que les objets sont connus avant les actes, et les actes avant les puissances.
Solutions:
1.
L'objet de l'intelligence est un universel: l'être et le vrai, dans lequel est
inclus aussi l'acte de connaître. L'intelligence peut donc connaître son acte.
Mais non pas d'abord; car le premier objet de notre intelligence, dans la vie
présente, ce n'est pas n'importe quel être et quel vrai, mais c'est l'être et
le vrai considéré dans les réalités matérielles, on l'a déjà dit. Et par là, l'intelligence
parvient à la connaissance de toutes les autres réalités.
2.
L'acte de l'intelligence humaine n'est pas l'acte et la perfection de la nature
connue, en sorte qu'on puisse connaître par un seul acte l'essence de la
réalité matérielle et l'acte même de connaître, de même qu'on connaît par un
seul acte une réalité et sa perfection. Autre est donc l'acte par lequel
l'intelligence connaît la pierre, et autre l'acte par lequel elle connaît
qu'elle connaît la pierre, et ainsi de suite. Rien ne s'oppose d'ailleurs à ce
qu'il y ait dans l'intelligence un infini en puissance, on l'a déjà dit.
3. Le sens propre perçoit du fait que l'organe matériel est modifié par l'objet sensible extérieur. Or il est impossible qu'une chose matérielle se modifie elle-même; mais l'une est modifiée par l'autre. Par suite, l'acte du sens propre est perçu par le sens commun. Mais l'intelligence ne connaît pas au moyen d'un organe matériel modifié, et son cas n'est donc pas comparable.
Objections:
1. Il
semble que l'intellect ne connaisse pas l'acte de la volonté. Car l'intellect
ne connaît que ce qui est présent en lui de quelque façon. Or l'acte de volonté
n'est pas dans l'intellect, puisqu'il s'agit de puissances différentes. L'acte
de volonté n'est donc pas connu par l'intellect.
2.
L'espèce de l'acte est déterminée par l'objet. Or l'objet de la volonté diffère
de celui de l'intellect. Donc l'acte de la volonté et l'objet de l'intellect
sont spécifiquement différents, et l'acte de la volonté n'est donc pas connu
par l'intellect.
3. S.
Augustin dit que les sentiments de l'âme ne sont pas connus " par des
images, comme les corps, ni par leur présence, comme les arts; mais par des
connaissances d'un certain genre ". Or semble-t-il, il ne peut y avoir
dans l'âme d'autres connaissances des choses que celle de l'essence de ces
choses, ou de leurs similitudes. Il paraît donc impossible que l'intellect
connaisse ces sentiments de l'âme que sont les actes de la volonté.
Cependant:
S. Augustin écrit au traité De la Trinité: "J'ai conscience que je veux. "
Conclusion:
Comme on l'a dit précédemment, l'acte de volonté n'est rien d'autre qu'une inclination consécutive à la forme connue par l'intellect, de même que l'appétit naturel est consécutif à la forme naturelle. Or l'inclination de toute réalité est sous un mode naturel dans les choses; l'inclination qu'est l'appétit sensible est sous un mode sensible dans les êtres dotés de sens; et pareillement, l'inclination intellectuelle, qui est l'acte de la volonté, est sous un mode intelligible dans l'être intelligent, comme dans son principe et sujet propre. C'est pourquoi Aristote emploie cette expression: "La volonté est dans la raison. " Or ce qui est sous un mode intelligible dans un être intelligent doit en conséquence être connu par lui. L'acte de volonté est donc connu par l'intelligence en tant qu'on se perçoit en train de vouloir, et en tant qu'on connaît la nature de cet acte, et par suite la nature de son principe, habitus ou puissance.
Solutions:
1. Cet argument serait valable si la volonté et l'intellect étaient non seulement des puissances diverses mais encore avaient un sujet différent; en ce cas, ce qui serait dans la volonté ne serait pas dans l'intellect.
Mais puisque
l'une et l'autre ont leur racine dans la seule substance de l'âme, et que l'une
est en quelque sorte principe de l'autre, il s'ensuit que ce qui est dans la
volonté est d'une certaine façon dans l'intellect.
2. Le
bien et le vrai, objets de la volonté et de l'intellect, se distinguent
rationnellement, et cependant chacun d'eux est contenu dans l'extension de
l'autre comme nous l'avons dit précédemment; car le vrai est un certain bien, et
le bien un certain vrai. C'est pourquoi ce qui concerne la volonté est
accessible à l'intelligence, et ce qui concerne l'intellect accessible à la
volonté.
3. Les sentiments de l'âme ne sont pas dans l'intellect par leurs similitudes comme les corps; ni par leur présence dans leur sujet, comme les arts; mais comme le dérivé est dans le principe qui contient la notion du dérivé. Voilà pourquoi S. Augustin dit que les sentiments de l'âme sont dans la mémoire par des connaissances d'un certain genre.
1. L'âme humaine peut-elle, dans l'état de la vie présente, connaître par elles-mêmes les substances immatérielles que nous appelons anges? - 2. Peut-elle arriver à les connaître par la connaissance des réalités matérielles? - 3. Dieu est-il notre premier objet de connaissance?
Objections:
1. Cela
paraît possible. S. Augustin dit en effet: "De même que l'esprit recueille
la connaissance des réalités corporelles au moyen des sens, ainsi connaît-il
des réalités incorporelles par lui-même. " Or ce sont là des substances
immatérielles. L'esprit connaît donc les substances immatérielles.
2. Le
semblable est connu par le semblable. Or l'esprit humain ressemble plus aux
réalités immatérielles qu'aux matérielles, l'esprit étant immatériel lui-même, comme
on l'a montré précédemment. Donc, puisque notre esprit connaît les choses qui
ont une matière, il connaît à plus forte raison celles qui n'en ont pas.
3. Si
les réalités les plus sensibles par nature ne nous donnent pas les sensations
les plus intenses, c'est parce que leur intensité détruit le sens. Mais
l'intensité des objets intelligibles ne détruit pas l'intelligence, comme il
est dit au traité De l’âme. Donc les objets le plus parfaitement
intelligibles par nature le sont aussi par rapport à nous. Or, les réalités
matérielles ne sont intelligibles que si nous les rendons intelligibles en acte
par l'abstraction; il est évident que les substances le plus intelligibles de
soi sont celles qui, par nature, sont immatérielles. Elles sont donc connues
par nous bien davantage que les réalités matérielles.
4. Le
Commentateur dit que si les substances séparées ne pouvaient être connues de
nous, la nature aurait travaillé inutilement; car elle aurait fait qu'une chose
naturellement intelligible ne serait pas connue de quelque intellect. Or la
nature ne fait rien inutilement ou en vain. Les substances immatérielles sont donc
accessibles à notre intelligence.
5. Le
rapport qui unit le sens et le sensible se retrouve entre l'intellect et
l'intelligible. Or, par la vue, nous pouvons voir tous les corps, les corps
célestes incorruptibles, et les corps inférieurs corruptibles. Donc notre
intellect peut comprendre toutes les substances intelligibles, même celles qui
sont supérieures à l'âme, et immatérielles.
Cependant:
il est écrit au livre de la Sagesse (9, 16): "Qui pénétrera ce qui est dans les cieux? " Or on dit que ces substances spirituelles sont dans les cieux, selon le texte de S. Matthieu (18, 10): "Leurs anges dans les cieux, etc. " Les substances immatérielles ne peuvent donc être connues par le moyen d'une recherche humaine.
Conclusion:
Selon la doctrine de Platon, non seulement les substances immatérielles sont connues de nous, mais encore elles sont le premier objet de notre connaissance. Pour lui, en effet, les formes immatérielles subsistantes, qu'il appelle " idées", sont les objets propres de notre intelligence, et par suite sont connues par nous premièrement et directement. L'âme arrive cependant à la connaissance des choses matérielles, pour autant que l'imagination et le sens se mêlent à l'intellect. C'est pourquoi plus l'intellect en est purifié, mieux il perçoit la vérité des réalités immatérielles.
Mais, selon la doctrine d'Aristote, plus conforme à notre expérience, notre intellect possède dans son état actuel un rapport naturel avec les natures des réalités matérielles; aussi ne connaît-il rien sans avoir recours aux images comme nos exposés l'ont montré e. Quant aux substances immatérielles qui ne tombent pas premièrement et directement sous le sens et l'imagination, selon la connaissance expérimentale que nous avons, il est évident que l'intellect ne peut les atteindre.
Pour Averroès, cependant, l'homme peut parvenir finalement, dès cette vie, à connaître les substances séparées, parce que nous sommes en continuité, en union avec une substance séparée qu'il nomme " intellect agent ". Celui-ci, parce qu'il est une substance séparée, connaît naturellement les autres substances séparées. Quand l'union entre lui et nous sera si parfaite que nous pourrons par lui connaître en perfection, nous atteindrons nous aussi les substances séparées, de même que nous connaissons les réalités matérielles par l'intellect possible qui nous est uni. - Voici comment il conçoit l'union de l'intellect agent avec nous: c'est un fait que nous connaissons au moyen de l'intellect agent et des objets intelligibles contemplés, comme on le voit à notre connaissance des conclusions par le moyen de principes d'abord connus; il est donc nécessaire que l'intellect agent soit avec les objets connus dans le rapport d'une cause principale avec ses instruments, ou de la forme avec la matière. Selon ces deux modes, on attribue une certaine action aux deux principes: à la cause principale et à l'instrument, comme l'action de couper à l'artisan et à la scie; à la forme et au sujet matériel, comme l'action de chauffer, à la chaleur et au feu. Mais dans les deux modes, l'intellect agent est par rapport aux objets connus comme une perfection par rapport au sujet perfectible, comme l'acte par rapport à la puissance. Or la perfection et son effet sont reçus simultanément dans un sujet; par exemple, dans la pupille, la lumière et l'objet visible en acte. Donc la lumière de l'intellect agent et les objets intelligibles sont reçus simultanément dans l'intellect possible. Et plus nous recevons de ces intelligibles, plus nous approchons de l'union parfaite avec l'intellect agent. Ainsi, quand nous connaîtrons tous les intelligibles, l'union sera parfaite et par l'intellect agent nous pourrons connaître toutes les réalités matérielles et immatérielles. Et c'est en cela qu'Averroès met la félicité ultime de l'homme. - Peu importe, dans la question qui nous occupe, que, dans cet état de félicité, ce soit l'intellect possible qui connaisse les substances séparées, par l'effet de l'intellect agent, selon l'opinion d'Averroès; ou bien selon l'opinion qu'il prête à Alexandre d'Aphrodise, que l'intellect possible ne connaissant jamais ces substances en raison de sa nature corruptible, ce soit l'homme qui les connaisse au moyen de l'intellect agent.
Mais cette
position ne tient pas. 1. Si l'intellect agent est une substance séparée, il
est. impossible que nous connaissions formellement par elle. Car un principe
actif agit formellement par sa forme et son acte; tout principe actif agit en
tant qu'il est en acte. On a dit la même chose en traitant de l'intellect
possible.
2. Si
l'intellect agent était une substance séparée, il ne nous serait pas uni par sa
substance, mais seulement par sa lumière, en tant que celle-ci est participée
par les intelligences spéculatives, mais non sous le rapport des autres
opérations de l'intellect agent, ce qui nous donnerait le pouvoir de connaître
les substances immatérielles. Ainsi, quand nous voyons les couleurs illuminées
par le soleil, ce n'est pas la substance de cet astre qui nous est unie, de
telle sorte que nous puissions accomplir ses opérations; c'est seulement sa
lumière qui s'unit à nous, pour permettre de voir les couleurs.
3. Même
si la substance de l'intellect agent nous était unie selon le mode décrit
ci-dessus, ces philosophes n'admettent pas que cet intellect nous soit parfaitement
uni pour un ou deux intelligibles, mais pour tous les objets intelligibles
considérés. Mais la multitude de ces objets dépasse la capacité de l'intellect
agent; car la connaissance des substances séparées est bien supérieure à la
connaissance de tous les êtres matériels. Il est donc évident que même si tous
ces êtres matériels étaient connus, l'intellect agent ne nous serait pas uni de
telle sorte qu'il nous donnât le pouvoir de connaître les substances séparées.
4. Il
n'est guère possible qu'un homme connaisse en ce monde tous les êtres
matériels. Alors, personne n'arriverait au bonheur, ou ce ne serait que le
petit nombre. Mais cela va contre l'opinion d’Aristote qui dit dans l’Éthique:
"Le bonheur est un bien commun à tous ceux qui sont doués pour la vertu.
" De plus, il est contraire à la raison que la fin d'une espèce ne soit
atteinte que par un petit nombre des individus qui appartiennent à cette
espèce.
5. Le
Philosophe dit expressément que " le bonheur est l'activité conforme à la
vertu parfaite ". Et après avoir énuméré de nombreuses vertus, il conclut
que le bonheur achevé, qui consiste à connaître les objets intelligibles les
plus élevés, procède de la vertu de sagesse, dont il avait fait la première des
sciences spéculatives. Il est donc évident que pour Aristote le bonheur parfait
consiste dans la connaissance des substances séparées telle qu'on peut
l'obtenir par les sciences spéculatives et non par une relation de continuité
avec l'intellect agent, telle que certains philosophes l'ont imaginée.
6. On a démontré précédemment que l'intellect agent n'est pas une substance séparée, mais une faculté de l'âme qui est puissance active par rapport aux objets pour lesquels l'intellect possible est puissance réceptrice. Car, d'après Aristote, l'intellect possible est " un principe qui permet à l'âme de devenir toutes choses", et l'intellect agent est " un principe qui lui permet de les faire toutes ". L'une et l'autre faculté n'ont pour objet, dans la vie présente, que les réalités matérielles; l'intellect agent en fait des objets intelligibles en acte, et ils sont reçus dans l'intellect possible. Donc, dans la vie présente, nous ne pouvons connaître en elles-mêmes les substances séparées, ni par l'intellect possible ni par l'intellect agent.
Solutions:
1. On
peut conclure de ce texte de S. Augustin que la connaissance des réalités
incorporelles est accessible à notre esprit par la connaissance qu'il a de
lui-même. C'est si vrai que, d'après les philosophes, la science de l'âme est
un point de départ pour la connaissance des substances séparées. Car, du fait
qu'elle se connaît elle-même, notre âme parvient à une certaine connaissance
des substances incorporelles, comme il lui arrive d'en posséder. Cela ne fait
pas qu'elle les connaisse d'une manière absolue et parfaite en se connaissant
elle-même.
2. Une
similitude de nature n'est pas une raison suffisante pour connaître. Autrement
il faudrait dire avec Empédocle que l'âme est de la nature de toutes les choses,
pour les connaître toutes. Mais il est requis que la ressemblance de la réalité
connue se trouve dans le sujet connaissant à la manière d'une forme. Or
l'intellect possible, dans la vie présente, est apte à recevoir les similitudes
des réalités matérielles par abstraction des images. C'est pourquoi il connaît
davantage les réalités sensibles que les substances immatérielles.
3. Il
faut qu'il y ait proportion entre l'objet et la puissance connaissante, par
exemple celle d'actif à passif, de perfection à perfectible. Donc, si les
objets sensibles trop intenses ne sont pas perçus par le sens, ce n'est pas
seulement parce qu'ils lèsent les organes, mais parce qu'ils ne sont pas
proportionnés aux puissances sensibles. De même les substances immatérielles ne
sont pas proportionnées à notre intellect dans la vie présente, de sorte
qu'elles ne peuvent être connues par lui.
4.
Cette opinion du Commentateur est fausse de bien des manières. 1. Du fait que
les substances séparées ne sont pas connues par nous, il ne s'ensuit pas
qu'elles soient inaccessibles à toute intelligence; en effet elles se
connaissent elles-mêmes, et se connaissent les unes les autres. - 2. Les
substances séparées n'ont pas pour fin d'être connues par nous. On dit qu'une
chose existe en vain, inutilement, lorsqu'elle n'atteint pas sa propre fin. On
ne pourrait donc pas conclure que les substances immatérielles existent en vain,
même si nous ne les connaissons en aucune façon.
5. Le sens connaît tous les corps, supérieurs ou inférieurs, de la même manière, c'est-à-dire par une modification organique due à l'objet sensible. Or, les substances matérielles que notre intelligence connaît par abstraction ne sont pas connues de la même manière que les substances immatérielles; on ne peut en effet connaître celles-ci par abstraction, puisqu'elles n'ont pas d'images.
Objections:
1. Cela
parait possible. Selon Denys " l'esprit humain ne peut être élevé à la
contemplation immatérielle des hiérarchies célestes qu'en se servant d'un
intermédiaire matériel ". Il reste donc que nous pouvons être conduits par
les réalités sensibles à la connaissance des substances spirituelles.
2. La
science se trouve dans l'intellect. Or il y a des sciences et des définitions
concernant les substances immatérielles. Ainsi, le Damascène définit l'ange, et
l'on donne certains renseignements sur les anges dans les traités de théologie
et de philosophie. Nous pouvons donc connaître les substances immatérielles.
3.
L'âme humaine appartient au genre des substances immatérielles. Or nous pouvons
connaître notre âme, au moyen de l'acte par lequel elle connaît les choses
sensibles. De même pouvons-nous connaître les autres substances immatérielles
par leurs effets dans les réalités matérielles.
4. La
seule cause qui ne puisse être connue par ses effets est celle qui est
infiniment distante de ces effets. Or cela n'appartient qu'à Dieu. Donc les
autres substances immatérielles peuvent être connues par nous au moyen des
choses sensibles.
Cependant:
selon Denys, " on ne peut comprendre ni l'intelligible par le sensible, ni le simple par le composé, ni l'incorporel par le corporel ".
Conclusion:
Au dire d'Averroès, il y eut un philosophe du nom d'Avempace, pensant qu'il nous était possible, selon les vrais principes de la philosophie, d'arriver à connaître les substances spirituelles par la connaissance des substances matérielles. Notre intelligence étant capable par nature d'abstraire de la matière l'essence de la réalité matérielle, on pourra, s'il demeure quelque matérialité en cette essence, procéder à une nouvelle abstraction. Et comme on ne peut le faire indéfiniment, on arrivera à une essence qui sera absolument sans matière. Et c'est en quoi consiste la connaissance de la substance immatérielle.
Ce raisonnement serait valable si les substances immatérielles étaient les formes des réalités sensibles, selon la doctrine platonicienne. Mais si ce n'est pas vrai, et s'il est admis que les substances immatérielles sont absolument autre chose que les essences des réalités sensibles, notre intelligence pourra abstraire aussi parfaitement que ce soit ces essences de la matière sans atteindre jamais quelque chose de semblable à une substance immatérielle. Nous ne pouvons donc connaître parfaitement ces substances spirituelles au moyen des substances sensibles.
Solutions:
1. Nous
pouvons nous élever par les réalités matérielles à une certaine connaissance
des réalités immatérielles, mais non à une connaissance parfaite. Car il n'y a
pas un rapport suffisant entre les deux ordres de réalités; les analogies qu'on
peut prendre des choses matérielles pour comprendre les êtres immatériels sont
fort lointaines, d'après Denys.
2.
Lorsque, dans les sciences, on traite des réalités supérieures, c'est surtout
par voie de négation. Ainsi Aristote décrit-il les corps célestes en leur
déniant les propriétés des corps inférieurs. A plus forte raison ne
connaissons-nous pas les substances spirituelles en saisissant leur essence.
Mais les doctrines qu'on expose à leur sujet dans les sciences spéculatives
sont obtenues par une méthode négative, ou par quelque rapport qu'elles
soutiennent avec les choses matérielles.
3.
L'âme humaine se connaît elle-même par son acte d'intelligence, qui est son
acte propre, et révèle parfaitement sa capacité et sa nature. Mais elle ne peut,
ni par ce moyen m par les autres données d'origine matérielle parvenir à une
connaissance de ce genre pour les substances spirituelles. Car ces divers
moyens sont inadéquats à ce que sont ces dernières.
4. Les substances immatérielles créées n'appartiennent pas au même genre réel que les substances matérielles, parce que puissance et matière ne s'y trouvent pas au même titre; cependant elles appartiennent au même genre logique, car elles sont aussi dans le prédicament " substance", puisque leur essence est distincte de leur être. Mais Dieu n'a en commun avec les réalités matérielles ni genre réel, ni genre logique, car il n'est en aucune façon, dans un genre, nous l'avons déjà dit. On peut donc, au moyen des similitudes des réalités matérielles, connaître quelque chose de positif sur les anges, sous le rapport du genre qui est commun, mais non sous le rapport de l'espèce; sur Dieu, ce n'est pas du tout possible.
Objections:
1. Il
semble que Dieu soit ce qui est connu d'abord par l'esprit humain. En effet, ce
en quoi tout le reste est connu, et au moyen de quoi nous en jugeons, est notre
premier objet de connaissance; comme la lumière pour l'oeil, comme les premiers
principes pour l'intelligence. Or, c'est dans la lumière de la vérité première
que nous connaissons toutes choses, et que nous en jugeons, dit S. Augustin.
Dieu est donc pour nous le premier objet de connaissance.
2.
" Ce qui fait qu'une chose est telle l'est lui-même encore davantage.
" Or Dieu est la cause de toutes nos connaissances. Il est en effet "
la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde", selon S. Jean
(1, 9.) Dieu est donc pour nous le premier et le plus haut objet de
connaissance.
3. Ce
qui est connu premièrement dans une image, c'est le modèle sur lequel l'image
est formée. Or notre esprit est à l'image de Dieu. Donc ce qui est connu
d'abord dans notre esprit, c'est Dieu.
Cependant:
" Dieu, personne ne l'a jamais vu", dit S. Jean (1, 18).
Conclusion:
Puisque l'intelligence humaine ne peut, dans la vie présente, connaître les substances immatérielles créées, on vient de le voir, elle pourra bien moins encore connaître l'essence de la substance incréée. Il faut donc affirmer absolument que Dieu n'est pas pour nous le premier objet connu, mais bien plutôt que nous parvenons à le connaître au moyen des créatures, selon S. Paul (Rm 1, 20): "Les perfections invisibles de Dieu sont rendues visibles à l'intelligence au moyen de ses oeuvres. " Mais ce qui est connu premièrement par nous, dans la vie présente, c'est l'essence de la réalité matérielle, qui est l'objet de notre intelligence, comme nous l'avons affirmé bien des fois.
Solutions:
1. Nous
connaissons et jugeons toutes choses à la lumière de la vérité première, pour
autant que la lumière même de notre intelligence, possédée par nature et par
grâce, n'est rien d'autre qu'un reflet de cette vérité première, comme nous
l'avons dit antérieurement. Or la lumière de notre intelligence n'est pas pour
elle un objet, mais un moyen de connaissance. Donc, Dieu est bien moins encore
pour notre intelligence le premier objet connu.
2. Ce
principe ne s'applique, comme on l'a dit, qu'à des réalités du même ordre. Or
Dieu est cause de tout ce qui est connu, non comme premier objet de
connaissance, mais comme cause première de toute faculté connaissante.
3. S'il y avait en notre âme une image parfaite de Dieu, de même que le Fils est l'image parfaite du Père, notre esprit connaîtrait Dieu immédiatement. Mais cette image est imparfaite. Donc le raisonnement ne vaut pas.
1. L'âme séparée du corps peut-elle faire acte d'intelligence? - 2. Connaît-elle les substances séparées? - 3. Connaît-elle toutes les réalités naturelles? - 4. Connaît-elle les singuliers? - 5. Les habitus de science acquis en cette vie demeurent-ils dans l'âme séparée? - 6. Peut-elle user de l'habitus de science acquis ici-bas? - 7. La distance dans l'espace empêche-t-elle la connaissance chez l'âme séparée? - 8. Les âmes séparées connaissent-elles ce qui se passe ici-bas?
Objections:
1. Il
semble que l'âme séparée ne puisse absolument rien connaître. Aristote dit en
effet: "L'activité intellectuelle disparaît quand disparaissent certains
organes internes. " Mais tout ce qui est dans l'homme disparaît à la mort.
Donc aussi l'activité de l'intelligence.
2.
L'âme humaine est empêchée de comprendre quand le sens est paralysé, et quand
l'imagination est troublée. Or, par la mort, le sens et l'imagination sont
totalement détruits comme on l'a dit. Après la mort, l'âme ne fait donc plus
acte d'intelligence.
3. Si
l'âme séparée comprend, il faut que ce soit par des espèces intelligibles. Mais
ce n'est pas par.des espèces innées; car, à l'origine, elle est " comme
une tablette où rien n'est écrit ". Ni par des espèces qu'elle pourrait
alors abstraire des choses; car elle n'a plus les organes du sens et de
l'imagination, qui servent d'intermédiaire, pour abstraire les espèces
intelligibles. Pas davantage par des espèces jadis abstraites et conservées en
elle; car alors l'âme de l'enfant ne connaîtrait rien après la mort. Ce n'est
pas enfin par des espèces intelligibles que Dieu lui imposerait alors; ce ne
serait plus la connaissance naturelle dont nous parlons ici, mais un don de la
grâce. Donc l'âme séparée du corps ne connaît rien.
Cependant:
comme dit Aristote, " s'il n'y a pas d'opération propre à l'âme, celle-ci ne peut exister séparée ". Or elle en vient à exister ainsi. Elle a donc une opération qui lui est propre, et surtout l'acte d'intelligence. L'âme peut donc faire acte d'intelligence lorsqu'elle existe sans le corps.
Conclusion:
Ce qui fait la difficulté de cette question, c'est que, tant que l'âme est unie au corps, elle ne peut faire acte d'intelligence sans avoir recours aux images, comme le montre l'expérience. Si cela ne tient pas à la nature de l'âme, mais lui convient par accident du fait qu'elle est liée au corps, selon l'opinion platonicienne, le problème est facile à résoudre. Car, une fois ôté l'obstacle du corps, l'âme retournerait à sa nature pour connaître ce qui est intelligible de soi, sans recours aux images, comme le font les autres substances spirituelles. Mais dans cette hypothèse, l'âme ne serait pas unie au corps à son propre avantage, puisqu'elle connaîtrait moins bien, unie au corps que séparée de lui. Cela serait seulement à l'avantage du corps, ce qui est contraire à la raison, puisque la matière est faite pour la forme, et non inversement. Mais si nous admettons qu'il est naturel à l'âme de connaître en ayant recours aux images, puisque sa nature ne change pas après la mort du corps, il semble que l'âme ne puisse plus rien connaître naturellement puisqu'elle n'a plus à sa disposition d'images auxquelles elle puisse avoir recours.
Pour supprimer cette difficulté, considérons ceci: Puisque rien n’opère sinon dans la mesure où il est en acte, le mode d'agir de toute réalité est une conséquence de son mode d'être. Or l'âme a un mode d'être différent quand elle est unie au corps, et quand elle en a été séparée, bien que sa nature demeure identique; non pas que son union au corps lui soit accidentelle, car il est de sa nature d'être unie à son corps. De même la nature d'un corps léger n'est pas modifiée, lorsqu'il est dans son lieu propre qui lui est naturel, ou lorsqu'il est hors de ce lieu, ce qui est étranger à sa nature. Il convient donc à l'âme humaine, selon le mode d'être qu’elle possède quand elle est unie au corps, de connaître en ayant recours aux images des corps qui sont dans des organes corporels. Mais quand elle aura été séparée du corps, il lui conviendra de connaître en se tournant vers ce qui est intelligible de soi, comme cela convient -aux autres substances séparées. Aussi le mode de connaître par recours aux images est naturel à l'âme, tout comme d'être unie à un corps; mais être séparée du corps est en dehors de sa nature; de même que comprendre sans avoir recours aux images. Et c'est pourquoi elle est unie à un corps: pour exister et pour agir conformément à sa nature.
Mais il y a là une nouvelle difficulté. Puisque la nature est toujours ordonnée au meilleur, et puisqu'il est meilleur de connaître en se tournant vers ce qui est de soi intelligible qu'en ayant recours aux images, Dieu devait établir la nature de l'âme de telle sorte que le plus noble des modes de connaître lui fût naturel, et qu'elle n'eût pas besoin pour cela d'être unie à un corps.
Il faut donc considérer ceci. Bien que connaître par recours aux intelligibles soit plus noble absolument que connaître par recours aux images, cependant ce premier mode, tel qu'il eût été possible à l'âme, eût été moins parfait pour elle. Ce qui se démontre ainsi. Dans toutes les substances intellectuelles, la faculté de connaître provient d'un influx de la lumière divine. Cette lumière est parfaitement une et simple dans le premier principe; et dans la mesure où les créatures intellectuelles sont éloignées du premier principe, dans cette mesure même cette lumière se divise et se diversifie, comme c'est le cas pour les lignes qui sortent d'un point central. En conséquence, Dieu, par sa seule essence, connaît toutes choses; les plus élevées des substances intellectuelles, tout en connaissant au moyen de plusieurs formes n'emploient cependant que des formes en plus petit nombre, plus universelles, et d'une plus grande puissance pour comprendre les choses, en raison de l'efficacité de la vertu intellectuelle qui est en elles. Mais dans les moins élevées de ces substances, il y a des formes plus nombreuses, moins universelles, et moins efficaces pour comprendre le réel, parce que n'atteignant pas à la puissance intellectuelle des êtres supérieurs. Donc, si les substances inférieures possédaient des formes de la même universalité que les substances supérieures en possèdent, ces formes, n'ayant pas autant de puissance intellectuelle, ne leur donneraient pas une connaissance parfaite des choses, mais seulement une connaissance générale et confuse. C'est ce qui se voit en quelque façon chez les hommes: ceux qui ont l'intelligence plus faible ne pénètrent parfaitement les conceptions universelles des intelligences plus vigoureuses que si on les leur explique en détail. Or il est évident que, parmi les substances intellectuelles, les âmes humaines sont, dans l'ordre de nature, au degré le plus bas. La perfection de l'univers l'exigeait, afin qu'il y eût divers degrés dans les réalités. Donc, si les âmes humaines avaient reçu de Dieu une telle structure qu'elles eussent connu à la manière qui convient aux substances séparées, elles n'auraient pas une connaissance parfaite, mais confuse et générale. Donc, pour qu'elles puissent avoir une connaissance parfaite et directe des réalités, leur structure naturelle les rend aptes à s'unir à un corps, et de la sorte elles reçoivent des choses sensibles elles-mêmes une connaissance propre de ces choses à la manière dont les hommes simples ne peuvent être instruits que par des exemples concrets.
Il est donc évident que c'est pour son plus grand bien que l'âme est unie à un corps et qu'elle comprend par recours aux images. Elle peut cependant être séparée du corps, et posséder un autre mode d'activité intellectuelles.
Solutions:
1. Si
l'on examine avec soin le texte du Philosophe, on voit qu'il dépend d'une
hypothèse faite auparavant: penser serait u mouvement du composé humain, comme
sentir. Il n'avait pas encore montré la différence entre l'intelligence et le
sens. On peut dire aussi qu'Aristote parle de ce mode de connaître qui implique
un recours aux images. C'est encore de là que procède la deuxième objection.
3. L'âme séparée ne connaît pas au moyen d'espèces innées, ni au moyen d'espèces qu'elle abstrait alors; ni seulement au moyen d'espèces conservées dans la mémoire, ainsi que l'établit l'objection. Mais c'est par des espèces provenant d'un influx de la lumière divine; l'âme y a part, comme les autres substances séparées, quoique sous un mode moins élevé. Aussi, dès qu'elle cesse d'être en relation avec le corps, elle entre en relation avec les réalités supérieures. Il ne s'ensuit pas que cette connaissance ne soit pas naturelle; car Dieu est non seulement l'auteur de l'influx de la lumière de grâce, mais aussi de la lumière naturelle.
Objections:
1. Il
semble qu'elle ne puisse pas les connaître. Car l'âme est plus parfaite quand
elle est unie au corps que lorsqu'elle en est séparée, puisqu'elle est par
essence une partie de la nature humaine. Or une partie est toujours plus
parfaite dans son tout. Mais on a dit que l'âme unie au corps ne connaissait
pas les substances séparées. A plus forte raison lorsqu'elle est séparée du
corps.
2. Tout
ce qui est connu, est connu par sa présence, ou par une espèce. Or les
substances séparées ne peuvent être connues de l'âme par leur présence, car
Dieu seul pénètre dans l'âme. Ce n'est pas non plus par des espèces que l'âme
pourrait abstraire de l'ange, car l'ange est plus simple que l'âme. Donc l'âme
ne peut en aucune façon connaître les substances séparées.
3. Pour
certains philosophes, c'est dans la connaissance des substances séparées que
consiste la félicité ultime de l'homme. Donc, si l'âme séparée peut connaître
de telles substances, c'est par le seul fait de la séparation qu'elle obtiendra
la félicité. Ce qui est inadmissible.
Cependant:
les âmes séparées connaissent les autres âmes séparées. Ainsi le riche mis en enfer a vu Lazare et Abraham (Lc 16, 23). Les âmes séparées voient donc aussi et les démons et les anges.
Conclusion:
D'après S. Augustin. " notre esprit obtient par lui-même la connaissance des réalités incorporelles", c'est-à-dire en se connaissant lui-même, comme on l'a dit plus haut. Donc, du fait que l'âme séparée se connaît elle-même, nous pouvons déduire de quelle manière elle connaît les autres substances séparées. On a dit que, tant que l'âme est unie au corps, elle connaît par recours aux images. Et c'est pourquoi elle ne peut se connaître elle-même que lorsqu'elle fait acte d'intelligence au moyen d'une espèce abstraite des images; c'est en effet par son acte qu'elle se connaît elle-même, comme nous l'avons dit. Mais lorsqu'elle sera séparée du corps, elle connaîtra non par recours aux images, mais en se tournant vers les objets qui sont de soi intelligibles; par conséquent, elle se connaîtra elle-même par elle-même.
Or, il convient communément à toute substance séparée " de connaître les réalités qui lui sont soit supérieures soit inférieures, selon le mode de sa propre substance "; car une chose est connue à la manière dont elle existe dans le sujet connaissant; tout être existe dans un autre selon le mode de cet être où il est. Le mode d'exister de l'âme séparée est inférieur à celui de l'ange, mais semblable à celui des autres âmes séparées. C'est pourquoi elle a une connaissance parfaite de ces âmes, mais elle n'a des anges qu'une connaissance imparfaite et inadéquate, si l'on parle de la connaissance naturelle de l'âme séparée. Quant à la connaissance de gloire, c'est d'un autre ordre.
Solutions:
1.
L’âme séparée est dans un état moins parfait si l’on considère la nature qui
l’apparente à la nature du corps. Cependant, elle est en quelque sorte plus
libre pour connaître, en tant que l’alourdissement et les préoccupations
causées par le corps empêchent la pureté de l’acte intellectuel.
2.
L’âme séparée connaît les anges par des similitudes d’origine divine, qui
cependant n’arrivent pas à les représenter parfaitement, parce que la nature de
l’âme est inférieure à celle de l’ange.
3. Ce n’est pas dans la connaissance des substances immatérielles quelconques que consiste la félicité ultime de l’homme, mais dans la connaissance de Dieu seul, qui ne peut être vu que par grâce. Cependant, connaître la autres substances séparées procure une grande félicité, même si ce n’est pas la plus haute, pourvu toutefois qu’elles soient connues parfaitement. Mais l’âme séparée ne les connaît pas parfaitement de connaissance naturelle, on vient de le dire.
Objections:
1. Il
semble bien; car dans les substances séparées se trouvent les idées de toues
ces réalités, et les âmes séparées connaissent ces substances.
2.
Celui qui connaît un objet intelligible plus élevé, peut à plus forte raison en
connaître un qui l’est moins. Or l’âme séparée connaît les substances
immatérielles qui sont les objets de la plus parfaite intelligibilité. À plus
forte raison connaît-elle les réalités matérielles qui sont moins
intelligibles.
Cependant:
3.
L’intelligence naturelle des démons est plus vigoureuse que celle de l’âme
séparée. Mais les démons ne connaissent pas toutes les choses naturelles; ils
apprennent beaucoup par une longue expérience, selon Isidore de Séville. Donc
les âmes séparées non plus ne connaissent pas toutes les choses naturelles.
4. Si l’âme, aussitôt qu’elle est séparée, connaissait toutes les choses naturelles, il serait inutile pour les hommes de chercher à acquérir la science. Ce qui n’est pas admissible. L’âme séparée ne connaît donc pas toutes les choses naturelles.
Conclusion:
L’âme séparée connaît, nous l’avons dit, au moyen d’espèces qu’elle reçoit par un influx de lumière, comme les anges. Mais puisque la nature de l’âme est inférieure à celle de l’ange, pour qui ce mode de connaître est naturel, l’âme séparée ne reçoit pas au moyen de ces espèces une connaissance parfaite des choses, mais une sorte de connaissance générale et confuse. Or les anges ont cette parfaite connaissance parce que tout ce que Dieu fait dans les natures réelles, il le fait dans l’intelligence angélique, dit S. Augustin. Aussi, les âmes séparées n’ont-elles pas de toutes les choses naturelles une connaissance propre et certaine, mais générale et confuse.
Solutions:
1.
L’ange non plus ne connaît pas toutes les choses naturelles par son essence; il
les connaît au moyen d’espèces. Il ne s’ensuit donc pas que l’âme connaisse
toutes ces choses parce qu’elle connaît les substances séparées.
2.
L’âme séparée ne connaît pas à la perfection les substances séparées; il en va
de même pour les choses naturelles; mais elle les connaît d’une manière confuse,
comme on vient de le dire.
3. S.
Isidore parle ici des événements futures que ni anges, ni démons, ni âmes
séparées ne connaissent, sauf dans leurs causes, ou par révélation divine.
Tandis que nous parlons de la connaissance de la nature.
4. La connaissance qu’on acquiert en ce monde par l’étude est une connaissance propre et parfaite. La connaissance de l’au-delà est confuse. Il ne s’ensuit donc par que l’application à l’étude soit vaine.
Objections:
1. Il
semble que non car, nous l’avons montré, il ne demeure pas dans l’âme séparée
d’autre puissance de connaître que l’intelligence. Mais l’intelligence ne
connaît pas les singuliers, on l’a dit plus haut. Et donc l’âme séparée non
plus.
2. La
connaissance est plus déterminée quand on connaît une chose en sa singularité
que lorsqu’on en a une idée universelle. Or l’âme séparée n’a pas une
connaissance déterminée touchant les espèces des réalités naturelles. À plus
forte raison n'en a-t-elle pas de leur singularité.
3. Si
elle connaissait les singuliers autrement que par le sens, elle devrait au même
titre connaître tous les singuliers. Or elle ne les connaît pas tous. Elle n'en
connaît donc aucun.
Cependant:
le mauvais riche mis en enfer disait: "J'ai cinq frères " (Lc 16, 28).
Conclusion:
Les âmes séparées connaissent certains singuliers, mais non pas tous, même parmi ceux qui sont actuellement existants. Pour le prouver, il faut considérer que l'intelligence a deux modes de connaître. L'un, par abstraction des images, et alors les singuliers ne peuvent être connus directement par l'intelligence, mais indirectement, on l'a dit précédemment. L'autre mode de connaître résulte d'un influx d'espèces intelligibles par Dieu, et de cette façon l'intelligence peut connaître les singuliers. Car Dieu lui-même, en tant qu'il est cause des principes universels et individuels, connaît par son essence tout universel et tout singulier, nous l'avons montré; de même, les substances séparées, au moyen des espèces qui sont des similitudes participées de cette essence divine, peuvent connaître les singuliers.
Il y a cependant une différence entre les anges et les âmes séparées, car la connaissance des anges au moyen de ces espèces est propre et parfaite; celle des âmes est confuse. Aussi les anges, en raison de la vigueur de leur intelligence, peuvent-ils avoir par ces espèces une connaissance spécifique non seulement des natures, mais encore des singuliers contenus sous ces espèces universelles. Quant aux âmes séparées, elles ne peuvent connaître par ces espèces que les singuliers avec lesquels elles ont un certain rapport; soit par une connaissance antérieure, soit par quelque sentiment, soit par une relation naturelle, soit par une disposition divine. Car tout ce qui est reçu dans un sujet, est déterminé en lui selon son mode d'être.
Solutions:
1. Par
la voie de l'abstraction, l'intelligence ne connaît pas les singuliers. Ainsi, ce
n'est pas de cette manière que l'âme séparée connaît, mais de la manière qu'on
vient de dire.
2. La
connaissance de l'âme séparée est ordonnée aux espèces et aux individus de ces
réalités avec lesquelles on a un rapport précis, on vient de le dire.
3. L'âme séparée n'est pas ordonnée également à tous les singuliers, mais avec certains elle a un rapport qu'elle n'a pas avec d'autres. Il n'y a donc pas un égal motif à ce qu'elle connaisse tous les singuliers.
Objections:
1. Il
semble que non, car l'Apôtre affirme (1 Co 13, 8): "la science sera
détruite. "
2.
Certains hommes moins bons possèdent la science, tandis que d'autres meilleurs
en sont privés. Si l'habitus de science demeurait dans l'âme même après la mort,
il s'ensuivrait que des êtres moins bons seraient dans la vie future supérieurs
à des êtres meilleurs. Ce qui paraît inadmissible.
3. Les
âmes séparées posséderont la science par un influx de lumière divine. Donc, si
la science acquise en ce monde demeurait dans l'âme séparée, il y aurait deux
formes d'une même espèce en un même sujet. Ce qui est impossible.
4. Le
Philosophe affirme: "L'habitus est une qualité qui change difficilement, mais
il arrive que la maladie ou quelque autre cause semblable détruise la science.
" Mais le plus grand changement dans notre vie est le changement par la
mort. Il semble donc que l'habitus de science soit détruit par la mort.
Cependant:
S. Jérôme écrit dans une lettre à Paulin de Nole: "Apprenons sur la terre ce que nous garderons dans le ciel. "
Conclusion:
Selon certains philosophes, l'habitus de science n'est pas dans l'intelligence même, mais dans les facultés sensibles: imagination, cogitative, mémoire; et les espèces intelligibles ne sont pas conservées dans l'intellect possible. Si cette théorie était vraie, il s'en suivrait que, le corps détruit, l'habitus de la science acquis en cette vie serait détruit totalement.
Mais la science est dans l'intelligence, qui est " le lieu des idées", comme il est dit au traité De l’âme; il faut donc que l'habitus de la science acquis en cette vie soit en partie dans les facultés sensibles énumérées ci-dessus, et en partie dans l'intelligence même. On peut le constater dans les actes mêmes par lesquels on acquiert l'habitus de science; car " les habitus sont du même ordre que les actes qui servent à les acquérir", selon l'Éthique. Or ces actes de l'intelligence se réalisent par un recours aux images qui sont dans les facultés sensibles. Aussi, par de tels actes, l'intellect possible acquiert une aptitude à réfléchir au moyen des espèces intelligibles reçues, et, de leur côté, les facultés sensibles acquièrent une certaine souplesse qui permet à l'intelligence de recourir plus aisément à elles pour la spéculation intellectuelle. Mais puisque 1"acte d'intelligence est à titre premier et formellement dans l'intellect lui-même, tandis qu'il est matériellement et par mode de disposition dans les puissances inférieures, il faut en dire autant de l'habitus.
Donc, la partie de l'habitus de science qui se trouve dans les facultés inférieures ne subsistera pas dans l'âme séparée; mais ce qui est dans l'intelligence elle-même subsistera nécessairement. En effet, comme dit Aristote, une forme est détruite de deux manières: ou bien essentiellement, lorsqu'elle est détruite par son contraire, comme le chaud par le froid; ou bien par accident, parce que son sujet est détruit. Or, il est clair que la science qui est dans l'intelligence humaine ne peut disparaître par corruption du sujet; car, nous l'avons montré'. l'intelligence est incorruptible. Pareillement, les espèces ou intentions intelligibles qui sont dans l'intellect possible ne peuvent être détruites par leur contraire; car rien ne leur est contraire, surtout en ce qui concerne la simple appréhension de la quiddité. Toutefois, lorsqu'il s'agit d'une opération par laquelle l'intelligence compose et divise, ou même raisonne, on peut trouver de la contrariété dans l'intelligence, en tant que le faux, dans le jugement ou le raisonnement, est le contraire du vrai. Et de cette façon, il arrive parfois que la science soit détruite par son contraire, lorsqu'on est détourné par un faux raisonnement de la science de la vérité. C'est pourquoi le Philosophe donne deux modes selon lesquels la science est détruite - l'oubli pour la mémoire, et la méprise dans le cas d'un raisonnement faux. Mais cela n'a pas lieu dans l'âme séparée. Il faut donc dire que l'habitus de science, pour autant qu'il est dans l'intelligence, subsiste dans l'âme séparée.
Solutions:
1.
L'Apôtre ne parle pas en cet endroit de la science comme habitus, mais comme
acte de connaissance. Aussi pour prouver cela, il poursuit: "Maintenant je
connais en partie... "
2. De
même qu'un homme moins bon pourra être de plus grande stature qu'un homme
meilleur, ainsi rien n'empêche que le moins bon ait dans la vie future un
habitus de science que le meilleur n'aura pas. Mais cela n'a presque aucune
importance, en comparaison des autres prérogatives qui seront accordées aux
meilleurs.
3. Les
deux sciences ne sont pas du même ordre. Aussi cela n'entraîne-t-il aucune
impossibilité.
4. Cet argument procède de la destruction de la science selon ce qui vient des facultés sensibles.
Objections:
1. Il
semble que l'acte de la science acquise ici-bas ne subsiste pas dans l'âme
séparée. En effet, Aristote dit que " lorsque le corps est détruit, l'âme
n'a plus ni souvenir ni amour ". Or, considérer des connaissances
antérieures, c'est évoquer des souvenirs. L'âme ne peut donc faire usage de la
science qu'elle a acquise ici-bas.
2. Les
espèces intelligibles ne seront pas plus efficaces dans l'âme séparée qu'elles
ne le sont dans l'âme unie au corps. Or, par les espèces intelligibles nous ne
pouvons pas comprendre maintenant sans nous tourner vers les images, on l'a vu
précédemment. Donc l'âme séparée ne le pourra pas non plus. Et ainsi elle ne
pourra connaître en aucune façon par les espèces intelligibles acquises
ici-bas.
3.
Selon Aristote, " les habitus reproduisent des actes semblables à ceux par
lesquels ils sont acquis ". Or l'habitus de science s'acquiert ici-bas par
un acte d'intelligence qui a recours aux images. Il ne peut donc reproduire
d'autres actes. Mais ces actes ne sont pas au pouvoir de l'âme séparée. Donc
l'âme séparée ne pourra exercer aucun acte d'une science acquise ici-bas.
Cependant:
il est dit dans S. Luc (16, 25), au riche mis en enfer: "Souviens-toi que tu as reçu tes biens pendant ta vie. "
Conclusion:
Dans un acte il faut considérer deux choses: son espèce et son mode. L'espèce de l'acte se définit par l'objet vers lequel l'acte de la faculté connaissante est dirigé au moyen de l'espèce, qui est une ressemblance de l'objet. Mais le mode de l'acte s'apprécie d'après la capacité de l'agent. Par exemple, si quelqu'un voit une pierre, cela tient à l'espèce sensible de la pierre, qui est dans l'oeil; mais qu'il ait une vue pénétrante, cela tient à la puissance visuelle de l'oeil. - Donc, puisque les espèces intelligibles demeurent dans l'âme séparée, alors que l'état de cette âme n'est pas le même que son état ici-bas, l'âme séparée peut connaître, au moyen des espèces intelligibles acquises ici-bas, les choses qu'elle a connues antérieurement; non pas cependant de la même manière, c'est-à-dire par un recours aux images, mais sous un mode qui convient à une âme séparée. Et de la sorte, l'acte de la science acquise ici-bas demeure dans l'âme séparée, mais non sous le même mode.
Solutions:
1. Le
Philosophe parle de la réminiscence selon laquelle la mémoire appartient à la
partie sensible, et non pas selon qu'elle se trouve d'une certaine manière dans
l'intelligence, nous l'avons dit.
2. La
diversité du mode de connaître ne provient pas d'une efficacité différente des
espèces intelligibles, mais de l'état différent de l'âme qui connaît.
3. Les actes par lesquels on acquiert un habitus sont semblables aux actes produits par l'habitus quant à l'espèce de l'acte, mais non quant au mode de l'action. En effet, accomplir des actions justes, mais sans justice, c'est-à-dire sans plaisir, produit l'habitus de justice générale qui nous fait agir avec plaisir.
Objections:
1. Il
semble que oui, car S. Augustin nous dit: "Les âmes des morts sont dans un
lieu où elles ne peuvent savoir ce qui se passe ici-bas. " Or elles savent
ce qui se passe près d'elles. La distance dans l'espace empêche donc la
connaissance de l'âme séparée.
2. S.
Augustin écrit: "Les démons, en raison de la rapidité de leurs mouvements
nous révèlent des choses inconnues. " Mais l'agilité n'y ferait rien si la
distance locale n'était pas un empêchement à la connaissance du démon. A plus
forte raison empêche-t-elle celle de l'âme séparée, qui par nature est
inférieure au démon.
3. On
est distant dans le lieu comme on l'est dans le temps. Mais la distance dans le
temps empêche la connaissance chez l'âme séparée, car elle ne connaît pas les
événements futurs. Il semble donc que la distance dans l'espace empêche aussi
la connaissance chez l'âme séparée.
Cependant:
il est écrit en S. Luc (16, 23) que le riche " lorsqu'il fut dans les supplices, levant les yeux, vit de loin Abraham ". La distance dans l'espace n'empêche donc pas la connaissance chez l'âme séparée.
Conclusion:
Certains auteurs ont affirmé que l'âme séparée connaît les singuliers par abstraction des données sensibles. Si c'était vrai, on pourrait dire que la distance spatiale est un obstacle à la connaissance chez l'âme séparée. Il faudrait en effet ou bien que les choses sensibles agissent sur l'âme séparée, ou bien l'âme séparée sur les choses sensibles. Dans les deux cas, une distance déterminée serait requise. - Mais une telle supposition est impossible. En effet, on abstrait les espèces intelligibles des choses sensibles au moyen des sens et des autres facultés sensibles, qui ne demeurent pas en acte dans l'âme séparée. Celle-ci connaît les singuliers par des espèces qui proviennent d'un influx de la lumière divine, lumière qui a le même rapport avec ce qui est près et ce qui est loin. Donc la distance dans l'espace n'empêche en aucune façon la connaissance chez l'âme séparée.
Solutions:
1. S.
Augustin ne dit pas que c'est en raison de la localisation des âmes des morts
qu'elles ne peuvent voir ce qui se passe ici-bas, en sorte que la distance dans
l'espace paraîtrait la cause de leur ignorance. Mais cela peut arriver pour un
autre motif, comme on va le dire bientôt.
2. S.
Augustin s'exprime en cet endroit selon l'opinion de ceux qui admettaient que
les démons sont par nature unis à des corps. A ce compte, ils peuvent aussi
avoir des puissances sensibles, qui exigent pour connaître une distance
déterminée. S. Augustin revient expressément sur cette opinion dans le même
ouvrage, bien qu'il paraisse plutôt la citer que la professer, comme on peut le
voir à ce qu'il écrit au livre XXI de la Cité de Dieu.
3. Les êtres futurs, qui sont éloignés dans le temps, ne sont pas des êtres en acte. Ils ne sont donc pas connaissables en eux-mêmes. Car dans la mesure où une chose manque de réalité, elle manque de capacité à être connue. Mais les choses qui sont distantes dans l'espace sont des êtres en acte, et donc sont connaissables en eux-mêmes. De ce fait la distance dans l'espace et la distance dans le temps ne sont pas comparables.
Objections:
1. Il
semble bien, car si les âmes séparées ne savaient pas ce qui se passe ici-bas, elles
n'en auraient pas souci. Or elles s'en préoccupent, comme le montre ce passage
de S. Luc (16, 28): "J'ai cinq frères. Que Lazare les avertisse, afin
qu'ils ne viennent pas eux aussi dans ce lieu de supplice. " Les âmes
séparées connaissent donc ce qui se passe ici-bas.
2. Il
arrive fréquemment que les morts apparaissent aux vivants, soit pendant le
sommeil soit pendant la veille, et les avertissent au sujet des événements
terrestres. Ainsi Samuel apparut à Saül (1 S 28, 11). Ce serait impossible
s'ils ne savaient pas ce qui se passe ici-bas. Donc ils le savent.
3. Les
âmes séparées savent ce qui arrive chez elles. Si donc elles ne connaissaient
pas ce qui arrive chez nous, c'est que la distance spatiale les empêcherait de
connaître; or, on vient de le nier.
Cependant:
il est dit dans Job (14, 2 1): "Que ses enfants soient honorés ou méprisés, l'homme, n'en saura rien. "
Conclusion:
Si l'on parle de la connaissance naturelle, dont il s'agit maintenant, les âmes des morts ne savent pas ce qui se passe ici-bas. On peut en trouver la raison dans ce qui a été dit e: l'âme séparée connaît les singuliers pour autant qu'elle a un certain rapport avec eux, soit à cause d'une trace laissée par une connaissance ou une affection de la vie antérieure, soit à cause d'une disposition divine. Or les âmes des morts, d'après le plan divin, et d'après leur manière d'exister, sont séparées de la société des vivants, et agrégées à la société des substances spirituelles, qui sont sans corps. C'est pourquoi elles ignorent ce qui se fait parmi nous. S. Grégoire en donne cette raison: "Les morts ne savent pas comment est organisée la vie de ceux qui vivent dans la chair après eux; car la vie de l'esprit est bien différente de la vie de la chair; et de même que les êtres corporels et les êtres incorporels diffèrent par le genre, ainsi se distinguent-ils par la connaissance. " Et S. Augustin semble exprimer la même idée quand il écrit: "Les âmes des morts ne sont pas présentes aux événements des vivants. "
Mais si l'on parle des âmes des bienheureux, il semble que S. Grégoire et S. Augustin diffèrent d'opinion. Car S. Grégoire ajoute: "Il ne faut pas cependant penser la même chose au sujet des âmes saintes, car pour celles qui voient en elles-mêmes la clarté du Dieu tout-puissant, il ne faut pas croire du tout qu'il puisse y avoir en dehors d'elles quelque chose qu'elles ignorent. " - Tandis que S. Augustin dit expressément dans l'ouvrage cité: "Les morts, même saints, ne savent pas ce que font les vivants, et leurs enfants. " Passage qui se retrouve dans la glose sur ce texte d'Isaïe (63, 16): "Abraham nous ignore. " Et S. Augustin confirme son dire par ce fait que sa mère ne le visitait pas, ni ne le consolait dans ses tristesses comme elle le faisait quand elle vivait; et il n'est pas probable qu'une vie plus heureuse l'ait rendue plus insensible; et par ce fait encore que le Seigneur avait promis au roi Josias qu'il mourrait avant de voir les malheurs qui devaient arriver à son peuple (2 R 22, 20). - Mais
S. Augustin hésite; aussi avait-il écrit précédemment: "Que chacun prenne ce que je dis, comme il voudra. " Tandis que S. Grégoire est affirmatif; on le voit à l'expression: "Il ne faut pas croire du tout... "
Il semble plutôt cependant, selon la pensée de S. Grégoire, que les âmes des saints qui voient Dieu connaissent tous les événements actuels d'ici-bas. Elles sont en effet égales aux anges, de qui S. Augustin affirme qu'ils n'ignorent pas ce qui arrive chez les vivants. Mais, parce que les âmes des saints sont en union très parfaite avec la justice divine, elles ne s'attristent pas, ni ne se mêlent des affaires des vivants, sauf lorsqu'une disposition de cette justice l'exige.
Solutions:
1. Les âmes des morts peuvent avoir souci des affaires des vivants, même si elles ignorent leur état; de même avons-nous le souci des morts, en offrant pour eux des suffrages, quoique leur état nous soit inconnu. - Elles peuvent aussi connaître les actions des vivants, non par elles-mêmes, mais soit par les âmes qui, d'ici-bas, arrivent près d'elles, soit par les anges ou les démons; soit encore " par une révélation de l'Esprit de Dieu", comme dit
S. Augustin dans
le même ouvrage.
2. Que
les morts apparaissent aux vivants de façon ou d'autre, cela peut arriver par
une permission spéciale de Dieu s'il veut que les âmes des morts interviennent
dans les affaires des vivants; et cela doit être compté parmi les miracles
divins. Ou bien ces apparitions se font par l'opération des anges bons ou
mauvais, même à l'insu des morts; de même que des vivants apparaissent sans le
savoir à d'autres vivants dans leur sommeil, comme dit S. Augustin dans
l'ouvrage cité i. Donc, on peut dire au sujet de Samuel qu'il est apparu par
une révélation divine selon ce passage de l'Ecclésiastique (46, 20): "Samuel
s'endormit dans la mort, et annonça au roi sa fin. " On peut dire aussi
que cette apparition fut procurée par les démons, au cas où l'on n'admettrait
pas l'autorité de l'Ecclésiastique, parce que ce livre ne se trouve pas parmi
les Écritures canoniques chez les hébreux.
3. Cette ignorance ne provient pas de la distance dans l'espace, mais de la cause qui a été donnée dans la Réponse.
LES ORIGINES DE L'HOMME
Nous examinerons quatre points: 1° ce qui concerne la production elle-même de l'homme.(Q. 90-92); 2° la cause finale de cette production (Q. 93); 3° l'état et la condition du premier homme (Q. 94-101); 4° le lieu où l'homme fut placé (Q. 102). En ce qui concerne la production, nous envisagerons: 1° celle de l'âme (Q. 90); 2° celle du corps de l'homme (Q. 91); 3° celle de la femme (Q. 92).
1. L'âme humaine est-elle une réalité produite par Dieu, ou bien est-elle de la substance même de Dieu? - 2. Étant admis qu’elle est un effet de Dieu, a-t-elle été produite par création? - 3. A-t-elle été faite par l'intermédiaire des anges? - 4. A-t-elle été faite avant le corps?
Objections:
1. Il
semble que l'âme n'ait pas été " faite", mais qu’elle soit de la
substance de Dieu. En effet, il est dit dans la Genèse (2, 7): "Dieu modela
l'homme avec le limon de la terre, il insuffla dans ses narines une haleine de
vie, et l'homme devint un être vivant. " Mais celui qui insuffle envoie
quelque chose de lui-même. Donc l'âme, par laquelle l'homme est vivant, est
quelque chose de la substance de Dieu.
2.
Comme on l'a établi plus haut, l'âme est une forme simple. Mais la forme est
acte. Donc l'âme est acte pur, ce qui appartient à Dieu seul. Donc l'âme est de
la substance de Dieu.
3.
Toutes les choses qui sont, et qui ne sont aucunement différentes, sont
identiques. Mais Dieu et l'âme spirituelle sont, et ne sont aucunement
différents, car il faudrait qu'ils aient des différences pour qu'on puisse les
distinguer, et alors ils seraient composés. Donc Dieu et l'âme spirituelle sont
identiques.
Cependant:
S. Augustin énumère certaines opinions dont il dit qu'" elles sont grandement et ouvertement perverses et opposées à la foi catholique "; or, la première de ces opinions est celle suivant laquelle " Dieu n'a pas fait l'âme à partir de rien, mais de lui-même ".
Conclusion:
Dire que l'âme est de la substance de Dieu n'a manifestement pas la moindre vraisemblance. Car il ressort clairement de ce qui a été dite que l'âme humaine est à certains moments intelligente en puissance, qu'elle acquiert d'une certaine façon sa science à partir des choses, et qu'elle a diverses puissances. Or tout cela est étranger à la nature de Dieu, qui est acte pur, qui ne reçoit rien des autres et ne porte en lui aucune diversité; cela aussi on l'a prouvé.
Cette erreur semble avoir son point de départ dans deux thèses soutenues par les anciens. Les premiers qui commencèrent à étudier les natures des choses ne purent dépasser l'imagination et soutinrent que rien n'existait en dehors des corps e; aussi, disaient-ils que Dieu est un certain corps, dont ils estimaient qu'il était le- principe des autres corps. Et comme ils soutenaient que l'âme fait partie de ce corps dont elle est pour eux le principe, ainsi que le dit Aristote, il s'ensuivait logiquement que l'âme était de la substance de Dieu. C'est à partir de cette conception aussi que les manichéens, pensant que Dieu était une lumière corporelle, soutinrent que l'âme était une partie de cette lumière, attachée au corps.
Dans une deuxième étape, certains parvinrent à saisir qu'il existait quelque chose d'incorporel, mais qui toutefois n'était pas séparé du corps, et qui était la forme du corps. C'est ainsi que Varron dit que Dieu est " l'âme qui gouverne le monde par son mouvement et sa raison", comme le rapporte S. Augustin. Et ainsi certains soutinrent que l'âme de l'homme était une partie de cette âme totale, à la façon dont l'homme est une partie du tout qu'est le monde; ils ne parvenaient pas à distinguer par leur intelligence les degrés des substances spirituelles autrement que sur le modèle de la distinction des corps.
Mais, comme on l'a établi plus haut, tout cela est impossible; aussi est-ce une erreur manifeste de penser que l'âme est de la substance de Dieu.
Solutions:
1.
" Insuffler " n'est pas à comprendre de façon corporelle. Pour Dieu, inspirer
est la même chose que produire un " esprit ". D'ailleurs ce que
l'homme émet quand il souffle, ce n'est pas quelque chose de sa substance, mais
quelque chose d'une nature étrangère.
2.
L'âme est bien une forme simple, si on la considère dans son essence; elle
n'est pourtant pas son acte d'être, elle est un être (ens) par
participation; cela ressort de ce qui a été dit plus haut et c'est pourquoi
elle n'est pas acte pur comme Dieu.
3. Ce qui est " différent " au sens propre de ce mot, est différent en vertu de quelque chose; aussi ne cherche-t-on de différence que pour des êtres entre lesquels il y a quelque chose de commun. Et c'est pourquoi il faut que les êtres " différents " soient de quelque façon des êtres composés, puisqu'ils diffèrent en quelque chose et convergent en quelque chose. Mais en prenant les termes avec cette rigueur, on peut dire avec Aristote que si tout être différent est divers, tout être divers n'est pas différent, car les êtres simples sont divers par eux-mêmes et ne diffèrent pas entre eux par des différences qui entreraient dans leur composition. Ainsi l'homme et l'âne sont différents en vertu des différences: "rationnel " et " non rationnel", mais pour ces différences elles-mêmes il ne faut pas dire qu'elles soient en outre différentes en vertu d'autres différences.
Objections:
1. Il
semble que l'âme n'ait pas été produite dans l'être par création. Car ce qui a
en soi quelque chose de matériel est fait à partir d'une matière. Mais l'âme a
en soi quelque chose de matériel, puisqu'elle n'est pas acte pur. Donc l'âme a
été faite à partir d'une matière, et ainsi elle n'a pas été créée.
2. Tout
acte d'une matière quelconque est " éduit", semble-t-il, de la
puissance de la matière; en effet, étant donné que la matière est en puissance
à l'acte, tout acte préexiste en puissance dans la matière. Mais l'âme est
l'acte d'une matière corporelle, comme il apparaît dans sa définition. Par
conséquent l'âme est " éduite " de la puissance de la matière.
3.
L'âme est une forme. Par conséquent si l'âme est produite par création, il
devra en être de même pour toutes les autres formes, et ainsi aucune forme ne
passera à l'être par voie de génération, ce qui ne cadre pas avec les faits.
Cependant:
il est dit dans la Genèse (1, 27): "Dieu créa l'homme à son image. " Or, c'est par son âme que l'homme est à l'image de Dieu. Par conséquent c'est bien par création que l'âme est passée à l'être.
Conclusion:
L'âme raisonnable ne peut être produite que par création, ce qui n'est pas vrai pour les autres formes. La raison en est que le devenir est le chemin vers l'être et que par suite le devenir doit s'attribuer à quelque chose dans les mêmes conditions que " être ". Or on ne dit en toute propriété de termes qu'une chose " est " que si elle-même possède l'acte d'être, et subsiste ainsi dans son être. Aussi les substances seules peuvent-elles être appelées des êtres en toute vérité et propriété de termes. L'accident, lui, ne possède pas l'acte d'être, mais par lui quelque chose existe et c'est à ce titre qu'il est appelé de l'être (ens): ainsi la blancheur est-elle appelée de l'être parce qu'elle fait que quelque chose est blanc. Et c'est pourquoi il est dit, au livre VII des Métaphysiques, que " l'accident est dit plutôt " d'un être " que " un être ". La même considération s'applique à toutes les formes non subsistantes, et c'est pourquoi devenir ne s'attribue en propriété de termes à aucune forme non subsistante; si l'on dit qu'elles sont produites, c'est du fait que les composés subsistants sont produits.
Mais l'âme rationnelle, elle, est une forme subsistante, on l'a établi plus haut. Aussi peut-on lui attribuer en propriété de termes d'exister et de devenir. Et comme elle ne peut devenir ni à partir d'une matière corporelle préalable, car alors elle serait de nature corporelle, ni à partir d'une matière spirituelle, car alors les substances spirituelles pourraient se transmuer les unes dans les autres, il faut dire nécessairement qu'elle n'est produite que par création.
Solutions:
1. Ce
qui est dans l'âme comme l'élément matériel est l'essence elle-même, qui est
simple; l'élément formel en elle est l'existence dont elle participe; or
celle-ci est nécessairement posée en même temps que l'essence de l'âme, car
l'existence suit à la forme en vertu d'une connexion immédiate. D'ailleurs le
raisonnement serait le même si l'on admettait, comme certains, que l'âme est
composée d'une matière spirituelle. Car cette matière n'est pas en puissance à
une autre forme, pas plus que la matière du corps céleste, sinon l'âme serait
corruptible. Et ainsi, d'aucune façon, l'âme ne peut être faite à partir d'une
matière préalable.
2. Le
fait, pour un acte, d'être tiré de la puissance de la matière n'est rien
d'autre que le phénomène selon lequel une chose devient en acte ce qu'elle
était d'abord en puissance. Mais puisque l'âme raisonnable n'a pas un être
dépendant de la matière corporelle, mais un être subsistant et qui transcende
la capacité de la matière corporelle, comme on l'a dit plus haut, elle n'est
pas " éduite " de la puissance de la matière.
3. La condition de l'âme raisonnable n'est pas semblable à celle des autres formes, on vient de le dire.
Objections:
1. Il
existe un ordre plus parfait dans les réalités spirituelles que dans les
corporelles. Or, comme dit Denys, les corps inférieurs sont produits par les
corps supérieurs. Donc, les esprits inférieurs que sont les âmes raisonnables
sont produits par les esprits supérieurs, c'est-à-dire par les anges.
2. La
fin des choses correspond à leur principe. En effet, Dieu est à la fois
principe et fin des choses. Par conséquent la manière dont les choses sortent
de leur principe correspond, elle aussi, à la manière dont elles sont ramenées
à leur fin. Or, dit Denys, " les êtres les plus bas sont ramenés par les
premiers ". Donc les êtres les plus bas sont amenés à l'existence par les
premiers, c'est-à-dire les âmes par les anges.
3.
" Est parfait ce qui peut faire un semblable à soi", dit Aristote.
Mais les substances spirituelles sont bien plus parfaites que les corporelles.
Puisque les corps produisent des êtres qui leur sont semblables selon l'espèce,
à bien plus forte raison les anges pourront-ils faire quelque chose qui leur
est inférieur selon la nature spécifique et qui est l'âme raisonnable.
Cependant:
il est dit dans la Genèse (2, 7) que Dieu lui-même " insuffla dans les narines de l'homme une haleine de vie ".
Conclusion:
Certains ont soutenu que les anges causent les âmes raisonnables en agissant par la vertu de Dieu. Mais cela est tout à fait impossible et incompatible avec la foi. On a montré, en effet, que l'âme raisonnable ne peut être produite que par création. Or Dieu seul peut créer, car il appartient exclusivement à l'agent premier d'agir sans rien de présupposé, puisque l'agent second présuppose toujours quelque chose de fourni par l'agent premier, on l'a vu antérieurement q. Mais faire quelque chose à partir d'un élément présupposé, c'est agir par transmutation. Et c'est pourquoi tout autre agent agit par transmutation; Dieu seul agit par création. Et puisque l'âme rationnelle n'est pas produite par transmutation d'une matière, elle ne peut être produite que par Dieu, sans intermédiaire.
Solutions:
Cela donne la réponse aux Objections. Car, si les corps causent des êtres qui leur sont semblables ou inférieurs, et si les êtres supérieurs ramènent les inférieurs à leur fin, cela se fait toujours par une certaine transmutation.
Objections:
1.
Comme on l'a vu plus haut l'oeuvre de création a précédé l'oeuvre de
distinction et d'ornementation. Mais c'est par création que l'âme a été
produite dans l'être, on l'a également établi précédemment, tandis que le corps
a été fait au terme de la phase d'ornementation. Donc, l'âme de l'homme a été
produite avant son corps.
2.
L'âme raisonnable a plus de points communs avec les anges qu'avec les animaux
dénués de raison. Mais les anges ont été créés avant les corps ou dès l'origine,
en même temps que la matière corporelle, tandis que le corps de l'homme fut
formé le sixième jour, lorsque furent produits les animaux dénués de raison.
C'est donc que l'âme de l'homme a été créée avant son corps.
3. La
fin est proportionnée au commencement. Mais, à la fin, l'âme demeure après le
corps. Donc, au commencement aussi, elle a été créée avant le corps.
Cependant:
" l'acte propre est produit dans la puissance propre ". Étant donné que l'âme est l'acte propre du corps, c'est donc dans le corps que l'âme a été produite.
Conclusion:
Origène a soutenu que non seulement l'âme du premier homme, mais celle de tous les hommes ont été créées avant les corps, en même temps que les anges; et cela parce qu'il croyait que toutes les substances spirituelles, aussi bien les âmes que les anges, étaient égales selon la condition de leur nature, et qu'elles ne différaient que par leur mérite; de telle sorte que certaines sont liées à des corps - ce sont les âmes des hommes et des corps célestes -, tandis que d'autres restent dans leur pureté, distribuées en divers ordres. Nous avons déjà parlé de cette opinion, aussi la laisserons-nous de côté pour le moment.
S. Augustin, lui, dit que l'âme du premier homme a été créée avant son corps avec les anges, mais c'est pour une autre raison. Il admet que le corps de l'homme ne fut pas produit en acte parmi les oeuvres des six jours, mais seulement selon des " raisons causales ": ce qu'on ne peut pas dire à propos de l'âme, car celle-ci ne fut pas faite à partir d'une matière corporelle ou spirituelle préexistante et ne pouvait être produite par une vertu créée. C'est pourquoi il semble que l'âme elle-même fut produite en même temps que les anges parmi les oeuvres des six jours, au cours desquels toutes choses furent faites, et que c'est par la suite qu'elle s'est inclinée de son propre gré vers un corps à régir. - A vrai dire, S. Augustin ne dit pas cela de façon vraiment affirmative, ses paroles le montrent bien; il dit en effet: "On peut croire, si aucun texte de l'Écriture ou aucune raison objective n'y contredit, que si l'homme a été fait le sixième jour, c'est en ce sens que la raison causale du corps humain se trouvait dans les éléments du monde, tandis que l'âme en sa réalité propre était déjà effectivement créée. " De fait, cela pourrait être toléré chez ceux qui admettent que l'âme a par elle-même une nature spécifique complète, et qu'elle n'est pas unie au corps en qualité de forme, mais seulement pour le régir. Mais, si l'âme est unie au corps en qualité de forme, si elle est par nature une partie de la nature humaine, cela ne peut absolument pas être. Il est manifeste en effet que Dieu a institué les premières choses dans l'état parfait de leur nature, selon que l'exigeait l'espèce de chacune. Or l'âme, étant une partie de la nature humaine, ne possède sa perfection naturelle que dans son union au corps. Aussi n'eût-il pas été convenable que l'âme fût créée sans le corps.
Donc, si l'on veut soutenir l'opinion de S. Augustin sur les oeuvres des six jours, on pourra dire que l'âme humaine a préexisté dans les oeuvres de ces six jours, selon une similitude générique, en tant qu'elle a en commun avec les anges la nature intellectuelle; mais elle-même a été créée en même temps que le corps. Dans la perspective des autres Pères, au contraire, c'est parmi les oeuvres des six jours que furent produits aussi bien l'âme que le corps du premier homme.
Solutions:
1. Si
la nature de l'âme constituait une espèce complète, de telle manière qu'elle
soit créée pour elle-même, l'argument prouverait en effet qu'elle a été créée à
part dès le commencement. Mais comme elle est par nature la forme d'un corps, il
n'y avait pas à la créer séparément elle devait être créée dans le corps.
2. Il
faut répondre de la même façon que pour l'objection précédente. En effet, si
l'âme avait par elle seule sa nature spécifique, elle aurait davantage de
ressemblance avec les anges; mais en tant qu'elle est forme d'un corps, elle
appartient au genre animal à titre de principe formel.
3. Le fait que l'âme demeure après le corps est une chose qui se produit par accident, en raison de cette défaillance du corps qu'est la mort. Mais une défaillance de ce genre n'avait aucune raison d'être au commencement de la création de l'âme.
1. La matière à partir de laquelle ce corps fut produit. - 2. L'auteur de cette production. - 3. La disposition qui fut attribuée au corps ainsi produit. - 4. Les modalités et l'ordre de cette production.
Objections:
1. Il
faut une plus grande vertu pour produire quelque chose à partir du néant qu'à
partir d'une réalité quelconque, puisque le non-être est plus éloigné de l'acte
que l'être en puissance. Mais l'homme étant la plus digne des créatures
inférieures, il convenait que la vertu de Dieu se manifestât au plus haut point
dans sa production. Par conséquent il aurait dû être produit à partir non pas
du limon de la terre, mais du néant.
2. Les
corps célestes sont plus nobles que les corps terrestres. Mais le corps humain
jouit de la plus haute noblesse, puisqu'il reçoit sa perfection de la forme la
plus noble, l'âme raisonnable. Donc il n'aurait pas dû être formé à partir d'un
corps terrestre, mais plutôt d'un corps céleste.
3. Le
feu et l'air sont des corps plus nobles que la terre et l'eau, ce que montre
leur subtilité. Donc, puisque le corps humain est le plus digne de tous, il
aurait dû être fait de feu et d'air plutôt que du limon de la terre.
4. Le
corps humain est composé de quatre éléments. Il n'a donc pas été fait à partir
du limon de la terre, mais à partir de tous les éléments.
Cependant:
il est dit dans la Genèse (2, 7): "Dieu modela l'homme avec le limon de la terre. "
Conclusion:
Puisque Dieu est parfait, il a, dans ses oeuvres, donné à toutes choses la perfection qui leur convenait; c'est ce que dit le Deutéronome (32, 4): "Les oeuvres de Dieu sont parfaites. " Mais lui-même est parfait purement et simplement, du fait qu'" il possède toutes choses en lui comme dans leur source", et cela non par mode de composition, mais " dans la simplicité et l'unité", comme dit Denys, à la façon dont des effets divers préexistent. dans une cause -selon l'unique vertu de celle-ci. Cette perfection se communique aux anges dans la mesure où toutes les choses qui ont été produites par Dieu dans la nature existent dans la connaissance des anges grâce aux idées qui les représentent. A l'homme, cette perfection se communique d'une façon encore inférieure; en effet il ne possède pas dans sa connaissance naturelle l'idée de toutes les choses de la nature; mais il est en quelque sorte composé à partir de toutes choses: du genre des substances spirituelles il possède l'âme raisonnable; à la ressemblance des corps célestes il est maintenu dans l'éloignement des contraires par l'extrême équilibre de sa complexion, les éléments étant en lui selon leur substance même. De telle sorte cependant que, les éléments supérieurs prédominent en lui pour ce qui est de l'énergie, à savoir le feu et l'air, car la vie réside principalement dans le chaud, qui relève du feu, et dans l'humide, qui relève de l'air; par contre, c'est selon leur substance que les éléments inférieurs abondent en lui; autrement l'équilibre du mixte ne pourrait se réaliser, à savoir si les éléments inférieurs qui sont de moindre vertu n'abondaient pas dans l'homme par leur quantité.
Et c'est pour cela qu'il est dit du corps de l'homme qu'il a été formé du limon de la terre, car on appelle " limon " de la terre mélangée d'eau. C'est pour la même raison aussi qu'on appelle l'homme un microcosme, car toutes les créatures du monde se trouvent de quelque façon en lui.
Solutions:
1. La
vertu de Dieu créateur se manifeste dans le corps de l'homme du fait que sa
matière a été produite par création. Mais il fallait que le corps de l'homme
fût fait avec la matière des quatre éléments pour que l'homme eût des points
communs avec les corps inférieurs, étant lui-même comme une sorte
d'intermédiaire entre les substances spirituelles et les substances
corporelles.
2. Le
corps céleste est plus noble absolument que le corps terrestre; cependant, si
l'on considère les actes de l'âme raisonnable, il est moins adapté. En effet, l'âme
raisonnable reçoit par les sens, en quelque sorte, la connaissance de la vérité;
or les organes des sens ne peuvent pas être formés à partir d'un corps céleste,
car le corps céleste est impassible. Et il n'est pas vrai, comme certains le
prétendent, que quelque chose de la quintessence entre matériellement dans la
composition du corps humain. Ils soutiennent que l'âme est unie au corps par
l'intermédiaire d'une certaine lumière. D'abord, il est faux que la lumière
soit un corps, comme ils le disent. Deuxièmement, il est impossible qu'une
portion de quintessence se détache d'un corps céleste ou se mélange aux
éléments, car le corps céleste est impassible. Ainsi n'entre-t-il pas dans la
composition des corps mixtes, si ce n'est selon l'effet de sa vertu.
3. Si
le feu et l'air, dont la vertu active est plus grande, abondaient aussi en
quantité dans la composition du corps humain, ils attireraient absolument tout
le reste à eux, et cela empêcherait l'égalité du mélange qui est nécessaire, dans
la composition de l'homme, à la bonté du toucher, lequel est le fondement des
autres sens. Il faut en effet que l'organe de n'importe quel sens ne possède
pas en acte les contraires que perçoit le sens, mais qu'il les possède
seulement en puissance. Cette condition peut être remplie du fait que l'organe
ne porte en lui aucune chose qui appartienne au genre des contraires, à la
façon dont la pupille ne comporte elle-même aucune couleur de manière à être en
puissance à toutes les couleurs. Mais cela n'était pas possible dans l'organe
du toucher, puisqu'il est composé des éléments dont le toucher perçoit les
qualités. Ou bien cela tient au fait que l'organe est intermédiaire entre les
contraires, comme c'est nécessaire dans le cas du toucher: en effet
l'intermédiaire est en puissance aux extrêmes.
4. Dans le limon de la terre il y a de la terre, et de l'eau qui agglutine les parties de terre. Pour ce qui est des autres éléments, l'Écriture n'en fait pas mention, parce qu'ils sont moins abondants quantitativement dans le corps de l'homme, on vient de le dire; et parce que l'Écriture, destinée à un peuple grossier n'a pas fait mention, dans toute la production des choses, du feu et de l'air que ne perçoivent pas les sens des gens grossiers.
Objections:
1. Il
semble que le corps humain n'a pas été produit immédiatement par Dieu. En effet,
S. Augustin dit que " Dieu dispose les réalités corporelles par l'intermédiaire
de la créature angélique ". Mais, comme on vient de le dire, le corps
humain a été formé à partir d'une matière corporelle. Donc il devait être
produit par l'intermédiaire des anges, et non pas immédiatement par Dieu.
2. Si
quelque chose peut être réalisé par une vertu créée, il n'est pas nécessaire
que ce soit produit immédiatement par Dieu. Mais le corps humain peut être
produit par la vertu créée d'un corps céleste, car certains animaux sont
engendrés à partir d'une putréfaction par la vertu active du corps céleste, et
Albumasar dit que dans les lieux où il y a excès de chaleur ou de froid il n'y
a pas de génération humaine, mais seulement dans les lieux tempérés. Par
conséquent il n'était pas nécessaire que le corps humain fût formé immédiatement
par Dieu.
3. Rien
ne se fait à partir d'une matière corporelle, si ce n'est par transmutation de
la matière. Mais toute transmutation corporelle est causée par le mouvement du
corps céleste, qui est le premier des mouvements. Puisque le corps humain a été
produit à partir d'une matière corporelle, il semble donc que le corps céleste
a eu quelque part dans cette formation.
4. S.
Augustin dit que l'homme a été fait, quant au corps, parmi les oeuvres des six
jours, selon les raisons causales que Dieu inséra dans la création corporelle;
dans la suite seulement il fut formé en acte. Mais ce qui préexiste selon les
raisons causales dans la création corporelle peut être produit par une vertu
corporelle. Donc le corps humain fut produit par une vertu créée, et non
immédiatement par Dieu.
Cependant:
on lit dans l'Ecclésiastique (17, 1): "Le Seigneur a créé l'homme en le tirant de la terre. "
Conclusion:
La première formation du corps humain ne pouvait pas être réalisée par une vertu créée; elle devait se faire immédiatement par Dieu.
Certains ont bien soutenu que les formes qui sont dans la matière corporelle dérivent de certaines formes immatérielles. Mais Aristote rejette cette opinions parce que " ce n'est pas aux formes par elles-mêmes qu'il revient d'être produites, mais au composé", on l'a rappelé plus hautf; et, puisque l'agent doit être semblable à ce qu'il produit, il ne convient pas qu'une forme pure, qui est sans matière, produise une forme qui est dans la matière et qui n'est produite que dans la production du composé. Et voilà pourquoi c'est nécessairement une forme existant dans la matière qui est cause de la forme existant dans la matière; ainsi un composé est engendré par un composé.
Pour ce qui est de Dieu, il est sans doute absolument immatériel, mais il est le seul à pouvoir, par sa vertu, produire la matière en la créant. Aussi est-ce à lui seul qu'il appartient de produire une forme dans la matière sans le secours d'une forme matérielle préalable. Et c'est pourquoi les anges ne peuvent changer les corps pour leur donner une forme, si ce n'est, dit S. Augustin en employant certaines semences.
Donc, puisque jamais il n'avait été formé de corps humain par la vertu duquel un autre corps spécifiquement semblable pût être formé par voie de génération, il était nécessaire que le premier corps d'homme fût formé immédiatement par Dieu.
Solutions:
1. Les
anges apportent à Dieu certains services dans les activités qu'il exerce sur
les corps; il y a cependant des choses que Dieu fait dans la créature
corporelle, et que les anges ne peuvent faire en aucune façon, comme
ressusciter les morts ou donner la vue aux aveugles. Or c'est selon cette
vertu-là aussi que Dieu a formé du limon le corps du premier homme. Il aurait
pu se faire pourtant que les anges aient apporté certains services pour la
formation du corps du premier homme, comme ils en apporteront à la résurrection
finale, en rassemblant nos poussières.
2. Les
animaux supérieurs qui sont engendrés par semence ne peuvent pas, comme
l'imagine Avicenne, être engendrés par la seule vertu du corps céleste.
Pourtant, dit Aristote, cette vertu coopère à leur génération naturelle: "C'est
l'homme qui engendre un homme à partir de la matière, et c'est aussi le soleil.
" Voilà pourquoi un lieu tempéré est exigé pour la génération de l'homme
et des autres animaux supérieurs. Mais la vertu des corps célestes est
suffisante pour engendrer des animaux imparfaits à partir d'une matière bien
préparée; ü est manifeste en effet qu'il faut plus de conditions pour produire
une réalité parfaite que pour en produire une imparfaite.
3. Le
mouvement du ciel est cause des transmutations naturelles, mais non de celles
qui se font en dehors des virtualités de la nature et par la seule vertu divine,
comme lorsque les morts ressuscitent ou que des aveugles recouvrent la vue. Or
c'est à de telles transmutations que ressemble la formation de l'homme à partir
du limon de la terre.
4. Il y a deux manières pour une chose de préexister dans les créatures selon les raisons causales. D'abord à la fois selon la puissance active et la puissance passive, en ce sens qu'il y a non seulement une matière préexistante d'où elle puisse être tirée, mais aussi une créature préexistante qui soit capable de la faire. Ensuite selon la puissance passive seulement, en ce sens qu'il y a une matière préexistante à partir de laquelle elle peut être faite par Dieu. C'est de cette deuxième façon que selon S. Augustin le corps de l'homme a préexisté dans les oeuvres produites selon les raisons causales.
Objections:
1. Il
semble que le corps de l'homme n'ait pas été doté de la disposition convenable.
En effet, l'homme étant le plus noble des animaux, son corps aurait dû être
disposé de la façon la plus parfaite pour ce qui est propre à la vie animale:
la sensation et le mouvement. Mais on trouve des animaux dotés de sens plus
aiguisés et de mouvements plus rapides que l'homme; ainsi les chiens ont un
meilleur odorat et les oiseaux se déplacent plus vite. Le corps de l'homme n'a
donc pas reçu la disposition souhaitable.
2. Est
parfait ce à quoi rien ne manque. Mais il manque plus de choses au corps humain
qu'à celui des autres animaux; ceux-ci sont pourvus par la nature de
revêtements et d'armes pour leur protection, qui manquent à l'homme. Par
conséquent le corps de l'homme est dans la plus imparfaite des dispositions.
3.
L'homme est plus éloigné des plantes que des bêtes. Mais les plantes ont la
position verticale, tandis que les bêtes se penchent en avant. Par conséquent
l'homme ne devrait pas avoir la station debout.
Cependant:
il est dit dans l'Ecclésiaste (7, 30): "Dieu a fait l'homme droit. "
Conclusion:
Toutes les réalités de la nature ont été produites par la pensée créatrice de Dieu; aussi sont-elles en quelque sorte les oeuvres
de cet artiste qu'est Dieu. Or tout artiste vise à introduire dans son oeuvre la disposition la meilleure, non pas dans l'absolu, mais par rapport à la fin. Et si une telle disposition comporte quelque défaut, l'artisan ne s'en soucie pas; ainsi l’artisan qui fait une scie, destinée à couper, la fait avec du fer pour qu’elle soit apte à couper, et il ne cherche pas à la faire avec du verre qui est une matière plus belle, car cette beauté empêcherait d'obtenir la fin voulue.
C'est ainsi que Dieu a donné à chaque réalité de la nature la disposition la meilleure: non pas dans l'absolu, mais dans la relation à sa fin propre. C'est ce que dit Aristote: "Et parce que c'est mieux ainsi, non pas absolument, mais relativement à la substance de chaque chose. "
Or, la fin prochaine du corps humain, c'est l'âme raisonnable et ses opérations; car la matière est pour la forme, et les instruments pour les actions de l'agent principal. Je dis donc que Dieu a établi le corps humain dans la disposition la meilleure pour répondre à une telle forme et à de telles opérations. Si l’on voit quelque défaut dans la disposition du corps humain, il faut considérer que ce défaut découle de la matière, par ailleurs nécessaire aux propriétés requises par un corps pour qu'il soit exactement ajusté à l'âme et à ses opérations.
Solutions:
1. Le toucher, qui est le fondement des autres sens, est plus parfait chez l'homme qu'en tout autre animal, et c'est pour cela que l'homme devait avoir parmi tous les animaux la complexion la plus équilibrée. L'homme est supérieur aussi à tous les autres animaux, comme on l'a vu plus haut, pour ce qui est des sens internes.
Si pour certains sens externes, l'homme est inférieur à d'autres animaux, c'est en vertu d'une certaine nécessité. Par exemple, l'homme est de tous les animaux celui qui a le plus faible odorat; il était nécessaire en effet que, parmi tous les animaux, l'homme eût le plus grand cerveau proportionnellement à l'ensemble du corps, à la fois pour que s'accomplissent plus librement en lui les opérations des sens internes qui sont nécessaires à l'activité de l'intelligence, comme on l'a vu antérieurement; et aussi pour que la froideur du cerveau tempérât la chaleur du coeur qui, elle, doit être abondante chez l'homme pour lui permettre la station verticale; mais le grand volume du cerveau est, à cause de son humidité, un empêchement pour l'odorat, qui requiert la sécheresse.
On peut
déterminer pareillement la raison pour laquelle certains animaux ont une vue
plus perçante et une ouïe plus subtile que l'homme. C'est l'obstacle que ces
sens trouvent chez l'homme à cause du parfait équilibre de sa complexion. C'est
par la même raison qu'il faut expliquer le fait que certains animaux sont plus
rapides que l'homme; en effet l'équilibre de la complexion chez l'homme est
contraire à ce degré supérieur de vitesse.
2. Les
cornes et les griffes qui sont les armes de certains animaux, l'épaisseur du
cuir, l'abondance des poils ou des plumes qui les couvrent, attestent
l'abondance en eux de l'élément terrestre; or celle-ci est contraire à
l'égalité et à la délicatesse de la complexion humaine, et c'est pourquoi ces
choses ne convenaient pas à l'homme. Mais à leur place l'homme possède la
raison et ses mains, grâce auxquelles il peut se procurer armes, vêtements et
autres choses nécessaires à la vie, et cela selon des modalités infinies. Aussi
la main est-elle appelée, au traité De l’âme " l'instrument des
instruments ". Cela convenait mieux aussi à une nature douée de raison, infiniment
fertile en conceptions, et capable de se procurer des instruments en nombre
infini.
3. La station verticale convenait à l'homme pour quatre raisons. Premièrement, parce que les sens ont été donnés à l'homme non seulement en vue de pourvoir aux nécessités de la vie, comme chez les autres animaux, mais aussi pour lui procurer la connaissance. De ce fait, tandis que les autres animaux ne trouvent leur plaisir dans les réalités sensibles qu'en fonction de la nourriture ou de la sexualité, l'homme seul trouve son plaisir dans la beauté des choses sensibles prise en elle-même. C'est pourquoi, parce que les sens ont leur siège surtout sur la face, les autres animaux ont la face inclinée vers la terre comme pour chercher leur nourriture et pourvoir à leur subsistance; tandis que l'homme a le visage dressé, et ainsi, grâce aux sens et principalement grâce à la vue qui est le plus subtil et montre davantage les différences des choses, il peut librement connaître de tous côtés les objets des sens, les choses célestes et les choses terrestres, pour recueillir en tout cela la vérité intelligible.
Deuxièmement, pour que les sens internes puissent procéder plus librement à leurs opérations, du fait que le cerveau, dans lequel elles trouvent en quelque sorte leur accomplissement, n'est pas oppressé, mais se trouve élevé au-dessus des autres parties du corps.
Troisièmement, parce que si l'homme avait la position inclinée, il devrait se servir de ses mains comme de pieds de devant, et ainsi la main perdrait son utilité pour l'accomplissement d'ouvrages divers.
Quatrièmement, parce que si l'homme avait la position inclinée et se servait de ses mains comme de pieds de devant, il lui faudrait saisir la nourriture avec la bouche. Alors il aurait une bouche proéminente, des lèvres dures et épaisses, une langue également dure de manière à ne pas être blessée par les choses extérieures, comme on le voit chez les autres animaux, et de telles dispositions empêcheraient tout à fait le langage, qui est l'oeuvre propre de la raison.
Et pourtant l'homme, doué de la position verticale, reste extrêmement éloigné des plantes. En effet, l'homme tient sa partie supérieure, la tête, tournée vers le haut du monde, et sa partie inférieure vers le bas du monde; et c'est pourquoi il est disposé au mieux, selon la disposition de l'univers. Au contraire, les plantes ont leur partie supérieure tournée vers la partie inférieure du monde, car les racines correspondent à la bouche, et elles ont la partie inférieure tournée vers le haut. Les bêtes, elles, se trouvent dans une situation intermédiaire, car la partie supérieure de l'animal est celle par laquelle il prend la nourriture, et la partie inférieure, celle par laquelle il élimine le surcroît de nourriture.
Objections:
1. Il
semble que l'Écriture décrive de façon très imparfaite la production du corps
humain. En effet, de même que le corps humain a été fait par Dieu, de même
aussi les autres oeuvres des six jours. Mais pour les autres oeuvres il est
écrit: "Dieu dit: "Que cela soit, et ce fut fait". " Il
aurait donc fallu parler de même pour la production de l'homme.
2.
Comme on l'a vu ci-dessus, le corps humain a été fait par Dieu immédiatement.
Il n'aurait pas fallu dire: "Faisons l'homme. "
3. La
forme du corps humain, c'est l'âme elle-même, qui est " l'haleine de vie
". Il ne fallait donc pas attendre d'avoir dit: "Dieu modela l'homme
avec le limon de la terre " pour ajouter seulement ensuite: "et il
insuffla sur sa face une haleine de vie ".
4.
L'âme, qui est " l'haleine de vie", se trouve dans tout l'ensemble du
corps, et principalement dans le coeur. Il ne fallait donc pas dire que "
Dieu insuffla sur sa face une haleine de vie ".
5. Le sexe, masculin ou féminin, concerne le corps, tandis que l'image de Dieu concerne l'âme. Mais d'après S. Augustin l'âme fut faite avant le corps. On ne voit donc pas quelle raison il y avait, après avoir dit: "Il le fit à son image", d'ajouter: "Homme et femme il les créa. "
En sens contraire. Il y a l'autorité de l'Écriture.
Conclusion:
1. Si
l'homme a une prééminence sur les autres êtres, cela ne tient pas, comme le dit
S. Augustin, à ce que Dieu a fait l'homme, tandis qu'il n'aurait pas fait
lui-même les autres êtres, puisqu'il est écrit (Ps 102, 26): "Les cieux
sont l'ouvrage de tes mains", et ailleurs (Ps 95, 5): "La terre ferme,
ses mains l'ont façonnée. " Cela tient à ce que l'homme a été fait à
l'image de Dieu. L'Écriture cependant emploie une manière spéciale de parler pour
décrire la production de l'homme, afin de montrer que c'est pour l'homme que
les autres êtres ont été créés. En effet, quand il s'agit de ce que nous
voulons à titre principal, nous le faisons avec plus de délibération et
d'application.
2. Il
ne faut pas penser, comme certains l'ont cru à tort, que Dieu s'adressait aux
anges lorsqu'il a dit: "Faisons l'homme. " Cette manière de parler
est destinée à signifier la pluralité des Personnes divines, dont l'image se
trouve de façon plus expressive chez l'homme.
3.
Certains ont lu dans ce texte que le corps de l'homme avait été formé d'abord, et
qu'ensuite, à ce corps déjà formé, Dieu avait infusé une âme. Mais c'eût été
contraire à la perfection de la création initiale des choses, si Dieu avait
fait soit le corps sans l'âme, soit l'âme sans le corps, puisque l'un et
l'autre sont une partie de la nature humaine. Et cela est encore plus inexact
pour le corps, qui dépend de l'âme, que pour l'âme elle-même. Aussi, pour
exclure cette interprétation, certains ont-ils soutenu que lorsque le texte dit:
"Dieu modela l'homme", il faut entendre la production du corps et de
l'âme tout ensemble, et que lorsqu'il est ajouté: "et il insuffla sur sa
face une haleine de vie", il s'agit du Saint-Esprit, comme lorsque le
Seigneur souffla sur les Apôtres en disant: "Recevez le Saint-Esprit
" (Jn 20, 22). Mais, dit S. Augustin, cette exégèse est exclue par les
paroles mêmes de l'Écriture; en effet celle-ci enchaîne aussitôt: "et
l'homme devint un être vivant", ce que S. Paul (1 Co 15, 45) rapporte non
pas à la vie spirituelle, mais à la vie animale. Ainsi donc, par " haleine
de vie " il faut entendre l'âme; et les paroles; " il insuffla sur sa
face une haleine de vie " sont comme une explication de ce qui précède, car
l'âme est la forme du corps4.
4. Les
opérations vitales se manifestent davantage sur la face de l'homme, à cause des
sens qui s'y trouvent; c'est pourquoi l'Écriture dit que c'est sur la face de
l'homme que fut insufflée l'haleine de vie.
5. D'après S. Augustin, toutes les oeuvres des six jours ont été faites simultanément. Aussi quand il envisage le cas de l'âme, dont il soutient qu’elle a été faite en même temps que les anges, il ne dit pas qu'elle ait été faite avant le sixième jour; ce qu'il dit, c'est qu'au sixième jour l'âme du premier homme fut produite en acte, tandis que son corps était produit selon les raisons causales. Mais les autres Pères soutiennent que l'âme et aussi le corps de l'homme furent produits en acte le sixième jour.
1. Cette production des choses devait-elle comporter la production de la femme? - 2. La femme devait-elle être faite à partir de l'homme? - 3. Devait-elle être faite de la côte de l'homme? - 4. A-t-elle été faite immédiatement par Dieu?
Objections:
1.
Aristote dit: "La femelle est un mâle manqué, produit par le hasard.
" Mais rien de manqué ni de défectueux ne devait se trouver dans la
première institution des choses.
2.
Sujétion et abaissement sont des suites du péché, car c'est après le péché
qu'il a été dit à la femme, (Gn 3, 16): "Tu seras sous le pouvoir de
l'homme. " Et S. Grégoire dit que " là où nous ne fautons pas, nous
sommes tous égaux ". Mais c'est par nature que la femme est de moindre
puissance et dignité que l'homme; en effet, dit S. Augustin, toujours l'agent
est plus honorable que le patient. Donc la femme ne devait pas être produite
avant le péché dans la première production des choses.
3. Il
faut couper court aux occasions de péché. Mais Dieu savait à l'avance que la
femme serait pour l'homme une occasion de péché. Par conséquent il n'aurait pas
dû produire la femme.
Cependant:
il est dit dans la Genèse (2, 18): "Il n'est pas bon que l'homme soit seul; faisons-lui une aide qui lui soit assortie. "
Conclusion:
Il était nécessaire que la femme fût faite, comme dit l'Écriture, pour aider l'homme. Non pas pour l'aider dans son travail, comme l'ont dit certains, puisque, pour n'importe quel autre travail, l'homme pouvait être assisté plus convenablement par un autre homme que par la femme, mais pour l'aider dans l'oeuvre de la génération.
On peut voir cela avec plus de clarté en considérant le mode de génération chez les vivants. Il y a en effet des vivants qui n'ont pas en eux de vertu génératrice active, mais sont engendrés par un agent d'une autre espèce, par exemple les plantes et les animaux qui sont engendrés sans semence, à partir d'une matière convenable par la vertu active des corps célestes. D'autres ont une vertu génératrice active et une vertu passive réunies en un seul être, telles les plantes qui sont engendrées à partir d'une semence. Car il n'y a pas dans les plantes d'activité vitale plus noble que la génération; aussi est-ce à juste titre qu'en elles la vertu génératrice active est toujours unie à la vertu passive. Mais chez les animaux parfaits la vertu génératrice active et la vertu passive se trouvent distribuées entre le sexe masculin et le sexe féminin. Et, parce qu'il y a chez ces animaux une activité vitale plus noble que la génération, activité à laquelle toute leur vie est ordonnée comme à l'oeuvre principale, il s'ensuit que chez eux le sexe masculin n'est pas toujours uni au sexe féminin, mais seulement au temps du commerce charnel. Nous pouvons donc nous représenter les choses comme si le commerce charnel réalisait entre le mâle et la femelle la même unité que celle qui existe en tout temps dans la plante entre la vertu masculine et la vertu féminine, bien que celle-ci soit prédominante chez telles plantes, et celle-là chez d'autres.
L'homme, lui, est ordonné à une activité vitale encore plus noble, la connaissance intellectuelle; et c'est pourquoi à l'égard de l'homme, il y avait une raison plus forte encore de distinguer ces deux vertus, et de produire la femme à part de l'homme, tout en les unissant charnellement pour l'oeuvre de génération. Et c'est pourquoi, aussitôt après avoir raconté la formation de la femme, la Genèse (2, 24) ajoute: "Ils seront deux dans une seule chair ".
Solutions:
1. Par
rapport à la nature particulière, la femme est quelque chose de défectueux et
de manqué. Car la vertu active qui se trouve dans la semence du mâle vise à
produire quelque chose qui lui soit semblable en perfection selon le sexe
masculin. Mais si une femme est engendrée, cela résulte d'une faiblesse de la
vertu active, ou de quelque mauvaise disposition de la matière, ou encore de
quelque transmutation venue du dehors, par exemple des vents du sud qui sont
humides, comme dit Aristote. Mais rattachée à la nature universelle, la femme
n'est pas un être manqué: par l'intention de la nature, elle est ordonnée à
l'oeuvre de la génération. Or, l'intention de la nature universelle dépend de
Dieu, qui est l'auteur universel de la nature, et c'est pourquoi, en instituant
la nature, il produisit non seulement l'homme, mais aussi la femme.
2. Il y
a deux espèces de sujétion. L'une est servile, lorsque le chef dispose du sujet
pour sa propre utilité, et ce genre de sujétion s'est introduit après le péché.
Mais il y a une autre sujétion, domestique ou civique, dans laquelle le chef
dispose des sujets pour leur utilité et leur bien. Ce genre de sujétion aurait
existé même avant le péché. Car la multitude humaine aurait été privée de ce
bien qu'est l'ordre, si certains n'avaient été gouvernés par d'autres plus
sages. Et c'est ainsi, de ce genre de sujétion, que la femme est par nature
soumise à l'homme, parce que l'homme par nature possède plus largement le
discernement de la raison. D'ailleurs l'état d'innocence, comme on le dira plus
loin, n'excluait pas l'inégalité entre les hommes.
3. Si Dieu avait supprimé dans le monde toutes les choses dans lesquelles l'homme a trouvé occasion de péché, l'univers serait resté inachevé. Et il n'y avait pas à supprimer le bien commun pour éviter un mal particulier, étant donné surtout que Dieu est assez puissant pour ordonner n'importe quel mal au bien.
Objections:
1. Il
semble que non. Car la sexualité est commune à l'homme et aux autres ammaux.
Mais chez les autres animaux les femelles n'ont pas été faites à partir des
mâles. Donc cela n'aurait pas dû se faire chez l'homme.
2. Les
êtres de même espèce ont la même matière. Mais l'homme et la femme sont de la
même espèce. Donc, puisque l'homme a été fait du limon de la terre, c'est à
partir de là que la femme aussi aurait dû être faite, et non à partir de
l'homme.
3. La
femme a été faite pour aider l'homme en vue de la génération. Mais une trop
grande proximité rend une personne inapte à cela, aussi exclut-on du mariage
les personnes proches, comme on voit au Lévitique (18, 26). Donc la femme
n'aurait pas dû être faite à partir de l'homme.
Cependant:
il est dit dans l'Ecclésiastique (17, 5 Vg): "Il a été créé à partir de lui (l'homme) une aide pour lui ": la femme.
Conclusion:
Il convenait que la femme, dans la première institution des choses, fût formée à partir de l'homme et cela beaucoup plus que chez les autres animaux. 1°. Ainsi serait accordée au premier homme cette dignité d'être, à la ressemblance de Dieu, le principe de toute son espèce, comme Dieu est le principe de tout l'univers. Ce qui fait dire à S. Paul (Ac 17, 26) que Dieu " d'un être unique fit tout le genre humain ". - 2°. Afin que l'homme chérît davantage la femme et s'attachât à elle de façon plus inséparable, sachant qu'elle avait été produite de lui, aussi est-il dit dans la Genèse (2, 23): "Elle fut tirée de l'homme; c'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère et s'attachera à sa femme. " Ce qui était d'ailleurs particulièrement nécessaire dans l'espèce humaine, où l'homme et la femme demeurent ensemble pendant toute la vie, à la différence des autres animaux. - 3°. Parce que, selon Aristote, " l'homme et la femme s'unissent chez les humains non seulement pour les besoins de la génération, comme chez les autres animaux, mais aussi pour la vie domestique, qui comporte certaines activités de l'homme et de la femme, et dans laquelle l'homme est le chef de la femme ". Aussi convenait-il que la femme fût formée de l'homme comme de son principe. - 4°. La quatrième raison est de l'ordre du symbolisme sacramentel, car cela préfigure que l'Église prend son principe dans le Christ. D'où la parole de Paul (Ep 5, 32): "Ce mystère est grand, je veux dire qu'il s'applique au Christ et à l'Église ".
Solutions:
1. Cela
répond à la première objection.
2. La
matière est ce avec quoi l'on fait quelque chose. Or, la nature créée a un
principe déterminé et, étant déterminée elle-même dans une ligne unique, ses
productions se font aussi selon un processus déterminé; aussi est-ce à partir
d'une matière déterminée qu’elle produit quelque chose d'une espèce déterminée.
Mais la vertu divine, étant infinie, peut produire une chose de même espèce à
partir de n'importe quelle matière, par exemple l'homme à partir du limon de la
terre, et la femme à partir de l'homme.
3. La génération naturelle fait contracter une proximité qui est en effet un empêchement au mariage. Mais ce n'est pas par une génération naturelle que la femme fut produite à partir, de l'homme, c'est par la seule vertu divine; aussi Ève n'est-elle pas appelée la fille d'Adam, et ainsi l'argument ne porte pas.
Objections:
1. Il
semble que non. Car cette côte était une masse beaucoup plus petite que le
corps de la femme. Mais d'une petite masse on ne peut faire une plus grande que
par deux voies: ou bien par addition, mais alors il faudrait dire que la femme
avait été faite à partir de cet appoint plutôt qu'à partir de la côte; ou bien
par raréfaction, car, dit S. Augustin " un corps ne peut croître que par
raréfaction ". Or on ne constate pas que le corps de la femme ait moins de
densité que celui de l'homme, au moins selon la proportion qui existe entre la
côte et le corps d'Ève. Par conséquent Ève ne fut pas formée de la côte d'Adam.
2. Dans
les oeuvres de la première création il n'y avait rien de superflu. Par
conséquent la côte d'Adam faisait partie de l'intégralité de son corps et donc,
si on l'avait retirée, le corps d'Adam serait demeuré incomplet. Ce qui est
inadmissible.
3. On
ne peut enlever une côte à un homme sans le faire souffrir. Mais il n'y avait
pas de douleur avant le péché. C'est donc qu'on n'a pas dû enlever la côte de
l'homme pour en former la femme.
Cependant:
il est écrit dans la Genèse (2, 22): "De la côte qu'il avait tirée de l'homme, Dieu façonna une femme. "
Conclusion:
Il était convenable que la femme fût formée de la côte de l'homme. Premièrement, pour signifier qu'entre l'homme et la femme il doit y avoir une union de société. Car ni la femme ne devait " dominer sur l'homme", et c'est pourquoi elle n'a pas été formée de la tête. Ni ne devait-elle être méprisée par l'homme, et c'est pourquoi elle n'a pas été formée des pieds. Deuxièmement, cela convenait pour le symbolisme sacramentel, car c'est du côté du Christ endormi sur la croix qu'ont jailli les mystères, le sang et l'eau, par lesquels l'Église a été instituées.
Solutions:
1. Certains disent que c'est par multiplication de matière, sans addition étrangère, que le corps de la femme fut formé à la façon dont le Seigneur a multiplié les cinq pains. Mais cela est tout à fait impossible. En effet la multiplication des pains s'est produite ou bien selon une transmutation de la substance même de la matière, ou bien selon une transmutation de ses dimensions. Or, elle ne s'est pas produite selon une transmutation de la substance même de la matière; d'abord parce que la matière considérée en elle-même n'est absolument pas susceptible de transmutation, puisqu'elle existe en puissance et a seulement valeur de sujet; ensuite parce que multitude et grandeur sont choses qui n'intéressent pas l'essence de la matière elle-même. Et c'est pourquoi, si la matière reste la même et qu'il n'y ait pas d'addition, on ne peut concevoir aucune autre façon de multiplier la matière que de lui donner de plus grandes dimensions. Or c'est exactement cela qu'on appelle raréfaction, c'est-à-dire, comme dit Aristote, le fait pour une matière déterminée de prendre de plus grandes dimensions. Par conséquent, dire que la matière est multipliée sans être raréfiée, c'est affirmer que les contradictoires se vérifient simultanément, c'est poser la définition en niant le défini.
Voilà pourquoi, étant
donné que dans les multiplications de ce genre on ne constate pas de
raréfaction, il faut nécessairement admettre une addition de matière, soit par
création, soit, ce qui est plus probable, par conversion. Aussi S. Augustin dit-il:
"Le Christ a rassasié cinq mille hommes avec cinq pains de la même façon
qu'il produit l'abondance des moissons avec peu de grains", chose qui se
fait par la conversion de l'aliment. On dit pourtant que c'est avec cinq pains
qu'il a nourri la foule, ou encore que c'est avec la côte qu'il a formé la
femme, parce que l'addition s'est faite à la matière préexistante de la côte ou
des pains.
2.
Cette côte appartenait à l'intégrité d'Adam non comme individu particulier, mais
comme principe de l'espèce; il en va comme de la semence, qui appartient à la
perfection de celui qui engendre, et qui se libère par un acte naturel
accompagné de plaisir. C'est la raison pour laquelle, à bien plus forte raison,
par la vertu divine, le corps de la femme put être formé sans douleur à partir
de la côte de l'homme.
3. Ainsi est résolue la troisième objection.
Objections:
1.
Aucun individu produit à partir d'un être de la même espèce n'est fait
immédiatement par Dieu. Mais la femme a été faite de l'homme, qui est de la
même espèce qu'elle. Donc elle n'a pas été faite immédiatement par Dieu.
2. S.
Augustin dit que Dieu administre les choses corporelles par les anges. Mais le
corps de la femme a été fait d'une matière corporelle. Par conséquent il a été
fait par le ministère des anges et non immédiatement par Dieu.
3. Les
choses qui ont préexisté dans les créatures selon les raisons causales sont
produites par la vertu de quelque créature, et non pas immédiatement par Dieu.
Mais, dit S. Augustin, le corps de la femme fut produit selon les raisons
causales dans les premières oeuvres. Donc la femme ne fut pas produite
immédiatement par Dieu.
Cependant:
S. Augustin a dit " Former ou façonner une côte pour faire exister une femme, personne ne le pouvait, si ce n'est Dieu, par qui toute la nature subsiste. "
Conclusion:
Comme on l'a dit plus haut, la génération naturelle, dans chaque espèce, se fait à partir d'une matière déterminée. Or, la matière à partir de laquelle se fait naturellement la génération d'un être humain, c'est la semence humaine de l'homme ou de la femme. C'est pourquoi aucun individu de l'espèce humaine ne peut être engendré naturellement à partir d'aucune autre matière, quelle qu'elle soit. Dieu seul, qui a institué la nature, peut produire les choses dans l'existence en dehors de l'ordre de la nature. Et c'est pourquoi Dieu était le seul à pouvoir former et l'homme du limon de la terre, et la femme de la côte de l'homme.
Solutions:
1. Cet
argument porte quand un individu est engendré à partir d'un être qui lui est
spécifiquement semblable, par engendrement naturel.
2.
Comme dit S. Augustin, nous ne savons pas si les anges ont apporté leur
ministère à Dieu dans la formation de la femme; ce qui est certain toutefois, c'est
que de même que le corps de l'homme n'a pas été formé du limon par les anges, le
corps de la femme non plus ne fut pas formé par eux de la côte de l'homme.
3. S. Augustin dit encore: "La première création des choses ne comportait pas absolument que la femme fût faite de cette façon, mais comportait qu'elle pût l'être ainsi. " Et c'est pourquoi ce n'est pas selon une puissances active que le corps de la femme a préexisté selon les raisons causales dans les premières oeuvres, mais seulement selon une puissance passive qui se définit en fonction de la puissance active du Créateur.
Il faut
considérer à présent la fin ou terme de la production de l'homme, selon la
parole de l'Écriture qui le dit fait " à l'image et à la ressemblance de
Dieu ".
1. Y a-t-il une image de Dieu chez l'homme? - 2. Y a-t-il une image de Dieu dans les créatures sans raison? - 3. L'image de Dieu est-elle davantage chez l'ange que chez l'homme? - 4. L'image de Dieu est-elle en tout homme? - 5. L'image de Dieu existe-t-elle chez l'homme par rapport à l'essence, ou à toutes les Personnes divines, ou à une seule d'entre elles? - 6. L'image de Dieu existe-t-elle chez l'homme selon l'esprit seulement? - 7. Est-ce selon les actes que l'image de Dieu se trouve dans l'âme? - 8. Est-ce par rapport à cet objet qu'est Dieu que l'image de la Trinité est dans l'âme? - 9. La différence entre image et ressemblance.
Objections:
1. Il
semble que non, car on lit chez Isaïe (40, 18) " A qui comparer Dieu, et
quelle image pourriez-vous lui offrir? "
2. Être
l'image de Dieu est le propre du Premier-Né, de qui l'Apôtre dit (Col 1, 15):
"Il est l'image du Dieu invisible, le Premier-Né de toute créature. "
Donc, ce n'est pas chez l'homme qu'on trouve l'image de Dieu.
3. S.
Hilaire dit que " l'image est une forme qui ne présente aucune différence
avec le modèle sur lequel on la forme ". Il dit encore: "L'image est
la ressemblance d'une chose destinée à s'égaler à cette chose dans une unité
indiscernable. " Mais il n'y a pas entre Dieu et l'homme de forme qui ne
présente pas de différences; il ne peut pas non plus y avoir égalité de l'homme
avec Dieu. Par conséquent il ne peut y avoir une image de Dieu chez l'homme.
Cependant:
on lit dans la Genèse (1, 26): "Faisons l'homme à notre image et ressemblance. "
Conclusion:
Selon S. Augustin, " là où il y a image, il y a toujours ressemblance, mais là où il y a ressemblance, il n'y a pas toujours image ". Cela montre bien que la ressemblance est incluse dans la notion d'image, et que l'image ajoute quelque chose à la notion de ressemblance: à savoir qu'elle est l'expression d'un autre; car on appelle " image " un être qui est fait à l'imitation d'un autre. C'est pourquoi un oeuf, si semblable et égal qu'il puisse être à un autre oeuf, n'est pas dit à son image, parce que malgré tout il n'en est pas l'expression.
L'égalité, elle, n'est pas essentielle à l'image, car S. Augustin dit au même endroit: "Là où il y a image, il n'y a pas nécessairement égalité. " On le voit pour l'image d'une personne qui se reflète dans un miroir. L'égalité est cependant essentielle à l'image parfaite, car l'image parfaite ne doit être privée d'aucune des choses appartenant à la réalité qu'elle exprime.
Or, il est manifeste que l'on trouve chez l'homme une certaine ressemblance de Dieu, et qui dérive de Dieu comme de son modèle; cependant ce n'est pas une ressemblance qui va jusqu'à l'égalité, car le modèle dépasse infiniment cette reproduction particulière. Et c'est pourquoi l'on dit qu'il y a chez l'homme image de Dieu, non pas parfaite, mais imparfaite. C'est ce que signifie l'Écriture lorsqu'elle dit que l'homme a été fait " à l'image " de Dieu; la préposition " à " traduit en effet une certaine approximation par rapport à une réalité qui demeure éloignée.
Solutions:
1. Le
prophète parle ici des images corporelles fabriquées par l'homme, et c'est
pourquoi il dit de façon très significative: "Quelle image pourriez-vous lui
offrir? " Mais Dieu s'est offert à lui-même une image spirituelle dans
l'homme.
2. Le
" Premier-Né de toute créature " est l'image parfaite de Dieu, réalisant
parfaitement ce dont il est l'image; aussi est-il appelé Image, mais jamais on
ne dit qu'il est " à l'image ". Tandis que pour l'homme on dit à la
fois qu'il est image, à cause de la ressemblance; et qu'il est " à l'image",
à cause de l'imperfection de la ressemblance. Et comme la ressemblance parfaite
de Dieu ne peut se réaliser que dans l'identité de nature, l'image de Dieu se
trouve en son Fils Premier-Né à la façon dont l'image du roi se trouve dans le
fils qui a reçu de lui la vie; tandis que l'image de Dieu est dans l'homme
comme dans une nature étrangère, à la façon dont l'image du roi se trouve sur
une pièce d'argent, comme l'explique S. Augustin.
3. Puisque l'un, c'est l'être indivisé, on pourra dire qu'une forme ne présente pas de différence dans la mesure où elle est une. Mais une chose peut être appelée une, non seulement selon le nombre, l'espèce ou le genre, mais encore selon une certaine analogie ou proportion. Et c'est de cette façon qu'il y a unité ou convenance de la créature avec Dieu. - Quant à l'incise de S. Hilaire: que l'image est " destinée à s'égaler à la chose", elle s'applique à la notion d'image parfaite.
Objections:
1.
Denys affirme: "Les choses causées présentent des images contingentes de
leurs causes. " Mais Dieu est cause non seulement des créatures douées de
raison, mais aussi de celles qui ne le sont pas. Donc l'image de Dieu se trouve
dans les créatures sans raison.
2. On
s'approche d'autant plus de la qualité d'image que l'on porte en soi une
ressemblance plus manifeste avec quelque chose. Mais Denys dit que le rayon du
soleil porte au suprême degré la ressemblance de la bonté divine. Donc il est à
l'image de Dieu.
3. Plus
on est parfait en bonté, plus on est semblable à Dieu. Mais l'univers dans sa
totalité est plus parfait en bonté que l'homme, car même si chaque chose est
bonne, cependant toutes ensemble sont appelées " très bonnes ". Par
conséquent l'univers tout entier est à l'image de Dieu et pas seulement
l'homme.
4.
Boèce dit à propos de Dieu: "Portant le monde dans son esprit et le
formant selon une image qui lui est semblable... " C'est donc que le monde
tout entier est à l'image de Dieu et non seulement la créature douée de raison.
Cependant:
S. Augustin dit: "Ce qui fait l'excellence de l'homme, c'est que Dieu l'a fait à son image, par le fait qu'il lui a donné un esprit intelligent qui le rend supérieur aux bêtes. " Donc les choses qui n'ont pas d'intelligence ne sont pas à l'image de Dieu.
Conclusion:
Ce n'est pas n'importe quelle ressemblance, même dérivée d'un autre, qui suffit pour vérifier la notion d'image. S'il s'agit en effet d'une ressemblance qui est seulement générique ou qui porte seulement sur quelque accident commun, on ne dira pas pour cela qu'une chose est l'image d'une autre; on ne pourrait pas dire en effet que le ver, qui tire son origine de l'homme, est l'image de l'homme en raison de la ressemblance générique qu'il a avec lui; on ne pourrait pas dire non plus que si une chose devient blanche à la ressemblance d'une autre, elle est pour cette raison à l'image de l'autre, car la blancheur est un accident commun à plusieurs espèces. Ce qui est requis pour la qualité d'image, c'est une ressemblance spécifique, à la façon dont l'image du roi est dans son fils, ou, tout au moins, une ressemblance qui porte sur un accident propre à l'espèce, surtout celle qui porte sur la configuration, à la façon dont l'image de l'homme est dite se trouver dans le cuivre d'une monnaie. Aussi est-il bien significatif que S. Hilaire dise: "L'image est une forme qui ne présente aucune différence. " D'ailleurs, il est manifeste que la ressemblance spécifique se prend au niveau de la différence ultime. Or certains êtres présentent des ressemblances avec Dieu, premièrement, et c'est ce qui est le plus commun, en tant qu'ils existent; deuxièmement, en tant qu'ils vivent; troisièmement, en tant qu'ils sont sagesse et intelligence. Ces derniers, dit S. Augustin, " sont tellement proches de Dieu par cette ressemblance que rien dans les créatures n'est plus proche de lui ". On voit donc bien par là que seules les créatures dotées d'intelligence sont à proprement parler à l'image de Dieu.
Solutions:
1. Tout
être imparfait est une participation du parfait, et c'est pourquoi même les
êtres qui restent en deçà de la notion d'image, dans la mesure où malgré tout
ils possèdent une ressemblance quelconque avec Dieu, participent en quelque
chose de cette notion d'image. C'est pour cela que Denys dit que les choses
causées sont des images contingentes de leurs causes, à savoir dans la mesure
où il arrive qu'elles le soient, mais non pas absolument parlant.
2.
Denys assimile le rayon du soleil à la bonté divine du point de vue de la
causalité, non selon la dignité de la nature; or c'est celle-ci qui est requise
pour la notion d'image.
3.
L'univers est plus parfait en bonté que la créature douée d'intelligence, mais
c'est en extension et en déploiement. En intensité et en concentration, la
ressemblance de la perfection divine se trouve davantage dans la créature
intellectuelle, qui est apte à recevoir le souverain bien. - On peut dire aussi
qu'il ne faut pas opposer partie et tout, mais partie et partie. Aussi, lorsqu'on
dit que seule la nature douée d'intelligence est à l'image de Dieu, on n'exclut
pas que l'univers selon quelqu'une de ses parties soit à l'image de Dieu; ce
que l'on exclut, ce sont les autres parties de l'univers.
4. Boèce prend le mot image dans la ligne de la ressemblance par laquelle le produit de l'art imite l'idée artistique qui est dans l'esprit de l'artisan. C'est ainsi que toute créature est image de la notion exemplaire qu'elle possède dans l'esprit divin. Mais ce n'est pas en ce sens que nous parlons ici de l'image; nous l'entendons d'une ressemblance de nature, en considérant la façon dont toutes choses sont assimilées au premier être en tant qu'elles existent; à la première vie en tant qu'elles sont vivantes; à la sagesse suprême en tant qu'elles sont intelligentes.
Objections:
1. S.
Augustin dit que Dieu n'a donné d'être à son image à aucune autre créature qu'à
l'homme. Il n'est donc pas vrai de dire que l'ange est plus que l'homme à
l'image de Dieu.
2.
D'après S. Augustin, " l'homme est tellement à l'image de Dieu, qu'il est
formé par Dieu sans intervention d'aucune créature, et c'est pourquoi rien
n'est plus uni à Dieu ". Mais une créature est appelée image de Dieu en
tant qu’elle est unie à Dieu. Donc l'ange n'est pas plus que l'homme à l'image
de Dieu.
3. On
dit qu'une créature est à l'image de Dieu, en tant qu’elle est dotée
d'intelligence. Mais dans la nature dotée d'intelligence il n'y a pas de plus
ou de moins, car la nature n'appartient pas à la catégorie de l'accident, mais
à celle de la substance. Donc l'ange n'est pas plus que l'homme à l'image de
Dieu.
Cependant:
S. Grégoire dit dans une homélie que " l'ange est appelé le sceau de la ressemblance, parce que c'est en lui que la ressemblance de l'image divine se laisse deviner le plus clairement ".
Conclusion:
Pour parler de l'image de Dieu, on peut se placer à deux plans. D'abord au plan où la qualité d'image se vérifie à titre primordial, celui de la nature intellectuelle. Ainsi l'image de Dieu est davantage chez les anges que chez les hommes, car la nature intellectuelle est plus parfaite en eux, comme il ressort clairement de ce qui a été dit antérieurement à ce sujet. Ensuite on peut considérer l'image de Dieu dans l'homme à un plan où elle se vérifie à titre secondaire: pour autant que l'on trouve en l'homme une certaine imitation de Dieu, du fait par exemple que l'homme naît de l'homme comme Dieu naît de Dieu; du fait encore que l'âme de l'homme est tout entière dans la totalité de son corps et tout entière dans n'importe quelle partie de ce corps, comme Dieu l'est dans le monde. Sur des points de ce genre l'image de Dieu se trouve davantage chez l'homme que chez l'ange. Mais ce n'est pas de ce côté que l'on découvre essentiellement la qualité d'image divine chez l'homme; cela ne se fait qu'en présupposant la première imitation, celle qui se réalise selon la nature intellectuelle; autrement, même les bêtes seraient à l'image de Dieu. Et c'est pourquoi, puisque l'ange est plus à l'image de Dieu que l'homme quant à la nature intellectuelle, il faut reconnaître que, absolument parlant, l'ange est davantage à l'image de Dieu, et que l'homme ne l'emporte que sous des aspects particuliers.
Solutions:
1. Ce
que S. Augustin exclut de l'image de Dieu, ce sont les autres créatures
inférieures dénuées de raison, non les anges.
2. De
même que le feu est appelé le plus subtil des corps selon son espèce, et que
pourtant tel feu est plus subtil que tel autre, de même, lorsqu'on dit que
" rien n'est plus uni à Dieu " que l'esprit humain, c'est en
considérant le genre auquel il appartient, celui de la nature intellectuelle.
En effet, comme S. Augustin l'avait écrit un peu plus haut: "Les êtres
doués de sagesse lui sont tellement proches en similitude que rien dans les
créatures ne lui est plus proche. " Et ainsi de telles paroles n'excluent
pas que l'ange soit davantage à l'image de Dieu.
3. Lorsqu'on dit que la substance " n'est pas susceptible de plus ou de moins", on ne veut pas dire que telle espèce de substance ne soit pas plus parfaite que telle autre; ce que l'on veut dire, c'est qu'un seul et même individu ne participe pas tantôt plus tantôt moins de sa nature spécifique, ou encore que la substance spécifique n'est pas participée en plus ou en moins par les divers individus.
Objections:
1. S.
Paul dit (1 Co 11, 7): "L'homme est l'image de Dieu, tandis que la femme
est l'image de l'homme. " Donc, puisque la femme est un individu de
l'espèce humaine, il ne convient pas à n'importe quel individu d'être l'image
de Dieu.
2. S.
Paul dit (Rm 8, 29): "Ceux que Dieu a d'avance discernés, il les a aussi
prédestinés à reproduire l'image de son Fils. " Mais tous les hommes n'ont
pas été prédestinés. Donc tous les hommes ne reproduisent pas l'image.
3.
Comme on l'a dit ci-dessus, la ressemblance fait partie de la notion d'image.
Mais par le péché l'homme perd sa ressemblance avec Dieu. Par conséquent il
perd l'image de Dieu.
Cependant:
il est dit dans le Psaume (39, 7 Vg): "Et pourtant l'homme passe comme dans une image. "
Conclusion:
Puisque c'est en vertu de sa nature intellectuelle que l'homme est dit exister à l'image de Dieu, le trait par lequel il sera le plus à l'image de Dieu sera celui par lequel la nature intellectuelle peut le plus imiter Dieu. Or la nature intellectuelle imite Dieu surtout en ce que Dieu se connaît et s'aime lui-même.
L'image de Dieu dans l'homme pourra donc se vérifier selon trois degrés. D'abord, en ce que l'homme a une aptitude naturelle à connaître et à aimer Dieu; cette aptitude réside dans la nature même de l'âme spirituelle, laquelle est commune à tous les hommes. Deuxièmement, en ce que l'homme connaît et aime Dieu en acte ou par habitus, quoique de façon imparfaite; c'est l'image par conformité de grâce. Troisièmement, en ce que l'homme connaît et aime Dieu en acte et de façon parfaite; c'est ainsi qu'on rejoint l'image selon la ressemblance de gloire. Aussi, en marge du Psaume (4, 7): "La lumière de ta face a été imprimée sur nous, Seigneur", la Glose distingue trois sortes d'images: celles de la création, de la récréation et de la ressemblance. La première de ces images se trouve chez tous les hommes, la deuxième chez les justes seulement, et la troisième seulement chez les bienheureux.
Solutions:
1. Si l'on considère la réalité dans laquelle réside principalement la qualité d'image, à savoir la nature intellectuelle, l'image de Dieu se trouve aussi bien chez la femme que chez l'homme. Aussi c'est après avoir dit: "A l'image de Dieu il le créa " (l'homme), que la Genèse ajoute: "Homme et femme il les créa "; et, commente S. Augustin, il dit au pluriel: "il les créa " pour que l'on ne pense pas que les deux sexes avaient été réunis en un seul individu. Mais, pour ce qui est de certains traits secondaires, l'image de Dieu se trouve dans l'homme d'une façon qui ne se vérifie pas dans la femme; en effet, l'homme est principe et fin de la femme, comme Dieu est principe et fin de toute la création. Aussi, une fois que S. Paul eut dit: "L'homme est l'image et la gloire de Dieu tandis que la femme est la gloire de l'homme", il montra la raison pour laquelle il avait dit cela en ajoutant:" Car ce n'est pas l'homme qui a été tiré de la femme, mais la femme de l'homme, et ce n'est pas l'homme q ' ui a été créé pour la femme, mais la femme pour l'homme. "
2 et 3. Ces arguments sont valables pour l'image qui est réalisée par la conformité de grâce et de gloire.
Objections:
1. Il
semblerait qu'il n'y a pas chez l'homme image de Dieu par rapport à la trinité
des Personnes divines. En effet, S. Augustin nous dit: "Une, essentiellement,
est la divinité de la sainte Trinité, et l'image d'après laquelle a été fait
l'homme. " S. Hilaire, de son côté, affirme: "L'homme est produit
d'après l'image commune de la Trinité. " Donc, s'il y a image de Dieu chez
l'homme, c'est par rapport à l'essence, non par rapport à la trinité des
Personnes.
2. Dans
le livre des Dogmes Ecclésiastiques il est dit que l'image de Dieu est
considérée chez l'homme du point de vue de " l'éternité ". S. Jean
Damascène, de son côté, dit que " le fait pour l'homme d'être à l'image de
Dieu signifie qu'il est doué d'intelligence, libre dans son jugement et capable
de disposer de lui-même ". Pour S. Grégoire de Nysse, lorsque l'Écriture
affirme que " l'homme a été fait à l'image de Dieu, c'est comme si elle
disait que la nature humaine a été rendue participante de tout bien, car la
divinité est plénitude de bonté ". Or tout cela concerne non la
distinction des Personnes, mais l'unité de l'essence.
3. Une
image conduit à la connaissance de la réalité dont elle est l'image. Par
conséquent, s'il y a chez l'homme image de Dieu selon la trinité des Personnes,
puisque l'homme peut se connaître lui-même par la raison naturelle, il
s'ensuivrait que l'homme pourrait connaître la trinité des Personnes divines
par la raison naturelle. Or ceci est faux, on l'a montré précédemment.
4. Le
nom d'Image ne convient pas à n'importe laquelle des trois Personnes divines, mais
au Fils seul; en effet S. Augustin dit que " le Fils seul est image du
Père ". Donc si l'on voulait envisager l'image de Dieu selon la Personne, il
n'y aurait pas chez l'homme l'image de toute la Trinité, mais seulement celle
du Fils.
Cependant:
il y a cette remarque de S. Hilaire: le fait que l’Écriture dit de l'homme qu'il a été fait à l'image de Dieu montre la pluralité des Personnes divines.
Conclusion:
Comme on l'a dit précédemment, la distinction des Personnes divines ne se fait que par l'origine, ou plutôt par les relations d'origine. Or le mode d'origine n'est pas le même dans tous les êtres, pour chacun le mode d'origine s'harmonise avec sa nature: autre en effet est la production des êtres animés, autre celle des êtres inanimés, autre celle des animaux, et autre celle des plantes. Par suite, il est manifeste que la distinction des Personnes divines se fait selon ce qui convient à la nature divine. D'où il résulte qu'être à l'image de Dieu par une imitation de la nature divine n'exclut pas que l'on soit à l'image de Dieu par une représentation des trois Personnes; bien plutôt l'un entraîne l'autre. Ainsi donc, il faut dire qu'il y a dans l'homme image de Dieu à la fois dans la ligne de la nature divine et dans celle de la trinité des Personnes, car en Dieu lui-même il existe bien aussi une nature en trois Personnes.
Solutions:
1 et 2. Ce qu'on
vient de dire répond aux deux premières objections.
3. Cet
argument porterait s'il y avait chez l'homme une image de Dieu représentant Dieu
à la perfection. Mais, dit S. Augustin, il y a la plus grande différence entre
cette trinité qui est en nous, et la Trinité divine. Et c'est pourquoi il dit
au même endroit: "La trinité qui est en nous, nous la voyons plutôt que
nous ne la croyons; que Dieu, au contraire, soit Trinité, nous le croyons
plutôt que nous ne le voyons ".
4. Certains ont dit en effet que dans l'homme il y avait seulement l'image du Fils. Mais S. Augustin rejette cette opinion. D'abord parce que, le Fils étant semblable au Père par leur égalité dans l'essence, il est nécessaire, si l'homme a été fait à la ressemblance du Fils, qu'il ait été fait à la ressemblance du Père. Deuxièmement parce que, si l'homme avait été fait seulement à l'image du Fils, le Père ne dirait pas: "Faisons l'homme à notre image et ressemblance", mais: à la tienne.
Donc, lorsqu'il est dit: "Il le fit à l'image de Dieu", il ne faut pas comprendre que le Père a fait l'homme uniquement à l'image du " Fils qui est Dieu", suivant l'interprétation de certains, mais que le Dieu Trinité a fait l'homme à son image, c'est-à-dire à celle de toute la Trinité.
Et lorsqu'il est dit: "Dieu fit l'homme à son image", cela peut être compris de deux façons. Premièrement, en voyant dans la préposition " à " le terme de la production; le sens serait ainsi: Faisons l'homme de telle manière que notre image soit en lui. Deuxièmement, en voyant dans cette préposition l'idée de la cause exemplaire, comme lorsqu'on dit: ce livre a été fait conformément à celui-là. Ainsi, l'image de Dieu est l'essence divine elle-même; dans ce cas l'essence divine est appelée image par figure de style, " image " étant pris pour " modèle", ou encore, disent certains, l'essence est appelée image parce que c'est par elle qu'une Personne en imite une autre.
Objections:
1. S.
Paul affirme (1 Co 11, 7) " L'homme est l'image de Dieu. " Mais
l'homme n'est pas seulement esprit. Donc l'image de Dieu ne se découvre pas
seulement dans l'âme spirituelle.
2. On
lit dans la Genèse (1, 27): "Dieu créa l'homme à son image, à l'image de
Dieu il le créa, homme et femme il les créa. " Mais la distinction de
l'homme et de la femme concerne le corps. Donc l'image de Dieu dans l'homme se
découvre selon le corps et non selon l'âme spirituelle seulement.
3.
L'image semble se découvrir surtout par une ressemblance de " figure
". Mais la figure concerne le corps. Donc l'image de Dieu chez l'homme se
découvre aussi dans son corps et pas seulement dans l'âme spirituelle.
4.
D'après S. Augustin, on trouve en nous trois sortes de visions: la vision
corporelle, la vision spirituelle ou imaginative, et la vision intellectuelle.
Donc si selon la vision intellectuelle, qui relève de l'âme spirituelle, il y a
en nous une certaine trinité selon laquelle nous sommes à l'image de Dieu, il
doit en être de même pour les autres visions.
Cependant:
S. Paul dit aux Éphésiens (4, 23): "Renouvelez-vous par une transformation spirituelle de votre âme et revêtez l'homme nouveau. " Cela nous fait entendre que notre renouvellement, qui se fait en revêtant l'homme nouveau, concerne l'âme spirituelle. Mais d'autre part, S. Paul dit aux Colossiens (3, 10): "Vous avez revêtu l'homme nouveau, celui qui s'achemine vers la vraie connaissance en se renouvelant à l'image de son Créateur. " Ainsi il rattache à l'image de Dieu le renouvellement qui s'accomplit lorsqu'on revêt l'homme nouveau. Être à l'image de Dieu appartient donc uniquement à l'âme spirituelle.
Conclusion:
Bien qu'il y ait dans toutes les créatures une certaine ressemblance de Dieu, c'est dans la seule créature dotée de raison que la ressemblance de Dieu se trouve par mode d'image, nous l'avons dit plus haut; dans les autres créatures elle se trouve par mode de vestige. Ce qui met la créature dotée de raison au-dessus des autres créatures, c'est l'intelligence ou esprit. D'où il résulte que dans la créature raisonnable elle-même, c'est au niveau de l'esprit seulement qu'on découvre l'image de Dieu et que, dans les autres parties, si cette créature raisonnable en possède, c'est une ressemblance par mode de vestige que l'on trouve, comme dans les autres êtres auxquels elle ressemble quant à ces parties.
On en comprendra clairement la raison si l'on observe la façon dont, respectivement, image et vestige constituent une représentation. En effet, l'image, comme on l'a dits., représente selon une ressemblance spécifique. Mais le vestige représente à la façon d'un effet qui représenterait sa cause sans atteindre à la ressemblance spécifique, comme les empreintes qui sont laissées par le passage des animaux et qu'on appelle vestiges; comme la cendre qui est appelée vestige du feu, ou la désolation d'un pays qui est appelée vestige de l'armée ennemie.
C'est une différence de ce genre que l'on peut observer entre les créatures dotées de raison et les autres créatures, aussi bien pour la façon dont la ressemblance de la nature divine est représentée dans ces créatures que pour celle dont y est représentée la ressemblance de la Trinité incréée. En effet, en ce qui concerne la ressemblance de la nature divine, les créatures douées de raison semblent parvenir d'une certaine façon jusqu'à la représentation de la nature spécifique, puisqu'elles imitent Dieu non seulement en ce qu'il existe et vit, mais aussi en tant qu'il connaît intellectuellement, nous l'avons vu plus haute. Mais les autres créatures ne connaissent pas intellectuellement; il apparaît en elles un certain vestige de l'intelligence qui les produit, si l'on considère leur organisation.
Pareillement, la Trinité incréée se distingue selon la procession du Verbe à partir de celui qui le profère, et la procession de l'Amour à partir des deux autres, on en a traité précédemment d. On pourra donc pour la créature dotée de raison, chez laquelle on trouve la procession du verbe dans l'intelligence et la procession de l'amour dans la volonté, parler d'une image de la Trinité incréée en vertu d'une certaine représentation spécifique. Mais chez les autres créatures on ne trouve pas ces trois termes que sont le principe du verbe, le verbe et l'amour. Ce qui apparaît chez ces créatures, c'est un certain vestige, du fait que ces trois termes se trouvent dans la cause qui les produit. Car le fait même pour la créature d'avoir une substance modifiée et finie montre qu'elle vient de quelque principe; son appartenance à une espèce montre le Verbe de celui qui la fait, tout comme la forme de la maison montre la conception de l'artisan; et son ordre montre l'amour de celui qui la produit, par lequel l'effet est ordonné au bien, tout comme l'usage d'un édifice montre la volonté du constructeur.
Ainsi donc, si l'on trouve chez l'homme une ressemblance de Dieu par mode d'image, c'est au niveau de l'âme spirituelle; dans ses autres parties, on la trouve par mode de vestige.
Solutions:
1. On
appelle l'homme image de Dieu, non parce qu'il serait image lui-même par son
essence, mais parce que l'image de Dieu a été imprimée en lui au niveau de
l'âme spirituelle, à la façon dont on appelle un denier l'image de César; en
tant qu'il porte l'image de César. Et ainsi il n’est pas nécessaire de trouver
l'image de Dieu dans n'importe quelle partie de l'homme.
2. Comme dit S. Augustin, certains ont placé l'image de Dieu dans l'homme non pas à l'intérieur d'un seul et même individu, mais répartie en plusieurs; ils disent que " l'homme tient la place du Père, l'enfant qui procède de lui par voie de naissance celle du Fils, enfin la troisième personne correspondant à l'Esprit Saint est, disaient-ils, la femme qui procède de l'homme sans être pourtant ni son fils ni sa fille ".
Cette théorie, dès le premier regard, se révèle absurde. Premièrement, parce qu'il s'ensuivrait que le Saint-Esprit serait principe du Fils, comme la femme est principe de l'enfant, qui naît de l'homme. Deuxièmement, parce qu'un homme donné ne serait à l'image que d'une seule Personne. Troisièmement, parce qu'alors l'Écriture n'aurait dû faire mention de l'image de Dieu dans l'homme qu'après la production de l'enfant.
Aussi faut-il
dire que si l'Écriture, après avoir dit: "A 'image de Dieu il le créa",
ajoute: "Homme et femme il les créa", ce n'est pas pour inviter à
découvrir l'image de Dieu dans la distinction des sexes, mais parce que l'image
de Dieu est commune à l'un et à l'autre sexe, puisqu'elle se réalise au niveau
de l'âme spirituelle dans laquelle il n'y a pas de distinction des sexes. C'est
pourquoi S. Paul (Col 3, 1 0) après avoir dit: "A l'image de son Créateur",
ajoute: "là il n'est plus question d'homme ou de femme ".
3. Bien
que l'image de Dieu chez l'homme ne se prenne pas selon la figure corporelle, cependant,
dit S. Augustin, puisque " seul le corps de l'homme, parmi les corps des
animaux terrestres, n'est pas allongé, couché sur le ventre, mais disposé de
manière à pouvoir mieux contempler le ciel, il peut paraître à juste titre
avoir été fait davantage en cela à l'image et à la ressemblance de Dieu que le
corps des autres animaux. " Toutefois il ne faut pas interpréter cette
réflexion comme s'il y avait une image de Dieu dans le corps de l'homme; il
faut comprendre que la configuration même du corps humain représente par mode
de vestige l'image de Dieu dans l'âme.
4. Selon S. Augustin, on trouve une certaine trinité aussi bien dans la vision corporelle que dans la vision imaginative. Dans la vision corporelle il y a d'abord l'espèce du corps extérieur; deuxièmement la vision proprement dite, qui se fait par l'impression d'une similitude de cette espèce sur la vue; troisièmement l'intention de la volonté qui ordonne de voir, et maintient la vision sur l'objet. Pareillement, dans la vision imaginative, on trouve d'abord l'espèce conservée dans la mémoire; deuxièmement la vision imaginative elle-même, qui provient de ce que le regard de l'âme, c'est-à-dire la faculté imaginative, est informée selon cette espèce; troisièmement l'intention de la volonté qui unit les deux.
Mais l'une et l'autre trinité n'atteignent pas à la qualité d'image divine. En effet, l'espèce du corps extérieur est en dehors de la nature de l'âme, et l'espèce qui est dans la mémoire, bien qu’elle ne se trouve pas en dehors de l'âme, est empruntée au-dehors; ainsi, de part et d'autre, la représentation de la connaturalité et coéternité des Personnes divines n'est pas atteinte. Quant à la vision corporelle, elle ne procède pas seulement de l'espèce du corps extérieur, mais en même temps de la faculté sensible du voyant; pareillement la vision imaginative ne procède pas seulement de l'espèce conservée dans la mémoire, mais aussi de la vertu imaginative; et ainsi il n'y a pas là représentation adéquate de la procession du Fils à partir du seul Père. Enfin l'intention de la volonté qui unit les deux termes précédents ne procède de ceux-ci ni dans la vision corporelle, ni dans la vision imaginative, et par ce fait elle ne fournit pas de représentation adéquate de la procession du Saint-Esprit à partir du Père et du Fils.
Objections:
S. Augustin nous
dit que l'homme a été fait à l'image de Dieu selon que " nous sommes, et
que nous connaissons que nous sommes et que nous aimons cet être et ce
connaître ". Mais " être " ne désigne pas un acte. Par
conséquent l'image de Dieu dans l'âme ne se montre pas au plan des actes.
2. S.
Augustin situe l'image de Dieu dans l'âme au niveau de ces trois réalités que
sont " l'esprit, la connaissance et l'amour ". Mais le mot "
esprit " ne désigne pas un acte, il désigne plutôt une puissance, ou
encore l'essence de l'âme intellective. Par conséquent ce n'est pas au plan des
actes que se découvre l'image de Dieu.
3. S.
Augustin situe l'image de la Trinité dans l'âme au niveau de " la mémoire,
de l'intelligence et de la volonté ". Mais ces trois réalités, dit Pierre
Lombard sont " les puissances naturelles de l'âme ". Par conséquent
c'est au plan des puissances et non des actes que se prend l'image de Dieu.
4.
L'image de la Trinité demeure toujours dans l'âme. Mais l'acte ne demeure pas
toujours. Ce n'est donc pas au plan des actes que se découvre l'image de Dieu
dans l'âme.
Cependant:
la trinité que S. Augustin situe dans les parties inférieures de l'âme, est à prendre selon l'acte de la vision, sensible ou imaginaire. Donc la trinité qui est dans l'esprit, selon laquelle l'homme est à l'image de Dieu, doit, elle aussi, se découvrir au plan de la vision en acte.
Conclusion:
Comme on l'a dit plus haut, pour mériter le nom d'image il faut représenter de quelque façon les traits spécifiques du modèle. Donc, si l'on doit trouver l'image de la Trinité dans l'âme, il faut la prendre principalement de ce qui s'approche davantage, autant que c'est possible, d'une représentation spécifique des Personnes divines. Or celles-ci se distinguent selon la procession du Verbe à partir de celui qui le profère, et selon celle de l’Amour qui unit l'un et l'autre. D'autre part, le verbe, dit S. Augustin, ne peut exister dans notre âme " sans une pensée en acte ". Ainsi donc, en premier lieu et à titre principal, l'image de Dieu dans l'âme apparaît au plan des actes. Autrement dit, à partir de la connaissance que nous possédons, nous formons par la pensée un verbe intérieur et, à partir de là, jaillit en nous l'amour.
Mais parce que les habitus et les puissances sont les principes des actes et que tout chose existe virtuellement dans son principe, secondairement et par voie de conséquence, l'image de la Trinité dans l'âme peut être considérée au plan des puissances et surtout des habitus, pour autant que les actes existent virtuellement en eux.
Solutions:
1.
L'être qui en nous ressortit à l'image de Dieu, est celui qui nous est propre
et qui nous met au-dessus des autres animaux; et il nous convient précisément
parce que nous avons un esprit. Et c'est pourquoi cette Trinité est celle-là
même que S. Augustin propose ailleurs, et qui consiste dans " l'esprit, la
connaissance et l'amour ".
2. La
trinité mens, notitia, amor est la première que S. Augustin découvrit
dans l'esprit. Mais parce que mens, l'esprit, tout en se connaissant tout
entier d'une certaine façon, reste aussi d'une certaine façon dans l'ignorance
de lui-même, en tant qu'il se distingue du reste, et qu'ainsi il est à la
recherche de lui-même comme S. Augustin le prouve, il en résulte que la
connaissance ne s'égale pas totalement à l'esprit. Aussi S. Augustin choisit-il
dans l'âme trois réalités propres à l'esprit: la mémoire, l'intelligence et la
volonté, dont nul n'ignore la présence en soi-même. Et c'est dans ces trois
réalités qu'il préfère situer l'image de la Trinité, comme si la première
trinité proposée était d'une certaine façon insuffisante.
3. Comme le montre S. Augustin, on dit que nous connaissons et voulons ou aimons quelque chose, quand nous pensons à cette chose et quand nous n'y pensons pas. Mais lorsqu'il n'y a aucune pensée, cela relève de la seule mémoire, laquelle n'est rien d'autre, pour lui, que la conservation habituelle de la connaissance et de l'amour. Mais, comme il le dit lui-même, " le verbe ne peut exister là sans une pensée. En effet, nous pensons tout ce que nous disons, fût-ce par ce verbe intérieur qui n'appartient à la langue d'aucun peuple. Aussi l'image de Dieu se fait-elle plutôt connaître dans ces trois réalités: la mémoire, l'intelligence et la volonté. Mais l'intelligence dont je parle maintenant est celle que nous exerçons en pensant..., et ce que j'appelle volonté, amour ou dilection, c'est la volonté qui unit l'être engendré à celui qui l'engendre ".
Ce texte montre
clairement que S. Augustin place l'image de la Trinité dans l'intelligence et
la volonté en acte, plutôt que chez celles-ci telles que la mémoire les garde à
l'état d'habitus. Cependant, même à cet égard, il existe dans l'âme une
certaine image de la Trinité, comme il est dit au même endroit. On voit
clairement par là que " mémoire, intelligence, volonté " ne sont pas
trois " facultés", comme il est dit dans les Sentences.
4. A cet argument on pourrait répondre par la remarque de S. Augustin que " l'esprit se souvient toujours de lui-même, toujours il a l'intelligence et l'amour de lui-même ". Certains interprètent cette remarque comme si l'âme avait toujours en acte l'intelligence et l'amour d'elle-même. Mais S. Augustin exclut cette interprétation par ce qu'il ajoute: "L'âme ne pense pas constamment qu'elle se distingue de ce qui n'est pas elle ". Et l'on voit ainsi que l'âme a toujours l’intelligence et l’amour d'elle-même non pas en acte, mais de façon habituelle. Cependant on pourrait dire qu'en percevant son acte, l'âme a l'intelligence d'elle-même chaque fois qu'elle connaît quelque chose. Mais puisqu'elle n'est pas toujours intelligent en acte, comme c'est évident chez ceux qui dorment, il faut dire que les actes, même s'ils ne demeurent pas toujours en eux-mêmes, demeurent cependant toujours dans leurs principes, qui sont les puissances et les habitus. " Ce qui fait dire à S. Augustin: "Si l'âme raisonnable a été faite à l'image de Dieu en ce sens qu'elle peut à l'aide de la raison et de l'intelligence connaître et contempler Dieu, c'est du jour où elle a commencé d'exister que l'image de Dieu a été en elle."
Objections:
1. Il
semble que l'image de la Trinité divine dans l'âme ne se réalise pas seulement
par relation à cet objet qu'est Dieu. En effet, comme on l'a dit, l'image de la
Trinité divine se trouve dans l'âme selon que le verbe procède en nous de ce
qui le profère et que l'amour procède de l'un et de l'autre. Mais cela se
réalise en nous à propos de n'importe quel objet. Donc, à propos de n'importe
quel objet on trouve dans notre esprit l'image de la Trinité divine.
2. S.
Augustin nous dit: "Quand nous cherchons dans l'âme une trinité, nous la
cherchons dans l'âme tout entière et nous ne séparons pas la raison qui agit
sur le temporel de celle qui contemple l'éternel. " Donc on trouve l'image
de la Trinité dans l'âme en relation avec des objets temporels.
3.
Connaître et aimer Dieu nous convient à cause du don de la grâce. Donc, si
c'est par la mémoire, l'intelligence et la volonté ou l'amour de Dieu que l'on
découvre dans l'âme l'image de la Trinité, l'image de Dieu ne sera pas dans
l'homme par nature, mais par grâce. Et ainsi elle ne sera pas commune à tous.
4. Les
saints qui sont dans la patrie sont au plus haut degré rendus conformes à
l'image de Dieu par la vision de gloire, ce qui fait dire à S. Paul (2 Co 3, 18):
"Nous sommes transformés en cette image, allant de gloire en gloire.
" Mais dans la vision de gloire on connaît les choses temporelles. Donc, même
en relation avec les choses temporelles, l'image de Dieu se découvre en nous.
Cependant:
voici ce que dit S. Augustin: "Si l'image de Dieu est dans l'esprit, ce n'est pas parce que celui-ci a souvenir, amour et intelligence de lui-même, mais parce qu'il peut en outre se rappeler, comprendre et aimer Dieu par qui il a été créé. " C'est donc encore beaucoup moins par rapport aux autres objets que l'on considérera l'image de Dieu dans l'âme.
Conclusion:
Comme on l'a dit plus haut, l'image implique une ressemblance qui aboutisse à représenter de quelque façon les traits spécifiques du modèle. Il faut par conséquent que l'image de la Trinité dans l'âme se découvre par quelque chose qui représente les Personnes divines d'une représentation spécifique, autant que cela est possible à la créature. Or les Personnes divines, on l'a dit, se distinguent selon la procession du Verbe à partir de celui qui le profère, et la procession de l'Amour à partir de l'un et de l'autre. D'autre part, le Verbe de Dieu nuit de Dieu selon la connaissance qu'il a de lui-même, et l'Amour procède de Dieu selon qu'il s'aime lui-même. Or, il est manifeste que la diversité des objets entraîne une diversité spécifique dans le verbe et l'amour; en effet, le verbe conçu dans le coeur de l'homme au sujet d'une pierre ou d'un cheval n'est pas de même espèce, non plus que l'amour. Donc l'image divine chez l'homme se réalise par le verbe qui est conçu à partir de la connaissance de Dieu et de l'amour qui en dérive. Et ainsi il y a image de Dieu dans l'âme en tant qu'elle se porte ou qu'elle est capable de se porter vers Dieu.
Or l'esprit peut se porter vers quelque chose de deux façons: de façon directe et immédiate ou de façon indirecte et médiate. Ainsi, lorsque quelqu'un voit l'image d'un homme dans un miroir, on dit qu'il se porte vers l'homme lui-même. Et c'est pourquoi S. Augustin écrit: "L'esprit a souvenir, intelligence et amour de lui-même; si nous voyons cela, nous voyons une trinité, qui certes n'est pas encore Dieu, mais déjà image de Dieu. " Mais il en est ainsi non parce que l'esprit se porte sur lui-même en s'arrêtant à soi, mais pour autant qu'il est capable ultérieurement de se porter vers Dieu, on le voit bien par le texte cité en sens contraire.
Solutions:
1. Pour
vérifier la raison d'image, il ne faut pas observer seulement qu'un être
procède d'un autre, mais il faut encore voir de qui il procède. Cela veut dire
que le Verbe de Dieu procède d'une connaissance sur Dieu.
2. On
trouve bien une trinité " dans l'âme tout entière ". Mais cela
n'exige pas qu'en dehors de l'action sur le temporel et de la contemplation de
l'éternel, il faille " chercher un troisième terme dans lequel cette
trinité se réaliserait", selon la suite du texte cité. Mais si dans cette
partie de la raison qui se porte du côté du temporel " on peut trouver une
trinité, cependant on ne peut pas y trouver l'image de Dieu", comme il est
précisé ensuite. Car la connaissance de ces choses temporelles est pour l'âme
une réalité adventice. En outre, les habitus eux-mêmes, par lesquels on connaît
le temporel, ne sont pas toujours présents; parfois ils sont là de façon
présente, parfois ils ne sont là que par la mémoire, et cela même après qu'ils
ont commencé à être là. C'est manifeste pour la foi, qui nous advient
temporellement dans le présent, alors que dans la béatitude future il n'y aura
plus foi, mais mémoire de la foi.
3. La
connaissance et l'amour de Dieu ayant valeur méritoire ne se réalisent que par
grâce. Il y a pourtant une connaissance et un amour naturels de Dieu, comme on
l'a établi antérieurement. Et cela aussi est naturel: que l'esprit puisse
employer la raison à connaître Dieu. C'est de ce point de vue, nous l'avons dit,
que l'image de Dieu demeure toujours dans l'homme. Que cette image, selon S.
Augustin, " soit usée et comme voilée au point d'exister à peine", comme
chez ceux qui n'ont pas d'usage de la raison; " ou qu'elle soit obscure et
déformée " comme chez les pécheurs " ou qu'elle soit claire et belle
" comme chez les justes.
4. Par la vision de gloire, c'est en Dieu lui-même que l'on verra les choses temporelles, et c'est pourquoi dans la vision de ces choses resplendira l'image de Dieu. C'est ce que dit S. Augustin: "Dans cette nature, à laquelle l'esprit sera uni pour son bonheur, tout ce qu'il verra, il le verra établi dans l'immutabilité", car c'est dans le Verbe incréé que se trouvent les idées de toutes les créatures.
Objections:
1. Il
semble que la distinction entre " ressemblance " et image ne soit pas
bien faite. En effet, il ne convient pas de considérer le genre comme distinct
de l'espèce. Mais la ressemblance est vis-à-vis de l'image dans la situation du
genre par rapport à l'espèce; en effet, dit S. Augustin, " là où il y a
image, il y a à coup sûr ressemblance, mais non réciproquement ". La
distinction entre ressemblance et image est donc injustifiée.
2. La
notion d'image découle non seulement de la représentation des Personnes divines,
mais aussi de celle de l'essence divine, et c'est de celle-ci que relèvent
l'immortalité et l'indivisibilité. Il n'est donc pas juste de dire que "
la ressemblance est dans l'essence, parce qu’elle est immortelle et indivisible,
tandis que l'image est ailleurs ".
3.
Comme on l'a dit plus haut, il y a trois sortes d'image de Dieu dans l'homme:
celle de la nature, celle de la grâce, et celle de la gloire. Mais innocence et
justice relèvent de la grâce. Il n'est donc pas juste de dire h que "
l'image se découvre selon la mémoire, l'intelligence et la volonté, et la
ressemblance selon l'innocence et la justice ".
4. La
connaissance de la vérité appartient à l'intelligence, tandis que l'amour de la
vertu appartient à la volonté, intelligence et volonté étant deux parties de
l'image. Il n'est donc pas juste de dire que " l'image se trouve dans la
connaissance de la vérité, et la ressemblance dans l'amour de la vertu ".
Cependant:
S. Augustin écrit " Certains pensent, non sans raison, que "à l'image" et "à la ressemblance" sont deux paroles distinctes; car si elles n'en faisaient qu'une, un seul mot aurait pu suffire. "
Conclusion:
La ressemblance est une certaine forme d'unité; en effet, dit Aristote, c'est l'unité dans une même qualité qui cause la ressemblance. Car l'unité, étant un transcendantal, est à la foi commune à toutes choses, et adaptable à chacune tout comme la bonté et la vérité. Aussi, de même que la bonté peut être référée à une réalité particulière ou bien comme lui étant présupposée, ou bien comme la parachevant parce que désignant chez elle quelque perfection; de même en est-il de la relation entre la ressemblance et l'image. En effet, il y a un bien qui précède l'homme, en tant que tout homme est un bien particulier. Et il y a un bien qui est consécutif à l'homme, en tant que nous déclarons que tel homme est spécialement bon à cause de la perfection de sa vertu. Pareillement, la ressemblance est considérée comme précédant l'image, en tant qu’elle est plus générale, on l'a dit plus haut. Mais on peut aussi la considérer comme consécutive à l'image en tant qu’elle signifie une perfection de celle-ci; car nous disons que l'image de quelque chose ressemble, ou non, à ce dont elle est l'image, en tant qu’elle le représente parfaitement, ou non.
Ainsi donc, il y a deux manières de concevoir la distinction entre ressemblance et image. D'abord, en tant que ressemblance est un attribut antérieur à image et existe en plusieurs autres choses. En ce sens, on parlera de " ressemblance " de Dieu pour des choses qui sont plus communes que les propriétés de la nature intellectuelle. C'est en ce sens que S. Augustin dit: "Personne ne doute que l'esprit (c'est-à-dire l'âme spirituelle) ait été fait à l'image de Dieu "; mais pour ce qui est des autres parties de l'homme, les parties inférieures de l'âme ou encore le corps, " il y en a qui veulent qu'elles aient été faites à sa ressemblance ". C'est encore en ce sens qu'il dit ailleurs que la ressemblance de Dieu dans l'âme se découvre par son incorruptibilité; en effet corruptibilité et incorruptibilité sont une distinction de l'être pris en toute son ampleur.
D'une autre manière on peut concevoir la ressemblance comme signifiant et la précision et la perfection de l'image. C'est en ce sens que S. Jean Damascène écrit: ""Être à l'image" signifie "être doué d'intelligence, de libre arbitre et de maîtrise de soi-même", tandis que "être à la ressemblance", c'est posséder, autant que c'est possible à l'homme, la ressemblance de la vertu. " C'est encore en référence à ce sens que l'on dit: la ressemblance appartient à l'amour de la vertu; en effet, il n'y a pas de vertu sans amour de la vertu.
Solutions:
1. Ce
n'est pas d'après la notion commune de ressemblance que l'on fait une
distinction entre " ressemblance " et " image "; en ce sens
elle est incluse dans la notion même d'image; c'est en tant qu'il y a des
ressemblances qui restent en deçà de la notion d'image, ou encore que certaines
perfectionnent l'image.
2.
L'essence de l'âme appartient à l'image en tant qu'elle représente l'essence
divine par ce qui est propre à la nature intellectuelle; elle ne lui appartient
pas selon les conditions qui caractérisent l'être pris dans toute son ampleur, comme
d'être simple et indissoluble.
3. Il y
a aussi certaines vertus qui se trouvent naturellement dans l'âme, au moins
quant à leurs germes, et dans cette ligne on pourrait parler d'une ressemblance
naturelle. Pourtant, il n'est pas illogique que ce qui est appelé image d'après
une explication soit, d'après une autre explication, appelé " ressemblance
".
4. Il y a un amour du verbe (c'est la connaissance aimée), qui ressortit à la raison d'image; mais l'amour de la vertu ressortit à la " ressemblance", comme la vertu elle-même.
L'ÉTAT OU CONDITION DU PREMIER HOMME
Nous allons étudier l'état ou condition du premier homme. D'abord quant à l'âme, (Q. 94-96), puis quant au corps (Q. 97).
En ce qui concerne l'âme, nous examinerons successivement la condition de l'homme quant à l'intelligence (Q. 94) et quant à la volonté (Q. 95).
1. Le premier homme a-t-il vu Dieu dans son essence? - 2. A-t-il pu voir les substances séparées, c'est-à-dire les anges? - 3. A-t-il eu la science de toutes choses? - 4. A-t-il pu se tromper ou être trompé?
Objections:
1. La
béatitude de l'homme consiste dans la vision de l'essence divine. Or le premier
homme " lorsqu'il vivait dans le Paradis, eut une vie bienheureuse et
riche de tous les biens", nous dit S. Jean Damascène. Et S. Augustin écrit:
"Si les hommes éprouvaient les sentiments que nous avons maintenant, comment
auraient-ils été bienheureux dans ce séjour d'inexprimable béatitude, le
Paradis? " Donc le premier homme dans le Paradis avait la vision de Dieu
dans son essence.
2. S.
Augustin dit qu'au premier homme " il ne manquait aucune des choses que
peut obtenir une volonté bonne ". Or une volonté bonne ne peut rien
obtenir de mieux que la vision de l'essence divine. Donc l'homme avait la
vision de Dieu dans son essence.
3. La
vision de Dieu dans son essence est celle où l'on voit Dieu sans intermédiaire
et sans énigme. Or l'homme dans l'état d'innocence voyait Dieu sans
intermédiaire. Pierre Lombard le ditd. Il le voyait aussi sans énigme, car qui
dit énigme, dit obscurité, comme le fait remarquer S. Augustine: mais
l'obscurité a été introduite par le péché. Donc l'homme dans son premier état
avait la vision de Dieu dans son essence.
Cependant:
S. Paul dit (1 Co 15, 46) " Ce n'est pas le spirituel qui vient d'abord, mais le psychique. " Mais rien n'est plus spirituel que d'avoir la vision de Dieu. Donc le premier homme, en son premier état de vie psychique, n'avait pas la vision de Dieu dans son essence.
Conclusion:
Le premier homme n'avait pas la vision de Dieu selon le régime commun de sa vie d'alors; peut-être pourrait-on dire qu'il l'a vu dans un ravissement lorsque, d'après la Genèse (2, 21), " Dieu fit tomber un profond sommeil sur Adam ".
En voici la raison. Puisque l'essence divine est la béatitude même, l'intelligence de celui qui voit l'essence divine est dans la même situation par rapport à Dieu que n'importe quel homme par rapport à la béatitude. Or, il est évident que nul homme ne peut par sa volonté se détourner de la béatitude; car c'est d'un mouvement naturel et de façon nécessaire que l'homme veut la béatitude et fuit le malheur. Aussi nul homme, voyant Dieu dans son essence, ne peut par sa volonté se détourner de Dieu, ce qui est pécher. Et c'est pourquoi tous ceux qui voient Dieu dans son essence sont fixés dans l'amour de Dieu de telle façon qu'ils ne peuvent plus jamais pécher. Donc, puisqu'Adam a péché, il est manifeste qu'il ne voyait pas Dieu dans son essence.
Il connaissait pourtant Dieu d'une connaissance plus haute que la nôtre; et ainsi sa connaissance était en quelque sorte intermédiaire entre celle de l'état présent et celle de la patrie, où l'on voit Dieu dans son essence. Pour en être certain il faut remarquer que la vision de Dieu par son essence s'oppose à la vision de Dieu par l'intermédiaire de la créature. Or plus une créature est élevée et semblable à Dieu, plus Dieu est vu clairement par son intermédiaire, de même qu'un homme est mieux vu dans un miroir où son image se reflète de façon plus distincte. Ainsi, il est clair que Dieu est vu de façon bien supérieure par l'intermédiaire des effets intelligibles que par celui des effets sensibles et corporels. Mais l'homme est empêché, dans son état présent, de considérer entièrement et lucidement les effets spirituels parce qu'il est tiraillé par les objets sensibles qui l'assiègent. Pourtant, dit l'Ecclésiastique (7, 30): "Dieu a fait l'homme droit. " Cette rectitude consistait chez l'homme, tel qu'il avait été constitué par Dieu, en ce que les choses inférieures étaient soumises aux supérieures et que celles-ci n'étaient pas empêchées par celles-là. C'est pourquoi le premier homme n'était pas empêché par les choses extérieures de contempler avec clarté et persévérance les effets intelligibles que lui procurait l'irradiation de la vérité première, soit par connaissance naturelle, soit par connaissance de grâce. Aussi S. Augustin dit-il: "Peut-être Dieu parlait-il auparavant avec les premiers hommes comme il le fait avec les anges, en illuminant leur esprit de l'immuable vérité elle-même, ... bien que ce ne fût pas par une aussi grande participation de l'essence divine que celle dont les anges bénéficient. " Ainsi donc, par de tels effets intelligibles, le premier homme connaissait Dieu plus clairement que nous ne le connaissons maintenant.
Solutions:
1. Au
Paradis, l'homme était bienheureux, mais non de la béatitude parfaite dans
laquelle il devait être transféré et qui consiste dans la vision de l'essence
divine. Il possédait pourtant, dit S. Augustin, " une vie bienheureuse
dans une certaine mesure", en tant qu'il jouissait de l'intégrité et d'une
certaine perfection conformes à sa nature.
2. La
volonté bonne est une volonté ordonnée. Et la volonté du premier homme n'eût
pas été ordonnée, si elle avait voulu posséder dans l'état de mérite ce qui lui
avait été promis comme récompense.
3. Il y a deux sortes d'intermédiaires dans la connaissance. Dans l'un, on voit en même temps que lui ce que l'on voit grâce à lui, comme lorsqu'on voit un homme dans un miroir et qu'on le voit en même temps que le miroir. L'autre intermédiaire est celui dont la connaissance nous permet de parvenir à quelque chose d'inconnu, par exemple le moyen terme d'une démonstration. Dans l'état d'innocence on voyait bien Dieu sans cette deuxième sorte d'intermédiaire, mais non sans la première. En effet, le premier homme n'avait pas besoin de parvenir à la connaissance de Dieu par l'intermédiaire d'une démonstration tirée de quelque effet, comme cela nous est nécessaire; mais c'est simultanément dans les effets, surtout intelligibles, qu'à sa mesure il connaissait Dieu.
Il faut faire une distinction semblable pour l'obscurité impliquée dans le mot " énigme ". Selon un premier sens, toute créature est quelque chose d'obscur comparée à l'immensité de la clarté divine; et en ce sens Adam voyait Dieu en énigme, car il voyait Dieu à travers un effet créé. Mais un second sens fait penser à l'obscurité consécutive au péché, en ce que l'homme est retenu de considérer les choses intelligibles par l'accaparement des choses sensibles; et en ce sens Adam ne voyait pas Dieu en énigme.
Objections:
1. Il
semblerait qu'Adam dans l'état d'innocence a vu les anges dans leur essence.
Car S. Grégoire affirme: "Certes, dans le Paradis, l'homme jouissait
constamment de la parole de Dieu et se mêlait aux esprits des bons anges par la
pureté du coeur et la sublimité de la vision. "
2.
L'âme dans l'état présent est empêchée de connaître les substances séparées, parce
qu'elle est unie à un corps corruptible, qui " appesantit l'âme " (Sg
9, 15). C'est pourquoi l'âme séparée peut voir les substances séparées, ainsi
qu'on l'a dit précédemment. Or l'âme du premier homme n'était pas appesantie
par le corps, puisque celui-ci n'était pas corruptible. Donc elle pouvait voir
les substances séparées.
3. Une
substance séparée en connaît une autre en se connaissant elle-même, comme il
est dit dans le Livre des Causes. Or l'âme du premier homme se
connaissait elle-même. Donc elle connaissait les substances séparées.
Cependant:
l'âme d'Adam était de la même nature que nos âmes. Or nos âmes ne peuvent pas maintenant saisir intellectuellement les substances séparées. Donc l'âme du premier homme non plus.
Conclusion:
On peut distinguer les états de l'âme selon deux points de vue. Le premier correspond aux divers modes de l'existence naturelle; c'est ainsi qu'on distingue l'état de l'âme séparée et l'état de l'âme unie au corps. L'autre point de vue est celui de l'intégrité et de la corruption à l'intérieur du même mode d'être naturel, et c'est de cette façon qu'on distingue l'état d'innocence et l'état de l'homme après le péché. En effet, dans l'état d'innocence l'âme humaine était préparée, comme maintenant, à donner au corps sa perfection et à le gouverner; aussi est-il écrit que le premier homme devint une " âme vivante", c'est-à-dire donnant à un corps la vie animale. Mais elle possédait l'intégrité de cette vie, en tant que le corps était totalement soumis à l'âme, ne la gênant en rien, comme on l'a dit plus haut. Or, il est manifeste d'après ce que nous avons déjà établi, que si l'âme est préparée à gouverner et à perfectionner un corps selon la vie animale, elle doit avoir le mode de vie intellectuelle correspondant, c'est-à-dire une connaissance par conversion vers les images. Aussi ce mode de connaissance convenait-il également à l'âme du premier homme.
Mais selon ce type de connaissance intellectuelle, on trouve, dit Denys, trois degrés dans le mouvement de l'âme. Le premier degré pour l'âme consiste à se rejoindre elle-même à partir des choses extérieures; le deuxième à s'élever de manière à s'unir aux " puissances supérieures unifiées", qui sont les anges; le troisième à se laisser conduire encore au-delà vers le bien qui les dépasse tous et qui est Dieu. Dans la première démarche, qui va des choses extérieures à l'âme elle-même, la connaissance de l'âme atteint sa perfection. Car l'opération intellectuelle de l'âme est naturellement ordonnée aux choses extérieures, comme on l'a dit précédemment; aussi est-ce par la connaissance de ces choses que l'on peut connaître parfaitement notre opération intellectuelle, comme on connaît l'acte par l'objet. Et par cette opération intellectuelle, on peut connaître parfaitement l'intelligence humaine, comme on connaît la puissance par son acte propre. Mais dans la deuxième démarche, on ne trouve pas de connaissance parfaite. Puisque l'ange ne connaît pas par conversion vers les images, mais de façon bien plus éminente, comme on l'a vu antérieurement, cette façon de connaître selon laquelle l'âme se connaît elle-même, ne conduit pas de façon suffisante à la connaissance de l'ange. La troisième démarche aboutit encore beaucoup moins à une connaissance parfaite, car les anges eux-mêmes en se connaissant ne peuvent parvenir à la connaissance de la substance de Dieu, à cause de sa transcendance.
Ainsi donc l'âme du premier homme ne pouvait pas voir les anges selon leur essence. Cependant il possédait à leur sujet un mode de connaissance plus excellent que le nôtre, car sa connaissance était plus certaine et plus stable en ce qui concerne les réalités intelligibles intérieures. Et c'est à cause de cette si grande supériorité que S. Grégoire dit que le premier homme se trouvait " au milieu des esprits angéliques ".
Solutions:
1. Cela
résout la première objection.
2. Si
l'âme du premier homme n'atteignait pas à la saisie intellectuelle des
substances séparées, ce n'est pas parce qu’elle était appesantie par le corps;
cela tenait au fait que son objet connaturel n'atteignait pas à l'excellence
des substances séparées. Quant à nous, nous souffrons de cette double
déficience.
3. L'âme du premier homme ne pouvait pas, en se connaissant elle-même, parvenir à connaître les substances séparées; on vient de le dire, car chaque substance séparée connaît les autres selon son mode à elle.
Objections:
1. Le
premier homme aurait eu cette science soit par des espèces acquises, soit par
des espèces infuses. Or ce ne fut pas par des espèces acquises; en effet une
telle connaissance est causée par l'expérience, dit Aristote; mais le premier
homme n'avait pas à ce moment fait l'expérience de toutes les réalités. Ce
n'était pas non plus par des espèces connaturelles, car il était de la même
nature que nous; or notre âme est " comme une tablette où il n'y a rien
d'écrit", dit le traité De l'Âme. Et s'il l'avait eu par des
espèces infuses, sa science des choses n'aurait pas été de même structure que
la nôtre, acquise à partir des choses.
2. Tous
les individus de la même espèce ont la même façon d'acquérir leur perfection.
Mais les autres hommes n'ont pas dès le début la science de toutes choses; ils
l'acquièrent dans la succession du temps, chacun à sa façon. Par conséquent
Adam non plus n'a pas eu la science de toutes choses dès le moment où il fut
formé.
3.
L'état de la vie présente est accordé à l'homme pour qu'il y fasse des progrès
aussi bien dans l'ordre de la connaissance que dans celui du mérite; c'est pour
cela, semble-t-il, que l'âme a été unie au corps. Mais l'homme, en cet état, aurait
fait des progrès dans l'ordre du mérite. Par conséquent il en aurait fait aussi
dans l'ordre de la science. C'est donc qu'il n'avait pas la science de toutes
choses.
Cependant:
il y a le fait qu'il donna des noms aux animaux, selon la Genèse (2, 20). Or les noms doivent s'accorder avec les natures des choses. Donc Adam connaissait les natures de tous les animaux, et pour la même raison il faut dire qu'il avait la science de toutes les autres réalités.
Conclusion:
Selon l'ordre naturel, le parfait précède l'imparfait, de même que l'acte précède la puissance, car les choses qui sont en puissance ne sont amenées à l'acte que par un être en acte. Et comme les choses ont été instituées par Dieu à l'origine non seulement pour avoir l'existence en elles-mêmes, mais aussi pour être les principes d'autres êtres, elles ont été produites dans l'état parfait où elles pourraient être principes d'autres êtres. Or l'homme est principe d'un autre, non seulement par la génération corporelle, mais aussi par l'instruction et le gouvernement. Et c'est pourquoi, de même que le premier homme fut établi dans un état de perfection corporelle, afin de pouvoir engendrer aussitôt, de même il fut également établi dans un état parfait quant à l'âme, afin de pouvoir aussitôt instruire et gouverner les autres.
Or on ne peut instruire si l'on ne possède pas la science. Et c'est pourquoi le premier homme fut établi par Dieu dans la possession de la science concernant toutes les choses dont l'homme peut être instruit: tout ce qui existe virtuellement dans les premiers principes immédiatement connus, c'est-à-dire tout ce que les hommes peuvent naturellement connaître. D'autre part, pour gouverner sa vie personnelle et celle des autres, on a besoin de connaître non seulement ce qui peut être connu naturellement, mais aussi les choses qui dépassent la connaissance naturelle, car la vie de l'homme est ordonnée à une fin surnaturelle; ainsi, pour gouverner notre vie, nous avons besoin de connaître les choses de la foi. Aussi en matière surnaturelle le premier homme reçut-il toute la connaissance qui était nécessaire pour gouverner la vie humaine selon cet état. Mais les autres choses, celles qui ne sont ni connaissables par l'application naturelle de l'homme, ni nécessaires à la condition de la vie humaine, le premier homme ne les connaissait pas: par exemple les pensées des hommes, les futurs contingents et certaines données singulières comme combien de cailloux se trouvent dans le fleuve, etc.
Solutions:
1. Le
premier homme avait la science de toutes choses grâce à des espèces infusées
par Dieu. Il ne faut pas en conclure pourtant que cette science était d'une
autre structure que la nôtre, pas plus que les yeux donnés par le Christ à
l'aveugle-né n'étaient d'une autre structure que les yeux produits par la
nature.
2. Adam,
en sa qualité de premier homme, devait posséder un élément de perfection qui ne
convient pas aux autres hommes, comme cela se voit par ce que nous venons de dire.
3. Quant à la science des choses naturellement connaissables, Adam n'aurait pas progressé pour le nombre des choses connues, mais pour la façon de connaître; car ce qu'il savait intellectuellement, il l'aurait connu dans la suite par expérience. Quant aux connaissances surnaturelles, il aurait progressé aussi au point de vue du nombre, par des révélations nouvelles, de même que les anges progressent par de nouvelles illuminations. Cependant, le progrès en mérite et le progrès en science sont différents, car un homme n'est pas pour un autre principe de mérite comme il est principe de science.
Objections:
1. Il
semble que l'homme dans l'état primitif aurait pu se tromper. En effet, S. Paul
dit (1 Tm 2, 14): "C'est la femme qui, séduite, se rendit coupable de
transgression. "
2.
Pierre Lombard' enseigne que " si la femme n'a pas tremblé en entendant le
serpent parler, c'est qu’elle estima qu'il avait reçu de Dieu l'usage de la
parole ". Mais c'était là une erreur. Donc la femme s'est trompée avant le
péché.
3. Il
est naturel que plus une chose semble éloignée, plus elle semble petite. Mais
la nature de l'oeil n'a pas été réduite par le péché. Donc ce phénomène se
serait produit aussi dans l'état d'innocence. Par conséquent l'homme se serait
trompé sur les dimensions de ce qu'il voyait, comme maintenant.
4. S.
Augustin dit que dans le sommeil l'âme croit aux apparences comme à la réalité
elle-même. Mais l'homme dans l'état d'innocence aurait mangé, et par conséquent
il aurait dormi et rêvé. Donc il se serait trompé en croyant aux apparences
comme à la réalité.
5. Le
premier homme n'aurait pas connu les pensées des hommes et les futurs
contingents, comme on vient de le dire. Donc si quelqu'un lui avait dit quelque
chose de faux sur ces matières, il aurait été trompé.
Cependant:
S. Augustin enseigne " Approuver comme vraies des choses fausses est le fait non pas de la nature de l'homme tel qu'il fut créé, mais du châtiment de l'homme condamné. "
Conclusion:
Certains ont affirmé que l'on pouvait reconnaître deux sens au mot " erreur ": d'abord celui de n'importe quelle appréciation superficielle qui fait adhérer à ce qui est faux comme étant vrai, mais sans assentiment de vraie croyance; ensuite l'erreur désignerait une croyance ferme. Donc, quant aux choses dont Adam avait la science, il n'aurait pu se laisser tromper dans aucun de ces deux sens. Mais pour celles dont il n'avait pas la science, il aurait pu faire erreur, en prenant ce mot au sens large de n'importe quelle appréciation sans assentiment bien arrêté. On disait cela parce qu'avoir une appréciation fausse dans de telles conditions n'est pas nuisible à l'homme et que, si cet assentiment est donné sans témérité, il n'est pas coupable.
Mais cette thèse ne peut se concilier avec l'intégrité du premier état, car, dit S. Augustin, dans cet état " on évitait paisiblement le péché et, tant que cela durait, il ne pouvait y avoir absolument aucun mal ". Or, c'est manifeste, comme le vrai est le bien de l'intelligence, de même le faux est son mal, dit Aristote. Aussi n'est-il pas possible, tant que durait l'innocence, que l'intelligence de l'homme donnât son acquiescement à quelque chose de faux comme si c'eût été vrai. De même en effet que dans les membres corporels du premier homme il pouvait y avoir absence de quelque perfection, par exemple la clarté des corps glorieux, mais qu'aucun mal ne pouvait s'y trouver; de même dans l'intelligence il pouvait y avoir absence de quelque connaissance, mais il ne pouvait s'y trouver aucune appréciation fausse.
La rectitude de ce premier état aboutit à la même conclusion: aussi longtemps que l'âme resterait soumise à Dieu, les forces inférieures de l'homme resteraient soumises aux forces supérieures, et celles-ci ne seraient pas entravées par celle-là. Or il est clair, d'après ce qui a déjà été dit, que l'intellect est toujours dans le vrai par rapport à son objet propre. Aussi ne tombe-t-il jamais de lui-même dans l'erreur; toute erreur provient dans l'intelligence d'un élément inférieur, par exemple l'imagination ou quelque faculté semblable. Nous voyons donc que lorsque notre pouvoir naturel de juger n'est pas paralysé, nous ne sommes pas induits en erreur par des apparences de ce genre, mais seulement lorsqu'il est paralysé, comme c'est évident chez les dormeurs. Et ainsi il est manifeste que la rectitude de l'état primitif n'était compatible avec aucune erreur d'ordre intellectuel.
Solutions:
1.
Cette " séduction " de la femme a sans doute précédé son péché
d'action, mais elle était consécutive à un péché d'orgueil intérieur. En effet
S. Augustin dit: "La femme ne croirait pas aux paroles du serpent... si
elle n'avait déjà dans l'esprit l'amour de sa propre puissance et une certaine
présomption orgueilleuse à son propre sujet. "
2. La
femme a estimé que le serpent avait reçu cet usage de la parole, non par voie
naturelle, mais par une opération surnaturelle. Mais on n'est pas obligé de
suivre sur ce point l'autorité de Pierre Lombard.
3. Si
quelque réalité avait été représentée aux sens ou à l'imagination du premier
homme autrement qu'elle n'était en vérité, l'homme ne se serait pourtant pas
trompé, car par sa raison il aurait discerné la vérité.
4. Ce
qui se produit pendant le sommeil n'est pas imputé à l'homme, car il n'a pas
l'usage de la raison, ce qui est l'acte propre de l'homme.
5. Si quelqu'un était venu lui dire quelque chose de faux concernant les futurs contingents ou les pensées des coeurs, l'homme dans l'état d'innocence n'aurait pas cru que les choses étaient ainsi, mais seulement que cela était possible, et cela n'eût pas été une appréciation fausse. - On peut dire aussi que Dieu lui aurait donné son secours pour lui éviter de se tromper dans les choses dont il n'avait pas la science. Et il n'y a pas à faire instance contre cela, comme font certains, en disant que, dans la tentation, l'homme n'a pas reçu ce secours pour être préservé de l'erreur, alors que c'est à ce moment qu'il en avait le plus grand besoin. Car le péché s'était déjà produit dans son esprit, et il n'eut pas recours au secours divin.
Examinons maintenant ce qui concerne la volonté du premier homme. A ce sujet on considérera deux points: 1. La grâce et la justice du premier homme (Q. 95). - 2. L'usage de cette justice dans la domination qu'il exerçait sur les autres êtres (Q. 96).
1. L'homme a-t-il été créé en grâce? - 2. Dans l'état d'innocence avait-il des passions? - 3. Avait-il toutes les vertus? - 4. Ses actions avaient-elles une valeur méritoire égale à celles de maintenant?
Objections:
1. S.
Paul, faisant une distinction entre Adam et le Christ, dit ceci (1 Co 15, 45):
"Le premier Adam a été fait âme vivante; le dernier, esprit qui donne la
vie. " Mais donner la vie et l'esprit est le fait de la grâce. Donc il est
propre au Christ d'avoir été créé en grâce.
2. S.
Augustin dit: "Adam ne posséda pas le Saint-Esprit. " Mais quiconque
a la grâce possède le Saint-Esprit. Donc Adam ne fut pas créé en grâce.
3. S.
Augustin dit que " Dieu a disposé la vie des anges et des hommes de
manière à montrer d'abord en eux ce dont était capable le libre arbitre, et
ensuite ce que pouvait le bienfait de sa grâce et le jugement de sa justice
". Il a donc d'abord créé l'homme et l'ange avec le seul libre arbitre de
leur nature, et c'est ensuite seulement qu'il leur conféra la grâce.
4. P.
Lombard enseigne: "L'homme a reçu dans sa création un secours grâce auquel
il pouvait se maintenir, mais non progresser. " Mais quiconque possède la
grâce peut progresser par le mérite. Donc le premier homme n'a pas été créé en
grâce.
5. Pour
qu'un homme reçoive la grâce, il est requis qu'il donne son consentement, puisque
par là s'accomplit une sorte de mariage spirituel entre Dieu et l'âme. Mais
consentir à la grâce ne peut se faire que chez quelqu'un qui existe déjà. Donc
l'homme n'a pas reçu la grâce au premier instant de sa création.
6. Il y
a plus de distance entre la nature et la grâce qu'entre la grâce et la gloire, celle-ci
n'étant rien d'autre que la grâce dans son achèvement. Mais chez l'homme la
grâce a précédé la gloire. Donc à plus forte raison la nature a-t-elle précédé
la grâce.
Cependant:
l'homme et l'ange se trouvent à égalité dans leur manière d'être ordonnés à la grâce; or l'ange a été créé en grâce, car S. Augustin nous dit: "Dieu était en eux tout à la fois instituant leur nature et leur accordant la grâce. " Donc l'homme, lui aussi, fut créé en grâce.
Conclusion:
Certains disent que le premier homme n'a pas été créé en grâce, mais que cependant la grâce lui fut conférée par la suite avant le péché. En effet, la plupart des Pères attestent que l'homme eut la grâce dans l'état d'innocence. Mais qu'il ait été créé en grâce, comme d'autres l'affirment, semble bien requis par la rectitude même de ce premier état dans lequel Dieu fit l'homme, selon cette parole de l'Ecclésiaste (7, 29): "Dieu fit l'homme droit. "
Cette rectitude, en effet, consistait en ce que la raison était soumise à Dieu, les forces inférieures à la raison, et le corps à l'âme. Or la première de ces soumissions était cause à la fois de la deuxième et de la troisième; aussi longtemps en effet que la raison demeurait soumise à Dieu, les éléments inférieurs lui restaient soumis, comme l'affirme S. Augustin. Par ailleurs, il est manifeste que cette soumission du corps à l'âme et des forces inférieures à la raison n'était pas naturelle; autrement elle aurait persisté après le péché, puisque chez les démons aussi les éléments naturels sont demeurés après le péché comme le dit Denys. Par suite il est clair que la première soumission aussi, celle de la raison envers Dieu, n'était pas seulement d'ordre naturel, mais résultait d'un don surnaturel de grâce; car il n'est pas possible que l'effet soit supérieur à la cause. Aussi S. Augustin écrit-il: "Aussitôt qu'eut été accomplie la transgression du précepte, la grâce de Dieu les abandonna et ils eurent honte de la nudité de leurs corps...; ils éprouvèrent en effet une poussée de leur chair révoltée en représailles de leur propre révolte. " Ceci donne à entendre que si l'abandon de la grâce a détruit l'obéissance de la chair à l'âme, c'est parce que la grâce existant dans l'âme soumettait à celle-ci les forces inférieures.
Solutions:
1. S.
Paul emploie ces expressions pour montrer qu'il existe un corps spirituel comme
il existe un corps animal; car la vie spirituelle du corps a commencé chez le
Christ, qui est " le premier-né d'entre les morts " (Col 1, 18), de
même que la vie animale a commencé chez Adam. Par conséquent les paroles de
l'Apôtre n'impliquent pas qu'Adam n'était pas " spirituel " dans son
âme, mais qu'il ne l'était pas dans son corps.
2.
Comme le dit S. Augustin dans le même livre, on ne nie pas que le Saint-Esprit
ait été de quelque façon en Adam, comme chez les autres justes; mais on affirme
qu'il n'y a pas existé " comme il existe maintenant chez les fidèles",
qui sont admis à recevoir l'héritage éternel aussitôt après la mort.
3. Ce
texte de S. Augustin ne comporte pas que l'ange ou l'homme ait été créé dans le
libre arbitre naturel avant d'avoir la grâce, mais il montre ce dont était
capable en eux le libre arbitre avant la confirmation en grâce, et ce qu'ils
obtiendraient postérieurement par le secours de la grâce qui les affermit.
4.
Pierre Lombard parle en cet endroit comme ceux qui soutinrent que l'homme
n'avait pas été créé en grâce, mais seulement dans une condition naturelle. -
On peut dire encore que si l'homme a été créé en grâce, ce n'est pas de sa
création naturelle qu'il tint le pouvoir de progresser par voie de mérite, mais
d'une grâce surajoutée.
5.
Puisque le mouvement de la volonté n'est pas un mouvement continu, rien
n'empêchait que le premier homme consentit à la grâce dès le premier instant de
sa création.
6. Nous méritons la gloire par un acte de la grâce, mais nous ne méritons pas la grâce par un acte de la nature. Aussi la comparaison ne vaut-elle pas.
Objections:
1. Il
semble que non. En effet il arrive que " la chair convoite contre l'esprit
" (Ga 5, 17) à cause des passions de l'âme. Mais cela ne se produisait pas
dans l'état d'innocence. Donc dans l'état d'innocence il n'y avait pas de
passions dans l'âme.
2.
L'âme d'Adam était plutôt plus noble que son corps. Mais le corps d'Adam fut
impassible. Donc dans son âme non plus il n'y a pas eu de passions.
3. Par
la vertu morale les passions sont réprimées. Mais chez Adam il y eut une vertu
morale parfaite. Donc les passions lui étaient totalement étrangères.
Cependant:
S. Augustin écrit qu'" il y avait en eux un amour de Dieu à l'abri de tout désordre", avec certaines autres passions de l'âme.
Conclusion:
Les passions de l'âme sont dans l'appétit sensible, lequel a pour objet le bien et le mal. C'est pourquoi, si l'on prend l'ensemble des passions, certaines d'entre elles se réfèrent au bien, comme l'amour et la joie, d'autres au mal, comme la crainte et la douleur. Or, dans le premier état, il n'y avait ni présence ni menace d'aucun mal, et il ne manquait aucun des biens dont une volonté bonne aurait désiré pour lors la possession, comme l'écrit S. Augustin; par suite aucune des passions qui regardent le mal n'était en Adam, comme la crainte, la douleur, etc.; pareillement étaient absentes les passions qui regardent un bien non possédé et qu'il faudrait posséder à tel moment, par exemple une cupidité brûlante. En revanche, les passions qui peuvent concerner un bien présent, comme la joie et l'amour; celles qui concernent un bien futur à posséder en son temps, comme le désir ou l'espoir sans inquiétude, existaient dans l'état d'innocence. Elles se présentaient pourtant autrement que chez nous. Chez nous, en effet, l'appétit sensible, dans lequel se produisent les passions, n'est pas totalement soumis à la raison; aussi, tantôt elles préviennent en nous et gênent le jugement de la raison, tantôt elles sont consécutives à un jugement de la raison, dans la mesure où l'appétit sensible obéit quelque peu à la raison. Dans l'état d'innocence au contraire, l'appétit inférieur était totalement soumis à la raison; aussi n'y avait-il en lui que les passions de l'âme consécutives à un jugement de la raison.
Solutions:
1.
" La chair convoite contre l'esprit " par le fait que les passions se
rebellent contre la raison, ce qui n'arrivait pas dans l'état d'innocence.
2. Le
corps humain dans l'état d'innocence était impassible par rapport aux passions
qui détruisent l'équilibre naturel, comme on le dira plus loin. De même l'âme
était impassible par rapport aux passions qui entraînent la raison.
3. La vertu morale parfaite ne supprime pas totalement les passions, elle les règle: "C'est le propre du tempérant de convoiter ce qu'il faut et comme il le faut", dit Aristote.
Objections:
1. Il
semble que non, car certaines vertus sont ordonnées à refréner la démesure des
passions: par exemple la tempérance refrène la convoitise immodérée, et la
force refrène la crainte immodérée. Mais dans l'état d'innocence il n'y avait
pas de passions immodérées. Par conséquent les vertus qu'on vient de nommer
n'existaient pas non plus.
2.
Certaines vertus règlent les passions qui concernent le mal: par exemple la
mansuétude règle les colères, et la force règle les craintes. Mais dans l'état
d'innocence il n'y avait pas de passions de ce genre, on vient de le dire, ni
par conséquent de vertus correspondantes.
3. La
pénitence est une vertu qui regarde le péché commis dans le passé. La
miséricorde, de son côté, est une vertu qui regarde la misère. Mais dans l'état
d'innocence il n'y avait ni péché, ni misère, ni par conséquent les vertus
correspondantes.
4. La
persévérance est une vertu. Mais Adam ne l'eut pas, comme le montre le péché
qui suivit. Donc il n'avait pas toutes les vertus.
5. La
foi est une vertu. Mais elle n'existait pas dans l'état d'innocence; elle
implique en effet une connaissance en énigme qui s'oppose à la perfection du
premier état.
Cependant:
S. Augustin dit dans une homélie -: "Le prince des vices a vaincu Adam, formé du limon de la terre à l'image de Dieu, armé de pureté, équilibré par la tempérance, rayonnant de lumière. "
Conclusion:
L'homme dans l'état d'innocence a possédé d'une façon ou d'une autre toutes les vertus. Cette vérité ressort de ce qui précède. On a dit en effet n que la rectitude du premier état consistait en ce que la raison était soumise à Dieu et les facultés inférieures à la raison. Or les vertus ne sont rien d'autre que des perfections grâce auxquelles la raison est ordonnée à Dieu, et les forces inférieures disposées selon la règle de la raison; on le verra plus clairement lorsqu'on traitera des vertus. Par conséquent la rectitude de l'état primitif exigeait que l'homme eût d'une façon ou d'une autre toutes les vertus.
Mais il faut remarquer que parmi les vertus certaines n'impliquent dans leur notion aucune imperfection, par exemple la charité et la justice; et les vertus de cette espèce existaient sans restriction aucune dans l'état d'innocence, aussi bien comme habitus que dans leur exercice. Mais d'autres vertus impliquent dans leur notion même une imperfection, qui peut se prendre soit du côté de l'acte, soit du côté de la matière. Et si une telle imperfection n'est pas incompatible avec la perfection de l'état primitif, ces vertus pouvaient exister dans cet état, comme la foi qui porte sur ce que l'on ne voit pas, et l'espérance qui porte sur ce que l'on ne possède pas. En effet la perfection de l'état primitif n'allait pas jusqu'à la vision de Dieu face à face, tel qu'on le possède avec la jouissance de la béatitude finale; aussi la foi et l'espérance pouvaient-elles exister dans cet état, aussi bien comme habitus que dans leur exercice. Si au contraire l'imperfection impliquée dans la notion même de telle ou telle vertu s'oppose à la perfection de l'état primitif, cette vertu pouvait exister en cet état comme habitus, mais non pas dans son exercice; cela est clair pour la pénitence qui est une douleur du péché commis, et pour la miséricorde qui est une douleur de la misère d'autrui; en effet aussi bien la douleur que la faute et la misère sont incompatibles avec la perfection de l'état primitif. Aussi des vertus comme celles-là existaient chez le premier homme à l'état d'habitus, mais non dans leur exercice; le premier homme en effet était disposé de telle manière que, si un péché avait eu lieu par le passé, il en aurait eu de la douleur; et pareillement s'il avait vu de la misère chez un autre, il l'aurait repoussée selon son pouvoir. Ainsi Aristote dit-il 0 que " la pudeur", dont l'objet est un acte indigne, " ne se produit chez le vertueux que sous condition: il est disposé de telle manière en effet qu'il aurait honte s'il commettait quelque chose d'indigne ".
Solutions:
1. Il
est accidentel à la tempérance et à la force de réprimer des passions
excessives, lorsque ces vertus trouvent un tel excès dans leur sujet; ce qui
leur est essentiel, c'est de régler les passions.
2. Parmi les passions qui sont ordonnées au mal, celles-là sont incompatibles avec la perfection de l'état primitif qui concernent le mal chez celui-là même qui subit cette passion, par exemple la crainte et la douleur. Mais les passions qui concernent le mal chez autrui ne contrarient pas la perfection de cet état; dans l'état primitif, l'homme pouvait haïr la malice des démons tout aussi bien qu'il pouvait aimer la bonté de Dieu. Aussi les vertus concernant des passions de ce genre auraient pu exister dans l'état primitif aussi bien comme habitus que dans leur exercice.
En revanche, parmi les vertus qui concernent les passions portant sur le mal du sujet lui-même, celles qui portaient exclusivement sur des passions de ce genre ne pouvaient exister dans l'état primitif quant à leur exercice, mais seulement comme habitus, ainsi qu'on l'a dit pour la pénitence et la miséricorde.
Mais il y a des
vertus qui ne concernent pas seulement le genre de passions dont on vient de
parler, mais également d'autres passions; ainsi la tempérance qui ne concerne
pas seulement les tristesses mais aussi les délectations, et la force qui
concerne non seulement la crainte, mais aussi l'audace et l'espoir. Dans l'état
primitif il pouvait donc y avoir des actes de tempérance pour autant que
celle-ci modère les plaisirs; et de même pour la force, en tant qu'elle règle
l'audace ou l'espoir, mais non en tant que ces vertus règlent la tristesse et
la crainte.
3. Tout
ce qu'on vient de dire résout cette objection.
4. Par
" persévérance " on peut entendre deux choses. D'abord une certaine
vertu; alors le mot désigne un habitus grâce auquel on choisit de persévérer
dans le bien. Et en ce sens, Adam avait la persévérance. La persévérance peut
aussi désigner la circonstance dans laquelle s'exerce une vertu; alors elle
signifie une persistance de la vertu sans interruption. Et en ce sens Adam n'a
pas eu la persévérance.
5. Ce qu'on vient de dire résout la cinquième objection.
Objections:
1. On
pourrait penser que les activités du premier homme avaient moins de valeur
méritoire que les nôtres. En effet, la grâce est donnée par la miséricorde de
Dieu, laquelle apporte plus de secours à ceux qui sont davantage dans le
besoin. Mais nous avons besoin de la grâce plus que le premier homme dans
l'état d'innocence. Donc la grâce nous est infusée de façon plus abondante. Et
puisqu'elle est la racine du mérite, nos activités obtiennent ainsi une plus
grande valeur méritoire.
2. Pour
qu'il y ait mérite, il faut qu'il y ait combat et difficulté. En effet il est
dit (2 Tm 2, 5): "Ne recevra la couronne que celui qui aura lutté suivant
les règles. " Et Aristote: "C'est dans le difficile et le bien que
s'exerce la vertu. " Mais maintenant combat et difficulté sont plus
grands. Donc la valeur méritoire est plus grande aussi.
3.
Pierre Lombard dit que l'homme n'aurait pas mérité en résistant à la tentation,
tandis que maintenant résister à la tentation est méritoire. Donc nos actes ont
une valeur méritoire plus grande que dans l'état primitif.
Cependant:
dans cette hypothèse, l'homme serait en meilleure condition après le péché.
Conclusion:
La valeur du mérite peut être estimée à partir de deux principes. D'abord à partir de sa racine, qui est la charité et la grâce; ce poids du mérite correspond à la récompense essentielle, qui consiste dans la jouissance de Dieu; en effet, celui qui agit avec une plus grande charité jouira plus parfaitement de Dieu. Ensuite on juge le mérite à partir de l'importance de l'acte, laquelle est double: absolue et proportionnée. En effet, la veuve qui mit deux piécettes dans le Trésor fit une oeuvre moindre en quantité absolue que ceux qui y déposaient de grandes offrandes; mais en quantité proportionnelle la veuve fit plus, selon la sentence du Seigneur, parce que cela dépassait davantage ses ressources. Cependant ces deux valeurs méritoires correspondent à la récompense accidentelle, qui nous réjouit du bien créé.
Ainsi donc, il faut dire que les oeuvres humaines auraient eu plus de valeur méritoire dans l'état d'innocence qu'après le péché, si l'on prend la valeur qui vient de la grâce; celle-ci eût été alors plus abondante, ne trouvant aucun obstacle dans la nature humaine. Même jugement si l'on considère l'importance absolue des oeuvres, car l'homme ayant une plus grande vertu aurait fait des oeuvres plus grandes. Mais si l'on considère l'importance proportionnelle, le caractère méritoire se trouve plus important après le péché en raison de la faiblesse humaine; en effet une oeuvre petite dépasse le pouvoir de celui qui l'accomplit avec difficulté plus qu'une oeuvre importante ne dépasse le pouvoir de celui qui agit sans difficulté.
Solutions:
1.
Après le péché l'homme a besoin de la grâce pour plus de choses qu'avant le
péché, mais il n'en a pas davantage besoin. Car l'homme, même avant le péché, avait
besoin de la grâce pour obtenir la vie éternelle, ce qui est la nécessité
principale de la grâce. Mais après le péché l'homme a besoin de la grâce, en
outre, pour la rémission de son péché et le soutien de sa faiblesse.
2.
Difficulté et combat relèvent de la valeur méritoire qui se prend de
l'importance proportionnelle des oeuvres, comme on vient de le dire. C'est un
signe de l'empressement de la volonté qui porte ses efforts vers ce qui est
difficile. Or l'empressement de la volonté est causé par la grandeur de la
charité. Mais il peut arriver que quelqu'un fasse une oeuvre facile avec une
volonté aussi empressée qu'un autre fait une oeuvre difficile, car il serait
prêt à faire aussi ce qui lui serait difficile. Cependant la difficulté
effective, en tant qu'elle a le caractère d'une peine, comporte en plus une
valeur satisfactoire pour le péché.
3. Résister à la tentation n'aurait pas été méritoire pour le premier homme, selon l'opinion de ceux qui ne lui accordaient pas la grâce, comme maintenant cela n'est pas méritoire pour celui qui n'a pas la grâce. Il y a pourtant cette différence que dans l'état primitif rien ne se trouvait à l'intérieur de l'homme pour le pousser au mal comme maintenant, aussi l'homme pouvait-il alors davantage que maintenant résister à la tentation sans la grâce.
1. L'homme dans l'état d'innocence aurait-il dominé sur les animaux? - 2. Aurait-il dominé sur toute créature? - 3. Dans l'état d'innocence tous les hommes auraient-ils été égaux? - 4. Les hommes, dans cet état, auraient-ils dominé sur les hommes?
Objections:
1. S.
Augustin dit que c'est par le ministère des anges que les animaux furent amenés
à Adam pour qu'il leur assignât des noms. Mais ce ministère des anges n'eût pas
été nécessaire si par lui-même l'homme avait dominé sur les animaux. Donc
l'homme dans l'état d'innocence n'avait pas de pouvoir sur les autres animaux.
2. Il
n'est pas bon de réunir sous une même domination des êtres en discorde. Mais il
y a beaucoup d'animaux qui par nature sont en discorde, tels la brebis et le
loup. C'est donc que tous les animaux n'étaient pas englobés sous le pouvoir de
l'homme.
3.
D'après S. Jérôme, Dieu donna la domination sur les animaux à l'homme qui n'en
avait pas besoin avant le péché, parce qu'il savait d'avance qu'après la chute
l'homme devrait se faire aider par le renfort des animaux. Donc à tout le moins
l'homme n'avait pas avant le péché à user de sa domination sur les animaux.
4.
L'acte propre de celui qui domine c'est, semble-t-il, de commander. Mais il
n'est pas juste d'adresser un commandement à un être sans raison. Donc l'homme
n'avait pas de domination sur les animaux non raisonnables.
Cependant:
la Genèse (1, 26) dit au sujet de l'homme: "Qu'il domine sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et les bêtes de la terre. "
Conclusion:
Comme on l'a dit plus haut, la désobéissance envers l'homme de ce qui doit lui être soumis, est une suite et un châtiment de sa propre désobéissance envers Dieu. Et c'est pourquoi dans l'état d'innocence, avant la désobéissance dont on vient de parler, rien ne lui résistait, de ce qui par nature devait lui être soumis.
Or tous les animaux sont par nature soumis à l'homme. C'est là une chose qu'on peut établir à partir de trois données. La première est l'ordre même de la nature. De même que, dans la genèse des choses, on saisit un certain ordre selon lequel on passe de l'imparfait au parfait, car la matière est pour la forme et la forme plus imparfaite pour celle qui est plus parfaite, de même en est-il aussi de l'usage qui est fait des choses de la nature, car les êtres plus imparfaits sont mis à la disposition des plus parfaits; les plantes se servent de la terre pour leur nourriture, les animaux des plantes, et les hommes des plantes et des animaux. Ainsi est-ce par nature que l'homme domine sur les animaux. Et c'est pourquoi Aristote dit que " la chasse faite aux animaux sauvages est juste et naturelle", car par elle l'homme revendique ce qui lui appartient par nature.
La deuxième donnée est l'ordre de la providence divine, laquelle gouverne toujours les inférieurs par les supérieurs. Aussi, comme l'homme est au-dessus des autres animaux, puisqu'il a été fait à l'image de Dieu, est-il très convenable que les autres animaux soient soumis à sa conduite.
La troisième donnée consiste dans les propriétés respectives de l'homme et des autres animaux.
Chez les autres animaux, en effet, on trouve au niveau de leur pouvoir naturel d'estimation une certaine participation de la prudence concernant quelques actes particuliers; tandis que chez l'homme on trouve une prudence universelle, qui fournit le plan de tout ce qu'il y a à faire. Or tout ce qui existe par participation est soumis à ce qui est par essence et de façon universelle. Et ainsi il est clair que la sujétion des autres animaux envers l'homme est naturelle.
Solutions:
1. Il y
a beaucoup de choses qu'une puissance supérieure peut obtenir de ses sujets, et
qui restent impossibles à la puissance inférieure. Or l'ange, par nature, est
supérieur à l'homme. Aussi y a-t-il tel effet qui pouvait être produit chez les
animaux par la vertu des anges et qui ne pouvait être réalisé par le pouvoir de
l'homme: ainsi, que tous les animaux fussent rassemblés en un instant.
2. Certains disent que les animaux qui maintenant sont féroces et tuent d'autres animaux auraient été, dans cet état, pacifiques, non seulement avec l'homme, mais aussi avec les autres animaux. Mais cela est tout à fait déraisonnable. En effet, la nature des animaux n'a pas été changée par le péché de l'homme au point que ceux qui maintenant, par nature, mangent la chair d'autres animaux, comme les lions ou les faucons, eussent alors été herbivores. D'ailleurs, la Glose tirée de Bède ne dit pas à propos de la Genèse (1, 30) que les fruits et l'herbe aient été donnés en nourriture à tous les animaux et oiseaux, mais à certains d'entre eux. Par conséquent l'hostilité eût été naturelle entre certains animaux.
Pour autant, ils
n'auraient pas été soustraits à la domination de l'homme, pas plus qu'ils ne le
sont maintenant à la domination de Dieu, par la providence de qui tout cela est
disposé. L'homme eût été l'exécuteur de cette providence, comme cela se voit
encore maintenant pour les animaux domestiques; en effet, les hommes
fournissent des poules aux faucons domestiques pour leur nourriture.
3. Les
hommes dans l'état d'innocence n'avaient pas besoin des animaux pour leurs
nécessités corporelles, ni pour se couvrir parce qu'ils étaient nus et n'en
éprouvaient pas de honte, étant à l'abri de tout mouvement de convoitise désordonnée;
ni pour s'alimenter, car ils se nourrissaient des arbres du Paradis; ni pour se
déplacer, car ils avaient un corps vigoureux. Ils avaient pourtant besoin des
animaux afin de prendre une connaissance expérimentale de leurs natures. Cela
est signifié par le fait que Dieu amena à l'homme les animaux, pour qu'il leur
assignât des noms, lesquels désignent leurs natures.
4. Tous les animaux ont, dans leur pouvoir naturel d'estimation, une certaine participation de la prudence et de la raison. C'est en vertu de cela que les grues suivent leur guide et que les abeilles obéissent à leur reine. Et c'est ainsi que tous les animaux eussent alors obéi à l'homme d'eux-mêmes, à la façon dont le font maintenant certains animaux domestiques.
Objections:
1. Il
semble que l'homme n'aurait pas dominé sur toutes les autres créatures. Car
l'ange par nature jouit d'un plus grand pouvoir que l'homme. Mais, dit S.
Augustin, la matière corporelle n'aurait pas obéi au moindre signe des saints
anges; donc beaucoup moins encore à l'homme dans l'état d'innocence.
2. Les
plantes ont uniquement, comme puissances vitales, celles qui président à la
nutrition, à la croissance et à la génération. Or ces puissances ne sont pas
capables par nature d'obéir à la raison, comme cela se voit chez un seul et
même homme. Donc, puisque la domination appartient à l'homme au titre de la
raison, il semble que l'homme dans l'état d'innocence n'aurait pas dominé sur
les plantes.
3.
Quiconque domine sur une chose peut changer cette chose. Mais l'homme n'aurait
pu changer le cours des corps célestes; cela en effet est le propre de Dieu
seul, dit Denys. Donc il ne dominait pas sur eux.
Cependant:
il est dit dans la Genèse (1, 26) au sujet de l'homme: "Qu'il commande à toute créature. "
Conclusion:
Tout existe dans l'homme d'une certaine façon, et c'est pourquoi au type de domination qu'il exerce sur ce qui est en lui correspond celui qu'il lui revient d'exercer sur les autres. Or dans l'homme, il y a quatre choses à considérer: la raison qu'il a en commun avec les anges, les puissances sensibles qu'il a en commun avec les animaux, les puissances naturelles qu'il a en commun avec les plantes, et le corps lui-même qu'il a en commun avec les choses inanimées. Dans l'homme la raison occupe la place de ce qui domine, et non de ce qui est soumis à domination. Aussi l'homme dans l'état primitif ne dominait-il pas sur les anges; et quand on dit qu'il commande à toute créature, il s'agit de celle qui n'était pas à l'image de Dieu. Quant aux puissances sensibles, comme l'irascible et le concupiscible, qui obéissent dans une certaine mesure à la raison, l'âme exerce sur elles une domination en leur donnant des ordres. Aussi dans l'état d'innocence dominait-elle par ses ordres sur les autres animaux. Quant aux puissances naturelles et au corps, l'homme n'exerce pas de domination sur eux en leur donnant des ordres, mais en les utilisant. Et de même la domination qu'il exerçait dans l'état d'innocence sur les plantes et les choses inanimées se faisait non par des ordres ou une transformation, mais en utilisant leurs services sans rencontrer d'empêchement.
On a ainsi répondu aux Objections.
Objections:
1. Il
semble que oui. Car S. Grégoire dit que " là où nous n'avons pas commis de
faute, nous sommes tous égaux ". Mais dans l'état d'innocence il n'y avait
pas de faute. Donc tous étaient égaux.
2.
C'est la similitude et l'égalité qui expliquent l'amour mutuel, selon la parole
de l'Ecclésiastique (13, 15): "Tout être vivant aime son semblable, et
tout homme son prochain. " Or dans cet état il y avait entre les hommes
beaucoup de cet amour qui est le lien de la paix. Donc tous les hommes auraient
été égaux dans l'état d'innocence.
3.
Lorsque cesse la cause, cesse l'effet. Mais la cause de l'inégalité qui règne
maintenant entre les hommes semble tenir d'une part à Dieu, qui récompense
certains pour leurs mérites et en punit certains, d'autre part à la nature, car
c'est en raison d'une défaillance de la nature que certains naissent débiles et
privés de quelque membre, alors que d'autres sont forts et en parfaite
intégrité. Cela n'aurait pas existé dans l'état primitif.
Cependant:
on lit dans l'épître aux Romains (13, 1): "Ce qui vient de Dieu est conforme à son ordre. " Mais l'ordre semble consister surtout dans l'inégalité; en effet S. Augustin nous dit: "L'ordre est une disposition de choses égales ou inégales, qui attribue à chacune sa place. " Donc dans l'état primitif, qui aurait été parfaitement harmonieux, on aurait trouvé de l'inégalités.
Conclusion:
Il faut dire nécessairement qu'il y avait dans l'état primitif une certaine inégalité, tout au moins quant au sexe, car sans différence de sexe il n'y aurait pas eu génération; de même pour l'âge: même dans cet état certains hommes étaient engendrés par d'autres, et ceux qui s'unissaient charnellement n'étaient pas stériles.
Mais même en ce qui concerne l'âme il y aurait eu des différences aussi bien pour la justice que pour la science; en effet ce n'est pas par nécessité que l'homme agissait, mais par son libre arbitre; or en vertu de celui-ci l'homme a le pouvoir d'appliquer plus ou moins son esprit à faire, vouloir ou connaître quelque chose. Ainsi certains auraient fait plus de progrès que d'autres en justice et en science.
Du côté du corps aussi il pouvait y avoir inégalité. En effet, le corps humain n'était pas totalement affranchi des lois de la nature au point de ne pas recevoir plus ou moins d'avantages ou de secours des facteurs extérieurs, puisqu'aussi bien leur vie était sustentée par des aliments. Et ainsi rien n'empêche de dire que, selon les différentes dispositions de l'air ou les diverses dispositions des étoiles, les uns auraient été engendrés plus vigoureux de corps que les autres, plus grands, plus beaux, avec une meilleure complexion; de telle façon toutefois que chez ceux qui eussent été moins avantagés il n'y aurait eu ni défaut ni péché tant pour l'âme que pour le corps.
Solutions:
1. Les
paroles de S. Grégoire entendent exclure l'inégalité qui tient à la différence
entre justice et péché. A cause de celle-ci, il arrive que certains doivent
être contraints par d'autres à subir un châtiment.
2. L'égalité
fait que l'amour mutuel est égal de part et d'autre. Cependant il peut y avoir
un plus grand amour entre des êtres inégaux qu'entre des êtres égaux, bien que
la réponse ne soit pas égale entre les deux côtés; en effet le père aime
naturellement son fils davantage que le frère n'aime son frère, bien que le
fils n'aime pas son père autant qu'il en est aimé.
3. La cause de l'inégalité pouvait très bien venir du côté de Dieu, non certes en ce sens que Dieu aurait puni les uns et récompensé les autres, mais du fait qu'il aurait élevé davantage ceux-ci, et moins ceux-là, de manière à faire briller davantage la beauté de l'ordre parmi les hommes. Du côté de la nature également, des inégalités pouvaient se produire de la façon qui vient d'être dite, sans aucune défaillance de la nature.
Objections:
1. S.
Augustin écrit: "Dieu a voulu que l'homme, être raisonnable, fait à son
image, ne dominât que sur les êtres sans raison; domination non de l'homme sur
l'homme, mais de l'homme sur la bête. "
2. Ce
qui a été introduit comme un châtiment du péché n'aurait pas existé dans l'état
d'innocence. Mais que l'homme soit soumis à l'homme, cela fut introduit comme
châtiment du péché; il fut dit en effet à la femme après le péché; " Ton
mari dominera sur toi " (Gn 3, 16). C'est donc que dans l'état d'innocence
l'homme n'était pas soumis à l'homme.
3.
Sujétion s'oppose à liberté. Mais la liberté est l'un des biens primordiaux, qui
n'aurait pas fait défaut dans l'état d'innocence, lorsque " rien ne
manquait de ce que peut désirer une volonté bonne", selon la formule de S.
Augustin. Donc l'homme ne dominait pas sur l'homme dans l'état d'innocence.
Cependant:
la condition des hommes dans l'état d'innocence n'était pas plus digne que celle des anges. Mais parmi les anges il en est qui dominent sur d'autres, si bien que l'un des ordres angéliques est appelé Dominations. Donc il n'est pas contre la dignité de l'état d'innocence que l'homme ait dominé sur l'homme.
Conclusion:
Domination peut se comprendre de deux façons. D'abord comme l'opposé de la servitude, et alors on appelle maître (dominus) celui auquel on est soumis en qualité d'esclave. Domination peut aussi s'entendre dans un sens général par rapport à une sujétion quelconque. Et alors on peut attribuer la domination à celui qui a mission de gouverner et diriger des hommes libres. Au premier sens du mot domination, l'homme dans l'état d'innocence ne dominait pas sur l'homme, mais au second sens il aurait pu exercer une telle domination.
La raison en est que l'esclave diffère de l'homme libre en ce que " l'homme libre est à lui-même sa fin", dit Aristote, tandis que l'esclave est ordonné à un autre. On peut donc dire que quelqu'un domine sur un autre comme sur son esclave, quand il ramène le dominé à sa propre utilité à lui, le dominateur. Pour chacun, c'est son bien propre qui est désirable; par suite, il est affligeant pour chacun de céder exclusivement à un autre le bien qui aurait dû être le sien, et on ne peut supporter sans souffrir une telle domination. C'est pourquoi, dans l'état d'innocence, cette domination de l'homme sur l'homme n'aurait pas existé.
Mais on domine sur un autre comme sur un homme libre, quand on dirige celui-ci vers son bien propre, ou vers le bien commun. Et une telle domination de l'homme sur l'homme aurait existé dans l'état d'innocence pour deux motifs. Premièrement, parce que l'homme est par nature un animal social, si bien que dans l'état d'innocence les hommes auraient eu une vie sociale. Mais la vie sociale d'une multitude ne pourrait exister sans un dirigeant qui recherche le bien commun; car plusieurs recherchent nécessairement plusieurs buts, mais un seul n'en recherche qu'un. Ce qui fait dire à Aristote: "Chaque fois que plusieurs éléments sont ordonnés à une seule fin, on en trouve toujours un qui prend la tête et qui dirige. " Le deuxième motif c'est que si un homme avait été supérieur à un autre en connaissance et en justice, il aurait été choquant qu'il n'emploie pas cette supériorité au service des autres. En ce sens il est écrit (1 P 4, 1 0): "Chacun de vous selon la grâce reçue, mettez-la au service des autres... " Ce qui fait dire à S. Augustin: "Les justes commandent non parce qu'ils ambitionnent de dominer, mais parce qu'ils veulent servir par leur sagesse; voilà ce que prescrit l'ordre de la nature et c'est ainsi que Dieu a créé l'homme ".
Cela répond à toutes les Objections, car elles concernent la première espèce de domination.
I1 faut étudier maintenant ce qui concerne l'état du premier homme dans son corps. Nous examinerons d'abord la conservation de l'individu (Q. 97), et ensuite celle de l'espèce (Q. 98).
1. L'homme dans l'état d'innocence était-il immortel? - 2. Était-il impassible? - 3. Avait-il besoin de se nourrir? - 4. Aurait-il obtenu l'immortalité par l'arbre de vie?
Objections:
1. Il
semble que non. Car " mortel " fait partie de la définition de
l'homme. Mais si l'on enlève la définition, on enlève le défini. Donc si homme
il y avait, il ne pouvait pas être immortel.
2.
" Corruptible et incorruptible appartiennent à des genres différents
". dit Aristote. Mais les êtres qui appartiennent à des genres différents
ne peuvent pas se changer l'un en l'autre. Donc, si le premier homme avait été
incorruptible, il n'aurait pas pu être corruptible dans l'état actuel.
3. Si
l'homme dans l'état d'innocence a été immortel, il le devait soit à la nature, soit
à la grâce. Or il ne le devait pas à la nature car, puisque la nature reste
spécifiquement la même, il serait immortel maintenant encore. Il ne le devrait
pas non plus à la grâce, car le premier homme recouvra la grâce par la
pénitence, selon la parole du livre de la Sagesse (10, 1): (la Sagesse) "
le délivra de sa faute "; par conséquent il aurait recouvré l'immortalité,
ce qui est évidemment faux. Donc l'homme n'était pas immortel dans l'état
d'innocence.
4.
L'immortalité est promise à l'homme comme une récompense, selon la parole de
l'Apocalypse (21, 4): "Il n'y aura plus de mort. " Or, l'homme ne fut
pas créé dans l'état de récompense, mais de manière à mériter la récompense. Par
conséquent l'homme dans l'état d'innocence n'était pas immortel.
Cependant:
l'épître aux Romains (5, 2) nous dit: "Par le péché la mort est entrée dans le monde. " Donc avant le péché l'homme était immortel.
Conclusion:
Quelque chose peut être qualifié d'incorruptible à trois titres. Premièrement, du côté de la matière, s'il n'a pas de matière, comme l'ange, ou s'il a une matière en puissance à une seule forme, comme les corps célestes; on dit alors qu'il est incorruptible par nature. Deuxièmement, du côté de la forme, du fait qu'à une chose corruptible par nature est attachée une certaine disposition qui l'empêche absolument de se corrompre. On dit alors que c'est incorruptible en vertu de la gloire, car, dit S. Augustin " Dieu a fait l'âme d'une nature si puissante que sa béatitude fait rejaillir sur le corps plénitude de santé et vigueur d'incorruption ". Troisièmement, du côté de la cause efficiente. C'est de cette façon que l'homme dans l'état d'innocence aurait été incorruptible et immortel, car, dit S. Augustin: "Dieu en créant l'homme lui a donné la vigueur de l'immortalité pour aussi longtemps qu'il ne pécherait pas, si bien qu'il serait lui-même l'auteur ou de sa vie ou de sa mort. " En effet, son corps n'était pas à l'abri de la dissolution par une vertu d'immortalité existant en lui; c'est l'âme qui possédait une force surnaturelle donnée par Dieu, grâce à laquelle elle pouvait préserver le corps de toute corruption, aussi longtemps qu’elle serait demeurée soumise à Dieu. Cette disposition est logique. Puisque l'âme raisonnable n'est pas entièrement absorbée par sa relation à la matière corporelle, comme on l'a dit précédemment, il convenait qu'au commencement lui fût donnée une vertu par laquelle elle pourrait conserver le corps d'une façon q ' ui dépassât la nature de la matière corporelle.
Solutions:
1 et 2. Les deux
premières objections parlaient de l'incorruptibilité et de l'immortalité par
nature.
3. La
force que possédait l'âme pour préserver le corps de la corruption ne lui était
pas naturelle, c'était un don de grâce. Et sans doute recouvra-telle la grâce
pour la rémission de la faute et le mérite de la gloire, mais elle ne la
recouvra pas dans son effet d'immortalité perdue. Car cela était réservé au
Christ par qui le défaut de la nature devait être réparé en mieux, comme on le
dira plus loin.
4. L'immortalité de gloire promise en récompense diffère de celle qui fut octroyée à l'homme dans l'état d'innocence.
Objections:
1. La
sensation est un certain pâtir. Mais l'homme, dans l'état d'innocence, eût été
doué de sensibilité. Donc il aurait été passible.
2. Le
sommeil est une certaine passion. Mais l'homme dans l'état d'innocence aurait
dormi, selon la Genèse (2, 21): "Dieu fit tomber un profond sommeil sur
Adam. " Donc il aurait été passible.
3. On
ajoute dans le même chapitre de la Genèse: "Dieu enleva une de ses côtes.
" Donc il eût été passible aussi en subissant cette ablation.
4. Le
corps de l'homme était mou. Mais ce qui est mou est exposé par nature à subir
l'action de ce qui est dur. Par conséquent, si le corps du premier homme avait
heurté quelque corps dur, il en aurait souffert. Et ainsi le premier homme
était passible.
Cependant:
si le premier homme avait été passible, il aurait été aussi corruptible, car la passion, en augmentant, détruit la substance.
Conclusion:
Le mot " passion " peut s'employer en deux sens. D'abord au sens propre, où l'on dit qu'une chose pâtit parce qu’elle est écartée de sa disposition naturelle. En effet, la passion est l'effet de l'action; or, dans les réalités de la nature, les contraires agissent et pâtissent réciproquement, et l'un écarte l'autre de sa disposition naturelle. Ensuite le mot " passion " est employé dans un sens général pour désigner n'importe quelle mutation, même si elle concerne quelque chose qui perfectionne la nature, par exemple lorsqu'on dit que connaître intellectuellement ou éprouver une sensation sont " un certain pâtir ". Donc, en ce second sens, l'homme dans l'état d'innocence était passible et " pâtissait " à la fois dans son âme et dans son corps. Mais, au premier sens de ce mot, il était impassible dans son âme et dans son corps, de même qu'il était immortel; il avait en effet le pouvoir d'empêcher la passion aussi bien que la mort, s'il était resté sans péché.
Solutions:
1 et 2. La
sensation et le sommeil n'écartent pas l'homme de sa disposition naturelle, mais
sont ordonnés au bien de la nature.
3.
Comme on l'a dit plus haute, cette côte était en Adam en tant que celui-ci
était principe du genre humain, à la façon dont la semence est dans l'homme en
tant qu'il est principe par la génération. Par conséquent, de même que la
séparation de la semence ne s'accompagne pas d'une passion qui écarterait l'homme,
de sa disposition naturelle, il faut en dire autant de l'ablation de cette
côte.
4. Le corps de l'homme dans l'état d'innocence pouvait être préservé de la lésion que lui aurait infligée quelque chose de dur, en partie par la raison personnelle de l'homme qui lui permettait d'éviter les nuisances; en partie aussi par la providence de Dieu qui le gardait de telle sorte que rien ne se présentât à l'improviste, qui pût le blesser.
Objections:
1. Il
semblerait que non, car la nourriture est nécessaire à l'homme pour réparer ses
pertes. Mais dans le corps d'Adam il ne se produisait aucune perte puisqu'il
était incorruptible. Par conséquent il n'avait pas besoin d'aliments.
2. Les
aliments sont nécessaires pour se nourrir. Mais la nutrition ne se fait pas
sans passion. Puisque le corps de l'homme était impassible, il semble bien
qu'il n'avait pas besoin d'aliments.
3. Nous
avons besoin d'aliments, dit-on, pour conserver la vie. Mais Adam avait
d'autres façons de conserver sa vie puisque, s'il ne péchait pas, il ne devait
pas mourir. Donc les aliments ne lui étaient pas nécessaires.
4. Si
l'on prend des aliments, cela entraîne des déjections, avec une certaine honte
qui ne convient pas à la dignité de l'état primitif. Par conséquent il semble
que l'homme dans l'état primitif n'usait pas d'aliments.
Cependant:
il est dit dans la Genèse (2, 16): "Tu peux manger de tous les arbres du jardin. "
Conclusion:
Dans l'état d'innocence l'homme avait une vie animale, où les aliments répondaient à un besoin; après la résurrection il aura une vie spirituelle, où il n'y aura plus besoin d'aliments. Pour le faire comprendre, considérons que l'âme rationnelle est à la fois âme et esprit. On l'appelle " âme " selon ce qu’elle a de commun avec les autres âmes, à savoir de donner vie à un corps; ce qui fait dire dans la Genèse (2, 7): "L'homme devint une âme vivante", c'est-à-dire donnant vie à un corps. Mais on l'appelle " esprit " selon ce qu’elle a en propre, à l'exclusion des autres âmes: de posséder une puissance intellective immatérielle. Dans l'état primitif, donc, l'âme rationnelle communiquait au corps ce qui lui revient en tant qu'elle est une âme; et c'est pourquoi ce corps était qualifié d'" animal", en tant qu'il tirait vie d'une âme (anima). Or le premier principe vital dans notre monde inférieur, c'est, dit Aristote, l'âme végétative, dont les activités sont la nutrition, la génération et la croissance. Et c'est pourquoi ces activités convenaient à l'homme dans l'état primitif. Mais dans l'état final, après la résurrection, l'âme communiquera d'une certaine façon au corps ce qui lui est propre en sa qualité d'esprit: l'immortalité pour tous les hommes; l'impassibilité, la gloire et la vigueur pour les bons dont les corps seront appelés spirituels. Aussi, après la résurrection, les hommes n'auront pas besoin d'aliments, tandis qu'ils en avaient besoin dans l'état d'innocence.
Solutions:
1.
Selon S. Augustin: "Comment un corps mortel avait-il à se soutenir par des
aliments? Ce qui est immortel n'a besoin ni d'aliments ni de boissons. "
On a dit plus haut, en effet, que l'immortalité de l'état primitif était
assurée par une force surnaturelle résidant dans l'âme, et non par une
disposition attachée au corps. Aussi quelque chose de l'élément humide de ce
corps pouvait-il se perdre sous l'action de la chaleur; et, pour que cet
élément ne fût pas totalement consumé, il était nécessaire de secourir l'homme
par l'absorption d'aliments.
2. Dans
la nutrition il y a en effet passion et altération du côté de l'aliment, converti
en la substance de celui qui est alimenté. Aussi ne peut-on pas en conclure que
le corps de l'homme était passible; ce qui l'était, c'était l'aliment absorbé.
Pourtant, une telle passion eût tourné à la perfection de la nature.
3. Si
l'homme n'avait pas pourvu à son alimentation, il aurait péché, de même qu'il
pécha en mangeant l'aliment défendu. En effet, on lui avait commandé tout à la
fois, de s'abstenir de l'arbre de la science du bien et du mal, et de se
nourrir de tout autre arbre du Paradis.
4. Certains disent que l'homme dans l'état d'innocence n'aurait pris que l'exacte quantité de nourriture qui lui était nécessaire et qu'ainsi il n'y aurait pas eu de déjections. Mais c'est supposer sans raison qu'il n'y aurait pas eu dans les aliments absorbés certains déchets inaptes à être convertis en nourriture pour l'homme. Aussi devait-il y avoir un phénomène d'élimination. Dieu toutefois aurait pourvu à ce qu'aucune indécence n'en résultât.
Objections:
1. Il
semble que l'arbre de vie ne pouvait pas être cause d'immortalité. En effet, rien
ne peut agir au-delà de sa nature spécifique, car l'effet ne dépasse pas la
cause. Mais l'arbre de vie était corruptible; sinon il n'aurait pas pu être
pris comme nourriture, puisque l'aliment est converti en la substance de celui
qui s'en nourrit, comme on vient de le dire. Donc l'arbre de vie n'avait pas le
pouvoir de conférer l'incorruptibilité ou l'immortalité.
2. Les
effets causés par les vertus des plantes et autres choses naturelles sont
naturels. Si donc l'arbre de vie avait causé l'immortalité, cette immortalité
eût été naturelle.
3. Dire
cela serait retomber, semble-t-il, dans les fables des anciens d'après
lesquelles les dieux qui mangeaient d'une certaine nourriture sont devenus
immortels, ce qui fait rire le Philosophe.
Cependant:
on lit dans la
Genèse (3, 22): "Ne permettez pas qu'il avance la main, qu'il cueille à
l'arbre de la vie, en mange et vive pour toujours. "
2. S. Augustin nous dit: "Le goût de l'arbre de vie empêchait la corruption du corps; enfin, même après le péché, il aurait pu demeurer à l'abri de la dissolution, s'il lui avait été permis de manger de l'arbre de vie. "
Conclusion:
L'arbre de vie causait en quelque façon l'immortalité, mais non absolument. Pour le comprendre il faut considérer que l'homme, dans l'état primitif, avait pour la conservation de sa vie deux remèdes contre deux espèces de déficiences. La première de ces déficiences est la perdition de l'humidité sous l'action de la chaleur naturelle qui est un instrument de l'âme. Contre cela l'homme était secouru par la manducation des autres arbres du Paradis, à la façon dont maintenant aussi nous trouvons soutien dans les aliments que nous prenons. La deuxième déficience, dit Aristote, tient au fait que ce qui est engendré à partir d'une matière étrangère diminue lorsqu'il est adjoint à l'élément humide préexistant; la vertu active de la nature spécifique devient de l'eau; ainsi l'eau ajoutée au vin est d'abord convertie en la saveur du vin, mais, si l'on en ajoute de plus en plus, elle diminue la force du vin et, à la fin, le vin est devenu de l'eau. Ainsi donc, nous constatons qu'au début la vertu active de la nature spécifique est tellement forte qu’elle peut assimiler non seulement la quantité d'aliments nécessaire pour compenser la déperdition, mais aussi celle qui est requise pour la croissance. Dans la suite, ce qui est assimilé ne suffit plus pour continuer la croissance mais seulement pour compenser la déperdition. Enfin, dans l'état de vieillesse, cela ne suffit même plus à ce dernier besoin, d'où la décrépitude et finalement la dissolution du corps. Contre cette deuxième déficience, l'homme trouvait un remède dans l'arbre de vie, car celui-ci avait une vertu pour fortifier l'espèce contre la faiblesse qui résultait d'apports étrangers. Aussi S. Augustin écrit-il: "Les aliments étaient à portée de l'homme pour qu'il n'eût pas faim, la boisson pour qu'il n'eût pas soif, et l'arbre de vie pour le garantir contre les atteintes de la vieillesse "; et il dit encore: "L'arbre de vie empêchait la corruption des hommes à la façon d'un remède. "
Cependant il n'était pas purement et simplement cause de l'immortalité. En effet, ce n'est pas lui qui causait la vertu que possédait l'âme pour conserver son corps, et il ne pouvait pas davantage donner au corps une disposition d'immortalité telle qu'il ne pût être désagrégé. On peut le montrer du fait que la vertu de n'importe quel corps est finie. Aussi celle de l'arbre de vie ne pouvait-elle s'étendre jusqu'à donner au corps une vigueur suffisante pour durer durant un temps infini, mais seulement pour un temps déterminé. Il est clair en effet que plus une vertu est grande, plus l'effet qu’elle imprime est durable. Aussi, puisque la vertu de l'arbre de vie était limitée, une fois que l'on aurait mangé de cet arbre, on se serait trouvé préservé de la corruption pour un temps déterminé; après quoi, ou bien l'homme eût été transféré à une vie spirituelle, ou bien il aurait eu besoin de manger de nouveau à l'arbre de vie.
Solutions:
Cela répond aux objections. Les premiers arguments prouvent effectivement que l'arbre de vie n'était pas la cause, purement et simplement de l'incorruptibilité. Mais les deux textes en sens contraire montrent qu'il causait l'incorruptibilité en empêchant la corruption de la façon qu'on vient de dire.
CE QUI CONCERNE LA CONSERVATION DE L'ESPÈCE
Il faut considérer maintenant ce qui, dans l'état du premier homme, concerne la conservation de l'espèce. Nous étudierons d'abord l'acte même de génération (Q. 98), puis la condition dans laquelle seraient nés les enfants (Q. 99).
1. Y aurait-il eu génération dans l'état d'innocence? - 2. La génération se serait-elle faite par union chamelle?
Objections:
1. Il
semble qu'il n'y aurait pas eu génération dans l'état d'innocence. En effet, selon
Aristote, " le contraire de la génération est la corruption ". Or les
contraires sont dans le même genre. Mais dans l'état d'innocence il n'y aurait
pas eu de corruption, donc pas de génération non plus.
2. La
génération est faite pour que soit conservé dans l'espèce ce qui ne peut être
conservé dans l'individu; aussi chez les individus qui ont une durée sans fin
ne trouve-t-on pas de génération. Mais dans l'état d'innocence l'homme aurait
vécu perpétuellement sans mourir. Donc dans cet état il n'y aurait pas eu
génération.
3. Par
la génération les hommes se multiplient. Mais quand les maîtres se multiplient,
il est nécessaire de procéder à une division des possessions pour éviter la
confusion du droit de propriété. Donc, puisque l'homme a été institué maître
des animaux, s'il s'était produit une multiplication du genre humain, il s'en
serait suivi une division de la propriété. Or ceci est contraire au droit
naturel, d'après lequel toutes choses sont communes, selon Isidore. C'est donc
qu'il n'y aurait pas eu génération dans l'état d'innocence.
Cependant:
il est dit dans la Genèse (1, 28): "Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre. " Or une telle multiplication n'aurait pu se réaliser sans nouveaux engendrements, puisque deux êtres humains seulement avaient été établis à l'origine. Donc dans l'état primitif il y aurait eu génération.
Conclusion:
Dans l'état d'innocence il y aurait eu génération pour la multiplication du genre humain; autrement le péché eût été très nécessaire, puisqu'il en a résulté un si grand bien. Il faut donc considérer que l'homme, selon sa nature, a été établi comme un chaînon intermédiaire entre créatures corruptibles et incorruptibles, car son âme est par nature incorruptible et son corps est par nature corruptible.
Or, il faut remarquer que l'intention de la nature ne se porte pas de la même façon sur les créatures corruptibles et sur celles qui sont incorruptibles. Ce que la nature en effet vise essentiellement, c'est ce qui existe toujours et sans fin. Mais ce qui n'existe que pour un temps ne semble pas être visé à titre principal par la nature, mais comme un être ordonné à un autre; sans quoi, par la corruption de cet être, l'intention de la nature serait brisée. Donc, puisque dans les êtres corruptibles il n'y a de perpétuel et de permanent que les espèces, c'est le bien de l'espèce qui est principalement visé par la nature, et c'est à la conservation de l'espèce qu'est ordonnée la génération naturelle. Quant aux substances incorruptibles, elles demeurent non seulement selon l'espèce, mais aussi dans les individus, et c'est pourquoi les individus eux-mêmes font également partie de la visée principale de la nature.
Ainsi donc la génération convient à l'homme, si nous considérons son corps, qui est corruptible par nature. Si nous considérons son âme, qui est incorruptible, il convient que la multitude des individus soit visée pour elle-même par la nature, ou plutôt par l'Auteur de la nature, qui seul est le créateur des âmes humaines. Et c'est pourquoi, pour la multiplication du genre humain, il a établi la génération dans le genre humain, même dans l'état d'innocence.
Solutions:
1. Le
corps humain dans l'état d'innocence était corruptible pour ce qui dépendait de
lui, mais il pouvait être préservé de la corruption par l'âme. Et c'est
pourquoi il ne fallait pas lui retirer la génération qui est nécessaire aux
êtres corruptibles.
2. Même
si, dans l'état d'innocence, la génération n'avait pas existé pour la
conservation de l'espèce, elle aurait existé pour la multiplication des
individus.
3. Dans l'état que nous connaissons, la multiplication des maîtres entraîne nécessairement la division des possessions, car la communauté de possession est une occasion de discorde, dit Aristote. Mais dans l'état d'innocence les volontés humaines auraient été si bien ordonnées que les hommes auraient usé en commun, sans danger de discorde, selon les attributions de chacun, des biens soumis à leur maîtrise; c'est d'ailleurs ce que l'on observe maintenant aussi chez beaucoup de gens de bien.
Objections:
1.
Selon S. Jean Damascène, le premier homme au Paradis terrestre était "
comme un ange ". Mais dans l'état que nous aurons à la résurrection, quand
les hommes seront semblables aux anges, " on ne prendra ni femme ni mari
" (Mt 22, 30). Par conséquent dans le Paradis non plus il n'y aurait pas
eu génération par union charnelle.
2. Les
premiers êtres humains furent créés à l'âge adulte. Par conséquent si pour eux
la génération avait eu lieu par union chamelle avant le péché, il y aurait eu
entre eux union des sexes même au Paradis. Or l'Écriture montre bien que cela
est faux.
3.
C'est dans l'union charnelle que l'homme devient le plus semblable aux bêtes à
cause de la véhémence du plaisir, et c'est pourquoi on fait l'éloge de la
continence par laquelle les hommes s'abstiennent de plaisirs de ce genre. Mais
si l'homme est comparé aux bêtes, c'est à cause du péché, selon la parole du
Psaume (49, 21): "L'homme ne comprit pas quel était son honneur, il
ressembla au bétail qu'on abat et lui devint pareil. " Par conséquent il
n'y aurait pas eu d'union charnelle de l'homme et de la femme avant le péché.
4. Dans l'état d'innocence il n'y aurait pas eu de corruption. Mais par l'union charnelle il y a corruption de l'intégrité virginale. Par conséquent il n'y aurait pas eu d'union des sexes dans l'état d'innocence.
En sens
contraire. 1. C'est avant le péché que Dieu créa l'homme et la femme, comme
il est dit dans la Genèse (1, 27 et 2, 22). Or rien n'existe sans raison dans
les oeuvres de Dieu. Donc, même si l'homme n'avait pas péché, il y aurait eu
union charnelle, ce qui est le but de la distinction des sexes.
2. En Genèse (2, 18), il est dit que la femme fut faite pour aider l'homme. Mais cette aide n'est destinée à rien d'autre qu'à la génération, laquelle se fait par union charnelle, car, pour toute autre activité, l'homme pouvait trouver une aide plus adaptée chez un autre homme que chez la femme. Donc, dans l'état d'innocence, la génération se serait faite par union charnelle.
Conclusion:
Certains, parmi les anciens Pères, considérant la laideur de la convoitise qui accompagne l'union charnelle dans notre état présent, ont soutenu que dans l'état d'innocence la génération ne se serait pas faite par union des sexes. Ainsi S. Grégoire de Nysse dit que dans le Paradis le genre humain se serait multiplié d'une autre façon, comme se sont multipliés les anges, sans commerce charnel, par l'opération de la puissance divine. Et il dit que Dieu avait créé l'homme et la femme avant le péché, en pensant au mode de génération qui allait exister après le péché, péché que Dieu connaissait à l'avance.
Mais cette opinion n'est pas raisonnable. En effet, les choses qui sont naturelles à l'homme ne lui sont ni retirées ni accordées par le péché. Or il est clair que si nous considérons dans l'homme la vie animale qu'il avait même avant le péché, comme nous venons de le dire, il lui est naturel d'engendrer par union charnelle, tout comme aux autres animaux parfaits. C'est ce que manifestent les membres naturels destinés à cet usage. Et c'est pourquoi il ne faut pas dire qu'avant le péché ces membres naturels n'auraient pas eu leur usage comme les autres membres.
Il y a donc deux choses à considérer dans l'union charnelle par rapport à l'état actuel. Premièrement, ce qui relève de la nature: la conjonction du mâle et de la femelle pour engendrer. Car en toute génération, il faut une vertu active et une vertu passive. Par suite, étant donné qu'en tous les êtres chez lesquels il y a distinction des sexes la vertu active se trouve dans le mâle et la vertu passive dans la femelle, l'ordre de la nature exige que pour engendrer il y ait union charnelle du mâle et de la femelle. On peut considérer un autre point, qui est une certaine difformité de la convoitise immodérée. Celle-ci n'aurait pas existé dans l'état d'innocence, quand les facultés inférieures étaient totalement soumises à la raison. Aussi S. Augustin dit: "Gardons-nous de penser que la génération n'aurait pu avoir lieu sans la maladie de la sensualité. Ces membres-là auraient obéi comme les autres, au gré de la volonté, sans l'aiguillon d'une passion séductrice, dans la tranquillité de l'âme et du corps. "
Solutions:
1. Dans
le Paradis l'homme aurait été comme un ange pour ce qui est de l'âme
spirituelle, tout en ayant une vie animale selon son corps. Tandis que, après
la résurrection, l'homme sera semblable à l'ange, étant devenu spirituel à la
fois dans son âme et dans son corps. Aussi ne peut-on appliquer le même
raisonnement à ces deux états.
2. Si
nos premiers parents n'eurent pas de commerce charnel au Paradis, c'est, dit S.
Augustin, parce qu'ils furent chassés du Paradis pour leur péché peu après la
formation de la femme; ou bien parce qu'ils attendirent que l'autorité divine
leur fixât un temps pour cela, n'ayant reçu jusqu'alors à ce sujet qu'une
prescription générale. 3. Les bêtes n'ont pas la raison. Aussi l'homme
devient-il bestial dans l'union charnelle en tant qu'il n'est pas capable de
régler par la raison le plaisir de l'union charnelle et le bouillonnement de la
convoitise. Mais, dans l'état d'innocence, il n'y aurait rien eu dans ce
domaine qui n'eût été réglé par la raison; non pas, comme le disent certains, que
le plaisir sensible eût été moindre. Car le plaisir sensible eût été d'autant
plus grand que la nature était plus pure et le corps plus délicat. Mais
l'appétit concupiscible ne se serait pas élevé avec un tel désordre au-dessus
du plaisir réglé par la raison. Car celle-ci n'est pas chargée de diminuer le
plaisir sensible, mais d'empêcher l'appétit concupiscible de s'attacher
immodérément au plaisir. Et je dis " immodérément " par rapport à la
mesure de la raison. C'est ainsi que l'homme sobre ne trouve pas moins de
plaisir que le glouton dans la nourriture qu'il prend avec mesure, mais son
appétit concupiscible se repose moins dans ce genre de plaisir. C'est bien ce
que suggèrent les paroles de S. Augustin: elles n'excluent pas de l'état
d'innocence l'intensité du plaisir, mais l'ardeur de la convoitise et
l'agitation de l'âme. C'est pourquoi la continence n'eût pas mérité d'éloges
dans l'état d'innocence, et si elle en mérite dans le temps actuel, ce n'est
pas parce qu'elle restreint la fécondité, mais parce qu’elle écarte la
convoitise désordonnée. Mais alors il y aurait eu fécondité sans convoitise.
4. Selon S. Augustin: en cet état, " le commerce charnel n'eût corrompu d'aucune façon l'intégrité de la femme...; en effet l'introduction de la semence virile dans le sein de la femme n'aurait pas davantage porté atteinte à l'intégrité de l'épouse que maintenant le flux menstruel à l'intégrité de la vierge... De même que pour l'enfantement, ce ne sont pas les gémissements de la douleur, mais la poussée de la maturité qui aurait dilaté les entrailles de la femme, de même, pour la conception, ce ne sont pas les convoitises de la volupté mais le libre emploi de la volonté qui aurait uni l'une et l'autre nature ".
LA CONDITION DANS LAQUELLE SERAIENT NÉS LES ENFANTS
Il faut étudier maintenant la condition des enfants engendrés dans l'état d'innocence: 1. Quant au corps (Q. 99). - 2. Quant à la justice (Q. 100). - 3. Quant à la science (Q. 101).
1. Dans l'état d'innocence les enfants auraient-ils eu dès la naissance une force physique achevée? - 2. Seraient-ils tous nés de sexe masculin?
Objections:
1. S.
Augustin nous dit: "Cette faiblesse du corps (celle qui apparaît chez les
enfants) répond bien à la faiblesse de leur esprit. " Mais dans l'état
d'innocence il n'y aurait eu aucune faiblesse de l'esprit. Par conséquent une
telle faiblesse du corps n'aurait pas existé non plus chez les enfants.
2.
Certains animaux ont dès leur naissance une force suffisante pour faire usage
de leurs membres. Mais l'homme est plus noble que les autres animaux. Donc il
lui est bien plus naturel encore d'avoir dès la naissance la force de se servir
de ses membres. Et ainsi l'état actuel semble bien être une peine consécutive
au péché.
3. Ne
pas pouvoir atteindre une chose délectable offerte à la vue implique une
certaine douleur. Mais si les enfants n'avaient pas eu la force de mouvoir
leurs membres, il serait souvent arrivé qu'ils ne pussent atteindre un objet
délectable présenté à leur vue. Il y aurait donc eu pour eux une certaine
douleur qui ne pouvait exister avant le péché. Donc les enfants dans l'état
d'innocence n'auraient pas été privés de la force de mouvoir leurs membres.
4. Les
infirmités de la vieillesse semblent correspondre à celles de l'enfance. Mais
dans l'état d'innocence, il n'y aurait pas eu té dans la vieillesse. Donc il
n'y en aurait pas eu dans l'enfance non plus.
Cependant:
tout être engendré est imparfait avant d'atteindre sa perfection. Mais les enfants dans l'état d'innocence auraient été produits par voie de génération. Par conséquent ils auraient commencé par être imparfaits en taille et en vigueur corporelle.
Conclusion:
Ce qui est au-dessus de la nature, nous ne le connaissons que par la foi; ce que nous croyons, nous le devons à l'autorité. Aussi en tout ce que nous faisons devons-nous suivre la nature des choses, sauf pour celles qui nous sont transmises par l'autorité divine et qui sont au-dessus de la nature. Or, manifestement il est naturel parce que en harmonie avec les principes de la nature humaine, que les enfants n'aient pas dès leur naissance la force suffisante pour mouvoir leurs membres. En effet, l'homme a par nature un cerveau plus volumineux, proportionnellement au reste du corps, que les autres animaux. Aussi est-il naturel qu'en raison de l'extrême humidité du cerveau chez les enfants, les nerfs qui sont les instruments du mouvement ne soient pas aptes à mouvoir les membres. D'autre part, il ne fait de doute pour aucun catholique qu'il pourrait se faire, par la vertu divine, que les enfants aient dès leur naissance la force complète nécessaire au mouvement des membres.
Or, il est certain, par l'autorité de l'Écriture (Ecclésiaste 7, 29) que " Dieu fit l'homme droit", et cette rectitude consiste, dit S. Augustin dans la parfaite soumission du corps à l'âme. De même donc que, dans l'état primitif, il ne pouvait rien y avoir dans les membres de l'homme qui résistât à une volonté bien ordonnée, de même les membres de l'homme ne pouvaient se dérober à la volonté humaine. Or une volonté humaine bien ordonnée est celle qui tend aux actes qui lui conviennent. Mais les mêmes actes ne conviennent pas à l'homme à n'importe quel âge. Il faut donc dire que les enfants n'auraient pas eu dès leur naissance une force suffisante pour mouvoir leurs membres à n'importe quels actes, mais à ceux qui convenaient à l'enfance, comme de téter et autres actes de ce genre.
Solutions:
1. La
faiblesse dont parle S. Augustin est celle qui apparaît maintenant chez les
enfants même dans les actes qui conviennent à leur âge; on le voit bien par les
mots qui précèdent; " placés à côté du sein, ils sont encore plus capables
de pleurer de faim que de téter ".
2. Que
certains animaux possèdent dès la naissance l'usage de leurs membres, cela ne
vient pas de leur perfection, puisque certains animaux plus parfaits n'ont pas
cet avantage, mais de la sécheresse de leur cerveau, et de ce que les actes
propres à des animaux de ce genre sont imparfaits, si bien que peu de force y
suffit.
3. La
solution a été donnée dans le corps de l'article. Mais on peut dire aussi que
les enfants n'auraient rien désiré sinon ce qui leur aurait convenu selon une
volonté bien ordonnée, et selon leur état.
4. L'homme dans l'état d'innocence aurait connu la génération, mais non la corruption. Et c'est pourquoi certaines déficiences infantiles consécutives à la génération auraient pu se produire en cet état, mais non des faiblesses séniles, qui acheminent à la corruption.
Objections:
1.
Aristote dit que " la femelle est un mâle manqué "e, survenant pour
ainsi dire en dehors de la visée de la nature. Mais dans l'état primitif rien
ne serait arrivé qui ne fût pas naturel dans la génération humaine. Donc il ne
serait pas né de femmes.
2. Tout
engendrant engendre un être qui lui est semblable, à moins d'être empêché par
une impuissance ou par une mauvaise disposition de la matière, comme lorsqu'un
petit feu ne peut enflammer du bois vert. Or, dans la génération, la vertu
active se trouve chez le mâle. Donc, puisque dans l'état d'innocence, il n'y
aurait eu aucune impuissance chez le mâle, ni aucune mauvaise disposition de la
matière chez la femelle, il semble que les nouveau-nés auraient tous été mâles.
3. Dans
l'état d'innocence la génération était ordonnée à la multiplication des hommes.
Mais les hommes auraient pu se multiplier suffisamment par le premier homme et
la première femme, du fait que ceux-ci devaient vivre sans fin. Donc il
n'aurait pas été nécessaire que dans l'état d'innocence naquissent d'autres
femmes.
Cependant:
la nature se serait développée par la génération telle que Dieu l'a instituée. Mais, comme il est dit dans la Genèse (1, 27; 2, 22), Dieu institua l'homme et la femme dans la nature humaine. Par conséquent, en cet état, ce sont des hommes et des femmes qui auraient été engendrés.
Conclusion:
Rien n'eût manqué dans l'état d'innocence de ce qui appartient à la nature humaine, complète. Or, de même que la diversité des degrés d'être appartient à la perfection de l'univers, de même la diversité des sexes concourt à la perfection de la nature humaine. Et c'est pourquoi dans l'état d'innocence l'un et l'autre sexe eussent été produits par la génération.
Solutions:
1.
Quand on dit que la femelle est un mâle manqué, c'est parce qu’elle est en
dehors de la visée de la nature particulière, ce n'est pas qu'elle soit en
dehors de la nature universelle, on l'a dit précédemment.
2. La
génération de la femme ne se produit pas seulement, comme dit l'objection, à
cause de l'impuissance de la vertu active ou d'une mauvaise disposition de la
matière, mais parfois à cause d'un accident extérieur. Par exemple, d'après
Aristote e, le vent du nord favorise la génération des garçons, et celui du sud
la génération des filles. Parfois aussi cela vient d'une pensée de l'âme, qui
peut facilement modifier le corps. Ceci pouvait surtout se produire dans l'état
d'innocence, où le corps était plus soumis à l'âme; et ainsi le sexe de
l'enfant aurait été différent au gré de l'engendrant.
3. Les enfants auraient été engendrés dotés d'une vie animale à laquelle il appartient d'engendrer tout autant que d'user d'aliments. Aussi convenait-il que tous engendrassent, et pas seulement les premiers parents. Cela semble impliquer qu'il serait né autant de filles que de garçons.
1. Les hommes seraient-ils nés avec la justice? - 2. Seraient-ils nés confirmés en justice?
Objections:
1.
Hugues de Saint-Victor dit que le premier homme, avant le péché, aurait
engendré. des enfants non chargés de péché sans doute, mais qui n'auraient pas
hérité de la justice de leur père.
2. La
justice est réalisée par la grâce, dit S. Paul (Rm 5, 21 Vg). Or la grâce ne se
transmet pas, car alors elle serait naturelle, mais elle est infusée par Dieu
seul. Donc les enfants ne seraient pas nés avec la justice.
3. La
justice est dans l'âme. Mais l'âme ne vient pas par transmission corporelle.
Donc la justice non plus n'aurait pas été transmise des parents aux enfants.
Cependant:
S. Anselme écrit: "Ceux que l'homme eût engendrés, s'il n'avaient pas péché, eussent été justes dès qu'ils auraient eu une âme raisonnable. "
Conclusion:
Par nature, l'homme engendre un être qui lui est spécifiquement semblable. Aussi tous les accidents consécutifs à la nature de l'espèce se retrouvent-ils semblables chez les fils comme chez les parents, à moins d'une erreur dans l'opération de la nature, erreur qui ne se serait pas produite dans l'état d'innocence. Mais il n'est pas nécessaire que cette ressemblance se réalise dans les accidents individuels.
Or, la justice originelle dans laquelle fut créé le premier homme était un accident de la nature spécifique; non pas qu’elle fût causée par les principes spécifiques, mais parce qu’elle était un don accordé par Dieu à toute la nature. C'est clair, du fait que les opposés sont dans le même genre; or le péché originel, qui s'oppose à cette justice, est appelé un péché de nature; aussi est-il transmis par les parents à leurs descendants. Et c'est pourquoi les enfants leur eussent été assimilés également quant à la justice originelle.
Solutions:
1. La
parole de Hugues est à entendre non pas de l'habitus de justice, mais de
l'exercice actuel de cette justice.
2.
Certains disent que les enfants seraient nés non pas avec la justice
surnaturelle qui est principe de mérite, mais avec la justice originelle. Mais
la racine de la justice originelle, dans la rectitude de laquelle l'homme a été
créé, consiste dans une soumission surnaturelle de la raison envers Dieu, qui
se réalise par la grâce sanctifiante, comme on l'a dit précédemment e; il est
donc nécessaire de dire que si les enfants étaient nés dans la justice
originelle, ils seraient nés aussi avec la grâce; ainsi nous avons dit plus
hautd que le premier homme avait été créé avec la grâce. Celle-ci toutefois
n'en devenait pas naturelle pour autant, car elle n'aurait pas été transmise
par la vertu de la semence, mais eût été accordée à l'homme dès qu'il aurait eu
une âme raisonnable. C'est de la même façon d'ailleurs que l'âme raisonnable
est infusée par Dieu dès que le corps y est disposé, et pourtant elle n'est pas
causée par transmission corporelle.
3. Cela résout la troisième objection.
Objections:
1. S.
Grégoire, commentant le texte de Job (3, 13): "Je dormirai de mon
sommeil...", dite: "Si aucune injection de péché n'avait corrompu
notre premier père, il n'aurait aucunement engendré de sa chair des fils de la
géhenne; mais ceux qui maintenant doivent être sauvés par le Rédempteur
auraient été les seuls à être élus pour naître de lui. " Donc ils seraient
tous nés confirmés en justice.
2. S.
Anselme écrit que si les premiers parents " avaient vécu de telle manière
que lors de la tentation ils n'eussent pas péché, ils auraient été confirmés
avec toute leur descendance de manière à ne plus pouvoir pécher ". Donc, les
enfants seraient nés confirmés en justice.
3. Le
bien est plus puissant que le mal. Mais le péché du premier homme a entraîné
une nécessité de pécher chez ceux qui naissent de lui. Donc, si le premier
homme avait persévéré dans la justice, il en aurait découlé chez ses
descendants une nécessité d'observer la justice.
4.
L'ange qui adhérait à Dieu alors que d'autres péchaient fut aussitôt confirmé
en justice, de manière à ne plus pouvoir pécher. Donc, si l'homme pareillement
avait résisté à la tentation, il eût été confirmé. Mais tel il fut, tels
eussent été ceux qu'il aurait engendrés. Donc ses fils aussi seraient nés
confirmés en justice.
Cependant:
S. Augustin écrit: "Alors la société humaine tout entière eût été bienheureuse, si eux-mêmes (c'est-à-dire les premiers parents) n'avaient transmis le mal à leurs descendants, et si personne non plus, dans leur postérité, n'avait commis d'iniquité qui méritât condamnation. " Une telle réflexion laisse entendre que même si les premiers hommes n'avaient pas péché, certains de leur postérité auraient pu commettre l'iniquité. C'est donc qu'ils ne seraient pas nés confirmés en justice.
Conclusion:
Il ne paraît pas possible que dans l'état d'innocence les enfants fussent nés confirmés en justice. Il est manifeste en effet que les enfants à leur naissance n'ont pas plus de perfection que n'en ont leurs parents lorsqu'ils sont en état d'engendrer. Or les parents, aussi longtemps qu'ils auraient engendré, n'auraient pas été confirmés en justice. Si une créature rationnelle est confirmée en justice, cela vient de ce qu’elle devient bienheureuse par la claire vision de Dieu; car lorsqu'on voit Dieu on ne peut pas ne pas se fixer en lui, étant donné qu'il est l'essence même de la bonté dont nul ne peut se détourner, puisque rien n'est désiré et aimé si ce n'est sous la raison de bien. (je dis cela selon la loi commune, car il peut en arriver autrement par privilège spécial, comme nous le croyons de la Vierge, Mère de Dieu.) Mais sitôt qu'Adam serait parvenu à cette béatitude qui lui ferait voir Dieu face à face, il serait devenu spirituel tant dans son corps que dans son âme, et sa vie animale aurait cessé, qui est la seule où il eût fait oeuvre de génération. Par conséquent il est manifeste que les petits enfants ne seraient pas nés confirmés en grâce.
Solutions:
1. Si
Adam n'avait pas péché, il n'aurait pas engendré des fils de la géhenne, c'est-à-dire
qui auraient contracté à partir de lui le péché, cause de la géhenne. Ces fils
auraient cependant pu devenir fils de la géhenne en péchant par leur libre
arbitre. Ou bien, s'ils n'étaient pas devenus fils de la géhenne par leur péché,
ce n'eût pas été pour avoir été confirmés en justice, mais en vertu de la
providence de Dieu, par laquelle ils auraient été gardés indemnes de péché.
2. S.
Anselme ne présente pas cela comme une affirmation, mais comme une hypothèse.
Cela se voit à sa façon de parler, lorsqu'il dit: "Il semble que s'ils
avaient vécu... "
3. Cet
argument n'est pas concluant, bien que S. Anselme semble avoir été entraîné par
lui, comme on le voit dans son texte. En effet les descendants ne contractent
pas par le péché du premier père une nécessité de pécher au point de ne pouvoir
revenir à la justice, ce qui n'arrive qu'aux damnés. Aussi n'aurait-il pas
transmis à ses descendants l'impossibilité absolue de pécher, ce qui ne se
réalise que chez les bienheureux.
4. Le cas de l'homme n'est pas semblable à celui de l'ange. Car l'homme possède un libre arbitre susceptible de changement, aussi bien après le choix qu'avant celui-ci. Or, ceci n'est pas le fait de l'ange, comme on l'a dit plus haut en traitant des anges.
1. Les enfants seraient-ils nés avec une science parfaite? - 2. Auraient-ils eu dès leur naissance l'usage parfait de la raison?
Objections:
1. Tel
était Adam, tels auraient été les fils qu'il aurait engendrés. Mais, comme on
l'a dit plus haut, Adam avait une science parfaite. Donc aussi les fils nés de
lui.
2.
L'ignorance est causée par le péché, dit Bède. Mais l'ignorance est la
privation de science. Donc avant le péché les nouveau-nés auraient eu toute la
science.
3. Les
nouveau-nés auraient eu aussitôt la justice. Mais la justice requiert la
science, qui dirige dans l'action. Donc ils auraient eu la science.
Cependant:
notre âme, par nature, est " comme une tablette rase où il n'y a rien d'écrit ". Mais la nature de l'âme est maintenant identique à ce qu’elle eût été alors. Donc les âmes des enfants, pour commencer, auraient été dénuées de science.
Conclusion:
Comme on l'a dit plus haut, pour ce qui est au-dessus de la nature, on fait confiance à l'autorité seule; aussi, là où l'autorité est muette, devons-nous suivre la condition de la nature. Or, il est naturel à l'homme d'acquérir la science par les sens, comme on l'a dit précédemment; et si l'âme est soumise à un corps, c'est parce qu’elle a besoin de lui pour son opération propre; ce qui ne serait pas, si, dès le commencement, elle avait une science non acquise par les facultés sensibles. Aussi faut-il dire que, dans l'état d'innocence, les enfants ne seraient pas nés avec une science parfaite; ils l'auraient acquise sans difficulté au cours du temps par découverte personnelle ou par enseignement.
Solutions:
1.
Avoir une science parfaite était un accident individuel du premier père, en
tant que celui-ci était institué père et instructeur de tout le genre humain.
Et c'est pourquoi, sur ce point, il n'engendrait pas des fils semblables à lui;
mais seulement quant aux accidents naturels ou gratuits accordés à toute la
nature.
2.
L'ignorance est la privation de la science que l'on doit avoir pour un temps
donné. Cela n'eût pas existé chez les enfants nouveau-nés; ils auraient eu en
effet la science qui leur convenait pour ce temps-là. C'est pourquoi il n'y
aurait pas eu en eux ignorance, mais non-savoir par rapport à certains objets.
Ce non-savoir que Denys reconnaît chez les saints anges eux-mêmes.
3. Les enfants auraient eu une science suffisante pour les diriger dans les oeuvres de justice où les hommes sont dirigés par les principes universels du droit; mais cette science, ils l'auraient eue alors avec beaucoup plus de plénitude que nous ne l'avons par nature, et de même pour les autres principes universels.
Objections:
1. Si
maintenant les enfants n'ont pas l'usage parfait de la raison, c'est parce que
l'âme est appesantie par le corps. Mais cela n'existait pas alors car, dit le
livre de la Sagesse (9, 15): "Le corps corruptible appesantit l'âme.
" Donc, avant le péché et la corruption consécutive au péché, les enfants
auraient eu dès leur naissance l'usage parfait de la raison.
2.
Certains autres animaux ont dès la naissance l'usage de leur activité naturelle;
c'est ainsi que l'agneau fuit aussitôt le loup. A bien plus forte raison les
hommes dans l'état d'innocence auraient-ils eu dès la naissance le parfait
usage de la raison.
Cependant:
la nature progresse de l'imparfait au parfait chez tous les êtres engendrés. Par conséquent les enfants n'auraient pas eu, dès le commencement, le parfait usage de la raison.
Conclusion:
Il est clair, d'après ce qui a été dit précédemment, que l'usage de la raison dépend d'une certaine façon de l'usage des facultés sensibles; c'est pourquoi lorsque les sens sont liés et les puissances sensitives internes empêchées, l'homme n'a pas le parfait usage de sa raison, comme cela se voit chez ceux qui dorment ou qui délirent. Or, les puissances sensibles sont les vertus d'organes corporels; aussi lorsque leurs organes sont entravés, il est nécessaire que leurs actes soient empêchés, et par suite l'usage de la raison. Chez les enfants ces puissances trouvent une entrave dans l'excessive humidité du cerveau. Et c'est pourquoi chez eux il n'y a pas de parfait usage de la raison, pas plus que des autres membres. Aussi les enfants dans l'état d'innocence n'auraient pas eu le parfait usage de la raison tel qu'ils devaient l'avoir à l'âge adulte. Ils auraient eu pourtant un usage de la raison plus parfait que maintenant pour les choses qui relevaient de cet état, comme on l'a dit plus haut pour l'usage des membres.
Solutions:
1.
L'appesantissement de l'âme qui résulte de la corruption du corps consiste en
ce que l'usage de la raison est gêné même pour les choses qui concernent
l'homme à tout âge.
2. Même les autres animaux n'ont pas dès le commencement un usage parfait de leur activité naturelle comme ils l'ont par la suite. Cela se voit dans le fait que les oiseaux apprennent à leurs petits à voler, et on trouve des choses semblables dans d'autres espèces d'animaux. Et cependant chez l'homme il y a une entrave spéciale du fait de l'abondante humidité du cerveau, comme on l'a dit plus haut.
1. Le paradis est-il un lieu corporel? - 2. Est-il un lieu qui convient à l'habitation de l'homme? - 3. Pourquoi l'homme fut-il placé dans le paradis? - 4. Devait-il être créé dans le paradis?
Objections:
1. Bède
dit a que " le paradis atteint jusqu'au cercle lunaire ". Mais aucun
lieu terrestre ne peut être dans ce cas, car il est contre la nature de la
terre de s'élever si haut; en outre, sous le globe lunaire c'est la région du
feu, qui consumerait la terre. Donc le paradis n'est pas un lieu corporel.
2.
L'Écriture évoque (Gn 2, 10) quatre fleuves qui sortent du paradis. Or les
fleuves qui sont nommés là ont manifestement leur origine ailleurs, comme on le
voit chez Aristote. Donc le paradis n'est pas un lieu corporel.
3. On a
exploré très activement tous les lieux habitables de la terre sans jamais
mentionner le lieu du paradis. C'est donc, semble-t-il, que celui-ci n'est pas
un lieu corporel.
4. La
description du paradis terrestre comporte un arbre de vie. Mais celui-ci est
une réalité spirituelle; on dit en effet dans le livre des Proverbes (3, 18) à
propos de la Sagesse qu’elle est " un arbre de vie pour qui la saisit
". C'est donc que le paradis lui non plus n'est pas un lieu corporel, mais
spirituel.
5. Si
le paradis est un lieu corporel, il faut que les arbres du paradis eux aussi
soient corporels. Mais il ne le semble pas, car les arbres corporels ont été
produits le troisième jour; et on ne parle de la plantation des arbres du
paradis, dans la Genèse (2, 8, 9), qu'après l'oeuvre des six jours. C'est donc
que le paradis n'est pas un lieu corporel.
Cependant:
S. Augustin écrit " Il y a trois opinions principales sur le paradis celle qui veut le comprendre de façon purement corporelle; l'autre de façon purement spirituelle; la troisième qui l'interprète de l'une et l'autre façon, et c'est celle-ci, je l'avoue, qui me plaît. "
Conclusion:
Comme dit S. Augustin: "Rien n'empêche d'adopter les interprétations spirituelles du paradis qui peuvent être utiles, pourvu toutefois que l'on croie à la vérité absolument fidèle de cette histoire, telle qu'elle se manifeste dans le récit des événements. " En effet, ce que l'Écriture dit du paradis se présente à la façon d'un récit historique; or, dans tout ce que l’Écriture rapporte de cette façon, il faut prendre comme fondement l'authenticité de l'histoire, et c'est là-dessus qu'il faut bâtir les interprétations spirituelles. Le paradis est donc, selon Isidore: "Un lieu situé à l'Orient, dont le nom se traduit par jardin. "
C'est à bon droit qu'on le dit situé en Orient. Il faut croire en effet qu'il est placé dans le lieu le plus noble de toute la terre; or, étant donné que l'Orient est la droite du ciel, comme on le voit dans Aristote, et que la droite est plus noble que la gauche, il était convenable que le paradis terrestre fût institué par Dieu à l'Orient.
Solutions:
1. L'expression de Bède n'est pas juste, si on la prend dans son sens obvie. On peut pourtant l'interpréter comme ceci: le paradis " s'élève jusqu'au lieu du globe lunaire " non pas géographiquement, mais métaphoriquement, en ce sens qu'il y règne un équilibre de température qui n'est jamais troublé, selon Isidore, et sur ce point il est assimilé aux corps célestes où ne s'exerce aucune contrariété; pourtant, si l'on fait mention du globe lunaire plutôt que des autres sphères, c'est parce que le globe lunaire est la limite des corps célestes de notre côté, et aussi parce que, parmi les corps célestes, c'est la lune qui a le plus d'affinité avec la terre; aussi comporte-t-elle certaines ténèbres nuageuses, commençant ainsi à s'approcher de l'opacité.
D'autres disent
que le paradis atteignait jusqu'au globe lunaire, c'est-à-dire jusqu'à
l'interstice central de l'air où sont engendrés les pluies, les vents, etc., parce
que l'influence sur ce genre d'évaporations est attribuée surtout à la lune.
Mais si cette explication était exacte, ce lieu ne conviendrait pas à
l'habitation des hommes, puisqu'il y règne le climat le plus excessif et qu'il
n'est pas accommodé à la complexion humaine comme l'air inférieur, plus proche
de la terre.
2.
Comme dit S. Augustin, " il faut penser que ce lieu est très éloigné des
investigations humaines..., que les fleuves dont on dit que les sources sont
connues se sont perdus quelque part sous la terre et ont rejailli en d'autres
lieux... En effet qui ignore que c'est là un phénomène qui a coutume de se
produire pour certaines eaux? "
3. Ce
lieu est coupé de notre habitat par certains obstacles: des montagnes, des mers,
ou quelque région brûlante, infranchissable. Et c'est pourquoi les géographes
n'ont pas mentionné ce lieu.
4.
L'arbre de vie est un arbre matériel, ainsi appelé parce que son fruit avait la
vertu de conserver la vie, comme il a été dit plus haut. Et cependant il avait
une signification spirituelle, comme le rocher du désert était une réalité
matérielle qui pourtant symbolisait le Christ (1 Co 10, 4). Pareillement, l'arbre
de la science du bien et du mal était un arbre matériel, ainsi dénommé à cause
de l'événement futur, puisqu'après en avoir mangé, l'homme apprit par
l'expérience du châtiment quelle distance il y a entre le bien de l'obéissance
et le mal de la désobéissance. Et néanmoins il pouvait symboliser le libre
arbitre, comme disent certains.
5. D'après l'interprétation de S. Augustin, les plantes ne furent pas produites effectivement le troisième jour, mais selon certaines raisons séminales; c'est après l'oeuvre des six jours que les plantes furent produites effectivement, tant celles du paradis que les autres. D'après les autres Pères, il faut dire que toutes les plantes furent produites en acte le troisième jour, y compris les arbres du paradis; et lorsqu'on parle d'une plantation des arbres du paradis après l'oeuvre des six jours, il faut entendre cela comme un rappel; aussi bien notre texte porte-t-il (Gn 2, 8 Vg): "Le Seigneur Dieu avait planté dès le début le paradis de délices. "
Objections:
1.
L'homme et l'ange sont ordonnés de semblable façon à la béatitude. Mais l'ange
fut établi dès le début comme habitant le lieu des bienheureux, qui est le ciel
empyrée. Par conséquent c'est là aussi qu'il eût fallu établir l'habitation de
l'homme.
2. Si un lieu quelconque est dû à l'homme, c'est soit en raison de l'âme, soit en raison du corps.
Si c'est en
raison de l'âme, le lieu qui lui est dû, c'est le ciel, qui semble être le lieu
naturel de l'âme, puisque toutes en ont le désir implanté en elles. Mais en
raison du corps, aucun autre lieu ne lui est dû qu'aux autres animaux. Par
conséquent le paradis n'était à aucun titre le lieu qui convenait à
l'habitation de l'homme.
3. Un
lieu n'a pas de raison d'être, si rien n'y est contenu. Mais, depuis le péché, le
paradis n'est pas le lieu de l'habitation des hommes. Donc, si c'est un lieu
approprié à l'habitation de l'homme, il semble avoir été institué par Dieu en
vain.
4.
L'homme étant d'une complexion moyenne, il lui faut un lieu tempéré. Mais le
lieu du paradis n'est pas un lieu tempéré; on dit en effet qu'il est sous le
cercle de l'équateur, lieu qui doit être très chaud puisque deux fois dans
l'année le soleil y passe sur le sommet de la tête des habitants. Donc, le
paradis n'est pas un lieu favorable à l'habitat humain.
Cependant:
S. Jean Damascène dit du paradis que " c'est une région divine, digne séjour de celui qui était à l'image de Dieu ".
Conclusion:
Comme il a été dit plus haut, si l'homme était incorruptible et immortel, ce n'est pas parce que son corps possédait une disposition à l'incorruptibilité, mais parce que son âme possédait une force pour préserver le corps de la corruption. Or, un corps humain peut se corrompre soit par le dedans, soit par le dehors. Il se corrompt par le dedans du fait que l'élément humide se trouve consumé, et du fait qu'il vieillit, comme on l'a dit ci-dessus; à cette corruption le premier homme pouvait obvier par la nourriture. Parmi les facteurs extérieurs qui entraînent la corruption se trouve surtout l'atmosphère non tempérée; aussi le meilleur remède à ce genre de corruption est le caractère tempéré de l'atmosphère. Or, dans le paradis, on trouve l'un et l'autre, car, dit S. Jean Damascène, c'est un lieu " resplendissant d'une atmosphère tempérée, extrêmement subtile et pure, orné de plantes toujours en fleurs ". Ainsi., il est manifeste que le paradis est un lieu convenable à l'habitation des hommes dans leur premier état d'immortalité.
Solutions:
1. Le
ciel empyrée est le plus élevé des lieux corporels, et en outre il est étranger
à tout changement. Par le premier de ces traits, il est le lieu convenable à la
nature angélique, car, dit S. Augustin, Dieu régit la création corporelle par
celle qui est spirituelle; aussi est-il convenable que la nature spirituelle
soit placée au-dessus de toute nature corporelle, comme pour présider sur elle.
Par le second trait, le ciel empyrée est accordé à l'état de béatitude, lequel
est affermi dans la stabilité suprême. Ainsi donc le lieu de la béatitude est
naturel à l'ange selon sa nature; et c'est pourquoi celui-ci y a été créé. Mais
il ne convient pas à l'homme selon la nature de celui-ci, puisque l'homme ne
préside pas à l'ensemble de la création corporelle par mode de gouvernement; il
ne lui convient qu'en raison de la béatitude; aussi l'homme n'a-t-il pas été
placé dès le début dans le ciel empyrée, mais il devait y être transféré dans
l'état de la béatitude finale.
2. Il
est ridicule de dire que pour l'âme ou une substance spirituelle quelconque il
y a quelque lieu naturel; c'est en vertu d'une certaine convenance que l'on
attribue un lieu spécial à la créature incorporelle. Le paradis terrestre en
effet était un lieu qui convenait à l'homme aussi bien pour son âme que pour
son corps, en tant que son âme possédait la force de préserver le corps humain
de la corruption. Ce qui n'est pas accordé aux autres animaux. Et c'est
pourquoi, dit S. Jean Damascène " aucun des êtres sans raison n'habite
" le paradis, bien que, en vertu d'une disposition particulière, les
animaux y aient été amenés à Adam par Dieu et que le serpent y ait accédé par
l'opération du diable.
3. Ce
n'est pas parce que l'habitation de l'homme ne s'y trouve plus depuis le péché
que ce lieu n'a pas de raison d'être; ce n'est pas pour rien non plus qu'une
certaine immortalité avait été accordée à l'homme bien qu'il dût ne pas la
conserver. Par là se manifeste la bonté de Dieu pour l'homme, et celui-ci
découvre ce qu'il a perdu par son péché. D'ailleurs, comme on le dit, Hénoch et
Élie habitent maintenant dans ce paradis.
4. Ceux qui disent que le paradis se trouve sous le cercle de l'équateur pensent que sous ce cercle il y a un lieu extrêmement tempéré en raison de l'égalité des jours et des nuits en tout temps; et aussi parce que le soleil n'en est jamais très éloigné, ce qui entraînerait un froid excessif; et enfin il n'y a pas là-bas non plus de chaleur excessive, car même si le soleil passe sur la tête des gens, il ne reste pas longtemps dans cette situation. Aristote toutefois dit expressément q que cette région est inhabitable à cause de sa chaleur. Ceci paraît plus vraisemblable, car les terres où le soleil ne passe jamais droit au-dessus de la tête sont d'une chaleur excessive à cause de la seule proximité du soleil. Quoi qu'il en soit, il faut croire que le paradis a été placé dans un lieu très tempéré, soit sous l'équateur, soit ailleurs.
Objections:
1. Il
semble que l'homme n'ait pas été placé dans le paradis afin d'y travailler et
de le garder. Car ce qui a été introduit comme châtiment du péché n'aurait pas
existé au paradis, dans l'état d'innocence. Mais l'agriculture a été introduite
comme châtiment du péché, dit la Genèse (3, 17). Donc l'homme n'a pas été placé
au paradis pour y travailler.
2. Il
n'est pas nécessaire de placer une garde là où l'on ne craint aucun assaut
violent. Mais au paradis on n'avait à redouter aucun assaillant. Par conséquent
il n'était pas nécessaire de le garder.
3. Si
l'homme a été placé dans le paradis pour y travailler et le garder, cela semble
entraîner que l'homme a été fait pour le paradis et non le paradis pour l'homme,
ce qui paraît faux. Donc l'homme n'a pas été placé dans le paradis pour y
travailler et le garder.
Cependant:
il est dit dans la Genèse (2, 15): "Le Seigneur Dieu prit l'homme et le plaça dans un paradis de délices pour y travailler et le garder. "
Conclusion:
Selon S. Augustin, cette parole de la Genèse peut être comprise de deux façons. D'abord en ce sens que Dieu aurait placé l'homme dans le paradis pour que lui, Dieu, travaillât et gardât l'homme; il travaillerait en le justifiant, (on sait que si ce travail cessait, l'homme serait aussitôt dans les ténèbres, de la même façon que l'air lorsque cesse l'influx lumineux); et il garderait l'homme de toute corruption et de tout mal. Un autre sens est celui-ci: "Afin que l'homme travaillât et gardât le paradis. " Mais ce travail n'aurait pas été pénible comme après le péché; il aurait été joyeux à cause de l'expérience que l'homme aurait faite de sa force naturelle. En outre, la garde dont il était chargé n'était pas tournée contre un envahisseur, elle était destinée à ce que l'homme se gardât à lui-même le paradis, en évitant de le perdre par le péché. Et tout cela tournait au bien de l'homme; et ainsi c'est bien le paradis qui est ordonné au bien de l'homme et non pas l'inverse.
Cela donne la réponse aux Objections.
Objections Il
semble que oui, car l'ange a été créé dans le lieu où il devait habiter, qui
est le ciel empyrée. Mais le paradis était le lieu qui convenait à l'habitation
de l'homme avant le péché. Il semble donc que l'homme ait dû être créé dans le
paradis.
2. Les
autres animaux se conservent dans le lieu où ils ont été engendrés, les
poissons dans les eaux, les animaux marcheurs sur la terre d'où ils ont été tirés.
Or l'homme se serait conservé dans le paradis, comme on l'a dit. C'est donc là
qu'il a dû être créé.
3. La
femme a été créée dans le paradis. Mais l'homme est plus digne que la femme. A
bien plus forte raison par conséquent aurait-il dû être créé dans le paradis.
Cependant:
il est dit dans la Genèse (2, 15): "Dieu prit l'homme et le plaça dans le paradis. "
Conclusion:
Le paradis était le lieu convenable à l'habitation de l'homme en raison de l'incorruption de l'état primitif. Or cette incorruption n'appartenait pas à l'homme selon sa nature, mais en vertu d'un don surnaturel de Dieu. Donc, pour que cela fût imputé à la grâce de Dieu et non à la nature humaine, Dieu créa l'homme en dehors du paradis et le plaça ensuite dans le paradis pour qu'il y habitât pendant tout le temps de sa vie animale, pour être transféré après cela au ciel, lorsqu'il aurait obtenu la vie spirituelles.
Solutions:
1. Le
ciel empyrée est un lieu qui convient aux anges en vertu de leur nature, aussi
est-ce là qu'ils furent créés.
2.
Pareillement les lieux en question conviennent à ces animaux selon leur nature.
3. La femme a été faite dans le paradis, non en raison de sa dignité à elle, mais de celle du principe à partir duquel son corps était formé. Pareillement c'est dans le paradis aussi que seraient nés les enfants, puisque les parents y étaient déjà.
LE GOUVERNEMENT DIVIN
1. Le monde est-il gouverné par quelqu'un? - 2. Quel est le but de ce gouvernement? - 3. Le monde est-il gouverné par un être unique? - 4. Les effets de ce gouvernement. 5. Toutes choses sont-elles soumises au gouvernement divin? - 6. Toutes choses sont-elles gouvernées immédiatement par Dieu? - 7. Peut-il se produire quelque chose en dehors de l'ordre du gouvernement divin? - 8. Quelque chose peut-il s'opposer à la providence divine?
Objections:
1. On
ne peut gouverner que les êtres qui sont mus ou qui agissent en vue d'une fin.
Mais les réalités naturelles, qui constituent la plus grande partie du monde, ne
sont pas mues et n'agissent pas en vue d'une fin, puisqu'elles ne connaissent
pas la fin. Le monde n'est donc pas gouverné.
2. A
proprement parler, ne sont gouvernés que les êtres qui sont mus vers quelque
chose. Mais le monde ne paraît pas mû vers quelque chose, car en lui-même il
est stable. Donc il n'est pas gouverné.
3.
L'être qui est nécessairement déterminé à un seul parti n'a pas besoin d'être
gouverné de l'extérieur. Or, les principaux éléments du monde sont déterminés
de façon nécessaire à une seule ligne de conduite dans leurs actes et leurs
mouvements. Donc le monde n'a pas besoin d'être gouverné.
Cependant:
nous lisons dans le livre de la Sagesse (14, 3 Vg): "Mais toi, Père, tu gouvernes toutes choses par ta providence. " Et Boèce écrit: "Ô toi qui gouvernes le monde selon un plan éternel ! "
Conclusion:
Certains philosophes anciens ont refusé d'admettre que le monde soit gouverné, disant que toutes choses sont menées par le hasard. Mais cette position apparaît insoutenable pour deux motifs. D'abord en raison de ce qui se manifeste dans les choses elles-mêmes. Nous voyons en effet les êtres naturels réaliser ce qui est le meilleur, soit toujours, soit dans la plupart des cas; cela n'arriverait pas s'il n'y avait pas une providence pour mener ces êtres à bonne fin, ce qui est gouverner. C'est pourquoi l'ordre constant qui est dans les choses démontre lui-même manifestement que le monde est gouverné. Ainsi, selon la remarque de Cicéron citant Aristote, lorsqu'on entre dans une maison bien rangée, on perçoit dans cet ordre même l'idée directrice du maître de maison.
En second lieu, la même conclusion se tire de la considération de la bonté divine par laquelle toutes choses ont été produites dans l'être, comme on l'a vu précédernment. Car, puisqu'un être excellent ne peut produire que des choses excellentes, il ne convient pas à la souveraine bonté de Dieu de ne pas conduire à leur perfection les réalités créées par lui. Or la perfection dernière d'un être se trouve dans l'obtention de sa fin. Il appartient donc à la bonté divine, après avoir donné aux choses l'existence, de les acheminer à leur fin. Ce qui est gouverner.
Solutions:
1. Un être est mû ou agit en vue d'une fin de deux manières.
Selon la première, il se porte lui-même vers sa fin, comme le font l'homme et les autres créatures raisonnables, car il leur appartient de connaître la raison de fin, et de moyens qui y conduisent.
Ou bien on dit
qu'un être agit ou est mû en vue d'une fin parce qu'un autre l'actionne ou le
dirige vers la fin; ainsi la flèche est dirigée sur la cible par l'archer qui
connaît la cible, tandis que la flèche l'ignore. C'est pourquoi, de même que le
mouvement de la flèche vers un but déterminé démontre à l'évidence que la
flèche est dirigée par un être connaissant, ainsi le cours assuré des réalités
naturelles privées de connaissance manifeste clairement qu'une intelligence
gouverne le monde.
2. Dans
tous les êtres créés, il y a quelque chose de stable, ne serait-ce que la
matière première, et aussi quelque chose de mobile, du moment que nous
considérons l'action comme un mouvement. Sous ce double rapport, un être a
besoin d'être gouverné; car ce qu'il y a en lui de stable retournerait au néant,
parce qu'il en vient, si la main qui le gouverne ne le conservait, comme nous
le montrerons bientôt d.
3. La nécessité naturelle inhérente aux choses déterminées à un seul parti est imprimée en elles par Dieu qui les dirige à leur fin, à la manière de cette nécessité imposée à la flèche par l'archer, et qui la porte vers la cible. Cette impulsion est dans l'archer, non dans la flèche. Il y a cependant cette différence que les créatures reçoivent de Dieu leur propre nature, tandis que le mouvement que l'homme leur imprime sans tenir compte de leur nature relève de la violence. C'est pourquoi, de même que la nécessité, issue de la violence et imprimée au mouvement de la flèche, manifeste la visée de l'archer, de même la nécessité de nature, donnée par Dieu aux créatures, démontre le gouvernement de la providence divine.
Objections:
1. Il
semble que la cause finale du gouvernement du monde ne soit pas une réalité
extérieure au monde. En effet, le but du gouvernement est celui auquel il
conduit la chose gouvernée. Mais ce but ne peut être qu'un bien inhérent à la
chose elle-même; c'est ainsi que le malade est amené à la santé, laquelle est
un bien existant en lui. La fin du gouvernement des êtres n'est donc pas un bien
extérieur à eux, mais un bien qui se trouve en eux-mêmes.
2.
Selon Aristote, la fin d'un être est ou bien son opération ou bien l'oeuvre
qu'il produit. Mais il ne peut y avoir d'oeuvre produite qui soit en dehors de
l'ensemble de l'univers; quant à l'opération, elle a pour sujet celui qui agit.
Rien d'extérieur au monde ne peut donc être la fin du gouvernement des choses.
3. Le
bien de la multitude réside dans l'ordre, et dans la paix qui est " la
tranquillité de l'ordre " selon S. Augustin. Mais le monde consiste en une
multitude de choses. La fin du gouvernement du monde sera donc un ordre
pacifique qui existe dans les choses elles-mêmes. Elle ne sera donc pas quelque
chose d'extérieur au monde.
Cependant:
il est écrit au livre des Proverbes (16, 4 Vg): "Le Seigneur a tout fait en vue de lui-même. " Or Dieu est extérieur à tout l'ordre de l'univers. La fin des choses est donc un bien extérieur.
Conclusion:
Puisque la fin répond au principe, il ne peut se faire, une fois connu le principe des choses, que leur fin soit ignorée. Donc, puisque le principe des choses, qui est Dieu, est extérieur à tout l'ensemble de l'univers, ainsi qu'on l'a dit, il en résulte nécessairement que la fin des choses est aussi un bien extrinsèque.
C'est logique. Il est manifeste en effet que le bien a valeur de fin. D'où il suit que la fin particulière d'une chose est un bien particulier, tandis que la fin générale de tous les êtres est un bien universel. Or le bien universel, c'est ce qui est bon par soi et par son essence; c'est ce qui, en d'autres termes, réalise l'essence même de la bonté. Le bien particulier au contraire n'est bon que par participation. Or, il est évident que, dans tout l'ensemble des créatures, aucun être n'est bon que par participation. Dès lors le bien qui est la fin de tout l'univers doit nécessairement être extérieur à tout l'univers.
Solutions:
1. Nous
acquérons un bien de multiples manières: tantôt il s'agit d'une forme qui se
réalise en nous, comme la santé ou la science; tantôt il s'agit d'une oeuvre
accomplie par nous, ainsi l'architecte obtient son but en construisant une
maison; tantôt enfin il s'agit d'un bien que nous acquérons ou possédons, ainsi
celui qui achète un champ parvient à ses fins en en prenant possession. Rien
n'empêche donc que la fin à laquelle est conduit l'univers soit un bien
extérieur.
2.
Aristote parle des fins poursuivies dans le domaine des arts. Certains arts ont
pour but l'opération elle-même: la fin du cithariste est de jouer de la
cithare. D'autres arts ont pour fin une oeuvre réalisée: la fin recherchée par
le bâtisseur, ce n'est pas l'acte de bâtir, c'est la maison. Mais il arrive
qu'une réalité extrinsèque soit une fin, à titre non seulement d'ouvrage
réalisé, mais encore comme possédé, ou même encore représenté. Ainsi
pouvons-nous dire qu'Hercule est la fin de l'image que l'on fait pour le
représenter. On peut donc dire qu'un bien extérieur à tout l'univers est la fin
du gouvernement de tout l'univers, en tant précisément que ce bien est possédé
et représenté, car toute chose tend à participer du bien et à s'assimiler à lui
selon son pouvoir.
3. Certes, il y a une fin de l'univers qui lui est immanente - c'est. l'ordre de ce même univers; mais ce bien n'est pas la fin ultime, car il est ordonné à un bien extrinsèque comme à sa fin suprême. Ainsi l'ordre de l'armée est ordonné au chef, selon la remarque d'Aristote.
Objections:
1. Nous
jugeons de la cause par ses effets. Or, dans le gouvernement du monde, il
apparaît que les choses ne sont pas gouvernées et n'agissent pas de manière
uniforme: les unes sont contingentes, les autres sont nécessaires, et elles
diffèrent encore autrement. Donc le monde n'est pas gouverné par un être
unique.
2.
Quand des réalités sont gouvernées par un seul être, il n'y a plus de désaccord
entre elles, à moins d'impéritie, de sottise ou d'impuissance chez celui qui
gouverne, ce qui n'est pas le cas de Dieu. Mais il y a désaccord et lutte entre
les créatures; les contraires en sont la preuve. Donc le monde n'est pas
gouverné par un seul être.
3. Dans
la nature, on trouve toujours le meilleur. Mais, selon l'Ecclésiastique (4, 9),
" il est meilleur d'être deux ensemble qu'un, seul". Le monde est
donc gouverné, non par un seul être, mais par plusieurs.
Cependant:
nous confessons un seul Dieu et un seul Seigneur, selon l'Apôtre (1 Co 8, 6): "Nous n'avons qu'un Dieu, le Père, et un seul Seigneur. " Et ces deux titres concernent le gouvernement: au Seigneur en effet appartient le gouvernement de ses sujets; et le nom de Dieu se réfère étymologiquement à sa providence, nous l'avons dit antérieurement. Donc le monde est gouverné par un seul.
Conclusion:
Il est nécessaire de dire que le monde est gouverné par un être unique. Car, puisque la fin de ce gouvernement est ce qui est essentiellement bon, ce qui est le bien le meilleur, il s'ensuit nécessairement que le gouvernement du monde soit le meilleur. Or le meilleur gouvernement est celui d'un seul. La raison en est que le gouvernement n'est rien d'autre que la conduite des gouvernés vers une fin qui est un bien. Et l'unité appartient à l'idée de bonté: c'est ce que Boèce prouve par ce fait que toutes choses, en désirant le bien, désirent l'unité sans laquelle elles ne peuvent exister. Car aucune réalité ne possède l'être sinon autant qu’elle est une; et c'est pourquoi nous voyons les choses s'opposer de tout leur pouvoir à leur division; et leur dissolution provient toujours d'un défaut qui est en elles. De là vient que le but recherché par celui qui gouverne une multitude, c'est l'unité et la paix.
Or la cause propre de l'unité, c'est l'un par soi. Il est manifeste en effet que plusieurs individus ne peuvent réaliser l'unité et l'accord sur divers objets que s'ils sont déjà unis eux-mêmes de quelque manière. Mais ce qui est un par soi peut être cause d'unité d'une manière beaucoup plus étroite et aisée que ne le peuvent plusieurs individus unis ensemble. La multitude est donc mieux gouvernée par un seul que par plusieurs.
Il reste donc que le gouvernement du monde, qui est le meilleur, est l'oeuvre d'un seul. Et c'est ce que remarque Aristote quand il écrit: "Les êtres ne veulent pas être mal gouvernés; la pluralité des chefs fait obstacle au bien; ce qu'il faut donc, c'est un chef unique. "
Solutions:
1. Le
mouvement est un acte du mobile, produit par celui qui meut. La diversité des
mouvements vient de la diversité des mobiles, qui est requise pour la
perfection de l'univers, nous l'avons dit. Mais elle ne vient pas de la
diversité des gouvernants.
2. Les
contraires, bien qu'ils soient en désaccord par rapport à leurs fins prochaines,
se rejoignent cependant quant à la fin ultime, car ils sont compris dans un
seul ordre universel.
3. Quand il s'agit de biens particuliers, il vaut mieux en posséder deux qu'un seul. Mais pour ce qui est du bien essentiel, on ne saurait faire aucune addition à sa bonté.
Objections:
1. Il
semble que l'effet du gouvernement du monde soit unique. Car l'effet d'un gouvernement,
c'est, semble-t-il, ce qu'il cause dans les réalités gouvernées. Or cet effet
est unique, à savoir le bien de l'ordre, comme c'est évident pour une armée.
Donc le gouvernement du monde a un effet unique.
2. Il
est naturel que de l'unité procède l'unité. Et puisque le monde est gouverné
par un être unique comme on l'a montré à l'article précédent, l'effet de ce
gouvernement doit être unique.
3. Si
l'unité du gouvernement divin ne produit pas l'unité de ses effets, ceux-ci
seront multipliés par la multitude des gouvernés. Or celle-ci est innombrable.
Innombrables seront donc aussi les effets du gouvernement divin.
Cependant:
selon Denys, "la Déité contient et remplit elle-même toutes choses de sa providence et de sa bonté parfaite ". Or le gouvernement relève de la providence. Le gouvernement divin aura donc des effets déterminés.
Conclusion:
L'effet d'une
action peut être apprécié à partir de la fin de cette action; car c'est par
l'opération que l'on parvient à la fin. La fin du gouvernement divin est le
bien essentiel auquel toutes choses s'efforcent de participer et de
s'assimiler. L'effet du gouvernement du monde peut donc se prendre à un triple
point de vue.
1. Du
point de vue de la fin elle-même; sous ce rapport, il n'y a qu'un seul effet de
gouvernement; c'est l'assimilation au souverain bien.
2. On
peut apprécier les effets du gouvernement au point de vue de la manière dont
cette assimilation se réalise. En ce sens, il y a deux effets du gouvernement, car
la créature est assimilée à Dieu de deux manières: d'une part elle est bonne à
la manière dont Dieu est bon, en ce sens qu'elle-même est bonne; d'autre part
elle meut une autre créature vers la bonté, à la manière dont Dieu est cause de
bonté dans les êtres. D'où résultent deux effets du gouvernement: la
conservation des choses dans le bien, leur motion vers le bien.
3. On peut considérer les effets du gouvernement divin d'un point de vue particulier; sous ce rapport, ils sont innombrables.
Solutions:
1. L'ordre de l'univers englobe et la conservation des choses diverses établies par Dieu, et leur motion. On trouve, en effet, sous ces deux points de vue, de l'ordre dans le monde: en tant qu'une chose est meilleure qu'une autre, et en tant que l'une est mue par l'autre.
2 et 3. Les deux autres objections se trouvent résolues par ce que nous avons exposé.
Objections:
1. On
lit dans l'Ecclésiaste (9, 11): "J'ai vu sous le soleil que la course ne
revient pas aux plus rapides, ni la lutte aux plus vaillants. Il n'y a pas de
pain pour les sages, ni de richesse pour les intelligents, ni de faveur pour
les savants; car le temps de malchance leur arrive à tous. " Or ce qui est
soumis au gouvernement de quelqu'un n'est pas soumis au hasard. Donc les
réalités qui sont sous le soleil ne sont pas soumises au gouvernement divin.
2. On
lit chez S. Paul (1 Co 9, 9): "Dieu ne se soucie pas des boeufs."
Mais chacun prend souci de ce qu'il gouverne. Donc toutes choses ne sont pas
soumises au gouvernement divin.
3. Ce
qui peut se gouverner soi-même ne semble pas avoir besoin du gouvernement d'un
autre. Mais la créature rationnelle peut se gouverner elle-même., car elle a la
maîtrise de ses actes, et elle peut agir par elle-même, au lieu d'être conduite
par un autre, ce qui est le propre des gouvernés. Tout n'est donc pas soumis au
gouvernement divin.
Cependant:
S. Augustin écrit: "Dieu ne veille pas seulement sur le ciel et la terre, sur l'homme et sur l'ange; mais, même en ce qui regarde la structure intime du plus petit et du plus vil animal, le duvet de l'oiseau, l'humble fleur des champs, la feuille de l'arbre, il assure l'harmonieux accord de leurs parties. " Tout est donc soumis à son gouvernement.
Conclusion:
C'est en vertu du même principe qu'il appartient à Dieu de gouverner le monde et de le causer; car c'est au même être qu'il appartient de produire une chose et de lui donner sa perfection, ce qui est le rôle du gouvernement. Or, comme nous l'avons montré, Dieu n'est pas la cause particulière d'un certain genre de réalités, mais la cause universelle de tout l'être. C'est pourquoi, de même que rien ne peut exister qui ne soit créé par Dieu, de même rien ne peut exister qui ne soit soumis à son gouvernement.
C'est encore évident à partir de la notion de fin. Le pouvoir d'un gouvernant s'étend aussi loin que peut s'étendre la cause finale de son gouvernement. Or la cause finale du gouvernement divin est sa propre bonté, on l'a montré tout à l'heure. Aussi, puisque rien ne peut exister qui ne soit ordonné à la bonté divine comme à sa fin, on l'a vu précédemment, il est impossible qu'aucun être soit soustrait au gouvernement divin. Ce fut donc une sottise de prétendre avec certains que les êtres corruptibles d'ici-bas, ou encore les faits singuliers ou encore les affaires humaines Il ne sont pas gouvernés par Dieu. C'est comme leur porte-parole qu'Ézéchiel (9, 9) disait: "Le Seigneur a quitté le pays. "
Solutions:
1. On
dit exister " sous le soleil " les réalités qui, en relation avec le
mouvement du soleil, sont soumises à la génération et à la corruption. Or, en
toutes ces réalités, le hasard a sa place; non pas que tout ce qui se fait en
elles soit fortuit, mais en chacune d'elles il peut se trouver un effet du
hasard. Et cela même, que le hasard ait sa place dans ces sortes de réalités, montre
qu'elles sont soumises au gouvernement de quelqu'un. Car, si les choses
corruptibles n'étaient pas gouvernées par un être supérieur, elles ne
tendraient vers rien, surtout celles qui sont dépourvues de connaissance; et
ainsi il n'arriverait en elles rien qui ne soit étranger à une intention
volontaire, ce qui définit le hasard. Aussi, pour montrer que les événements
fortuits se produisent conformément à l'ordination d'une cause supérieure, l'auteur
sacré ne prétend pas voir le hasard partout, mais il parle du " temps de
la malchance " pour faire entendre que, dans une certaine période de temps,
des défaillances fortuites se produisent dans les choses.
2. Le
gouvernement implique une mutation dans les choses par le moyen de celui qui
gouverne. Or tout mouvement, selon Aristote, est l'acte imprimé au mobile par
le moteur. Tout acte, d'autre part, est proportionné à la réalité dont il est
l'acte. Il faut donc que les divers mobiles soient mus de diverses manières, même
quand la motion est attribuable à un moteur unique. Ainsi donc, dans le plan
unique du gouvernement divin, les choses sont gouvernées de façon diverse
conformément à leur diversité. Car certaines, selon leur nature, agissent par
elles-mêmes, comme ayant la maîtrise de leurs actes; et celles-là sont
gouvernées par Dieu non seulement en ce qu'il les meut par une impulsion
intérieure, mais aussi en ce qu'il les conduit au bien et les détourne du mal
par des préceptes et des défenses, par des récompenses et des peines. Ce n'est
pas ainsi que les créatures irrationnelles sont gouvernées par Dieu; elles sont
seulement menées par lui, et n'agissent pas. Donc, lorsque l'Apôtre dit: "Dieu
ne se soucie pas des boeufs", il ne soustrait pas entièrement les boeufs
au gouvernement divin, mais seulement au mode de gouvernement qui appartient en
propre à la créature rationnelle.
3. La créature rationnelle se gouverne elle-même par l'intelligence et la volonté, lesquelles ont besoin d'être régies et perfectionnées par l'intelligence et la volonté de Dieu. C'est pourquoi, au-dessus de ce gouvernement par lequel la créature rationnelle se dirige elle-même, comme ayant la maîtrise de ses actes, elle a besoin d'être gouvernée par Dieu.
Objections:
1. S.
Grégoire de Nysse critique l'opinion de Platon qui divise la providence en
trois. Une première providence d'un premier Dieu qui pourvoit à toutes les
réalités célestes et universelles. La deuxième serait pour lui celle de dieux
secondaires qui parcourent le ciel pour s'occuper de la génération et de la
corruption. Et il attribue la troisième providence à des démons chargés sur
terre des actions humaines. Il semble donc que tout soit immédiatement gouverné
par Dieu.
2.
Selon Aristote, il est mieux, quand c'est possible, qu'une chose soit faite par
un seul que par plusieurs. Mais Dieu peut par lui-même gouverner toutes choses
sans intermédiaires. Il vaut donc mieux qu'il les gouverne toutes
immédiatement.
3. Rien
en Dieu n'est limité ni imparfait. Or il semble que c'est à cause de ses
limites qu'un gouvernement se serve d'intermédiaires; comme un roi de la terre,
qui ne peut tout faire ni être présent partout dans son royaume, doit avoir des
ministres pour son gouvernement. Donc Dieu gouverne immédiatement toutes
choses.
Cependant:
S. Augustin écrit: "De même que les corps grossiers et inférieurs sont régis selon un certain ordre par les corps plus subtils et plus puissants, de même toute la nature corporelle est régie par l'esprit vivant et intelligent, l'esprit prévaricateur et pécheur par l'esprit fidèle et juste, et celui-ci par Dieu lui-même. "
Conclusion:
Il faut considérer deux choses dans le gouvernement: le plan de ce gouvernement, qui n'est autre que la providence; et l'exécution de ce plan. En ce qui concerne le plan du gouvernement divin, Dieu gouverne immédiatement toutes choses; quant à l'exécution, Dieu gouverne certaines réalités par des intermédiaires.
La raison en est que Dieu étant l'essence même de la bonté, tout ce qu'on lui attribue doit réaliser la perfection qui lui est propre. Or la perfection, en tout genre d'idée ou de connaissance pratique, comme le plan d'un gouvernement, consiste à connaître les réalités particulières où se déploie l'activité; ainsi un bon médecin ne se contente pas d'étudier les principes généraux de son art, il s'applique encore à considérer les moindres particularités du cas qu'il traite, et ainsi pour le reste. Il faut donc dire que Dieu tient compte dans son gouvernement des plus petits détails.
Mais puisque le gouvernement doit conduire à la perfection les choses gouvernées, il s'ensuit que le gouvernement sera d'autant meilleur qu'une plus grande perfection leur est communiquée par celui qui gouverne. Or il est plus parfait d'être bon soi-même, et en même temps cause de bonté pour les autres, que d'être simplement bon en soi. C'est pourquoi Dieu gouverne les êtres de telle manière que certains d'entre eux puissent être, en gouvernant, cause de bonté pour les autres. Ainsi le véritable maître ne fait pas seulement de ses disciples des savants, mais encore des enseignants.
Solutions:
1.
L'opinion de Platon est critiquée parce que, quant au plan même du gouvernement,
il prétend que Dieu ne gouverne pas immédiatement toutes choses. Et ce qui le
prouve bien, c'est qu'il divise la providence en trois; alors que la providence
est précisément le plan du gouvernement.
2. Si
Dieu gouvernait à lui seul, les choses ne connaîtraient pas la perfection d'être
causes. Aussi la perfection du tout ne serait pas mieux réalisée par un seul
qu’elle l'est par beaucoup.
3. Ce n'est pas seulement un motif de d'imperfection qui oblige les rois de la terre à avoir des exécutants de leur gouvernement, c'est aussi un motif de dignité; car la hiérarchie des ministres donne au pouvoir royal plus d'éclat.
Objections:
1. Il
semble que certains événements puissent échapper au plan du gouvernement divin.
Car Boèce écrit: "Dieu dispose tout par sa bonté. " Donc, si rien
n'arrivait en dehors du plan du gouvernement divin, il n'y aurait pas de mal
dans les choses.
2. Ce
qui est l'effet du hasard échappe à la prévision de celui qui gouverne. Donc, si
rien ne se produisait en dehors du plan du gouvernement divin, il n'y aurait
dans les choses rien de fortuit ni d'aléatoire.
3.
L'ordre du gouvernement divin est déterminé et immuable, puisqu'il est conforme
à un plan éternel. Admettre qu'il ne puisse rien arriver en dehors de cet ordre,
ce serait donc reconnaître que tout est nécessaire et qu'il n'y a pas de
contingence dans les choses; ce qui est inadmissible. Il peut donc arriver
quelque chose qui échappe au plan du gouvernement divin.
Cependant:
nous lisons au livre d'Esther (13, 9 Vg): "Seigneur Dieu, Roi tout-puissant, tout est soumis à ton pouvoir, et il n'est rien qui puisse résister à ta volonté. "
Conclusion:
Un effet peut se produire en dehors de l'ordre d'une cause particulière, mais non en dehors de l'ordre de la cause universelle. La raison en est que ce qui fait obstacle à l'ordre d'une cause particulière vient d'une autre cause qui s'oppose à celle-ci; mais cette cause elle-même se ramène forcément à la première cause universelle; c'est ainsi qu'une indigestion se produit à l'encontre des lois de la nutrition, et qu'elle est causée par un obstacle, comme une nourriture trop lourde, qu'il faut ramener à une autre cause, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'on parvienne à la première cause universelle. Et puisque Dieu est la première cause universelle, non seulement d'un genre donné, mais de tout l'être, il est impossible que quelque chose se produise en dehors de l'ordre du gouvernement divin; mais du fait même que quelque chose semble d'un certain côté échapper au plan de la providence divine considérée au point de vue d'une cause particulière, il est nécessaire que cela retombe dans ce même ordre selon une autre cause.
Solutions:
1. Il
n'est rien dans le monde qui soit totalement mauvais, car le mal a toujours son
fondement dans le bien, ainsi que nous l'avons montrés. C'est pourquoi une
chose est dite mauvaise en ce qu'elle sort de l'ordre que représente un bien
particulier. Mais, si elle échappait totalement à l'ordre du gouvernement divin,
elle serait pur néant.
2. On
dit que, dans la réalité, certains événements sont fortuits parce qu'ils se
produisent en dehors de l'ordre de certaines causalités particulières. Mais, en
ce qui concerne la divine providence, " rien dans le monde ne se fait au
hasard", écrit S. Augustin.
3. On dit encore que certains effets sont contingents parce qu'on les rapporte à des causes prochaines qui peuvent manquer leur but, mais non parce que quelque chose se produirait en dehors de tout l'ordre du gouvernement divin. Car cela même qui se produit en dehors d'une cause prochaine, se trouve, par le moyen de quelque autre cause, soumis au gouvernement divin.
Objections:
1. Il
semble bien, puisqu'on lit dans Isaïe (3, 8): "Leurs propos et leurs actes
à l'égard du Seigneur ne sont que révolte. "
2.
Aucun roi ne punit avec justice ceux qui ne s'opposent pas à leurs ordres. Donc,
si rien ne venait contrarier l'ordre divin, aucun homme ne serait puni par Dieu
avec justice.
3.
Toute chose est soumise à l'ordre du gouvernement divin. Pourtant telle chose
est combattue par telle autre. Il y a donc certaines choses qui s'opposent au
gouvernement divin.
Cependant:
Boèce écrit " Il n'y a rien qui veuille ou qui puisse faire obstacle à ce souverain Bien. C'est donc lui, le souverain Bien, qui régit fortement toutes choses et les dispose avec douceur", ainsi qu'il est dit de la sagesse divine (Sg 8, 1).
Conclusion:
L'ordre de la providence divine peut être considéré à un double point de vue: en général, c'est-à-dire en tant qu'il a pour origine la cause qui gouverne tout; en particulier, c'est-à-dire en tant qu'il se réfère à une cause déterminée, exécutrice du gouvernement divin. Au premier point de vue, rien ne s'oppose à l'ordre du gouvernement divin, et cela pour deux raisons évidentes. D'abord parce que l'ordre du gouvernement divin, envisagé dans sa totalité, tend au bien, et que toute chose, dans son action et sa tendance, ne vise que le bien; car, selon Denys " nul, dans son opération, ne se propose pour fin le mal ". Ensuite, parce que toute inclination, soit naturelle, soit volontaire, ne peut être imprimée que par le premier moteur; de même que la tendance de la flèche vers un point déterminé de la cible n'est pas autre chose que l'impulsion donnée par le tireur. Tous les êtres qui agissent, soit naturellement, soit volontairement, parviennent donc pour ainsi dire spontanément au but pour lequel ils ont été divinement ordonnés. Et c'est pourquoi l'on dit de Dieu qu'il dispose toutes choses avec douceur.
Solutions:
1. On
dit que certains pensent, parlent ou agissent contre Dieu, non parce qu'ils
s'opposent totalement au plan du gouvernement divin, car même ceux qui pèchent
poursuivent un certain bien. Mais ils s'opposent à un certain bien déterminé
qui leur convient selon leur nature ou leur état. Et c'est pourquoi ils sont
punis justement par Dieu.
2. Ceci
résout la deuxième objection.
3. Le fait qu'un être en contrarie un autre montre qu'on peut refuser l'ordre qui vient d'une cause particulière, mais non l'ordre qui dépend de la cause universelle de l'ensemble.
1. Les créatures ont-elles besoin d'être conservées dans l'être par Dieu? - 2. Le sont-elles d'une manière immédiate? - 3. Dieu peut-il réduire quelque chose à néant? - 4. Y a-t-il des réalités qui soient réduites à néant?
Objections:
1. Ce
qui ne peut pas ne pas être n'a pas besoin d'être conservé dans l'être; de même
que ce qui ne peut pas disparaître n'a pas besoin qu'on le conserve pour
l'empêcher de disparaître. Mais il y a des créatures qui, par leur nature même,
ne peuvent pas ne pas être. Donc toutes les créatures n'ont pas besoin d'être
conservées dans l'être par Dieu. - Prouvons la mineure par ce syllogisme. Tout
ce qui appartient de soi à une chose se trouve en elle nécessairement, et son
opposé ne peut aucunement lui appartenir. Ainsi, un nombre binaire est
nécessairement un nombre pair, et il est impossible qu'il soit impair. Or
l'être, de soi, est consécutif à la forme, car toute chose est en acte pour
autant qu'elle possède une forme. D'autre part, nous l'avons dit précédemment, certaines
créatures, comme les anges, sont des formes subsistantes, ce qui suppose par
conséquent que, de soi, l'être leur appartient. Et il en est de même de ces
réalités dont la matière n'est en puissance qu'à une seule forme, comme les
corps célestes. Les créatures de ce genre, par leur nature même, existent donc
nécessairement et ne peuvent pas ne pas être; car la puissance au non-être, dans
leur cas, ne peut être fondée ni sur la forme à laquelle l'être se conforme de
soi, ni sur la matière sous-jacente à la forme, puisque, n'étant pas en
puissance à une autre forme, la matière d'un corps céleste ne peut perdre la
forme qu'elle possède déjà.
2. Dieu
est plus puissant qu'aucun agent créé. Mais un agent créé peut communiquer à
son effet le pouvoir de se conserver dans l'être, même après que cet agent a
cessé d'exercer sur lui son activité; ainsi, quand le constructeur a terminé
son travail, la maison demeure; quand le feu a cessé d'agir, l'eau reste chaude,
au moins quelque temps. A plus forte raison Dieu peut-il communiquer à sa
créature le pouvoir de se conserver dans l'être, même après qu'il a cessé de la
produire.
3. Tout
ce qui violente une nature ne peut arriver sans une cause agente. Mais pour une
créature tendre au non-être est contre nature et représente pour elle quelque
chose de violent, car toute créature tend par nature à l'existence. Aucune
créature ne peut donc tendre au non-être sans un agent destructeur. Mais il y a
des créatures qu'aucun agent ne peut détruire, telles les substances spirituelles
et les corps célestes. De telles créatures ne peuvent donc tendre au non-être, même
lorsque cesse l'action de Dieu qui les produit.
4. Si
Dieu conserve les choses dans l'être, ce ne peut être que par une certaine
action. Or il n'y a pas d'action efficace sans effet produit. Il faut donc que
l'action conservatrice de Dieu produise quelque chose dans les créatures, ce
que l'on ne voit pas. Une telle action en effet ne produit pas l'existence de
la créature, car ce qui existe déjà ne devient pas. Elle ne produit pas
davantage quelque autre effet surajouté cars dans ce cas, ou bien Dieu ne
conserverait pas la créature dans l'être d'une façon continue, ou bien quelque
chose serait continuellement ajouté à la créature, ce qui est inconcevable. Les
créatures ne sont donc pas conservées dans l'être par Dieu.
Cependant:
nous lisons dans l'épître aux Hébreux (1, 3) " Il soutient toutes choses par sa parole puissante. "
Conclusion:
Il est nécessaire de dire, et selon la foi, et selon la raison, que les créatures sont conservées dans l'être par Dieu. Pour le prouver, il faut remarquer qu'un être est conservé par un autre d'une double manière. D'abord indirectement et par accident, en ce sens que- celui-là est dit conserver une chose, qui en écarte tout élément destructeur; ainsi celui qui empêche l'enfant de tomber dans le feu est appelé un sauveteur. Sous ce rapport, Dieu conserve certaines choses, mais non pas toutes, car il y a des réalités incorruptibles qui n'ont pas besoin qu'on les conserve en écartant ce qui pourrait les détruire. - Dans un autre sens, quelqu'un est dit conserver une chose directement et par soi, quand celle-ci dépend de celui qui la conserve de telle manière que, sans lui, elle ne pourrait pas exister. A ce point de vue, toutes les créatures ont besoin de la conservation divine. En effet, l'existence des créatures dépend à tel point de Dieu qu'elles ne pourraient subsister un instant et seraient réduites au néant si, par l'opération de la puissance divine, elles n'étaient conservées dans l'être, comme dit S. Grégoire.
Et il est aisé de s'en rendre compte. Tout effet dépend de sa cause dans la mesure même où celle-ci est sa cause. Mais il y a des agents qui sont seulement cause du devenir de l'effet, et non directement de son existence. C'est ce qui arrive aussi bien à propos des produits de l'art qu'à propos des réalités naturelles. Le constructeur est cause du devenir de la maison, il ne l'est pas directement de son être. L'être de la maison est consécutif à sa forme; la forme, elle, n'est autre que la composition et l'ordre des matériaux, et elle est consécutive à la vertu naturelle de ceux-ci. De même que le cuisinier cuit les aliments en utilisant la vertu naturelle active du feu, de même le constructeur bâtit la maison en utilisant du ciment, des pierres et des poutres capables de recevoir et de conserver un agencement et un ordre donnés. En sorte que l'être de la maison dépend des matériaux employés, tandis que le devenir est l'oeuvre du constructeur.
La même remarque s'applique d'ailleurs aux réalités naturelles. Si un agent naturel n'est pas cause de la forme en tant que telle, il ne sera pas davantage cause par soi de l'être consécutif à cette forme; il sera seulement cause du devenir de l'effet.
Or, il est manifeste que, si deux réalités sont de même espèce, l'une ne peut pas être par soi cause de la forme de l'autre, en tant qu'elle est telle forme; ce serait dire que la réalité-cause peut produire sa propre forme, puisque les deux formes ont la même nature spécifique. Mais elle peut produire une forme semblable en prenant appui sur la matière en laquelle cette forme se trouve en puissance, et en la lui faisant acquérir. Et cela c'est être cause du devenir, comme l'homme engendre l'homme, et le feu engendre le feu. C'est pourquoi, toutes les fois qu'un effet naturel est apte de soi à recevoir l'impression de son agent selon la même raison spécifique déjà possédée par l'agent, ce dernier est cause du devenir de l'effet, mais non de son être.
Mais parfois un effet n'est pas apte de soi à recevoir de l'agent une impression qui soit de même nature spécifique que l'agent lui-même; ainsi en est-il de tous les agents qui reproduisent des effets qui ne leur sont pas spécifiquement semblables, tels les corps célestes, causes de la génération de corps inférieurs qui en sont spécifiquement dissemblables. Dans ce cas l'agent peut être cause de la forme en tant qu'elle est telle forme spécifique, et non pas seulement en tant qu'elle est obtenue dans telle matière. L'agent n'est pas alors simplement cause du devenir, mais de l'être.
Donc de même que le devenir d'une réalité ne peut se poursuivre quand cesse l'action de l'agent, cause du devenir; de même l'être d'une chose ne saurait demeurer lorsque cesse l'action de l'agent qui est cause non pas simplement du devenir, mais aussi de l'être de cette chose. Et c'est la raison pour laquelle l'eau chauffée retient la chaleur quand cesse l'action du feu, tandis que l'air cesse instantanément d'être lumineux quand cesse l'action du soleil. La matière de l'eau en effet est capable de recevoir la chaleur du feu telle qu'elle est spécifiquement dans le feu, et si elle est amenée à revêtir la forme du feu, elle restera toujours chaude; si au contraire elle ne participe qu'imparfaitement de la forme du feu, par manière d'inchoation, la chaleur ne demeurera en elle que temporairement, à cause d'une participation trop faible du principe de chaleur. L'air n'est d'aucune manière apte par nature à recevoir la lumière telle qu'elle est spécifiquement dans le soleil, ce qui signifierait qu'il reçoit la forme même du soleil, laquelle est principe de lumière; aussi, puisqu'elle n'a pas de fondement dans l'air, la lumière y cesse dès que cesse l'action du soleil.
Or la situation de toute créature à l'égard de Dieu est celle même de l'air en face du soleil qui l'éclaire. Le soleil, par sa propre nature, est étincelant de lumière: l'air devient lumineux en participant de la lumière du soleil, sans pour autant participer de sa nature. Ainsi Dieu est l'être par essence, car son essence est d'exister; toute créature au contraire est être par participation, du fait qu'exister n'appartient pas à son essence. Et, comme l'écrit S. Augustin: "Si la puissance de Dieu cessait un jour de régir les créatures, aussitôt leurs formes cesseraient, et toute nature s'effondrerait. " Et encore: "De même que l'air, en présence de la lumière, devient lumineux, ainsi l'homme, en présence de Dieu, se trouve illuminé; en son absence, il tombe immédiatement dans les ténèbres."
Solutions:
1.
L'être est de soi consécutif à la forme de la créature, à condition que l'on
pose l'intervention de Dieu; de même, la lumière est une conséquence de la
diaphanéité de l'air, mais demande l'intervention du soleil. C'est pourquoi la
puissance au non-être chez les créatures spirituelles et chez les corps
célestes doit être de préférence située en Dieu, qui peut toujours soustraire
son influx, plutôt que placée dans la forme ou dans la matière de ces
créatures.
2. Dieu
ne peut communiquer à une créature de continuer à exister tout en cessant
d'agir sur elle, pas plus qu'il ne peut lui communiquer d'être cause de son
existence. Car la créature a besoin d'être conservée par Dieu en tant
précisément que l'être de l'effet dépend de la cause de l'être. Il n'en n'est
pas de même de l'agent qui ne cause que le devenir.
3. Il
est question dans cette objection de la conservation qui s'opère par le retrait
de tout élément destructeur. Or toutes les créatures, nous venons de le dire, n'ont
pas besoin de cela.
4. La conservation des choses par Dieu ne suppose pas une nouvelle action de sa part, mais seulement qu'il continue à donner l'être, ce qu'il fait en dehors du mouvement et du temps. Ainsi la conservation de la lumière dans l'air se fait par la continuation de l'influx solaire.
Objections:
1.
C'est par la même action que Dieu conserve les choses et les crée, nous l'avons
dite. Mais il crée immédiatement tous les êtres; donc, il les conserve aussi immédiatement.
2.
Toute réalité est plus proche d'elle-même que d'une autre. Mais il ne peut lui
être donné de se conserver elle-même; à plus forte raison ne peut-il lui être
donné de conserver autre chose. Donc Dieu conserve toute chose sans cause
intermédiaire.
3. Pour
qu'un effet soit conservé dans l'être, il faut que sa cause soit productrice
non seulement de son devenir, mais de son être. Or, toutes les choses créées, semble-t-il,
ne sont causes que du devenir de leurs effets, car elles n'agissent que par le
moyen du mouvement, on l'a vu. Elles ne conservent donc pas leurs effets dans
l'être.
Cependant:
c'est le même agent qui, à la fois, donne l'être aux choses et le conserve. Mais Dieu donne l'être aux choses en se servant de causes intermédiaires. C'est donc par leur moyen aussi qu'il conserve les choses dans l'être.
Conclusion:
Nous l'avons déjà dit, on peut conserver une réalité dans l'être d'une double manière: indirectement et par accident en écartant et en empêchant l'action d'un agent destructeur; directement et par soi, ce qui suppose que l'être d'une réalité dépend d'une autre réalité, comme l'effet dépend de sa cause. Une réalité peut être conservatrice d'une autre de ces deux manières.
Il est manifeste en effet que, même pour les réalités matérielles, il y en a beaucoup qui empêchent l'action des agents destructeurs et sont dites conservatrices des choses; c'est ainsi que le sel empêche la putréfaction de la viande, et il est beaucoup d'exemples analogues.
Mais on trouve aussi certains effets qui dépendent, dans leur être, d'une créature. Car il y a de nombreuses causes ordonnées les unes aux autres, en sorte que nécessairement, si l'effet dépend d'abord et principalement de la cause première, il dépend aussi secondairement de toutes les causes intermédiaires. C'est pourquoi, à titre principal certes, la cause première est conservatrice de l'effet; mais à titre second toutes les causes intermédiaires le sont aussi, et d'autant plus qu'elles sont plus élevées et plus proches de la cause première. De là vient qu'on attribue aux causes supérieures, même dans le monde matériel, la conservation et la permanence des choses; Aristote affirme que le premier mouvement, le mouvement diurne, est cause de la continuité de la génération; que le second mouvement, le mouvement zodiacal, est cause de la diversité produite sous le rapport de la génération et de la corruption. De même les astronomes attribuent à Saturne, la planète supérieure, les réalités fixes et permanentes.
Il faut donc dire que Dieu conserve certaines choses dans l'être en se servant de causes intermédiaires.
Solutions:
1. Oui,
Dieu a créé toutes choses immédiatement, mais en les créant il a institué un
ordre entre elles, si bien que quelques-unes dépendent de certaines autres et, à
titre second, sont conservées dans l'être par ces dernières, étant admis que la
conservation principale vient de Dieu lui-même.
2. La
cause propre est conservatrice de l'effet qui dépend d'elle car, de même qu'il
ne peut être donné à aucun effet d'être cause de soi, mais qu'il peut être
cause d'autre chose, de même il ne peut être donné à aucun effet de se
conserver soi-même; mais, à titre de cause, il peut conserver autre chose.
3. Aucune créature ne peut exercer la causalité sur une chose et lui faire acquérir une nouvelle forme ou une nouvelle disposition, sinon par le moyen d'un certain changement, car elle ne peut agir que sur un sujet préexistant. Mais, après qu'elle a produit dans le sujet la forme ou la disposition, il lui revient de les conserver sans autre mutation de l'effet. Ainsi, quand l'air est illuminé de nouveau, cela suppose un certain changement, mais ensuite la conservation de la lumière se fait par la seule présence du foyer lumineux sans que rien soit changé dans l'air.
Objections:
1.
D'après S. Augustin " Dieu n'est pas cause de la tendance au non-êt;e
". Or c'est ce qui arriverait si Dieu réduisait quelque chose à néant.
C'est donc qu'il ne peut rien anéantir.
2. Dieu
est cause que les choses soient, du fait de sa bonté, car, selon S. Augustin
" c'est parce que Dieu est bon que nous sommes ". Mais Dieu ne peut
pas ne pas être bon; il ne peut donc pas faire que les choses ne soient pas, ce
qu'il ferait s'il les réduisait à néant.
3. Si
Dieu réduisait certains êtres à néant, il faudrait que ce soit par une action
de sa part. Mais cela est impossible, car toute action a pour forme quelque
chose de réel. C'est d'ailleurs pourquoi la corruption se termine toujours à
une réalité engendrée, selon l'adage qui veut que la génération d'un être
suppose la corruption d'un autre être. Dieu ne peut donc rien annihiler.
Cependant:
nous lisons dans Jérémie (10, 24 Vg): "Corrige-moi, Seigneur, mais dans une juste mesure, sans te courroucer, pour ne pas me réduire à néant. "
Conclusion:
Pour certains philosophes, Dieu a produit les choses dans l'être par nécessité de nature. Si c'était vrai, Dieu ne pourrait rien réduire à néant, de même qu'il ne peut changer sa nature. Mais, comme nous l'avons déjà dit, cette position est fausse et tout à fait étrangère à la foi catholique, où l'on professe que Dieu a produit les choses dans l'être par sa libre volonté. Aussi lisons-nous dans le Psaume (135, 6): "Tout ce que le Seigneur a voulu, il l'a fait. " Communiquer l'être à la créature dépend donc de la volonté de Dieu. Et Dieu conserve les choses dans l'existence uniquement parce qu'il continue à leur communiquer l'existence, comme nous l'avons déjà noté. Donc, de même qu'avant la création des choses, il pouvait ne pas leur communiquer l'être et, de la sorte, ne pas les produire; de même, une fois les choses réalisées, il peut cesser de leur communiquer l'être: elles cesseront alors aussitôt d'exister. C'est cela, les réduire à néant.
Solutions:
1. Le
non-être n'a pas de cause par soi, car rien ne peut être cause sinon en tant
qu'il est de l'être; et l'être, à proprement parler, est cause d'être. C'est
pourquoi Dieu ne peut être cause d'une tendance au non-être. Cette tendance, la
créature la possède par soi, en tant qu'elle vient du néant. Cependant Dieu
peut être cause par accident de l'anéantissement des choses: il suffirait qu'il
leur retire son action conservatrice.
2. La
bonté de Dieu est cause des choses, non par nécessité de nature, puisque la
bonté divine ne dépend pas des créatures, mais par sa libre volonté. Dieu peut
donc, sans porter préjudice à sa bonté, ne pas donner l'être aux choses; il
peut également, sans diminuer sa bonté, ne pas les conserver dans l'être.
3. Si Dieu réduisait quelque chose à néant, ce ne serait pas par une action nouvelle, mais par le fait qu'elle cesserait d'agir.
Objections:
1. La
fin répond au principe. Mais au principe il n'y avait que Dieu. Au terme, quand
les choses auront atteint leur fin, il faudra donc qu'il n'y ait plus rien que
Dieu. Et ainsi les créatures seront réduites à néant.
2.
Toute créature a une puissance finie. Mais aucune puissance finie ne peut
s'étendre à l'infini, et c'est pourquoi Aristote montre n, que "une
puissance finie ne peut mouvoir pendant un temps infini ". Aucune créature
ne peut donc durer indéfiniment. Et ainsi, à un moment donné, elle sera réduite
à néant.
3. La
matière ne fait pas partie de la forme ni des accidents. Mais parfois ceux-ci
cessent d'exister. Ils sont donc réduits à néant.
Cependant:
nous lisons dans l'Ecclésiaste (3, 14): "J'ai appris que tout ce que Dieu fait durera toujours. "
Conclusion:
En ce qui regarde les interventions de Dieu envers sa créature, certaines se produisent selon le cours naturel des choses; d'autres sont miraculeuses et en dehors de l'ordre naturel imprimé aux créatures, comme on le dira bientôt, . Les premières, Dieu les fera selon la nature même des choses; les oeuvres miraculeuses sont ordonnées à la manifestation de la grâce, selon cette parole de l'Apôtre (1 Co 12, 7): "A chacun la manifestation de l'Esprit est donnée pour l'utilité commune "; et plus loin il parle, entre autres, des miracles.
Les natures des créatures montrent que nulle d'entre elles n'est réduite à néant; car ou bien elles sont immatérielles, et il n'y a pas en elles de puissance au non-être; ou bien elles sont matérielles, et elles subsistent toujours, au moins quant à la matière, qui est incorruptible, car elle subsiste comme sujet de la génération et de la corruption.
D'autre part la réduction d'une chose à néant ne saurait se rattacher à la manifestation de la grâce, car la puissance et la bonté divines sont davantage manifestées par la conservation des choses dans l'être.
Il faut donc conclure purement et simplement qu'absolument rien n'est réduit à néant.
Solutions:
1. Que
les choses soient produites dans l'être après n'avoir pas existé, cela montre
la puissance de leur auteur. Mais leur réduction à néant ferait obstacle à
cette manifestation, car c'est la conservation des choses dans l'être qui
manifeste au maximum la puissance de Dieu, selon l'Apôtre (He 1, 3): "Il
soutient toutes choses par sa parole puissante. ".
2. La puissance à exister, chez la créature, est purement réceptive, mais la puissance active vient de Dieu de qui découle l'existence. C'est pourquoi la durée indéfinie des choses doit être attribuée à l'infinité de la puissance divine. Cependant, certaines choses reçoivent une vertu limitée qui leur permet de durer un certain temps, en ce sens que l'influx qu'elles reçoivent de Dieu pour exister peut être contrarié par un agent auquel une vertu finie ne saurait résister indéfiniment, mais seulement pendant un temps limité. Et c'est pourquoi les choses qui n'ont pas de contraire peuvent durer toujours, bien qu'ayant une vertu finie.
. 3. Les formes et les accidents ne sont pas des êtres complets, car ils ne subsistent pas; ils sont seulement une détermination de l'être. C'est pourquoi on dit qu'ils sont de l'être, en ce sens que, par eux, quelque chose existe. Pourtant, même selon leur mode d'être, on ne peut pas dire qu'ils soient tout à fait réduits à néant; non parce qu'une partie d'entre eux subsiste, mais parce qu'ils demeurent en puissance dans la matière ou le sujet.
Il faut maintenant considérer le second effet du gouvernement divin, qui est la mutation des créatures, qu'il s'agisse de la mutation des créatures par Dieu (Q. 105), ou de la mutation d'une créature par une autre (Q. 106-119).
1. Dieu peut-il mouvoir immédiatement la matière pour l'unir à la forme? - 2. Peut-il mouvoir immédiatement un corps? - 3. Peut-il mouvoir l'intelligence? - 4. Peut-il mouvoir la volonté? - 5. Dieu agit-il en tout être agissant? - 6. Peut-il faire quelque chose en dehors de l'ordre naturel? - 7. Tout ce que Dieu produit ainsi est-il miraculeux? - 8. La diversité des miracles.
Objections:
1. Il
semble que ce ne soit pas possible. D'après Aristote Il en effet, la forme qui
est dans une matière peut seule produire une forme matérielle déterminée, car
le semblable produit son semblable. Mais Dieu n'est pas une forme existant dans
une matière. Donc il ne peut pas produire une forme matérielle.
2. Si
un agent se trouve ordonné à des effets multiples, il n'en produira aucun, à
moins d'être déterminé à l'un d'eux par quelque chose d'autre; comme dit
Aristote, une opinion universelle n'est motrice que par le moyen d'une saisie
particulière. Mais la puissance divine est la cause universelle de toutes
choses. Elle ne peut donc produire une forme particulière que par le moyen d'un
agent particulier.
3. De
même que l'être, pris communément, dépend de la première cause universelle, de
même l'être déterminé dépend de causes particulières déterminées, nous l'avons
montré à la question précédente. Mais ce qui détermine l'être d'une chose, c'est
sa propre forme. Donc, les formes propres aux choses ne sont produites par Dieu
que moyennant des causes particulières.
Cependant:
il est écrit dans la Genèse (2, 7): "Dieu forma l'homme du limon de la terre. "
Conclusion:
Dieu peut immédiatement mouvoir la matière à recevoir la forme. En effet, l'être en puissance passive peut être réduit à l'acte par une puissance active qui contienne la puissance passive sous son pouvoir. Et comme la matière est contenue sous le pouvoir divin, puisqu'elle est produite par Dieu, elle peut être réduite à l'acte par la puissance divine; et c'est là précisément mouvoir la matière à recevoir la forme, car la forme n'est autre chose que l'acte de la matière.
Solutions:
1. Un effet se trouve assimilé à l'agent qui le cause d'une double manière. Premièrement, l'homme est engendré par l'homme, le feu par le feu. Secondement, selon une contenance virtuelle, en tant que l'effet est virtuellement contenu dans la cause; ainsi les animaux engendrés par la putréfaction, les plantes et les minéraux sont assimilés au soleil et aux étoiles, par la vertu desquels ils sont engendrés. Ainsi donc l'effet est assimilé à la cause agente selon tout ce que la vertu de l'agent peut atteindre en lui.
Or, la puissance
de Dieu atteint la forme et la matière, ainsi que nous l'avons vu c. C'est pourquoi
le composé qui est engendré est assimilé à Dieu selon une contenance virtuelle;
et il est assimilé au composé qui l'engendre selon une similitude spécifique.
Et de même que le composé engendrant peut mouvoir la matière à recevoir la
forme en produisant un composé semblable à lui, ainsi en est-il de Dieu. On ne
pourrait en dire autant d'une autre forme immatérielle, car la matière échappe
à la puissance des substances séparées. Aussi les démons et les anges
n'agissent-ils pas sur les réalités de ce monde visible en y imprimant des
formes, mais en utilisant des germes ou semences corporels.
2.
Cette objection serait valable si Dieu agissait par nécessité de nature. Mais
Dieu agit par sa volonté et son intelligence, et celle-ci connaît les
structures propres de toutes les formes, y compris les formes particulières;
d'où il suit que Dieu peut, d'une façon déterminée, imprimer à la matière telle
ou telle forme.
3. Que les causes secondes soient ordonnées à produire des effets déterminés, elles le tiennent de Dieu. Et puisque c'est Dieu qui ordonne les autres causes à produire des effets déterminés, il peut tout aussi bien les produire lui-même.
Objections:
1.
" Le moteur qui meut et le mobile qui est mû doivent coexister", d'après
Aristote, et par suite avoir entre eux un certain contact. Mais il n'y a pas de
contact possible entre Dieu et un corps, car en Dieu, comme l'affirme Denys, il
n'y a pas de toucher. Dieu ne peut donc pas mouvoir un corps immédiatement.
2. Dieu
est un moteur qui n'est pas mû. Or tel est le cas de l'objet de l'appétit, quand
cet objet est appréhendé. Dieu meut donc en tant qu'objet désiré et appréhendé.
Mais il ne peut être appréhendé que par l'intelligence, laquelle n'est ni un
corps ni une faculté corporelle. Donc Dieu ne peut pas mouvoir un corps
immédiatement.
3.
Selon Aristote, le mouvement produit par une puissance infinie est instantané.
Mais il est impossible que le mouvement d'un corps soit instantané, car, comme
le mouvement se produit entre deux termes opposés, il s'ensuivrait que les deux
termes se trouveraient simultanément dans le même sujet, ce qui est impossible.
Un corps ne peut donc être mû immédiatement par une puissance infinie. Or la
puissance de Dieu est infinie, comme on l'a vu. Donc Dieu ne peut mouvoir un
corps immédiatement.
Cependant:
Dieu a produit les oeuvres des six jours immédiatement. Or ces oeuvres comprennent des mouvements corporels, puisqu'il est écrit dans la Genèse (1, 9): "Que les eaux se rassemblent en un lieu unique. " Donc Dieu peut mouvoir immédiatement un corps quel qu'il soit.
Conclusion:
C'est une erreur de croire que Dieu ne peut pas produire par lui-même tous les effets particuliers qui sont réalisés par une cause créée quelconque. Et puisque les corps sont mus immédiatement par les causes créées, on ne saurait douter que Dieu puisse mouvoir immédiatement n'importe quel corps.
Cela d'ailleurs s'accorde avec ce que nous avons dit plus haut. Tout mouvement de n'importe quel corps, ou bien est la conséquence d'une forme: ainsi le mouvement local des corps lourds ou légers vient de la forme qui leur a été donnée par l'engendrant, et c'est pourquoi on voit en celui-ci la cause d'un mouvement. Ou bien le mouvement est l'acheminement vers une forme à acquérir; ainsi l'échauffement conduit à la forme de feu. Or il appartient au même agent qui imprime la forme et de disposer à la forme, et de donner le mouvement consécutif à la forme; ainsi le feu non seulement engendre un autre feu, mais il produit aussi la chaleur et il fait s'élever la flamme. Puisque Dieu peut immédiatement imprimer une forme dans une matière, il peut donc aussi bien mouvoir un corps, de quelque façon que ce soit.
Solutions:
1. Il y
a deux espèces de contact: le contact corporel qui fait que deux corps se
touchent; et le contact virtuel; ainsi dit-on qu'un objet attristant
"touche" celui qui s'en afflige. Dieu, qui est incorporel, ne touche
pas et n'est pas touché. Mais, sous le rapport du contact virtuel, il touche les
créatures en les faisant se mouvoir; il n'est pas cependant touché par elles, car
aucune créature, par sa vertu naturelle., ne peut atteindre jusqu'à lui. En ce
sens, Denys dit: "Il n'y a pas de toucher en Dieu", en ce qu'il
serait touché.
2. Dieu
meut en tant que désiré et connu. Mais il n'est pas nécessaire qu'il meuve
toujours en tant que désiré et connu par celui qui est mû; il suffit qu'il soit
désiré et connu par lui-même. Dieu produit en effet toutes choses en vue de sa
bonté.
3. Aristote entend prouver i que la puissance du premier moteur n'est pas une puissance de grandeur quantitative, par le raisonnement suivant. La puissance du premier moteur est infinie (il le montre en disant qu'elle peut mouvoir pendant un temps infini). Or une puissance infinie, qui serait infinie en grandeur quantitative, exercerait sa motion en dehors du temps, ce qui est impossible. Il faut donc que la puissance infinie du premier moteur ne soit pas infinie quantitativement.
Il est donc évident que la motion d'un corps en dehors du temps ne peut relever que d'une puissance infinie en grandeur quantitative. La raison en est que toute puissance de grandeur quantitative meut selon tout elle-même, car elle meut par nécessité de nature. D'autre part, une puissance infinie dépasse sans proportion toute puissance finie. Or plus la puissance du moteur est grande, plus grande aussi est la rapidité du mouvement. Donc, puisqu'une puissance finie meut selon un temps déterminé, il s'ensuit qu'une puissance infinie doit mouvoir en dehors de tout temps; car entre un temps quel qu'il soit et un autre temps, il y aura toujours une proportion déterminée.
Mais la puissance qui ne se mesure pas par la grandeur quantitative est la puissance d'un être intelligent, lequel agit sur ses effets selon qu'il leur convient. C'est pourquoi, comme il ne convient pas à un corps d'être mû en dehors du temps, on ne peut pas conclure des principes posés que l'être intelligent réalise le mouvement corporel en dehors du temps.
Objections:
1. Il semble que Dieu ne meuve pas immédiatement l'intelligence créée, car l'acte d'intelligence a pour cause celui en qui il se trouve, il ne s'exerce pas sur une matière extérieure, dit Aristote.
Or l'action de
celui qui est mû par un autre ne vient pas de celui en qui elle se trouve, mais
de l'agent moteur. L'intelligence n'est donc pas mue par un autre.
2. Ce
qui a en soi le principe suffisant de son mouvement n'est pas mû par un autre.
Mais le mouvement de l'intelligence, c'est sa propre intellection, au sens où
nous disons avec Aristote que l'intellection et la sensation sont des
mouvements. Or la lumière intelligible, inhérente à l'intelligence, constitue
un principe suffisant d'intellection. L'intelligence n'est donc pas mue par un
autre qu'elle-même.
3. De
même que le sens est mû par l'objet sensible, ainsi l'intelligence est mue par
l'objet intelligible. Mais Dieu n'est pas intelligible pour nous; car il
dépasse notre intelligence. Il ne peut donc mouvoir notre intelligence.
Cependant:
celui qui enseigne meut l'intelligence du disciple. Mais Dieu " enseigne à l'homme la science " d'après le Psaume (94, 10). Donc Dieu meut l'intelligence de l'homme.
Conclusion:
Dans les mouvements corporels, on appelle moteur celui qui donne la forme, laquelle est principe du mouvement. Ainsi peut-on dire que celui-là meut l'intelligence, qui cause la forme, principe de ce mouvement qu'est l'opération intellectuelle. Or, dans l'être intelligent, il y a un double principe de l'opération intellectuelle: l'un est la faculté intellectuelle elle-même et se trouve dans l'être intelligent, même s'il n'est qu'en puissance à agir; l'autre est le principe de l'intellection en acte, à savoir la similitude de l'objet intelligible. On pourra donc dire qu'un être meut une intelligence, soit qu'il lui donne la faculté de connaître, soit qu'il imprime en elle la similitude de la chose connue.
Or, selon ces deux principes, Dieu meut l'intelligence créée. Il est en effet le premier être immatériel. Et parce que l'intellectualité est une conséquence de l'immatérialité, il est aussi le premier être intelligent. Aussi, comme le premier, dans un ordre quelconque, est cause de tous les dérivés qui appartiennent à cet ordre, il s'ensuit que de Dieu dérive toute vertu intellectuelle. Pareillement, puisque Dieu est le premier être, et que tous les êtres préexistent en lui comme en leur première cause, il faut bien qu'ils soient en lui d'une manière intelligible et selon son mode à lui.
De même en effet que toutes les raisons intelligibles des choses existent d'abord en Dieu, puis dérivent de lui dans les autres intelligences pour leur faire exercer l'intellection en acte, de même ces raisons intelligibles dérivent sur les créatures pour les faire subsister.
Ainsi donc Dieu meut l'intelligence en tant qu'il lui donne la vertu de connaître, qu'il s'agisse de la vertu naturelle ou d'une vertu surajoutée; et en tant qu'il imprime dans l'intelligence des similitudes ou espèces intelligibles. De plus il soutient et conserve dans l'être et cette vertu et ces espèces.
Solutions:
1.
L'opération intellectuelle relève de l'intelligence du sujet connaissant, mais
comme d'une cause seconde. Elle relève de Dieu comme de sa cause première.
C'est Dieu en effet qui donne à l'être intelligent son pouvoir d'intellection.
2. La
lumière intellectuelle, en même temps que la similitude de l'objet, est un
principe suffisant d'intellection, mais c'est un principe second dépendant du
premier principe.
3. L'objet intelligible meut notre intelligence en imprimant en elle de quelque façon sa propre similitude grâce à laquelle l'intellection peut se produire. Mais les similitudes que Dieu imprime dans l'intelligence créée ne suffisent pas à le faire connaître dans son essence, ainsi que nous l'avons déjà montré. Dieu meut donc l'intelligence créée sans pour autant lui devenir intelligible, nous l'avons dit aussi.
Objections:
1. Il
semble que non. En effet, tout ce qui est mû de l'extérieur est contraint. Mais
la volonté ne peut être contrainte. Elle ne peut donc être mue de l'extérieur, et
par conséquent Dieu ne peut la mouvoir.
2. Dieu
ne peut faire que des contradictoires soient vrais en même temps et c'est ce
qui arriverait s'il exerçait une motion sur la volonté; car agir volontairement
c'est être mû par soi et non par un autre. Donc Dieu ne peut pas mouvoir la
volonté.
3. Le
mouvement se réfère davantage au moteur qu'au mobile; c'est pourquoi l'homicide
n'est pas attribué à la pierre, mais à celui qui la lance. Donc, si Dieu meut
la volonté, des oeuvres volontaires de l'homme ne peuvent lui être imputées à
mérite ou à démérite. Or ceci est faux. Donc Dieu ne meut pas la volonté.
Cependant:
nous lisons dans l'épître aux Philippiens (2, 13) - " C'est Dieu qui opère en nous le vouloir et le faire. "
Conclusion:
De même que l'intelligence, on vient de le dire, est mue par son objet, et par celui qui lui donne la faculté de connaître, ainsi la volonté est mue par son objet qui est le bien, et par celui qui crée la faculté de vouloir. Or la volonté peut être mue, à titre d'objet, par un bien quelconque; mais elle ne peut l'être d'une manière suffisante et efficace que par Dieu. En effet, un agent moteur ne peut mouvoir un mobile d'une manière suffisante si sa vertu active ne dépasse pas, ou au moins n'égale pas la vertu passive du mobile. Or la vertu passive de la volonté s'étend au bien dans son universalité; car son objet est le bien universel comme l'objet de l'intelligence est l'être universel. Mais tout bien créé est un bien particulier; Dieu seul est le bien universel. C'est pourquoi lui seul peut combler la volonté et la mouvoir, comme objet, d'une façon pleinement suffisante.
Pareillement, la puissance volontaire est causée par Dieu seul. Le vouloir, en effet, n'est pas autre chose qu'une certaine inclination vers l'objet de la volonté, c'est-à-dire vers le bien universel. Or incliner un être vers le bien universel appartient au premier moteur, car c'est à lui que correspond la fin ultime. Ainsi, dans les affaires humaines, il appartient au chef d'orienter la multitude vers le bien commun.
Aux deux points de vue envisagés, il est donc propre à Dieu de mouvoir la volonté, mais surtout au second point de vue selon lequel Dieu incline intérieurement la volonté.
Solutions:
1.
L'être mû par un autre n'est contraint que s'il est mû contre son inclination
propre. Mais s'il est mû par un autre qui lui donne sa propre inclination, on
ne peut dire qu'il soit contraint. Ainsi le corps lourd qui est mû par son
engendrant et qui tombe, n'est pas contraint. C'est de cette manière que Dieu, en
mouvant la volonté, ne la force pas, car il lui donne sa propre inclination.
2. Agir
volontairement, c'est se mouvoir soi-même, c'est-à-dire par un principe intrinsèque.
Mais ce principe intrinsèque peut venir d'un autre principe qui, lui, est
extrinsèque. Se mouvoir soi-même ne s'oppose donc pas nécessairement à être mû
par un autre.
3. Si la volonté était mue par un autre de telle manière qu'elle ne se mouvrait aucunement par elle-même, ses oeuvres ne pourraient lui être imputées à mérite ou à démérite. Mais puisque le fait d'être mue par un autre n'exclut pas qu'elle puisse se mouvoir d'elle-même, ou vient de le dire, il s'ensuit que la possibilité de mériter ou de démériter ne lui est pas enlevée.
Objections:
1. Il
semble que non, car aucune insuffisance ne doit être attribuée à Dieu. Donc, si
Dieu opère en tout être agissant, il le fait d'une façon pleinement suffisante,
ce qui rend inutile l'action de l'agent créé. Donc Dieu n'agit pas en tout être
agissant.
2. Une
opération unique ne peut venir à la fois de deux agents, pas plus qu'un
mouvement numériquement unique ne peut appartenir à deux mobiles différents.
Donc, si l'action de la créature vient de Dieu agissant en elle, elle ne peut
venir en même temps de la créature - ainsi nulle créature ne fait quoi que ce
soit.
3. On
dit qu'un agent est cause de l'opération de son effet en ce sens qu'il donne à
l'effet la forme qui déterminera son action. Donc, si Dieu est cause de
l'opération des créatures, ce sera en tant qu'il leur donne la puissance
d'agir. Mais ceci commence lorsque Dieu crée. Il apparaît donc
qu'ultérieurement Dieu n'agit pas dans tout être agissant.
Cependant:
nous lisons dans Isaïe (26, 12): "Toutes nos oeuvres, tu les accomplis en nous, Seigneur. "
Conclusion:
Que Dieu agisse en tout être agissant, certains l'ont compris en ce sens u'aucune vertu créée, en réalité, ne ferait rien, mais que Dieu seul produirait tout immédiatement; ainsi le feu ne chaufferait pas par lui-même, mais c'est Dieu qui, dans le feu, produirait la chaleur, et ainsi de tout le reste.
Or cela est impossible. D'abord, parce que ce serait enlever du même coup, dans la création, toute relation entre cause et effet. Ce serait attribuable à l'impuissance du créateur, car c'est la puissance de l'agent qui donne à son effet la vertu d'agir. - En second lieu, parce que les puissances d'action que nous découvrons dans les choses leur seraient attribuées sans raison, puisqu'elles ne feraient rien. Bien plus, toutes les choses créées apparaîtraient d'une certaine façon inutiles si elles étaient privées d'opération propre, car toute chose existe en vue de son opération. L'imparfait existe toujours en vue du plus parfait. Ainsi la matière est pour la forme, et la forme, qui est l'acte premier, est pour son opération, qui est l'acte second. L'opération est donc la fin de la réalité créée. Dès lors il faut comprendre que Dieu agit dans les choses de telle sorte que celles-ci gardent leur opération propre.
Pour le comprendre, il importe de considérer qu'il y a quatre genres de causes: la matière, qui n'est pas à proprement parler principe d'action, mais se présente comme le sujet récepteur de l'effet produit. La fin, l'agent et la forme se comportent comme un principe d'action, mais selon un certain ordre. Le premier principe d'action est la fin, parce qu’elle meut l'agent; en deuxième lieu, vient l'agent; en troisième lieu, il y a la forme de la réalité que l'agent applique à l'action (quoique l'agent lui-même agisse par le moyen de sa propre forme). On le voit bien dans les oeuvres de l'art: l'artisan est mû à agir par la fin, c'est-à-dire par l'oeuvre qu'il se propose de réaliser, que ce soit un coffre ou un lit; puis il applique à l'action la hache, laquelle taille par son tranchant.
C'est donc de ces trois façons que Dieu agit en tout être agissant. En premier lieu, du point de vue de la fin; car toute action est produite en vue d'un bien, véritable ou apparent, et d'ailleurs rien n'est bon, ou n'apparaît tel, sinon en tant qu'il possède en participation une certaine similitude du souverain Bien qui est Dieu. Il s'ensuit donc que Dieu lui-même, en tant que fin, est la cause de toute opération.
En deuxième lieu, il faut se souvenir que, lorsque plusieurs agents sont ordonnés entre eux, c'est toujours en vertu du premier agent que le second opère, car le premier agent meut le second à agir. Sous ce rapport, toutes choses agissent en vertu de Dieu lui-même, en sorte qu'il est vraiment la cause de toutes les actions des agents créés.
En troisième lieu, on doit considérer que Dieu ne meut pas seulement les choses à agir en appliquant leurs formes et leurs vertus à l'action, comme fait l'artisan qui applique la hache à tailler sans pour autant lui avoir donné sa forme de hache; mais Dieu donne aussi aux créatures agissantes leurs formes, et il conserve ces formes dans l'être. Ainsi Dieu n'est pas seulement cause des actions en tant qu'il donne la forme, principe d'action, comme l'engendrant qui est dit cause de mouvement des corps lourds et légers; mais il l'est encore parce qu'il conserve les formes et les vertus des êtres; ainsi le soleil est cause de la manifestation des couleurs parce qu'il donne et conserve la lumière qui les manifeste. Et parce que la forme d'une chose lui est d'autant plus intime qu'elle se présente davantage comme première et universelle; parce que Dieu lui-même est proprement la cause de l'être universel en toutes choses, et que cet être est ce qu'il y a de plus intime à ces choses: il suit de là que Dieu agit intimement dans toutes les réalités. C'est pourquoi, dans la Sainte Écriture, les opérations de la nature sont attribuées à Dieu comme agissant en elles, selon cette parole de Job (10, 11): "Tu m'as vêtu de peau et de chair; tu m'as tissé avec des os et des nerfs. "
Solutions:
1. Dieu
agit dans les choses d'une manière pleinement suffisante, au titre d'agent
premier. Et cela ne rend pas superflue l'action des agents seconds.
2. Une
seule et même action ne procède pas de deux agents de même catégorie, mais rien
ne s'oppose à ce qu'elle procède d'un agent premier et d'un agent second.
3. Dieu ne donne pas seulement aux choses leurs formes, mais il les conserve dans l'être, il les applique à l'action, et il est la fin de toutes les opérations, ainsi que nous venons de le dire.
Objections:
1. S.
Augustin écrit: "Dieu, auteur et créateur de toutes les natures, ne fait
rien contre la nature. " Or il semble que ce qui est en dehors de l'ordre
naturel inscrit dans les choses soit contre la nature. Donc Dieu ne peut rien
faire en dehors de l'ordre inscrit dans les choses.
2.
L'ordre de la nature vient de Dieu aussi bien que l'ordre de la justice. Mais
Dieu ne peut rien faire qui soit en dehors de l'ordre de la justice, car il
ferait alors quelque chose d'injuste. Donc, il ne peut rien faire en dehors de
l'ordre de la nature.
3.
C'est Dieu qui a institué l'ordre de la nature. Donc s'il faisait quelque chose
en dehors de cet ordre, il faudrait en conclure, semble-t-il, qu'il est sujet
au changement, ce qui est inadmissible.
Cependant:
nous lisons chez S. Augustin que " parfois Dieu agit contre le cours ordinaire de la nature ".
Conclusion:
Toute cause, parce qu'elle a raison de principe, introduit dans ses effets un certain ordre.
C'est pourquoi la multiplication des causes a pour résultat la multiplication des ordres; et de même qu'une cause se trouve contenue sous une autre cause, ainsi en est-il des ordres eux-mêmes. Ce n'est donc pas la cause supérieure qui est contenue sous l'ordre de la cause inférieure, mais bien le contraire. Nous en avons un exemple dans les affaires humaines: car c'est du père de famille que dépend l'ordre de la maison, et celui-ci est contenu sous l'ordre de la cité, qui procède de son chef, tout comme l'ordre de la cité est contenu sous l'ordre du roi qui préside à l'organisation de tout le royaume.
Donc, si l'ordre des choses est considéré comme dépendant de la cause première, alors Dieu ne peut rien faire contre cet ordre, car en ce cas il agirait contre sa prescience, ou sa volonté, ou sa bonté. Mais si nous considérons l'ordre des choses en tant qu'il dépend de l'une quelconque des causes secondes, à ce point de vue Dieu peut agir en dehors de l'ordre des choses. Car Dieu n'est pas soumis à l'ordre des causes secondes; c'est cet ordre qui lui est soumis, parce qu'il procède de lui non par nécessité de nature, mais par choix de sa volonté; car il eût pu instituer un ordre de choses différent. C'est pourquoi il peut agir en dehors de tel ordre institué, quand il le veut; il peut, par exemple, produire les effets des causes secondes sans leur concours, ou produire certains effets qui dépassent la puissance des causes secondes. De là cette parole de S. Augustin: "Dieu agit contre le cours habituel de la nature, mais il ne fait rien qui aille contre sa loi souveraine pas plus que contre lui-même. "
Solutions:
1.
Quand quelque chose arrive dans les réalités naturelles en dehors de leur
nature foncière, cela peut se produire d'une double manière. D'abord, par
l'action exercée sur une chose par un agent qui ne lui a pas donné son
inclination naturelle; ainsi l'homme qui lance en l'air un corps lourd; ce
n'est pas lui qui a donné au corps sa lourdeur, et l'action de cet homme va à
l'encontre de la nature du corps. En second lieu, par l'action d'un agent
duquel dépend l'inclination naturelle. Dans ce cas, il n'y a pas action contre la
nature de l'être sur lequel l'agent exerce son pouvoir. Ainsi le flux et le
reflux de la mer ne vont pas à l'encontre de la nature de l'eau, bien qu'ils
soient en dehors de son mouvement naturel qui l'entraîne vers le bas. Le flux
et le reflux viennent en effet de l'influence d'un corps céleste qui tient sous
sa dépendance l'inclination naturelle des corps inférieurs. - Et puisque
l'ordre de la nature a été inscrit par Dieu dans les choses, quand Dieu agit en
dehors de cet ordre, il ne va pas contre la nature. C'est ce qui fait dire à S.
Augustin: "Ce que Dieu fait est naturel à chaque chose, car de lui dépend
tout mode, nombre et ordre de la nature. "
2.
L'ordre de la justice se réfère à la cause première qui est la règle de toute
justice. C'est pour cette raison que Dieu ne peut rien faire en dehors de cet
ordre.
3. Dieu inscrit dans les choses un certain ordre, en se réservant cependant d'agir parfois autrement pour une raison spéciale. C'est pourquoi, quand il agit en dehors de cet ordre, Dieu ne change pas.
Objections:
1. La
création du monde, celle des âmes, la justification de l'impie sont produites
par Dieu en dehors de l'ordre naturel, puisqu'elles ne sont pas réalisées par
l'activité d'une cause naturelle. Et cependant on ne dit pas que ce sont des
miracles. Donc tout ce que Dieu fait en dehors de l'ordre naturel n'est pas
miraculeux.
2. On
appelle miracle " quelque chose d'ardu et d'insolite qui dépasse la puissance
de la nature et l'attente de celui qui en est le témoin étonné ". Mais
certains faits se produisent en dehors de l'ordre naturel qui n'apparaissent
pas difficiles, car il s'agit d'affaires minimes comme la régénération des
pierres précieuses ou la guérison des malades. - D'autres faits ne sont pas
insolites parce qu'ils arrivent fréquemment: ainsi les malades que l'on
déposait sur les places et qui étaient guéris par l'ombre de S. Pierre (Ac 5, 15).
- D'autres encore ne dépassent pas le pouvoir de la nature, comme la guérison
des fièvres. - D'autres enfin ne dépassent pas notre espoir: nous espérons tous
la résurrection des morts qui pourtant se produira en dehors de l'ordre
naturel. Donc tous les faits étrangers à l'ordre de la nature, ne sont pas des
miracles.
3. Le
mot miracle vient du mot admiration. Mais l'admiration concerne des faits
manifestes pour les sens. Or, il arrive parfois que des événements se
produisent en dehors de l'ordre naturel, et ne sont pas perceptibles aux sens:
ainsi quand les Apôtres furent remplis de science sans avoir cherché ni appris.
Tous les faits qui se produisent en dehors de l'ordre naturel ne sont donc pas
des miracles.
Cependant:
S. Augustin écrit: "Quand Dieu fait quelque chose en dehors du cours connu et habituel de la nature, on qualifie cela de haut fait et de merveille. "
Conclusion:
Le mot miracle vient du mot admiration. L'admiration surgit quand se manifestent des effets dont la cause demeure cachée. Ainsi, on est dans l'admiration ou l'étonnement quand on voit une éclipse de soleil et qu'on en ignore la cause, comme le note Aristote. Or, la cause d'un effet apparent à tous peut être connue par certains et ignorée par d'autres. Aussi un événement est-il étonnant pour l'un, et non pour les autres. Par exemple, une éclipse de soleil étonne l'ignorant, non l'astronome. Mais le miracle est un événement qui suscite pleinement l'admiration parce que sa cause est entièrement cachée à tous. Et cette cause, c'est Dieu. Aussi les actions que Dieu fait en dehors des causes connues de nous sont-elles appelées des miracles.
Solutions:
1. La
création, la justification de l'impie, bien qu'elles soient l'oeuvre de Dieu
seul, ne sont pas cependant appelées à proprement parler des miracles. Car
elles ne sont pas aptes, par nature, à être produites par d'autres causes, et
ainsi elles n'arrivent pas en dehors de l'ordre de la nature, puisqu'elles ne
lui appartiennent pas.
2. Le
miracle est appelé difficile, non pas en raison de l'importance de l'événement,
mais parce qu'il dépasse le pouvoir de la nature. - Pareillement, il est
insolite, non parce qu'il est rare, mais parce qu'il est produit en dehors du
cours naturel des choses. - Il surpasse la puissance de la nature, non
seulement en raison de la substance même du fait accompli, mais à cause de la
manière dont il est produit et de l'ordre de sa réalisation. - Enfin, quand
nous disons qu'il dépasse l'espoir de la nature, il ne s'agit pas de cette
espérance de grâce qui vient de la foi et par laquelle nous croyons à la
résurrection future.
3. La science des Apôtres, si elle n'était pas manifeste en elle-même, l'était cependant dans ses effets qui la rendaient admirable.
Objections:
1. Il
semble qu'un miracle ne soit pas plus important qu'un autre. Car S. Augustin
écrit: "Dans les événements qui suscitent l'admiration, toute
l'explication se trouve dans la puissance de celui qui agit. " Or la
puissance de Dieu est la même pour tous les miracles. Il n'y en a donc pas de
plus ou moins grand.
2. La
puissance de Dieu est infinie. Mais l'infini dépasse sans proportion tout ce
qui est fini. Un effet de cette puissance n'est donc pas plus admirable qu'un
autre, et par suite tous les miracles se valent.
Cependant:
le Seigneur dit lui-même (Jn 14, 12) à propos des oeuvres miraculeuses: "Les oeuvres que je fais, (celui qui croit en moi) les fera lui aussi, et il en fera de plus grandes. "
Conclusion:
Rien ne peut être appelé miracle si on le réfère à la puissance divine, car tout ce qui est produit par Dieu, comparé à sa puissance, est infime, selon la parole d'Isaïe (40, 15): "Les nations sont comme une goutte d'eau au bord du seau, comme un grain de poussière dans la balance. " Mais on qualifie de miracle un événement par comparaison avec la puissance de la nature qu'il dépasse. Et, sous ce rapport, il y a des miracles plus ou moins grands.
La puissance de la nature peut en e être dépassée d'une triple manière: 1° en ce qui regarde la substance même du fait produit; par exemple, si deux corps se trouvent ensemble dans un même lieu, si le soleil recule, si un corps humain est glorifié: cela, la nature ne peut le faire d'aucune façon. - 2° l'événement surpasse la puissance de la nature, non pas par rapport à ce qui est produit, mais par rapport au sujet dans lequel l'événement s'est produit. Il en est ainsi de la résurrection des morts, de la guérison des aveugles, ou d'autres cas semblables. La nature peut en effet produire la vie, mais non dans un cadavre; elle peut donner la vue, mais non à un aveugle. De tels miracles appartiennent au deuxième degré. - 3° le miracle peut dépasser la puissance de la nature dans la manière et l'ordre selon lesquels il est produit: ainsi lorsqu'un malade est subitement guéri de la fièvre par la vertu divine sans recourir aux remèdes et en dehors du processus ordinaire et naturel de guérison; ou bien quand, par la vertu divine, le ciel se couvre subitement et que la pluie tombe sans cause naturelle, comme le fait se produisit à la prière de Samuel (1 S 12, 18) et d'Élie (1 R 18, 44). Ce sont là des miracles du dernier rang.
Mais en chacun de ces ordres de miracles, il y a des degrés multiples, selon qu'ils dépassent diversement la puissance de la nature.
Ce que nous venons de dire suffit pour résoudre les objections, qui se placent au point de vue de la puissance divine.
LA MOTION DE LA CRÉATURE PAR UNE AUTRE
Il faut maintenant considérer comment une créature en meut une autre. Cette étude comportera trois parties. Nous verrons d'abord comment les anges, créatures purement spirituelles, peuvent mouvoir (Q. 106-114). Ensuite comment les corps peuvent mouvoir (Q. 115), en dernier lieu, l'homme, dont la nature est à la fois spirituelle et corporelle (Q. 117).
Sur le premier point, trois considérations: 1. Comment l'ange agit-il sur un autre ange? - 2. Comment agit-il sur la créature corporelle? (Q. 110). - 3. Comment agit-il sur les hommes? (Q. 111).
Il faudra, sur l'interaction des anges, considérer leur illumination réciproque et leur langage, (Q. 107), puis la hiérarchie qui règne entre eux, bons et mauvais (Q. 108-109).
1. Un ange meut-il l'intelligence d'un autre en l'illuminant? - 2. Un ange peut-il mouvoir la volonté d'un autre? - 3. L'ange inférieur peut-il illuminer l'ange supérieur? - 4. L'ange supérieur illumine-t-il l'intelligence de l'ange inférieur au sujet de tout ce qu'il connaît?
Objections:
1. Les
anges possèdent tous cette même béatitude que nous attendons pour l'avenir.
Mais alors un homme n'en illuminera pas un autre, selon Jérémie (31, 24):
"Un homme n'enseignera plus son prochain, ni un homme son frère. " Il
en est donc de même dès maintenant pour les anges.
2. Il y
a trois sortes de lumière chez les anges: la lumière naturelle, la lumière de
grâce, et la lumière de gloire. Or, l'ange reçoit de celui qui le crée la
lumière naturelle; de celui qui le justifie, la lumière de grâce; de celui qui
le béatifie, la lumière de gloire; et tout cela vient de Dieu. Donc un ange
n'en illumine pas un autre.
3. La
lumière dont il s'agit est une certaine forme de l'esprit. Mais l'esprit "
est formé par Dieu seul, sans l'intermédiaire d'aucune créature", remarque
S. Augustin. Il n'appartient donc pas à un ange d'en illuminer un autre.
Cependant:
Denys écrit: "Les anges de la seconde hiérarchie sont purifiés, illuminés et perfectionnés par les anges de la première hiérarchie. "
Conclusion:
Il faut reconnaître qu'un ange en illumine un autre. Pour bien le saisir, il faut considérer ceci: la lumière intellectuelle n'est rien d'autre qu'une certaine manifestation de la vérité, selon l'épître aux Éphésiens (5, 13): "Tout ce qui se manifeste est lumière. " Illuminer consiste donc à transmettre à autrui la manifestation d'une vérité que l'on connaît, et c'est en ce sens que l'Apôtre peut écrire (Ep 3, 8.9): "A moi, le moindre de tous les saints, a été confiée cette grâce d'illuminer tous les hommes, touchant l'économie du mystère caché depuis le commencement en Dieu. " On pourra donc dire qu'un ange en illumine un autre quand il lui manifeste une vérité que lui-même connaît. C'est pourquoi Denys écrit: "Les théologiens enseignent ouvertement que les ordres des anges préposés aux corps célestes reçoivent des esprits les plus élevés la connaissance des choses divines. "
Mais, nous l'avons dit, deux choses concourent à l'acte d'intelligence: la puissance intellectuelle, et la similitude de la chose connue. A ces deux points de vue un ange peut notifier à un autre la vérité que lui-même connaît. Il le fait d'abord en fortifiant la puissance intellectuelle de cet ange. De même en effet que la puissance d'un corps moins parfait est fortifiée par la proximité spatiale d'un corps plus parfait, " ainsi la chaleur d'un corps tiède est augmentée par la présence d'un corps brûlant "; de même, la puissance intellectuelle d'un ange inférieur se trouve renforcée du fait qu'un ange supérieur se tourne vers lui. En effet, ce mouvement de conversion chez les êtres spirituels réalise ce que produit la proximité locale pour les êtres corporels.
En second lieu, si l'on se place au point de vue de la similitude de la chose connue, l'ange, sous ce rapport également, manifeste la vérité à un autre. L'ange supérieur a une connaissance plus universelle de la vérité, à laquelle l'intelligence de l'ange inférieur n'est pas adaptée, car il lui est connaturel de saisir la vérité sous un mode plus particulier. Donc, l'ange supérieur propose la vérité qu'il conçoit universellement sous une forme plus détaillée, pour que l'ange inférieur puisse la saisir, et c'est ainsi qu'il la lui donne à connaître. Ainsi font nos docteurs: ce qu'ils conçoivent synthétiquement, ils l'explicitent de multiples manières pour s'adapter à la capacité intellectuelle d'autrui. Et c'est ce que Denys écrit: "Chaque substance spirituelle divise et multiplie avec une prévoyante sagesse la science qu'elle a reçue de Dieu, afin d'élever jusqu'à cette science les esprits d'un ordre inférieur. "
Solutions:
1. Tous
les anges, les anges supérieurs comme les inférieurs, voient immédiatement
l'essence divine; sous ce rapport, un ange n'en instruit pas un autre. C'est au
sujet de cet enseignement que le prophète Jérémie déclare: "L'homme
n'instruira pas son frère en lui disant: Connais le Seigneur. Car ils me
connaîtront tous, des plus petits aux plus grands. " Néanmoins, pour ce
qui est des plans providentiels et des intentions divines sur le monde, qui
sont contenus en Dieu comme dans leur cause, Dieu seul les connaît à fond en sa
propre essence parce qu'il se comprend lui-même. Quant aux bienheureux qui
voient Dieu, ils ont de ces idées créatrices une connaissance d'autant plus
parfaite que leur vision de l'essence divine est plus élevée. Un ange supérieur
connaîtra donc en Dieu plus de choses ayant rapport aux idées divines, qu'un
ange inférieur, et de ce chef il pourra illuminer celui-ci. C'est encore ce que
déclare Denys: "Les anges sont illuminés sur les idées divines des choses.
"
2. Un
ange n'en illumine pas un autre en lui transmettant la lumière naturelle, ou
celle de la grâce, ou celle de la gloire; mais en fortifiant en lui la lumière
naturelle, et en lui manifestant la vérité des choses qui ont rapport à l'état
de nature, de grâce ou de gloire, ainsi que nous venons de le dire.
3. L'esprit est formé immédiatement par Dieu; soit comme une image par son exemplaire, puisque c'est uniquement à l'image de Dieu que l'esprit a été créé; soit comme un sujet qui n'est achevé que par sa forme ultime, car un esprit créé est toujours regardé comme informe s'il n'est pas uni à la Vérité première. Les autres illuminations, qu'elles viennent de l'homme ou de l'ange, sont comme un acheminement vers la forme ultime.
Objections:
1. Il
semble que oui, car, pour Denys, d'après le texte cité en sens contraire à
l'article précédent, de même qu'un ange en illumine un autre, de même il le
purifie et le perfectionne. Mais la purification et la perfection relèvent de
la volonté: la purification concerne les souillures de ses fautes, lesquelles
sont du ressort de la volonté; et la perfection est atteinte par l'obtention de
la fin, qui est objet de la volonté. Donc un ange peut mouvoir la volonté d'un
autre ange.
2. Pour
Denys: "les noms donnés aux anges désignent leurs propriétés ". Or
Séraphin signifie ceux qui brûlent ou qui réchauffent; or cela est l'effet de
l'amour, qui relève de la volonté. Donc un ange meut la volonté d'un autre
ange.
3.
Aristote enseigne que l'appétit supérieur meut l'appétit inférieur. Mais, de
même que l'ange supérieur a une intelligence supérieure, de même pour
l'appétit. L'ange supérieur peut donc, par sa motion, changer la volonté d'un
ange inférieur.
Cependant:
il n'appartient de changer la volonté qu'à celui qui a le pouvoir de justifier, parce que la justice est la rectitude de la volonté. Mais Dieu seul justifie. Donc un ange ne peut pas changer la volonté d'un autre ange.
Conclusion:
Comme nous l'avons déjà dit ii il peut s'opérer un double changement dans la volonté: du côté de son objet, et du côté de la puissance volontaire elle-même. Du côté de l'objet, la volonté est mue par le bien lui-même qui est son objet propre, tout comme l'appétit est mû par ce qui est désirable; et elle est mue par celui qui fait voir l'objet, par exemple celui qui en montre la bonté. Mais comme nous l'avons déjà dit, si les biens particuliers attirent quelque peu la volonté, il n'y a que le bien universel, c'est-à-dire Dieu, qui puisse la mouvoir efficacement. Et c'est lui seul qui découvre aux bienheureux ce bien dans son essence. Nous le voyons dans ce passage de l'Exode (33, 18.19) où Moïse, ayant dit à Dieu: "Montre-moi ta gloire", Dieu lui répond: "je te montrerai toute ma bonté. " Donc l'ange ne peut mouvoir efficacement la volonté d'un autre ange ni comme objet, ni comme révélateur de l'objet. Mais il incline cette volonté soit vers lui-même en tant qu'il est aimable, soit en lui manifestant certains biens créés en rapport avec la bonté de Dieu. Et par là, il peut incliner la volonté d'un autre ange à l'amour de la créature ou de Dieu, par une sorte de persuasion.
Mais si l'on se place au point de vue de la puissance volontaire elle-même, d'aucune façon elle ne peut être mue par un autre que par Dieu. Car l'opération de la volonté est une inclination du sujet volontaire vers l'objet voulu. Or celui-là seul peut changer l'inclination volontaire, qui donne à la créature la faculté de vouloir. Ainsi une inclination naturelle ne peut être changée que par l'agent qui donne la puissance d'où procède cette inclination naturelle. Or, Dieu seul donne à la créature la puissance volontaire, car lui seul est l'auteur de la nature intellectuelle. Un ange ne peut donc mouvoir la volonté d'un autre.
Solutions:
1.
C'est d'après le mode de l'illumination qu'il faut comprendre la purification
et le perfectionnement. Puisque Dieu illumine en changeant à la fois
l'intelligence et la volonté, il les purifie aussi l'une et l'autre de leurs
défauts, et les perfectionne en leur faisant atteindre leur fin. Quant à l'ange,
son illumination ne porte que sur l'intelligence, nous venons de le dires; il
purifiera donc l'intelligence de son défaut qui est l'ignorance, et la
perfectionnera en lui faisant atteindre sa fin qui est la connaissance de la
vérité. C'est ce que déclare Denys: "Dans la hiérarchie céleste, la
purification se réalise dans les substances qui y sont soumises, uniquement
parce qu'elles sont illuminées par ce qui leur est inconnu, et par là même
amenées à une science plus parfaite." Comme si nous disions que la vue
corporelle est purifiée quand les ténèbres sont écartées; illuminée, quand on
l'inonde de lumière; perfectionnée, quand elle est amenée à la connaissance des
objets colorés.
2. Un
ange peut porter un autre à l'amour de Dieu par mode de persuasion, nous venons
de le dire.
3. Aristote parle de l'appétit inférieur sensible qui peut être mû par l'appétit supérieur intellectuel, parce qu'ils appartiennent à une âme de même nature, et parce que l'appétit inférieur est une puissance corporelle et organique. Ce qui n'existe pas chez les anges.
Objections:
1. Cela
semble possible. Car la hiérarchie ecclésiastique dérive de la hiérarchie
céleste et la représente; c'est pourquoi la Jérusalem d'en haut est appelée
notre mère (Ga 4, 26). Mais dans l'Église il arrive que les supérieurs soient
illuminés et enseignés par les inférieurs, selon l'Apôtre (1 Co 14, 31):
"Vous pouvez tous prophétiser à tour de rôle, afin que tous soient
instruits et tous encouragés. " Il doit donc en être de même dans la
hiérarchie angélique.
2.
L'ordre des substances corporelles dépend de la volonté de Dieu, et de même
l'ordre des substances spirituelles. Mais, on l'a dit précédemment, Dieu agit
quelquefois en dehors de l'ordre des substances corporelles. Il agit donc aussi
quelquefois en dehors de l'ordre des substances spirituelles, en illuminant
directement les inférieures sans passer par l'intermédiaire des substances
supérieures. Ainsi donc, les anges inférieurs, illuminés par Dieu, peuvent
illuminer les anges supérieurs.
3. Un
ange en illumine un autre en se tournant vers lui, comme nous l'avons dit plus
haut. Mais, puisque ce rapprochement est volontaire, il peut arriver qu'un ange
supérieur se tourne vers un ange de l'ordre le plus bas sans passer par les
ordres intermédiaires. Il peut donc l'illuminer, et, à son tour, cet ange
inférieur peut illuminer les anges des ordres intermédiaires qui lui sont
supérieurs.
Cependant:
Denys écrit: "C'est une loi divine, établie d'une façon immuable, que les êtres inférieurs font retour à Dieu par l'entremise des êtres supérieurs. "
Conclusion:
Les anges inférieurs n'illuminent jamais les anges supérieurs, mais sont toujours illuminés par eux. La raison en est, comme nous l'avons dit récemment n, que les divers ordres sont contenus les uns sous les autres, comme les causes elles-mêmes. Et comme les causes sont ordonnées entre elles, ainsi en est-il des ordres. Et c'est pourquoi il n'est pas impossible que parfois quelque chose se produise en dehors de l'ordre d'une cause inférieure, en vue de l'ordonner à une cause supérieure; ainsi, dans les affaires humaines, on passe outre au commandement du chef pour obéir à celui du prince. Voilà pourquoi il arrive que, passant outre à l'ordre de la nature corporelle, Dieu produise quelque chose de miraculeux pour amener les hommes à le connaître. Mais transgresser l'ordre naturel des substances spirituelles n'aurait aucun rapport avec l'ordination des hommes vers Dieu, puisque les opérations angéliques ne sont pas évidentes pour nous comme le sont les opérations des corps visibles. Pour cette raison, Dieu ne transgresse pas l'ordre qui convient aux substances spirituelles selon lequel les anges inférieurs sont mus par les anges supérieurs, et non inversemen4.
Solutions:
1. La
hiérarchie ecclésiastique imite la hiérarchie céleste de quelque façon, mais ne
lui ressemble pas parfaitement. Dans la hiérarchie céleste, en effet, toute la
raison de l'ordre tient à la proximité avec Dieu. De là vient que ceux qui sont
plus proches de Dieu sont plus élevés en dignité et plus éclairés en savoir; ce
qui fait que les anges supérieurs ne sont jamais illuminés par les anges
inférieurs. Dans la hiérarchie ecclésiastique au contraire, ceux qui sont plus
proches de Dieu par la sainteté sont parfois au dernier rang et dépourvus d'une
science éminente; parfois aussi les hommes très savants sur un point ne le sont
pas sur un autre. Voilà pourquoi les supérieurs peuvent être enseignés par les
inférieurs.
2. La
raison pour laquelle Dieu agit en dehors de l'ordre de la nature corporelle ne
vaut pas quand il s'agit de la nature spirituelle, nous venons de le dire. Donc
l'objection ne porte pas.
3. Sans doute, c'est par sa volonté que l'ange se tourne vers un autre ange pour l'illuminer, mais la volonté de l'ange est toujours réglée par la loi divine qui a institué la hiérarchie des anges.
Objections:
1. Il
semble que non, car d'après Denys, les anges supérieurs ont une science plus
universelle, et les anges inférieurs une science plus particulière et
subordonnée. Mais une science universelle a un contenu beaucoup plus riche
qu'une science particulière. Les anges inférieurs ne connaissent donc pas, par
l'illumination des anges supérieurs, tout ce que ceux-ci connaissent.
2.
D'après le Maître des Sentences, les anges supérieurs ont connu depuis toujours
le mystère de l'Incarnation, tandis que les anges inférieurs n'en ont eu
connaissance qu'au moment de son accomplissement. C'est ce qui, selon
l'interprétation de Denys, semble impliqué, dans cette question posée par
certains anges (Ps 24, 10): "Qui est ce roi de gloire? " et dans la réponse
donnée par d'autres: "Ce roi de gloire est le Seigneur des armées", comme
si les premiers se trouvaient dans l'ignorance, et les autres instruits du
mystère. Or il n'en serait pas ainsi si les anges supérieurs transmettaient par
illumination aux anges inférieurs tout ce qu'il savent.
3. Si
les anges supérieurs annoncent aux anges inférieurs tout ce qu'ils savent, les
anges inférieurs n'ignorent plus rien de ce que les anges supérieurs
connaissent. Ces derniers ne peuvent donc plus les illuminer, ce qui semble
difficile à admettre.
Cependant:
S. Grégoire écrit: "Dans la patrie céleste, bien qu'il y ait des dons excellents, rien cependant n'est possédé de façon exclusive. " Et Denys enseigne que " toute substance céleste transmet à celle qui lui est inférieure la connaissance qu’elle a reçue de celle qui lui est supérieure", comme c'est évident d'après les autorités déjà citées.
Conclusion:
Toutes les créatures reçoivent en participation de la bonté divine le bien qu'elles possèdent en vue de le communiquer aux autres, car il est de la nature du bien de se communiquer. De là vient que les agents corporels, eux aussi, transmettent, autant que possible, leur similitude à d'autres. C'est pourquoi plus un agent participe de la bonté divine, plus il tend de tout son pouvoir à communiquer aux autres sa propre perfection. Aussi S. Pierre (1 P 4, 10) exhorte-t-il ceux qui, par le moyen de la grâce, participent de la bonté divine, en leur disant: "Que chacun de vous mette au service des autres la grâce qu'il a reçue, connne de bons intendants de la grâce divine sous toutes ses formes. " À plus forte raison les saints anges, qui participent avec une telle plénitude de la bonté divine, transmettent-ils à leurs inférieurs tout ce que Dieu leur fait connaître. Pourtant cette connaissance n'est pas reçue par les anges inférieurs selon le mode d'excellence qu'elle possède dans les anges supérieurs; et c'est pourquoi les anges supérieurs demeurent toujours dans un ordre plus élevé et possèdent une science plus parfaite. Ainsi en est-il du maître qui saisit plus pleinement les mêmes choses qu'il enseigne à son disciple.
Solutions:
1. La
science des anges supérieurs est dite plus universelle, parce qu'ils
comprennent les choses d'une manière plus éminente.
2. Le
texte du Maître des Sentences ne doit pas être entendu en ce sens que les anges
inférieurs auraient ignoré totalement le mystère de l'Incarnation, mais en ce
sens qu'ils ne l'ont pas connu aussi pleinement que les anges supérieurs, et
qu'ils ont pu, dans la suite, progresser dans cette connaissance, tandis que ce
mystère s'accomplissait.
3. Jusqu'au jour du jugement, Dieu ne cessera de révéler aux anges supérieurs des choses nouvelles ayant trait à l'organisation du monde, et surtout au salut des prédestinés. Il y aura donc toujours, pour les anges supérieurs, possibilité d'illuminer les anges inférieurs.
1. Un ange parle-t-il à un autre? - 2. Un ange inférieur peut-il parler à un ange supérieur? - 3. L'ange parle-t-il à Dieu? - 4. La distance locale agit-elle sur le langage angélique? - 5. La parole d'un ange à un autre est-elle connue de tous les autres?
Objections:
1. Il
ne semble pas. Car S. Grégoire écrit a qu'après la résurrection, " les
âmes ne seront plus cachées les unes aux autres par l'épaisseur du corps
". À bien plus forte raison, l'esprit d'un ange n'est-il pas caché à un
autre ange. Mais le langage sert à manifester à un autre ce qui est caché dans
l'esprit. Il n'est donc pas nécessaire qu'un ange parle à un autre ange.
2. Il y
a deux sortes de langage: le langage intérieur par lequel on se parle à
soi-même, et le langage extérieur par lequel on parle à un autre. Mais le
langage extérieur se fait par le moyen d'un signe sensible comme la parole, le
geste, et à l'aide d'un membre comme la langue ou le doigt; toutes choses qui
ne peuvent convenir à l'ange.
3.
Celui qui parle doit attirer d'abord l'attention de celui auquel il s'adresse.
Or on ne voit pas comment un ange peut éveiller l'attention d'un autre ange, car
nous ne pouvons nous-mêmes le faire qu'au moyen d'un signe sensible. Donc un
ange ne parle pas à un autre.
Cependant:
nous lisons chez S. Paul (1 Co 13, 1): "Quand même je parlerais les langues des hommes et des anges... "
Conclusion:
Il existe un langage angélique, car, écrit S. Grégoire: "Il convient que notre esprit, dépassant le plan du langage corporel, soit élevé à des modes sublimes et inconnus du langage intérieur. " Donc, pour comprendre de quelle manière un ange peut parler à un autre ange, il faut considérer ce que nous avons dit au sujet des actes et puissances de l'âme: c'est la volonté qui meut l'intelligence à son opération. Or l'intelligible se trouve dans l'intelligence d'une triple manière. En premier lieu, d'une façon habituelle, ou, dit S. Augustin. en tant qu'il est conservé dans la mémoire. En deuxième lieu, l'intelligible est considéré ou conçu en acte. En troisième lieu, il est rapporté à autre chose. Il est bien évident que le passage du premier au deuxième degré se fait par le commandement de la volonté; c'est pourquoi l'habitus est défini comme " ce qu'on utilise quand on veut ". Pareillement, le passage du deuxième degré au troisième s'opère par le moyen de la volonté; car c'est par la volonté que le concept de l'esprit est mis en rapport avec une autre réalité, qu'il s'agisse de faire quelque chose à partir de l'idée qu'on en a, ou de manifester sa pensée à autrui.
Quand l'esprit s'applique à considérer en acte ce qu'il possède sous forme d'habitus, on peut dire qu'il se parle à lui-même; car le concept mental ainsi formé est ce qu'on appelle le verbe intérieur. Du fait que l'ange, par sa volonté, ordonne son concept mental en vue de le manifester à un autre, aussitôt ce dernier en prend connaissance: c'est ainsi que l'ange parle à un autre ange. Car parler à autrui, ce n'est pas autre chose que manifester à autrui sa propre pensée.
Solutions:
1. Le
concept intérieur de notre esprit se trouve enfermé en nous comme par une
double barrière: d'abord par la volonté qui peut retenir le concept à
l'intérieur de notre intelligence, ou l'ordonner à la communication extérieure.
Sous ce rapport, nul ne peut voir la pensée de quelqu'un si ce n'est Dieu seul,
selon la parole de l'Apôtre (1 Co 2, 11): "Personne ne connaît les secrets
de l'homme, si ce n'est l'esprit de l'homme qui est en lui. " En second
lieu, l'esprit de l'homme est fermé à un autre homme du fait de la matérialité
du corps. C'est pourquoi, quand ia volonté ordonne le concept mental en vue de
le manifester à un autre, cet autre ne le connaît pas du même coup, mais il
faut employer un signe sensible. C'est ce que remarque S. Grégoire quand il
écrit: "Aux yeux d'autrui, dans le secret de notre âme, nous nous tenons
comme derrière la muraille de notre corps; quand nous voulons nous montrer, nous
sortons comme par la porte du langage pour découvrir ce que nous sommes
intérieurement. " Or l'ange ne connaît pas cet obstacle; aussi, dès qu'il
veut manifester sa pensée à un autre ange, celui-ci la connaît-il aussitôt.
2. Le
langage qui s'extériorise par la voix nous est nécessaire à cause de l'obstacle
du corps. C'est pourquoi il ne convient pas à l'ange, qui ne connaît que le
langage intérieur. Celui-ci ne consiste pas seulement à se parler à soi-même en
formant un concept, mais aussi à ordonner, par le moyen de la volonté, ce
concept en vue de le manifester à un autre. Ainsi la langue des anges est une
métaphore pour signifier la puissance qu'ils ont de manifester leur pensée.
3. Quant aux bons anges qui toujours se voient mutuellement dans le Verbe, on pourrait dire qu'il n'est pas besoin d'éveiller leur attention, car, de même que l'un voit toujours l'autre, de même il voit toujours dans cet autre ce qui a rapport à soi. Mais, déjà, tels qu'ils ont été établis dans leur état naturel, les anges pouvaient se parler, et même maintenant les mauvais anges peuvent converser entre eux; il faut donc dire que, de même que le sens est mû par le sensible, de même l'intelligence est mue par l'intelligible; et si le sens est excité par un signe sensible, l'attention mentale de l'ange peut tout aussi bien être éveillée par quelque vertu intelligible.
Objections:
1. Il
ne semble pas. Car, à propos de la parole: "Quand même je parlerais les
langues des hommes et des anges... " la Glose remarque que les locutions
angéliques sont des illuminations par lesquelles les anges supérieurs éclairent
les anges inférieurs. Mais ces derniers, ainsi que nous l'avons dit, n'illuminent
jamais les anges supérieurs. Donc les anges inférieurs ne parlent pas aux anges
supérieurs.
2.
Illuminer, ce n'est pas autre chose que manifester à autrui ce qui nous paraît
évident. Et c'est la même chose que parler. Nous retrouvons la conclusion
précédente.
3. S.
Grégoire écrit: "Dieu parle aux anges par le fait même qu'il dévoile à
leurs coeurs les secrets cachés et invisibles. " Or parler ainsi, c'est
illuminer. Donc toute parole divine est une illumination. Au même titre, toute
parole angélique est une illumination. L'ange inférieur ne peut donc aucunement
parler à un ange supérieur.
Cependant:
Denys explique que ce sont les anges inférieurs qui disent aux anges supérieurs: "Qui est ce roi de gloire? "
Conclusion:
Les anges inférieurs peuvent parler aux anges supérieurs. Pour s'en rendre compte, il faut considérer que, chez les anges, toute illumination est aussi parole, mais toute parole n'est pas nécessairement illumination. Car, nous l'avons dit à l'article précédent, pour un ange, parler à un autre ange, c'est simplement ordonner volontairement sa pensée vers lui en vue de la lui faire connaître. Or, les choses qui sont conçues par l'esprit peuvent se référer à un double principe: à Dieu lui-même qui est la vérité première; et à la volonté de l'être intelligent, qui nous fait considérer en acte une réalité. La vérité est la lumière de l'intelligence, et la règle de toute vérité c'est Dieu lui-même; aussi la manifestation de ce que l'esprit conçoit, pour autant qu'elle dépend de la vérité première, est à la fois parole et illumination. Ainsi en est-il lorsqu'un homme dit à un autre homme: "Le ciel a été créé par Dieu", ou bien: "L'homme est un animal. "
Mais la manifestation des choses qui dépendent simplement de la volonté de celui qui les conçoit, ne peut pas être appelée illumination: c'est une simple parole. Par exemple, si un individu dit à un autre: "je veux apprendre cela", ou: "je veux faire ceci ou cela. " La raison en est que la volonté créée n'est pas lumière ni règle de vérité; elle participe seulement de la lumière; c'est pourquoi communiquer les choses qui dépendent de la volonté créée, en tant que telle, ce n'est pas illuminer. Il n'importe pas en effet à la perfection de mon intelligence de savoir ce que tu veux ou ce que tu comprends; ce qui importe à mon intelligence c'est de connaître la vérité de la chose.
Or, il est manifeste que les anges sont appelés supérieurs ou inférieurs en référence à ce principe qu'est Dieu. Et c'est pourquoi l'illumination, qui a Dieu pour principe, descend seulement des anges supérieurs aux anges inférieurs. Mais par rapport à ce principe qu'est la volonté, le sujet volontaire est lui-même premier et supérieur. C'est pourquoi la manifestation des choses qui appartiennent à la volonté est communiquée par le sujet volontaire à n'importe qui. Et sous ce rapport, les anges supérieurs parlent aux anges inférieurs, et tout aussi bien les inférieurs aux supérieurs.
Solutions:
1. et
2. Cela donne la solution des deux premières objections.
3. Toute parole divine adressée aux anges est illumination; parce que la volonté de Dieu est règle de vérité, et savoir ce que Dieu veut appartient à la perfection et à l'illumination de l'esprit créé. Mais il n'en est pas de même de la volonté angélique, nous venons de le montrer.
Objections:
1. Il
semble que non. Car le langage a pour but de manifester quelque chose à autrui.
Mais l'ange ne peut rien manifester à Dieu qui connaît tout. Donc l'ange ne
parle pas à Dieu.
2.
Parler, c'est ordonner sa pensée vers un autre, on vient de le dire. Mais
l'ange dirige toujours sa pensée vers Dieu. Donc, si l'ange parle à Dieu, il
lui parle toujours; ce que certains peuvent trouver incroyable du fait que
l'ange parle aussi parfois à un autre ange. Il semble donc que l'ange ne parle
jamais à Dieu.
Cependant:
on lit dans Zacharie (1, 12): "L'ange du Seigneur prit la parole et dit: Seigneur de l'univers, jusques à quand seras-tu sans pitié pour Jérusalem? ".
Conclusion:
Nous l'avons dit, le langage de l'ange consiste dans l'orientation qu'il donne à sa pensée en la dirigeant vers un autre. Or l'ordination d'une réalité vers une autre peut se faire d'une double manière: premièrement, en vue d'être communiquée à l'autre; ainsi, dans la nature, l'agent est ordonné au patient; et s'il s'agit de parole humaine, le maître est ordonné au disciple. Sous ce rapport, l'ange ne parle d'aucune façon à Dieu, ni de ce qui appartient à la vérité des choses, ni de ce qui dépend de la volonté créée, parce que Dieu est le principe et l'auteur de toute vérité et de toute volonté.
En second lieu, il arrive qu'une réalité est ordonnée à une autre pour en recevoir quelque bien; ainsi, dans l'ordre des choses naturelles, le patient est ordonné à l'agent; et, quand il s'agit du langage humain, le disciple est ordonné au maître. C'est de cette manière que l'ange parle à Dieu, soit en consultant la volonté divine sur ce qu'il doit faire, soit en admirant l'excellence divine qu'il n'arrivera jamais à comprendre à fond. Comme dit S. Grégoire: "Les anges parlent à Dieu quand, par un regard dirigé au-dessus d'eux-mêmes, ils s'élèvent en des transports d'admiration. "
Solutions:
1. Le
langage n'est pas toujours ordonné à manifester quelque chose à autrui; il
arrive au contraire quelquefois que c'est à celui qui parle que quelque chose
est manifesté: ainsi quand le disciple demande une explication au maître.
2. S'il s'agit du langage par lequel les anges louent Dieu et l'admirent, on peut dire que les anges parlent sans cesse à Dieu. Mais s'il s'agit de consulter la sagesse divine pour savoir ce qu'il faut faire, de ce point de vue les anges ne parlent à Dieu que lorsqu'une oeuvre nouvelle se présente à réaliser, sur laquelle ils désirent être éclairés.
Objections:
1.
Selon le Damascène: "L'ange est là où il agit. " Or le langage est
une action de l'ange. Dès lors, puisque l'ange est dans un lieu déterminé, il
semble qu'il ne peut parler que jusqu'à une certaine distance.
2. On
parle fort lorsque l'auditeur est à distance. Or Isaïe (6, 3) dit au sujet des
Séraphins: "Ils se criaient l'un à l'autre. " Il semble donc que la
distance joue un rôle dans le langage des anges.
Cependant:
on lit dans S. Luc (16, 24) que le riche qui était en enfer, parlait à Abraham malgré la distance. À plus forte raison, cette distance ne peut empêcher un ange de parler à un autre ange.
Conclusion:
Le langage angélique consiste en une opération intellectuelle. Or l'opération intellectuelle de l'ange fait totalement abstraction du lieu et du temps; car même l'opération de notre intelligence est indépendante du lieu et du temps, sinon par accident, du fait des images, lesquelles ne se trouvent aucunement chez les anges. C'est pourquoi la différence de temps ou la distance du lieu ne jouent aucun rôle là où il est fait entièrement abstraction du temps et du lieu. La distance ne crée donc aucun obstacle à la parole angélique.
Solutions:
1. Nous
l'avons dit, le langage angélique est une parole intérieure qui peut cependant
être perçue par un autre. Elle existe donc dans l'ange même qui parle, et par
conséquent elle est là où se trouve cet ange. Mais de même que la distance
n'empêche pas un ange d'en voir un autre, de même elle ne l'empêche pas de
percevoir en cet autre ce qui est destiné à lui-même, autrement dit de
percevoir sa parole.
2. La clameur angélique en question n'est pas cet appel qu'on lance d'une voix forte à cause de la distance. Elle signifie la grandeur de ce qui est dit, ou l'intensité d'amour avec laquelle on le dit, selon le mot de S. Grégoire: "On crie d'autant moins qu'on désire moins. "
Objections:
1. Si
tous n'entendent pas la parole d'un homme, c'est parce qu'ils se trouvent à des
distances différentes. Mais dans le langage angélique, on vient de le voir, la
distance n'a rien à faire. Donc, lorsqu'un ange parle à un autre, tous le
perçoivent.
2. Tous
les anges ont en commun la puissance intellectuelle. Si la pensée de l'un
adressée à un autre est connue de lui, à titre égal elle est donc connue des
autres.
3.
L'illumination est une sorte de langage. Mais l'illumination d'un ange par un
autre parvient à tous, car Denys écrit: "Chaque essence céleste communique
aux autres la connaissance qu'elle a reçue. " Donc la parole d'un ange
adressée à un autre parvient à tous.
Cependant:
un homme peut ne parler qu'à un seul homme. À plus forte raison en est-il ainsi des anges.
Conclusion:
Nous l'avons déjà dit: la pensée d'un ange peut être perçue par un autre du fait que celui qui a cette pensée la dirige vers cet autre. Or l'ange peut avoir un motif pour diriger sa pensée vers celui-ci et non vers celui-là. C'est pourquoi sa pensée peut être connue par l'un et non par les autres. Ainsi le langage d'un ange peut être perçu par un seul ange, et ce n'est pas la distance qui empêche les autres de la connaître, mais la volonté ordonnatrice de celui qui parle.
Solutions:
1. et
2. Ainsi se trouvent résolues la première et la deuxième objections.
3. L'illumination a pour objet tout ce qui émane de la règle première de vérité, laquelle est un principe commun pour tous les anges. C'est pourquoi les illuminations sont communes à tous. Mais le langage peut concerner tout ce qui a rapport à la volonté créée, considérée comme principe, et ce principe est propre à chaque ange; c'est pourquoi il n'est pas nécessaire que les paroles de ce genre soient communiquées à tous.
Il faut
maintenant considérer l'organisation des anges en hiérarchies et en ordres; car,
nous l'avons dit, les anges supérieurs illuminent les anges inférieurs, mais
non réciproquement.
1. Tous les anges appartiennent-ils à une seule hiérarchie? - 2. Y a-t-il un ordre unique dans une même hiérarchie? - 3. Dans un même ordre y a-t-il plusieurs anges? - 4. La distinction des hiérarchies et des ordres tient-elle à la nature des anges? - 5. Noms et propriétés de chaque ordre. - 6. Rapports mutuels des différents ordres. - 7. Ces ordres subsisteront-ils après le jour du jugement? - 8. Les hommes sont-ils élevés aux ordres angéliques?
Objections:
1. Il
semble bien, car, puisque les anges sont les plus haut placés parmi les
créatures, il faut dire qu'ils sont répartis au mieux. Or, la meilleure
répartition d'une multitude est celle qui rassemble cette multitude sous un
commandement unique, comme le montre clairement Aristote. Et comme une
hiérarchie n'est pas autre chose qu'un gouvernement sacral, il apparaît que
tous les anges appartiennent à une seule hiérarchie.
2.
Denys écrit: "La hiérarchie est ordre, science et action. " Mais tous
les anges ont en commun le même ordre de rapports avec Dieu, qui est l'objet de
leur connaissance et la règle de leurs actions. Ils appartiennent donc tous à
une hiérarchie unique.
3. Le
gouvernement sacral, que l'on appelle hiérarchie, se trouve aussi bien chez les
hommes que chez les anges. Mais tous les hommes n'ont qu'une seule hiérarchie.
Donc tous les anges aussi.
Cependant:
Denys distingue trois hiérarchies chez les anges.
Conclusion:
La hiérarchie, on vient de le dire, est un gouvernement sacral. Or, par le nom de
gouvernement, on entend deux choses: le chef lui-même, et la multitude rangée sous son obéissance. Donc, puisque Dieu est le seul chef, non seulement de tous les anges, mais aussi des hommes et de toute création, non seulement les anges, mais toute la créature rationnelle, parce qu'elle peut participer aux vérités sacrées, forment une seule et même hiérarchie, selon cette parole de S. Augustin: "Il y a deux cités ou sociétés: l'une formée par les bons, anges et hommes, l'autre par les mauvais. "
Mais si l'on envisage le gouvernement du côté de la multitude rangée sous l'obéissance du chef, alors le gouvernement est appelé unique quand la multitude peut être régie d'une seule et même manière. Au contraire les groupes qui ne peuvent être gouvernés de la même manière par le chef relèvent de principautés différentes: par exemple, sous un roi unique, il y a différentes cités régies par des lois et des ministres divers.
Or il est manifeste que les hommes reçoivent les illuminations divines d'une autre façon que les anges. Ceux-ci les perçoivent dans leur pureté intelligible, les hommes les perçoivent sous des similitudes sensibles, comme l'affirme Denys. Il faut donc distinguer la hiérarchie humaine de la hiérarchie angélique.
Et de même, il y a lieu de distinguer trois hiérarchies chez les anges. Nous avons dit plus haut, à propos de la connaissance angélique, que les anges supérieurs avaient une connaissance de la vérité plus universelle que les anges inférieurs. Or, cette prise de connaissance universelle peut se distinguer selon trois degrés chez les anges. Car les raisons des choses au sujet desquelles les anges sont illuminés, peuvent être envisagées de trois manières. Premièrement, en tant qu'elles procèdent du premier principe qui est Dieu; et ce mode de connaissance convient à la première hiérarchie qui est en relation immédiate avec Dieu, et qui se trouve placée, comme le dit Denys: "dans le vestibule de la divinité ". - Deuxièmement, on peut considérer les raisons des choses en tant qu'elles dépendent des causes créées universelles, lesquelles sont déjà de quelque façon multiples; et ce mode de connaissance convient à la deuxième hiérarchie. - En troisième lieu, enfin, on considère les raisons des choses dans leur application aux réalités individuelles et dans leur dépendance envers leurs causes propres; et ce mode de connaissance convient à la dernière hiérarchie. Ceci apparaîtra davantage quand nous traiterons de chacun des ordres angéliques. Ainsi il y a lieu de distinguer plusieurs hiérarchies chez les anges, si l'on se place au point de vue de la multitude régie par le chef
Dès lors il est évident que l'on s'égare, et qu'on parle contre l'intention de Denys, lorsqu'on prétend placer chez les personnes divines une hiérarchie que l'on appelle " supercéleste ". Entre les personnes divines il y a un ordre de nature non un ordre hiérarchique. Car, écrit Denys: "L'ordre hiérarchique consiste en ce que les uns sont purifiés, illuminés et perfectionnés, tandis que les autres purifient, illuminent et perfectionnent. " N'introduisons jamais cette inégalité entre les personnes divines.
Solutions:
1. La
raison sur laquelle s'appuie l'objection part du gouvernement envisagé du côté
du chef; le meilleur, en effet, c'est que la multitude soit régie par un chef
unique, comme le veut Aristote dans le passage cité.
2. Au
point de vue de la connaissance de Dieu que tous les anges voient de la même
manière, c'est-à-dire dans son essence, il n'y a pas lieu de distinguer des
hiérarchies parmi les anges. Mais il n'en est pas de même quant aux raisons des
choses créées.
3. Tous les hommes appartiennent à la même espèce, et possèdent un même mode d'intellection qui leur est connaturel. Ce n'est pas le cas des anges, si bien que l'analogie ne vaut pas.
Objections:
1. Il
semble que dans une même hiérarchie il n'y ait pas plusieurs ordres. Car si on
multiplie la définition, on multiplie le défini. Mais, d'après Denys, la
hiérarchie est un ordre. S'il y a plusieurs ordres, il n'y aura plus une seule
hiérarchie, mais plusieurs.
2.
Divers ordres représentent divers degrés. Mais les degrés, chez les esprits
purs, résultent de la diversité des dons spirituels. Or, chez les anges, les
dons spirituels sont communs, car, selon le Maître des Sentences, " ils ne
possèdent rien en particulier". Il n'y a donc pas divers ordres
angéliques.
3. Dans
la hiérarchie ecclésiastique, on distingue les ordres d'après le rôle de chacun
d'eux, qui est de purifier, d'illuminer et de perfectionner. À l'ordre des
diacres, il convient de purifier; à l'ordre des prêtres, d'illuminer; à l'ordre
des évêques' de perfectionner: c'est la doctrine de Denys. Or chaque ange
purifie, illumine et perfectionne. Il n'y a donc pas lieu de distinguer des
ordres angéliques.
Cependant:
l'Apôtre écrit aux Éphésiens (1, 2 1) que Dieu a établi le Christ-homme " au-dessus de toute Principauté, Puissance, Vertu, Domination ". Ce sont là différents ordres angéliques, et certains d'entre eux appartiennent à une même hiérarchie, comme il apparaîtra plus loin.
Conclusion:
Une hiérarchie est un gouvernement unique, c'est-à-dire une multitude ordonnée et unifiée sous l'autorité d'un chef. Or ce serait une multitude non pas ordonnée, mais confuse, si, dans cette multitude, il n'y avait pas divers ordres. C'est donc la nature même de la hiérarchie qui requiert la diversité des ordres, et cette diversité s'établit d'après celle des offices ou activités.
C'est ainsi que, dans une seule cité, on voit clairement les ordres se répartir d'après les activités diverses; il y a l'ordre de ceux qui jugent, l'ordre de ceux qui combattent, de ceux qui cultivent la terre, etc.
Mais bien qu'il y ait dans une seule cité des ordres nombreux, tous peuvent être ramenés à trois principaux, si l'on considère que toute multitude parfaite comporte un rang inférieur, un rang moyen et un premier rang. Aussi, dans toutes les cités, trouve-t-on trois ordres de citoyens: les nobles; ceux qui occupent le dernier rang et forment le petit peuple; ceux qui occupent un rang intermédiaire, les notables.
Ainsi donc, dans chaque hiérarchie angélique, on distingue les ordres d'après les diverses activités et les différents offices, et toute cette diversité se réduit à trois classes: la plus haute, la classe moyenne, la classe inférieure. C'est pour cela que, dans chaque hiérarchie, Denys distingue trois ordres.
Solutions:
1. Le
mot ordre peut avoir deux sens. Il signifie d'abord l'organisation d'un
ensemble, qui comprend sous elle plusieurs degrés; en ce sens la hiérarchie est
appelée un ordre. Il peut signifier aussi l'un des degrés de l'organisation;
sous ce rapport, on compte plusieurs ordres dans une hiérarchie.
2. Il
est bien vrai que, dans la société des anges, tout est possédé en commun.
Pourtant certaines choses sont possédées par les uns d'une façon plus
excellente que par les autres. Une réalité est possédée par celui qui peut la
communiquer plus parfaitement que par celui qui ne le peut pas. Ainsi le corps
qui peut communiquer sa chaleur est plus parfaitement chaud que celui qui en
est incapable; celui qui peut enseigner possède une science plus parfaite que
celui qui ne le peut pas. Et plus est parfait le don que l'on communiquera, plus
le rang que l'on occupe dans l'échelle des êtres est élevé: par exemple, le
maître capable d'enseigner une science plus haute occupe un rang plus éminent
dans le magistère. C'est selon cette analogie qu'il faut envisager la diversité
des rangs et des ordres, correspondant chez les anges à celle de leurs offices
et activités.
3. L'ange le moins élevé est supérieur à l'homme le plus haut placé dans notre hiérarchie, selon cette parole en S. Matthieu (11, 11): "Le plus petit dans le royaume des cieux est plus grand que lui", Jean-Baptiste dont il est dit: "Il n'en a pas surgi de plus grand parmi les enfants des hommes. " C'est pourquoi le dernier ange de la hiérarchie céleste peut purifier, illuminer, perfectionner, et cela d'une façon plus parfaite que les ordres de notre hiérarchie terrestre. Ce n'est donc pas la diversité de ces opérations qui distingue les ordres angéliques; ce sont d'autres différences dans leurs activités.
Objections:
1. On a
dit précédemment que tous les anges sont inégaux entre eux. Mais on attribue à
un seul ordre des êtres qui sont égaux. Donc plusieurs anges ne peuvent faire
partie d'un même ordre.
2. Il
est superflu de faire par beaucoup ce qui peut être bien réalisé par un seul.
Mais ce qui relève d'un seul office angélique, un seul ange suffit pour
l'assurer. Un seul soleil suffit bien à remplir l'office du soleil, à plus
forte raison l'ange, qui est plus parfait qu'un corps céleste. Donc, si les
ordres se distinguent d'après les offices, comme on l'a dit plus haut, il
serait superflu pour un seul ordre de comporter plusieurs anges.
3. On a
dit plus haut que tous les anges sont inégaux. Donc, si plusieurs anges, -
mettons trois ou quatre - appartenaient au même ordre, le dernier ange aurait
plus d'affinité avec le premier ange de l'ordre inférieur qu'avec l'ange qui
est au sommet de l'ordre auquel lui, dernier ange, appartient. Dès lors on ne
voit pas pourquoi il se rattache à cet ordre plutôt qu'à l'autre. Il n'y a donc
pas plusieurs anges dans un ordre.
Cependant:
nous lisons dans Isaïe (6, 3) que les Séraphins " criaient l'un à l'autre ". Il y a donc plusieurs anges dans l'ordre des Séraphins.
Conclusion:
Celui qui connaît parfaitement certaines réalités peut distinguer en elles, jusqu'au moindre détail, leurs activités, leurs puissances et leurs natures. Celui qui les connaît imparfaitement ne parvient qu'à des distinctions plus générales, obtenues par des traits moins nombreux. Ainsi, celui qui connaît imparfaitement les choses de la nature les range dans des ordres plus généraux: il place dans l'un les corps célestes, dans l'autre les corps inférieurs inanimés, dans un autre ordre encore les plantes, dans un autre les animaux. Mais s'il connaissait plus parfaitement ces réalités naturelles, il pourrait distinguer dans les corps célestes divers ordres, et ainsi dans chaque catégorie.
Or, comme le remarque Denys, nous connaissons imparfaitement les anges et leurs offices. Nous ne pouvons donc distinguer ces offices et les ordres qui en résultent que d'une manière générale. Mais, si nous connaissions parfaitement les offices des anges, nous saurions beaucoup mieux que chaque ange a son office propre, et donc son ordre particulier dans le monde, mieux que chaque étoile bien que la nature propre de cet office et de cet ordre nous soit cachée.
Solutions:
1. Tous
les anges d'un même ordre sont de quelque façon égaux, en raison de la
similitude qui permet de les ranger dans un même ordre. Absolument parlant
cependant, ils sont inégaux; et c'est pourquoi Denys écrit que, dans un seul et
même ordre, il y a lieu de considérer les premiers anges, les anges
intermédiaires et les derniers.
2.
Cette distinction spéciale, selon laquelle chaque ange a un office et un ordre
qui lui sont propres, nous est inconnue.
3. Dans une surface moitié blanche et moitié noire, les deux parties qui sont sur la limite du noir et du blanc sont plus rapprochées par leur situation que deux autres parties blanches éloignées l'une de l'autre; mais elles sont moins proches sous le rapport de la qualité (le noir et le blanc). Ainsi, deux anges qui sont aux confins d'ordres différents ont entre eux plus d'affinité de nature qu'avec d'autres anges de leur ordre; mais ils sont moins proches, quant à leur aptitude à des offices semblables, car cette aptitude ne s'étend pas au-delà de certaines limites.
Objections:
1.
"Hiérarchie " signifie gouvernement sacral. Et Denys introduit dans
sa définition que la hiérarchie " est une image de Dieu aussi parfaite que
possible ". Mais la sainteté et la ressemblance avec Dieu, chez les anges,
vient de la grâce et non de la nature. La distinction des hiérarchies et des
ordres angéliques doit donc être attribuée à la grâce et non à la nature.
2.
D'après Denys, les Séraphins sont ainsi appelés parce qu'ils sont ardents et
brûlants. Ce qui se réfère, semble-t-il, à la charité, laquelle ne vient pas de
la nature, mais de la grâce: "Elle est diffusée en effet dans nos coeurs
par le Saint-Esprit qui nous est donné. " Et, pour S. Augustin, cette
parole de l'Apôtre (Rm 5, 5) "s'applique aussi bien aux saints anges
qu'aux hommes saints ". Les ordres angéliques ne viennent donc pas de la
nature mais de la grâce.
3. La
hiérarchie ecclésiastique prend modèle sur la hiérarchie céleste. Or, chez les
hommes, les ordres viennent de la grâce et non de la nature. Ce n'est pas par
nature que celui-ci est évêque, celui-là prêtre, cet autre diacre. Il doit donc
en être de même chez les anges.
Cependant:
pour le Maître des Sentences, " un ordre angélique désigne une multitude d'esprits célestes qui se ressemblent par quelque don de grâce, comme ils se rejoignent par la participation des mêmes dons naturels ". La distinction des ordres angéliques se fait donc non seulement d'après es ons de la grâce, mais aussi d'après les dons naturels.
Conclusion:
L'ordre d'un gouvernement, qui est l'ordre d'une multitude établie sous une principauté, se détermine d'après la fin poursuivie. Or la fin des anges peut être envisagée de deux manières. Premièrement, d'après la puissance de leur nature, c'est-à-dire en tant qu'ils connaissent et aiment Dieu d'une connaissance et d'un amour naturels. Et par rapport à cette fin, les ordres angéliques se distinguent d'après leurs dons naturels. - Deuxièmement, on peut considérer la fin de la multitude angélique en tant qu'elle dépasse leur puissance naturelle et consiste dans la vision de l'essence divine et dans la jouissance définitive de la bonté divine. Cette fin, les anges ne peuvent l'atteindre que par la grâce. Aussi, par rapport à cette fin, les ordres angéliques se distinguent d'une façon achevée d'après les dons de la grâce, et, quant à ce qui les y dispose, d'après les dons naturels; parce que les dons de la grâce ont été attribués aux anges selon leur capacité de nature, ce qui n'a pas lieu chez les hommes, nous l'avons dit igdisx. C'est pourquoi, chez les hommes, les ordres se distinguent d'après les dons de la grâce et non d'après la nature.
Cela donne la réponse aux Objections.
Objections:
1. Il
semble que les noms donnés aux ordres angéliques sont mal choisis. Car tous les
esprits célestes sont appelés Anges et Vertus. Or il ne convient pas
d'approprier à quelques individus les noms communs à tous. Il n'y a donc pas
lieu d'établir un ordre spécial pour les anges et un autre pour les vertus.
2. A
Dieu seul il appartient de dominer ou d'être Seigneur selon cette parole du
Psaume (100, 3): "Sachez que le Seigneur (Dominus) est Dieu. "
On ne doit donc pas attribuer le nom de Domination à un ordre des esprits
célestes.
3. Le
mot de Domination se rattache, semble-t-il, au gouvernement, de même que
Principautés et Puissances. Il ne convient donc pas de donner ces appellations
à trois ordres différents.
4. Les
Archanges sont, pour ainsi dire, les princes des Anges. Ce nom d'Archange doit
donc être attribué uniquement à l'ordre des Principautés.
5. Le
nom de Séraphin signifie l'ardeur de la charité; le nom de Chérubin signifie la
science. Mais la charité et la science sont des dons communs à tous les anges.
Ces noms ne doivent donc pas appartenir à des ordres spéciaux.
6. Un trône, c'est un siège. Or Dieu est dit siéger dans la créature raisonnable, par cela même qu'elle le connaît, et qu'elle l'aime. L'ordre des Trônes ne doit donc pas se distinguer de l'ordre des Chérubins et des Séraphins.
Il apparaît en
définitive que les ordres angéliques portent des noms qui leur conviennent mal.
Cependant:
c'est l'autorité de la Sainte Écriture qui les nomme ainsi. Isaïe (6, 2) parle des Séraphins; Ézéchiel (10, 15) des Chérubins; S. Paul, des Trônes, des Vertus, des Puissances et des Principautés (Col 1, 16; Ep 1, 2 1); S. Jude d'un Archange. Quant aux anges, on trouve leur nom en de multiples endroits de l'Écriture.
Conclusion:
Pour donner un nom aux ordres angéliques il faut considérer, comme le remarque Denys, que "les noms propres de chacun des ordres désignent leurs propriétés ". Et pour déterminer quelle est la propriété d'un ordre, il convient de remarquer qu'une chose peut se trouver, dans les réalités bien ordonnées, de trois manières: par propriété, par excès, ou par participation. Un chose est dans un être par propriété quand elle y est d'une manière adéquate et proportionnée à sa nature. Elle y est par excès quand ce qui est attribué à cet être est moindre que cet être, mais lui convient cependant avec un certain excès; c'est ce que l'on dit à propos de tous les noms attribués à Dieu. Elle y est enfin par participation, quand ce qui est attribué à un être ne se trouve pas pleinement en lui, mais seulement d'une manière déficiente; c'est ainsi que les saints sont appelés des dieux par participation.
Donc, si l'on doit donner à un être un nom qui désigne sa propriété, il faut le nommer, non par ce dont il ne participe qu'imparfaitement ou par ce qu'il possède par excès, mais par ce qui coïncide en quelque sorte avec lui d'une façon adéquate. Par exemple, si l'on veut donner à l'homme un nom qui lui convienne en propre, on dira de lui qu'il est une substance rationnelle; mais non une substance intellectuelle, car la pure intelligence est le propre de l'ange et ne convient à l'homme que par participation. On ne dira pas davantage qu'il est une substance sensible, car c'est là le nom qui convient en propre à l'animal, et la nature sensible est inférieure à ce qui convient en propre à l'homme; on l'attribue à l'homme d'une manière qui dépasse celle des autres animaux.
Ainsi donc il faut considérer que, dans les ordres angéliques, toutes les perfections spirituelles sont communes à tous les anges, et que toutes ces perfections existent plus pleinement chez les anges supérieurs. Mais puisque, dans ces perfections elles-mêmes, il y a une certaine gradation, on attribuera par mode de propriété la perfection la plus haute à l'ordre le plus élevé; et cette même perfection sera attribuée par mode de participation à l'ordre inférieur. En retour, une perfection inférieure sera attribuée par mode de propriété à un mode inférieur, et par excès à un ordre supérieur. De cette manière l'ordre supérieur reçoit son nom de la perfection supérieure.
C'est en se référant aux perfections spirituelles que Denys explique les noms des différents ordres angéliques. Quant à S. Grégoire, il semble s'attacher davantage, pour l'interprétation de ces noms, aux ministères extérieurs. Pour lui " les anges sont ceux qui annoncent les choses les moins importantes; les Archanges annoncent les plus importantes; par les Vertus sont accomplis les miracles; les Puissances ont pour rôle de réprimer les puissances mauvaises; les Principautés commandent aux esprits bons ".
Solutions:
1. Le mot " ange " signifie messager. Donc tous les esprits célestes, en tant qu'ils sont chargés de manifester les choses divines, sont appelés anges. Mais les anges supérieurs ont une certaine excellence dans cette manifestation, et c'est de cette excellence que les ordres supérieurs prennent leur nom. L'ordre le moins élevé des anges n'ajoute aucune excellence à cette manifestation commune; aussi reçoit-il son nom à partir de cette simple manifestation, en sorte que, dit Denys, le nom commun devient le nom propre de l'ordre le moins élevé. A moins que l'on ne dise que cet ordre est appelé spécialement l'ordre des Anges parce que ceux-ci nous annoncent immédiatement les choses divines.
Le mot vertu
peut revêtir une double signification: ou bien une signification commune en
tant que la vertu est intermédiaire entre l'essence et l'opération; sous ce
rapport, tous les esprits célestes sont appelés vertus célestes aussi bien
qu'essences célestes. - Ou bien le mot vertu comporte, dans sa signification, un
certain excès de force, et sous ce rapport il est le nom propre d'un ordre
angélique. C'est pourquoi Denys écrite que " le nom de vertu signifie une
certaine force héroïque et inébranlable", soit pour accomplir toutes les
opérations divines qui conviennent aux anges de cet ordre, soit pour recevoir
les choses divines. Autrement dit, il signifie que ces esprits abordent sans
crainte les choses divines qui les regardent, et cela relève précisément de la
force d'âme.
2. D'après Denys " la domination ou seigneurie est célébrée en Dieu par mode d'excès; mais par participation, les Saintes Écritures appellent Dominations les esprits plus élevés en dignité qui communiquent aux ordres inférieurs les dons de Dieu ". C'est pourquoi, toujours selon Denys, le nom de Domination signifie d'abord une liberté exempte de la condition servile et de la sujétion quotidienne à laquelle le peuple est astreint, et de l'oppression tyrannique dont les grands eux-mêmes souffrent parfois. Puis ce nom signifie encore " un gouvernement ferme et inflexible qui n'est incliné à aucun acte servile ni à aucun de ces actes qu'entraîne la sujétion ou l'oppression causée par le tyran. " En troisième lieu enfin, ce nom signifie "le désir et la participation de la véritable souveraineté qui est en Dieu ".
Semblablement le
nom de chaque ordre signifie la participation de ce qui est en Dieu. Ainsi le
nom de Vertu désigne la participation de la vertu divine, et ainsi pour le
reste.
3. Les
noms de Domination, de Puissance, de Principauté se réfèrent au gouvernement de
différentes manières. Il appartient en effet au maître (dominus) seul de
prescrire ce qu'il faut faire. C'est pourquoi S. Grégoire écrit que "
certaines troupes angéliques, parce que les autres leur sont soumises, sont
appelées Dominations ". - Le nom de Puissance désigne un certain ordre
établi, selon le mot de l'Apôtre (Rm 13, 2): "Celui qui résiste à la
puissance résiste à l'ordre établi par Dieu. " Ce qui fait dire à Denys
que le nom de Puissance désigne un certain ordre établi concernant soit la
réception des choses divines, soit les actions divines que les esprits
supérieurs exercent sur les inférieurs pour les élever à Dieu. - À l'ordre des
Puissances revient donc de régler ce que les sujets qui leur sont soumis
doivent exécuter. - Exercer une principauté d'après S. Grégoire c'est être
" le premier parmi les autres "; en d'autres termes, c'est être en
quelque sorte parmi les premiers à exécuter les consignes. Et Denys, entend
aussi par Principautés, ceux qui, " dans un ordre sacré conduisent les
autres ". Car ceux qui conduisent les, autres, étant les premiers parmi
eux, méritent à proprement parler le nom de princes, selon cette parole du
Psaume (68, 26 Vg): "En tête marchaient les princes accompagnés par les
chanteurs. "
4. Les
Archanges, d'après Denys, tiennent le milieu entre les Principautés et les
Anges. Or, ce qui est intermédiaire, si on le compare à l'un des extrêmes, apparaît
semblable à l'autre extrême, car il participe à la fois de l'un et de l'autre;
ce qui est tiède paraît froid si on le compare au chaud, et chaud si on le
compare au froid. Ainsi les Archanges sont-ils appelés princes des Anges parce
que, comparés à eux, ils sont princes; mais comparés aux principautés, ils ne
sont que des Anges. - Mais pour S. Grégoire, les Archanges sont ainsi appelés
parce que, annonçant de grandes choses, ils sont supérieurs au seul ordre des
Anges. Quant aux Principautés, leur nom vient de ce qu'elles sont au-dessus de
toutes les vertus célestes chargées d'accomplir les ordres de Dieu.
5. Le nom de Séraphins ne leur vient pas tant de la charité que de l'excès de charité signifié par le mot ardeur ou incendie. Aussi Denys explique-t-il ce nom de Séraphins d'après les propriétés du feu qui comporte un excès de chaleur. Or, dans le feu, nous pouvons considérer trois choses: d'abord son mouvement qui se porte en haut et qui est continu. Ce qui signifie que les Séraphins se portent tout droit vers Dieu. En second lieu, nous pouvons considérer dans le feu sa vertu active qui est la chaleur, non pas certes une chaleur quelconque, mais une chaleur douée d'une certaine acuité qui permet au feu d'avoir une action extrêmement pénétrante et capable d'atteindre les moindres replis d'un être, tout cela d'ailleurs avec une ardeur débordante. Ce qui signifie que les Séraphins exercent une action puissante sur ceux qui leur sont soumis, les excitant à une ferveur semblable à la leur, et les purifiant totalement par l'incendie de leur charité. - En troisième lieu, on peut considérer dans le feu son éclat. Cela signifie que les Séraphins ont en eux une lumière inextinguible, et qu'ils illuminent parfaitement les autres.
Quant au nom de
Chérubin, on l'emploie pour signifier un certain excès de science, si bien
qu'on le traduit par " plénitude de science ". Ce que Denys explique
de quatre manières: par rapport à leur parfaite vision de Dieu; par rapport à
leur pleine réception de la lumière divine; par rapport au fait qu'en Dieu ils
contemplent la beauté de l'ordre des choses dérivé de Dieu; enfin, par rapport
à cet autre fait qu'étant remplis d'une telle connaissance, ils la diffusent
avec abondance sur les autres.
6. L'ordre des Trônes a cette supériorité sur les ordres inférieurs que les Trônes peuvent connaître immédiatement en Dieu les raisons des oeuvres divines. Mais les Chérubins sont supérieurs en science, les Séraphins supérieurs en ardeur de charité. Et, bien que ces deux dernières supériorités incluent la troisième, celle des Trônes cependant n'inclut pas les deux autres. C'est pourquoi l'ordre des Trônes se distingue de l'ordre des Chérubins et de celui des Séraphins. Ce qu'il y a de commun à tous en effet, c'est que l'excellence d'un ordre inférieur est contenue dans l'excellence de l'ordre supérieur, mais non réciproquement.
Quant à Denys, il explique le nom des Trônes en le comparant aux sièges matériels, à quatre points de vue. Premièrement, au point de vue de la situation, car les sièges sont élevés au-dessus de la terre; ainsi les Trônes sont élevés jusqu'à connaître immédiatement en Dieu les raisons des choses. Deuxièmement, le siège matériel implique la solidité: on s'y assoit solidement. Pour ce qui est des anges, le cas est inverse - ils sont affermis par Dieu. - En troisième lieu, le siège reçoit celui qui s'y assoit et peut servir à le transporter. Ainsi les Trônes reçoivent Dieu en eux et le portent de quelque manière aux ordres inférieurs. - En quatrième lieu, le siège, du fait de sa configuration, est ouvert sur l'un de ses côtés pour recevoir celui qui s'y assied. Ainsi les Trônes, par leur promptitude, sont ouverts pour recevoir Dieu et le servir.
Objections:
1. Il
semble que les différents ordres soient mal rangés. En effet, l'ordre des
prélats apparaît comme l'ordre suprême. Or les Dominations, les Principautés et
les Puissances jouissent, comme leur nom l'indique, d'une certaine prélature.
Ces ordres devraient donc venir avant tous les autres.
2. Plus
un ordre est proche de Dieu, plus il est élevé. Mais l'ordre des Trônes
apparaît comme le plus proche de Dieu: y a-t-il proximité plus grande qu'entre
le siège et celui qui s'y assoit? L'ordre des Trônes est donc le plus élevé de
tous.
3. La
science est première par rapport à l'amour, et l'intelligence semble être d'un
rang plus élevé que la volonté. L'ordre des Chérubins doit donc passer avant
l'ordre des Séraphins.
4. S.
Grégoire place les Principautés au-dessus des Puissances. Elles ne viennent
donc pas immédiatement avant les Archanges, comme le voudrait Denys.
Cependant:
Denys place, dans la première hiérarchie, les Séraphins en tête, les Chérubins ensuite, et les Trônes en dernier lieu; dans la deuxième hiérarchie: les Dominations d'abord, puis les Vertus, enfin les Puissances; dans la troisième hiérarchie, les Principautés, les Archanges et les Anges.
Conclusion:
Les rangs assignés aux ordres angéliques par Grégoire et Denys concordent, sauf en ce qui concerne les Principautés et les Vertus. En effet, Denys place les Vertus après les Dominations et avant les Puissances; les Principautés après les Puissances et avant les Archanges. S. Grégoire au contraires place les Principautés entre les Dominations et les Puissances, les Vertus entre les Puissances et les Archanges. Ces deux manières de voir peuvent s'autoriser de S. Paul. L'Apôtre en effet, dans son épître aux Éphésiens (1, 20), énumère ainsi, en remontant, les ordres intermédiaires: "Dieu l'a établi (le Christ) à sa droite dans les cieux au-dessus de toute Principauté, Puissance, Vertu et Domination", plaçant les Vertus entre les Puissances et les Dominations, ce que fait aussi Denys. Mais, dans l'épître aux Colossiens (1, 16) il énumère les mêmes ordres en descendant: "Toutes choses, les Trônes, les Dominations, les Principautés, les Puissances, ont été créées par lui et en lui. " Dans ce texte, les principautés sont placées entre les Dominations et les Puissances, et S. Grégoire fait de même.
Voyons donc d'abord la raison du classement adopté par Denys. Il convient avant tout de rappeler ce que nous avons dit li à savoir que la première hiérarchie saisit les raisons des choses en Dieu même; la deuxième hiérarchie les saisit dans les causes universelles; la troisième, dans leur détermination à des effets particuliers. Et, parce que Dieu est la fin non seulement des ministères angéliques, mais aussi de toute création, à la première hiérarchie appartient la considération de la fin; à la seconde, la disposition générale des actions à accomplir; à la dernière l'application pratique de cette disposition à l'effet, ce qui est l'exécution de l'oeuvre. Il est manifeste en effet que ces trois étapes se retrouvent en toute opération. C'est pourquoi Denys u, considérant les propriétés des ordres angéliques d'après leurs noms, a placé dans la première hiérarchie les ordres dont les noms expriment leur rapport à Dieu, à savoir: les Séraphins, les Chérubins et les Trônes. Dans la hiérarchie intermédiaire, il a placé les ordres dont les noms indiquent un certain gouvernement ou mise en place générale: les Dominations, les Vertus et les Puissances. Dans la troisième hiérarchie, il a mis les ordres dont les noms expriment la mise à exécution de l'oeuvre Principautés, Anges et Archanges.
D'autre part, en regard de la fin, on peut considérer trois choses: en premier lieu, on envisage la fin; puis on en acquiert une parfaite connaissance; en dernier lieu on fixe son intention sur elle. Le deuxième point s'ajoute au premier, et le troisième aux deux autres. Et puisque Dieu est la fin des créatures à la manière dont le chef est la fin de l'armée, ainsi que le note Aristote, on peut trouver ici une certaine analogie dans ce qui se passe à propos de l'organisation des affaires humaines; car certains hommes sont revêtus d'une telle dignité qu'ils peuvent eux-mêmes approcher familièrement le roi ou le chef; d'autres ont sur ceux-là cet avantage qu'ils connaissent ses intentions secrètes; d'autres enfin font sans cesse partie de son entourage et lui sont étroitement unis. D'après cette analogie, nous pouvons saisir comment sont disposés les ordres dans la première hiérarchie. Les Trônes sont élevés jusqu'à recevoir Dieu familièrement en eux-mêmes, c'est-à-dire qu'ils deviennent capables de connaître immédiatement en lui les raisons des choses, ce qui est propre à toute la première hiérarchie. Mais les Chérubins connaissent de façon suréminente les secrets divins. Quant aux Séraphins, ils l'emportent en quelque chose qui passe tout le reste, l'union à Dieu lui-même. Ainsi, ce qui est commun à toute la hiérarchie sert à nommer l'ordre des Trônes; de même que ce qui est commun à tous les esprits célestes sert à nommer l'ordre des Anges.
D'autre part, l'idée de gouvernement renferme trois choses. La première, c'est la détermination des oeuvres qu'il faut accomplir, et cela relève en propre des Dominations. La deuxième consiste à donner la faculté nécessaire pour pouvoir agir; cela appartient aux Vertus. La troisième consiste à régler de quelle manière les directives données pourront être accomplies par ceux que cela regarde; c'est l'office des Puissances.
Enfin l'exécution des ministères angéliques consiste à annoncer les oeuvres divines. Or, dans l'exécution de toute oeuvre, il y en a qui, pour ainsi dire, la commencent en conduisant les autres: ainsi, dans les choeurs, les préchantres; et, dans le combat, ceux qui conduisent et dirigent les autres: tel est le rôle des Principautés. Il y en a d'autres qui exécutent purement et simplement: cela revient aux Anges. D'autres enfin tiennent le milieu: c'est le fait des Archanges, nous l'avons dit.
Or cette classification des ordres est satisfaisante. Ce qui est le plus élevé en effet dans une classe inférieure a une étroite affinité avec ce qui est le plus bas dans la classe supérieure; ainsi les animaux les plus simples se distinguent-ils peu des plantes. Le tout premier ordre, c'est celui des Personnes divines: il se termine au Saint-Esprit qui est l'Amour procédant. C'est avec lui que l'ordre le plus élevé de la première hiérarchie aura une affinité, puisque son nom évoque l'incendie de l'amour. Le dernier ordre de la première hiérarchie est celui des Trônes et leur nom a une certaine affinité avec les Dominations: les Trônes désignent en effet, pour S. Grégoire, ceux " par lesquels Dieu exerce ses jugements "; ils reçoivent les illuminations divines afin de pouvoir illuminer immédiatement la seconde hiérarchie dont le rôle est d'ordonner les ministères divins. Quant à l'ordre des Puissances, il possède une affinité avec l'ordre des Principautés; car le rôle des Puissances est d'imposer à ceux qui leur sont soumis le plan de l'oeuvre qu'ils doivent réaliser, et ce plan est reçu aussitôt par les Principautés qui, comme leur nom l'indique, sont les premières dans l'exécution des ministères divins, comme présidant au gouvernement des royaumes et des nations, ce qui est le premier et le principal des ministères divins. Car le bien d'une nation est plus divin que le bien d'un seul homme, et il est écrit dans Daniel (10, 13): "Le Prince du royaume des Perses m'a résisté. "
Le classement des ordres angéliques d'après S. Grégoire a aussi sa cohérence. Puisque les Dominations ont pour rôle de définir et de prescrire ce qui a rapport aux ministères divins, les ordres angéliques qui leur sont soumis sont classés d'après le rang qu'occupent les créatures sur lesquelles ces ministères s'exercent. Or, selon S. Augustin " les corps sont régis selon un certain ordre, les inférieurs par les supérieurs, et tous par la créature spirituelle; l'esprit mauvais par l'esprit bon ". Donc, le premier ordre après les Dominations sera celui des Principautés, qui commandent même aux esprits bons. Ensuite viendront les Puissances qui entravent les esprits mauvais, comme les puissances terrestres entravent les malfaiteurs, d'après l'épître aux Romains (13, 3). Puis ce sont les Vertus, qui ont puissance sur la nature corporelle dans l'accomplissement des miracles. Enfin viennent les Anges et les Archanges qui annoncent aux hommes, les premiers les choses que la raison ne saurait atteindre; les seconds, les choses de moindre importance et qui sont à la portée de l'entendement.
Solutions:
1. Pour
les anges, il est préférable d'être soumis à Dieu que de présider aux créatures
inférieures, ce qui découle de la soumission. C'est pourquoi les ordres dont
les noms évoquent la prélature ne sont pas les plus élevés, mais bien ceux dont
les noms signifient leur conversion vers Dieu.
2. La
proximité avec Dieu signifiée par le nom de Trônes convient aussi aux Chérubins
et aux Séraphins, mais d'une manière plus excellente, nous venons de le dire.
3.
Comme nous l'avons noté antérieurement, la connaissance suppose que l'objet
connu est dans le connaissant; l'amour, que l'aimant est uni à l'être aimé. Or,
les réalités supérieures existent d'une manière plus noble en elles-mêmes que
dans les êtres inférieurs. Au contraire, les réalités inférieures existent dans
les êtres supérieurs d'une manière plus noble qu'en elles-mêmes. C'est pourquoi
la connaissance des réalités inférieures l'emporte sur l'amour qu'on leur porte;
tandis que l'amour des réalités supérieures, et surtout de Dieu, l'emporte sur
la connaissance qu'on en a.
4. Si l'on considère attentivement les classements donnés par Grégoire et Denys à propos des ordres angéliques, on constate qu'en somme, à examiner les choses dans leur réalité, ils diffèrent peu, ou même pas du tout. Pour Grégoire, le nom de Principautés leur vient de ce qu'" elles président aux esprits bons ". Et cela convient aussi aux Vertus, si l'on interprète ce mot dans le sens d'une certaine force donnant aux esprits inférieurs l'efficacité nécessaire pour accomplir les ministères divins. De plus, les Vertus, pour Grégoire, semblent, avoir le même rôle que les Principautés pour Denys. Ce qui prime en effet dans les ministères divins, c'est de faire des miracles -. ce qui prépare la voie aux messages des Archanges et des Anges.
Objections:
1. Il
semble que non, car d'après S. Paul (1 Co 15, 24): "Le Christ détruira
toute Principauté et Puissance quand il aura remis le royaume à Dieu son Père",
ce qui aura lieu à la consommation dernière. Au même titre, dans ce nouvel état,
tous les autres ordres disparaîtront.
2.
L'office des ordres angéliques est de purifier, d'illuminer et de parfaire. Or,
après le jour du jugement, un ange n'exercera plus sur un autre cette fonction,
car ils n'auront plus à progresser en connaissance. Les ordres angéliques
subsisteraient donc pour rien.
3.
L'Apôtre écrit à propos des anges (He 1, 14): "Ils sont tous destinés à
servir, envoyés en mission pour le bien de ceux qui doivent hériter le salut.
" La fonction des anges est donc de conduire les hommes au salut. Or tous
les élus parviennent au salut avant le jour du jugement. Donc, après ce jour, les
fonctions et les ordres angéliques ne subsisteront pas.
Cependant:
il est écrit au livre des Juges (5, 20 Vg): "Les étoiles demeurant dans leur ordre et leur cours...", texte que la Glose applique aux anges. Donc les anges subsisteront dans leurs ordres.
Conclusion:
Dans les ordres angéliques on peut distinguer deux choses: la diversité des rangs et l'exercice des fonctions. Les rangs se diversifient chez les anges d'après les différences de grâce et de nature, comme nous l'avons déjà dit. Et cette double différence demeurera toujours chez les anges. Car on ne pourrait leur enlever leur différence de nature sans les détruire; et, en outre, les divers degrés de gloire demeurent toujours en eux, proportionnés au mérite antécédent de chacun.
Quant à l'exercice des fonctions angéliques, il demeurera pour une part après le jour du jugement et il cessera pour une autre part. Il cessera pour autant que ces fonctions sont ordonnées à conduire les hommes au salut; mais il demeurera en ce qui concerne l'ultime obtention de la fin. Ainsi en est-il dans les fonctions des grades militaires, qui sont différentes selon qu'il s'agit du combat ou du triomphe.
Solutions:
1. Les
Principautés et les Puissances disparaîtront à la consommation finale pour ce
qui est de conduire les autres à leur fin car, une fois la fin acquise, on ne
tend plus vers elle. Et c'est en ce sens que l'Apôtre écrit: "Quand le
Christ aura remis le royaume à son Père...", c'est-à-dire quand il aura
amené les fidèles à jouir de Dieu lui-même.
2. Les actions des anges les uns sur les autres peuvent se comprendre par analogie avec nos propres activités intellectuelles. Il y a en nous beaucoup d'activités intellectuelles qui sont ordonnées les unes aux autres dans un rapport de cause à effet; ainsi quand nous parvenons peu à peu, à l'aide de multiples moyens termes, à une conclusion unique. Il est manifeste que la connaissance de la conclusion dépend de tous les moyens termes précédents, non seulement en ce qui regarde l'acquisition de la science, mais aussi en ce qui regarde sa conservation. La preuve en est que si l'on venait à oublier l'un ou l'autre des moyens termes, on pourrait bien avoir de la conclusion une connaissance d'opinion ou de foi, mais non une connaissance scientifique, puisque l'on ignorerait l'ordre des causes.
Ainsi donc, quand
les anges inférieurs connaissent les raisons des oeuvres divines par la lumière
des anges supérieurs, leur connaissance dépend de cette lumière, non seulement
pour ce qui est de cette acquisition, mais aussi pour ce qui est de sa
conservation. Donc, bien qu'après le jugement les anges ne progressent plus
dans la connaissance de certaines choses, cependant ils n'en sont pas
3. Bien qu'après le jour du jugement les hommes n'aient plus besoin d'être conduits au salut par le ministère des anges, pourtant ceux qui seront sauvés recevront encore, grâce à ce même ministère une certaine illumination.
Objections:
1. Il
semble que non. En effet, la hiérarchie humaine est placée sous la dernière des
hiérarchies angéliques, de même que celle-ci est placée sous la deuxième, et
celle-ci sous la première. Or les anges de la dernière hiérarchie ne sont
jamais transférés dans la deuxième ou la première. Les hommes ne seront donc
pas non plus transférés dans les ordres angéliques.
2. Il
revient aux ordres angéliques d'accomplir certaines fonctions, comme de garder
les hommes, de faire des miracles, de repousser les démons, et autres oeuvres
semblables qui ne paraissent pas convenir aux âmes des saints. Donc les hommes
ne seront pas transférés dans les ordres angéliques.
3. De
même que les bons anges induisent au bien, les démons induisent au mal. Mais
c'est une erreur de dire que les âmes des hommes mauvais deviennent des démons:
S. Jean Chrysostome la condamne. Il semble donc que les âmes des saints, elles
non plus, ne seront pas incorporées aux ordres angéliques.
Cependant:
dans l'évangile, de S. Matthieu (22, 30) le Seigneur dit des saints qu'" ils seront comme les anges de Dieu dans le ciel ".
Conclusion:
Nous l'avons dit c, les ordres des anges se distinguent d'après la condition de leur nature, et d'après les dons de la grâce. Donc, si l'on considère les ordres des anges d'après le degré de leur nature, sous ce rapport les hommes ne peuvent d'aucune façon entrer dans les ordres angéliques, car la diversité des natures subsistera toujours. C'est en se plaçant à ce point de vue que certains ont prétendu que les hommes ne pouvaient d'aucune manière parvenir à égalité avec les anges, ce qui est faux et en contradiction avec la promesse du Christ dans S. Luc (20, 36), disant que les fils de la résurrection seront égaux aux anges dans les cieux. Ce qui relève de la nature joue le rôle de matière dans la définition des ordres; l'achèvement vient du don de la grâce, laquelle dépend de la libéralité divine, non du degré de nature. C'est pourquoi, par le moyen de la grâce, les hommes peuvent mériter une gloire telle qu'elle les place à égalité avec les anges dans l'un ou l'autre de leurs ordres. Et c'est là, pour les hommes, prendre place dans les ordres angéliques.
Certains disent cependant que trouvent place dans les ordres angéliques, non pas tous ceux qui sont sauvés, mais seulement les vierges ou les parfaits, tandis que les autres constituent un ordre distinct de toute la société des anges. Pourtant S. Augustin n'est pas de cet avis d; pour lui, " il n'y aura pas deux sociétés, celle des hommes et celle des anges, mais une seule, car tous ont la même béatitude: adhérer au Dieu unique. "
Solutions:
1. La
grâce est donnée aux anges en proportion de leur perfection naturelle. Il n'en
est pas ainsi des hommes, nous l'avons dit précédemment. C'est pourquoi, de
même que les anges inférieurs ne peuvent être élevés au degré de nature des
anges supérieurs, de même ils ne peuvent être élevés à leur degré de grâce.
Mais les hommes peuvent monter à ce degré de grâce sans monter au degré de
nature qui lui correspond chez les anges.
2. Les
anges, selon l'ordre naturel, sont intermédiaires entre Dieu et nous. C'est
pourquoi, de loi commune, c'est eux qui administrent non seulement les choses
humaines, mais aussi le monde corporel. Quant aux saints, même après cette vie,
ils gardent la même nature que nous. Aussi, de loi commune, il ne leur revient
pas d'administrer les choses humaines, et, comme dit S. Augustin, " ils
n'interviennent pas dans les affaires des vivants ". Cependant, par une
disposition spéciale, il est concédé parfois à certains saints, vivants ou
morts, d'exercer des offices de ce genre, comme de faire des miracles, de
chasser les démons et autres oeuvres semblables, comme S. Augustin l'affirme
dans le même livre.
3. Il n'est pas erroné de dire que les hommes mauvais subissent la peine des démons; ce qui est faux, c'est de prétendre que les démons ne sont pas autre chose que les âmes des défunts. Et c'est cela que Chrysostome réprouve.
1. Y a-t-il une hiérarchie parmi les démons? - 2. Y a-t-il parmi les démons un acte de supériorité? - 3. Un démon en illumine-t-il un autre? - 4. Les démons sont-ils soumis à la supériorité des bons anges?
Objections:
1.
L'ordre ressortit à la raison de bien, comme la mesure et la beauté, d'après S.
Augustin. Au contraire, le désordre se rattache à la raison de mal. Mais chez
les bons anges, il n'y a rien de désordonné. Donc, chez les mauvais anges, il
n'y a pas de hiérarchie.
2. Les
ordres angéliques sont inclus dans une hiérarchie. Or les démons ne peuvent
être établis dans une hiérarchie, car celle-ci est un " principal sacré",
et les démons sont vides de toute sainteté. Il ne peut donc y avoir d'ordres
chez les démons.
3.
D'après l'opinion commune, les démons ont déchu en tombant de chacun des ordres
angéliques. Donc, si l'on range certains démons dans un ordre, sous prétexte
qu'ils sont déchus de cet ordre, on devrait aussi leur attribuer le nom de
l'ordre en question. Or nulle part ils ne sont appelés Séraphins ou Trônes ou
Dominations. Donc, pour la même raison, ils n'appartiennent pas non plus aux
autres ordres.
Cependant:
l'Apôtre écrit aux Éphésiens (6, 12): "Nous avons à lutter contre les Principautés et les Puissances, contre les chefs de ce monde de ténèbres. "
Conclusion:
Comme nous l'avons déjà dit b, on peut considérer l'ordre angélique soit selon le degré de la nature, soit selon le degré de la grâce. D'autre part, il y a deux états de la grâce: un état imparfait qui est celui du mérite; et un état parfait qui est celui de la gloire consommée. Si l'on considère les ordres angéliques par rapport à la perfection de la gloire, les démons n'appartiennent et n'appartiendront jamais à ces ordres. Si l'on envisage les ordres du point de vue de la grâce imparfaite, les démons furent, à un moment donné, dans les ordres angéliques, mais ils en ont déchu: nous l'avons dit en effet e. tous les anges furent créés en grâce. Si enfin, nous considérons dans les démons ce qui relève de leur nature, à ce point de vue ils appartiennent encore aux ordres angéliques, car, selon Denys, ils n'ont pas perdus leurs dons naturels.
Solutions:
1. Le
bien peut se trouver sans le mal, mais le mal ne saurait exister sans le bien, nous
l'avons dit précédemment. Pour cette raison, les démons, en tant qu'ils ont une
nature bonne, sont ordonnés entre eux.
2.
L'organisation des démons, si on la considère du côté de Dieu, auteur de
l'ordre, est chose sacrée; car Dieu se sert des démons à ses propres fins. Mais
du point de vue des démons, elle n'est pas sacrée, car les démons abusent de
leur nature pour faire le mal.
3. Le nom de Séraphins leur vient de l'ardeur de leur charité; le nom de Trônes, de ce que Dieu habite en eux; le nom de Dominations implique une certaine liberté; toutes choses qui sont opposées au péché. C'est pourquoi on ne peut attribuer ces noms aux anges pécheurs.
Objections:
1. Il
semble que non. Car toute supériorité repose sur un ordre de justice. Mais les
démons sont entièrement déchus de la justice. Il n'y a donc pas chez eux
d'autorité supérieure.
2. Là
où il n'y a pas d'obéissance et de soumission, il n'y a pas de supériorité.
Cela en effet ne peut exister sans la concorde qui est nulle chez les démons, selon
les Proverbes (13, 10) - " Chez les orgueilleux les querelles sont
incessantes. " Il n'y a donc pas de supériorité chez les démons.
3. S'il
y avait quelque supériorité chez les démons, cela tiendrait soit à leur nature,
soit à leur faute ou à leur châtiment. Cela ne peut tenir à la nature; car la
sujétion et la servitude ne viennent pas de la nature, étant la suite du péché.
Et cela ne vient pas de la faute ou du châtiment; car, en ce cas, les démons
supérieurs, qui ont péché plus gravement, seraient soumis aux démons
inférieurs. Il n'y a donc pas de supériorité chez les démons.
Cependant:
nous lisons dans la Glose (sur 1 Co 15, 24): "Tant que dure le monde, les anges commandent aux anges, les hommes aux hommes, les démons aux démons. "
Conclusion:
Puisque l'action d'un être est une conséquence de sa nature, quand plusieurs natures sont ordonnées entre elles, il faut que leurs actions le soient aussi. C'est ce qui apparaît avec évidence dans les réalités corporelles; parce que l'ordre naturel place les corps inférieurs au-dessous des corps célestes, il s'ensuit que les actions et mouvements des premiers sont soumis aux actions et mouvements des seconds. Or il est évident, d'après ce que nous avons dit, que l'ordre naturel range les démons les uns au-dessous des autres. Les actions des uns seront donc soumises aux actions des autres qui leur sont supérieurs. Or c'est là précisément la définition de la supériorité: que l'action d'un sujet soit soumise à l'action du supérieur. Ainsi donc, la disposition naturelle des démons réclame elle-même qu'il y ait chez eux une supériorité. - Cela convient aussi à la sagesse divine qui ne laisse rien de désordonné dans l'univers, mais qui " atteint avec force d'une extrémité du monde à l'autre et dispose tout avec douceur " (Sg 8, 1).
Solutions:
1. La
supériorité chez les démons n'est pas fondée sur leur justice, mais sur la
justice de Dieu qui ordonne toutes choses.
2. La
concorde qui fait que certains démons obéissent à d'autres ne vient pas de leur
amitié mutuelle, mais de leur commune méchanceté qui leur fait haïr les hommes
et résister à la justice de Dieu. C'est le propre des hommes impies, en effet, de
s'unir entre eux et, pour accomplir leurs mauvais desseins, de se soumettre à
ceux qu'ils voient plus puissants et plus forts.
3. Les démons ne sont pas égaux en nature il y a donc chez eux une supériorité naturelle. Cela n'arrive pas chez les hommes qui sont égaux en nature. D'ailleurs, que les démons inférieurs soient soumis aux démons supérieurs, ce n'est pas pour le bien des supérieurs, mais plutôt pour leur malheur; car, si faire le mal est déjà extrêmement malheureux, commander dans le mal est le comble de la misère.
Objections:
1. Il semble
bien, car l'illumination consiste dans la manifestation de la vérité. Or un
démon peut manifester une vérité à un autre, parce que les démons supérieurs
ont, par nature, une science plus vigoureuse. Ils peuvent donc illuminer les
démons inférieurs.
2. Un
corps très lumineux peut éclairer un corps où la lumière est insuffisante:
ainsi le soleil éclaire la lune. Or les démons supérieurs participent plus que
les autres de la lumière naturelle. Ils peuvent donc illuminer les démons
inférieurs.
Cependant:
l'illumination va de pair avec la purification et le perfectionnement, on l'a déjà dit. Or il ne convient pas aux démons de purifier, selon cette parole de l'Écriture (Sg 34, 4 Vg): "Que pourra purifier celui qui est impur? " Ils ne peuvent donc pas davantage illuminer.
Conclusion:
À proprement parler il ne peut y avoir d'illumination chez les démons. Comme nous l'avons déjà dit, la véritable illumination est la manifestation de la vérité, en tant qu'elle se réfère à Dieu, lumière de toute intelligence. Les autres manifestations de la vérité relèvent du langage: ainsi quand un ange manifeste sa pensée à un autre. Or, la perversité des démons fait que l'un d'eux ne peut pas se proposer d'en rattacher un autre à Dieu; il cherche plutôt à le détourner de l'ordre divin. C'est pourquoi un démon n'en illumine pas un autre, mais il peut lui faire connaître sa pensée par le moyen du langage.
Solutions:
1.
Toute manifestation de la vérité n'est pas illumination, mais seulement celle
que nous venons de dire.
2. À se placer au point de vue de la connaissance naturelle, la manifestation de la vérité n'est nécessaire ni chez les anges, ni chez les démons, nous l'avons dit i, car, dès le commencement de leur création, ils ont possédé toutes les connaissances qui leur sont naturelles. C'est pourquoi une plus grande plénitude de lumière naturelle dans les démons supérieurs ne peut constituer une illumination.
Objections:
1. La
supériorité des anges se manifeste surtout par les illuminations. Mais les
mauvais anges, étant ténèbres, ne sont pas illuminés par les bons. Donc les
bons anges n'exercent pas de supériorité sur les mauvais.
2.
Quand les inférieurs agissent mal, cela tient, semble-t-il, à la négligence des
supérieurs. Or les démons font beaucoup de mal. Donc, s'ils étaient soumis à la
supériorité des bons anges, il faudrait admettre chez ceux-ci de la négligence,
ce qui est inconcevable.
3. La
supériorité des anges s'établit d'après leur ordre naturel, nous l'avons dit.
Or si, comme on le pense communément, les démons ont déchu de chacun des ordres
angéliques, il y a beaucoup de démons qui sont supérieurs en nature à beaucoup
de bons anges. Les bons anges n'exercent donc pas une supériorité sur tous les
mauvais anges.
Cependant:
S. Augustin écrit: "L'esprit rebelle à la vie et pécheur est régi par l'esprit docile à la vie, pieux et juste. " Et S. Grégoire enseigne que "les Puissances sont des anges au pouvoir desquels les vertus adverses sont soumises ".
Conclusion:
Tout ordre et donc toute supériorité existe d'abord et originellement en Dieu, et les créatures y participent selon qu'elles sont plus proches de lui; en effet celles qui exercent une influence sur les autres sont les plus parfaites et les plus proches de Dieu. Or la perfection la plus haute et qui rapproche le plus de Dieu, c'est celle des créatures qui jouissent de Dieu, comme les saints anges. De cette perfection, les démons sont privés. C'est pourquoi les bons anges exercent une domination sur les mauvais anges, et ceux-ci sont régis par eux.
Solutions:
1. Les
saints anges révèlent aux démons bien des choses concernant les mystères divins,
car la justice divine exige que les démons contribuent soit à punir les
méchants, soit à éprouver les bons; ainsi, dans les affaires humaines, les
assesseurs du juge communiquent sa sentence aux bourreaux. Ces révélations, si
on les envisage du côté des anges qui les communiquent, sont des illuminations,
car ces anges les rapportent à Dieu. Mais du côté des démons qui les reçoivent,
ce ne sont pas des illuminations, car les démons ne les ordonnent pas à Dieu, mais
à la satisfaction de leur propre malice.
2. Les
saints anges sont les ministres de la sagesse divine. Et de même que la sagesse
divine permet que certains maux arrivent par le moyen des mauvais anges ou des
hommes, à cause du bien qu'elle-même en tire, ainsi les bons anges n'empêchent
pas totalement les mauvais de nuire.
3. L'ange qui est inférieur en nature commande aux démons, même si ceux-ci lui sont naturellement supérieurs, car la vertu de la justice divine, à laquelle sont unis les bons anges, est plus puissante que la vertu naturelle des anges. C'est pourquoi, même chez les hommes, comme le dit l'Apôtre (1 Co 2, 15): "Celui qui est spirituel juge toutes choses. " Et Aristote enseigne m que " l'homme vertueux est la règle et la mesure de toutes les actions humaines ".
1. La créature corporelle est-elle gouvernée par les anges? - 2. La créature corporelle obéit-elle aux anges sans aucune résistance? - 3. Les anges peuvent-ils immédiatement, par leur vertu, déplacer les corps? - 4. Les anges, bons ou mauvais, peuvent-ils faire des miracles?
Objections:
1. Ce
qui possède une manière déterminée d'agir n'a pas besoin d'être gouverné par
une autorité. Nous-mêmes avons besoin d'être gouvernés pour ne pas agir
autrement que nous le devons. Mais les êtres corporels ont des manières d'agir
déterminées par la nature même qu'ils ont reçue de Dieu. Ils n'ont donc pas
besoin d'être gouvernés par les anges.
2. Les
êtres inférieurs sont gouvernés par les êtres supérieurs. Parmi les corps, certains
sont considérés comme inférieurs, d'autres comme supérieurs. Ceux-ci régissent
donc les autres, qui n'ont pas besoin d'être gouvernés par les anges.
3. On
distingue les divers ordres d'anges selon leurs diverses missions. Si les
créatures corporelles étaient gouvernées par les anges, il y aurait autant de
missions angéliques que d'espèces de choses corporelles, et donc autant
d'ordres d'anges, ce qui est contraire à ce qu'on a dit plus haut. Donc la
créature corporelle n'est pas gouvernée par les anges.
Cependant:
S. Augustin assure que " tous les corps sont régis par un esprit vivant doué de raison", et S. Grégoire que " en ce monde visible rien ne peut être dirigé que par une créature invisible ".
Conclusion:
Dans les êtres humains comme dans ceux de la nature, nous constatons communément que le pouvoir particulier est gouverné et conduit par un pouvoir plus universel, comme par exemple le pouvoir du bailli dépend de celui du roi.
À propos des anges nous avons vu que les anges supérieurs qui dominent les anges inférieurs possèdent une science plus étendue. Il est clair que la puissance de tout être corporel est plus limitée que celle d'une substance spirituelle, puisque toute forme corporelle est individualisée par la matière et déterminée par les conditions de temps et de lieu; les formes immatérielles au contraire sont libérées de toute matière, et intelligibles. C'est pourquoi, de même que les anges inférieurs, dont la forme est moins universelle, sont régis par les anges supérieurs, ainsi tous les êtres corporels sont régis par les anges. Ce n'est pas là seulement une affirmation des Pères: c'est la pensée de tous les philosophes qui admettent des substances incorporelles.
Solutions:
1. Les
choses corporelles ont des activités déterminées, mais elles les exercent
seulement en tant qu'elles reçoivent une motion, car c'est le propre de l'être
corporel d'agir seulement quand il subit une motion. Aussi faut-il que cette
créature corporelle soit mue par une créature spirituelle.
2. Ce
raisonnement s'appuie sur l'opinion d'Aristote, qui affirmait que les corps
célestes sont mus par des substances spirituelles; et il a tenté de fixer leur
nombre selon le nombre des mouvements qui se manifestent dans les astres. Il ne
pensait pas que des substances spirituelles exercent une influence immédiate
sur des corps inférieurs, sauf peut-être les âmes humaines agissant sur leur
corps. Et cela parce qu'il n'estimait pas qu'il puisse y avoir dans les corps
inférieurs d'autres activités que leurs activités naturelles, pour lesquelles
suffisait le mouvement transmis par les corps célestes. Mais nous croyons que
beaucoup de choses s'accomplissent dans les corps inférieurs en dehors de leurs
activités naturelles, qui ne peuvent s'expliquer suffisamment par l'action des
corps célestes; nous estimons donc nécessaire de tenir que les anges ont une
influence immédiate non seulement sur les corps célestes, mais même sur les
corps inférieurs.
3. Au sujet des substances immatérielles, les philosophes ont adopté des positions différentes. Platon affirma que les substances immatérielles étaient les idées et les espèces des corps sensibles les unes étant plus universelles que d'autres; il déclara donc que les substances immatérielles exercent une influence immédiate sur tous les corps sensibles, et qu'elles agissent diversement selon la diversité des corps. - Aristote affirma que les substances immatérielles ne sont pas les images des corps sensibles, mais quelque chose de plus élevé et de plus universel; c'est pourquoi il ne leur attribua pas une influence immédiate sur chaque corps, mais seulement sur les agents universels que sont les corps célestes. - Avicenne prit une position intermédiaire. Comme Platon, il estimait que quelques substances spirituelles influençaient immédiatement une sphère d'activités et de passivités matérielles, dont les formes dérivent des substances immatérielles; Avicenne aussi affirmait cela. Mais il diffère de Platon en ce qu'il affirmait qu'une seule substance immatérielle qu'il appela intellect agent, dominait tous les corps inférieurs.
Les Pères admirent comme les platoniciens que plusieurs substances spirituelles étaient préposées aux choses corporelles. S. Augustin dit en effet: "Chaque chose visible en ce monde est confiée à un pouvoir angélique. " Et le Damascène écrit: "Le diable faisait partie de ces puissances angéliques qui dirigeaient l'ordre terrestre. " Origène, commentant le passage (Nb 22, 23): "Quand l'âne eut vu l'ange", déclare que " le monde a besoin d'anges qui gouvernent les bêtes, et soient préposés à la naissance des animaux et 4 la croissance des boutures et des plantes et des autres choses. " Mais il ne faut pas soutenir cela parce que, d'après sa nature, un ange se trouverait plus apte à gouverner les animaux que les plantes; car tout ange, même le moindre, possède une puissance plus élevée et plus universelle que n'importe quel genre de corps. Non, cette diversité vient de l'économie de la sagesse divine, qui prépose des dirigeants différents aux choses diverses. Il n'en résulte pas qu'il y ait plus de neuf ordres d'anges; car, on l'a dit plus haut, les ordres se divisent selon les missions générales. C'est pourquoi, selon S. Grégoire " à l'ordre des Puissances appartiennent tous les anges qui possèdent en propre le pouvoir sur les démons; de même, à l'ordre des Vertus appartiennent tous les anges qui exercent un pouvoir sur les choses purement corporelles. C'est par leur ministère que s'accomplissent même parfois des miracles. "
Objections:
La puissance des
anges est plus grande que celle de l'âme. Mais la matière du corps est soumise
aux conceptions de l'âme; en effet le corps de l'homme est modifié par la
conception de l'âme qui lui fait ressentir la chaleur et le froid, et même
parfois la santé et la maladie. Donc la matière corporelle devrait être bien
plus encore modifiée selon la conception de l'ange.
2. Tout
ce que peut une puissance inférieure, une puissance supérieure le peut. Mais la
puissance de l'ange est supérieure à celle du corps. Et celui-ci est capable de
modifier la matière corporelle en y introduisant une autre forme; par exemple, quand
le feu engendre le feu dans un autre être. Donc, à plus forte raison, les anges
peuvent-ils modifier la forme d'une matière corporelle.
3.
Toute la nature corporelle, avons-nous dit, est gouvernée par les anges. Les
réalités corporelles se comportent donc envers les anges comme des instruments,
l'instrument étant ce qui transmet un mouvement reçu. Mais, dans les effets
réalisés, il y a quelque chose qui provient des agents principaux et non de
leur instrument, et parmi les effets, celui-ci est le principal. Par exemple la
digestion s'opère sous l'effet de la chaleur, qui n'est qu'un instrument de
l'âme nutritive; mais que la digestion engendre de la chair vivante, cela
provient de la puissance de l'âme elle-même. De même, si le bois est coupé, c'est
par la scie; s'il prend la forme d'un lit, cela vient de la puissance de
l'artisan. Donc, la forme substantielle, qui est l'effet principal parmi les
effets corporels, provient de la puissance des anges. La matière obéit donc aux
anges pour recevoir sa forme substantielle.
Cependant:
S. Augustin déclare: "On ne doit pas croire que la matière des choses visibles soit soumise sans limites aux anges désobéissants, mais à Dieu seul. "
Conclusion:
Selon les platoniciens, les formes réalisées dans la matière sont causées par des formes immatérielles; car ils pensaient que ces formes matérielles étaient des participations de formes immatérielles. Avicenne les a suivis sur ce point en estimant que " toutes les formes qui sont dans la matière résultent d'une conception de l'intelligence et que les agents corporels ne font que disposer la matière à recevoir ces formes ". - Ils se trompèrent en considérant la forme comme un être qui existe en soi si bien qu'il procéderait d'un principe formel. Mais, comme Aristote le prouve, ce qui est produit à proprement parler est un être composé. C'est cela qui est proprement une substance. La forme, au contraire, ne constitue pas un être, comme si elle-même subsistait; elle est ce par quoi quelque chose existe; c'est pourquoi ce n'est pas à proprement parler la forme qui devient; ce qui devient, c'est ce à quoi il appartient d'exister; devenir n'est pas autre chose en effet qu'être en voie d'exister. - Il est manifeste que ce qui est fait est semblable à celui qui le fait, puisque tout agent accomplit un être semblable à lui-même. C'est pourquoi ce qui réalise les choses naturelles est semblable au composé qu'il produit, soit parce qu'il est lui-même composé, comme le feu engendre le feu; soit parce que tout le composé, matière et forme, préexiste virtuellement en lui, ce qui est le propre de Dieu. Ainsi donc, toute production de forme dans la matière vient ou bien immédiatement de Dieu, ou bien d'un agent corporel, mais non immédiatement d'un ange.
Solutions:
1.
Notre âme est unie au corps comme sa forme; il n'est donc pas surprenant
qu'elle puisse par sa conception opérer en lui des changements de forme;
surtout parce que les mouvements de l'appétit sensitif, qui entraînent des
changements corporels, sont soumis au commandement de la raison. Il n'en va pas
de même pour l'ange à l'égard des corps naturels. L'argument ne vaut donc pas.
2. Oui,
tout ce que peut une puissance inférieure, une puissance supérieure le peut, mais
sous un mode plus élevé; ainsi l'intelligence connaît les réalités sensibles, mais
beaucoup mieux que le sens. De même, l'ange transforme la matière corporelle
d'une façon qui surpasse celle des agents corporels, en agissant sur ces agents
corporels comme une cause supérieure à eux.
3. Rien n'empêche que, la puissance des anges réalise dans les choses naturelles des effets que les agents corporels seraient incapables de produire. Mais cela ne signifie pas que la matière obéisse à l'ange sans aucune résistance; de même que la matière n'est pas soumise totalement au cuisinier parce que celui-ci est capable de produire, en réglant son feu avec art, des résultats que le feu n'accomplirait pas lui-même. Conduire la matière jusqu'à l'actuation d'une forme substantielle ne dépasse pas la puissance d'un agent corporel, puisque le semblable est apte à produire un semblable à soi-même.
Objections:
1. Il
semble que les corps ne soient pas soumis aux anges dans leur mouvement local.
En effet le mouvement local des corps résulte de leurs formes. Or les anges ne
produisent pas les formes des corps naturels, on l'a dit précédemment. Donc, ils
ne peuvent pas non plus produire en eux un mouvement local.
2.
Aristote prouve que " le mouvement local est le premier des
mouvements". Mais les anges ne sont pas capables de causer les autres
mouvements en changeant la forme de la matière. Ils ne peuvent donc pas non
plus produire le mouvement local.
3. Les
membres du corps obéissent aux conceptions de l'âme dans leurs mouvements
locaux, en tant qu'ils ont en eux-mêmes un principe de vie. Mais dans les corps
naturels il n'y a pas de principe de vie. Ils ne peuvent donc être soumis aux
anges dans leurs mouvements locaux.
Cependant:
S. Augustin dit que " les anges se servent de semences corporelles pour produire certains effets ". Mais cela ne leur est possible qu'en réalisant des mouvements locaux. Donc les corps leur obéissent dans ces mouvements locaux.
Conclusion:
Denys affirme: "La sagesse divine fait se rejoindre ce qu'il y a de plus élevé dans les ordres inférieurs avec ce qu'il y a de moins élevé dans les ordres supérieurs. " La nature corporelle est donc en contact, en ce qu'elle a de plus élevé, avec la nature qui lui est supérieure. Mais la nature corporelle est au-dessous de la nature spirituelle. Parmi tous les mouvements corporels, le plus parfait est le mouvement local, comme le prouvent les Physiques. Voici pourquoi: ce qui peut être mû localement n'est pas, en tant que tel, en puissance à quelque chose d'intrinsèque, mais seulement à quelque chose d'extrinsèque: le lieu. C'est pourquoi la nature corporelle est. apte à être mue immédiatement par la nature spirituelle, d'un mouvement local. C'est ainsi que les philosophes ont soutenu que les corps les plus élevés étaient mus localement par les substances spirituelles; nous voyons en effet que l'âme meut le corps d'abord et principalement d'un mouvement local.
Solutions:
1. Dans
les corps nous observons des mouvements locaux qui ne résultent pas de leur
essence; le flux et le reflux de la mer ne dépendent pas de la forme
substantielle de l'eau, mais de l'action de la lune. Il est donc possible, à
plus forte raison, que des mouvements locaux puissent être produits par la
puissance dés substances spirituelles.
2. Les
anges, en réalisant pour commencer des mouvements locaux, peuvent à travers eux
provoquer d'autres mouvements, en utilisant les agents corporels pour produire
ces effets, de même que le forgeron se sert du feu pour ramollir le fer.
3. Les anges ont une puissance moins réduite que la puissance motrice de l'âme. Celle-ci est restreinte au corps qui lui est uni, qui est vivifié par elle, et grâce auquel elle peut mouvoir d'autres choses. Mais la puissance de l'ange n'est pas limitée à un corps; elle peut donc en mouvoir localement d'autres qui ne lui sont pas unis.
Objections:
1. Il
semble que oui, d'après ce texte de S. Grégoire: "On nomme Vertus les
esprits par lesquels les signes et les miracles s'accomplissent le plus
souvent. "
2. S.
Augustin dit aussi: "Les magiciens accomplissent des miracles en vertu de
pactes personnels, les bons chrétiens, grâce à leur justice publique; les
mauvais chrétiens, par des signes extérieurs de justice publique. " Mais
les magiciens accomplissent des miracles parce qu'ils " sont exaucés par
les démons", dit-il dans le même livre. Donc les démons peuvent faire des
miracles. À bien plus forte raison les bons anges.
3. S.
Augustin dit aussi dans le même livre: "Tout ce qui s'accomplit
visiblement, il n'est pas absurde de croire que les puissances inférieures de
l'air sont capables de l'accomplir. " Mais, quand un effet de causes
naturelles est réalisé en dehors de l'ordre naturel de sa cause, nous disons
que c'est un miracle; par exemple quand quelqu'un est guéri de la fièvre sans
l'intervention de la nature. Donc les anges et les démons peuvent faire des
miracles.
4. Une
puissance supérieure n'est pas soumise aux règles d'une cause inférieure. La
nature corporelle est inférieure à l'ange. L'ange peut donc agir en dehors de
l'ordre des agents corporels. Ce qui est faire des miracles.
Cependant:
il est dit de Dieu dans le Psaume (136, 4): "Lui seul fait de grandes merveilles ! "
Conclusion:
Il y a miracle à proprement parler quand quelque chose est produit en dehors de l'ordre de la nature. Mais il ne suffit pas pour qu'il y ait miracle que ce soit accompli en dehors de l'ordre de la nature de telle créature particulière; car alors, quand on lance une pierre en l'air, on ferait un miracle, puisque cela est étranger à l'ordre naturel de la pierre. Donc, un fait est un miracle s'il se produit en dehors de toute la nature créée. Cela, Dieu seul peut le faire: tout ce que fait un ange ou n'importe quelle autre créature par sa propre puissance, il le fait selon l'ordre de la nature créée: ce n'est pas un miracle. Il reste donc que Dieu seul peut faire des miracles.
Solutions:
1. On
peut dire que certains anges font des miracles soit parce que Dieu fait des
miracles désirés par eux, comme on dit que les saints font des miracles, soit
parce qu'ils apportent un certain concours à la réalisation d'un miracle, par
exemple en rassemblant la poussière des morts à la résurrection finale, ou en
faisant quelque chose d'analogue.
2. Les
miracles proprement dits consistent, nous venons de le dire, dans l'accomplissement
de choses en dehors de l'ordre de toute la nature créée. Mais, puisque nous ne
connaissons pas toute la puissance de la nature créée, quand quelque chose se
produit en dehors de l'ordre de cette nature telle que nous la connaissons, c'est
un miracle par rapport à nous. Ainsi, quand les démons accomplissent quelque
chose par la puissance de leur nature, on appelle cela un miracle, non
absolument parlant, mais par rapport à nous. C'est de cette manière que les
magiciens réalisent des miracles grâce aux démons; et l'on dit qu'ils les font
" en vertu de pactes personnels", car toute la puissance d'une
créature dans l'univers est comparable à celle d'une personne privée dans la
cité. C'est pourquoi, quand le magicien fait quelque chose en vertu d'un pacte
conclu avec le démon, cela se fait comme par un contrat individuel. Mais la
justice divine dans tout l'univers est comparable à la loi publique dans la
cité. C'est pourquoi les bons chrétiens qui accomplissent des miracles par la
justice divine sont considérés comme faisant des miracles en vertu de la
justice publique. Tandis que les mauvais chrétiens le font par simulacre de la
justice publique, par exemple en invoquant le nom du Christ ou en employant
quelque sacrement.
3. Les
puissances spirituelles peuvent accomplir ce qui se fait visiblement en ce
monde, en employant les semences corporelles par le mouvement local qu'elles
leur donnent.
4. Bien que les anges puissent réaliser des effets qui dépassent l'ordre de la nature corporelle, ils ne peuvent pourtant pas en produire au-dessus de l'ordre de toute créature, comme cela est requis pour un vrai miracle, comme nous l'avons dit.
Considérons maintenant l'action des anges sur les hommes. Nous rechercherons premièrement s'ils peuvent agir sur eux par leur force naturelle (Q. 1 1 1); puis, comment ils sont envoyés par Dieu au service des hommes (Q. 112); enfin, comment ils protègent les hommes (Q. 113).
1. L'ange peut-il illuminer l'intelligence de l'homme? - 2. Peut-il modifier la volonté de l'homme? - 3. Peut-il modifier son imagination? - 4. Peut-il agir sur ses sens?
Objections:
1. Il
semble que non. Car l'homme est illuminé par la foi, et Denys attribue
l'illumination au baptême, qui est le sacrement de la foi. Mais la foi vient
immédiatement de Dieu, comme dit S. Paul (Ep 2, 8): "Vous êtes sauvés par
la grâce, au moyen de la foi, et non par vous-mêmes; car elle est un don de
Dieu. " Donc l'homme n'est pas illuminé par l'ange, mais immédiatement par
Dieu.
2. La
Glose ordinaire, commentant ce passage de l'épître aux Romains (1, 19): "Dieu
leur manifesta...", dit que " non seulement la raison naturelle fut
utile en manifestant aux hommes les choses divines mais qu'en outre Dieu fit
aux hommes une révélation par son oeuvre", c'est-àdire par les créatures.
Mais l'une et l'autre, raison naturelle et créatures, viennent immédiatement de
Dieu. Donc, Dieu illumine l'homme sans intermédiaire.
3. Tout
être qui est illuminé a conscience de l'être. Or les hommes n'ont pas
conscience d'être illuminés par les anges. Donc ils ne le sont pas.
Cependant:
Denys prouve que les révélations des choses divines parviennent aux hommes par le ministère des anges. Ces révélations sont des illuminations, comme nous l'avons vu. Les hommes sont donc illuminés par les anges.
Conclusion:
Puisque l'ordre de la providence divine soumet les créatures inférieures à l'action des créatures supérieures, comme nous l'avons dit plus haut, de même que les anges inférieurs sont illuminés par les anges supérieurs, ainsi les hommes qui sont inférieurs aux anges, sont illuminés par eux. Mais la manière dont se produisent ces illuminations est en partie semblable et en partie différente. Or, nous avons vu plus haut que l'illumination, qui est une manifestation de la vérité divine, peut comporter deux aspects: soit que l'intelligence inférieure se trouve renforcée par l'action de l'intelligence supérieure, soit que celle-ci propose à l'intelligence inférieure des espèces intelligibles qu'elle possède, afin que l'intelligence inférieure puisse les saisir. C'est ce qui se passe chez les anges, quand un ange supérieur adapte une vérité universelle à la capacité d'un ange inférieur, comme nous l'avons Mais l'esprit humain ne peut saisir la vérité intelligible dans sa nudité, parce qu'il lui est connaturel de comprendre en se tournant vers les images, comme nous l'avons dit. C'est pourquoi les anges proposent aux hommes la vérité intelligible sous des représentations sensibles; Denys fait observer à ce sujet qu'il " est impossible pour nous de voir briller un rayon divin s'il n'est tamisé par divers voiles sacrés ". D'autre part, l'esprit humain, qui est inférieur à l'intelligence angélique, est fortifié par son action. C'est de ces deux manières que se réalise l'illumination de l'homme par l'ange.
Solutions:
1. Deux
choses concourent à la foi. Premièrement, un habitus de l'intelligence qui la
rend apte à obéir à la volonté tendant vers la vérité divine. L'intelligence, en
effet, donne son assentiment à la vérité de foi, non en tant que convaincue par
la raison, mais comme sous le commandement de la volonté. " Nul ne croit
sans vouloir " dit S. Augustin. Sous cet aspect, la foi vient de Dieu
seul. - Secondement, la foi requiert que les vérités à croire soient proposées
au croyant. Cela est accompli par l'homme en tant que " la foi vient de ce
qu'on entend", comme dit S. Paul (Rm 10, 17), mais aussi par les anges à
titre de principes, parce qu'ils révèlent aux hommes les choses divines. Par là,
les anges contribuent à l'illumination de la foi. Cependant, les hommes sont
illuminés par les anges, non seulement dans l'ordre de la foi, mais encore dans
celui de l'action.
2. La
raison naturelle, qui vient immédiatement de Dieu, peut être renforcée par
l'ange, comme nous venons de le voir. Et, semblablement, des espèces reçues des
créatures émane une vérité intelligible d'autant plus élevée que l'intelligence
humaine est plus vigoureuse. Ainsi l'homme est aidé par l'ange pour parvenir à
une plus parfaite connaissance du divin à partir des créatures.
3. L'opération intellectuelle et l'illumination peuvent être considérées à deux points de vue. D'une part, du point de vue de la chose connue; et alors tout esprit qui connaît, ou est illuminé, sait qu'il connaît ou est illuminé, puisqu'il prend conscience de l'objet qui lui est manifesté. D'autre part, du point de vue du principe de la connaissance; en ce cas, il ne suffit pas de connaître quelque vérité pour savoir ce qu'est l'intelligence, principe de l'opération intellectuelle. De même, on peut être illuminé par un ange sans savoir que c'est un ange qui procure cette lumière.
Objections:
1. Cela
semble possible. La Glose, commentant la lettre aux Hébreux (1, 7): "Lui
qui fait de ses anges des esprits, et de ses ministres une flamme brûlante",
déclare: "Les anges sont du feu parce que leur esprit est fervent et
qu'ils brûlent nos vices. " Mais cela ne se ferait pas s'ils ne
changeaient pas la volonté. Les anges en sont donc capables.
2. Bède
dit, à propos de ce passage de S. Matthieu (15, 2): "Ce qui procède de la
bouche...", que " le diable n'envoie pas les mauvaises pensées, mais
les excite. " S. Damascène dit qu'il les envoie aussi. Il ajoute que
" les démons ont le pouvoir non seulement d'imaginer toute malice et les
passions immondes, mais encore de les introduire dans l'homme ". De même, les
bons anges introduisent dans l'homme de bonnes pensées et les excitent. Mais
ils ne peuvent le faire sans modifier notre volonté. C'est donc qu'ils en sont
capables.
3.
L'ange, comme nous l'avons vu, illumine l'intelligence de l'homme au moyen
d'images sensibles. Mais de même que l'imagination, qui est au service de
l'intelligence, peut être modifiée par l'ange, ainsi l'appétit sensible, qui
est au service de la volonté; car lui aussi est une faculté liée à un organe
corporel. Donc, comme l'ange illumine l'intelligence, il peut changer la
volonté.
Cependant:
changer la volonté est le propre de Dieu, selon les Proverbes (21, 1): "Le coeur du roi est dans la main du Seigneur. Il l'incline comme il veut. "
Conclusion:
La volonté peut être modifiée de deux manières. Premièrement de l'intérieur. À ce point de vue, puisque le mouvement de la volonté n'est pas autre chose que son inclination vers l'objet voulu, Dieu seul peut changer ainsi la volonté, lui qui donne à la nature intellectuelle le pouvoir de s'incliner de la sorte. Comme l'inclination naturelle ne vient que de Dieu, qui donne la nature, ainsi l'inclination de la volonté ne vient que de Dieu, qui cause la volonté.
D'un autre point de vue, la volonté est mue de l'extérieur; ce qui chez l'ange se réalise uniquement sous l'action du bien connu par son intelligence. Dans la mesure où quelqu'un est cause de ce qu'un autre appréhende quelque chose comme un bien désirable, on peut dire qu'il agit sur la volonté. Dieu seul peut mouvoir efficacement une volonté de cette façon; mais l'ange et l'homme peuvent le faire par persuasion, on l'a dit précédemment. - Mais il y a encore une autre façon dont la volonté de l'homme est mue de l'extérieur: à l'aide d'une passion suscitée dans l'appétit sensible; ainsi, par le désir intense ou la colère, la volonté est inclinée à vouloir telle ou telle chose. Ainsi encore les anges, en tant qu'ils peuvent exciter ces passions, peuvent mouvoir la volonté. Une telle motion n'est cependant pas contraignante, car la volonté demeure toujours libre de consentir à la passion ou de lui résister.
Solutions:
1. Les
ministres de Dieu, hommes ou anges, brûlent les vices ou enflamment les vertus
par mode de persuasion.
2. Les
démons ne peuvent pas introduire en nous des pensées en les produisant à l'intérieur
de nous, puisque l'usage de notre pouvoir de penser est soumis à la volonté.
Mais on dit que le diable attise des pensées en tant qu'il nous excite à penser,
ou à désirer l'objet de certaines pensées, soit en usant de persuasion, soit en
excitant une passion. C'est cette excitation que S. Damascène appelle "
introduire " une pensée, parce que cette influence pénètre en nous. Mais
les bonnes pensées relèvent d'un principe plus élevé, Dieu, même si elles ont
été fournies par le ministère des anges.
3. L'esprit humain, dans notre état présent, ne peut pas connaître sans se tourner vers les images; mais la volonté humaine peut vouloir quelque chose d'après le jugement de la raison, sans suivre une passion de l'appétit sensible. Aussi ce parallèle est sans valeur.
Objections:
1.
Aristote dit que l'image " est un mouvement réalisé par le sens en tant
qu'il est en acte ". Si elle était l'effet d'une modification opérée par
un ange, elle ne proviendrait plus du sens en tant qu'il est en acte. Il serait
donc contraire à la nature même de l'image qu'elle soit produite par l'action
d'un ange.
2. Les
formes qui sont dans l'imagination, puisqu'elles sont spirituelles, sont plus
nobles que les formes réalisées dans la matière sensible. Mais l'ange ne peut
pas introduire de formes dans la matière sensible. Il ne peut donc pas
introduire de formes dans l'imagination qu'il modifierait.
3. S.
Augustin écrit: "Par l'union avec un autre esprit, il est possible qu'un
esprit lui communique les choses qu'il connaît lui-même, grâce à des images, soit
en les lui faisant connaître lui-même, soit en faisant qu'elles lui soient
dévoilées par un autre. " Mais il ne semble pas que l'ange puisse s'unir à
l'imagination de l'homme, ni que l'imagination puisse saisir les idées
intelligibles que l'ange possède. Il paraît donc impossible que l'ange modifie
l'imagination.
4. Dans
la vision imaginative, l'homme adhère à des représentations des choses comme
aux choses elles-mêmes. En cela il est trompé de quelque manière. Comme il est
impossible qu'un ange bon cause une tromperie, il ne semble pas qu'il puisse
produire une vision imaginative en agissant sur l'imagination.
Cependant:
ce qui apparat dans les songes est une vision imaginative. Or les anges révèlent parfois des choses dans les songes, comme cela s'est produit pour S. Joseph à qui un ange est apparu en songe (Mt 1, 20; 2, 3.19). Donc l'ange peut agir sur l'imagination.
Conclusion:
L'ange bon ou mauvais peut, en vertu de sa nature, agir sur l'imagination de l'homme. On peut l'envisager ainsi. Nous avons ditque la nature corporelle est soumise à l'ange quant au mouvement local. Donc, tout ce qui peut résulter du mouvement local d'êtres corporels est soumis à la puissance naturelle des anges. Or, il est manifeste que des apparitions imaginatives sont parfois l'effet, chez nous, d'un déplacement des esprits et des humeurs des corps. C'est pourquoi Aristote recherchant la cause des apparitions en songe, dit que " quand un animal dort, tandis que le sang afflue dans le principe sensitif, en même temps affluent des mouvements", c'est-à-dire des impressions laissées par les sensations, qui sont conservées dans la sensibilité, et qui " agissent sur le principe sensitif "; ainsi se produit une apparition, qui donne l'impression que le principe sensitif est influencé par les choses extérieures elles-mêmes. Le choc produit dans les esprits et les humeurs peut être tel que de pareilles apparitions arrivent parfois même à des personnes éveillées, comme cela arrive chez les épileptiques et ceux qui leur ressemblent. Puisque c'est l'effet d'un mouvement naturel des humeurs, et parfois de la volonté d'un homme qui imagine volontairement ce qu'il avait d'abord perçu, cela peut se produire aussi par l'action d'un ange bon ou mauvais, soit avec aliénation des sens corporels, soit sans cette aliénation.
Solutions:
1. Le
principe premier de l'imagination, c'est le sens en acte. Car nous ne pouvons
pas imaginer ce que nous n'avons aucunement senti, soit dans sa totalité, soit
partiellement: l'aveugle de naissance ne peut pas imaginer la couleur. Mais
parfois l'imagination est impressionnée par des images qui surgissent des
impressions antérieures conservées en elle, comme on vient de le dire.
2.
L'ange agit sur l'imagination non pas en y imprimant des formes imaginatives
qui ne seraient aucunement passées auparavant par les sens (il ne pourrait
point par exemple faire imaginer les couleurs à un aveugle de naissance), mais
il agit en exerçant une motion locale sur les esprits et les humeurs, on vient
de le dire.
3.
L'union de l'esprit de l'ange avec l'imagination de l'homme ne s'opère pas par
une union essentielle, mais l’influence exercée sur l'imagination, comme nous
venons de l'expliquer; l'ange lui fait voir ce qu'il connaît lui-même, mais non
à la manière dont il le connaît.
4. L'ange qui réalise une vision imaginative, parfois illumine en même temps l'intelligence pour lui faire connaître la vraie signification de ces images; alors il n'y a aucune tromperie; d'autres fois, l'ange fait seulement apparaître des images dans l'imagination; mais alors l'illusion ne vient pas de l'ange mais de la déficience de l'intelligence chez le témoin de ces apparitions. De même, le Christ n'était pas cause d'erreur partie qu'il a proposé sous forme de paraboles bien des choses qu'il n'a pas exposées autrement aux foules.
Objections:
1. Il
semble que non, car toute action des sens est une action vitale. Or une telle
opération ne peut provenir d'un principe extrinsèque. Donc l'ange ne peut agir
sur les sens de l'homme.
2. La
puissance sensitive est supérieure à la puissance nutritive. Mais l'ange ne
paraît pas pouvoir agir sur la puissance nutritive, pas plus que sur les autres
formes naturelles. Donc il ne peut pas non plus modifier la puissance
sensitive.
3. Le
sens, par nature, est mû par un objet sensible. Mais l'ange ne peut pas changer
l'ordre de la nature, on l'a dit récemment. Donc l'ange ne peut modifier le
sens, car c'est toujours par l'objet sensible que le sens est modifié.
Cependant:
La Genèse (19, 11) affirme que les anges qui détruisirent Sodome frappèrent les Sodomites d'aveuglement, afin qu'ils ne puissent trouver la porte de leur maison. Nous voyons un fait analogue à propos des Syriens qu'Élisée conduisit en Samarie (2 R 6, 18).
Conclusion:
Le sens est impressionné de deux manières. Soit par un objet extérieur, par exemple par une réalité sensible; soit de l'intérieur. Nous voyons en effet que si les esprits et les humeurs sont troublés, le sens est modifié. La langue du malade, si elle est imprégnée de bile, trouve tout amer; il en va de même pour les autres sens. L'ange peut impressionner le sens de l'homme de ces deux manières, en vertu de sa puissance naturelle. L'ange peut en effet présenter extérieurement au sens un objet sensible, qu'il soit déjà formé par la nature, ou qu'il le forme lui-même à nouveau; comme quand il revêt un corps, nous l'avons vu. Il est aussi capable de troubler intérieurement les esprits et les humeurs, comme nous l'avons dit dans l'article précédent, en provoquant ainsi des impressions diverses dans les sens.
Solutions:
1. Le
principe de l'opération sensible ne peut exister sans le principe intérieur, qui
est la puissance sensitive. Mais ce principe intérieur peut être ébranlé de
multiples façons par un principe extérieur, comme nous venons de le dire.
2. En
ébranlant intérieurement les esprits et les humeurs, l'ange peut réaliser une
modification de l'acte de la puissance nutritive, et, tout aussi bien, de la
puissance appétitive ou sensitive, et de toute autre puissance liée à un organe
corporel.
3. L'ange ne peut rien réaliser en dehors de l'ordre de toute la création; mais il peut accomplir quelque chose qui soit en dehors de l'ordre de telle nature particulière, puisqu'il n'est pas soumis lui-même à cet ordre. C'est pourquoi il peut, d'une manière exceptionnelle, modifier les sens en dehors du mode commun de sensation.
1. Certains anges sont-ils envoyés pour un ministère? - 2. Tous sont-ils envoyés? - 3. Les anges envoyés en ministère demeurent-ils auprès de Dieu? - 4. A quel ordre d'anges appartiennent ceux qui sont envoyés?
Objections:
1.
Toute mission envoie à un lieu déterminé. Mais les opérations intellectuelles
ne requièrent pas un lieu déterminé, puisque l'intelligence fait abstraction du
lieu et du temps. Étant donné que les actions des anges sont intellectuelles, il
ne semble pas qu'ils doivent être envoyés pour les accomplir.
2. Le
ciel empyrée est le lieu qui convient à la dignité des anges. S'ils nous sont
envoyés en mission de ministère, il semble que leur dignité y perde; et cela ne
convient pas.
3. Une
occupation extérieure est un obstacle à la contemplation de la sagesse. Ce qui
fait dire à l'Ecclésiastique (38, 24): "Celui qui restreint son activité
acquerra la sagesse. " Donc, si quelques anges sont envoyés pour accomplir
des ministères extérieurs, il semble que cela paralyse leur contemplation. Mais
toute leur béatitude consiste en la contemplation de Dieu. S'ils étaient
envoyés, leur béatitude diminuerait. Et cela ne convient pas.
4.
Servir est un signe d'infériorité. Aussi est-il dit en S. Luc (22, 27): "Qui
est plus grand, celui qui demeure à table, ou celui qui sert? N'est-ce pas
celui qui demeure à table? " Les anges nous sont supérieurs par nature.
Ils ne doivent donc pas être envoyés à notre service.
Cependant:
Dieu dit dans l'Exode (23, 20): "Voici que j'enverrai mon ange qui te précédera. "
Conclusion:
De ce que nous avons dit, il résulte évidemment que Dieu peut envoyer quelques anges pour accomplir un ministère. Comme nous disions à propos de la mission des Personnes divines, on appelle envoyé celui qui, de quelque manière, procède d'un autre, de telle sorte qu'il commence à être là où il n'était pas auparavant, ou bien là où il se trouvait auparavant, mais d'une autre manière. Le Fils ou l'Esprit Saint est dit être envoyé en tant qu'il procède du Père par son origine; et il commence à être d'une nouvelle manière, c'est-à-dire par la grâce ou par la nature qu'il assume, là où il se trouvait auparavant par la présence de sa Déité. C'est en effet le propre de Dieu d'être présent partout. Car, étant l'agent universel, sa puissance atteint tous les êtres; il existe donc en toutes choses, comme on l'a vu précédemment.
Mais la puissance de l'ange, puisqu'il est un agent particulier, n'atteint pas tout l'univers; il atteint certaines choses sans en atteindre d'autres. Et voilà pourquoi il est à tel endroit sans être dans un autre. Or il est manifeste, selon ce que nous avons dite, que la créature corporelle est régie par les anges. Donc, puisque certaines choses doivent être accomplies par tel ange au sujet de telle créature corporelle, cet ange est à nouveau mis en relation par sa puissance avec tel corps, et c'est ainsi qu'il commence à se trouver à nouveau dans tel endroit. Tout cela procède du commandement divin. C'est donc par Dieu, comme nous l'avons dit plus haut, que l'ange est envoyé. - Mais l'action, que l'ange envoyé exerce, procède de Dieu comme de son principe premier, par l'ordre et l'autorité de qui les anges opèrent; et cette action s'achève en Dieu comme en sa fin ultime. Et l'ange fait cela en tant que ministre. Car le ministre est comme un instrument intelligent: l'instrument est mû par un autre, et son action est ordonnée à une fin autre que lui-même. C'est pour cela qu'on appelle ministères les actions des anges, et qu'on dit ceux-ci envoyés en ministères.
Solutions:
1. Une
action peut être dite intellectuelle de deux manières. Premièrement, en ce sens
qu'elle existe dans l'intelligence elle-même, comme la contemplation; une telle
opération ne requiert pas un lieu spécial. Au contraire, S. Augustin peut dire:
"Même nous, quand nous goûtons par l'Esprit quelque chose d'éternel, nous
ne sommes plus en ce monde. " Secondement, une action peut être dite
intellectuelle parce qu'elle est réglée et commandée par telle intelligence; et
ainsi, il est clair que les opérations intellectuelles ont parfois un lieu
déterminé.
2. Le
ciel empyrée est attribué à la dignité des anges en vertu d'une certaine
convenance, car il convient que le lieu corporel le plus élevé soit attribué à
ces êtres dont la nature est au-dessus de tous les corps. Mais l'ange ne reçoit
pas une dignité nouvelle du fait d'être dans le ciel empyrée; c'est pourquoi, quand
il n'y est plus en acte, rien n'est enlevé à sa dignité, pas plus qu'à la
dignité du roi quand il ne siège pas en fait sur le trône royal.
3. Chez
nous, une opération extérieure trouble la pureté de notre contemplation, parce
que nous nous livrons à cette action avec nos forces sensibles, dont les actes,
quand nous y prêtons attention, paralysent les actes de notre puissance
intellectuelle. Mais l'ange dirige ses actes extérieurs par sa seule opération
intellectuelle. Ces actes n'empêchent donc en rien la contemplation, car si une
action est la règle et la raison de l'autre, celle-ci n'empêche pas la première,
mais elle l'aide à se réaliser. C'est pourquoi S. Grégoire dite que " les
anges qui vont au dehors ne sont pas privés des joies de la contemplation
intérieures ".
4. Les anges, dans leurs actions extérieures, servent principalement Dieu, et secondairement nous-mêmes; non pas que nous leur soyons supérieurs d'une façon absolue, mais parce que tout homme ou tout ange, en tant qu'il adhère à Dieu, devient spirituellement un avec Dieu, et comme tel est supérieur à toute créature. S. Paul dit aux Philippiens (2, 3): "Estimez les autres supérieurs à vous-mêmes. "
Objections:
1. Il
est dit dans la lettre aux Hébreux (1, 14): "Tous sont des esprits chargés
d'un ministère, envoyés en service. "
2.
Parmi les ordres des anges, le plus élevé est celui des Séraphins, nous l'avons
montré. Mais un Séraphin fut envoyé pour purifier les lèvres du prophète Isaïe
(6, 6). Donc à plus forte raison les anges inférieurs sont envoyés.
3. Les
Personnes divines dépassent infiniment tous les ordres des anges. Or elles sont
envoyées. Donc bien plus encore les anges même les plus élevés.
4. Si
les anges supérieurs n'étaient pas envoyés à un ministère extérieur, ce serait
seulement parce qu'ils exerceraient les ministères divins par l'intermédiaire
des anges inférieurs. Mais, puisque tous les anges sont inégaux, on l'a dit, chaque
ange, sauf le dernier d'entre eux, a un ange qui lui est inférieur. Donc seul
le dernier des anges serait envoyé dans le ministère. Ceci est contraire à ce
que dit Daniel (7, 10): "Des milliers de milliers le servaient. "
Cependant:
S. Grégoire, commentant une sentence de Denys déclare: "Les armées célestes les plus élevées n'exercent aucunement un ministère extérieurs. "
Conclusion:
Comme nous l'avons montré, il est conforme à l'ordre de la providence divine que, non seulement chez les anges mais même dans tout l'univers, les êtres inférieurs soient gouvernés par les êtres supérieurs. Dans les choses corporelles, il y a quelquefois, par suite d'une volonté divine, une dérogation à cette règle, pour réaliser un plan supérieur, c'est-à-dire en vue d'une manifestation de grâce. Que l'aveugle de naissance ait recouvré la vue, que Lazare ait été ressuscité, cela fut accompli directement par Dieu, sans aucune intervention des corps célestes. Les anges bons et mauvais peuvent réaliser quelque chose dans les êtres corporels en dehors de l'action des corps célestes, par exemple en condensant les nuages pour faire pleuvoir, ou en faisant d'autres choses de ce genre. Par ailleurs, il n'est pas douteux que Dieu puisse révéler des choses aux hommes sans passer par l'intermédiaire des anges, et que les anges supérieurs puissent le faire sans passer par l'intermédiaire d'anges inférieurs. Cette considération a fait dire à certains que, selon la loi commune, les êtres supérieurs ne sont pas envoyés, mais seulement les inférieurs; les êtres supérieurs ne seraient envoyés qu'exceptionnellement, par une décision divine.
Cette opinion ne paraît pas raisonnable, parce que c'est le degré de leur grâce qui constitue les anges dans leur ordre. Or l'ordre de la grâce ne connaît pas d'ordre supérieur auquel il pourrait être soumis, comme l'ordre de la nature est soumis à l'ordre de la grâce. - Remarquons en outre que l'ordre de la nature, dans l'accomplissement des miracles, est l'objet d'une exception en vue de confirmer la foi. Or il ne servirait à rien de faire une exception pour l'ordre angélique, puisque cela échapperait à notre connaissance. D'ailleurs, il n'y a rien de si grand parmi les ministères divins, qui ne puisse être accompli par les ordres inférieurs. S. Grégoire dit que les anges qui annoncent les plus grandes choses sont appelés archanges. C'est pour cela que l'archange Gabriel fut envoyé à la Vierge Marie, ce qui fut le plus élevé de tous les ministères divins. Il faut donc dire absolument avec Denys que " les anges supérieurs ne sont jamais envoyés pour un ministère extérieur ".
Solutions:
1.
Parmi les missions des Personnes divines, il en est de visibles, qui ont pour
objet des créatures corporelles, il en est d'invisibles, dont l'effet est
spirituel. De même pour les missions des anges; il en est d'extérieures qui
comportent un ministère à l'égard des choses corporelles, et, tous les anges ne
sont pas envoyés pour de pareilles missions. Mais il en est d'intérieures, dont
les effets sont spirituels, par exemple si un ange en éclaire un autre; et de
cette manière tous les anges sont envoyés 7. On pourrait dire aussi que S. Paul,
dans le texte cité, veut prouver que le Christ est supérieur aux anges qui
avaient apporté l'ancienne Loi; et ainsi il montre l'excellence de la nouvelle
Loi par rapport à l'ancienne. Ce texte ne viserait donc que le ministère des
anges qui ont apporté la Loi.
2. Selon
Denys, l’ange qui fut envoyé pour purifier les lèvres du prophète fut un ange
inférieur. On l'appellerait Séraphin, autrement dit brûlant, d'une manière
impropre, parce qu'il était venu pour enflammer les lèvres du prophète. On
pourrait dire aussi que les anges supérieurs communiquent leurs dons propres, desquels
ils tirent leur nom, par la médiation d'anges inférieurs. C'est ainsi qu'on
dirait qu'un Séraphin a purifié par le feu les lèvres du prophète, non parce
qu'il l'aurait fait lui-même directement, mais parce qu'un ange inférieur
l'aurait fait par un pouvoir reçu de lui. On dit de même que le pape absout
quelqu'un, même s'il donne l'absolution par l'intermédiaire d'un autre.
3. Les
Personnes divines ne sont pas envoyées en ministère; c'est improprement qu'on
dit qu'elles sont envoyées, comme nous venons de le dire.
4. Parmi les ministères divins il y a de multiples degrés. Rien n'empêche donc que des anges inégaux soient envoyés directement pour ces divers ministères, les anges supérieurs étant envoyés aux ministères plus élevés, les inférieurs aux ministères moins élevés.
Objections:
1. S.
Grégoire a dit: "Les anges sont envoyés et demeurent auprès de Dieu; car, bien
que l'esprit angélique soit circonscrit, l'Esprit suprême qui est Dieu n'est
pas circonscrit. "
2.
L'ange de Tobie fut envoyé en mission. Il dit pourtant (Th 12, 15): "je
suis l'ange Raphaël, un des sept qui nous tenons devant Dieu. " Donc les
anges envoyés continuent à se tenir en présence de Dieu.
3. Tout
ange bienheureux est plus proche de Dieu que Satan. Or Satan se tient en
présence de Dieu d'après Job (1, 6): "Tandis que les fils de Dieu se
tenaient devant Dieu, parmi eux il y avait aussi Satan. " Donc, à plus
forte raison, les anges envoyés en mission demeurent auprès de Dieu.
4. Si
les anges inférieurs ne demeuraient pas devant Dieu, ce serait parce qu'ils ne
reçoivent pas directement les illuminations divines, mais à travers les anges
supérieurs. Or tout ange ne reçoit les illuminations divines qu'à travers un
ange supérieur, sauf celui des anges qui les surpasse tous. Donc, seul cet ange
suprême se tiendrait en présence de Dieu. Et cela est contraire à ce passage de
Daniel (7, 10) - " Des dizaines de milliers, des centaines de milliers
siégeaient devant lui. " Donc, même ceux qui sont dans le ministère
siègent devant Dieu.
Cependant:
S. Grégoire, commentant ce texte de Job (25, 3) " Peut-on dénombrer ses troupes? " dit " Auprès de lui demeurent les puissances qui ne sortent pas pour aller annoncer des choses aux hommes. "
Donc, ceux qui sont envoyés en ministère ne siègent pas.
Conclusion:
Les anges se répartissent en assistants et en administrateurs, à la ressemblance des familiers d'un roi. Parmi ceux-ci, il en est qui l'assistent toujours et entendent directement ses préceptes. Les autres reçoivent les préceptes royaux grâce à ceux qui se tiennent toujours près du roi; c'est le cas de ceux qui dirigent l'administration des villes; ceux-là sont appelés ministres, mais non assistants. Nous devons donc penser que tous les anges voient immédiatement l'essence divine; à ce point de vue, nous dirons que tous, même ceux qui sont dans le ministère, se tiennent devant Dieu. C'est pourquoi S. Grégoire dit que " ceux qui sont envoyés dans le ministère extérieur pour notre salut peuvent toujours siéger et voir la face du Père ". Mais tous les anges ne peuvent pas percevoir les secrets des mystères divins dans la clarté même de l'essence divine, car cela est réservé aux anges supérieurs par lesquels ces secrets sont annoncés aux inférieurs. D'après cela, seuls, les anges supérieurs, qui sont de la première hiérarchie, sont dits siéger devant Dieu, eux dont c'est le propre, selon Denys, d'être illuminés directement par Dieu.
Solutions:
1 et 2. Tout
cela donne la solution aux deux premières objections, qui se réfèrent au
premier mode d'assistance.
3. Ce
texte de Job ne signifie pas que Satan ait siégé devant Dieu, mais seulement
qu'il se trouvait au milieu de ceux qui siégeaient, parce que, comme dit S.
Grégoire, " bien qu'il ait perdu la béatitude, il n'a pas perdu sa nature,
semblable à celle des anges ".
4. Tous ceux qui siègent devant Dieu voient certaines choses dans la clarté de l'essence divine. C'est pourquoi l'on dit qu'il appartient en propre à tous les membres de la première hiérarchie d'être illuminés directement par Dieu. Mais les plus élevés parmi eux perçoivent plus que les inférieurs, et illuminent ceux-ci, de même que, parmi les assistants d'un roi, certains connaissent ses secrets plus que d'autres.
Objections:
1. Il
semble que tous les anges de la deuxième hiérarchie sont envoyés. En effet, selon
Daniel (7, 10), tous les anges ou siègent devant Dieu, ou sont envoyés en
ministère. Or les anges de la deuxième hiérarchie ne siègent pas; ils sont en
effet illuminés par les anges de la première hiérarchie, selon Denys. Donc ils
sont tous envoyés en mission.
2. S.
Grégoire, assure que les anges qui sont envoyés en mission sont plus nombreux
que ceux qui siègent. Cela ne serait pas si les anges de la deuxième hiérarchie
n'étaient pas envoyés. Donc ils le sont tous.
Cependant:
Denys affirme: "Les Dominations sont au-dessus de toute sujétion. " Être envoyé en ministère relève d'une sujétion. Donc les Dominations ne sont pas envoyées en ministère.
Conclusion:
Comme nous l'avons dit, c'est le propre de l'ange d'être envoyé dans le ministère extérieur, du fait que par le commandement divin il s'occupe de quelque créature corporelle; c'est requis pour l'exécution du ministère divin. Les actions propres des anges nous sont manifestées par leur nom, selon Denys. C'est pourquoi les anges envoyés dans le ministère extérieur sont ceux dont le nom indique qu'ils sont chargés de l'exécution de quelque mission. Or le nom de Dominations n'implique pas une exécution, mais seulement la disposition prise et le commandement donné en vue de l'exécution. Au contraire, les noms d'anges inférieurs nous donnent à entendre l'exécution. En effet " anges " et " archanges " indiquent une annonce, tandis que " Vertus " et " Puissances " marquent un rapport avec quelque action. C'est le propre du Prince, dit S. Grégoire, " de se trouver le premier parmi d'autres réalisateurs ". C'est donc que l'envoi pour un ministère extérieur appartient à ces cinq ordres, mais non aux quatre ordres supérieurs.
Solutions:
1. Les
Dominations sont comptées parmi les anges de ministère, non en tant qu'elles
exécutent elles-mêmes ce ministère, mais en tant qu'elles disposent et
ordonnent ce qui doit être fait par d'autres, tout comme les architectes ne
mettent pas eux-mêmes la main aux constructions, mais seulement disposent et
commandent ce que les autres doivent réaliser.
2. Au sujet du nombre de ceux qui sont assistants et de ceux qui vont en ministère, on peut considérer deux points de vue différents. S. Grégoire dit qu'il y a plus de ministres que d'assistants. Il estime en effet que l'expression " des milliers de milliers étaient ses ministres " ne doit pas être prise au sens de multiplication, mais d'une division, comme on dirait " des milliers parmi les milliers "; en ce cas, le nombre des ministres est indéfini pour signifier qu'il est fort élevé, tandis que le nombre des assistants est limité, puisqu'on ajoute: "et des dizaines de milliers, des centaines de milliers l'assistaient ". Et cela suit le raisonnement des platoniciens qui disaient que plus les choses sont proches d'un seul principe premier, plus leur nombre est réduit, de même que plus un nombre est proche de l'unité, moins il est élevé. Cette opinion serait sauvegardée quant au nombre des ordres, puisque six sont ministres et trois assistants. Mais Denys établit que la multitude des anges dépasse toute multitude matérielle. Ainsi, de même que les corps supérieurs transcendent les corps inférieurs par leur grandeur, immensément, de même les natures incorporelles supérieures transcendent par leur multitude toutes les natures corporelles. Car Dieu recherche et multiplie davantage ce qui est meilleur. Selon ce principe, puisque les assistants sont supérieurs aux ministres, les assistants seront plus nombreux que les ministres. " Des milliers de milliers " devrait alors se comprendre au sens d'une multiplication, comme si l'on disait " mille fois mille ". Et puisque dix fois cent fait mille, si l'on disait des dizaines de centaines de mille, on donnerait à entendre qu'il y a autant d'assistants que de ministres. Mais puisqu'il est dit " des dizaines de milliers de centaines de mille", il y aurait beaucoup plus d'assistants que de ministres. Cependant cela ne signifie pas qu'il y ait exactement autant d'anges, et pas davantage, mais bien plutôt que leur nombre dépasse toute multitude matérielle, ce qu'on veut signifier par la multiplication des chiffres les plus élevés, à savoir, des dizaines, des centaines, des milliers, comme dit Denys.
Étudions maintenant le rôle des anges gardiens; et nous étudierons ensuite les attaques des anges mauvais (Q. 114).
1. Les hommes sont-ils gardés par des anges? - 2. Y a-t-il un ange particulier chargé de garder chaque homme? - 3. Ce rôle est-il réservé au dernier ordre des anges? - 4. Tout homme doit-il avoir un ange gardien? - 5. A quel moment l'ange gardien commence-t-il sa mission? - 6. L'ange gardien garde-t-il l'homme continuellement? - 7. L'ange souffre-t-il de voir périr son protégé? - 8. Y a-t-il conflit entre les anges en raison de cette garde?
Objections:
1. On
donne des gardiens à des personnes, soit parce quelles ne savent pas, soit
qu'elles ne peuvent pas se garder elles-mêmes, comme les enfants et les
infirmes. Mais l'homme peut se garder lui-même grâce au libre arbitre, et il
sait comment, grâce à sa connaissance naturelle de la loi naturelle. Donc
l'homme n'est pas gardé par un ange.
2. Il
semble superflu d'avoir un gardien plus faible quand on en possède un plus
fort. Mais les hommes sont gardés par Dieu, selon le Psaume (121, 4) " Il
ne dormira ni ne sommeillera, celui qui garde Israël. " Il n'est donc pas
nécessaire que l'homme soit gardé par un ange.
3. La
perte de celui qui est gardé retombe sur la négligence du gardien. Nous lisons
au 1er livre des Rois, (20, 39): "Garde cet homme, s'il vient à
tomber, ta vie sera pour la sienne. " Mais beaucoup d'hommes périssent
chaque jour en tombant dans le péché, alors que les anges auraient pu les
secourir par une apparition, un miracle ou quelque moyen semblable. Donc les
anges seraient négligents, s'il était vrai que les hommes sont confiés à leur
garde. Les anges ne sont donc pas les gardiens des hommes.
Cependant:
le Psaume (91, 11) affirme: "Il a ordonné à ses anges de te garder en toutes tes voies. "
Conclusion:
Selon le plan de la providence divine, nous constatons en toutes choses que les êtres mobiles et variables sont mus et réglés par des êtres immobiles et invariables; c'est ainsi que tous les êtres corporels sont guidés par les substances spirituelles et immobiles, et les corps inférieurs par les corps supérieurs, qui sont invariables dans leur substance. Nous-mêmes, nous sommes amenés à des conclusions sur lesquelles nous pouvons penser de diverses façons, grâce à des principes que nous observons invariablement. Or, quand il s'agit de la conduite, il est clair que la connaissance et les sentiments de l'homme peuvent de mille façons différer et s'écarter du bien. C'est pour cela qu'il fut nécessaire de désigner des anges pour garder les hommes, afin de les diriger et de les pousser au bien.
Solutions:
1.
Grâce au libre arbitre, l'homme peut plus ou moins éviter le mal, mais
insuffisamment, car son amour du bien est affaibli par les multiples passions
de l'âme. Pareillement, la connaissance universelle de la loi naturelle, qui
appartient naturellement à l'homme, le dirige un peu vers le bien, mais
insuffisamment; car, en appliquant les principes universels du droit aux
actions particulières, il arrive que l'homme dévie de bien des façons. C'est
pourquoi la Sagesse dit (Sg 9, 14): "Les pensées des mortels sont timides,
et nos prévisions sont incertaines. " L'homme a donc besoin d'être gardé
par un ange.
2. Pour
accomplir le bien, deux conditions sont requises. D'abord, que le sentiment
soit incliné vers le bien, ce qui se réalise en nous par l'habitus de la vertu
morale. Secondement, que la raison découvre les voies convenables pour
accomplir le bien vertueux, et c'est le rôle qu'Aristote attribue à la
prudence. Quant à la première condition, Dieu garde lui-même directement
l'homme comme un maître universel, dont l'enseignement est donné à l'homme à
travers les anges, comme nous l'avons établi.
3. De même que les hommes s'écartent de leur instinct naturel du bien à cause de la passion pécheresse, de même s'écartent-ils des directives que les bons anges leur donnent invisiblement, en les illuminant pour qu'ils agissent bien. Donc, si les hommes périssent, on ne doit pas l'attribuer à la négligence des anges, mais à la malice des hommes. Que parfois, en dehors de la loi commune, les anges apparaissent aux hommes, cela vient d'une grâce spéciale de Dieu, comme les miracles accomplis en dehors de l'ordre de la nature.
Objections:
1. Il
ne semble pas. Car l'ange est plus puissant que l'homme. Or, un seul homme
suffit pour en garder beaucoup d'autres. Donc, à plus forte raison un ange peut
garder beaucoup d'hommes.
2. Les
créatures inférieures sont ramenées à Dieu par les créatures supérieures à
travers des intermédiaires, selon Denys. Mais puisque tous les anges sont
inégaux, comme on l'a dit antérieurement, il n'y a qu'un seul ange qui ne
possède pas d'intermédiaire entre lui et l'homme. Il n'y a donc qu'un seul ange
qui garde les hommes sans intermédiaire.
3. Les
anges plus élevés reçoivent les charges supérieures. Mais ce n'est pas une
charge supérieure que de garder tel homme plutôt qu'un autre, puisque tous les
hommes sont égaux par nature. Puisque parmi tous les anges chacun est plus
élevé qu'un autre, selon Denys, il semble que les divers hommes ne soient pas
gardés par divers anges.
Cependant:
S. Jérôme, dans son commentaire sur S. Matthieu (18, 10): "Leurs anges dans les cieux, etc. " nous dit: "Elle est grande la dignité des âmes, puisque chacune reçoit à sa naissance un ange désigné pour sa garde. "
Conclusion:
Pour la garde de chaque homme un ange particulier est désigné. Car la garde des anges accomplit la providence divine à l'égard des hommes. La providence de Dieu est différente selon qu'il s'agit des hommes ou des autres créatures corruptibles, parce qu'ils ont un rapport différent avec l'incorruptibilité. Les hommes ne sont pas seulement incorruptibles selon l'essence commune à l'espèce, mais aussi dans la forme propre à chacun d'eux, l'âme rationnelle. On ne peut pas en dire autant des autres êtres corruptibles. Or, il est évident que la providence de Dieu s'attache à titre premier aux êtres qui demeurent toujours, tandis que les êtres qui passent sont ordonnés par Dieu aux réalités perpétuelles. Ainsi donc, la providence de Dieu se comporte à l'égard de chaque homme comme elle se comporte à l'égard des genres et des espèces des choses corruptibles. Mais, selon S. Grégoire, " les divers ordres d'anges sont délégués pour divers genres d'affaires, par exemple les Puissances pour éloigner les démons,
les Vertus pour accomplir des miracles d'ordre matériel ". Et il est probable que pour les diverses espèces de choses, ce sont divers anges du même ordre qui sont désignés. C'est pourquoi il est raisonnable de penser que des anges différents sont chargés de garder des hommes divers.
Solutions:
1.
Qu'un gardien soit chargé de la garde d'un homme, cela peut se faire de deux
façons. Ce peut être en tant que l'homme à garder est un individu; et alors
pour chaque homme il faudra un gardien, parfois même plusieurs. Ce peut être
aussi en tant qu'il fait partie d'un groupe; en ce cas un seul homme peut être
préposé à la garde de tout le groupe; il lui appartient alors de veiller sur ce
qui regarde chaque homme dans ses relations avec tout le groupe, et cela
concerne les actes extérieurs, au sujet desquels on est édifié ou scandalisé.
Mais la garde des anges porte aussi sur les choses invisibles et cachées, qui
ont trait au salut de chaque homme considéré en lui-même. C'est pourquoi pour
la garde de chaque homme il y a un ange spécial.
2.
Comme nous l'avons dit, les anges de la première hiérarchie sont tous illuminés
directement par Dieu au sujet de certaines choses; mais il y a des lumières que
les plus élevés seulement d'entre eux reçoivent directement de Dieu pour les
révéler aux autres. On observe la même loi dans les ordres inférieurs. En effet,
un ange du dernier degré est illuminé pour certaines choses par un ange très
élevé, et pour d'autres par un ange qui lui est seulement immédiatement
supérieur. Il est donc possible aussi qu'un ange illumine directement un homme
tout en ayant au-dessous de lui des anges qu'il illumine.
3. Bien que les hommes soient égaux par nature, il y a pourtant entre eux une inégalité, du fait que la providence divine en appelle certains à de grandes choses, d'autres à de petites, comme dit l'Ecclésiastique (33, 11.12): "Dans sa grande sagesse, le Seigneur a diversifié leurs conditions. Il en a bénis et exaltés, il en a maudits et humiliés. " Ce peut donc être une charge plus grande de garder un homme plutôt qu'un autre.
Objections:
1. Il
ne semble pas que la garde des hommes n'appartienne qu'au dernier ordre des anges.
S. Chrysostome dit que le texte de S. Matthieu " leurs anges dans les
cieux, etc. " s'applique non pas à n'importe quel ange, mais aux anges les
plus éminents. C'est donc que ceux-ci gardent les hommes.
2.
L'Apôtre (He 1, 14) dit que " les anges sont envoyés dans le ministère à
cause de ceux qui héritent le salut ". Il semble donc que la mission des
anges soit ordonnée à la garde des hommes. Mais cinq ordres d'anges sont
envoyés en ministère, on l'a dit plus haut. C'est donc que les anges de ces cinq
ordres sont affectés à la garde des hommes.
3. Pour
garder les hommes il semble tout à fait nécessaire de dominer les démons, ce
qui appartient surtout aux Puissances selon S. Grégoire et de faire des
miracles, ce qui appartient aux Vertus. Donc, ces deux ordres aussi sont
délégués pour la garde des hommes, et non seulement le dernier.
Cependant:
dans le Psaume 91 la garde des hommes est attribuée aux anges, dont l'ordre est le plus bas, d'après Denys.
Conclusion:
La garde des hommes, nous l'avons vu, peut être considérée de deux manières. Premièrement, en tant que garde personnelle, en ce sens qu'à chaque homme est assigné un ange spécial. Et cette garde appartient au dernier ordre des anges, dont c'est le rôle, selon S. Grégoire -, d'annoncer les choses les moins importantes. Or il semble que ce soit la moins importante parmi les charges des anges, que de procurer ce qui concerne le salut d'un seul homme. La seconde garde est universelle, et elle se multiplie selon les divers ordres; en effet, plus un agent est universel, plus il est élevé. Ainsi, la garde des multitudes humaines appartient à l'ordre des Principautés ou peut-être des Archanges, que l'on nomme les Princes des anges. C'est pourquoi l'on dit de Michel, que nous appelons Archange, qu'il est " un des Princes " (Dn 10, 13). Puis ce sont les Vertus qui ont la garde de toutes les natures corporelles. Puis les Puissances ont la garde des démons. Et enfin les Principautés ou les Dominations exercent la garde des esprits bons, selon S. Grégoire.
Solutions:
1. Ce
mot de S. Chrysostome peut être compris en tant qu'il parle des plus élevés
dans l'ordre le plus bas des anges, puisque, selon Denys, dans chaque ordre il
y a les premiers, ceux du milieu et les derniers. Mais il est probable que les
anges supérieurs sont chargés de la garde des hommes élus par Dieu pour un plus
grand degré de gloire.
2. Tous
les anges envoyés ne sont pas chargés de garder spécialement chaque homme; mais
certains autres ont une garde plus ou moins universelle, nous venons de le
dire.
3. Même les anges inférieurs remplissent les charges des plus élevées, en tant qu'ils participent de leurs dons et qu'ils sont comme les exécutants de leur pouvoir; de cette manière, même les anges de l'ordre le plus bas peuvent dominer les démons et faire des miracles.
Objections:
1. Il
semble que tous les hommes n'aient pas des anges chargés de les garder. On dit
en effet du Christ (Ph 2, 7) qu' " il est devenu semblable aux hommes et
se comportant comme un homme ". Donc, si tous les hommes avaient un ange
désigné pour les garder, le Christ lui-même aurait dû en avoir. Mais cela ne
semble pas convenir, puisque le Christ est plus grand que tous les anges. Les
anges ne sont donc pas envoyés pour la garde de tous les hommes.
2. Le
premier de tous les hommes fut Adam. Mais il ne lui convenait pas d'avoir un
ange gardien, du moins dans l'état d'innocence, puisqu'alors il n'était menacé
d'aucun danger. Les anges ne sont donc pas chargés de la garde de tous les
hommes.
3. Les
anges sont chargés de garder les hommes pour les conduire à la vie éternelle, les
inciter à bien agir et les défendre contre les assauts des démons. Mais les
hommes destinés à la dnrnn2tion ne parviendront jamais à la vie éternelle. Les
infidèles, même s'ils font parfois de bonnes oeuvres, ne les accomplissent pas
bien, parce qu'ils ne les font pas avec une intention droite: car c'est la foi
qui dirige l'intention, dit S. Augustin. Enfin " la venue de l'Antichrist
sera marquée par l'influence de Satan " (2 Th 2, 9). C'est donc que les
anges ne sont pas chargés de garder tous les hommes.
Cependant:
il y a l'autorité de S. Jérôme déjà alléguée plus haut: "Toute âme a un ange chargé de la garder. "
Conclusion:
L'homme, durant cette vie terrestre, est établi comme sur une route pour atteindre la patrie. Sur cette route de nombreux périls le menacent, du dedans et de dehors, selon le Psaume (142, 4): "Sur la route où je marchais, ils m'ont caché un piège. " Et c'est pourquoi, comme on donne une garde aux hommes qui parcourent une route peu sûre, ainsi tout homme dans l'état de voyageur reçoit la garde d'un ange. Mais quand l'homme sera parvenu au terme du voyage, il n'aura plus d'ange gardien; s'il est au ciel, il aura son ange régnant avec lui; s'il est en enfer, il aura un démon pour le châtier.
Solutions:
1. Le
Christ en tant qu'homme était dirigé immédiatement par le Verbe de Dieu. Il
n'avait donc pas besoin de la garde des anges. En outre, dans son âme il voyait
Dieu directement, mais par la possibilité de son corps il était encore
voyageur. De ce point de vue, il n'avait pas besoin d'un ange gardien supérieur
à lui, mais plutôt d'un serviteur inférieur à lui. C'est pourquoi S. Matthieu
(4, 11) dit que " les anges s'approchèrent, et ils le servaient ".
2.
L'homme dans l'état d'innocence ne courait aucun danger venant du dedans, car à
l'intérieur de lui tout était bien ordonné, comme nous l'avons dit
antérieurement. Mais il était menacé par un danger venant de l'extérieur, à cause
des pièges des démons, comme l'événement l'a montré. Il avait donc besoin de la
garde des anges.
3. Les futurs damnés, les infidèles, et même l'Antichrist ne sont pas dépourvus du secours intérieur de la raison naturelle; de même ils ne sont pas privés du secours extérieur accordé divinement à toute la nature humaine, qui est la garde des anges. Si celle-ci ne réussit pas à leur faire mériter la vie éternelle par les bonnes oeuvres, elle réussit du moins à leur faire éviter certains actes mauvais qui pourraient nuire à eux-mêmes ou aux autres. En effet les démons eux-mêmes sont empêchés par les bons anges de nuire autant qu'ils le voudraient. De même l'Antichrist ne nuira pas autant qu'il le voudra.
Objections:
1. Il
semble que l'ange ne soit pas chargé de garder l'homme dès la naissance de
celui-ci. Car les anges sont envoyés en ministère " à cause de ceux qui
héritent le salut", dit la lettre aux Hébreux (1, 14). Or les hommes ne
commencent à recevoir l'héritage du salut que quand ils sont baptisés. L'ange
n'est donc chargé de la garde de l'homme qu'à partir du baptême et non dès la
naissance.
2. Les
hommes sont gardés par les anges en tant que ceux-ci les illuminent en leur
enseignant la doctrine. Mais les enfants nouveau-nés ne sont pas capables de
recevoir un enseignement, puisqu'ils n'ont pas l'usage de la raison. Ils ne
sont donc pas confiés à des anges gardiens.
3. Les
enfants dans le sein maternel ont à un certain moment une âme rationnelle
semblable à celle qu'ils ont après leur naissance. Mais tant qu'ils sont dans
le sein maternel, les anges ne sont pas chargés de les garder, semble-t-il, puisque
même les ministres de l'Église ne leur donnent pas les sacrements. Ce n'est donc
pas aussitôt après la naissance que les hommes sont confiés à la garde des
anges.
Cependant:
S. Jérôme dit que " chaque âme, dès sa naissance, a un ange chargé de la garder ".
Conclusion:
Origène commentant S. Matthieu dit que sur ce sujet, il y a deux opinions. Certains affirment que l'ange est désigné pour la garde de l'homme depuis son baptême; d'autres dès la naissance. Cette dernière opinion est appuyée par S. Jérôme, et c'est avec raison. Car les bienfaits de Dieu qui sont donnés à l'homme du fait qu'il est chrétien, ne commencent qu'au moment du baptême, comme la réception de l'Eucharistie, etc. Mais les bienfaits destinés par Dieu à l'homme en tant qu'il a une nature rationnelle, lui sont accordés dès que par la naissance il acquiert cette nature. La garde des anges est un de ces bienfaits, comme cela apparaît clairement d'après ce qui précède. C'est pourquoi l'homme reçoit dès la naissance un ange chargé de le garder.
Solutions:
1. Les
anges sont envoyés en ministère efficace pour ceux-là seuls " qui héritent
le salut", si l'on considère le dernier effet de leur garde, qui est
l'obtention de cet héritage; cependant, le ministère des anges n'est pas retiré
aux autres hommes, bien que chez eux il n'ait pas cette efficacité consistant à
conduire au salut. Ce ministère des anges, pourtant, est efficace à leur égard,
en tant qu'il éloigne d'eux beaucoup de maux.
2. La
charge de la garde angélique est ordonnée à l'illumination doctrinale comme à
son but dernier et principal. Elle a pourtant bien d'autres effets, qui
intéressent les enfants, comme de dominer les démons et d'empêcher d'autres
dommages corporels ou spirituels.
3. L'enfant, tant qu'il est dans le sein maternel, n'est pas totalement séparé de sa mère, mais par une sorte de lien il est de quelque manière quelque chose d'elle, comme le fruit que porte l'arbre est quelque chose de l'arbre. C'est pourquoi on peut dire de façon probable que l'ange gardien de la mère garde aussi l'enfant dans le sein maternel. Mais à la naissance, quand l'enfant est séparé de la mère, un ange est chargé de le garder, selon S. Jérôme.
Objections:
1. Il
semble que l'ange gardien quitte parfois l'homme dont il est chargé, puisque
Jérémie (51, 9) fait dire aux anges: "Nous avons soigné Babylone, mais
elle n'est pas guérie; abandonnons-la. " De même, Isaïe (5, 5): "J'enlèverai
sa clôture pour qu'on la piétine. " La Glose interlinéaire dit qu'il
s'agit d'enlever la garde des anges.
2. La
garde de Dieu est plus importante que celle des anges. Mais Dieu abandonne
parfois l'homme. Le Psaume 22, 2 dit: "Mon Dieu, mon Dieu, regarde-moi.
Pourquoi m'as-tu abandonné? " Donc, à plus forte raison, l'ange gardien
abandonne l'homme.
3. S.
Jean Damascène dit: "Les anges, quand ils sont ici avec nous, ne sont pas
au ciel. " Mais ils y sont parfois. Donc ils nous quittent parfois.
Cependant:
les démons ne cessent de nous attaquer, selon S. Pierre (1 P 5, 8): "Votre adversaire le diable, comme un lion rugissant, rôde en cherchant qui dévorer. " Donc, à plus forte raison, les bons anges nous gardent toujours.
Conclusion:
La garde exercée par l'ange, comme nous l'avons montré w. accomplit la providence divine à l'égard des hommes. Mais il est manifeste que ni l'homme ni aucune autre chose ne peuvent échapper totalement à la providence divine. Car, en tant qu'une chose participe de l'être, elle est soumise à la providence universelle à l'égard de tous les êtres. Mais on dit que Dieu abandonne l'homme selon l'ordre de sa providence en tant qu'il permet que l'homme souffre de quelque défaut, de peine ou de péché. De même encore, nous devons dire que l'ange gardien n'abandonne jamais totalement l'homme; mais il l'abandonne parfois partiellement, en ce sens qu'il ne l'empêche pas d'être soumis à quelque épreuve, ou même de tomber dans le péché, selon l'ordination des jugements divins. En ce sens on dit que Babylone et la maison d'Israël sont abandonnées par les anges, car leurs anges gardiens n'ont pas empêché qu'elles subissent des malheurs.
Solutions:
1 et 2.
Cela résout la première et la deuxième objections.
3. L'ange, même si parfois il abandonne localement l'homme, ne l'abandonne pas quant aux effets de sa garde, car, même quand il est au ciel, il sait ce qui se passe au sujet de l'homme. Il n'a pas besoin de délai pour se déplacer et il peut être présent à l'homme instantanément.
Objections:
1. On
lit dans Isaïe (33, 7): "Les anges de paix pleureront amèrement. " Or
les pleurs sont le signe de la douleur et de la tristesse. Donc les anges sont
attristés par les maux des hommes qu'ils gardent.
2. S.
Augustin dit que la tristesse naît " des choses qui arrivent contre notre
volonté ". Or la perte de l'homme qu'il garde va contre la volonté de
l'ange gardien. Les anges s'attristent donc de la perte des hommes.
3. De
même que la tristesse s'oppose à la joie, ainsi le péché s'oppose à la
pénitence. Mais les anges se réjouissent de ce que le pécheur fait pénitence, d'après
Luc (15, 7). Ils s'attristent donc de voir le juste tomber dans le péché.
4. La
Glose ordinaire d'Origène, commentant ce passage des Nombres (18, 12): "Tout
ce qu'ils offrent de prémices...", déclare: "Les anges seront
traduits en jugement pour savoir si c'est à cause de leur négligence ou à cause
de l'indolence des hommes, que ceux-ci sont tombés. " Mais tout homme
souffre à juste titre des maux pour lesquels il est traduit en jugement. Les
anges souffrent donc des péchés des hommes.
Cependant:
il n'y a pas de bonheur parfait là où l'on trouve de la tristesse et de la douleur. L'Apocalypse dit du ciel (21, 4): "Il n'y aura plus de mort, de pleurs, de cri, ni de peine. " Les anges, qui sont parfaitement bienheureux, ne souffrent donc plus de rien.
Conclusion:
Les anges ne souffrent ni des péchés ni des peines des hommes. Car la tristesse et la douleur, selon S. Augustin proviennent uniquement de ce qui est contraire à la volonté. Or, rien n'arrive dans le monde qui contrarie la volonté des anges et des autres bienheureux, puisque leur volonté adhère pleinement à l'ordination de la justice divine. Et rien ne se produit dans le monde qui ne soit accompli ou permis par elle. Donc, absolument parlant, rien n'arrive dans le monde contre la volonté des bienheureux. Selon Aristote, on dit d'une chose qu’elle est volontaire de façon absolue en ce sens que quelqu'un la veut dans un cas particulier, telle qu'elle se présente alors, en considérant toutes les circonstances, bien que, considérée en elle-même d'une manière générale, il ne la voudrait pas; par exemple, le navigateur ne veut pas, s'il considère la chose en soi et d'une manière générale, jeter ses marchandises à la mer; mais menacé par le danger de mort, il le veut. Ce geste est donc plutôt volontaire qu'involontaire. Ainsi donc, les anges, à parler d'une manière générale et absolue, ne veulent pas les péchés et les peines des hommes. Mais ils veulent qu'à ce sujet soit observé l'ordre de la justice divine, selon laquelle certains sont soumis à des peines et leurs péchés sont tolérés.
Solutions:
1.
Cette parole d'Isaïe peut être appliquée aux anges, c'est-à-dire aux messagers
d'Ézéchias, qui pleurèrent à cause des paroles du prophète, selon le sens
littéral. Au sens allégorique, les anges de paix sont les apôtres et les
prédicateurs qui pleurent à cause des péchés des hommes. Mais si, selon le sens
anagogique, on applique ce texte aux bons anges, il s'agit d'une métaphore pour
signifier que les anges veulent universellement le salut des hommes. C'est de
cette manière qu'on attribue à Dieu et aux anges ces sortes de passions.
2.
Cette objection est résolue par notre Réponse.
3.
Aussi bien dans la pénitence des hommes que dans leur péché, les anges gardent
un motif de joie: l'accomplissement de l'ordre voulu par la providence divine.
4. Les anges sont traduits en jugement pour les péchés des hommes, non comme coupables, mais comme témoins, pour convaincre les hommes de leur négligence.
Objections:
1. Cela
ne paraît pas possible: car on lit dans Job (25, 2): "Il fait régner la
concorde dans les hauteurs. " Mais la lutte s'oppose à la concorde. Donc
parmi les anges il n'y a pas de lutte.
2. Il
ne peut y avoir de lutte là où règne la charité parfaite et une autorité juste.
Mais tout cela existe chez les anges. Il n'y a donc pas de lutte chez eux.
3. Si
les anges luttaient entre eux pour ceux qu'ils gardent, il serait nécessaire
qu'un ange soutienne une partie et un autre l'autre partie. Mais si un parti tient
une position juste, il est clair que l'autre tient une position injuste. Il
s'ensuivrait qu'un ange bon soutiendrait l'injustice, ce qui ne convient pas.
Il n'y a donc pas de lutte entre les bons anges.
Cependant:
le livre de Daniel (10, 13) fait dire à l'archange Gabriel: "Le Prince du royaume des Perses m'a résisté vingt-et-un jours. " Mais ce Prince des Perses était l'ange chargé de la garde du royaume perse. Donc un ange résiste à un autre, et ainsi il y a lutte entre eux.
Conclusion:
Cette question est soulevée à l'occasion des paroles du livre de Daniel citées plus haut. S. Jérôme explique a que le Prince du royaume des Perses était l'ange qui s'opposa à la libération du peuple israélite, pour lequel Daniel priait, pendant que Gabriel présentait ses prières à Dieu. Cette résistance fut possible parce qu'un prince des démons voulait entraîner dans le péché des juifs amenés en Perse, ce qui faisait obstacle à la prière de Daniel intercédant pour ce peuple. Mais, selon S. Grégoire " le Prince du royaume des Perses était le bon ange de la garde de ce royaume ". Pour voir comment on peut dire qu'un ange résiste à un autre, il faut songer que les jugements divins s'appliquent, par les anges, à des royaumes et à des hommes divers. Dans leurs actions, les anges sont réglés par la volonté divine. Il arrive parfois que dans ces divers royaumes et ces divers hommes se trouvent des mérites et des démérites qui s'opposent, de sorte que l'un est inférieur ou supérieur à l'autre. Les anges ne peuvent connaître l'ordre de la sagesse divine à ce sujet que si Dieu le leur révèle; ils doivent donc consulter la sagesse de Dieu. Ainsi, tandis qu'ils consultent la volonté divine au sujet de mérites contraires et s'opposant les uns aux autres, on dit qu'ils résistent l'un à l'autre; non qu'ils aient des volontés contraires (puisque tous sont d'accord pour accomplir la volonté de Dieu), mais parce que les choses au sujet desquelles ils consultent Dieu sont contraires entre elles. Cela résout les Objections.
1. Les hommes sont-ils attaqués par les démons? - 2. Tenter est-il l'action propre du diable? - 3. Tous les péchés des hommes proviennent-ils de l'attaque ou de la tentation des démons? - 4. Les démons peuvent-ils faire de vrais miracles pour nous séduire? - 5. Les démons vaincus par les hommes sont-ils empêchés de les attaquer de nouveau?
Objections:
1. Les
anges sont chargés par Dieu de garder les hommes. Mais les démons ne sont pas
envoyés par Dieu, puisqu'ils ont l'intention de perdre les âmes, tandis que
Dieu veut les sauver. Les démons ne sont donc pas envoyés pour attaquer les
hommes.
2. Ce
n'est pas une juste condition de combat que d'exposer à la guerre le faible contre
le fort, l'ignorant contre l'homme rusé. Or les hommes sont faibles et
ignorants, tandis que les démons sont puissants et rusés. Donc Dieu, qui est
l'auteur de toute justice, ne doit pas permettre qu'ils soient attaqués par les
démons.
3. Pour
exercer les hommes il suffit qu'ils luttent contre la chair et le monde. Mais
Dieu permet que ses élus combattent pour leur exercice. Il ne semble donc pas
nécessaire qu'ils luttent contre les démons.
Cependant:
S. Paul dit (Ep 6, 12): "Ce n'est pas contre des adversaires de chair et de sang que nous avons à lutter, mais contre les Principautés et les Puissances, contre les dominateurs de ce monde de ténèbres, contre les esprits du mal, qui habitent les espaces célestes. "
Conclusion:
Au sujet des attaques des démons, nous devons considérer deux choses, c'est-à-dire les attaques elles-mêmes et leur place dans le plan divin. L'attaque elle-même procède de la malice des démons, qui par envie s'efforcent d'empêcher le progrès des hommes, et à cause de leur orgueil ils usurpent la ressemblance du pouvoir divin, envoyant des ministres désignés pour attaquer les hommes, comme les anges de Dieu sont envoyés comme ministres pour certaines fonctions favorables au salut des hommes. Mais ces attaques sont finalement soumises à l'ordre de Dieu qui sait se servir du mal selon son plan, en l'ordonnant au bien. Quand il s'agit des bons anges, c'est aussi bien leur action protectrice que l'ordination de celle-ci au but final qui se ramènent à Dieu comme à leur premier auteur.
Solutions:
1. Les
mauvais anges assaillent les hommes de deux manières. Premièrement en les
poussant au péché. Et de la sorte ils ne sont pas envoyés par Dieu pour
attaquer, mais ils y sont parfois autorisés selon les justes jugements de Dieu.
Mais parfois, ils attaquent les hommes pour les punir; dans ce cas ils sont
envoyés par Dieu, comme par exemple un esprit menteur fut envoyé pour punir
Achab, roi d'Israël (1 R 22, 20). Le châtiment, en effet, revient à Dieu comme
à son premier auteur; pourtant, les démons envoyés pour punir le font avec une
autre intention que celle pour laquelle ils sont envoyés; car eux-mêmes
punissent par haine ou par envie, alors que Dieu les envoie pour accomplir sa
justice.
2. Pour
que les conditions de la lutte ne soient pas inégales, l'homme reçoit en
compensation principalement le secours de la grâce divine, secondement la
protection des anges. C'est pourquoi Élisée dit à son serviteur (2 R 6, 16):
"Ne crains pas: il y a plus d'alliés avec nous qu'avec eux. "
3. Étant donné la faiblesse de l'homme, il suffirait qu'il soit attaqué par la chair et le monde. Mais cela ne suffit pas à la malice des démons, qui se servent de l'un et de l'autre pour assaillir les hommes. Cependant, grâce au plan divin, cela augmente la gloire des élus.
Objections:
1. On
dit que Dieu tente (Gn 22, 1): "Dieu tenta Abraham. " La chair et le
monde tentent aussi. On dit même que l'homme tente Dieu, et qu'il tente
l'homme. Tenter n'est donc pas le propre du démon.
2.
Tenter est l'acte d'un ignorant. Mais les démons savent ce qui arrivera au
sujet des hommes. Donc ils ne tentent pas.
3. La
tentation conduit au péché. Or le péché consiste en un acte de volonté. Puisque
nous avons dit que les démons ne peuvent pas modifier la volonté de l'homme, il
semble qu'il ne leur appartient pas de tenter.
Cependant:
S. Paul dit (1 Th 3, 5) " Pourvu que le tentateur ne vous ait pas tentés ! " Et la Glose interlinéaire ajoute: "C'est le diable, dont le rôle est de tenter. "
Conclusion:
Tenter, au sens propre du mot, c'est faire une expérience sur un autre. Si on agit ainsi, c'est pour découvrir quelque chose à son sujet. La fin immédiate de tout être qui tente est donc l'acquisition d'un savoir. Mais parfois, au-delà de ce savoir, on cherche quelque autre fin, bonne ou mauvaise. Bonne, quand on veut savoir où en est quelqu'un au point de vue de la science ou de la vertu, afin de le faire progresser; mauvaise, quand on veut savoir cela pour le tromper ou le pervertir. On comprend ainsi comment on peut attribuer diversement le rôle de tentateur. En effet, on dit parfois de l'homme qu'il tente, seulement parce qu'il cherche à savoir; tenter Dieu est appelé un péché, parce que l'homme, comme s'il doutait, veut expérimenter la force de Dieu. D'autres fois, l'homme tente pour aider, d'autres fois pour nuire. Le diable au contraire ne tente que pour nuire en précipitant dans le péché. Sous cet aspect, on dit que son rôle propre est de tenter. En effet, si l'homme tente quelquefois ainsi, il le fait en tant que serviteur du diable. Quant à Dieu, on dit qu'il tente pour savoir, mais c’est pour signifier qu'il veut faire connaître quelque chose à d'autres. Le Deutéronome (1 3, 1) dit donc: "C'est le Seigneur votre Dieu, qui vous tente afin de manifester que vous l'aimez. " Quant à la chair et au monde on dit qu'ils tentent en ce qu'ils fournissent l'instrument ou la matière de la tentation, en tant qu'on peut connaître ce qu'est un homme selon qu'il suit les convoitises de la chair ou leur résiste, et en tant qu'il méprise: les réussites ou les adversités du monde; le diable aussi s'en sert pour tenter.
Solutions:
1. Cela
résout la première objection.
2. Les
démons savent ce qui se passe à l'extérieur des hommes; mais la condition intérieure
dans laquelle se trouve l'homme est connue de Dieu seul, " qui pèse les
esprits " (Pr 16, 2). C'est elle qui rend les hommes plus portés à tel
vice qu'à tel autre. C'est pourquoi le diable tente en explorant les
dispositions intérieures de l'homme, afin de le tenter par le vice auquel il
est le plus enclin.
3. Bien que le démon ne puisse pas modifier la volonté, il peut agir de quelque manière, comme nous l'avons dit a, sur les forces intérieures de l'homme; celles-ci, sans forcer la volonté, l'inclinent cependant.
Objections:
1.
C'est ce qu'il semble. Denys dit en effet: "La multitude des démons est la
cause de tous les maux pour eux et pour les autres", et S. Jean Damascène
déclare: "Toute malice et toute impureté ont été conçues par le diable.
" 2. On peut dire de tout pécheur ce que le Seigneur dit des juifs (Jn 8, 44):
"Vous avez pour père le diable. " Cela signifie qu'ils péchaient sous
la suggestion du diable.
3. Les
anges sont chargés de garder les hommes, et les démons de les attaquer. Mais
tous les actes bons que nous accomplissons procèdent de la suggestion des bons
anges, puisque les dons de Dieu nous sont apportés par leur entremise. Donc, tous
les actes mauvais que nous accomplissons proviennent de la suggestion du
diable.
Cependant:
il est dit dans le livre des Dogmes Ecclésiastiques: "Nos mauvaises pensées ne sont pas toutes suscitées par le diable, mais elles surgissent parfois de notre libre arbitre. "
Conclusion:
Une chose peut être causée par une autre de deux manières: directement ou indirectement. Indirectement, quand un agent, en produisant une certaine disposition à l'égard de quelque effet, est appelé occasionnellement et indirectement cause de cet effet; si par exemple on dit que celui qui coupe le bois est cause de sa combustion. De cette manière on doit dire que le diable est la cause de tous nos péchés, parce qu'il a poussé le premier homme à pécher, ce qui a produit dans tout le genre humain une certaine inclination à l'égard de tous les péchés. C'est ainsi que nous devons entendre les paroles citées du Damascène et de Denys. Directement, une chose est cause d'une autre parce qu'elle agit directement pour produire cet effet; en ce sens le diable n'est pas la cause de tout péché. En effet, tous les péchés ne sont pas commis à l'instigation du diable, mais certains viennent de la liberté de notre arbitre et de la corruption de notre chair. Comme dit Origène " même s'il n'y avait pas de diable, les hommes subiraient l'attrait des aliments, des plaisirs sexuels, etc.", au sujet desquels un grand désordre règne si leurs désirs ne sont pas réfrénés par la raison, surtout si l'on tient compte de la corruption de la nature. Réfréner et ordonner ces appétits dépend du libre arbitre. Il n'est donc pas nécessaire que tous les péchés proviennent de l'impulsion du diable.
Si pourtant certains proviennent de cette impulsion dans leur accomplissement " les hommes sont trompés maintenant par la flatterie du diable, comme nos premiers parents", comme dit S. Isidore.
Solutions:
1. Cela
donne la réponse à la première objection.
2. Si
des péchés s'accomplissent sans l'impulsion du diable, cependant les hommes
deviennent par eux fils du diable, en tant qu'ils imitent celui qui a péché le
premier.
3. L'homme peut par lui-même tomber dans le péché, mais il ne peut augmenter son mérite que par le secours divin, qui lui est procuré par le ministère des anges. C'est pourquoi les anges coopèrent à toutes nos bonnes oeuvres. Mais tous nos péchés ne procèdent pas de la suggestion des démons, bien que tout genre de péché puisse provenir parfois de la suggestion des démons.
Objections:
1. Il
semble que les démons ne peuvent pas séduire les hommes par de vrais miracles.
L'intervention des démons se développera surtout dans les oeuvres de
l'Antichrist. Mais, dit S. Paul (2 Th 2, 9): "Son avènement sera marqué
par l'influence de Satan, en toutes espèces d'oeuvres puissantes, de signes et
de prodiges mensongers. " Donc, à plus forte raison dans les autres temps,
les démons n'accomplissent que des miracles mensongers.
2. Les
vrais miracles s'opèrent par une transformation des corps. Mais les démons ne
peuvent pas modifier la nature d'un corps, dit S. Augustin: "je ne crois
pas que le corps humain puisse pour aucun motif être transformé, par l'art ou
le pouvoir des démons, en des membres d'animaux. " Les démons ne peuvent
donc pas produire de vrais miracles.
3. Un
argument qui vaut aussi bien pour la thèse contraire n'est pas efficace. Si les
miracles authentiques peuvent être accomplis par les démons pour engendrer la
fausseté, ils ne vaudront plus pour confirmer la vérité de la foi. Et cela ne
convient pas puisqu'il est dit en S. Marc (16, 20): "Le Seigneur coopérant
avec eux et confirmant la parole par les signes qui l'accompagnaient. "
Cependant:
S. Augustin assure que " par les artifices des magiciens s'accomplissaient des miracles qui sont la plupart du temps semblables à ceux qu'opèrent les serviteurs de Dieu ".
Conclusion:
Comme nous l'avons dit plus haut, le miracle proprement dit ne peut pas être l'oeuvre des démons, ni d'autre créature, mais de Dieu seul; parce que le miracle proprement dit est ce qui s'accomplit au-dessus de l'ordre de toute la nature créée, ordre qui contient toute puissance créée. On appelle cependant parfois miracle, au sens large, ce qui dépasse la faculté et la connaissance humaine. Et ainsi les démons peuvent faire des miracles qui provoquent l'étonnement des hommes, parce qu'ils dépassent le pouvoir et la connaissance des hommes. En effet, déjà quand un homme réalise quelque chose qui est au-dessus du pouvoir et de la science d'un autre, il provoque chez celui-ci l'admiration au point de sembler avoir accompli un miracle. Nous devons savoir cependant que, bien que ces oeuvres des démons qui nous paraissent miraculeuses n'atteignent pas à la vraie raison de miracle, ce sont pourtant parfois des faits authentiques. C'est ainsi que les magiciens du Pharaon, par la puissance des démons, produisirent de vrais serpents et de vraies grenouilles. Et quand le feu descendit du ciel et consuma d'un seul coup la famille de job avec ses troupeaux (c'était l'œuvre de Satan), il ne s'agissait pas d'apparence seulement, selon S. Augustin.
Solutions:
1.
Comme dit S. Augustin, les oeuvres de l'Antichrist peuvent être appelées des
signes du mensonge, " soit parce que les sens mortels seront trompés par
des apparences illusoires, de telle sorte qu'il semblera faire ce qu'il ne fera
pas réellement, soit parce que tout en étant de vrais prodiges, ces oeuvres
entraîneront dans le mensonge ceux qui y croiront ".
2. Comme nous l'avons dit, la matière corporelle n'obéit pas aux anges bons ou mauvais de façon absolue, de telle sorte que par leur puissance les démons pourraient faire passer la matière d'une forme à l'autre. Mais ils peuvent employer des sortes de germes qui se trouvent dans les éléments du monde, afin de produire de tels effets, dit S. Augustin. Nous devons donc dire que toutes les transformations de réalités corporelles qui peuvent être accomplies par des forces naturelles, auxquelles appartiennent ces germes, peuvent être accomplies par l'opération des démons employant ces sortes de germes, par exemple quand certaines réalités sont changées en serpents ou en grenouilles, qui peuvent être engendrées par la putréfaction. Au contraire, les transformations de réalités corporelles qui dépassent tout pouvoir de la nature ne peuvent pas être accomplies par l'action des démons d'une manière authentique; par exemple qu'un corps humain soit changé en celui d'une bête, ou que le corps d'un homme mort revienne à la vie. Et si parfois un phénomène semblable parait résulter de l'action des démons, c'est qu'il n'est pas réel, mais seulement apparent.
Cela peut se
produire de deux manières. D'abord, de l'intérieur, en tant que le démon peut
modifier l'imagination de l'homme et même ses sens corporels, de telle sorte
qu'il voit une chose autrement qu'elle n'est, nous l'avons dit plus haut n. Et
l'on dit que cela se réalise parfois sous l'action de certaines substances
corporelles. D'autre part, cela peut se produire d'une façon extérieure à
l'homme. En effet, puisque le démon est capable de façonner un corps, avec de
l'air, en n'importe quelle forme et figure, de telle sorte qu'en s'en emparant
il puisse apparaître visiblement, il peut, au même titre, entourer n'importe
quelle réalité corporelle de n'importe quelle autre forme corporelle, pour
quelle prenne cette apparence à nos yeux. C'est ce que dit S. Augustin: "Le
produit de l'imagination de l'homme qui, en songeant ou en rêvant, se
diversifie dans un genre innombrable de choses, apparent aux sens trompés comme
quelque chose qui prend corps sous l'image de quelque animal. " On ne doit
pas l'entendre en ce sens que la puissance imaginative de l'homme ou son image
apparaîtrait elle-même comme matérialisée aux sens d'un autre homme; mais en ce
sens que le démon qui forme une image dans l'imagination d'un homme, est
capable d'offrir lui-même une image semblable aux sens d'un autre homme.
3. Comme dit S. Augustin " quand les magiciens font des miracles semblables à ceux des saints, ils le font dans un but différent et par une autre autorité. Les magiciens le font en cherchant leur propre gloire; les saints en cherchant la gloire de Dieu. Les magiciens agissent pour quelques profits privés, les saints pour l'avantage public et par ordre de Dieu, à qui toutes les créatures sont soumises ".
Objections:
1. Il
ne semble pas que le démon qui est dominé par quelqu'un soit à cause de cela
empêché de l'attaquer. En effet, le Christ a très efficacement vaincu le
tentateur. Cependant, celui-ci l'a encore attaqué ensuite, en poussant les
Juifs à le tuer. Il n'est donc pas vrai que le démon vaincu cesse d'attaquer.
2.
Infliger une souffrance à celui qui a le dessous dans le combat, c'est
l'exciter à combattre plus violemment. Cela ne convient pas à la miséricorde de
Dieu. Donc, les démons vaincus ne sont pas empêchés d'attaquer.
Cependant:
on lit dans Matthieu (4, 11): "Alors le diable le laissa. " Il s'agit du Christ victorieux.
Conclusion:
Certains disent que le démon vaincu ne peut plus ensuite tenter aucun homme, soit pour le même péché, soit pour un autre. D'autres disent qu'il peut encore tenter d'autres hommes, mais non le même. Cette opinion semble plus probable, du moins si on l'entend d'un certain laps de temps. C'est pourquoi S. Luc dit que, " toute tentation étant épuisée, le diable s'éloigna du Christ jusqu'au temps fixé ". Il y a pour cela deux motifs: le premier est la clémence divine, parce que, dit S. Jean Chrysostome, commentant S. Matthieu: "Le diable ne tente pas les hommes autant qu'il veut, mais autant que Dieu permet; car s'il lui permet de tenter un peu, il le repousse ensuite à cause de la faiblesse de notre nature. " Le second motif est l'astuce du diable: S. Ambroise dit, sur S. Luc, que " le diable craint d'insister, parce qu'il répugne habituellement à être vaincu ". Que parfois il revienne à celui qu'il a quitté, cela apparaît bien dans ce texte de S. Matthieu (12, 44): "Je reviendrai dans la maison dont j'étais sorti. "
Ainsi se trouvent résolues les Objections.
Considérons
maintenant l'action de la créature corporelle (Q. 115); nous étudierons ensuite
le destin, qui dépendrait de certains corps (Q. 116).
1. Un corps peut-il être actif? - 2. Y a-t-il dans les corps des raisons séminales? - 3. Les corps célestes sont-ils la cause de ce qui se passe dans les corps ici-bas? - 4. Sont-ils la cause des actes humains? - 5. Les démons sont-ils soumis à leur action? - 6. Les corps célestes rendent-ils nécessaire ce qui est soumis à leur action?
Objections:
1. S.
Augustin dit que parmi les êtres, on en trouve certains qui sont produits et
n'agissent pas, comme les corps; un autre qui agit et n'est pas produit, c'est
Dieu, et d'autres qui agissent et sont produits, comme les substances
spirituelles.
2. Tout
être qui agit, sauf le premier agent, a besoin dans son action d'un sujet qui
puisse recevoir cette action. Mais, au-dessous de la substance corporelle, il
n'y a pas d'autre substance qui puisse recevoir son action, puisqu'elle tient
le dernier rang parmi les êtres. Donc aucune substance corporelle n'est active.
3.
Toute substance corporelle est limitée par la quantité. Mais la quantité
empêche la substance de se mouvoir et d'agir, puisqu'elle l'enferme et que la
substance est noyée en elle, comme l'air chargé de nuages ne peut recevoir la
lumière. Nous constatons d'ailleurs que plus la quantité d'un corps augmente, plus
il est pesant et difficile à mouvoir. Donc aucune substance corporelle n'est
active.
4. Tout
agent reçoit sa puissance d'action de sa proximité avec le premier agent. Mais
les corps, qui sont très composés, sont très éloignés du premier agent, qui est
simple au maximum. Donc aucun corps n'est actif.
5. Si
un corps est actif, son action produit soit une forme substantielle, soit une
forme accidentelle. Ce ne peut être une forme substantielle, puisqu'il n'y a
pas dans les corps d'autre principe d'action qu'une certaine qualité active qui
leur est accidentelle. Or l'accident ne peut être la cause d'une forme
substantielle, puisque la cause doit être supérieure à l'effet. Ce ne peut être
non plus une forme accidentelle, puisque l'accident ne peut s'étendre au-delà
de son sujet, selon S. Augustin. Donc aucun corps n'est actif
Cependant:
Denys, énumérant les propriétés du feu corporel, dit que, " actif et puissant il manifeste sa propre grandeur dans les matières qu'il pénètre ".
Conclusion:
Il apparaît aux sens que certains corps sont actifs. Mais au sujet des actions des corps, les philosophes ont émis trois opinions erronées. Certains exclurent totalement l'action des corps; c'est l'opinion d'Avicébron dans son livre De la source de Vie. Il s'efforce d'y prouver par les arguments cités que nul corps n'agit: toutes les actions qui semblent provenir des corps seraient l'effet d'une puissance spirituelle qui pénétrerait tous les corps; selon lui, ce n'est pas le feu qui chauffe, c'est une puissance spirituelle qui exerce son action à travers lui. Cette opinion semble dériver de celle de Platon. Car Platon affirma que toutes les formes qui sont dans la matière corporelle sont participées, déterminées et limitées à cette matière, tandis que les formes séparées sont absolues et quasi universelles. Aussi affirmait-il que ces formes séparées étaient les causes des formes qui sont dans la matière. Donc, puisque la forme qui est dans une matière corporelle est déterminée à cette matière, individuée par la quantité, Avicébron disait que la forme corporelle est retenue et enfermée par la quantité en tant que celle-ci est principe d'individuation, de telle sorte qu'elle ne peut s'étendre, par son action, à une autre matière. Seule la forme spirituelle et immatérielle, qui n'est pas restreinte par la quantité, peut influencer un autre être par son action.
Cet argument ne permet pas de conclure que la forme corporelle ne soit pas active, mais seulement qu’elle n'est pas agent universel. En tant qu'elle participe de quelque chose, il est nécessaire qu’elle participe de ce qui est propre à cette chose; par exemple, ce qui participe de la lumière participe de la visibilité. Agir, qui n'est pas autre chose que faire quelque chose en acte, est le propre de l'acte en tant qu'acte; c'est pourquoi tout agent produit un semblable à lui-même. Ainsi donc, du fait qu'une chose est une forme non délimitée par la matière soumise à la quantité, cette chose sera un agent indéterminé et universel. Si au contraire une chose est délimitée par telle matière, ce sera un agent restreint et particulier. Par conséquent, si le feu était une forme séparée, comme l'affirmèrent les platoniciens, il serait de quelque manière cause de toute combustion. Mais nous voyons que la forme du feu qui se trouve dans telle matière corporelle est cause de telle combustion déterminée, produite par tel corps dans tel corps.
Cependant, cette opinion d'Avicébron va plus loin que celle de Platon. En effet, Platon ne reconnaissait pas d'autres formes séparées que les formes substantielles. Il réduisait les accidents à des principes matériels, le grand et le petit, qu'il présentait comme premiers principes contraires, ainsi que d'autres présentaient le rare et le dense. C'est pourquoi aussi bien Platon qu'Avicenne, qui le suivait sur ce point, disaient que les agents corporels agissent selon les formes accidentelles, en disposant la matière à recevoir la forme substantielle; mais la perfection ultime, par l'introduction de la forme substantielle, vient d'un principe immatériel. C'est la deuxième opinion au sujet de l'action des corps, dont nous avons parlé en traitant de la création.
La troisième opinion est celle de Démocrite, qui pensait que l'action vient de l'émission des atomes par le corps qui agit, et que la modification subie vient de la réception de ces atomes dans les pores du corps du patient. Aristote attaque cette opinions: il en résulterait en effet que le corps ne subirait pas l'action par tout lui-même, et que la quantité du corps agissant diminuerait du fait de son action; ce qui est manifestement faux.
On doit donc dire que le corps agit, en tant qu'il est en acte, sur un autre corps en tant que celui-ci est en puissance.
Solutions:
1. Ce
mot de S. Augustin doit être entendu de toute la nature corporelle considérée
dans son ensemble; comme telle, elle n'a pas au-dessous d'elle de nature
inférieure, sur laquelle elle pourrait agir, comme la nature spirituelle sur la
nature corporelle et la nature incréée sur la créature. Au contraire, tel corps
est inférieur à tel autre en tant qu'il est en puissance à ce que l'autre corps
possède en acte.
2. De
là découle la solution de la deuxième objection. On doit cependant savoir que
quand Avicébron argumente ainsi: "Il y a quelque chose qui meut sans être
mû, à savoir le premier producteur des choses; donc il doit y avoir à l'opposé
quelque chose qui est mû et patient sans agir", on doit le lui concéder.
Mais il s'agit de la matière première, qui est pure puissance, comme Dieu est
acte pur. Le corps est composé de puissance et d'acte; comme tel, il est à la
fois agent et patient.
3. La
quantité n'empêche pas tout à fait la forme corporelle d'agir, nous venons de
le dire; elle l'empêche d'être agent universel, en tant que la forme est
indivisible et liée à une matière soumise à la quantité. La preuve qu'on
apporte sur le poids des corps est étrangère au sujet. Premièrement, parce que
l'addition de la quantité ne cause pas la gravité, comme cela est prouvé dans
le traité Du Ciel. Deuxièmement, parce qu'il est faux que le poids
retarde le mouvement. Tout au contraire: plus un corps est lourd plus il se
meut de son propre mouvement. Troisièmement, parce que l'action ne se fait pas
par mouvement local, comme disait Démocrite, mais par le fait que quelque chose
passe de la puissance à l'acte.
4. Le
corps n'est pas ce qui est le plus éloigné de Dieu: en effet il participe en
quelque chose d'une ressemblance avec l'être divin, par la forme qu'il a. Ce
qui est le plus distant de Dieu, c'est la matière première, qui n'agit en
aucune manière, puisqu'elle est seulement en puissance.
5. Le corps agit pour produire des formes accidentelles et des formes substantielles. En effet, une qualité active, comme la chaleur, bien qu'accidentelle, agit pourtant en vertu d'une forme substantielle à titre d'instrument; elle peut donc produire une forme substantielle; c'est ainsi que la chaleur naturelle, en tant qu'instrument de l'âme, agit dans la génération de la chair; elle produit au contraire un accident par sa propre puissance. - Et il n'est pas contraire à la raison d'accident qu'il dépasse son sujet dans l'action, mais seulement qu'il le dépasse en son essence; à moins d'imaginer qu'un accident numériquement identique passe de l'agent dans le patient, comme le supposait Démocrite, qui pensait que l'action se réalisait par un flux d’atomes.
Objections:
1. Il
semble que dans la matière corporelle il n'y ait pas de raisons séminales. Le
mot " raison " implique une existence spirituelle. Mais dans la
matière corporelle rien n'existe spirituellement; tout existe selon le mode de
la matière, où existe l'être corporel. Il n'y a donc pas de raisons séminales
dans la matière corporelle.
2. S.
Augustin dit que les démons réalisent certaines oeuvres en utilisant, par des
mouvements occultes, certaines semences qu'ils connaissent dans les éléments.
Mais les choses qu'on utilise grâce au mouvement local sont des corps, non des
raisons. Il est donc illogique de dire qu'il y a dans la matière corporelle des
raisons séminales.
3. La
semence est un principe actif. Mais, dans la matière corporelle, il n'y a pas
de principe actif, puisqu'il n'appartient pas à la matière d'agir par elle-même,
on l'a dit. Il n'y a donc pas de raisons séminales dans la matière corporelle.
4. On
dit que dans la matière corporelle il y a des raisons causales, qui semblent
suffisantes pour expliquer la production des choses. Mais les raisons séminales
diffèrent des raisons causales, puisque les miracles sont accomplis en
dépassant les raisons séminales, non les raisons causales. Il est donc
incohérent de dire que dans la matière corporelle il y a des raisons séminales.
Cependant:
S. Augustin affirme: "De toutes les choses qui naissent corporellement et visiblement, il existe des semences occultes, cachées dans les éléments corporels de notre monde. "
Conclusion:
Les dénominations se font habituellement à partir des choses les plus parfaites, dit Aristote. Mais dans toute la nature corporelle les corps vivants sont les plus parfaits. Aussi est-ce à partir des choses vivantes qu'on prend les noms attribués à toutes les choses naturelles. En effet, le nom même de " nature", dit Aristote, fut d'abord employé pour signifier la génération des vivants, qu'on appelle "native". Et puisque les vivants sont engendrés par un principe conjoint, comme le fruit par l'arbre, et le foetus par la mère à laquelle il est uni, on a appliqué le nom de nature à tout principe de mouvement existant en celui qui se meut. Il est manifeste que le principe actif et le principe passif de la génération des êtres vivants sont les semences par lesquelles les vivants sont engendrés. C'est donc à juste titre que S. Augustin appelle "raisons séminales" toutes les puissances actives et passives qui sont les principes des générations et des mouvements naturels.
On peut observer de pareilles puissances actives et passives en des ordres multiples. En effet, dit S. Augustin, elles sont d'abord principalement, et originellement dans le Verbe de Dieu lui-même, en tant que raisons idéales. Deuxièmement, elles sont dans les éléments du monde où elles ont été produites ensemble dès le commencement, dans leurs causes universelles. Troisièmement, elles sont dans les êtres qui sont produits au cours des temps par les causes universelles, comme dans telle plante et tel animal, en tant que causes particulières. Quatrièmement, elles sont dans les semences produites par les animaux et les plantes qui, dans la production des autres effets particuliers, jouent le rôle des causes primordiales universelles produisant les premiers effets.
Solutions:
1. Ces
puissances actives et passives des choses naturelles, s'il est vrai qu'on ne
peut les appeler raisons en tant qu'elle sont dans la matière corporelle, peuvent
cependant être dénommées ainsi par rapport à leur origine, en tant qu'elles
procèdent de raisons idéales.
2. Ces
puissances actives et passives se trouvent dans certaines parties corporelles;
et quand les démons s'en servent pour accomplir quelques effets, grâce au
mouvement local, on dit que ce sont des semences employées par les démons.
3. La
semence du mâle est le principe actif de la génération de l'animal; mais on
peut aussi appeler semence ce qui vient de la femelle, et qui est le principe
passif. Sous ce terme de semence on peut donc comprendre des forces actives et
passives.
4. Par ces paroles de S. Augustin au sujet de ces raisons séminales, on peut suffisamment comprendre que ces raisons séminales elles-mêmes sont aussi des raisons causales, comme la semence est aussi une sorte de cause. Car S. Augustin dit encore, au même livre: "De même que les mères portent leurs foetus, de même le monde porte des causes de ce qui va naître. " Pourtant, les raisons idéales peuvent être dites causales, mais non proprement séminales, parce que la semence n'est pas un principe séparé, et parce qu'il n'y a pas de miracle qui échappe aux "raisons idéales". De même, il n'y en a pas qui transgresse les puissances passives inscrites dans la créature, de telle sorte que puisse s'accomplir en elle tout ce que Dieu commandera. Mais on dit que des miracles s'accomplissent au-dessus des puissances actives naturelles et des puissances passives qui leur sont ordonnées, quand on affirme qu'ils dépassent le pouvoir des raisons séminales.
Objections:
1. S.
Jean Damascène déclare: "Nous disons que les corps célestes ne sont pas la
cause de quelqu'une des choses qui se font, ni de la corruption de celles qui
se défont, ils sont plutôt les signes des pluies et du changement de
l'atmosphère. "
2. Pour
accomplir quelque chose, il suffit qu'il y ait un principe actif et la matière.
Mais dans les corps inférieurs nous trouvons la matière passive, et aussi des
principes actifs contraires, la chaleur et le froid, etc. Il n'est donc pas
nécessaire pour causer les choses qui arrivent ici-bas, de faire appel à la
causalité des corps célestes.
3. Tout
principe actif produit un être semblable à lui. Mais nous voyons que tout ce
qui se fait dans notre monde inférieur s'accomplit parce que les choses sont
chauffées ou refroidies, humectées ou desséchées, et subissent d'autres
modifications du même genre. Cela ne se trouve pas dans les corps célestes.
Ceux-ci ne sont donc pas la cause de ce qui arrive ici-bas.
4.
Selon S. Augustin " rien n'est plus corporel que le sexe du corps. "
Mais celui-ci n'est pas causé par les corps célestes, comme nous en voyons la
preuve dans le fait que, de deux jumeaux nés sous une même constellation, l'un
est mâle, l'autre femelle. Donc les corps célestes ne sont pas la cause des
êtres corporels qui se font ici-bas.
Cependant:
S. Augustin dit: "Les corps lourds et inférieurs sont réglés dans un certain ordre par les corps plus subtils et plus puissants. " Et Denys: "La lumière du soleil contribue à la génération des corps sensibles, elle exerce une impulsion sur la vie, la nourrit, l'augmente et la perfectionne. "
Conclusion:
Puisque d'une part toute multiplicité procède de l'unité, et que d'autre part, ce qui est immobile n'a qu'une manière d'être, tandis que ce qui se meut en possède de multiples, on observe dans toute la nature que tout mouvement procède d'un être immobile. C'est pourquoi, plus certains êtres sont immobiles, plus ils sont la cause des êtres les plus mobiles. Or, parmi tous les autres corps, les corps célestes sont les plus immobiles; en effet, ils ne se meuvent que par mouvement local. C'est pourquoi les mouvements des corps inférieurs, qui sont variés et multiples, se ramènent au mouvement des corps célestes comme à leur cause.
Solutions:
1. La
parole de S. Jean Damascène doit être prise en ce sens que les corps célestes
ne sont pas la cause première de la génération et de la corruption des choses
d'ici-bas, comme le disaient ceux pour qui les corps célestes étaient des
dieux.
2. Les principes actifs dans les corps inférieurs ne se rencontrent que dans les qualités actives des éléments, qui sont la chaleur, le froid, etc. Si les formes substantielles des corps inférieurs ne se diversifiaient que d'après ces accidents auxquels d'anciens physiciens ont attribué pour principes le rare et le dense, il ne faudrait pas supposer d'autre principe actif au-dessus de ces corps inférieurs: ils suffiraient pour agir. Mais, si l'on observe bien, il apparaît que ces accidents se comportent comme des dispositions matérielles aux formes substantielles des corps naturels. Mais la matière ne suffit pas pour agir. Et c'est pourquoi l'on doit poser un autre principe actif au-dessus de ces dispositions matérielles.
Aussi les platoniciens affirmèrent-ils l'existence d'espèces séparées. Ce serait en participant d'elles que les corps inférieurs obtiennent leurs formes substantielles. Mais cela ne semble pas suffire. Car les espèces séparées se comporteraient toujours de la même manière, puisqu'elles sont supposées immobiles. Et il s'ensuivrait qu'il n'y aurait aucune variation dans la génération et la corruption des corps inférieurs; or il est clair que c'est faux.
C'est pourquoi, selon
Aristote, il est nécessaire de reconnaître l'existence d'un principe actif
mobile, qui par sa présence et son absence cause une variation dans la
génération et la corruption des corps inférieurs. Ce principe, ce sont les
corps célestes. C'est pourquoi tout ce qui engendre dans les corps inférieurs, meut
vers une espèce déterminée, comme étant l'instrument du corps céleste; d'où
l'axiome, d'Aristote: "Ce qui engendre l'homme, c'est l'homme et le
soleil. "
3. Les
corps célestes ne sont pas semblables aux corps inférieurs par une similitude
d'espèce, mais en tant que, par une puissance universelle, ils contiennent en
eux tout ce qui est engendré dans les corps inférieurs; de la même manière, nous
disons que toutes choses sont semblables à Dieu.
4. Les actions des corps célestes sont reçues dans les corps inférieurs de manière diverse, selon la disposition diverse de la matière. Il arrive parfois que la matière de la conception humaine n'est pas disposée totalement en vue du sexe masculin; alors elle forme en partie un mâle, en partie une femelle. S. Augustin introduit cet argument pour réfuter la divination par les astres: car les effets des astres varient aussi dans les choses corporelles selon la disposition diverse de la matière.
Objections:
1. Il
semble que oui. En effet, les corps célestes, quand ils sont mus par les
substances spirituelles, comme on l'a dit plus haute, agissent sous leur
impulsion comme des instruments. Mais ces substances spirituelles sont
supérieures à nos âmes. Il semble donc qu'elles puissent agir sur nos âmes, et,
de la sorte, causer nos actes humains.
2. Tout
ce qui est multiforme se ramène à un principe uniforme. Or les actes humains
sont variés et multiformes. Il semble donc qu'ils se ramènent aux mouvements uniformes
des corps célestes comme à leurs principes.
3. Les
astrologues annoncent fréquemment la vérité au sujet de déclarations de guerres
et d'autres actes humains, dont les principes sont l'intelligence et la volonté;
ils ne pourraient pas le faire si les corps célestes n'étaient pas la cause des
actes humains.
Cependant:
S. Jean Damascène dit que " les corps célestes ne sont aucunement la cause des actes humains ".
Conclusion:
Les corps célestes agissent directement et par eux-mêmes sur les êtres corporels, mais seulement indirectement et par accident sur les puissances de l'âme, lesquelles sont les actes des organes corporels; car les actes de ces puissances sont nécessairement empêchés par ce qui empêche le jeu des organes, ainsi par exemple, l'oeil trouble ne voit pas bien. Si l'intelligence et la volonté étaient des puissances liées à des organes corporels (comme l'ont affirmé certains qui prétendaient que l'intelligence ne diffère pas du sens), il s'ensuivrait nécessairement que les corps célestes seraient la cause des choix et des actes humains. Et il en résulterait que l'homme serait poussé à ses actes par un instinct naturel, comme les autres animaux, chez lesquels il n'y a que des puissances liées à des organes corporels. En effet, ce qui s'accomplit dans ces vivants inférieurs à la suite de l'impulsion des corps célestes s'accomplit naturellement. Il s'ensuivrait que l'homme ne posséderait pas le libre arbitre, mais que ses actes seraient déterminés comme ceux des êtres naturels, ce qui est manifestement faux, et contraire au comportement humain.
Mais on doit admettre que les impulsions des corps célestes peuvent agir indirectement et par accident sur l'intelligence et la volonté, en tant que l'intelligence aussi bien que la volonté sont plus ou moins tributaires des puissances inférieures qui sont liées à des organes. Mais sur ce point l'intelligence et la volonté se comportent différemment. En effet, l'intelligence est nécessairement tributaire des puissances inférieures de connaissance; c'est pourquoi son activité est nécessairement troublée si les puissances de l'imagination, de la cogitative ou de la mémoire le sont elles-mêmes. Tandis que la volonté ne suit pas fatalement l'inclination de l'appétit inférieur. Car, bien que les passions de l'irascible et du concupiscible exercent une certaine pression pour incliner la volonté, celle-ci garde le pouvoir de les suivre ou d'y résister. C'est pourquoi l'impulsion des corps célestes, capable de modifier les puissances inférieures, influence moins la volonté, qui est la cause immédiate des actes humains, qu'elle n'influence l'intelligence.
Affirmer que les corps célestes sont la cause des actes caractérise donc ceux qui disent que l'intelligence ne diffère pas du sens. C'est pourquoi certains d'entre eux disaient que " la volonté chez les hommes est telle que l'a mise au jour le père des hommes et des dieux ". Donc, puisqu'il est clair que l'intelligence et la volonté ne sont pas les actes d'organes corporels, il est impossible que les corps célestes soient la cause des actes humains.
Solutions:
1. Les
substances spirituelles qui meuvent les corps célestes agissent sur les êtres
corporels par l'intermédiaire des corps célestes; elles agissent sur
l'intelligence sans intermédiaire, en l'éclairant. Mais elles ne peuvent pas
modifier la volonté, comme nous l'avons vue.
2. De
même que la multitude des formes des mouvements corporels se ramène à
l'uniformité des mouvements célestes comme à sa cause, ainsi la multitude des
actes produits par l'intelligence et la volonté remonte au principe uniforme
qui est l'intelligence et la volonté de Dieu.
3. Le plus grand nombre des hommes suivent leurs passions, qui sont des mouvements de l'appétit sensible auxquels peuvent coopérer les corps célestes; mais un petit nombre sont des sages qui résistent à ces passions. C'est pourquoi les astrologues peuvent prédire l'avenir dans le plus grand nombre des cas, surtout d'une façon générale. Mais non pour des cas spéciaux, car rien n'empêche qu'un homme résiste aux passions par son libre arbitre. C'est pourquoi les astrologues eux-mêmes disent que l'homme sage domine les astres, en tant qu'il domine ses passions.
Objections:
1. Il
semble que les corps célestes puissent exercer une action sur les démons
eux-mêmes. En effet, les démons tourmentent, selon les phases de la lune, certains
hommes, qu'on appelle à cause de cela des lunatiques, comme on le voit chez S.
Matthieu (4, 24 et 17, 14): Mais cela ne serait pas s'ils n'étaient pas soumis
aux corps célestes. Les démons sont donc soumis à l'action de ces corps
célestes.
2. Les
nécromanciens observent certaines constellations pour invoquer les démons. Ils
ne les invoqueraient pas à partir des corps célestes, si les démons ne leur
étaient pas soumis.
3. Les
corps célestes sont plus puissants que les corps inférieurs. Mais les démons
sont soumis à certains corps inférieurs; comme " des herbes, des pierres, des
animaux, certains sons, des formules déterminées, des figures ou des images
" selon le mot de Porphyre cité par S. Augustin. A plus forte raison les
démons sont-ils soumis à l'action des corps célestes.
Cependant:
les démons, selon l'ordre de la nature, sont supérieurs aux corps célestes. Or, l'agent est supérieur au patient, comme dit S. Augustin. Les démons ne sont donc pas soumis à l'action des corps célestes.
Conclusion:
Au sujet des démons, il y eut trois opinions. Premièrement, celle des péripatéticiens, qui nièrent l'existence des démons, et qui attribuèrent à la puissance des corps célestes ce qu'on attribue au démon selon l'art de la nécromancie. De là cette sentence de Porphyre rapportée par S. Augustin: "Des hommes réalisent sur terre des puissances capables de produire les divers effets attribués aux astres. " Mais cette opinion est manifestement fausse. L'expérience enseigne que beaucoup de choses sont accomplies par les démons, alors que la puissance des corps célestes n'y suffirait en aucune façon; par exemple, que les possédés parlent une langue inconnue, qu'ils récitent des vers et des sentences qu'ils n'ont jamais apprises, que les nécromanciens fassent parler et se mouvoir des statues, etc.
Ces faits poussèrent les platoniciens à affirmer que les démons sont " des animaux au corps aérien et à l'esprit passif", comme S. Augustin le dit en citant Apulée. Telle est la seconde opinion, selon laquelle on pourrait dire que les démons sont soumis aux corps célestes, comme nous l'avons dit des hommes.
Mais cette opinion, d'après ce que nous avons dit antérieurement, est fausse. Nous disons en effet que les démons sont des substances intellectuelles non unies à des corps. Il est donc évident qu'ils ne sont pas soumis à l'action des corps célestes, ni par eux-mêmes ni par accident, ni directement ni indirectement.
Solutions:
1. Que
les démons tourmentent les hommes selon certaines phases de la lune, cela
provient de deux causes. Premièrement, parce qu'ils veulent " jeter le
discrédit sur une créature de Dieu", la lune, disent S. Jérôme et S. Jean
Chrysostome. Secondement, parce que, ne pouvant agir qu'au moyen des puissances
naturelles, ils tiennent compte dans leurs oeuvres des aptitudes des corps à
l'égard des effets cherchés. Or, il est manifeste que le cerveau est la plus
humide de toutes les parties du corps, comme dit Aristote, et donc qu'il est
davantage soumis à l'action de la lune, dont la propriété est de mouvoir les
humeurs. C'est dans le cerveau que les forces animales atteignent leur
perfection; c'est pourquoi les démons troublent l’imagination de l'homme selon
certaines phases de la lune, quand ils estiment que le cerveau y est plus
disposé.
2. Les
démons qu'on appelle sous certaines constellations viennent pour deux causes:
d'abord, pour entraîner les hommes dans cette erreur de croire qu'il y a
quelque chose de divin dans les étoiles; ensuite, parce qu'ils observent que
sous certaines constellations la matière corporelle est plus disposée aux
effets pour lesquels on fait appel à eux.
3. Comme dit S. Augustin, " les démons sont attirés par divers genres de pierres, d'herbes, de bois, d'animaux, de chants, de rites, non comme les animaux sont attirés par les aliments, mais comme les esprits sont attirés par certains signes", en tant que ces choses leur sont offertes en signe d'honneur divin, ce dont ils sont avides.
Objections:
1. Il
semble que oui. Car, lorsque la cause suffisante est posée, l'effet suit
nécessairement. Mais les corps célestes sont cause suffisante de leurs effets.
Donc, puisque les corps célestes, avec leurs mouvements et leurs dispositions, sont
posés comme des êtres nécessaires, il semble que leurs effets suivent
nécessairement.
2.
L'effet d'un agent aboutit nécessairement dans la matière quand la puissance de
l'agent est telle qu'elle peut se soumettre toute la matière. Mais toute la
matière des corps inférieurs est soumise à la puissance des corps célestes qui
les dépasse en excellence. C'est donc nécessairement que l'efficacité des corps
célestes est reçue dans la matière corporelle.
3. Si
l'effet du corps céleste ne se produisait pas nécessairement, ce serait parce
qu'une cause l'empêcherait. Mais toute cause corporelle qui pourrait empêcher
l'effet d'un corps céleste doit nécessairement être ramenée à quelque principe
céleste, puisque les corps célestes sont la cause de tout ce qui se produit.
Donc, puisque ce principe céleste est lui-même nécessaire, il s'ensuit que
l'effet de l'autre corps céleste sera empêché nécessairement; et ainsi tout ce
qui arrive ici-bas arrive en vertu de la nécessité.
Cependant:
Aristote dit qu' " il n'est pas exclu que beaucoup de choses ne se produisent pas malgré les signes célestes qui sont dans les corps, et les eaux et les vents ". C'est donc que les effets des corps célestes ne se réalisent pas tous nécessairement.
Conclusion:
Cette question est en partie résolue par ce que nous avons déjà dit, mais elle présente encore une certaine difficulté. Nous avons montré que, malgré certaines inclinations produites dans la nature corporelle par l'impulsion des corps célestes, la volonté ne suit pas nécessairement ces inclinations. Il n'est donc pas impossible que l'action volontaire empêche l'effet des corps célestes, non seulement dans l'homme lui-même, mais aussi dans les autres domaines auxquels s'étend l'activité des hommes.
Mais dans les êtres naturels on ne trouve aucun principe semblable, qui ait la liberté de suivre ou non les impulsions célestes. Il semble donc que, dans ces êtres au moins, tout arrive par nécessité, selon l'antique opinion de ceux qui, supposant que tout ce qui existe a une cause, et que la cause étant posée l'effet suit nécessairement, concluaient que toutes choses arrivent par nécessité. Aristote rejette cette opinion en repoussant deux suppositions de ses tenants.
Premièrement, en effet, il n'est pas vrai que, n'importe quelle cause étant posée, il est nécessaire que l'effet suive; il y a des causes qui sont ordonnées à leurs effets non nécessairement, mais la plupart du temps, et qui parfois échouent par exception. Mais, puisque ces causes échouent par exception uniquement parce qu'une autre cause les empêche, il semble que l'inconvénient susdit n'est pas évité, puisque l'obstacle opposé à ces causes arrive en vertu de la nécessité.
Il faut donc dire, secondement, que tout ce qui est par soi a une cause, tandis que ce qui arrive par accident n'a pas de cause, parce qu'il n'est pas un véritable être, n'étant pas vraiment un. En effet, le fait d'être blanc a sa cause, comme le fait d'être musicien a la sienne; mais l'assemblage de ces deux qualités n'a pas de cause parce qu'il n'est pas vraiment un être, ni vraiment un.
Il est manifeste que la cause qui empêche l'action d'une autre cause, ordonnée à son effet dans la plupart des cas, concourt avec elle seulement par accident; ce concours n'a donc pas de cause réelle, puisqu'il est seulement accidentel. Et voilà pourquoi ce qui est le résultat de ce concours ne provient pas d'une cause préexistante, dont il sortirait nécessairement. Ainsi, si un corps terrestre enflammé est produit dans la partie supérieure de l'air et s'il en tombe, la cause en est une puissance céleste. Et de même, si sur la surface de la terre il y a une matière combustible, cela peut se ramener à quelque principe céleste. Mais si le feu tombant du ciel rencontre cette matière combustible, cela n'a pas pour cause un corps céleste, mais ne se réalise que par accident. Il est donc évident que les effets des co s célestes ne sont pas tous soumis à la nécessités.
Solutions:
1. Les
corps célestes sont cause des effets inférieurs par l'intermédiaire de causes
particulières inférieures, qui peuvent échouer par exception.
2. La
puissance du corps céleste n'est pas infinie. Il requiert donc, pour réaliser
son effet, des dispositions déterminées de la matière, quant à la distance
locale et à d'autres dispositions. C'est pourquoi, de même que la distance
locale empêche l'effet du corps céleste (en effet le soleil ne produit le pas
la même chaleur en Dacie qu'en Éthiopie), de même la grossièreté de la matière,
ou sa froideur, ou sa chaleur, ou d'autres dispositions similaires, peuvent
empêcher l'effet du corps céleste.
3. La cause qui empêche l'effet d'une autre peut se ramener à quelque corps céleste comme à sa source; pourtant, la conjonction de ces deux causes, puisqu'elle est accidentelle, ne remonte pas à une cause céleste, comme nous venons de le dire.
1. Le destin existe-t-il? - 2. Où se trouve-t-il? - 3. Est-il immuable? - 4. Tout lui est-il soumis?
Objections:
1. S.
Grégoire dit dans une homélie de l'Épiphanie: "Que jamais les coeurs des
fidèles n'aillent dire que le destin est quelque chose. " 2. Les choses
qui sont menées par le destin ne sont pas imprévues. Car, dit S. Augustin:
"Nous savons que le mot "destin" (fatum) vient de parler
(fari), c'est-à-dire de ce qui est exprimé par la parole. " Aussi
dit-on accomplies par le destin les choses qui ont été prédites auparavant par
quelqu'un qui les détermine. Or les choses prévues ne sont pas fortuites ni
accidentelles. Donc, si les choses étaient menées par le destin, le hasard et
la bonne fortune en seraient exclus.
Cependant:
ce qui n'existe pas est indéfinissable. Mais Boèce définit ainsi le destin: "Une disposition inhérente aux choses changeantes, par laquelle la Providence soumet tout à ses ordres. " Le destin est donc une réalité.
Conclusion:
Dans les choses inférieures nous voyons que certaines proviennent de la fortune ou du hasard. Mais il arrive parfois qu'une chose provenant de causes inférieures est fortuite ou accidentelle, alors que, rattachée à une cause supérieure, elle apparaît comme voulue pour elle-même. Si par exemple deux serviteurs d'un mettre sont envoyés par lui dans le même lieu à leur insu, la rencontre de ces deux serviteurs, si on la réfère à eux, est fortuite, puisqu'elle se produit en dehors de leur intention; mais si l'on considère le maître qui avait préparé cette rencontre, elle n'est pas fortuite, mais voulue pour elle-même.
Certains penseurs ne voulurent pas rattacher à une cause supérieure les choses fortuites qui arrivent dans les êtres inférieurs. Ceux-là nièrent le destin et la Providence, comme S. Augustin le rapporte de Cicéron, ce qui est contraire à ce que nous avons dit antérieurement de la Providence.
D'autres voulurent rapporter à une cause supérieure, qui serait les corps célestes, tout ce qui arrive de fortuit et d'accidentel dans les êtres inférieurs, soit dans la nature, soit chez les hommes. Selon cette opinion, le destin ne serait pas autre chose qu'une disposition des astres sous lesquels chacun a été conçu ou est né.
Mais cela ne tient pas pour deux raisons. Premièrement, au sujet des choses humaines. Nous avons montré en effet - que les actes humains ne sont soumis à l'action des corps célestes que par accident et indirectement. Or une cause fatale, puisqu'elle détermine les choses qui sont accomplies par destin, doit être directement et par elle-même la cause de ce qui se réalise. Secondement, au sujet de toutes les choses qui arrivent par accident, nous avons ditf que ce qui arrive par accident n'est à proprement parler ni être ni un. Mais l'action de toute nature a pour terme quelque chose d'un. Il est donc impossible que ce qui existe par accident soit, par soi, l'effet de quelque principe naturel actif. Il n'y a en effet aucun être de la nature qui puisse par lui-même faire que quelqu'un qui veut creuser une tombe découvre un trésor. Mais il est manifeste que tout corps céleste agit à la manière d'un principe naturel; ses effets dans notre monde sont donc naturels. Donc, il est impossible qu'une puissance active d'un corps céleste soit la cause des choses qui arrivent par accident, soit par hasard, soit par bonne fortune.
Il faut donc dire que ce qui arrive ici-bas par accident, soit dans le domaine naturel, soit dans le domaine humain, se ramène à une cause préordinatrice qui est la Providence divine. Car rien ne s'oppose à ce que l'être par accident soit considéré comme un par quelque intelligence. Sinon l'intelligence ne pourrait pas construire cette proposition: celui qui creuse un tombeau trouve un trésor. Et de même que l'esprit peut saisir cela, il peut le réaliser; si par exemple quelqu'un, sachant en quel lieu se trouve caché un trésor, pousse un paysan qui l'ignore à creuser là une tombe. Rien n'empêche donc que ce qui arrive ici par accident, comme étant fortuit ou l'effet du hasard, se ramène à une cause organisatrice, et qui agit par intelligence, surtout si c'est l'intelligence divine. En effet, Dieu seul peut modifier la volonté, comme nous l'avons vu. C'est pourquoi l'ordonnance des actes humains, dont le principe est la volonté, doit être attribuée à Dieu seul.
Ainsi donc, en tant que les choses qui arrivent ici-bas sont soumises à la Providence divine qui les préordonne et en quelque sorte les dit d'avance, nous pouvons admettre le destin. Cependant les Pères ont refusé d'employer ce mot, à cause de ceux qui s'en servaient abusivement pour désigner la vertu attribuée à la position des astres. C'est pourquoi S. Augustin dit: "Si quelqu'un attribue au destin les choses humaines parce qu'il désigne sous ce nom la volonté et la puissance de Dieu, qu'il garde sa pensée, mais corrige son expression. " C'est en ce sens que S. Grégoire nie l'existence du destin.
Solutions:
1. Cela
résout la première objection.
2. Rien n'empêche que certaines choses soient fortuites ou accidentelles par rapport à leurs causes prochaines, et ne le soient pas par rapport à la Providence divine, car c'est ainsi, dit S. Augustin que " rien n'arrive par hasard dans le monde ".
Objections:
1. Il
semble qu'il ne soit pas dans les choses créées. S. Augustin dit en effet:
"On désigne par le mot de destin la volonté même ou le pouvoir de Dieu.
" Or, la volonté et le pouvoir de Dieu ne sont pas dans les créatures, mais
en Dieu. Le destin n'est donc pas dans les choses créées, mais en Dieu.
2. Par
rapport aux choses accomplies par le destin, celui-ci est considéré comme leur cause,
ainsi que le démontre notre manière même de nous exprimer. Mais la cause
universelle, par soi, des choses qui arrivent ici-bas par accident, c'est Dieu
seul. Le destin est donc en Dieu et non dans les choses créées.
3. Si
le destin est dans les créatures, il doit être substance ou accident. Qu'il
soit l'une ou l'autre, il doit être multiplié selon la multitude des créatures.
Puisque, au contraire, le destin semble être unique, il ne doit pas être dans
les créatures, mais en Dieu.
Cependant:
Boèce dit que " le destin est une disposition inhérente aux choses mobiles ".
Conclusion:
Comme nous l'avons vu, la Providence divine accomplit son oeuvre par des causes intermédiaires. La disposition de ses effets peut donc être considérée de deux manières. D'abord en tant qu'elle est en Dieu même; et alors l'ordination de ses effets s'appelle la Providence. Mais en tant que l'on considère cette ordonnance dans les causes intermédiaires, ordonnées par Dieu pour produire certains effets, alors elle constitue le destin. C'est à cela que fait allusion Boèce -: "Ou bien le destin est réalisé par des esprits qui sont au service de la Providence divine: soit l'âme, soit toute la nature, soumise à Dieu. Ou bien la série des fatalités est tissée par les mouvements célestes des astres, ou la puissance angélique, ou les agissements variés des démons, soit quelques-uns seulement, soit tous. " Nous avons parlé de tout cela en détail précédemment. Il est donc manifeste que le destin est dans les causes créées elles-mêmes, en tant qu'elles sont ordonnées par Dieu à produire certains effets.
Solutions:
1.
L'ordonnance des causes secondes que S. Augustin appelle " enchaînement
des causes", ne constitue pas le destin, sauf en tant qu'elle dépend de
Dieu. C'est pourquoi l'on peut dire que, comme causes, la puissance et la
volonté de Dieu peuvent être appelées destin. Mais le destin est
essentiellement cette disposition ou enchaînement, qui est l'ordre des causes
secondes.
2. Le
destin a raison de cause autant que les causes secondes dont l'organisation est
appelée destin.
3. Le destin est appelé disposition, non comme celle qui est dans le genre qualité, mais en tant que la disposition désigne un ordre qui n'est pas une substance, mais une relation. Cet ordre, si nous le référons à son principe, est un: on dira ainsi que le destin est un. Mais si nous le considérons en relation avec ses effets ou avec les causes intermédiaires, alors il est multiple; ce qui faisait dire à Virgile: "Tes destins t'entraînent. "
Objections:
1. Le
destin ne semble pas immuable, car Boèce dit: "Ce qu'est le raisonnement
par rapport à l'intelligence, ce qui est engendré par rapport à ce qui est, le
temps par rapport à l'éternité, le cercle par rapport au point central, tel est
l'enchaînement mobile du destin par rapport à la simplicité stable de la
Providence. "
2.
Comme dit Aristote: "Si nous changeons, les choses qui sont en nous
changent aussi. " Mais le destin est " une disposition inhérente aux
choses mobiles", dit Boèce. Il est donc changeant.
3. Si
le destin est immuable, les choses qui lui sont soumises arrivent immuablement
et par nécessité. Mais il semble que ce sont surtout les choses contingentes
qui se trouvent dans ce cas et qui sont attribuées au destin. Il n'y a donc
rien de contingent dans les choses, mais tout se produit en vertu d'une
nécessité.
Cependant:
Boèce dit que " le destin est une disposition immuable ".
Conclusion:
Cette disposition des causes secondes que nous nommons destin peut être considérée de deux manières: d'une part dans les causes secondes elles-mêmes, qui se trouvent ainsi disposées ou ordonnées; d'autre part dans leur relation avec le principe premier qui ordonne toutes choses, Dieu. Certains affirment donc que l'enchaînement même ou disposition des causes était par lui-même nécessaire, de telle sorte que toutes choses se produiraient par nécessité, puisque tout effet a une cause et que, celle-ci étant posée, l'effet suivrait nécessairement. Mais d'après ce que nous avons dit, cela est manifestement faux. D'autres au contraire affirmèrent que le destin est mobile, même en tant qu'il dépend de la Providence divine. C'est pour cela que les Égyptiens disaient qu'on pouvait changer le destin par certains sacrifices, comme le rapporte S. Grégoire de Nysse. Mais nous avons précédemment Il rejeté cette thèse qui contredit l'immutabilité de la Providence divine.
On doit donc dire que le destin, considéré dans les causes secondes, est sujet au changement; mais, en tant qu'il est soumis à la Providence divine, il est doté d'immutabilité par une nécessité non pas absolue mais conditionnelle. Ainsi disons-nous que cette proposition conditionnelle est vraie ou nécessaire: si Dieu a prévu que cela arrivera, cela se fera. C'est pourquoi, quand Boèce eut dit que l'enchaînement du destin était mobile, il a ajouté un peu plus loin: "Mais quand il découle des décrets de la divine Providence, il est nécessaire qu'il devienne immuable. "
Solutions:
Tout cela répond aux Objections.
Objections:
1. Il
semble bien, car Boèce dit " L'enchaînement du destin meut le ciel et les
astres; il équilibre l'action réciproque des éléments, et les transforme par
des modifications successives, il renouvelle toutes les choses qui naissent ou
qui meurent, par les progrès semblables des embryons et des semences; il
enserre les actes et les fortunes des hommes par la connexion indissoluble des
causes. " Il semble donc que rien ne fasse exception et n'échappe à
l'enchaînement du destin.
2. S.
Augustin dit que " le destin est quelque chose en tant qu'il se rattache à
la volonté et à la puissance de Dieu ". Mais la volonté de Dieu est la
cause de tout ce qui se fait, comme dit le même saint. Tout est donc soumis au
destin.
3. Le
destin, selon Boèce, " est une disposition inhérente aux réalités mobiles
". Mais toutes les créatures sont mobiles, et Dieu seul est vraiment
immuable, nous l'avons vu antérieurement. Le destin est donc dans toutes les
créatures.
Cependant:
Boèce dit que " certaines choses placées sous l'action de la Providence surpassent l'enchaînement du destin ".
Conclusion:
Comme nous l'avons dit, le destin est l'ordonnance des causes secondes à l'égard des effets préparés par Dieu. Donc tout ce qui est soumis aux causes secondes est soumis aussi au destin. Mais, s'il y a des choses qui sont accomplies par Dieu sans intermédiaire, parce qu'elles ne sont pas soumises aux causes secondes, elles ne le sont pas non plus au destin: telles sont la création du monde, la glorification des substances spirituelles, etc. C'est dans ce sens que Boèce Il dit que " les choses proches de la divinité et fixées avec stabilité par elle, dépassent l'ordre de la mutabilité fatale ". Il en résulte évidemment que " plus une chose s'éloigne de la pensée première, plus elle est enchaînée par les liens puissants du destin", car elle est davantage soumise à la nécessité des causes secondes.
Solutions:
1. Tout
ce qui se touche ici-bas est accompli par Dieu à travers les causes secondes;
c'est donc enfermé dans l'enchaînement du destin. Mais cela ne vaut pas pour
toutes les autres choses, comme nous venons de le dire.
2. Le
destin se ramène à la volonté et à la puissance de Dieu comme à son premier
principe. Il n'est donc pas nécessaire que tout ce qui est soumis à la volonté
et au pouvoir de Dieu soit soumis au destin, comme nous l'avons dit.
3. Bien que toutes les créatures soient à certain point de vue mobiles, cependant quelques-unes d'entre elles ne procèdent pas de choses créées mobiles. Elles ne sont donc pas soumises au destin, comme nous venons de le dire.
Nous devons étudier maintenant ce qui concerne l'action de l'homme, qui est une créature composée d'esprit et de matière.
Nous considérerons d'abord l'action de l'homme (Q. 117); puis la propagation de celui-ci (Q. 118).
1. Un homme peut-il instruire un autre homme, en causant chez lui la science? - 2. Un homme peut-il instruire un ange? - 3. L'homme peut-il par la puissance de son âme modifier la matière corporelle? - 4. L'âme humaine séparée peut-elle imprimer aux corps un mouvement local?
Objections:
1. Il
ne semble pas. Le Seigneur dit en effet (Mt 23, 8): "Ne vous faites pas
appeler maîtres. " Et on lit dans la Glose de S. Jérôme: "N'attribuez
pas aux hommes un honneur divin. " Être maître concerne donc proprement
l'honneur divin. Or instruire est le propre du maître. L'homme ne peut donc pas
instruire: c'est le propre de Dieu.
2. Si
un homme en instruit un autre, c'est seulement parce qu'il agit par sa science
pour causer la science chez l'autre. Mais la qualité par laquelle quelqu'un
agit pour produire quelque chose de semblable à lui est une qualité active. Il
s'ensuit que la science est une qualité active, comme la chaleur.
3.
L'acquisition de la science requiert une lumière intelligible, et l'espèce de
la chose connue: Mais l'homme ne peut produire chez un autre ni l'une ni
l'autre. L'homme ne peut donc pas, en enseignant, produire la science chez un
autre.
4. Le
docteur ne peut faire plus, pour son disciple, que de lui proposer certains
signes, en exprimant quelque chose par des mots ou par des gestes. Mais, en
proposant ces signes, on ne peut pas instruire un autre en causant en lui la
science; en effet, on lui propose des signes ou bien de choses déjà connues, ou
bien de choses inconnues. S'il s'agit de choses déjà connues, celui à qui les
signes sont présentés possède déjà la science; il ne la reçoit donc pas du
maître. S'il s'agit de choses inconnues, il n'apprend rien grâce à ces signes;
imaginons que l'on propose à un latin des mots grecs, dont celui-ci ignore la
signification: par cette méthode on ne pourrait rien lui apprendre. L'homme ne
peut donc en aucune manière en instruire un autre en causant en lui la science.
Cependant:
S. Paul dit (1 Tm 2, 7): "Dans le Christ, j'ai été établi prédicateur et Apôtre, docteur des nations pour la foi et la vérité. "
Conclusion:
A ce sujet il y a eu diverses opinions. Averroès affirma qu'il n'y avait qu'un seul intellect pour tous les hommes, nous en avons déjà parlé; il s'ensuivrait que tous les hommes ont les mêmes espèces intelligibles. Averroès en concluait qu'un homme ne peut causer dans un autre, par son enseignement, une autre science que la sienne propre; il ne peut que communiquer la science qu'il possède lui-même, en portant l'autre à ordonner les images dans son âme afin qu'elles soient convenablement disposées en vue de l'appréhension intelligible. Cette opinion a ceci de vrai que c'est la même science qui se trouve chez le disciple et chez le maître, si nous situons l'identité dans l'unicité de la chose connue: c'est bien la même vérité réelle qui est connue par le disciple et par le maître. Mais cette opinion est fausse lorsqu'elle affirme qu'il existe un seul intellect pour tous les hommes, et les mêmes espèces intelligibles, qui différeraient seulement par la diversité des images; nous avons vu cela antérieurement.
Les platoniciens tenaient une autre opinion pour eux, la science, dès l'origine, est dans nos âmes, par participation des formes séparées, comme nous l'avons vu. Mais l'âme est empêchée, par son union avec le corps, de considérer librement les choses dont elle possède la science. A ce compte, le disciple n'acquiert pas une science nouvelle qui lui viendrait de son maître, mais celui-ci l'excite à considérer les choses dont il a déjà la connaissance; apprendre ne serait donc pas autre chose que se rappeler. Ils affirmaient ainsi que les agents naturels nous disposent seulement à recevoir les formes que la matière corporelle acquiert en participant aux espèces séparées (ou idées subsistantes). Mais nous avons montré, au contraire, que l'intellect possible de l'âme humaine est en puissance pure par rapport aux choses intelligibles, selon Aristote.
Aussi faut-il parler autrement, et dire que l'enseignant cause la science chez l'enseigné, en le faisant passer de la puissance à l'acte, comme dit encore Aristote. Pour en être persuadés, nous devons observer que, parmi les effets dérivant d'un principe extérieur, il y en a qui dérivent seulement de ce principe; ainsi la forme d'une maison est produite dans la matière uniquement par l'art de l'architecte. Mais il y a un effet qui dépend tantôt d'un principe extérieur, tantôt d'un principe intérieur; ainsi la santé est causée chez le malade tantôt par un principe extérieur, qui est l'art médical, tantôt par un principe intérieur, comme lorsqu'on est guéri par la force de la nature. Dans de pareils effets il faut observer deux points. D'abord, que l'art imite la nature dans sa manière d'agir; en effet, la nature guérit le malade en altérant, en digérant, ou en expulsant la matière qui cause la maladie; c'est ainsi que l'art médical opère. Ensuite, il faut observer que le principe extérieur, c'est-à-dire l'art, n'agit pas de la même manière que l'agent principal, mais comme un auxiliaire qui seconde cet agent principal (le principe intérieur) en le fortifiant, et en lui procurant les instruments et les secours dont la nature se sert pour produire ses effets; c'est ainsi que le médecin fortifie la nature et lui procure les aliments et les remèdes quelle emploie pour atteindre sa fin.
L'homme acquiert la science et par un principe intérieur, comme on le constate chez celui qui acquiert la science par découverte personnelle; et par un principe extérieur, comme on le voit chez celui qui reçoit l'enseignement. En tout homme, en effet, il y a un principe de science: la lumière de l'intellect agent, par laquelle l'homme connaît dès l'origine, naturellement, quelques principes universels de toutes les sciences. Mais lorsqu'il applique ces principes universels à des réalités particulières, dont il reçoit par les sens le souvenir et l'expérience, il acquiert par sa propre découverte la science de ce qu'il ignorait: il va du connu à l'inconnu. C'est pourquoi le docteur, partant de ce que connaît son disciple, le conduit à la connaissance des choses qu'il ignorait, selon ce que dit Aristote: "Tout enseignement et toute discipline se fait à partir d'une connaissance préalable. "
Le maître conduit son disciple du connu à la connaissance de l'inconnu de deux manières. D'une part, en lui proposant des aides ou des instruments, afin que son intelligence s'en serve pour acquérir la science; par exemple lorsqu'il lui expose quelques propositions moins universelles, que l'élève peut juger en vertu de ce qu'il sait déjà, ou quand il lui propose quelques exemples sensibles, ou semblables ou opposés, ou d'autres moyens par lesquels l'intelligence de l'élève est conduite à la connaissance de la vérité inconnue. D'autre part il fortifie l'intelligence du disciple non pas en lui communiquant une vertu active, comme s'il avait une nature supérieure (nous l'avons dit plus hauti en parlant de l'illumination des anges, car toutes les intelligences humaines sont du même degré dans l'ordre de la nature), mais en montrant au disciple l'ordre entre les principes et les conclusions. Car, par lui-même, le disciple n'aurait peut-être pas une puissance de raisonnement suffisante pour déduire les conclusions de leurs principes. C'est pourquoi Aristote dit: "La démonstration est un syllogisme qui engendre la science. " C'est par cette méthode d'exposition que l'on rend savant l'auditeur.
Solutions:
1.
Comme nous venons de le dire, l'homme qui enseigne n'exerce qu'un ministère
extérieur, comme le médecin qui soigne; mais, de même que la nature intérieure
est la cause principale de la guérison, de même la lumière de l'intelligence est
la cause principale de la science. L'une et l'autre viennent de Dieu. C'est
pourquoi, de même qu'on dit de Dieu (Ps 103, 3) " qu'il guérit toutes nos
infirmités", de même on dit de lui (Ps 94, 10) " qu'il enseigne aux
hommes la science", en tant que (Ps 4, 7) " la lumière de son visage
brille sur nous " par laquelle toute chose est manifestée.
2. Le
maître ne cause pas la science de son disciple à la manière d'un agent naturel,
comme l'objecte Averroès. Il n'est donc pas nécessaire que sa science soit une
qualité active; elle est le principe qui dirige l'élève dans son travail.
3. Le
maître ne produit pas la lumière intelligible dans son disciple, ni ne lui
communique directement les espèces intelligibles; mais par son enseignement il
pousse son disciple à former lui-même par la puissance de son esprit les
conceptions intelligibles dont le maître lui propose des signes extérieurs.
4. Les signes que le maître communique à son disciple sont ceux de choses connues d'une manière universelle et de façon confuse, mais qui demeurent inconnues en ce qui concerne le détail et une distinction précise. C'est pourquoi, quand un homme acquiert la science par lui-même, on ne peut pas dire qu'il enseigne à lui-même ou qu'il est son propre maître, parce que ce qui préexiste en lui n'est pas une science complète comme celle qui est requise du maître.
Objections:
1. Il
semble que oui. S. Paul dit en effet (Ep 3, 10): "Que les Principautés et
les Puissances célestes aient maintenant connaissance, par le moyen de l'Église,
de la sagesse infinie en ressources déployée par Dieu. " Or l'Église, c'est
l'assemblée des hommes croyants. Les anges apprennent donc certaines choses
grâce aux hommes.
2. Les
anges supérieurs, qui sont illuminés par Dieu sans intermédiaires sur les
choses divines, peuvent instruire les anges inférieurs, nous l'avons vu. Mais
il y a quelques hommes qui sont instruits, au sujet des choses divines, immédiatement
par le Verbe de Dieu, surtout les Apôtres, comme dit la lettre aux Hébreux (1, 1):
"Tout récemment, de nos jours, Dieu a parlé par son Fils. " Donc
quelques hommes ont pu enseigner certains anges.
3. Les
anges inférieurs sont instruits par les anges supérieurs. Mais il y a des
hommes qui sont supérieurs à certains anges, puisque, selon S. Grégoire, des
hommes sont élevés jusqu'aux ordres supérieurs des anges. Il y a donc des anges
inférieurs qui peuvent être instruits des choses divines par certains hommes.
Cependant:
Denys assure que " toutes les illuminations divines parviennent aux hommes par l'intermédiaire des anges ".
Conclusion:
Comme nous l'avons vu précédemment, les anges inférieurs peuvent bien parler aux anges supérieurs; c'est-à-dire qu'ils leur font connaître ce qu'ils pensent; mais les anges supérieurs ne sont jamais éclairés par les inférieurs sur les choses divines. Or il est manifeste que les hommes les plus élevés sont au-dessous des anges, même les plus bas, de la même manière que les anges inférieurs sont au-dessous des anges supérieurs. Cela résulte en effet de ce que dit le Seigneur (Mt 11, 11): "Parmi les enfants des femmes, il n'en est pas apparu de plus grand que Jean-Baptiste; mais le moindre de ceux qui sont dans le royaume des cieux est plus grand que lui. " Ainsi donc les anges ne sont jamais éclairés par les hommes au sujet des choses divines. Mais les hommes peuvent manifester aux anges les pensées de leur coeur par mode de langage.. puisque Dieu seul connaît les secrets des coeurs.
Solutions:
1. Voici comment S. Augustin explique ce passage de S. Paul. L'Apôtre avait dit d'abord (Ep 3, 8): "A moi, le moindre de tous les saints, a été confiée cette grâce d'éclairer tous les hommes au sujet de la dispensation du mystère caché depuis des siècles en Dieu. " " Caché, écrit S. Augustin mais de telle sorte que la sagesse de Dieu, infinie en ressources, était connue des Principautés et des Puissances dans les cieux, grâce à l'Église. " Comme s'il disait: Ce mystère était caché aux hommes, de telle sorte cependant qu'il était connu " depuis des siècles, non avant les siècles, par l'Église céleste qui réside dans les Principautés et les Puissances, parce que l'Église se trouvait primitivement, là où, après la Résurrection, notre Église de la terre, l’Église des hommes, sera rassemblée. "
On pourrait dire
autrement: "Ce qui est caché n'est pas seulement révélé, en Dieu, aux
anges, mais cela leur apparaît aussi ici-bas, quand cela s'accomplit et devient
visible à tous", comme S. Augustin l'ajoute dans ce même passage. Et ainsi,
tandis que les Apôtres réalisaient les mystères du Christ et de l'Église, certains
éléments de ces mystères apparurent aux anges, alors qu'ils leur étaient
auparavant cachés. De cette manière on peut comprendre la parole de S. Jérôme:
"Quand les Apôtres prêchèrent, les anges connurent certains mystères",
parce que, grâce à la prédication des Apôtres, ces mystères s'accomplissaient
dans la réalité même; ainsi, tandis que l'Apôtre Paul prêchait, les nations se
convertissaient; c'est de cela que l'Apôtre parle ici.
2. Les
Apôtres étaient instruits immédiatement par le Verbe de Dieu, non selon sa
Divinité, mais en tant que son humanité leur parlait. Donc l'objection ne porte
pas.
3. Certains hommes sont plus grands que certains anges, même dans l'état de la vie terrestre, non pas en acte, mais en puissance; en tant qu'ils possèdent une telle force de charité qu'ils pourraient mériter un degré de béatitude supérieur à celui que possèdent certains anges. Comme si nous disions que la semence d'un grand arbre est plus grande en puissance qu'un petit arbre, bien qu'elle soit bien moindre en acte?
Objections:
1. Cela
paraît possible. S. Grégoire dit en effet: "Les saints accomplissent des
miracles tantôt par leurs prières, tantôt par leur puissance; comme S. Pierre
qui ressuscita par sa prière Tabitha morte, mais livra à la mort, par un
reproche violent, Ananie et Saphire, qui mentaient. " Or, dans
l'accomplissement des miracles se réalise une transformation de la matière
corporelle. Les hommes peuvent donc modifier la matière corporelle par la
puissance de leur âme.
2. Au
sujet du texte de S. Paul aux Galates (3, 1 Vg): "Qui vous a fascinés au
point de vous détourner de la vérité? " la Glose ordinaire dit que "
certains ont des yeux brûlants qui, par leur seul regard, transpercent les
autres, surtout les enfants ". Cela ne serait pas possible si la puissance
de l'âme n'était pas capable de modifier la matière corporelle. Donc les hommes
peuvent, par la puissance de leur âme, modifier la matière corporelle.
3. Le
corps humain est plus noble que les autres corps inférieurs. Mais par la simple
perception de l'âme humaine, le corps humain peut s'échauffer ou se refroidir, comme
on le voit chez les hommes en proie à la colère ou à la peur. Parfois même
cette altération va jusqu'à la maladie et à la mort. Donc, à plus forte raison
l'âme de l'homme peut-elle, par sa puissance, modifier la matière corporelle.
Cependant:
S. Augustin dit que " la matière corporelle n'est entièrement soumise qu'à Dieu ".
Conclusion:
Comme nous l'avons dit, la matière corporelle n'est modifiée pour recevoir sa forme que par un agent composé de matière et de forme; ou bien par Dieu lui-même, en qui la matière et la forme préexistent virtuellement, comme dans la cause primordiale de l'une et l'autre. C'est pourquoi nous avons dit au sujet des anges qu'ils ne peuvent pas modifier la matière corporelle par leur puissance naturelle, sauf en utilisant des agents corporels pour produire certains effets. A plus forte raison l'âme est-elle incapable, par sa puissance naturelle, de modifier la matière corporelle, sauf par l'intermédiaire de quelques corps.
Solutions:
1.
Quand on dit que les saints opèrent des miracles, c'est par la puissance de la
grâce, non par celle de la nature. Cela est mis en évidence par cette parole de
S. Grégoire au même endroit: "Quoi d'étonnant à ce que ceux qui ont la
puissance de fils de Dieu, selon S. Jean, aient le pouvoir d'accomplir des miracles?
"
2. La cause de cette fascination, selon Avicenne, réside en ce que la matière corporelle est faite pour obéir à la substance spirituelle plutôt qu'aux agents contraires de la nature. C'est pourquoi, quand l'âme a une forte imagination, la matière corporelle change pour s'y conformer. Et il dit que la fascination du regard s'explique ainsi. Mais nous avons montré précédemment que la matière corporelle n'est totalement soumise à aucune autre substance spirituelle qu'au seul Créateur. Il est donc préférable de dire que, par suite d'une forte puissance imaginative de l'âme, les esprits du corps qui lui est uni, sont modifiés. Cette modification s'opère surtout dans les yeux, où parviennent les esprits les plus subtils. Mais les regards infectent l'air jusqu'à une distance déterminée. C'est pour cela que, d'après Aristote x. les miroirs, s'ils sont neufs et purs contractent une certaine impureté sous le regard de la femme qui a ses règles.
Ainsi donc, quand
une âme est fortement poussée au mal, comme cela arrive davantage chez les
vieilles sorcières, le regard devient venimeux et nuisible, surtout pour les
enfants, qui ont un corps délicat et impressionnable. Il est possible aussi que,
par la permission de Dieu, ou à la suite d'un événement caché, la malignité des
démons, avec qui les vieilles magiciennes ont fait un pacte, y contribue.
3. L'âme s'unit au corps humain comme sa forme, et l'appétit sensitif, qui obéit plus ou moins à la raison, est l'acte d'un organe corporel, nous l'avons dit antérieurement. C'est pourquoi il est forcé qu'une perception de l'âme humaine ébranle l'appétit sensitif et s'accompagne d'un certain mouvement corporel. Mais, pour modifier des corps extérieurs, la perception de l'âme humaine ne suffit pas, à moins qu'elle ne soit accompagnée de quelque modification de son propre corps, comme nous venons de le dire.
Objections:
1. Il
semble que l'âme humaine séparée puisse mouvoir des corps, au moins localement.
En effet, le corps obéit naturellement à la substance spirituelle pour le
mouvement local, comme nous l'avons vu. Mais l'âme séparée est une substance
spirituelle. Elle peut donc à son commandement mouvoir des corps extérieurs.
2. Dans
" l'Itinéraire de Clément", il est dit, dans un récit de Nicétas à S.
Pierre, que Simon le Magicien retenait dans son corps, par des opérations
magiques, l'âme d'un enfant qu'il avait tué, et par laquelle il accomplissait
des oeuvres magiques. Mais cela ne pouvait pas se réaliser sans quelque
transformation des corps, au moins localement. L'âme séparée du corps a donc le
pouvoir de mouvoir localement les corps.
Cependant:
Aristote dit que " l'âme ne peut mouvoir aucun corps en dehors du sien propre ".
Conclusion:
L'âme séparée ne peut, par sa puissance naturelle, mouvoir un corps. Évidemment, quand l'âme est unie au corps, elle ne peut le mouvoir que s'il est vivifié. C'est pourquoi, si un membre du corps meurt, il n'obéit plus à l'âme pour le mouvement local. Or, il est évident qu'aucun corps n'est vivifié par une âme séparée. Aussi aucun corps ne lui obéit-il pour le mouvement local par la puissance de sa nature; seule la vertu divine peut lui conférer un pouvoir supérieur.
Solutions:
1. Il y
a des substances spirituelles dont les pouvoirs ne sont pas limités à certains
corps; tels les anges, qui sont, par nature, démunis de corps. C'est pourquoi
divers corps peuvent leur obéir quant au mouvement. Si pourtant la puissance
motrice de quelque substance séparée est naturellement ordonnée à mouvoir tel
corps, cette substance ne pourra pas en mouvoir un plus grand, mais seulement
un moindre; c'est ainsi que, selon les philosophes, le moteur du ciel inférieur
ne pourrait pas mouvoir le ciel supérieur. Aussi, puisque l'âme, par sa nature,
est déterminée à mouvoir le corps dont elle est la forme, elle ne peut mouvoir
aucun autre corps par sa puissance naturelle.
2. Comme disent S. Augustin et S. Jean Chrysostome, . les démons se firent souvent passer pour les âmes des morts afin de confirmer l'erreur des païens qui avaient cette croyance. C'est pourquoi on peut croire que Simon le Magicien était trompé par quelque démon qui se faisait passer pour l'âme de l'enfant tué par lui.
Nous devons maintenant étudier comment l'homme provient de l'homme (Q. 118). Et d'abord quant à l'âme; ensuite quant au corps (Q. 119).
1. L'âme sensitive est-elle transmise avec la semence? - 2. Et l'âme intellective? - 3.Toutes les âmes ont-elles été créées ensemble?
Objections:
1. Il
semble que l'âme sensitive ne soit pas transmise avec la semence, mais qu'elle
vienne de Dieu par création. En effet, toute substance parfaite qui n'est pas
composée de matière et de forme, si elle commence à exister ce n'est pas par
génération, mais par création. Or, l'âme sensitive est une substance parfaite, sinon
elle ne pourrait pas mouvoir le corps; elle n'est pas composée de matière et de
forme, puisqu'elle est la forme du corps. Donc, elle ne commence pas d'exister
par génération, mais par création.
2. Le
principe de la génération dans les êtres vivants est la puissance génératrice, qui,
lorsqu'on la classe parmi les puissances de l'âme végétale, est inférieure à
l'âme sensitive. Elle ne produit rien au-delà de son espèce. Donc l'âme
sensitive ne peut pas être produite par la puissance génératrice de l'animal.
3. Tout
être qui engendre, engendre un être semblable à lui. Il faut donc que l'être
engendré soit en acte dans ce qui est la cause de sa génération. Mais l'âme
sensitive n'est pas en acte dans la semence, ni elle-même, ni une partie
d'elle-même, car chaque partie de l'âme sensitive est dans une partie
déterminée du corps. Or, dans la semence il n'y a pas une parcelle du corps, parce
qu'il n'y a pas de parcelle du corps qui ne provienne de la semence et de sa
puissance.
4. Si
dans la semence se trouve quelque principe actif de l'âme sensitive, ou bien ce
principe demeure quand l'animal est engendré, ou bien il disparaît. Mais il ne
peut pas demeurer. Car, ou bien il serait la même chose que l'âme sensitive de
l'animal engendré, et cela est impossible, puisqu'alors l'engendrant et
l'engendré seraient une même chose, comme aussi celui qui fait et ce qui est
fait. Ou bien ce principe serait autre chose que l'âme sensitive. Mais cela
aussi est impossible, car nous avons vu plus haut a que dans un même animal il
ne peut y avoir qu'un seul principe formel, qui est l'âme unique. Si ce
principe disparaît, nous rencontrons une autre impossibilité, car dans ce cas
un agent agirait pour sa propre destruction, ce qui est impossible. L'âme
sensitive ne peut donc pas être engendrée par la semence.
Cependant:
la puissance de la semence se comporte à l'égard des animaux engendrés par elle comme la puissance qui existe dans les éléments du monde se comporte à l'égard des animaux produits par ces éléments, comme par exemple les êtres vivants engendrés par la putréfaction. Mais dans ces animaux les âmes sont produites par une puissance qui réside dans ces éléments, selon la Genèse (1, 20): "Que les eaux produisent un foisonnement d'âmes vivantes. " Donc, les âmes des animaux engendrés par la semence proviennent d'une puissance qui est dans la semence.
Conclusion:
Certains ont affirmé que les âmes sensitives des animaux étaient créées par Dieu. Cette opinion serait soutenable si l'âme sensitive était une réalité subsistante, possédant par elle-même son existence et son action. Car ainsi, de même qu'ere posséderait par elle-même son existence et son action, c'est également à elle-même que devrait se terminer son devenir. Et comme une chose simple et subsistante ne peut devenir que par création, il s'ensuivrait que l'âme sensitive arriverait à l'existence par voie de création. Mais cette prémisse est fausse, d'après ce que nous avons vu, car alors elle ne serait pas détruite lorsque le corps est détruit. C'est pourquoi, n'étant pas une forme subsistante, elle se comporte à l'égard de l'existence comme les autres formes corporelles auxquelles l'être n'appartient qu'en tant qu'un composé existe par elles. Aussi est-ce à ces composés eux-mêmes qu'il appartient de devenir. Et puisque celui qui engendre est semblable à l'engendré, il est nécessaire que, naturellement, l'âme sensitive et aussi les autres formes du même genre soient amenées à l'existence par des agents corporels qui font passer la matière de la puissance à l'acte par une puissance corporelle qui est en eux.
Plus un agent est puissant, plus il peut étendre à distance son action. C'est ainsi que plus un corps est chaud, plus il peut chauffer loin. Les corps non vivants, qui sont inférieurs dans l'ordre de la nature, produisent par eux-mêmes sans intermédiaire, un être semblable à eux. C'est par lui-même que le feu engendre le feu. Mais les corps vivants, parce que plus puissants, peuvent engendrer un semblable à eux, soit sans intermédiaire, soit par intermédiaire. Ils le font sans intermédiaire dans la fonction de la nutrition, par laquelle la chair engendre de la chair; ils le font avec intermédiaire dans l'acte de la génération, car une certaine puissance active dérive de l'âme du générateur dans la semence de l'animal ou de la plante, de même qu'une certaine force motrice dérive de l'agent principal dans l'instrument. Et de même qu'on peut dire indifféremment que quelque chose est mû par un instrument ou par l'agent principal, ainsi peut-on dire indifféremment que l'âme de l'engendré vient de celle du générateur, ou qu'elle vient d'une puissance dérivée d'elle, qui est dans la semence.
Solutions:
1.
L'âme sensitive n'est pas une substance parfaite subsistant par elle-même. Nous
n'avons pas à répéter ici ce que nous avons dit précédemment.
2. La
puissance génératrice n'engendre pas seulement par sa vertu propre, mais par
celle de toute l'âme dont elle est une puissance. C'est pourquoi la puissance
génératrice de la plante engendre une plante, tandis que celle de l'animal
engendre un animal. Car plus l'âme est parfaite, plus sa puissance génératrice
est ordonnée à un effet parfait.
3. La
vertu active qui est dans la semence, dérivée de l'âme même du générateur, est
une sorte de motion de l'âme même du générateur. Elle n'est ni l'âme, ni une
partie de l'âme, sinon virtuellement; de même que la scie ou la hache n'est pas
la forme du lit, mais seulement l'instrument d'une motion ordonnée à cette
forme. C'est pourquoi il n'est pas nécessaire que cette forme active ait un
organe en acte, mais elle est incluse dans l'esprit même qui se trouve dans la
semence, qui est spumeuse, comme le manifeste sa blancheur. Et dans cet esprit
il y a une chaleur qui provient de la puissance des corps célestes, puissance
par laquelle les agents inférieurs visent à reproduire leur espèce, comme nous
l'avons dit. Et puisque dans cet esprit la puissance de l'âme collabore avec
celle du corps céleste, on dite que " ce qui engendre l'homme, c'est
l'homme, et le soleil ". Mais la chaleur élémentaire joue le rôle
d'instrument par rapport à l'âme, comme le dit Aristote pour la puissance
nutritive.
4. Chez les animaux parfaits, qui sont engendrés par suite de l'union charnelle, la puissance active est dans la semence du mâle, selon Aristote, mais la matière du foetus est procurée par la femelle. Dans cette matière il y a dès le début une âme végétative, non pas en acte second, mais en acte premier, de même que l'âme sensitive chez ceux qui dorment. Mais quand cette âme commence à se nourrir, alors elle opère en acte. Cette matière fournie par la femelle est transformée par la vertu qui est dans la semence du mâle, jusqu'à ce qu’elle parvienne à être en acte l'âme sensitive; non pas en ce sens que la force même qui était dans la semence deviendrait l'âme sensitive, car alors le générateur et l'engendré seraient une même chose, et ainsi nous nous trouverions plutôt devant un cas de nutrition et de croissance que devant celui de la génération, dit Aristote h. Mais quand, par la vertu du principe actif qui était dans la semence, une âme sensitive a été produite dans l'engendré jusqu'à un certain stade de développement, alors cette âme sensitive de l'enfant commence à réaliser l'achèvement de son propre corps par la nutrition et la croissance. Alors, la vertu active qui était dans la semence cesse d'exister, celle-ci étant détruite, ainsi que l'esprit qui s'y trouvait contenu. Et cela n'est pas anormal, car cette vertu n'est pas l'agent principal, mais seulement l'instrument: le mouvement de l'instrument s'arrête lorsque l'effet est venu à Inexistence.
Objections:
1. Il
semble que oui. La Genèse (46, 26) dit en effet: "Toutes les âmes issues
de Jacob, au nombre de soixante-six... " Mais rien n'est issu d'un homme
sinon comme un effet de la semence. L'âme intellective est donc causée par la
semence.
2.
Comme on l'a montré, dans l'homme il n'y a qu'une seule et même âme
substantielle: intellective, sensitive et nutritive. Mais l'âme sensitive est
engendrée chez l'homme par la semence, comme chez les autres animaux; c'est
pourquoi Aristote dit que " l'homme et l'animal ne se forment pas en même
temps, mais d'abord se forme l'animal ayant une âme sensitive ". Donc, l'âme
intellective est causée elle aussi par la semence.
3. Il
n'y a qu'un seul et même agent dont l'action s'achève dans la forme et la
matière; sinon, de la forme et de la matière ne résulterait pas un seul être.
Mais l'âme intellective est la forme du corps humain, qui est produite par la
puissance de la semence. Donc cette âme elle-même est causée par la puissance
de la semence.
4.
L'homme engendre un être semblable à lui-même selon l'espèce. Mais l'espèce
humaine est constituée par l'âme raisonnable. Celle-ci vient donc de l'homme
qui engendre.
5. Il
est choquant de dire que Dieu coopère avec les pécheurs. Mais, si les âmes rationnelles
étaient créées par Dieu, celui-ci coopérerait parfois avec les adultères, puisqu'il
arrive qu'un enfant naisse de leur union illicite. Les âmes rationnelles ne
sont donc pas créées par Dieu.
Cependant:
on lit dans le livre des Dogmes Ecclésiastiques que " les âmes rationnelles ne sont pas semées par l'union charnelle ".
Conclusion:
Il n'est pas possible que la puissance active qui est dans la matière étende son action jusqu'à produire un effet immatériel. Or il est manifeste que la puissance intellectuelle de l'homme est un principe qui transcende la matière; car elle a des activités auxquelles le corps ne coopère pas. Il est donc impossible que la puissance qui est dans la semence produise un principe intellectuel. En outre, la puissance qui est dans la semence agit en vertu de l'âme du père selon que l'âme du père est l'acte du corps, et qu'elle emploie le corps lui-même pour atteindre son effet. Mais dans son opération propre l'intelligence ne communique pas avec le corps. La puissance du principe intellectuel, en tant que tel, ne peut donc se transmettre à la semence. C'est pourquoi Aristote dit: "Il reste que l'intelligence seule vient d'ailleurs. " De même, l'âme intellectuelle, puisqu'elle exerce une opération vitale sans le corps, est subsistante, nous l'avons vu antérieurement; et c'est elle qui est proprement le sujet de l'être et du devenir. Et puisqu'elle est une substance immatérielle, elle ne peut être produite par la génération, mais seulement par création divine. Affirmer que l'âme intellectuelle est causée par celui qui engendre, ce serait affirmer qu'elle n'est pas subsistante, et par conséquent qu'elle se corrompt avec le corps. Il est donc hérétique de dire que l'âme intellectuelle est transmise avec la semence.
Solutions:
1. Dans
ce texte, on désigne, par synecdoque, la partie pour le tout, c'est-à-dire
l'âme pour l'homme tout entier.
2. Certains disent que les opérations vitales qui se manifestent dans l'embryon ne proviennent pas de son âme, mais de celle de la mère, ou d'une puissance formatrice qui résiderait dans la semence. Ces deux hypothèses sont fausses. Car les opérations vitales: sentir, se nourrir, croître ne peuvent pas provenir d'un principe extérieur. C'est pourquoi il faut dire que l'âme préexiste dans l'embryon; elle y est d'abord nutritive, puis sensitive, et enfin intellective. Certains disent qu'à l'âme végétative qui se trouvait d'abord dans l'embryon viendrait s'ajouter une autre âme, qui est sensitive puis une autre encore qui est l'âme intellective. Et ainsi il y aurait dans l'homme trois âmes dont l'une serait en puissance par rapport à l'autre. Nous avons repoussé précédemment cette thèse.
C'est pourquoi d'autres disent que cette même âme qui fut d'abord végétative, sera ensuite amenée, par l'action de la vertu de la semence, jusqu'à devenir elle-même sensitive, et ensuite à devenir intellective, non plus par la vertu active de la semence, mais grâce à la vertu d'un agent supérieur, Dieu, qui l'éclairera du dehors. C'est pourquoi Aristote dito que l'intelligence vient du dehors. Mais cela ne tient pas: 1° parce qu'une forme substantielle ne peut comporter de plus ou de moins: l'addition d'une plus grande perfection crée une autre espèce, de même que l'addition d'une unité change l'espèce dans les nombres. Et il n'est pas possible qu'une seule et même forme appartienne à des espèces différentes. 2° parce qu'il s'ensuivrait que la génération de l'animal serait un mouvement continu passant peu à peu de l'imparfait au parfait, comme cela arrive dans une altération. 3° parce qu'il en résulterait que la génération de l'homme ou de l'animal ne serait pas une génération proprement dite, puisque son sujet serait un être déjà en acte. En effet si, dès le début, dans la matière du foetus il y avait une âme végétale, qui peu à peu parviendrait jusqu'à l'homme parfait, il y aurait toujours addition d'une perfection sans la destruction de la perfection précédente. Cela est contraire à la notion de génération proprement dite. 4° ou bien ce qui est produit par l'action de Dieu est quelque chose de subsistant (et alors il doit différer par son essence de la forme précédente, qui n'était pas subsistante, et nous revenons alors à l'opinion de ceux qui reconnaissent plusieurs âmes dans le corps), ou bien ce n'est pas quelque chose de subsistant, mais seulement une perfection ajoutée à l'âme précédente, et alors il s'ensuit nécessairement que l'âme intellectuelle est détruite quand le corps est détruit; ce qui est impossible.
Selon d'autres opinions, il n'y a qu'un seul intellect pour tous, ce que nous avons déjà réfuté.
C'est pourquoi
il faut dire ceci: puisque la génération d'un être cause toujours la
destruction d'un autre être, il est nécessaire de dire que, aussi bien chez
l'homme que chez les autres animaux, quand une forme plus parfaite est produite,
la précédente disparaît. Cependant, la forme nouvelle possède tout ce que
contenait la précédente, et quelque chose de plus. Ainsi, par plusieurs
générations et destructions successives, on parvient à la dernière forme
substantielle, chez l'homme comme chez les autres animaux. Et cela se révèle à
nos sens dans le cas des animaux engendrés par la putréfaction. On doit donc
dire que l'âme intellective est créée par Dieu au terme de la génération
humaine, et qu'elle est à la fois sensitive et nutritive, les formes
précédentes ayant disparu.
3. Cet
argument vaut pour des agents divers qui ne sont pas ordonnés l'un à l'autre.
Mais s'il y a une série d'agents ordonnés l'un à l'autre, rien n'empêche que la
puissance de l'agent supérieur atteigne jusqu'à la forme ultime, tandis que les
puissances des agents inférieurs parviennent seulement à une certaine
disposition de la matière. Ainsi, dans la génération de l'animal, la semence, par
sa vertu propre, dispose la matière, tandis que l'âme, par la sienne, donne la
forme. Il ressort manifestement de ce que nous avons vu, que toute la nature
corporelle agit en tant qu'instrument de la puissance spirituelle, et surtout
de Dieu. C'est pourquoi rien ne s'oppose à ce que la formation du corps provienne
d'une puissance corporelle, tandis que l'âme intellectuelle vient de Dieu seul.
4.
L'homme engendre un semblable à lui-même en tant que, par la vertu de sa
semence, la matière est disposée à recevoir telle forme.
5. Dans l'action des adultères, ce qui est conforme à la nature est bon, et Dieu y coopère. Ce qui est mauvais, c'est la volupté désordonnée, à quoi Dieu ne coopère pas.
Objections:
1. La
Genèse dit (2, 2): "Dieu cessa de travailler à toute l'oeuvre qu'il avait
accomplie. " Ce ne serait pas vrai si Dieu créait chaque jour de nouvelles
âmes. Toutes les âmes furent donc créées ensemble.
2. Ce
sont les substances spirituelles qui concourent le plus à la perfection de
l'univers. Si les âmes étaient créées en même temps que les corps, d'innombrables
substances spirituelles s'ajouteraient chaque jour à la perfection de l'univers,
et celui-ci au début aurait été imparfait, ce qui est contraire à la Genèse:
"Dieu acheva toute son oeuvre. "
3. La
fin d'une chose correspond à son commencement. Or l'âme intellectuelle demeure
après la destruction du corps. Elle a donc commencé avant lui.
Cependant:
on lit dans le livre des Dogmes Ecclésiastiques: "L'âme est créée en même temps que le corps. "
Conclusion:
Certains, ont affirmé qu'il est accidentel pour l'âme intellectuelle d'être unie au corps, estimant qu’elle est dans la même condition que les substances spirituelles qui ne sont pas unies à un corps. Ils disent donc que les âmes des hommes furent créées dès le début avec les anges. Mais cette opinion est fausse. Premièrement, dans sa base même. En effet, s'il était seulement accidentel pour l'âme d'être unie au corps, il s'ensuivrait que l'homme constitué par cette union serait un être par accident, ou que l'âme serait l'homme; ce qui est faux, comme nous l'avons montré'. De plus, que l'âme humaine ne soit pas de la même nature que celle des anges, cela ressort de leur manière différente de connaître telle que nous l'avons exposéeu; car l'homme reçoit des sens sa connaissance, et en se tournant vers les images, nous l'avons montré. Son âme a donc besoin d'être unie au corps pour les opérations des sens, et on ne peut en dire autant des anges.
Secondement, la fausseté de cette opinion résulte encore de son énoncé lui-même. S'il est naturel pour l'âme d'être unie au corps, être sans corps serait contraire à la nature, et une âme qui existerait sans corps ne posséderait pas la perfection de sa nature. Mais il ne convenait pas que Dieu commence son oeuvre par des créatures imparfaites, et par des êtres étrangers à l'ordre de la nature; il n'a pas produit d'abord un homme sans main et sans pied, qui sont des membres naturels à l'homme. À plus forte raison n'a-t-il pas produit une âme sans corps.
Si quelqu'un affirme qu'il n'est pas naturel pour l'âme d'être unie au corps, il faut rechercher alors pour quel motif elle lui serait unie. Elle le serait soit en vertu d'un acte de sa volonté, soit par l'effet d'une autre cause. Si c'est à la suite de son vouloir, cela ne semble pas cohérent. 1° parce que ce vouloir serait déraisonnable: si l'âme n'a pas besoin du corps, pourquoi voudrait-elle lui être unie? Car si elle en avait besoin, c'est qu'il lui serait naturel de lui être unie, puisque la nature ne prive jamais un être du nécessaire. 2° parce qu'on ne voit aucun motif pour lequel les âmes créées depuis le commencement du monde attendraient si longtemps avant d'être unies maintenant à un corps. Car la substance spirituelle est au-dessus du temps, parce qu’elle échappe aux révolutions des astres. 3° parce qu'il semblerait que telle âme est unie à tel corps par le fait du hasard, puisqu'il faudrait pour cela le concours de deux volontés, c'est-à-dire de l'âme qui descend dans le corps, et de l'homme qui engendre. Mais, si c'est sans le vouloir qu'ere est unie au corps, et en dehors de sa nature, c'est que cela lui est imposé par une cause qui lui fait violence, et alors, c'est pour elle une chose pénible et triste. Cela rejoint l'erreur d'Origène, pour qui les âmes ont un corps en châtiment du péché. Comme tout cela est inadmissible, il faut absolument reconnaître que les âmes ne sont pas créées avant les corps, mais qu'elles sont créées au moment où elles sont infusées dans les corps.
Solutions:
1. On dit
que Dieu a cessé son oeuvre le septième jour, non en ce sens qu'il a cessé
toute activité, puisque notre Seigneur dit (Jn 5, 17): "Mon Père travaille
jusqu'à présent", mais en ce sens qu'il a cessé de fonder de nouveaux
genres ou de nouvelles espèces de choses qui ne seraient pas préexistantes de
quelque manière dans ses premières oeuvres. Ainsi les âmes qui sont créées
maintenant ont préexisté selon leur modèle spécifique dans les premières
oeuvres parmi lesquelles l'âme d'Adam fut créée.
2. La
perfection de l'univers peut croître chaque jour par l'augmentation du nombre
des individus, mais non quant à l'augmentation du nombre des espèces.
3. Le fait que l'âme subsiste sans son corps résulte de la destruction des corps, qui est la suite du péché. Il ne convient donc pas que Dieu commence par là son oeuvre. En effet, comme dit la Sagesse (1, 13.16): "Dieu n'a pas fait la mort, ce sont les impies qui l'ont introduite par les oeuvres de leurs mains et leurs paroles. "
1. Une partie des aliments se transforme-t-elle en la réalité de la nature humaine? - 2. La semence, principe de la génération humaine, provient-elle du superflu de la nourriture?
Objections:
1. Il
semble que rien de ce qui compose les aliments ne se convertisse dans la
réalité de la nature humaine. Car on lit dans S. Matthieu (1 5, 17): "Tout
ce qui entre dans la bouche va dans le ventre pour être éliminé. " Ce qui
est éliminé ainsi ne passe pas dans la réalité de la nature humaine. Donc, rien
des aliments ne pénètre dans la réalité de la nature humaine.
2.
Aristote distingue notre chair selon l'espèce et notre chair selon la matière, et
dit que la chair, considérée comme matière, arrive, puis s'en va. Or, ce qui
est engendré par l'aliment arrive, puis s'en va. Donc ce que devient l'aliment,
c'est la chair considérée comme matière et non comme espèce. Mais ce qui
appartient à l'espèce de la nature humaine appartient à sa réalité. Donc les
aliments ne se transforment pas en cette réalité de notre nature.
3. La
réalité de la nature humaine semble inclure l'humidité radicale qui, si elle se
perd, ne peut pas être restituée, disent les médecins. Mais cet élément
pourrait être restitué si les aliments pouvaient se convertir en lui. L'aliment
ne se transforme donc pas en la réalité de la nature humaine.
4. Si
l'aliment passait dans la réalité de la nature humaine, tout ce que l'homme
perd pourrait être restauré. Mais la mort de l'homme n'arrive que par
déperdition. L'homme pourrait donc, en s'alimentant, se préserver
perpétuellement de la mort.
5. Si
les aliments passaient dans la réalité de la nature humaine, il n'y aurait rien
dans l'homme qui ne pourrait y revenir et être réparé. Car ce qui chez l'homme
est engendré à partir de l'aliment, peut revenir et être réparé. Donc, si
l'homme vivait longtemps, il s'ensuivrait que rien de ce qui existait
matériellement en lui au début de son existence n'y resterait finalement. Et
ainsi il ne serait plus individuellement le même homme durant toute sa vie, à
le considérer matériellement; car, pour qu'il soit individuellement le même
homme, il faut que subsiste son identité matérielle. Mais cela est
incompatible. C'est donc que les aliments ne passent pas dans la réalité de la
nature humaine.
Cependant:
S. Augustin affirme: "Les aliments charnels, en perdant leur forme propre, passent dans la constitution de nos membres. " Mais la formation des membres appartient à la réalité de la nature humaine. Donc, les aliments pénètrent dans la réalité de cette nature.
Conclusion:
Selon Aristote " le rapport d'une chose à sa vérité est le même que son rapport à son être. " Appartient donc à la vérité de la nature d'un être ce qui fait partie de sa constitution même. Mais la nature peut être envisagée de deux manières: en tant qu'elle est commune à tous les sujets de l'espèce, ou en tant qu'elle est réalisée dans tel individu. À la vérité d'une nature considérée en commun, appartiennent la forme et la matière prises en général. Mais à la vérité de la nature considérée dans tel sujet particulier appartient telle matière, marquée individuellement, et telle forme individuée par telle matière. Ainsi l'âme humaine et le corps appartiennent en commun à la vérité de la nature humaine; mais telle âme et tel corps appartiennent à la réalité de la nature humaine considérée chez Pierre ou Martin.
Or, il y a des êtres dont les formes ne peuvent se maintenir que dans une matière déterminée; ainsi la forme du soleil ne peut se maintenir que dans la matière qui est contenue en acte par cette forme. En ce sens certains affirment que la forme de l'homme ne peut se maintenir que dans une certaine matière déterminée, celle qui à l'origine fut revêtue de telle forme dans le premier homme. De la sorte, tout ce qui en dehors de cela aurait été ajouté ensuite à ce qui a été transmis par le premier père à ses descendants, n'appartiendrait pas à la réalité de la nature humaine, et pour ainsi dire ne recevrait pas véritablement la forme de la nature humaine. C'est la matière qui, dans le premier homme, a reçu la forme humaine qui se multiplierait ensuite sous cette forme, et de cette façon, la multitude des corps humains dériverait du corps du premier homme. Selon ces penseurs, les aliments ne seraient pas transformés en la réalité de la nature humaine; ils disent que les aliments sont absorbés à la manière d'un combustible de notre nature, c'est-à-dire pour qu'elle résiste à l'action de la chaleur naturelle, afin que celle-ci ne consume pas notre humidité radicale; de même qu'on ajoute du plomb ou de l'étain à l'argent, pour éviter que celui-ci soit consumé par le feu.
Mais cette
position est déraisonnable à plusieurs points de vue.
1.
Parce que c'est une seule et même chose pour une forme de pouvoir se réaliser
dans une autre matière, et quitter sa matière propre. C'est pourquoi tout ce
qui peut être engendré est corruptible, et vice versa. Or il est manifeste que
la forme humaine peut quitter la matière qui lui est soumise, sinon le corps
humain ne serait pas corruptible. Elle peut donc passer dans une autre matière,
si quelque autre chose passe dans la vérité de la nature humaine.
2. Dans
tous les êtres où la matière se trouve tout entière dans un seul individu, il
n'existe qu'un seul individu de cette espèce, comme nous le constatons avec le
soleil et la lune et autres choses du même genre. Il n'y aurait alors qu'un
seul individu de l'espèce humaine.
3. Parce qu'il n'est pas possible que la multiplication de la matière se produise autrement: ou bien selon la quantité, comme cela arrive dans les êtres susceptibles de raréfaction, dont la matière prend de plus grandes dimensions quand la densité diminue; ou bien selon la substance de la matière. Mais si la même substance de la matière demeure seule, on ne peut pas dire qu'elle est multipliée; car le même, considéré en soi, ne peut pas constituer une multitude, puisque toute multitude comporte nécessairement une division. Il est donc nécessaire qu'une nouvelle substance de la matière survienne, ou bien par création, ou bien par conversion d'autre chose en elle-même.
Il reste donc
qu'une matière ne peut pas se multiplier sauf par raréfaction, comme quand
l'eau devient vapeur, ou par addition d'autre chose, comme le feu se multiplie
quand on ajoute des bûches, ou enfin par création de matière. Mais il est
manifeste que la multiplication de la matière dans les corps humains ne se
réalise pas par raréfaction, car alors les corps des hommes d'âge mûr seraient
plus imparfaits que ceux des enfants. Ni non plus par création de matière
nouvelle, car, selon S. Grégoire, " toutes choses ont été créées en même
temps, quant à la substance de la matière de ces choses, mais non selon
l'espèce de leur forme ". Il n'y a donc pas d'autre solution: la
multiplication des corps humains ne s'opère pas autrement que par la conversion
des aliments en la réalité du corps humain.
4. L'opinion citée plus haut n'est pas raisonnable parce que, l'homme ne différant pas des animaux et des plantes selon son âme végétative, il en résulterait que même les corps des animaux et des plantes ne se multiplieraient pas par transformation des aliments au corps qu'ils nourrissent, mais par une certaine multiplication. Celle-ci ne pourrait pas être naturelle, puisque la matière, selon la nature, ne s'étend pas au-delà d'une certaine quantité, et que, de plus, on ne voit pas comment une chose peut croître naturellement sinon par raréfaction, ou par transformation en elle-même de quelque chose d'autre. Ainsi, toute l'action de la puissance génératrice et nutritive, qui sont des facultés naturelles, serait miraculeuse, ce qui est tout à fait inadmissible.
Aussi d'autres penseurs disent-ils que la forme humaine peut se réaliser à nouveau dans une autre matière, si l'on considère la nature humaine en général; mais non si on la considère dans tel individu chez qui la forme humaine demeure attachée à telle matière déterminée, dans laquelle elle a été introduite d'abord par la génération de cet individu; de telle sorte qu'elle n'abandonnera jamais cette matière jusqu'à la corruption finale de cet individu. Et ils affinent que cette matière originelle appartient à titre de principe à la vérité de la nature humaine. Mais, puisque cette matière ne suffit pas pour la quantité voulue, il est requis qu'une autre matière s'y ajoute par la transformation de l'aliment en la substance de celui qui l'absorbe, autant qu'il en faut pour l'augmentation nécessaire. Et ils disent que cette matière appartient secondairement à la réalité de la nature humaine, parce qu'elle n'est pas requise pour l'existence première de l'individu, mais seulement pour sa quantité. De sorte que, si quelque autre chose s'ajoute, provenant des aliments, cela n'appartient pas à proprement parler, à la vérité de la nature humaine.
Cette opinion aussi est à rejeter: 1° parce qu'elle juge la matière des corps vivants comme celle des corps inanimés; dans ceux-ci, bien qu'il y ait un pouvoir de produire un être semblable à soi-même spécifiquement, il n'y a pourtant pas de puissance capable de produire quelque chose de semblable à soi-même individuellement. Or, cette puissance se trouve dans les corps vivants; c'est la puissance nutritive. Rien ne s'ajouterait aux corps vivants par la puissance nutritive, si les aliments n'étaient pas transformés en la vérité de leur nature. 2° parce que la vertu active qui est dans la semence est une sorte d'impulsion qui provient de l'âme de l'engendrant, nous l'avons dit récemment. Cette impulsion ne peut pas être plus puissante dans son action que l'âme dont elle émane. Si donc, par la puissance de la semence, une matière peut recevoir la forme de la nature humaine, à bien plus forte raison l'âme pourra, par la puissance nutritive, imprimer dans l'aliment qui lui est uni la vraie forme de la nature humaine. 3° la nutrition n'est pas indispensable seulement pour la croissance (sinon elle cesserait d'être nécessaire après achèvement de celle-ci), mais aussi pour la restauration de ce que la chaleur naturelle nous fait perdre. Il n'y aurait pas restauration si ce qui est apporté par les aliments ne remplaçait pas ce qui se perd. C'est pourquoi, de même que ce qui existait auparavant faisait partie de la vérité de la nature humaine, ainsi, ce qui provient de la nourriture.
C'est pourquoi, selon d'autres auteurs, on doit dire que les aliments se transforment véritablement en la vérité de la nature humaine en tant qu'ils reçoivent vraiment la nature de la chair et des os et des autres parties du corps. C'est ce qu'affirme Aristote: "L'aliment nourrit en tant qu'il est de la chair en puissance. "
Solutions:
1. Le
Seigneur ne dit pas que tout ce qui pénètre dans la bouche est nécessairement
évacué, mais il est nécessaire que, dans tout aliment, ce qui est impur soit
évacué. On pourrait dire ainsi que tout ce qui est engendré par les aliments
peut être dissous par la chaleur naturelle, puis éliminé par des circuits
cachés, selon le commentaire de S. Jérôme sur S. Matthieu.
2.
Certains ont compris que "la chair selon l'espèce" est ce qui reçoit
en premier l'espèce humaine, qui vient de l'engendrant; et ils disent qu'elle
dure toujours, tant que l'individu existe. Quant à "la chair selon la
matière" c'est, disent-ils, la chair engendrée par l'aliment; et ils
ajoutent que celle-là ne demeure pas toujours, mais qu’elle s'en va comme elle
est venue. Mais ceci est contraire à la pensée d'Aristote. Il dit en effet, au
même endroit: "De même que dans tout être ayant une espèce qui se réalise
dans la matière, comme le bois et la pierre, ainsi dans la chair une chose est
selon l'espèce et l'autre selon la matière. " Mais il est manifeste que
cette distinction n'a pas sa place chez les êtres inanimés, qui ne sont pas
engendrés par la semence, et ne s'alimentent pas. En outre, puisque ce qui est
engendré par l'aliment s'ajoute au corps qui s'en nourrit à la manière d'un
mélange, comme l'eau se mêle au vin, selon l'exemple donné à cet endroit par
Aristote, il ne peut plus y avoir de différence de nature entre ce qui est
absorbé et ce qui absorbe, puisque, par un vrai mélange, il n'y a plus
désormais qu'un seul être. Il n'y a donc aucun motif pour que l'un soit consumé
par la chaleur naturelle, tandis que l'autre demeurerait. C'est pourquoi on
doit dire que cette distinction d'Aristote ne porte pas sur des chairs diverses,
mais sur la même chair considérée de diverses manières. En effet, si nous
considérons la chair selon son espèce, c'est-à-dire selon ce qui est formel en
elle, alors elle demeure toujours, puisque la nature de la chair et sa
disposition naturelle subsistent. Mais si nous considérons la chair selon sa
matière, alors elle ne demeure pas, mais peu à peu elle se consume et elle est
restaurée; comme nous le constatons dans le feu du foyer, dont la forme demeure,
tandis que la matière se consume peu à peu et qu'une autre matière la remplace.
3. On
considère que tout ce qui fonde la vertu même de l'espèce appartient à
l'humidité radicale. Si cet élément disparaît, il ne peut plus être restitué, comme
si l'on ampute la main, ou le pied, ou quelque autre membre. Mais l'humidité
entretenue par la nourriture est ce qui n'est pas encore parvenu jusqu'à
l'acquisition parfaite de la nature de l'espèce, mais s'achemine vers elle, comme
le sang et d'autres éléments analogues. Donc, si de tels éléments sont enlevés,
la vertu de l'espèce demeure radicalement et n'est pas supprimée.
4.
Toute puissance active dans un corps passible s'affaiblit par suite de son
action continuelle, puisque de tels agents sont en même temps patients. C'est
pourquoi la puissance d'absorption est si forte au début qu'elle peut assimiler,
non seulement ce qui suffit à restaurer les pertes, mais encore ce qui
contribue à la croissance. Ensuite, elle ne peut plus assimiler que ce qui
suffit pour restaurer les pertes, et alors la croissance s'arrête. Puis, elle
ne le peut plus, et alors commence la diminution. Enfin, cette puissance
disparaissant totalement, l'animal meurt. De même que la puissance du vin pour
convertir en lui l'eau qu'on y mélange s'affaiblit peu à peu, et finalement il
n'est plus que de l'eau, selon l'exemple que donne Aristote.
5. Comme dit Aristote, quand une matière prend feu d'elle-même, on dit que le feu est engendré à nouveau. Si cette matière est absorbée par le feu qui existe déjà, on dit qu'elle nourrit ce feu. Si toute cette matière perd en même temps cette forme de feu, tandis qu'une autre matière se transforme en feu, on dit qu'il y a numériquement un autre feu. Mais si, peu à peu, tandis qu'une bûche se consume, on lui en substitue une autre, et ainsi de suite jusqu'à ce que les premières bûches se consument totalement, on est toujours en face du même feu numériquement; car tout ce qu'on ajoute passe dans le premier feu. Il en va de même dans les corps vivants, où la nutrition restaure ce qui est consumé par la chaleur naturelle.
Objections:
1. Il
semble que la semence ne provienne pas du superflu des aliments, mais de la
substance de l'engendrant. S. Damascène dit en effet que " la génération
est l'oeuvre de la nature qui, avec la substance de l'engendrant, produit ce
qui est engendré ". Mais ce qui est engendré vient de la semence. Celle-ci
est donc issue de la substance du père.
2. Le
fils ressemble au père parce qu'il reçoit quelque chose de lui. Mais si la
semence par laquelle on est engendré provenait du superflu de nourriture, le
fils ne recevrait rien de son grand-père ni des ancêtres précédents en qui
cette nourriture ne s'est jamais trouvée. Il ne ressemblerait donc pas plus à
son grand-père ni aux autres ancêtres qu'aux autres hommes.
3. La
nourriture de l'homme qui engendre provient parfois du boeuf, du porc ou
d'autres animaux. Si la semence provenait du superflu de nourriture, l'homme
engendré par cette semence aurait davantage d'affinité avec le boeuf et le porc
qu'avec son père et ses autres parents.
4. S.
Augustin dit que nous existions en Adam " non seulement par une raison
séminale, mais même par la substance corporelle ". Cela ne serait pas si
la semence provenait du superflu de nourriture. La semence ne provient donc pas
de ce superflu.
Cependant:
Aristote prouve par de multiples arguments que " la semence est le superflu de nourriture ".
Conclusion:
Cette question dépend en quelque manière de ce que nous avons exposé déjàn. S'il existe dans la nature humaine une puissance capable de communiquer sa forme à une matière étrangère, non seulement au-dehors, mais aussi en soi-même, il est manifeste que l'aliment qui au début est dissemblable, à la fin devient semblable par la forme qui lui est communiquée. Il est conforme à l'ordre naturel qu'une chose soit réduite graduellement de la puissance à l'acte. C'est pourquoi, dans les êtres engendrés, nous constatons que chacun est d'abord imparfait, puis qu'il se perfectionne. Mais il est clair que l'élément commun se comporte, à l'égard de ce qui est propre et déterminé, comme l'imparfait à l'égard du parfait. C'est pourquoi nous voyons que dans la génération de l'animal il se forme d'abord un animal puis un homme ou un cheval. De même, l'aliment reçoit d'abord une sorte de participation commune à toutes les parties du corps, et finalement il est déterminé pour telle ou telle partie.
Mais il n'est pas possible que ce qui est déjà résolu et transformé en la substance des membres devienne la semence. De deux choses l'une, en effet. Ou bien la semence ainsi produite ne garderait pas la nature de l'être d'où elle proviendrait, et elle s'éloignerait alors de la nature de l’engendrant au point d’être en voie de corruption. Elle n'aurait donc plus le pouvoir de transformer un autre être en une nature semblable. Ou bien elle garderait la nature de l'être d'où elle vient, alors elle serait réduite à cette partie déterminée du corps, et n'aurait plus le pouvoir de produire la nature de tout le corps, mais seulement la nature d'une partie. Mais peut-être, dira-t-on, qu'elle était originaire de toutes les parties du corps, et qu'elle garde donc la nature de toutes ces parties? Ainsi la semence serait une sorte de petit animal en acte, et la génération de l'animal ne se produirait que par division, comme un morceau de terre vient de la terre, et comme cela se passe pour certains animaux qui, coupés en morceaux, continuent à vivre. Mais cela ne tient pas debout.
Concluons donc que la semence n'est pas détachée de ce qui était le tout en acte, mais qu’elle est plutôt le tout en puissance, ayant le pouvoir de produire tout le corps, pouvoir dérivé de l'âme du père, comme nous l'avons vu précédemment. Ce qui est en puissance à tout l'organisme est ce qui est engendré par l'aliment avant qu'il ne se transforme en la substance des membres. Aussi est-ce de cela que provient la semence. Dans cette ligne, on dit que la puissance nutritive sert à la puissance générative, parce que ce qui a été transformé par la puissance nutritive est pris comme semence par la puissance générative. Et Aristote en donne comme signe que les animaux dont le corps est grand et qui ont donc besoin d'une nourriture abondante n'ont que peu de semence par rapport à la masse de leur corps, et ont peu d'enfants. Et de même que les hommes gros ont peu de semence, pour la même cause.
Solutions:
1. La
génération vient de la substance de celui qui engendre, chez les animaux et les
plantes, puisque la semence reçoit sa vertu de la forme de celui qui la produit,
et est en puissance par rapport à sa substance.
2. La
ressemblance du père et du fils n'est pas due à la matière, mais à la forme de
l'agent qui engendre un semblable à lui. Il n'est donc pas nécessaire, pour que
quelqu'un ressemble à son grand-père, que la matière de la semence se soit
trouvée dans le grand-père; il suffit qu'il y ait dans la semence quelque
pouvoir dérivé de l'âme du grand-père à travers le père.
3. La
même réponse vaut pour la troisième objection, car l'affinité ne vient pas de
la matière, mais d'une influence de la forme.
4. Cette parole de S. Augustin ne doit pas être prise en ce sens qu'en Adam il y aurait eu en acte une raison séminale prochaine de tel homme ou sa substance corporelle. Mais l'une et l'autre étaient en Adam par l'origine. En effet, la matière corporelle qui est fournie par la mère, et que S. Augustin appelle substance corporelle, vient, à l'origine, d'Adam, et semblablement la puissance active qui existe dans la semence du père, et qui est la raison séminale prochaine de tel homme.
Mais pour le Christ, on dit qu'il existait en Adam selon la substance corporelle, non seulement la raison séminale. Parce que la matière de son corps, qui fut fournie par la Vierge Mère, venait bien d'Adam, tandis que la puissance active ne venait pas d'Adam, parce que son corps n'a pas été formé par la vertu de la semence virile, mais par l'opération du Saint-Esprit. Un tel enfantement convenait en effet à celui qui est au-dessus de toutes choses, Dieu béni dans les siècles.
Amen.