SOMME THÉOLOGIQUE IIa IIae Pars
SAINT THOMAS D’AQUIN, Docteur des
docteurs de l'Eglise
LA MORALE PRISE PAR LE PARTICULIER
Edition numérique: http://bibliotheque.editionsducerf.fr/
Mise à disposition du site sur les œuvres
complètes de saint Thomas d'Aquin
http://docteurangelique.free.fr,
2004
TABLE DES MATIERES
ARTICLE 1: L'objet de la foi est-il la vérité première?
ARTICLE 3: La foi peut-elle comporter une chose fausse?
ARTICLE 4: L'objet de la foi peut-il être une chose vue?
ARTICLE 5: L'objet de la foi peut-il être une chose sue?
ARTICLE 6: Les vérités à croire doivent-elles être
distinguées en articles précis?
ARTICLE 7: La foi comporte-t-elle en tout temps les mêmes
articles?
ARTICLE 8: Le nombre des articles de foi
ARTICLE 9: La transmission des articles de foi par le symbole
ARTICLE 10: A qui appartient-il d'établir le symbole de foi?
QUESTION 2: L'ACTE INTÉRIEUR DE FOI
ARTICLE 1: Qu'est-ce que " croire ", qui est l'acte
intérieur de foi?
ARTICLE 2: De combien de manières emploie-t-on le mot "
croire "?
ARTICLE 3: Est-il nécessaire au salut de croire quelque chose
qui dépasse la raison naturelle?
ARTICLE 4: Est-il nécessaire de croire ce que peut atteindre
la raison naturelle?
ARTICLE 5: Est-il nécessaire au salut de croire explicitement
certaines vérités?
ARTICLE 6: Tous sont-ils également tenus de croire
explicitement?
ARTICLE 7: Est-il toujours nécessaire au salut de croire
explicitement au Christ?
ARTICLE 8: Est-il nécessaire au salut de croire explicitement
à la Trinité?
ARTICLE 9: L'acte de foi est-il méritoire?
ARTICLE 10: La raison humaine diminue-t-elle le mérite de la
foi?
QUESTION 3: L'ACTE EXTÉRIEUR DE LA FOI
ARTICLE 1: Confesser est-il un acte de la foi?
ARTICLE 2: La confession de la foi est-elle nécessaire au
salut?
ARTICLE 1: Qu'est-ce que la foi?
ARTICLE 2: Dans quelle puissance de l’âme la foi a-t-elle son
siège?
ARTICLE 3: La forme de la foi est-elle la charité?
ARTICLE 4: La foi formée et la foi informe sont-elles
numériquement identiques?
ARTICLE 5: La foi est-elle une vertu?
ARTICLE 6: La foi est-elle une seule vertu?
ARTICLE 7: Rapport de la foi aux autres vertus
ARTICLE 8: Comparaison entre la certitude de la foi et celle
des autres vertus intellectuelles?
QUESTION 5: CEUX QUI ONT LA FOI
ARTICLE 1: Est-ce que, dans sa condition première, l'ange ou
l'homme a eu la foi?
ARTICLE 2: Les démons ont-ils la foi?
ARTICLE 4: Parmi ceux qui ont la foi, l'un peut-il l'avoir
plus grande qu'un autre?
QUESTION 6: LA CAUSE DE LA FOI
ARTICLE 1: La foi est-elle infusée à l'homme par Dieu?
ARTICLE 2: La foi informe est-elle un don de Dieu?
QUESTION 7: LES EFFETS DE LA FOI
ARTICLE 1: La crainte est-elle un effet de la foi?
ARTICLE 2: La purification du coeur est-elle un effet de la
foi?
QUESTION 8: LE DON D'INTELLIGENCE
ARTICLE 1: L'intelligence est-elle un don de l’Esprit Saint?
ARTICLE 2: Le don d'intelligence peut-il exister en même
temps que la foi?
ARTICLE 4: Tous ceux qui sont en état de grâce ont-ils le don
d'intelligence?
ARTICLE 5: Le don d'intelligence se trouve-t-il chez
quelques-uns en dehors de la grâce?
ARTICLE 6: Quel rapport y a-t-il entre le don d'intelligence
et les autres dons?
ARTICLE 7: Ce qui correspond au don d'intelligence dans les
béatitudes
ARTICLE 8: Ce qui correspond au don d'intelligence dans les
fruits du Saint-Esprit
ARTICLE 1: La science est-elle un don?
ARTICLE 2: Le don de science concerne-t-il les réalités
divines?
ARTICLE 3: Le don de science est-il spéculatif ou pratique?
ARTICLE 4: Quelle béatitude correspond au don de science?
QUESTION 10: L'INFIDÉLITÉ EN GÉNÉRAL
ARTICLE 1: L'infidélité est-elle un péché?
ARTICLE 2: Quel est le siège de l'infidélité?
ARTICLE 3: L'infidélité est-elle le plus grand des péchés?
ARTICLE 4: Toute action des infidèles est-elle un péché?
ARTICLE 5: Les espèces d'infidélité
ARTICLE 6: Comparaison entre les espèces d'infidélités
ARTICLE 7: Faut-il disputer de la foi avec les infidèles?
ARTICLE 8: Faut-il contraindre les infidèles à la foi?
ARTICLE 9: Peut-on communiquer avec les infidèles?
ARTICLE 10: Les infidèles peuvent-ils avoir autorité sur les
fidèles chrétiens?
ARTICLE 11: Doit-on tolérer les rites des infidèles?
ARTICLE 12: Doit-on baptiser les enfants des infidèles malgré
leurs parents?
ARTICLE 1: L'hérésie est-elle une espèce de l'infidélité?
ARTICLE 2: Quelle est la matière de l'hérésie?
ARTICLE 3: Doit-on tolérer les hérétiques?
ARTICLE 4: Doit-on recevoir les hérétiques qui reviennent?
ARTICLE 1: L'apostasie se rattache-t-elle à l'infidélité?
ARTICLE 2: Les sujets sont-ils déliés de leur obéissance
envers des gouvernants apostats?
QUESTION 13: LE PÉCHÉ DE BLASPHÈME EN GÉNÉRAL
ARTICLE 1: Le blasphème s'oppose-t-il à la confession de la
foi?
ARTICLE 2: Le blasphème est-il toujours un péché mortel?
ARTICLE 3: Le blasphème est-il le plus grand des péchés?
ARTICLE 4: Le blasphème existe-t-il chez les damnés?
QUESTION 14: LE BLASPHÈME CONTRE L'ESPRIT-SAINT
ARTICLE 1: Le péché contre le Saint-Esprit est-il identique
au péché de malice caractérisée?
ARTICLE 2: Quelles sont les espèces du péché contre l’Esprit
Saint?
ARTICLE 3: Le péché contre l’Esprit Saint est-il
irrémissible?
QUESTION 15: L'AVEUGLEMENT DE L'ESPRIT ET L'HÉBÉTUDE DU SENS
ARTICLE 1: L'aveuglement de l'esprit est-il un péché?
ARTICLE 2: L’hébétude du sens est-elle un autre péché que
l'aveuglement de l'esprit?
ARTICLE 3: Ces vices viennent-ils des péchés de la chair?
QUESTION 16: LES PRÉCEPTES RELATIFS À LA FOI, À LA SCIENCE ET
À L'INTELLIGENCE
ARTICLE 1: Les préceptes relatifs à la foi
ARTICLE 2: Les préceptes relatifs aux dons de science et
d'intelligence
QUESTION 17: LA NATURE DE L’ESPÉRANCE
ARTICLE 1: L'espérance est-elle une vertu?
ARTICLE 2: L'objet de l'espérance est-il la béatitude
éternelle?
ARTICLE 3: Peut-on espérer la béatitude d'un autre par la
vertu d'espérance?
ARTICLE 4: Est-il permis de mettre son espérance dans
l'homme?
ARTICLE 5: L'espérance est-elle une vertu théologale?
ARTICLE 6: Distinction entre l'espérance et les autres vertus
théologales
ARTICLE 7: Le rapport de l’espérance avec la foi
ARTICLE 8: Le rapport de l'espérance avec la charité
QUESTION 18: LE SIÈGE DE L'ESPÉRANCE
ARTICLE 1: La vertu d'espérance siège-t-elle dans la volonté?
ARTICLE 2: L'espérance existe-t-elle chez les bienheureux?
ARTICLE 3: L'espérance existe-t-elle chez les damnés?
ARTICLE 4: L'espérance des hommes voyageurs est-elle
certaine?
QUESTION 19: LE DON DE CRAINTE
ARTICLE 1: Dieu doit-il être craint?
ARTICLE 3: La crainte mondaine est-elle toujours mauvaise?
ARTICLE 4: La crainte servile est-elle bonne?
ARTICLE 5: La crainte servile est-elle substantiellement
identique à la crainte filiale?
ARTICLE 6: La venue de la charité exclut-elle la crainte
servile?
ARTICLE 7: La crainte est-elle le commencement de la sagesse?
ARTICLE 8: La crainte initiale est-elle substantiellement
identique à la crainte filiale?
ARTICLE 9: La crainte est-elle un don du Saint-Esprit?
ARTICLE 10: La crainte grandit-elle quand la charité grandit?
ARTICLE 11: La crainte demeure-t-elle dans la patrie?
ARTICLE 12: Parmi les béatitudes et les fruits, quels sont
ceux qui correspondent au don de crainte?
ARTICLE 1: Le désespoir est-il un péché?
ARTICLE 2: Le désespoir peut-il exister sans l'infidélité?
ARTICLE 3: Le désespoir est-il le plus grave des péchés
ARTICLE 4: Le désespoir naît-il de l'acédie?
ARTICLE 1: Sur quel objet se fonde la présomption?
ARTICLE 2: La présomption est-elle un péché?
ARTICLE 3: A quoi la présomption s'oppose-t-elle?
ARTICLE 4: Quel vice donne naissance à la présomption?
QUESTION 22: LES PRÉCEPTES DE LA LOI RELATIFS À L’ESPÉRANCE,
ET À LA CRAINTE
ARTICLE 1: Les préceptes concernant l'espérance
ARTICLE 2: Les préceptes concernant la crainte
QUESTION 23: LA NATURE DE LA CHARITÉ
ARTICLE 1: La charité est-elle une amitié?
ARTICLE 2: La charité est-elle quelque chose de créé dans
l'âme?
ARTICLE 3: La charité est-elle une vertu?
ARTICLE 4: La charité est-elle une vertu spéciale?
ARTICLE 5: La charité est-elle une seule vertu?
ARTICLE 6: La charité est-elle la plus excellente des vertus?
ARTICLE 7: Sans la charité, peut-il y avoir quelque vertu
véritable?
ARTICLE 8: La charité est-elle la forme des vertus?
QUESTION 24: LE SIÈGE DE LA CHARITÉ
ARTICLE 1: La charité siège-t-elle dans la volonté?
ARTICLE 3: La charité est-elle infusée en nous en proportion
de nos capacités naturelles?
ARTICLE 4: La charité s'accroît-elle chez celui qui la
possède?
ARTICLE 5: La charité s'accroît-elle par addition?
ARTICLE 6: La charité s'accroît-elle par chacun de ses actes?
ARTICLE 7: La charité s'accroît-elle à l'infini?
ARTICLE 8: La charité du voyage peut-elle être parfaite?
ARTICLE 9: Les différents degrés de la charité
ARTICLE 10: La charité peut-elle diminuer?
ARTICLE 11: Peut-on perdre la charité une fois qu'on la
possède?
ARTICLE 12: Peut-on perdre la charité par un seul acte de
péché mortel?
QUESTION 25: CE QUE L'ON DOIT AIMER DE CHARITÉ
ARTICLE 1: Dieu seul doit-il être aimé de charité, ou aussi
le prochain?
ARTICLE 2: La charité doit-elle être aimée de charité?
ARTICLE 3: Les créatures sans raison doivent-elles être
aimées de charité?
ARTICLE 4: Peut-on s'aimer soi-même de charité?
ARTICLE 5: Doit-on aimer de charité son propre corps?
ARTICLE 6: Les pécheurs doivent-ils être aimés de charité?
ARTICLE 7: Les pécheurs s'aiment-ils eux-mêmes?
ARTICLE 8: Doit-on aimer de charité ses ennemis?
ARTICLE 9: Faut-il donner à ses ennemis des marques d'amitié?
ARTICLE 10: Les anges doivent-ils être aimés de charité?
ARTICLE 11: Les démons doivent-ils être aimés de charité?
ARTICLE 12: Énumération de ce qu'il faut aimer de charité
QUESTION 26: L'ORDRE DE LA CHARITÉ
ARTICLE 1: Y a-t-il un ordre dans la charité?
ARTICLE 2: Doit-on aimer Dieu plus que le prochain?
ARTICLE 3: Doit-on aimer Dieu plus que soi-même?
ARTICLE 4: Doit-on s'aimer soi-même plus que le prochain?
ARTICLE 5: Doit-on aimer son prochain plus que son propre
corps?
ARTICLE 6: Doit-on aimer tel prochain plus qu'un autre?
ARTICLE 7: Doit-on aimer davantage celui qui est le meilleur,
ou celui qui nous est le plus uni?
ARTICLE 8: Doit-on aimer davantage celui qui nous est uni par
le sang?
ARTICLE 9: Doit-on aimer de charité son fils plus que son
père?
ARTICLE 10: Doit-on aimer sa mère plus que son père?
ARTICLE 11: L'homme doit-il aimer son épouse plus que son
père et sa mère?
ARTICLE 12: Doit-on aimer son bienfaiteur plus que son
obligé?
ARTICLE 13: L'ordre de la charité subsiste-t-il dans la
patrie?
ARTICLE 1: Le propre de la charité est-il plutôt d'être aimé,
ou d'aimer?
ARTICLE 2: L'amour, en tant qu'il est un acte de la charité,
est-il identique à la bienveillance?
ARTICLE 3: Dieu doit-il être aimé de dilection pour lui-même?
ARTICLE 4: Dieu peut-il être aimé en cette vie sans
intermédiaire?
ARTICLE 5: Dieu peut-il être aimé totalement?
ARTICLE 6: Notre dilection de Dieu a-t-elle une mesure?
ARTICLE 7: Lequel vaut mieux: aimer son ami, ou son ennemi?
ARTICLE 8: Lequel vaut mieux: aimer Dieu, ou le prochain?
ARTICLE 1: La joie est-elle un effet de la charité?
ARTICLE 2: La joie spirituelle causée par la charité est-elle
compatible avec la tristesse?
ARTICLE 3: Cette joie peut-elle être plénière?
ARTICLE 4: La joie est-elle une vertu?
ARTICLE 1: La paix est-elle identique à la concorde?
ARTICLE 2: Toutes choses désirent-elles la paix?
ARTICLE 3: La paix est-elle l'effet de la charité?
ARTICLE 4: La paix est-elle une vertu?
ARTICLE 1: La miséricorde a-t-elle pour cause en nous le mal
d'autrui?
ARTICLE 2: A qui convient-il d'exercer la miséricorde?
ARTICLE 3: La miséricorde est-elle une vertu?
ARTICLE 4: La miséricorde est-elle la plus grande des vertus?
ARTICLE 1: La bienfaisance est-elle un acte de la charité?
ARTICLE 2: Doit-on pratiquer la bienfaisance envers tous?
ARTICLE 3: Faut-il pratiquer davantage la bienfaisance envers
ceux qui nous sont le plus unis?
ARTICLE 4: La bienfaisance est-elle une vertu spéciale?
ARTICLE 1: Faire l'aumône est-il un acte de la charité?
ARTICLE 2: Comment les aumônes se distinguent-elles?
ARTICLE 4: Les aumônes corporelles ont-elles un effet
spirituel?
ARTICLE 5: Y a-t-il un précepte de faire l'aumône?
ARTICLE 6: Doit-on faire l'aumône en donnant de son
nécessaire?
ARTICLE 7: Peut-on faire l'aumône avec un bien injustement
acquis?
ARTICLE 8: Qui doit faire l'aumône?
ARTICLE 9: A qui faut-il faire l'aumône?
ARTICLE 10: De quelle manière faut-il faire l'aumône?
QUESTION 33: LA CORRECTION FRATERNELLE
ARTICLE 1: La correction fraternelle est-elle un acte de la
charité?
ARTICLE 2: La correction fraternelle est-elle de précepte?
ARTICLE 3: Ce précepte s’impose-t-il à tous, ou seulement aux
supérieurs?
ARTICLE 4: Les inférieurs sont-ils tenus, en vertu de ce précepte,
de corriger leurs supérieurs?
ARTICLE 5: Un pécheur peut-il corriger?
ARTICLE 6: Doit-on corriger celui qui en deviendra pire?
ARTICLE 7: Une correction secrète doit-elle précéder la
dénonciation publique?
ARTICLE 8: L'appel à des témoins doit-il précéder la
dénonciation publique?
ARTICLE 1: Est-il possible d'avoir de la haine contre Dieu?
ARTICLE 2: La haine de Dieu est-elle le plus grand des
péchés?
ARTICLE 3: La haine du prochain est-elle toujours un péché?
ARTICLE 5: La haine est-elle un vice capital?
ARTICLE 6: De quel vice capital la haine tire-t-elle son
origine?
ARTICLE 1: L'acédie est-elle un péché?
ARTICLE 2: L'acédie est-elle un vice particulier?
ARTICLE 3: L'acédie est-elle un péché mortel?
ARTICLE 4: L'acédie est-elle un vice capital?
ARTICLE 1: Qu'est-ce que l'envie?
ARTICLE 2: L'envie est-elle un péché?
ARTICLE 3: L'envie est-elle un péché mortel?
ARTICLE 4: L'envie est-elle un vice capital et quelles sont
ses filles?
ARTICLE 1: La discorde est-elle un péché?
ARTICLE 2: La discorde est-elle fille de la vaine gloire?
ARTICLE 1: La dispute est-elle un péché mortel?
ARTICLE 2: La dispute est-elle fille de la vaine gloire?
ARTICLE 1: Le schisme est-il un péché spécial?
ARTICLE 2: Le schisme est-il plus grave que l'infidélité?
ARTICLE 3: Le pouvoir des schismatiques
ARTICLE 4: Le châtiment des schismatiques
ARTICLE 1: Y a-t-il une guerre qui soit licite?
ARTICLE 2: Est-il permis aux clercs de combattre?
ARTICLE 3: Est-il permis, à la guerre, d'employer la ruse?
ARTICLE 4: Est-il permis de guerroyer les jours de fêtes?
ARTICLE 1: La rixe est-elle un péché?
ARTICLE 2: La rixe est-elle fille de la colère?
ARTICLE 1: La sédition est-elle un péché spécial?
ARTICLE 2: La sédition est-elle un péché mortel?
ARTICLE 1: Qu'est-ce que le scandale?
ARTICLE 2: Le scandale est-il un péché?
ARTICLE 3: Le scandale est-il un péché spécial?
ARTICLE 4: Le scandale est-il un péché mortel?
ARTICLE 5: Le scandale passif peut-il atteindre les parfaits?
ARTICLE 6: Les hommes parfaits peuvent-ils causer du
scandale?
ARTICLE 7: Doit-on renoncer aux biens spirituels pour éviter
le scandale?
ARTICLE 8: Doit-on renoncer aux biens temporels pour éviter
le scandale?
QUESTION 44: LES PRÉCEPTES DE LA CHARITÉ
ARTICLE 1: Faut-il donner des préceptes au sujet de la
charité?
ARTICLE 2: Y a-t-il un seul précepte ou bien deux?
ARTICLE 3: Deux préceptes suffisent-ils?
ARTICLE 4: Convient-il de prescrire que Dieu soit aimé de
tout notre coeur?
ARTICLE 5: Convient-il d'ajouter de toute notre âme?
ARTICLE 6: Ce précepte peut-il être accompli en cette vie?
ARTICLE 7: Le commandement: " Tu aimeras ton prochain
comme toi-même. "
ARTICLE 8: L'ordre de la charité tombe-t-il sous le précepte?
QUESTION 45: LE DON DE SAGESSE
ARTICLE 1: La sagesse doit-elle être comptée parmi les dons du
Saint-Esprit?
ARTICLE 2: Quel est le siège de la sagesse?
ARTICLE 3: La sagesse est-elle seulement spéculative, ou bien
est-elle aussi pratique?
ARTICLE 4: La sagesse, qui est un don, peut-elle coexister
avec le péché mortel?
ARTICLE 5: La sagesse existe-t-elle chez tous ceux qui ont la
grâce sanctifiante?
ARTICLE 6: Quelle béatitude correspond au don de sagesse?
ARTICLE 1: La sottise s'oppose-t-elle à la sagesse?
ARTICLE 2: La sottise est-elle un péché?
ARTICLE 3: A quel vice capital la sottise se ramène-t-elle?
QUESTION 47: LA NATURE DE LA PRUDENCE
ARTICLE 1: La prudence est-elle dans la volonté ou dans la
raison?
ARTICLE 3: La prudence a-t-elle connaissance des singuliers?
ARTICLE 4: La prudence est-elle une vertu?
ARTICLE 5: La prudence est-elle une vertu spéciale?
ARTICLE 6: La prudence fournit-elle leur fin aux vertus
morales?
ARTICLE 7: La prudence établit-elle le milieu des vertus
morales?
ARTICLE 8: Commander est-il l'acte principal de la prudence?
ARTICLE 9: La sollicitude ou vigilance se rapporte-t-elle à
la prudence?
ARTICLE 10: La prudence s'étend-elle au gouvernement de la
multitude?
ARTICLE 12: La prudence est-elle chez les sujets ou seulement
chez les princes?
ARTICLE 13: La prudence se trouve-t-elle chez les pécheurs?
ARTICLE 14: La prudence se trouve-t-elle chez tous les bons?
ARTICLE 15: La prudence est-elle en nous par nature?
ARTICLE 16: Perd-on la prudence par l'oubli?
QUESTION 48: QUELLES-SONT LES PARTIES DE LA PRUDENCE?
QUESTION 49: LES PARTIES DE LA PRUDENCE QU'ON PEUT APPELER
INTÉGRANTES
ARTICLE 8: La charité du voyage peut-elle être parfaite?
ARTICLE 8: L'attention précautionneuse
QUESTION 50: LES PARTIES SUBJECTIVES DE LA PRUDENCE
ARTICLE 1: L'institution des lois doit-elle être comptée
comme une espèce de la prudence?
ARTICLE 2: La politique est-elle une partie de la prudence?
ARTICLE 3: Le gouvernement domestique est-il une partie de la
prudence?
ARTICLE 4: L'art militaire est-il une espèce de la prudence?
QUESTION 51: LES VERTUS ANNEXES OU PARTIES POTENTIELLES DE LA
PRUDENCE
ARTICLE 1: L'eubulia est-elle une vertu?
ARTICLE 2: L'eubulia est-elle une vertu spéciale
distincte de la prudence?
ARTICLE 3: La synésis est-elle une vertu?
ARTICLE 4: La gnômè est-elle une vertu spéciale?
QUESTION 52: LE DON DE CONSEIL
ARTICLE 1: Faut-il placer le conseil parmi les sept dons du
Saint-Esprit?
ARTICLE 2: Le don de conseil correspond-il à la vertu de
prudence?
ARTICLE 3: Le don de conseil subsistent dans la patrie?
ARTICLE 1: L'imprudence est-elle un péché?
ARTICLE 2: L'imprudence est-elle un péché spécial?
ARTICLE 3: La précipitation ou témérité
ARTICLE 6: L'origine de ces vices
ARTICLE 1: La négligence est-elle un péché spécial?
ARTICLE 2: A quelle vertu la négligence s'oppose-t-elle?
ARTICLE 3: La négligence est-elle péché mortel?
QUESTION 55: LES VICES OPPOSÉS À LA PRUDENCE PAR FAUSSE
RESSEMBLANCE
ARTICLE 1: La prudence de la chair est-elle un péché?
ARTICLE 2: La prudence de la chair est-elle péché mortel?
ARTICLE 3: La ruse est-elle un péché spécial?
ARTICLE 6: Le souci pour les affaires temporelles
ARTICLE 7: Le souci de l'avenir
ARTICLE 8: L'origine de ces vices
QUESTION 56: LES PRÉCEPTES RELATIFS À LA PRUDENCE
ARTICLE 1: Les préceptes relatifs à la prudence
ARTICLE 2: Les préceptes concernant les vices opposés à la
prudence
ARTICLE 1: Le droit est-il l'objet de la justice?
ARTICLE 2: Convient-il de diviser le droit en droit naturel
et en droit positif?
ARTICLE 3: Le droit des gens est-il identique au droit
naturel?
ARTICLE 4: Y a-t-il lieu de distinguer spécialement le droit
du maître et celui du père?
ARTICLE 1: Qu'est-ce que la justice?
ARTICLE 2: La justice s'exerce-t-elle toujours envers autrui?
ARTICLE 3: La justice est-elle une vertu?
ARTICLE 4: La justice a-t-elle son siège dans la volonté?
ARTICLE 5: La justice est-elle une vertu générale?
ARTICLE 6: Comme vertu générale, la justice se confond-elle
avec les autres vertus?
ARTICLE 7: Y a-t-il une justice particulière?
ARTICLE 8: La justice particulière a-t-elle une matière
propre?
ARTICLE 9: La justice concerne-t-elle les passions, ou
seulement les activités?
ARTICLE 10: Le « milieu » de la justice est-il un caractère
objectif?
ARTICLE 11: L'acte de la justice consiste-t-il à rendre à
chacun son dû?
ARTICLE 12: La justice est-elle la plus grande des vertus
morales?
ARTICLE 1: L'injustice est-elle un vice spécial?
ARTICLE 2: Agir injustement est-il propre à l'homme injuste?
ARTICLE 3: Peut-on subir une injustice volontairement?
ARTICLE 4: L'injustice est-elle, par son genre, péché mortel?
ARTICLE 1: Le jugement est-il un acte de justice?
ARTICLE 2: Est-il licite de juger?
ARTICLE 3: Faut-il juger sur des soupçons?
ARTICLE 4: Le doute doit-il être interprété favorablement?
ARTICLE 5: Le jugement doit-il toujours être porté
conformément aux lois écrites?
ARTICLE 6: Le jugement est-il vicié par l'usurpation?
QUESTION 61: LA DISTINCTION ENTRE JUSTICE COMMUTATIVE ET
JUSTICE DISTRIBUTIVE
ARTICLE 1: Y a-t-il deux espèces de justice:distributive et
commutative?
ARTICLE 4: Dans quelques-unes de ses espèces, la justice
s'identifie-t-elle à la réciprocité?
ARTICLE 1: De quelle vertu la restitution est-elle l'acte?
ARTICLE 2: Est-il nécessaire au salut de restituer tout ce
que l'on a dérobé?
ARTICLE 3: Faut-il restituer plus que ce que l'on a pris?
ARTICLE 4: Faut-il restituer ce que l'on n'a pas dérobé?
ARTICLE 5: Faut-il restituer à celui de qui l'on a reçu?
ARTICLE 6: Est-ce celui qui a pris qui doit restituer?
ARTICLE 7: Est-ce quelqu'un d'autre qui doit restituer?
ARTICLE 8: Faut-il restituer sans délai?
QUESTION 63: L'ACCEPTION DES PERSONNES
ARTICLE 1: L'acception des personnes est-elle un péché?
ARTICLE 2: Peut-il y avoir acception des personnes dans la
dispensation des biens spirituels?
ARTICLE 3: Peut-il y avoir acception des personnes dans les
honneurs que l'on rend?
ARTICLE 4: Peut-il y avoir acception des personnes dans les
jugements?
ARTICLE 1: Est-ce un péché de mettre à mort les animaux et
même les plantes?
ARTICLE 2: Est-il permis de tuer le pécheur?
ARTICLE 3: Est-il permis à un particulier, ou seulement à
l'autorité publique, de tuer le pécheur?
ARTICLE 4: Est-il permis à un clerc de mettre à mort un
pécheur?
ARTICLE 5: Est-il permis de se tuer?
ARTICLE 6: Est-il permis de tuer un homme juste?
ARTICLE 7: Est-il permis de tuer un homme pour se défendre?
ARTICLE 8: L'homicide accidentel est-il péché mortel?
QUESTION 65: LES AUTRES PÉCHÉS D'INJUSTICE PAR VIOLENCE
CONTRE LES PERSONNES
QUESTION 66: LE VOL ET LA RAPINE
ARTICLE 1: La possession de biens extérieurs est-elle
naturelle à l'homme?
ARTICLE 2: Est-il licite de posséder en propre un de ces
biens?
ARTICLE 3: Le vol consiste-t-il à prendre secrètement le bien
d'autrui?
ARTICLE 4: La rapine est-elle un péché spécifiquement
distinct du vol?
ARTICLE 5: Tout vol est-il un péché?
ARTICLE 6: Le vol est-il péché mortel?
ARTICLE 7: Est-il permis de voler en cas de nécessité?
ARTICLE 8: Toute rapine est-elle péché mortel?
ARTICLE 9: La rapine est-elle un péché plus grave que le vol?
QUESTION 67: LES INJUSTICES COMMISES PAR LE JUGE
ARTICLE 1: Peut-on juger sans injustice quelqu'un qui ne vous
est pas soumis?
ARTICLE 3: Le juge peut-il condamner avec justice quelqu'un
qui n'a pas été accusé?
ARTICLE 4: Le juge peut-il licitement accorder une remise de
peine?
QUESTION 68: LES INJUSTICES COMMISES DANS L'ACCUSATION
ARTICLE 1: Est-on tenu de se porter accusateur?
ARTICLE 2: L'accusation doit-elle être faite par écrit?
ARTICLE 3: Comment l'accusation peut-elle être entachée de
vice?
ARTICLE 4: Comment doit-on punir ceux qui portent une
accusation fausse?
QUESTION 69: LES INJUSTICES COMMISES PAR L'ACCUSÉ
ARTICLE 1: Est-ce un péché mortel de nier une vérité qui
entraînerait la condamnation?
ARTICLE 2: Est-il permis de calomnier pour se défendre?
ARTICLE 3: Est-il permis de faire appel pour échapper au
jugement?
ARTICLE 4: Un condamné peut-il se défendre par la violence,
s'il en a la possibilité?
QUESTION 70: LES INJUSTICES COMMISES PAR LE TÉMOIN
ARTICLE 1: Est-on obligé de porter témoignage?
ARTICLE 2: Le témoignage de deux ou trois témoins est-il
suffisant?
ARTICLE 3: Un témoin peut-il être récusé sans une faute de sa
part?
ARTICLE 4: Est-ce un péché mortel de porter un faux
témoignage?
QUESTION 71: LES INJUSTICES COMMISES PAR LES AVOCATS
ARTICLE 1: Un avocat est-il obligé d'assister les pauvres?
ARTICLE 2: Doit-on interdire à certains d'exercer l'office
d'avocat?
ARTICLE 3: L'avocat pèche-t-il en défendant une cause
injuste?
ARTICLE 4: L'avocat pèche-t-il en recevant de l'argent pour
son assistance?
ARTICLE 1: Qu'est-ce que l'injure?
ARTICLE 2: L'injure est-elle toujours péché mortel?
ARTICLE 3: Faut-il réprimer les auteurs d'injures?
ARTICLE 4: L'origine de l'injure
ARTICLE 1: Qu'est-ce que la diffamation?
ARTICLE 2: La diffamation est-elle un péché mortel?
ARTICLE 3: Gravité de la diffamation comparée à celle des
autres péchés
ARTICLE 4: Est-ce un péché d'écouter la diffamation?
ARTICLE 1: La médisance est-elle un péché distinct de la
diffamation?
ARTICLE 2: Quel péché, de la médisance ou de la diffamation,
est le plus grave?
ARTICLE 1: La moquerie est-elle un péché spécial?
ARTICLE 2: La moquerie est-elle un péché mortel?
ARTICLE 1: Est-il permis de maudire un homme?
ARTICLE 2: Est-il permis de maudire une créature sans raison?
ARTICLE 3: La malédiction est-elle un péché mortel?
ARTICLE 4: Comparaison de la malédiction avec les autres
péchés
ARTICLE 1: Est-il permis de vendre une chose plus cher
qu’elle ne vaut?
ARTICLE 2: La vente injuste en ce qui concerne la
marchandise.
ARTICLE 3: Le vendeur est-il tenu de dire les défauts de sa
marchandise?
QUESTION 78: LE PÉCHÉ D"USURE DANS LES PRÊTS
ARTICLE 2: Est-il permis, en compensation de ce prêt, de
bénéficier d'un avantage quelconque?
ARTICLE 4: Est-il permis d'emprunter de l'argent sous le
régime de l'usure?
QUESTION 79: LES PARTIES INTÉGRANTES DE LA JUSTICE
ARTICLE 2: La transgression est-elle un péché spécial?
ARTICLE 3: L'omission est-elle un péché spécial?
ARTICLE 4: Comparaison entre omission et transgression.
QUESTION 80: LES PARTIES POTENTIELLES DE LA JUSTICE
ARTICLE UNIQUE: Est-il à propos de désigner des vertus
rattachées à la justice?
QUESTION 81: LA NATURE DE LA RELIGION
ARTICLE 1: La religion concerne-t-elle seulement nos rapports
avec Dieu?
ARTICLE 2: La religion est-elle une vertu?
ARTICLE 3: La religion est-elle une vertu unique?
ARTICLE 4: La religion est-elle une vertu spéciale?
ARTICLE 5: La religion est-elle une vertu théologale?
ARTICLE 6: La religion est-elle supérieure aux autres vertus
morales?
ARTICLE 7: La latrie comporte-t-elle des actes extérieurs?
ARTICLE 8: La religion est-elle identique à la sainteté?
ARTICLE 1: La dévotion est-elle un acte spécial?
ARTICLE 2: La dévotion est-elle un acte de religion?
ARTICLE 3: La cause de la dévotion
ARTICLE 4: L'effet de la dévotion
ARTICLE 1: La prière est-elle un acte de la faculté
appétitive, ou cognitive?
ARTICLE 2: Convient-il de prier Dieu?
ARTICLE 3: La prière est-elle un acte de la religion?
ARTICLE 4: Ne doit-on prier que Dieu?
ARTICLE 5: La prière de demande doit-elle avoir un objet
déterminé?
ARTICLE 6: Doit-on demander à Dieu des biens temporels?
ARTICLE 7: Devons-nous prier pour autrui?
ARTICLE 8: Devons-nous prier pour nos ennemis?
ARTICLE 9: Les sept demandes de l'oraison dominicale
ARTICLE 10: La prière appartient-elle en propre à la créature
douée de raison?
ARTICLE 11: Les saints du ciel prient-ils pour nous?
ARTICLE 12: La prière doit-elle être vocale?
ARTICLE 13: L'attention est-elle requise pour la prière?
ARTICLE 14: La prière doit-elle être prolongée?
ARTICLE 15: La prière est-elle méritoire?
ARTICLE 16: La prière est-elle efficace pour obtenir ce qu'on
demande?
ARTICLE 17: Les différentes espèces de prière
ARTICLE 1: L'adoration est-elle un acte de latrie?
ARTICLE 2: L'adoration implique-t-elle un acte intérieur, ou
extérieur?
ARTICLE 3: L'adoration requiert-elle un lieu déterminé?
ARTICLE 1: Offrir à Dieu le sacrifice est-il deloi naturelle?
ARTICLE 2: Ne faut-il offrir de sacrifice qu'à Dieu?
ARTICLE 3: Offrir le sacrifice est-il un acte spécial de
vertu?
ARTICLE 4: Tous sont-ils tenus d'offrir des sacrifices?
QUESTION 86: LES OBLATIONS ET PRÉMICES
ARTICLE 1: Certaines oblations sont-elles imposées par
précepte?
ARTICLE 2: A qui doit-on les oblations?
ARTICLE 3: Avec quels biens doit-on faire les oblations?
ARTICLE 4: Est-on strictement obligé d'acquitter les
prémices?
ARTICLE 1: Est-on tenu d'acquitter les dîmes par un précepte
rigoureux?
ARTICLE 2: Les biens dont il faut payer la dîme
ARTICLE 3: A qui doit-on les dîmes?
ARTICLE 4: Qui doit payer les dîmes?
ARTICLE 1: Qu'est-ce que le voeu?
ARTICLE 2: Sur quoi le voeu porte-t-il?
ARTICLE 5: De quelle vertu le voeu est-il l'acte?
ARTICLE 6: Est-il plus méritoire d'accomplir quelque chose
avec ou sans voeu?
ARTICLE 7: La solennité du voeu
ARTICLE 8: Ceux qui sont soumis à une autorité peuvent-ils
faire des voeux?
ARTICLE 9: Les enfants peuvent-ils s'obliger par voeu à
entrer en religion?
ARTICLE 10: Peut-on dispenser d'un voeu ou le commuer?
ARTICLE 11: Peut-on dispenser du voeu solennel de continence?
ARTICLE 12: Faut-il, pour dispenser d'un voeu, recourir à une
autorité supérieure?
ARTICLE 1: Qu'est-ce que le serment?
ARTICLE 2: Le serment est-il licite?
ARTICLE 3: Quelles qualités accompagnent le serment?
ARTICLE 4: De quelle vertu le serment est-il l'acte?
ARTICLE 5: Faut-il rechercher et pratiquer le serment comme
utile et bon?
ARTICLE 6: Est-il permis de jurer par une créature?
ARTICLE 7: Le serment oblige-t-il?
ARTICLE 8: Lequel oblige davantage le serment ou le voeu?
ARTICLE 9: Peut-on dispenser d'un serment?
ARTICLE 10: Quand et à qui est-il permis de jurer?
ARTICLE 1: Est-il permis d'employer l'adjuration à l'égard
des hommes?
ARTICLE 2: Est-il permis d'adjurer les démons?
ARTICLE 3: Est-il permis d'adjurer des créatures dénuées de
raison?
QUESTION 91: LA LOUANGE VOCALE
ARTICLE 1: Faut-il louer Dieu oralement?
ARTICLE 2: Doit-on, dans les louanges de Dieu, employer le
chant?
ARTICLE 1: La superstition est-elle un vice opposé à la
religion?
ARTICLE 2: La superstition a-t-elle plusieurs espèces ou
parties?
QUESTION 93: LES ALTÉRATIONS SUPERSTITIEUSES DU CULTE DIVIN
ARTICLE 1: Peut-il y avoir dans le culte du vrai Dieu quelque
chose de pernicieux?
ARTICLE 2: Peut-il y avoir quelque chose de superflu dans le
culte de Dieu?
ARTICLE 1: L'idolâtrie est-elle une espèce de la
superstition?
ARTICLE 2: L'idolâtrie est-elle un péché?
ARTICLE 3: L'idolâtrie est-elle le plus grave de tous les
péchés?
ARTICLE 4: Quelle est la cause du péché d'idolâtrie?
ARTICLE 1: La divination est-elle un péché?
ARTICLE 2: La divination est-elle une espèce de la
superstition?
ARTICLE 3: Les espèces de la divination
ARTICLE 4: La divination démoniaque
ARTICLE 5: La divination par les astres
ARTICLE 6: La divination par les songes
ARTICLE 7: La divination par les augures et par d'autres
observations analogues
ARTICLE 8: La divination par les sorts
QUESTION 96: LES PRATIQUES SUPERSTITIEUSES
ARTICLE 1: Pratiques pour acquérir la science d'après l’ «
art notoire»
ARTICLE 2: Pratiques pour agir sur certains corps
ARTICLE 3: Pratiques pour conjecturer la bonne ou la mauvaise
fortune
ARTICLE 4: Les formules sacrées qu'on suspend à son cou
QUESTION 97: LA TENTATION DE DIEU
ARTICLE 1: En quoi consiste la tentation de Dieu?
ARTICLE 2: Est-ce un péché de tenter Dieu?
ARTICLE 3: A quelle vertu s'oppose la tentation de Dieu?
ARTICLE 4: Comparaison de la tentation de Dieu avec les
autres vices
ARTICLE 1: Un mensonge est-il nécessaire pour qu'il y ait
parjure?
ARTICLE 2: Le parjure est-il toujours un péché?
ARTICLE 3: Le parjure est-il un péché mortel?
ARTICLE 4: Pèche-t-on en obligeant un parjure à prêter
serment?
ARTICLE 1: Qu'est-ce que le sacrilège?
ARTICLE 2: Le sacrilège est-il un péché spécial?
ARTICLE 3: Les espèces du sacrilège
ARTICLE 4: Quelle punition est due au sacrilège?
ARTICLE 1: Qu'est-ce que la simonie?
ARTICLE 2: Est-il permis de recevoir de l'argent pour des
sacrements?
ARTICLE 3: Est-il permis de recevoir de l'argent pour des actes
spirituels?
ARTICLE 4: Est-il permis de vendre des biens annexés au
spirituel?
ARTICLE 6: Le châtiment dû à la simonie
ARTICLE 1: A qui la piété s'étend-elle?
ARTICLE 2: Quels services la piété rend-elle?
ARTICLE 3: La piété est-elle une vertu spéciale?
ARTICLE 4: Peut-on, sous couvert de religion, omettre les
devoirs de la piété filiale?
ARTICLE 1: Le respect est-il une vertu spéciale, distincte
des autres?
ARTICLE 2: En quoi le respect consiste-t-il?
ARTICLE 3: Comparaison du respect avec la piété?
ARTICLE 1: L'honneur est-il quelque chose de spirituel ou de
corporel?
ARTICLE 2: L'honneur est-il dû seulement aux supérieurs?
ARTICLE 3: La vertu de dulie est-elle une vertu spéciale,
distincte de celle de latrie?
ARTICLE 4: Distingue-t-on plusieurs espèces dans la dulie?
ARTICLE 1: L'homme doit-il obéir à l'homme?
ARTICLE 2: L'obéissance est-elle une vertu spéciale?
ARTICLE 3: Comparaison de l'obéissance avec les autres vertus
ARTICLE 4: Doit-on obéir à Dieu en tout?
ARTICLE 5: Les inférieurs doivent-ils obéir en tout à leurs
supérieurs?
ARTICLE 6: Les fidèles doivent-ils obéir aux puissances
séculières?
QUESTION 105: LA DÉSOBÉISSANCE
ARTICLE 1: La désobéissance est-elle un péché mortel?
ARTICLE 2: La désobéissance est-elle le plus grave des
péchés?
QUESTION 106: LA RECONNAISSANCE OU GRATITUDE
ARTICLE 1: La reconnaissance est-elle une vertu spéciale,
distincte des autres?
ARTICLE 2: Lequel de l'innocent ou du pénitent, doit à Dieu
de plus grandes actions de grâce?
ARTICLE 3: Est-on toujours tenu de rendre grâce pour les
bienfaits des hommes?
ARTICLE 4: Faut-il tarder à rendre un bienfait?
ARTICLE 6: Faut-il rendre plus que ce qu'on a reçu?
ARTICLE 1: L'ingratitude est-elle toujours un péché?
ARTICLE 2: L'ingratitude est-elle un péché spécial?
ARTICLE 3: L'ingratitude est-elle toujours un péché mortel?
ARTICLE 4: Doit-on cesser de faire du bien aux ingrats?
ARTICLE 1: La vengeance est-elle licite?
ARTICLE 2: La vengeance est-elle une vertu spéciale?
ARTICLE 3: Comment exercer la vengeance?
ARTICLE 4: Envers qui doit-on exercer la vengeance?
ARTICLE 1: La vérité est-elle une vertu?
ARTICLE 2: La vérité est-elle une vertu spéciale?
ARTICLE 3: La vérité fait-elle partie de la justice?
ARTICLE 4: La vertu de vérité incline-t-elle à diminuer les
choses?
ARTICLE 1: Le mensonge est-il toujours opposé à la vérité
comme contenant de la fausseté?
ARTICLE 2: Les espèces du mensonge
ARTICLE 3: Le mensonge est-il toujours un péché?
ARTICLE 4: Le mensonge est-il toujours péché mortel?
QUESTION 111: LA SIMULATION ET L'HYPOCRISIE
ARTICLE 1: La simulation est-elle toujours un péché?
ARTICLE 2: L'hypocrisie est-elle la même chose que la
simulation?
ARTICLE 3: L'hypocrisie est-elle supposée à la vertu de
vérité?
ARTICLE 4: L'hypocrisie est-elle toujours péché mortel?
ARTICLE 1: A quelle vertu la jactance est-elle contraire?
ARTICLE 2: La jactance est-elle péché mortel?
ARTICLE 1: L'ironie est-elle un péché?
ARTICLE 2: Comparaison de l'ironie avec la jactance
QUESTION 114: L'AMITIÉ OU AFFABILITÉ
ARTICLE 1: L'amitié ou affabilité est-elle une vertu
spéciale?
ARTICLE 2: Cette amitié fait-elle partie de la justice?
ARTICLE 1: L'adulation est-elle un péché?
ARTICLE 2: L'adulation est-elle péché mortel?
ARTICLE 1: La contestation est-elle contraire à la vertu
d'amitié?
ARTICLE 2: Comparaison entre la contestation et l'adulation
ARTICLE 1: La libéralité est-elle une vertu?
ARTICLE 2: Quelle est la matière de la libéralité?
ARTICLE 3: L'acte de la libéralité
ARTICLE 4: Appartient-il à la libéralité de donner plutôt que
de recevoir?
ARTICLE 5: La libéralité est-elle une partie de la justice?
ARTICLE 6: La libéralité est-elle la plus grande des vertus?
LES VICES CONTRAIRES A LA LIBÉRALITÉ
ARTICLE 1: L'avarice est-elle un péché?
ARTICLE 2: L'avarice est-elle un péché spécial?
ARTICLE 3: A quelle vertu s'oppose l'avarice?
ARTICLE 4: L'avarice est-elle péché mortel?
ARTICLE 5: L'avarice est-elle le plus grave des péchés?
ARTICLE 6: L'avarice est-elle un péché de la chair, ou de l'esprit?
ARTICLE 7: L'avarice est-elle un vice capital?
ARTICLE 8: Les filles de l'avarice
ARTICLE 1: La prodigalité est-elle le contraire de l'avarice?
ARTICLE 2: La prodigalité est-elle un péché?
ARTICLE 3: La prodigalité est-elle un péché plus grave que
l'avarice?
ARTICLE 1: L'épikie est-elle une vertu?
ARTICLE 2: L'épikie fait-elle partie de la justice?
ARTICLE 1: La piété est-elle un don du Saint-Esprit?
ARTICLE 2: Quelle est la béatitude et quels sont les fruits
qui correspondent au don de piété?
QUESTION 122: LES PRÉCEPTES CONCERNANT LA JUSTICE
ARTICLE 1: Les préceptes du décalogue concernent-ils la
justice?
ARTICLE 2: Le premier précepte du décalogue
ARTICLE 3: Le deuxième précepte du décalogue
ARTICLE 4: Le troisième précepte du décalogue
ARTICLE 5: Le quatrième précepte du décalogue
ARTICLE 6: Les six derniers préceptes du décalogue
QUESTION 123: LA VERTU DE FORCE EN ELLE-MÊME
ARTICLE 1: La force est-elle une vertu?
ARTICLE 2: La force est-elle une vertu spéciale?
ARTICLE 3: La force a-t-elle pour objet la crainte et
l'audace?
ARTICLE 4: La force a-t-elle seulement pour objet la crainte
de la mort?
ARTICLE 5: L'objet de la force est-il seulement la crainte de
mourir au combat?
ARTICLE 6: L'acte principal de la force est-il de supporter?
ARTICLE 7: La force agit-elle en vue de son propre bien?
ARTICLE 8: La force trouve-t-elle son plaisir dans son
action?
ARTICLE 9: La force s’affirme-t-elle surtout dans les cas
soudains?
ARTICLE 10: La force emploie-t-elle la colère?
ARTICLE 11: La force est-elle une vertu cardinale?
ARTICLE 12: Comparaison entre la force et les autres vertus
cardinales
ARTICLE 1: Le martyre est-il un acte de vertu?
ARTICLE 2: De quelle vertu le martyre est-il l’acte?
ARTICLE 3: La perfection de l'acte du martyre
ARTICLE 4: La sanction du martyre
ARTICLE 5: La cause du martyre
ARTICLE 1: La crainte est-elle un péché?
ARTICLE 2: La crainte est-elle contraire à la force?
ARTICLE 3: La crainte est-elle péché mortel?
ARTICLE 4: La crainte excuse-t-elle ou diminue-t-elle le
péché?
ARTICLE 1: L'intrépidité est-elle un péché?
ARTICLE 2: L'intrépidité est-elle opposée à la force?
ARTICLE 1: L'audace est-elle un péché?
ARTICLE 2: L'audace est-elle contraire à la force?
QUESTION 128: QUELLES SONT LES PARTIES DE LA FORCE?
ARTICLE 1: La magnanimité concerne-t-elle les honneurs?
ARTICLE 2: La magnanimité concerne-t-elle seulement les
honneurs considérables?
ARTICLE 3: La magnanimité est-elle une vertu?
ARTICLE 4: La magnanimité est-elle une vertu spéciale?
ARTICLE 5: La magnanimité est-elle une partie de la force?
ARTICLE 6: Quels sont les rapports de la magnanimité avec la
confiance?
ARTICLE 7: Quels sont les rapports de la magnanimité avec la
sécurité?
ARTICLE 8: Quels sont les rapports de la magnanimité avec les
biens de la fortune?
ARTICLE 1: La présomption est-elle un péché?
ARTICLE 2: La présomption s'oppose-t-elle par excès à la
magnanimité?
ARTICLE 1: L'ambition est-elle un péché?
ARTICLE 2: L'ambition s'oppose-t-elle par excès à la
magnanimité?
ARTICLE 1: Le désir de la gloire est-il un péché?
ARTICLE 2: Le désir de la gloire s’oppose-t-il à la
magnanimité?
ARTICLE 3: Le désir de la gloire est-il péché mortel?
ARTICLE 4: Le désir de la gloire est-il un vice capital?
ARTICLE 5: Les filles de la vaine gloire
QUESTION 133: LA PUSILLANIMITÉ
ARTICLE 1: La pusillanimité est-elle un péché?
ARTICLE 2: A quelle vertu la pusillanimité s'oppose-t-elle?
ARTICLE 1: La magnificence est-elle une vertu?
ARTICLE 2: La magnificence est-elle une vertu spéciale?
ARTICLE 3: Quelle est la matière de la magnificence?
ARTICLE 4: La magnificence fait-elle partie de la force?
QUESTION 135: LA PARCIMONIE (ou mesquinerie)
ARTICLE 1: La parcimonie est-elle un vice?
ARTICLE 2: Le vice qui s'oppose à la parcimonie
ARTICLE 1: La patience est-elle une vertu?
ARTICLE 2: La patience est-elle la plus grande des vertus?
ARTICLE 3: Peut-on avoir la patience sans la grâce?
ARTICLE 4: La patience fait-elle partie de la force?
ARTICLE 5: La patience est-elle identique à la longanimité?
ARTICLE 1: La persévérance est-elle une vertu?
ARTICLE 2: La persévérance fait-elle partie de la force?
ARTICLE 3: Quel rapport la persévérance a-t-elle avec la
constance?
ARTICLE 4: La persévérance a-t-elle besoin du secours de la
grâce?
QUESTION 138: LES VICES OPPOSÉS À LA PERSÉVÉRANCE
ARTICLE 1: La mollesse est-elle opposée à la persévérance?
ARTICLE 2: L'entêtement est-il opposé à la persévérance?
ARTICLE 1: La force est-elle un don?
ARTICLE 2: Qu'est-ce qui correspond au don de force dans les
béatitudes et les fruits?
QUESTION 140: LES PRÉCEPTES CONCERNANT LA FORCE
ARTICLE 1: Les préceptes concernant la force elle-même?
ARTICLE 2: Les préceptes concernant les parties de la force
ARTICLE 1: La tempérance est-elle une vertu?
ARTICLE 2: La tempérance est-elle une vertu spéciale?
ARTICLE 3: La tempérance concerne-t-elle seulement les désirs
et les plaisirs?
ARTICLE 4: La tempérance concerne-t-elle seulement les
délectations du toucher?
ARTICLE 5: La tempérance concerne-t-elle plus les
délectations du goût que celles du toucher?
ARTICLE 6: Quelle est la règle de la tempérance?
ARTICLE 7: La tempérance est-elle une vertu cardinale?
ARTICLE 8: La tempérance est-elle la plus importante des
vertus?
QUESTION 142: LES VICES OPPOSÉS À LA TEMPÉRANCE:
INSENSIBIILITÉ ET INTEMPÉRANCE.
ARTICLE 1: L'insensibilité est-elle un péché?
ARTICLE 2: L'intempérance est-elle un péché puéril?
ARTICLE 3: Comparaison entre intempérance et lâcheté
ARTICLE 4: Le péché d'intempérance est-il le plus
déshonorant?
QUESTION 143: LES PARTIES DE LA TEMPÉRANCE EN GÉNÉRAL.
ARTICLE UNIQUE
ARTICLE 1: La pudeur est-elle une vertu?
ARTICLE 2: Sur quoi la pudeur porte-t-elle?
ARTICLE 3: Devant qui ressent-on de la pudeur?
ARTICLE 4: Quels sont ceux qui ressentent de la pudeur?
ARTICLE 1: Quel rapport l'honneur a-t-il avec la vertu?
ARTICLE 2: Quel rapport l'honneur a-t-il avec la beauté?
ARTICLE 3: Quel rapport le bien honnête a-t-il avec l'utile
et le délectable?
ARTICLE 4: Le sens de l'honneur est-il une partie de la
tempérance?
ARTICLE 1: L'abstinence est-elle une vertu?
ARTICLE 2: L'abstinence est-elle une vertu spéciale?
ARTICLE 1: Le jeûne est-il un acte de vertu?
ARTICLE 2: Le jeûne est-il un acte d'abstinence?
ARTICLE 3: Le jeûne est-il de précepte?
ARTICLE 4: Certains sont-ils dispensés d'observer ce
précepte?
ARTICLE 6: Le jeûne exige-t-il un seul repas?
ARTICLE 7: L'heure des repas pour ceux qui jeûnent
ARTICLE 8: Les aliments dont il faut s'abstenir
ARTICLE 1: La gourmandise est-elle un péché?
ARTICLE 2: La gourmandise est-elle un péché mortel?
ARTICLE 3: La gourmandise est-elle le plus grand des péchés?
ARTICLE 4: Les espèces de la gourmandise
ARTICLE 5: La gourmandise est-elle un vice capital?
ARTICLE 6: Les filles de la gourmandise
ARTICLE 1: Quelle est la matière propre de la sobriété?
ARTICLE 2: La sobriété est-elle une vertu spéciale?
ARTICLE 3: L'usage du vin est-il permis?
ARTICLE 4: A qui surtout la sobriété est-elle nécessaire?
ARTICLE 1: L'ivrognerie est-elle un péché?
ARTICLE 2: L'ivrognerie est-elle un péché mortel?
ARTICLE 3: L'ivrognerie est-elle le plus grave des péchés?
ARTICLE 4: L'ivrognerie excuse-t-elle du péché?
ARTICLE 1: La chasteté est-elle une vertu?
ARTICLE 2: La chasteté est-elle une vertu générale?
ARTICLE 3: La chasteté est-elle une vertu distincte de
l'abstinence?
ARTICLE 4: Rapports de la chasteté avec la pudicité
ARTICLE 1: En quoi consiste la virginité?
ARTICLE 2: La virginité est-elle illicite?
ARTICLE 2: La virginité est-elle illicite?
ARTICLE 3: La virginité est-elle une vertu?
ARTICLE 4: Supériorité de la virginité par rapport au mariage
ARTICLE 5: La supériorité de la virginité par rapport aux
autres vertus
QUESTION 153: LA LUXURE EN GÉNÉRAL
ARTICLE 1: Quelle est la matière de la luxure?
ARTICLE 2: Toute union charnelle est-elle illicite?
ARTICLE 3: La luxure est-elle péché mortel?
ARTICLE 4: La luxure est-elle un vice capital?
ARTICLE 5: Les filles de la luxure
QUESTION 154: LES PARTIES DE LA LUXURE
ARTICLE 1: Comment diviser les parties de la luxure?
ARTICLE 2: La fornication simple est-elle péché mortel?
ARTICLE 3: La fornication est-elle le plus grand des péchés?
ARTICLE 5: La pollution nocturne est-elle un péché?
ARTICLE 11: Le péché contre nature
ARTICLE 12: L'ordre de gravité entre les espèces de la luxure
ARTICLE 1: La continence est-elle une vertu?
ARTICLE 2: Quelle est la matière de la continence?
ARTICLE 3: Quel est le siège de la continence?
ARTICILE 4: Comparaison de la continence avec la tempérance
ARTICLE 1: L'incontinence relève-t-elle de l'âme ou du corps?
ARTICLE 2: L'incontinence est-elle un péché?
ARTICLE 3: Comparaison entre l'incontinence et l'intempérance
ARTICLE 4: Quel est le plus laid: ne pas contenir sa colère,
ou sa convoitise?
QUESTION 157: LA CLÉMENCE ET LA MANSUÉTUDE
ARTICLE 1: La clémence et la mansuétude sont-elles
identiques?
ARTICLE 2: La clémence et la mansuétude sont-elles des
vertus?
ARTICLE 3: La clémence et la mansuétude sont-elles des
parties de la tempérance?
ARTICLE 4: Comparaison de la clémence et de la mansuétude
avec les autres vertus
ARTICLE 1: Peut-il être permis de se mettre en colère?
ARTICLE 2: La colère est-elle un péché?
ARTICLE 3: Toute colère est-elle péché mortel?
ARTICLE 4: La colère est-elle le plus grave des péchés?
ARTICLE 5: Les espèces de la colère
ARTICLE 6: La colère est-elle un vice capital?
ARTICLE 7: Quelles sont les filles de la colère?
ARTICLE 8: Y a-t-il un vice opposé à la colère?
ARTICLE 1: La cruauté s'oppose-t-elle à la clémence?
ARTICLE 2: Comparaison de la cruauté avec la férocité ou
sauvagerie
ARTICLE 1: La modestie est-elle une partie de la tempérance?
ARTICLE 2: Quelle est la matière de la modestie?
ARTICLE 1: L'humilité est-elle une vertu?
ARTICLE 2: L'humilité siège-t-elle dans l'appétit, ou dans le
jugement de la raison?
ARTICLE 3: Doit-on, par humilité, se mettre au-dessous de
tous?
ARTICILE 4: L'humilité fait-elle partie de la modestie ou
tempérance?
ARTICLE 5: Comparaison de l'humilité avec les autres vertus
ARTICLE 6: Les degrés de l'humilité
QUESTION 162: L'ORGUEIL EN GÉNÉRAL
ARTICLE 1: L'orgueil est-il un péché?
ARTICLE 2: L’orgueil est-il un vice spécial?
ARTICLE 3: Quel est le siège de l'orgueil?
ARTICLE 4: Quelles sont les espèces de l'orgueil?
ARTICLE 5: L'orgueil est-il péché mortel?
ARTICLE 6: L'orgueil est-il le plus grave de tous les péchés?
ARTICLE 7: Les rapports de l'orgueil avec les autres péchés
ARTICLE 8: Doit-on voir dans l'orgueil un vice capital?
QUESTION 163: LE PÉCHÉ DU PREMIER HOMME
ARTICLE 1: Le premier péché de l'homme fut-il de l'orgueil?
ARTICLE 2: Que désirait l'homme en péchant?
ARTICLE 3: Le péché de nos premiers parents fut-il plus grave
que tous les autres péchés?
ARTICLE 4: Qui pécha davantage, l'homme ou la femme?
QUESTION 164: LE CHÂTIMENT DU PREMIER PÉCHÉ DE L'HOMME
ARTICLE 1: La mort, qui est le châtiment commun
ARTICLE 2: Les autres châtiments particuliers qui sont
indiqués dans la Genèse
QUESTION 165: LA TENTATION DE NOS PREMIERS PARENTS
ARTICLE 1: Convenait-il que l'homme fût tenté par le diable?
ARTICLE 2: Le mode et l'ordre de cette tentation
ARTICLE 1: Quelle est la matière de la studiosité?
ARTICLE 2: La studiosité est-elle une partie de la
tempérance?
ARTICLE 1: Le vice de curiosité peut-il exister dans la
connaissance intellectuelle?
ARTICLE 2: Le vice de curiosité existe-t-il dans la
connaissance sensible?
QUESTION 168: LA MODESTIE DANS LES MOUVEMENTS EXTÉRIEURS DU
CORPS
ARTICLE 1: Dans les mouvements extérieurs du corps peut-il y
avoir vertu et vice?
ARTICLE 2: Peut-il y avoir une vertu dans les activités de
jeu?
ARTICLE 3: Le péché par excès de jeu
ARTICLE 4: Le péché par défaut de jeu
QUESTION 169: LA MODESTIE DANS LA TENUE EXTÉRIEURE
ARTICLE 1: Peut-il y avoir vertu et vice dans la tenue
extérieure?
ARTICLE 2: Les femmes pèchent-elles mortellement en se parant
avec excès?
QUESTION 170 : LES PRÉCEPTES DE LA TEMPÉRANCE
ARTICLE 1 : Les préceptes concernant la tempérance proprement
dite
ARTICLE 2 : Les préceptes concernant les parties de la
tempérance
QUESTION 171: L'ESSENCE DE LA PROPHÉTIE
ARTICLE 1: La prophétie appartient-elle à l'ordre de la
connaissance?
ARTICLE 2: La prophétie est-elle un habitus?
ARTICLE 3: La prophétie a-t-elle seulement pour objet les
futurs contingents?
ARTICLE 4: Le prophète connaît-il tout ce qui peut être
prophétisé?
ARTICLE 6: La prophétie peut-elle comporter de la fausseté?
QUESTION 172: LA CAUSE DE LA PROPHÉTIE
ARTICLE 1: La prophétie est-elle naturelle?
ARTICLE 2: La prophétie vient-elle de Dieu par
l'intermédiaire des anges?
ARTICLE 3: La prophétie requiert-elle des dispositions
naturelles?
ARTICLE 4: La prophétie requiert-elle de bonnes moeurs?
ARTICLE 5: Y a-t-il une prophétie d'origine démoniaque?
ARTICLE 6: Les prophètes des démons annoncent-ils quelquefois
la vérité?
QUESTION 173: LE MODE DE LA CONNAISSANCE PROPHÉTIQUE
ARTICLE 1: Les prophètes voient-ils l'essence même de Dieu?
ARTICLE 3: La vision prophétique est-elle toujours
accompagnée de l'aliénation des sens?
ARTICLE 4: La prophétie comporte-t-elle toujours la
connaissance de ce qui est prophétisé?
QUESTION 174: LES DIFFÉRENTES ESPÈCES DE LA PROPHÉTIE
ARTICLE 1: Quelles sont les espèces de la prophétie?
ARTICLE 2: La prophétie la plus haute est-elle celle qui se
produit sans vision de l'imagination?
ARTICLE 3: Les divers degrés de la prophétie
ARTICLE 4: Moïse fut-il le plus grand des prophètes?
ARTICLE 5: Un compréhenseur peut-il être prophète?
ARTICLE 6: La prophétie a-t-elle progressé dans la suite des
temps?
ARTICLE 1: L'âme humaine est-elle ravie en Dieu?
ARTICLE 2: Le ravissement relève-t-il de la faculté de
connaissance, ou d'appétit?
ARTICLE 3: Dans son ravissement, S. Paul a-t-il vu l'essence
de Dieu?
ARTICLE 4: Dans son ravissement, S. Paul a-t-il été hors de
sens?
ARTICLE 5: Dans cet état, l'âme de S. Paul a-t-elle été
complètement séparée de son corps?
ARTICLE 6: Ce que S. Paul a su et ce qu'il a ignoré, au sujet
de son ravissement
QUESTION 176: LE CHARISME DES LANGUES
ARTICLE 1: Par ce don obtient-on la connaissance de toutes
les langues?
ARTICLE 2: Comparaison entre ce charisme et celui de la
prophétie
QUESTION 177 : LE CHARISME DU DISCOURS
ARTICLE 1 : Y a-t-il un charisme du discours ?
ARTICLE 2 : A qui ce charisme convient-il ?
QUESTION 178: LE CHARISME DES MIRACLES
ARTICLE 1: Y a-t-il un charisme des miracles?
ARTICLE 2: A qui le charisme des miracles convient-il?
LES ÉTATS DE VIE: VIE ACTIVE ET VIE CONTEMPLATIVE
QUESTION 179: LA DIVISION ENTRE VIE ACTIVE ET VIE
CONTEMPLATIVE
ARTICLE 1: La division entre vie active et vie contemplative
est-elle fondée?
ARTICLE 2: Cette division de la vie en active et
contemplative est-elle adéquate?
QUESTION 180: LA VIE CONTEMPLATIVE
ARTICLE 2: Les vertus morales appartiennent-elles à la vie
contemplative?
ARTICLE 3: La vie contemplative comporte-t-elle des actes
divers?
ARTICLE 4: La considération de n'importe quelle vérité
appartient-elle à la vie contemplative?
ARTICLE 6: Les mouvements de contemplation distingués par
Denys
ARTICLE 7: Le plaisir de la contemplation
ARTICLE 8: La durée de la contemplation
ARTICLE 1: Tous les actes des vertus morales
appartiennent-ils à la vie active?
ARTICLE 2: La prudence appartient-elle à la vie active?
ARTICLE 3: L'enseignement appartient-il à la vie active?
ARTICLE 4: La durée de la vie active
QUESTION 182: COMPARAISON DE LA VIE ACTIVE AVEC LA VIE
CONTEMPLATIVE
ARTICLE 1: Laquelle est la plus importante ou la plus digne?
ARTICLE 2: Quelle est la plus méritoire?
ARTICLE 3: La vie contemplative est-elle empêchée par la vie
active?
ARTICLE 4: L'ordre de priorité entre ces deux vies
QUESTION 183: LES OFFICES ET LES ÉTATS EN GÉNÉRAL PARMI LES
HOMMES
ARTICLE 1: Qu'est-ce qui constitue un état de vie parmi les
hommes?
ARTICLE 2: Doit-il y avoir, parmi les hommes, diversité
d'états ou d'offices?
ARTICLE 3: La diversité des offices
ARTICLE 4: La diversité des états
QUESTION 184: L'ÉTAT DE PERFECTION EN GÉNÉRAL
ARTICLE 1: La perfection de la vie chrétienne tient-elle à la
charité?
ARTICILE 2: Peut-on être parfait en cette vie?
ARTICLE 4: Quiconque est parfait se trouve-t-il dans l'état
de perfection?
ARTICLE 5: Les prélats et les religieux sont-ils spécialement
dans l'état de perfection?
ARTICLE 6: Tous les prélats sont-ils dans l'état de
perfection?
ARTICLE 7: Quel est le plus parfait: l'état religieux, ou
l'état épiscopal?
ARTICLE 8: Comparaison des religieux avec les curés et les
archidiacres
QUESTION 185: L'ÉTAT ÉPISCOPAL
ARTICLE 1: Est-il permis de désirer l'épiscopat?
ARTICLE 2: Est-il permis de refuser absolument l'épiscopat?
ARTICLE 3: Faut-il élire le meilleur pour l'épiscopat?
ARTICLE 4: L'évêque peut-il entrer en religion?
ARTICLE 5: Est-il permis à l'évêque d'abandonner physiquement
ses sujets?
ARTICLE 6: Est-il permis à l'évêque de posséder quelque chose
en propre?
ARTICLE 7: L'évêque pèche-t-il mortellement en ne distribuant
pas aux pauvres les biens de l’Église?
ARTICLE 8: Les religieux élevés à l'épiscopat sont-ils tenus
aux observances régulières?
QUESTION 186: LES ÉLÉMENTS ESSENTIELS DE L'ÉTAT RELIGIEUX
ARTICLE 1: L'état religieux est-il parfait?
ARTICLE 2: Les religieux sont-ils tenus d'observer tous les
conseils?
ARTICLE 3: La pauvreté est-elle requise à l'état religieux?
ARTICLE 4: La continence est-elle requise à l'état religieux?
ARTICLE 5: L'obéissance est-elle requise à l'état religieux?
ARTICLE 6: Est-il requis que ces trois dispositions soient
sanctionnées par des voeux?
ARTICLE 7: Ces trois voeux suffisent-ils?
ARTICLE 8: Comparaison des trois voeux
QUESTION 187: LES ACTIVITÉS QUI CONVIENNENT AUX RELIGIEUX
ARTICLE 1: Leur est-il permis d'enseigner, de prêcher et
d'exercer d'autres fonctions semblables?
ARTICLE 2: Est-il permis aux religieux de se mêler d'affaires
séculières?
ARTICLE 3: Les religieux sont-ils tenus de travailler de
leurs mains?
ARTICLE 4: Les religieux ont-ils le droit de vivre d'aumônes?
ARTICLE 5: Est-il permis aux religieux de mendier?
ARTICLE 6: Est-il permis aux religieux de porter des
vêtements plus grossiers que les autres?
QUESTION 188: LES DIVERSES FORMES DE VIE RELIGIEUSE
ARTICLE 1: Y a-t-il plusieurs formes de vie religieuse, ou
une seule?
ARTICLE 2: Un ordre religieux peut-il avoir pour but les
oeuvres de la vie active?
ARTICLE 3: Un ordre religieux peut-il avoir pour but de faire
la guerre?
ARTICLE 5: Un ordre religieux peut-il être institué en vue de
l'étude?
ARTICLE 7: Posséder quelque chose en commun rabaisse-t-il la
perfection de la vie religieuse?
ARTICLE 8: La vie religieuse des solitaires doit-elle être
mise au-dessus de la vie en communauté?
QUESTION 189: L'ENTRÉE EN RELIGION
ARTICLE 2: Est-il licite d'obliger par voeu certaines
personnes à entrer en religion?
ARTICLE 4: Ceux qui font voeu d'entrer en religion sont-ils
obligés d’y demeurer toujours?
ARTICLE 5: Doit-on recevoir les enfants dans la vie
religieuse?
ARTICLE 7: Les curés ou archidiacres peuvent-ils entrer en
religion?
ARTICLE 8: Peut-on passer d'un ordre religieux à un autre?
ARTICLE 9: Doit-on engager les autres à entrer en religion?
La morale particulière
Nous étudions donc les vertus théologales, il faudra étudier la foi (Question 1-16), l'espérance (Question 17-22) et la charité (Question 23-46).
La foi appelle l'étude de quatre points:
1° La nature de la foi. (Question 1-7). - 2° Les dons d'intelligence et de science qui lui correspondent (Question 8-9). - 3° Les vices opposés à la foi (Question 10- 15). - 4° Les préceptes concernant cette vertu (Question 16)
Sur la nature de la foi, il faudra étudier:
1° Son objet (Question 1). - 2° Son acte (Question 2-3). - 3° L'habitus de la foi (Question 4).
1. Son objet est-il la vérité première? - 2. Est-il quelque chose de complexe ou d'incomplexe, c'est-à-dire une réalité ou un énoncé? - 3. La foi peut-elle comporter une chose fausse? - 4. L'objet de la foi peut-il être une chose vue? - 5. Peut-il être une chose sue? - 6. Les vérités à croire doivent-elle être distinguées en articles précis? - 7. La foi comporte-t-elle en tout temps les mêmes articles? - 8. Le nombre de ces articles. 9. Leur transmission par le symbole. - 10. A qui appartient-il d’établir le symbole de foi?
Objections:
1. Il
ne semble pas. L'objet de la foi, c'est apparemment ce qu'on nous propose à croire.
Or on nous propose à croire non seulement ce qui se rapporte à la divinité, qui
est la vérité première, mais aussi ce qui se rapporte à l'humanité du Christ,
aux sacrements de l'Église et à la condition des créatures. La vérité première
n'est donc pas le seul objet de la foi.
2. Foi et infidélité ont le même objet, puisque
ce sont deux opposés. Mais sur tous les points qui sont contenus dans la Sainte
Écriture il peut y avoir infidélité, car il suffit de nier n'importe lequel de
ces points pour être réputé infidèle. La foi a donc aussi pour objet tout e qui
est contenu dans la Sainte Écriture. Mais il y a là beaucoup de choses sur
l'homme et sur les autres réalités créées. L'objet de la foi, ce n'est donc pas
seulement la vérité première, c'est aussi la vérité créée.
3. Foi et charité se distinguent à l'intérieur du
même genre, on l'a vu plus haute. Or, par la charité non seulement nous
aimons Dieu, qui est la souveraine bonté, mais nous aimons aussi le prochain.
L'objet de la foi n'est donc pas seulement la vérité première.
Cependant, Denys assure que " la foi s'applique à la simple et toujours existante vérité ". C'est bien là la vérité première. L'objet de la foi est donc bien la vérité première.
Conclusion:
L'objet de tout habitus cognitif contient deux choses: ce qui est matériellement connu, qui est comme le côté matériel de l'objet; et ce par quoi l'objet est connu, qui en est la raison formelle. Ainsi, dans la science de la géométrie, ce qui est matériellement su, ce sont les conclusions; mais la raison formelle du savoir, ce sont les moyens de démonstration par lesquels les conclusions sont connues. Ainsi donc, dans la foi, si nous regardons la raison formelle de l'objet, ce n'est rien d'autre que la vérité première; la foi dont nous parlons ne donne pas en effet son assentiment à une chose si ce n'est parce que Dieu l'a révélée; c'est dire que la vérité divine elle-même est comme le moyen sur lequel s'appuie cette foi. Mais, si nous regardons matériellement ce à quoi la foi donne son assentiment, ce n'est plus seulement Dieu lui-même, mais encore beaucoup d'autres choses. Celles-ci cependant ne tombent sous l'assentiment de la foi que par le côté où elles sont de quelque manière ordonnées à Dieu, c'est-à-dire en tant qu'elles sont des effets de la divinité qui aident l'homme à tendre à la jouissance de la divinité. Et c'est pourquoi, même de ce côté, l'objet de la foi est d'une certaine façon la vérité première, en ce que rien ne tombe sous la foi si ce n'est en référence à Dieu, de même que l'objet de la médecine est la santé parce que la médecine ne s'occupe de rien si ce n'est en référence à la santé.
Solutions:
1. Ce qui a trait à l'humanité du Christ
et aux sacrements de l'Église, ou à des créatures quelles qu'elles soient,
tombe sous la foi dans la mesure où nous sommes par là ordonnés à Dieu. De
plus, si nous donnons à cela notre assentiment, c'est à cause de la vérité de
Dieu.
2. Il faut dire la même chose de tout ce qui est
transmis dans la Sainte Écriture.
3. La charité aussi aime le prochain à cause de Dieu, et ainsi son objet propre est Dieu même, comme nous le dirons plus loin.
Objections:
1. Il semble que l'objet de la foi ne soit pas
quelque chose de complexe à la manière d'un énoncé, puisque, nous venons de le
voir, cet objet est la vérité première, laquelle est quelque chose
d'incomplexe.
2. L'exposé de la foi est contenu dans le
symbole. Or, dans le symbole il n'y a pas des énoncés, mais des réalités. Il
n'y est pas dit que Dieu soit tout-puissant, mais: " je crois en Dieu
tout-puissant. " L'objet de la foi n'est donc pas une vérité à énoncer,
mais une réalité.
3. A la foi succède la vision, selon l'Apôtre (1
Co 13, 12): " Nous voyons pour l'instant par un miroir, en énigme, mais
alors ce sera face à face. Pour l'instant, je connais en partie; mais je
connaîtrai alors comme je suis connu. " Or cette vision de la patrie,
puisqu'elle a pour objet l'essence divine elle-même, s'arrête à quelque chose
d'incomplexe. Donc la foi du voyage également.
Cependant, la foi est intermédiaire entre la science et l'opinion. Or un intermédiaire est du même genre que les extrêmes. Comme la science et l'opinion concernent des énoncés, il semble donc que pareillement la foi concerne des énoncés. Et ainsi l'objet de foi, puisque la foi aboutit à des énoncés, est quelque chose de complexe.
Conclusion:
Les choses connues sont dans le sujet connaissant suivant le mode de celui-ci. Or il est un mode propre à l'intelligence humaine, nous l'avons dit dans la première Partie: c'est de connaître la vérité par composition et division. Voilà pourquoi l'intelligence humaine connaît, suivant une certaine complexité, des choses qui sont simples en elles-mêmes, de même qu'inversement l'intelligence divine connaît, d'une manière incomplexe, des choses qui sont complexes en elles-mêmes. Ainsi donc on peut considérer l'objet de foi de deux façons. Du côté de la réalité même à laquelle on croit, et à cet égard il est quelque chose d'incomplexe: il est la réalité même que la foi atteint. Autrement, on le prend du côté du croyant, et à cet égard l'objet de foi est quelque chose de complexe à la manière d'un énoncé. C'est pourquoi les deux opinions ont été soutenues avec vérité chez les anciens; il y a du vrai dans l'une et dans l'autre.
Solutions:
1. Cet argument est valable lorsque l'objet de
foi est pris du côté de la réalité même à laquelle on croit.
2. Dans le symbole, comme le montre la manière
même de parler, on cherche à atteindre les choses de la foi dans toute la
mesure où s'y fixe l'acte du croyant. Or l'acte du croyant ne se termine pas à
un énoncé, mais à la réalité. Car nous ne formons les énoncés que pour avoir
connaissance par eux des réalités, aussi bien dans la foi que dans la science.
3. Dans la patrie on verra la vérité première telle qu'elle est en elle-même, comme dit S. Jean (1 Jn 3, 2): " Lorsque Dieu se manifestera, nous serons semblables à lui, et nous le verrons comme il est. " C'est pourquoi cette vision aura lieu non par mode d'énoncé mais par mode de simple intelligence. Mais, par la foi, nous ne saisissons pas la vérité première comme elle est en elle-même. Donc la comparaison ne vaut pas.
Objections:
1. Il semble bien. La foi est dans le même genre
que l'espérance et la charité. Mais l'espérance peut tomber à faux, car
beaucoup espèrent avoir la vie éternelle qui ne l'auront pas. Pareillement la
charité peut aussi tomber à faux; beaucoup sont aimés de charité comme gens de
bien, qui pourtant ne le sont pas. La foi peut donc, elle aussi, tomber à faux.
2. Abraham a cru à la naissance future du Christ
selon ce mot en S. Jean (8, 56): " Votre père Abraham a exulté à la pensée
de voir mon jour. " Or, après le temps d'Abraham, Dieu pouvait ne pas
s'incarner, puisque cela dépendait de sa seule volonté. Dans ce cas, ce
qu'Abraham avait cru au sujet du Christ se serait trouvé faux.
3. Tous les anciens eurent cette foi à la naissance
future du Christ, et cette foi a duré chez beaucoup jusqu'à la prédication de
l'Évangile. Mais, comme le Christ était déjà né avant de commencer à prêcher,
il était faux qu'il eût encore à naître. Donc la foi peut porter à faux.
4. Un point de foi, c'est de croire que dans le
sacrement de l'autel est contenu le vrai corps du Christ. Or il peut arriver,
quand la consécration n'est pas faite correctement, qu'il n'y ait pas là le
vrai corps du Christ, mais seulement du pain. Il peut donc y avoir du faux dans
la foi.
Cependant, aucune des vertus perfectionnant l'intelligence ne peut se porter vers le faux puisqu'il est le mal de l'intelligence, comme le Philosophe le montre. Or la foi, nous le ferons voir plus loin, est une vertu qui perfectionne l'intelligence. Le faux ne peut donc se trouver dans la foi.
Conclusion:
Rien ne peut être présent à une puissance ou à un habitus, voire à un acte, si ce n'est par le moyen de la raison formelle de l'objet; ainsi la couleur ne peut être vue que grâce à la lumière, et la conclusion ne peut être sue que par le moyen de la démonstration. Or nous avons àiti que la raison formelle de l'objet de foi, c'est la vérité première. Rien ne peut donc tomber sous la foi, sinon dans la mesure où cela relève de la vérité première. Sous une pareille vérité rien de faux ne peut se trouver, pas plus que le non-être ne peut être compris sous le terme d'être, ni le mal sous le terme de bonté. On doit en conclure que rien de faux ne peut se trouver sous la lumière de la foi.
Solutions:
1. Le vrai est le bien de l'intelligence, mais
non celui de nos puissances d'appétit. C'est pourquoi toutes les vertus qui
perfectionnent l'intelligence excluent totalement le faux, puisqu'il est
essentiel à la vertu de se porter uniquement au bien. Mais les vertus qui
perfectionnent la puissance appétitive n'excluent pas totalement le faux:
quelqu'un peut agir selon la justice ou selon la tempérance tout en ayant une
opinion fausse sur la matière de son action. Ainsi, puisque la foi est une
perfection de l'intelligence, tandis que l'espérance et la charité sont des
perfections de la faculté d'appétit, ce motif ne vaut pas pour elles. Mais dans
l'espérance non plus il n'y a rien de faux, car on n'espère pas obtenir la vie
éternelle par son propre pouvoir, ce serait de la présomption, mais par le
secours de la grâce dans laquelle, si l'on y persévère, on obtiendra totalement
et infailliblement la vie éternelle. Il en va de même pour la charité. Son rôle
est d'aimer Dieu où qu'il soit. Peu importe donc à la charité qu'il y ait Dieu
dans cet homme-là, puisque c'est pour Dieu qu'il est aimé.
2. Que Dieu ne s'incarne pas, c'était, considéré
en soi, une chose possible même après le temps d'Abraham. Mais, en tant qu'elle
tombe sous la prescience divine, l'Incarnation revêt un certain caractère
nécessaire d'infaillibilité, nous l'avons dit dans la première Partie. Et c'est
par là qu'elle tombe sous la foi. Aussi, en tant qu'elle tombe sous la foi, ne
peut-elle être fausse.
3. Ce qui appartenait à la foi des croyants après
la naissance du Christ, c'était de croire à sa naissance dans un temps. Mais
cette détermination du temps, pour laquelle les croyants se trompaient, ne
venait pas de la foi; elle venait d'une conjecture humaine. Il est possible en
effet qu'un fidèle pense, par conjecture humaine, quelque chose de faux. Mais
qu'en vertu de la foi il fasse un jugement faux, c'est impossible.
4. La foi du croyant ne se rapporte pas aux espèces du pain qui sont ici ou là, mais à ce que le vrai corps du Christ existe sous les espèces du pain qui tombe sous nos sens quand il a été correctement consacré. Par suite, si ce pain n'a pas été correctement consacré, ce n'est pas la foi qui contiendra quelque chose de faux.
Objections:
1. Le Seigneur dit à Thomas (Jn 20, 29): "
Parce que tu m'as vu, tu as cru. " Vision et foi portent donc sur le même
objet.
2. L'Apôtre dit (1 Co 13, 12): " Nous voyons
maintenant par un miroir, en énigme. " Et il parle de la connaissance de
foi. Donc on voit ce qu'on croit.
3. La foi est une lumière spirituelle. Mais dans
une lumière, on voit quelque chose. La foi a donc pour objet des choses vues.
4. N'importe quelle sensation, dit S. Augustin,
s'appelle une vue. Or la foi a pour objet des choses entendues; selon le mot de
l'Apôtre (Rm 10, 17): " La foi vient de ce qu'on entend. " Donc la
foi porte sur des choses vues.
Cependant, l'Apôtre dit (He 11, 1): " La foi est la preuve des réalités qu'on ne voit pas. "
Conclusion:
La foi implique un assentiment de l'intelligence à ce que l'on croit. Mais l'intelligence adhère à quelque chose de deux façons. Ou bien parce qu'elle y est portée par l'objet, lequel tantôt est connu par soi-même comme on le voit dans les principes premiers qui sont matière de simple intelligence; tantôt cet objet est connu par autre chose, comme on le voit dans les conclusions, qui sont la matière de la science. Ou bien l'intelligence adhère à quelque chose sans y être pleinement portée par son objet propre, mais en s'attachant volontairement par choix à un parti plutôt qu'à un autre. Et si l'on prend ce parti avec un reste d'hésitation et de crainte en faveur de l'autre, on aura une opinion; mais si l'on prend parti avec certitude et sans aucun reste d'une telle crainte, on aura une foi. Or, les choses que l'on dit être vues sont celles qui, par elles-mêmes, entraînent notre intelligence, ou nos sens, à les connaître. D'où il est manifeste que ni la foi ni l'opinion ne peuvent avoir pour objet des choses qui seraient vues soit par les sens soit par l'esprit.
Solutions:
1. L'apôtre Thomas vit une chose et en crut une
autre: il vit un homme et il confessa qu'il croyait à un Dieu, lorsqu'il
s'écria: " Mon Seigneur et mon Dieu. "
2. Les choses sujettes à la foi peuvent être
considérées de deux manières. Elles peuvent l'être dans le détail, et à cet
égard elles ne peuvent pas être vues et crues en même temps, on vient de le
dire. Autrement, elles sont considérées en général, c’est-à-dire sous l'aspect
commun de la crédibilité. Alors elles sont vues par celui qui croit; il ne
croirait pas, en effet, s'il ne voyait que ces choses doivent être crues, et
cette vue a pour cause soit l'évidence des signes soit quelque chose
d'analogue.
3. La lumière de foi fait voir ce que l'on croit.
De même que par les autres habitus des vertus l'homme voit ce qui lui convient
selon tel habitus, de même par l'habitus de foi l'esprit de l'homme est incliné
aussi à donner son adhésion à ce qui est conforme à la vraie foi, et non à
autre chose.
4. Le sens de l'ouïe a bien pour objet les paroles qui nous signifient ce qui est de foi, mais non pas les réalités mêmes qui sont matière de foi. Il n'y a donc pas à conclure que de telles réalités soient vues.
Objections:
1. Cela semble possible. Ce qu'on ne sait pas, on
l'ignore, puisque l'ignorance s'oppose à la foi. Mais on n'ignore pas les
choses de la foi. Car l'ignorance en matière de foi se rattache à l'infidélité,
selon la parole de l’Apôtre (1 Tm 1, 13): " J'ai agi dans l'ignorance,
n'ayant pas la foi. " Ce qui est de foi peut donc être objet de science.
2. La science s'acquiert par des raisons. Or les
auteurs sacrés apportent des raisons à l'appui de ce qui est de foi. On peut
donc avoir la science de ce qui est de foi.
3. Ce qui se prouve par démonstration est su, car
la démonstration est " le syllogisme qui fait savoir ". Mais il y a
des points contenus dans la foi que les philosophes ont prouvés
démonstrativement: par exemple, que Dieu existe, qu'il est unique, etc. Donc ce
qui est de foi peut être connu par la science.
4. L'opinion est plus éloignée de la science que
la foi, puisque celle-ci est jugée intermédiaire entre l'opinion et la science.
Or, " l'opinion et la science peuvent avoir de quelque manière un même
objet ", selon Aristote. Donc la foi et la science aussi.
Cependant, S. Grégoire affirme que " les choses qui se voient ne donnent pas la foi mais l'évidence. " Donc les objets de foi n'emportent pas l'évidence. Mais ce qu'on sait emporte l'évidence. Donc, dans ce qui est matière de science, il n'y a pas place pour la foi.
Conclusion:
Toute science est possédée grâce à quelques principes évidents par eux-mêmes, et qui par conséquent sont vus. C'est pourquoi tout ce qui est su est nécessairement vu en quelque manière. Or il n'est pas possible, nous venons de le dire, qu'une même chose soit crue et vue par le même individu. Il est donc impossible aussi que par un même individu une même chose soit sue et crue. - Il peut arriver cependant que ce qui est vu ou su par quelqu'un soit cru par un autre. Ainsi, ce que nous croyons touchant la Trinité, nous espérons que nous le verrons, selon la parole de l'Apôtre (1 Co 10, 12): " Nous voyons maintenant par un miroir, en énigme, mais alors ce sera face à face. " Et cette vision, les anges l'ont déjà, si bien que ce que nous croyons, ils le voient. Pareillement, il peut arriver que ce qui est vu ou su par un homme, même dans notre condition voyageuse, soit cru par un autre qui n'en a pas démonstrativement l'évidence. Toutefois, ce qui est proposé communément à tous les hommes comme objet de foi, c'est ce qui ne fait pas communément l'objet du savoir. Et ce sont ces points-là qui sont absolument objet de foi. Voilà pourquoi la foi et la science n'ont pas le même domaine.
Solutions:
1. Les infidèles sont dans l'ignorance des choses
de la foi, parce qu'ils n'ont ni évidence ni science de ce qu'elles sont en
elles-mêmes, pour savoir qu'elles sont crédibles. Mais les fidèles ont à ce
point de vue une claire connaissance de ces choses, non d'une manière
démonstrative, mais en tant qu'ils voient par la lumière de la foi que ce sont
des choses à croire, nous venons de le dire.
2. Les raisons apportées par les Pères pour
prouver ce qui est de foi ne sont pas démonstratives. Ce sont seulement des
raisons persuasives, montrant que ce qui est proposé dans la foi n'est pas
impossible. Ou bien, ce sont des raisons qui découlent des principes de foi,
c'est-à-dire, comme Denys le remarque, des autorités de la Sainte Écriture.
Mais les principes de foi ont une valeur probante aux yeux des fidèles, au même
titre que les principes naturellement évidents en ont une aux yeux de tout le
monde. C'est pourquoi aussi la théologie est une science, comme nous l'avons dit
au commencement de cet ouvrage.
3. Il y a des choses qu'on doit croire, et qui
peuvent se prouver démonstrativement. Ce n'est pas à dire que ces points soient
absolument objet de foi pour tous. Mais comme ils sont le préambule exigé à la
foi, il faut qu'au moins ceux qui n'en ont pas la démonstration les
présupposent par le moyen de la foi.
4. Comme le Philosophe l'observe au même endroit, chez divers individus il peut y avoir science et opinion sur un point qui soit tout à fait le même; nous venons de le dire à propos de la science et de la foi. - Mais, chez un seul et même individu, il peut bien y avoir foi et science sur un objet qui soit le même dans un certain sens, c'est-à-dire dans sa matérialité, mais pas sous le même aspect. Car il est possible qu'au sujet d'une seule et même réalité quelqu'un ait de la science sur un point, et une opinion sur un autre point. Semblablement, au sujet de Dieu, quelqu'un peut savoir par démonstration qu'il n'y a qu'un Dieu, et croire qu'il y a trois personnes en Dieu. Mais s'il s'agit d'un objet qui soit le même sous un même aspect, la science ne peut se rencontrer au même moment dans le même individu, ni avec l'opinion ni avec la foi, bien que pour des raisons différentes. La science, en effet, ne peut se rencontrer en même temps que l'opinion, sur un point qui soit tout à fait le même, pour cette raison qu'il est essentiel à la science que lorsqu'on sait vraiment une chose on n'ait pas idée que ce puisse être autrement; au contraire, l'idée qu'une chose peut être autrement qu'on ne pense est ce qui fait l'essence même de l'opinion. Mais ce qu'on tient par la foi, à cause même de la certitude qu'elle implique, on estime aussi que ce ne peut être autrement; néanmoins, la raison qui fait qu'on ne peut simultanément, sur le même point et sous le même aspect, savoir et croire, c'est que la chose sue est une chose vue, tandis que la chose crue est celle qu'on n'a pas vue; telle a été la Réponse de cet article.
Objections:
1. Non, semble-t-il. Car nous devons croire
toutes les vérités contenues dans la Sainte Écriture. Or elles ne peuvent pas
être ramenées à un nombre déterminé d'articles à cause de leur grand nombre. Il
est donc superflu de distinguer des articles dans la foi.
2. Une distinction du côté matériel, étant donné
qu'elle pourrait se faire à l'infini, en bonne logique doit être abandonnée.
Mais du côté de l'objet formel, la raison de la crédibilité est une et
indivisible, étant comme on l'a dit, la vérité première; ainsi n'y
a-t-il de ce côté aucune distinction possible entre les choses à croire. Il
faut donc abandonner cette division en articles, qui est toute matérielle.
3. Pour
quelques auteurs, l'article est une " Vérité indivisible, concernant Dieu,
qui nous contraint à croire ". Mais croire est affaire de volonté: "
On ne croit, dit S. Augustin, que si l'on veut. " Il n'est donc pas juste,
semble-t-il, de partager les vérités à croire en articles.
Cependant, il y a cette définition d'Isidore: " L'article est une saisie de la vérité divine tendant à cette vérité même. " Or la vérité divine ne peut être saisie par nous que suivant une certaine distinction: ce qui en Dieu est un, devient multiple dans notre intelligence. Les choses à croire doivent donc se distinguer en articles.
Conclusion:
Ce mot " article " paraît venir du grec. Effectivement arthrose en grec, qui se dit articulus en latin, signifie un certain ajustement de parties distinctes. C'est ainsi que les parties du corps qui sont ajustées les unes aux autres forment ce qu'on appelle les articulations des membres. Et de même en grammaire, chez les Grecs, on appelle " article " certaines parties du discours qui sont ajustées à d'autres mots pour en exprimer le genre, le nombre ou le cas. Pareillement, en rhétorique, on appelle articles certains ajustements des parties. Selon Cicéron, on dit qu'un texte est articulé lorsque chacun des mots est mis en valeur par des intervalles avec les coupures voulues dans le discours, de cette manière: " Par ton énergie, ta voix, ton regard, tu terrifies tes adversaires. " C'est de là qu'on est parti pour distinguer en articles les objets de la foi chrétienne, en tant qu'ils sont distingués en parties ajustées entre elles. Or ce qui est objet de foi, nous l'avons dit, c'est quelque chose qu'on ne voit pas et qui concerne les réalités divines. C'est pourquoi, partout où, pour une raison spéciale, se présente quelque chose qui n'est pas vu, il y a un article spécial. Au contraire, là où pour la même raison, de multiples choses sont connues ou inconnues, il n'y a pas à distinguer des articles. Ainsi, il y a une difficulté à voir que Dieu ait souffert, et une autre à voir qu'une fois mort il ait ressuscité; c'est pourquoi l'on distingue l'article de la résurrection d'avec celui de la Passion. Mais qu'il ait souffert, qu'il soit mort et qu'il ait été enseveli, ces points n'offrent qu'une seule et même difficulté, de sorte que l'un d'eux étant admis, il n'est pas difficile d'admettre les autres, et c'est pourquoi tous se rattachent à un seul article.
Solutions:
1. Il y a des choses à croire qui le sont pour
elles-mêmes, et d'autres qui le sont en référence aux premières. Il en est de
même dans les sciences, où certaines choses son proposées comme étant visées
pour elles-mêmes, et certaines pour la manifestation des autres. Or, parce que
la foi a principalement pour matière ce que nous espérons voir dans la patrie,
selon l'épître aux Hébreux (11, 1): " La foi est la garantie des biens que
l'on espère ", tout ce qui nous ordonne directement à la vie éternelle
appartient essentiellement à la foi: tels sont la trinité des Personnes du Dieu
tout-puissant, le mystère de l'incarnation du Christ, etc. C'est dans ce
domaine qu'on distingue les articles de foi. En revanche, certaines choses sont
proposées dans la Sainte Écriture, et nous devons y croire, sans qu'elles
soient principalement visées, mais elles sont là pour la manifestation des
premières; ainsi qu'Abraham ait eu deux fils, qu'un mort ait été ressuscité au
contact des ossements d'Élisée, et d'autres faits de ce genre, qui sont
rapportés dans la Sainte Écriture pour servir à la révélation de la majesté de
Dieu ou de l'incarnation du Christ pour tous ces faits il n'y a pas à
distinguer d'articles.
2. La raison formelle de l'objet de foi peut être
prise d'un double point de vue. D'abord, du côté de la réalité même que l'on
croit. A cet égard, la raison formelle de tout ce qui est à croire est une: la
vérité première; et de ce point de vue, on ne distingue pas d'articles. D'une
autre façon, la raison formelle des choses à croire peut être prise de notre
côté. A cet égard, la raison formelle de ce qui est à croire réside en ce que
cela échappe à notre vue; c'est ainsi que se distinguent les articles de foi,
nous venons de le voir.
3. Cette définition de l'article est donnée d'après une étymologie du mot dans sa dérivation latine, plutôt que d'après son véritable sens selon qu'il dérive du grec; aussi n'est-elle pas d'un grand poids. - On peut cependant dire ceci. Bien que personne ne soit obligé de croire par une nécessité de contrainte, puisque croire est affaire de volonté, cependant on y est contraint par une nécessité de fin puisque, selon les expressions de l'Apôtre (He 11, 6): " Celui qui s'approche de Dieu doit croire ", et " sans la foi, il est impossible de lui plaire ".
Objections:
1. Il semble que le nombre des articles de foi
n'ait pas augmenté au cours des temps, car selon l'Apôtre (He 11, 1): " La
foi est la garantie des biens qu'on espère. " En tout temps ce sont les
mêmes choses que l'on doit espérer. Donc en tout temps ce sont les mêmes choses
que l'on doit croire.
2. Dans les sciences qui se sont organisées d'une
manière humaine, il s'est fait un accroissement au cours des temps à cause du
défaut de connaissance chez les premiers qui inventèrent les sciences, d'après
Aristote. Mais l'enseignement de la foi n'est pas d'invention humaine, il est
de tradition divine, c'est " un don de Dieu ", dit l'Apôtre (Ep 2,
8). Comme aucun défaut de connaissance n'est imputable à Dieu, il semble donc
que, dès le principe, la connaissance des choses à croire ait été parfaite et
qu'elle n'a pas augmenté au cours des temps.
3. Les oeuvres de la grâce ne se font pas avec
moins d'ordre que celles de la nature. Or la nature commence toujours par le
parfait; c'est l'opinion de Boèce. Il semble donc que la grâce ait été parfaite
dès le début, de sorte que ceux qui les premiers ont transmis la foi en ont eu
la connaissance la plus parfaite.
4. De même que la foi du Christ est venue par les
Apôtres jusqu'à nous, de même aussi dans l'Ancien Testament la connaissance de
la foi est venue par les Pères des premiers âges vers ceux qui ont vécu ensuite.
" Interroge ton père et il t'instruira ", dit le Deutéronome (32, 7).
Mais les Apôtres furent très pleinement instruits des mystères: de même qu'ils
reçurent " avant les autres dans le temps, ainsi reçurent-ils plus
abondamment que tous les autres ". Telle est l'interprétation de la Glose
sur l'épître aux Romains (8,23): " C'est nous qui avons les prémices de
l'Esprit. " Il semble donc que la connaissance des choses à croire n'ait
pas progressé avec le temps.
Cependant, S. Grégoire affirme: " La science des saints Pères a grandi avec le temps, et ils aperçurent les mystères du salut avec d'autant plus de plénitude qu'ils furent plus voisins de l'avènement du Sauveur. "
Conclusion:
Les articles de foi tiennent dans la doctrine de foi le même rôle que les principes évidents par eux-mêmes dans la doctrine qui se construit à partir de la raison naturelle. Dans ces principes il y a un ordre: il arrive que certains d'entre eux soient implicitement contenus en d'autres, de même que tous se ramènent à celui-ci comme au premier: " Il est impossible de dire ensemble le oui et le non ", montre le Philosophe. Pareillement, tous les articles sont implicitement contenus dans quelques premières vérités à croire, c'est-à-dire que tout se ramène à croire que Dieu existe et qu'il pourvoit au salut des hommes, comme dit l'Apôtre (He 11, 6): " Celui qui s'approche de Dieu doit croire qu'il existe et qu'il assure la récompense à ceux qui le cherchent. " En effet, dans l'Être divin sont incluses toutes les choses que nous croyons exister en Dieu éternellement, et dans lesquelles consiste notre béatitude; et dans la foi à la Providence sont inclus tous les biens que Dieu dispense dans le temps pour le salut des hommes, biens qui sont le chemin vers la béatitude. Et de cette manière encore, parmi les autres articles, certains sont contenus dans d'autres; ainsi dans la foi à la rédemption de l'humanité se trouvent implicitement contenues et l'incarnation du Christ et sa passion, etc. - Il faut donc affirmer ceci. Quant à la substance des articles de foi, la suite des temps ne les a pas augmentés, car tout ce que leurs successeurs ont cru était contenu dans la foi des Pères qui les avaient précédés, quoique ce fût de manière implicite. Mais quant à leur explicitation, les articles ont augmenté en nombre; certaines vérités furent explicitement connues par les derniers Pères, qui ne l'étaient pas par les premiers. D'où cette parole du Seigneur à Moïse (Ex 6, 2): " Je suis le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac., le Dieu de Jacob; mais mon nom de Yahvé, je ne le leur ai pas révélé. " Et ce mot de David (Ps 119, 100): " J'ai compris mieux que les anciens. " C'est ce que dit l'Apôtre (Ep 3, 5): " Le mystère du Christ n'a pas été communiqué aux autres générations comme il est maintenant révélé à ceux qui en sont les saints apôtres et prophètes. "
Solutions:
1. Les hommes ont toujours espéré recevoir du
Christ les mêmes biens. Cependant, comme ils n'ont réalisé de telles espérances
que par le Christ, plus ils furent éloignés de lui dans le temps, plus ils
furent éloignés de la réalisation de ces espérances. D'où cette parole de
l'Apôtre (He 11, 13): " Ils moururent tous dans la foi sans avoir reçu
l'effet des promesses, mais le voyant de loin. " On voit une chose
d'autant moins distinctement qu'on la voit de plus loin. Voilà pourquoi ces
biens que nous devons espérer, ceux qui ont été plus proches de l'avènement du
Christ les ont connus plus distinctement.
2. Le progrès dans la connaissance se réalise de
deux façons. Il se réalise chez l'enseignant si celui-ci avance effectivement
dans la connaissance, soit à lui seul, soit à plusieurs dans la succession des
temps; et c'est de cette façon que progressent les sciences découvertes par la
raison humaine. Le progrès se réalise aussi chez l'enseigné: un maître qui
connaît tout son métier ne le transmet pas d'un trait dès le début à son
disciple, parce que celui-ci ne pourrait pas le saisir; il le transmet peu à
peu en condescendant à la capacité du disciple. C'est selon ce plan que les
hommes ont progressé dans la connaissance de foi par la suite des temps: aussi
l'Apôtre compare-t-il à une enfance l'état de l'Ancien Testament (Ga 3, 24).
3. Pour la génération naturelle, deux causes sont exigées d'avance, l'agent et la matière. Dans l'ordre de la cause agissante, il est exact que ce qui est premier par nature, c'est le plus parfait, et à cet égard la nature débute par le parfait, car l'imparfait n'est conduit à la perfection que par ce qui préexiste à l'état parfait. En revanche, dans l'ordre de la cause matérielle, ce qui est premier, c'est ce qui est plus imparfait, et ainsi la nature va de l'imparfait au parfait. Or, dans la révélation de la foi, Dieu est comme un agent, puisqu'il possède de toute éternité une science parfaite l'homme est comme la matière recevant l'influx du Dieu agent. Et c'est pourquoi il a fallu que la connaissance de foi avance de l'imparfait a parfait parmi les hommes. Il est vrai que certain d'entre eux ont bien rempli un rôle de cause agissante, puisqu'ils furent docteurs de la foi. Cependant " la révélation de l'Esprit est donnée à de tels hommes, dit l'Apôtre pour l'utilité de tous " (1 Co 12, 7). Et c'est pourquoi, aux Pères qui étaient fondateurs de la foi, il était donné autant de connaissance de foi qu'il devait en être transmis au peuple de ce temps-là, soit ouvertement soit en figure.
L'ultime consommation de la grâce a été accomplie par le Christ; aussi le temps du Christ est-il appelé " le temps de la plénitude " (Ga 4, 4). C'est pourquoi ceux qui ont été plus proches du Christ, soit avant lui, comme Jean Baptiste, soit après lui comme les Apôtres, ont connu plus pleinement les mystères de la foi 18. C'est ainsi qu'en ce qui concerne l'état de l'homme, nous voyons que la perfection est dans la jeunesse et qu'on se maintient, soit avant soit après, dans un état d'autant plus parfait qu'on est plus près de sa jeunesse.
Objections:
1. Il semble qu'il ne convienne pas d'énumérer
ainsi les articles de foi. Car, on l'a dit, ce qui peut être su par des raisons
vraiment démonstratives n'appartient pas à la foi au point d'être pour tous un
objet à croire. Mais l'existence d'un seul Dieu, c'est une chose qui peut être
sue par démonstration: le Philosophe le prouve, et beaucoup d'autres philosophes
l'ont démontré. On ne doit donc pas compter comme un article de foi l'existence
d'un Dieu unique.
2. Autant la foi nous oblige à croire que Dieu
est tout-puissant, autant elle nous oblige à croire qu'il sait tout et pourvoit
à tout; du reste, sur ces deux points, certains sont tombés dans l'erreur.
Parmi les articles de foi, on aurait dû par conséquent faire mention de la
sagesse et de la providence divine comme de sa toute-puissance.
3. Avoir la notion du Père c'est avoir celle du
Fils. Il est écrit en S. Jean (14, 9): " Qui me voit voit aussi le Père.
" Il ne doit donc y avoir qu'un seul article sur le Père et sur le Fils,
et, pour la même raison, sur le Saint-Esprit.
4. La personne du Père n'est pas moindre que
celle du Fils ni que celle du Saint-Esprit. Mais il y a plusieurs articles sur
la personne du Saint-Esprit, et plusieurs pareillement sur la personne du Fils.
On doit donc en mettre plusieurs sur la personne du Père.
5. Si quelque chose est appropriés à la personne
du Père et quelque chose à la personne du Saint-Esprit, quelque chose doit
l'être aussi à celle du Fils dans sa divinité. On trouve bien dans les articles
une oeuvre appropriée au Père, c'est celle de la création; et, semblablement,
une oeuvre appropriée au Saint-Esprit, c'est: " Il a parlé par les
Prophètes. " Parmi ces articles de la foi il doit donc y avoir aussi une
oeuvre qui soit appropriée au Fils dans sa divinité.
6. Le sacrement de l'eucharistie présente une
difficulté spéciale, plus que beaucoup d'articles. On devrait donc faire à son
sujet un article spécial. Il ne semble donc pas que le nombre des articles soit
suffisant.
Cependant, il y a l'autorité de l'Église qui les énumère ainsi.
Conclusion:
Comme nous l'avons dit, ce qui concerne essentiellement la foi, ce sont les choses que nous jouirons de voir dans la vie éternelle, et celles par lesquelles nous y sommes conduits. Or, deux réalités nous sont proposées à voir: le secret de la divinité, dont la vision nous rend bienheureux; et le mystère de l'humanité du Christ, par lequel " nous avons accès à la gloire des enfants de Dieu ", dit l'Apôtre (Rm 5, 2). Aussi lit-on en S. Jean (17, 3): " La vie éternelle, c'est qu'ils te connaissent, toi le Dieu véritable, et celui que tu as envoyé, Jésus Christ. " C'est pourquoi, parmi les vérités à croire, il faut distinguer d'abord celles qui concernent la majesté divine, et ensuite celles qui ressortissent au mystère de l'humanité du Christ, qui est " le sacrement de la religion " (1 Tm 3, 16).
Sur la majesté de la divinité, on nous propose trois vérités à croire: 1° L'unité de la divinité (premier article); 2° La trinité des personnes (trois articles pour les trois personnes); 3° Enfin les oeuvres propres à la divinité. La première concerne l'existence de la nature; ainsi nous est proposé l'article de la création. La deuxième concerne l'existence de la grâce, et ainsi nous est proposé dans un seul article tout ce qui intéresse la sanctification de l'homme. La troisième concerne l'existence dans la gloire, et ainsi nous est proposé un autre article sur la résurrection de la chair et la vie éternelle. Il y a ainsi sept articles se rapportant à la divinité.
Semblablement, sept articles sont consacrés à l'humanité du Christ. Le premier sur l'incarnation, ou conception du Christ, le deuxième sur sa naissance de la Vierge, le troisième sur sa passion, sa mort et sa sépulture, le quatrième sur sa descente aux enfers, le cinquième sur la résurrection, le sixième sur l'ascension, le septième sur son retour pour le jugement. Ce qui fait en tout quatorze articles.
Certains, cependant, distinguent douze articles de foi: six pour la divinité et six pour l'humanité. Ils ramassent en un seul les trois articles sur les trois personnes, parce que nous en avons la même connaissance. En revanche, ils distinguent l'article sur notre glorification en deux articles, l'un sur la résurrection de la chair, l'autre sur la gloire de l'âme. De même, ils rassemblent en un seul l'article de la Conception et celui de la Nativité.
Solutions:
1. Par la foi nous tenons de Dieu beaucoup de
choses que les philosophes n'ont pas pu découvrir par la raison naturelle, par
exemple en ce qui concerne la providence de Dieu et sa toute-puissance, et ceci
que lui seul doive être adoré. C'est tout cela qui est contenu dans l'article
de l'unité de Dieu.
2. Le nom même de Dieu, nous l'avons remarqué dans la première Partie, implique l'idée de la providence. La puissance, chez ceux qui ont l'intelligence, ne s'exerce que selon la volonté et la connaissance. Et c'est pourquoi la toute puissance de Dieu inclut d'une certaine manière la science et la providence, car il ne pourrait pas faire en ce bas monde tout ce qu'il voudrait s'il ne connaissait les choses et n'en avait la providence.
La connaissance du Père, du Fils et Saint-Esprit est unique pour ce qui est de l'unit de leur essence, et c'est l'objet du premier article Quant à la distinction des personnes., comme elle se fait par leurs relations d'origine, la connaissance du Père inclut d'une certaine manière celle du Fils: il ne serait pas le Père s'il n'avait le Fils, et leur lien est l'Esprit Saint. A cet égard, ceux qui ont fait pour les trois Personnes un seul article ont eu raison. Mais, comme on doit veiller en ce qui concerne chacune des personnes, à quelques points autour desquels il arrive qu’il y ait erreur, on peut faire au sujet des trois Personnes trois articles. Arius, en effet, a cru le Père tout-puissant et éternel, mais il n'a pas cru le Fils égal et consubstantiel au Père, et à cause de cela on a dû apposer un article sur la personne du Fils afin que ce point soit bien défini. Et, pour la même raison, contre Macedonius on a dû poser un troisième article touchant la personne de l'Esprit Saint. - De même pour la conception et la naissance du Christ, et aussi la résurrection et la vie éternelle. Ces mystères peuvent être compris selon un aspect dans un seul article, en tant qu'ils sont ordonnés à une seule chose; et selon un autre aspect, ils peuvent être distincts, en tant qu'ils présentent séparément des difficultés spéciales.
Il convient au Fils et à l'Esprit Saint d'être
envoyés pour la sanctification de la créature; autour de cela se rencontrent
plusieurs choses qu'on doit croire, et c'est pourquoi autour de la personne du
Fils et de l'Esprit Saint les articles se sont multipliés en plus grand nombre
qu'autour de la personne du Père qui, comme on l'a dit dans la première Partie,
n'est jamais envoyé en mission.
5. La sanctification de la créature par la grâce
et sa consommation par la gloire s'accomplit aussi bien par le don de la
charité, approprié au Saint-Esprit, que par le don de la sagesse, approprié au
Fils. C'est pourquoi l'une et l'autre oeuvre, la grâce et la gloire,
appartiennent par appropriation aussi bien au Fils qu'à l'Esprit sous des
aspects divers.
6. Dans le sacrement de l'eucharistie on peut considérer deux choses. D'abord, qu'il y a là un sacrement, et que ses effets sont les mêmes que ceux de la grâce sanctifiante. Ensuite, qu'il y a là, miraculeusement contenu, le corps du Christ, et cela est compris dans la toute-puissance divine au même titre que tous les autres miracles attribués à cette toute-puissance.
Objections:
1. Il semble malheureux de mettre les articles de
foi dans un symbole. Car la Sainte Écriture est la règle de la foi, règle à
laquelle il n'est permis ni d'ajouter ni de retrancher: " A la parole que
je vous adresse, dit le Deutéronome (4, 2), vous n'ajouterez ni vous n'ôterez.
" Il n'était donc plus permis de constituer un symbole qui fût une règle
de foi, après que la Sainte Écriture eut été publiée.
2. Comme dit l'Apôtre (Ep 4, 5): " La foi
est une. " Mais le symbole est une profession de la foi. Il y a donc
inconvénient à transmettre de multiples symboles.
3. La profession de foi qui est contenue dans le
symbole concerne tous les fidèles. Or, il ne convient pas à tous les fidèles de
croire " en Dieu " mais seulement à ceux qui ont la foi formée. Il ne
convient donc pas que le symbole de la foi soit transmis avec cette formule:
" je crois en un seul Dieu. "
4. La descente aux enfers est un des articles de
foi. Or il n'en est pas fait mention dans le symbole de Nicée. Il semble donc
que le recueil ne soit pas au point.
5. Comme le fait observer S. Augustin lorsqu'il
explique cette parole (Jn 14, 1): " Vous croyez en Dieu, croyez aussi en
moi ": " Nous croyons Pierre ou Paul, mais il n'est jamais question
que de croire en Dieu. " L'Église catholique étant purement quelque chose
de créé, il semble donc Inconvenant de dire qu'on croit " en la sainte
Église, une, catholique et apostolique ".
6. Un symbole est enseigné pour être la règle de
la foi. Mais une règle de foi doit être proposée à tous et publiquement. Par
conséquent, tous les symboles devraient être chantés à la messe, aussi bien que
le symbole de Nicée. Il ne semble donc pas que la publication des articles de
foi dans le symbole soit bien faite.
Cependant, l'Église universelle ne peut pas se tromper, gouvernée qu'elle est par l'Esprit Saint qui est l'Esprit de vérité; car le Seigneur l'a promis à ses disciples en leur disant (Jn 16, 13): " Lorsque sera venu cet Esprit de vérité, il vous enseignera toute vérité. " Mais quand un symbole est publié, c'est par l'autorité de l'Église universelle. Donc il n'y a rien en lui qui ne soit comme il faut.
Conclusion:
L'Apôtre le dit bien (He 11, 6): " Celui qui s'approche de Dieu doit croire. " Mais nul ne peut croire si la vérité qu'il doit croire ne lui est proposée. C'est pourquoi il a été nécessaire de recueillir en un tout la vérité de foi, afin qu’elle puisse être proposée à tous plus facilement et que personne ne reste éloigné de la foi par ignorance. Le mot de " symbole " vient de ce recueil des sentences de la foi.
Solutions:
1. La vérité de foi est contenue dans la Sainte Écriture d'une manière diffuse, sous des modes fort divers, et par endroits obscurs, à tel point que pour l'extraire de cette Écriture, il faut beaucoup d'études et d'efforts. Tous ceux à qui il est nécessaire de connaître la vérité de foi ne peuvent y parvenir, car la plupart d'entre eux, occupés à d'autres affaires, ne peuvent vaquer à l'étude. Voilà pourquoi il a été nécessaire de tirer des sentences de la Sainte Écriture un recueil concis et clair qu'on pourrait proposer à la foi de tous. Ce n'est aucunement ajouté à la Sainte Écriture, bien plutôt c'en est tiré.
Tous les symboles enseignent la même vérité de
foi. Mais il faut instruire le peuple avec plus de soin chaque fois que des
erreurs surgissent, si l'on veut que la foi des simples ne soit pas ruinée par
les hérétiques. Telle est la cause qui a rendu nécessaire la publication de
plusieurs symboles. Ils ne diffèrent en rien sinon que l'un explique plus
pleinement ce que l'autre contient implicitement, suivant que l'exigeait
l'obstination des hérétiques.
3. La profession de foi est transmise dans le
symbole par toute l'Église comme si celle-ci formait une seule personne,
laquelle est une par la foi. Or la foi de cette Église, c'est la foi formée,
car telle est celle que l'on rencontre chez ceux qui sont de l'Église par le
nombre et par le mérite. C'est pourquoi la profession de foi dans le symbole
est livrée comme il sied à la foi formée. On veut dire aussi par là que, s'il y
a des fidèles qui n'ont pas cette foi, ils s'efforcent d'y atteindre.
4. Au sujet de la descente aux enfers, aucune
erreur ne s'était levée chez les hérétiques. C'est pourquoi il n'avait pas été
nécessaire de fournir sur ce point une explication, et à cause de cela,
l'article n'est pas réitéré dans le symbole de Nicée. Mais il est toujours
supposé comme étant déjà défini dans le symbole des Apôtres. Le symbole suivant
n'abolit pas le précédent, mais l'éclaire plutôt, nous venons de le dire.
5. Lorsqu'on dit " en la sainte Église
catholique " on doit l'entendre en ce sens que notre foi se réfère à
l'Esprit Saint qui sanctifie l'Église. On veut dire: " je crois en
l'Esprit Saint sanctifiant son Église. " Mais il est préférable, et d'un
usage plus général, de ne pas mettre là le mot " en " et de dire
simplement: " la sainte Église catholique ", comme fait aussi le pape
S. Léoni.
6. Le symbole de Nicée développe celui des Apôtres. En outre il a été composé lorsque la foi se manifestait au grand jour et que l'Église jouissait de la paix. C'est pourquoi on le chante solennellement à la messe. Le symbole des Apôtres fut composé à l'époque des persécutions, lorsque la foi se cachait encore. C'est pourquoi on le récite silencieusement à Prime et à Complies, comme pour repousser les ténèbres des erreurs passées et futures.
Objections:
1. Il semble que cela ne soit pas du ressort du
souverain pontife. Car, si une nouvelle présentation du symbole est nécessaire,
c'est pour expliciter les articles de foi, nous venons de le dire. Or si, dans
l'Ancien Testament, les articles de la foi s'explicitaient de plus en plus,
c'est parce que la vérité de la foi se manifestait davantage à mesure qu'on
approchait davantage du Christ, nous l'avons dit. Un tel motif n'existe plus
dans la loi nouvelle: les articles de la foi n'ont donc pas à recevoir de plus
en plus d'explications. Il ne semble donc pas que le souverain pontife ai
autorité pour une nouvelle présentation d symbole.
2. Ce qui est interdit sous peine d'anathème par
l'Église universelle n'est au pouvoir d'aucun homme. Mais l'autorité de
l'Église universelle interdit sous peine d'anathème de publier un nouveau
symbole. Nous lisons en effet dans le actes du premier concile d'Éphèse que ce
Concile " après avoir entendu la lecture du symbole de Nicée, décréta
qu'il n'était permis à personne de proférer, de consigner ou de composer une
autre profession de foi que celle définie par les saints Pères qui se sont
assemblés à Nicée avec le Saint-Esprit ". Suit la menace d'anathème. La même
chose est réitérée dans les actes du Concile de Chalcédoine. Donc une nouvelle
présentation du symbole échappe, semble-t-il, à l'autorité du souverain
pontife.
3. S. Athanase n'était pas souverain pontife,
mais patriarche d'Alexandrie. Pourtant il a composé un symbole qui est chanté
dans l'Église. Donc la publication d'un symbole ne paraît pas appartenir au
souverain pontife plus qu'à d'autres.
Cependant, la publication du symbole s'est faite en concile général. Mais il est établi dans les Décrétales qu'un concile de cette sorte ne peut être réuni que par l'autorité du souverain pontife.
Donc la publication du symbole relève de cette autorité.
Conclusion:
Une publication nouvelle du symbole est nécessaire, avons-nous dit, pour parer aux erreurs qui surgissent. Elle appartient donc à celui qui a autorité pour définir en dernier ressort ce qui est de foi, et le définir de telle sorte que tous n'aient plus qu'à s'y tenir d'une foi inébranlable. Or, c'est le souverain pontife qui a autorité pour cela: " C'est à lui que sont portées les questions les plus graves et les plus difficiles de l’Église ", disent les Décrétales. D'où la parole du Seigneur à Pierre lorsqu'il l'a constitué souverain pontife: " J'ai prié pour toi, Pierre, afin que ta foi ne défaille pas, et toi, une fois revenu, confirme tes frères " (Lc 22, 32). La raison en est qu'il ne doit y avoi qu'une seule foi dans toute l'Église, suivant 1a recommandation de l'Apôtre (1 Co 1, 10): " Dite bien tous la même chose, et qu'il n'y ait pas de schismes parmi vous. " Une pareille unité ne pourrait être sauvegardée si une question de foi soulevée en matière de foi ne pouvait être tranchée par celui qui préside à toute l’Église, de telle sorte que toute l'Église observe fermement sa sentence. C'est pourquoi seul le souverain pontife a autorité pour une nouvelle publication du symbole, comme peur toutes les autres choses qui intéressent l’Église entière, par exemple réunir un concile général, etc.
Solutions:
1. Dans l'enseignement du Christ et des Apôtres,
la vérité de foi se trouve suffisamment expliquée. Mais, parce qu'il s'est
trouvé des hommes pervers qui, selon le mot de S. Pierre (2 P 3, 16), "
détournent de leur sens pour leur propre perdition " l'enseignement
apostolique, les autres enseignements et les Écritures, un éclaircissement de
la foi est devenu nécessaire au cours des temps contre les erreurs nouvelles.
2. L'interdiction et la sentence du concile
d'Éphèse ne s'étendent qu'aux personnes privées qui n'ont pas à trancher en
matière de foi. Il est clair que cette sentence d'un concile général n'a pas
enlevé au concile suivant le pouvoir de faire une nouvelle présentation du
symbole qui contiendrait non une autre foi, mais la même foi. C'est à cela
qu'ont veillé tous les conciles: le suivant a toujours eu soin d'exposer
quelque chose de plus que le précédent, sous le coup de quelque hérésie
nouvelle. Et cela relève du souverain pontife, puisqu'il faut son autorité pour
réunir un concile et pour en confirmer les décisions.
3. S. Athanase n'avait pas composé un éclaircissement de la foi par manière de symbole, mais plutôt par manière d'enseignement doctrinal, comme on le voit à la façon dont il s'exprime. Mais parce que son exposé doctrinal contenait intégralement en peu de mots la vérité de foi, l'autorité du souverain pontife l'a fait recevoir comme règle de foi.
L'ACTE DE FOI
Il faut maintenant considérer l'acte de foi: 1° Dans ce qu'il a d'intérieur (Question 2); 2° dans ce qu'il a d'extérieur (Question 3).
1. Qu'est-ce que " croire ", qui est l'acte intérieur de foi? - 2. De combien de manières emploie-t-on le mot " croire "? - 3. Est-il nécessaire au salut de croire quelque chose qui dépasse la raison naturelle? - 4. Est-il nécessaire de croire ce que peut atteindre la raison naturelle? - 5. Est-il nécessaire au salut de croire explicitement certaines vérités? - 6. Tous sont-ils également tenus de croire explicitement? - 7. Est-il toujours nécessaire au salut de croire explicitement au Christ? - 8. Est-il nécessaire au salut de croire explicitement à la Trinité? - 9. L'acte de foi est-il méritoire? - 10. La raison humaine diminue-t-elle le mérite de la foi?
Objections:
1. On a défini croire: " Réfléchir en
donnant son assentiments. " Mais réfléchir implique une certaine recherche,
car réfléchir (cogitare) se dit au sens d'agiter plusieurs pensées. Mais
S. Jean Damascène a dit que la foi " est un consentement sans discussion
". Donc réfléchir n'appartient pas à l'acte de foi.
2. Nous le dirons plus loin: la foi réside
dans la raison. Mais l'acte de réfléchir est l'acte de la puissance cogitative
qui, comme nous l'avons dit dans la première Partiec, appartient à l'appétit
sensible. Elle n'a donc rien de commun avec la foi.
3. Croire est un acte de l'intelligence,
puisqu'il a pour objet le vrai. Or, donner son assentiment n'est pas,
semble-t-il, un acte de l'intelligence, mais de la volonté, comme celui de
donner son consentement que nous avons étudié plus haut. Croire n'est donc pas
l'acte de réfléchir en donnant son assentiment.
Cependant, S. Augustin définit ainsi l'acte de croire.
Conclusion:
Réfléchir peut se prendre en trois sens. D'abord d'une façon tout à fait générale, dans le sens de n'importe quelle application actuelle de la pensée, comme S. Augustin dit: " Nous possédons cette intelligence par laquelle nous comprenons en réfléchissant. " D'une autre façon, on appelle plus proprement réfléchir l'application d'esprit qui s'accompagne d'une certaine recherche avant qu'on soit parvenu à une parfaite intelligence des choses par la certitude que procure la vision. C'est ce qui fait dire à S. Augustin: " Le Fils de Dieu est appelé non pas la réflexion mais le Verbe de Dieu, car c'est seulement lorsque notre réflexion parvient au savoir et qu'à partir de là elle est formée, qu'elle constitue vraiment notre verbe. Et c'est pourquoi le Verbe de Dieu doit s'entendre sans la réflexion, n'ayant rien en lui qui soit encore en formation et puisse être sans forme. " Ainsi, on donne proprement le nom de réflexion au mouvement de l'esprit lorsqu'il délibère sans être encore arrivé à son point de perfection par la pleine vision de la vérité. Mais cette sorte de mouvement peut être soit d'un esprit qui délibère à propos d'idées générales, ce qui ressortit à l'intelligence, soit d'un esprit qui délibère à propos d'idées particulières, ce qui ressortit à la faculté sensible. Voilà comment réfléchir est pris d'une deuxième façon pour l'acte de l'intelligence lorsqu'elle délibère; d'une troisième façon pour l'acte de la faculté cogitative.
D'après cela, si l'on prend l'acte de réfléchir dans son acception commune selon la première manière, lorsqu'on dit " réfléchir en donnant son assentiment ", on ne dit pas totalement ce qui fait l'acte de croire, car, dans ce sens, même celui qui considère les choses dont il a la science ou l'intelligence réfléchit avec assentiment. En revanche, si l'on prend l'acte de réfléchir dans le deuxième sens, on y saisit toute la définition de cet acte précis qui consiste à croire. Parmi les actes de l'intelligence, en effet, certains comportent une adhésion ferme sans cette espèce de réflexion, comme il arrive quand on considère les choses dont on a la science ou l'intelligence, car une telle considération est désormais formée. Mais certains actes de l'intelligence comportent une réflexion informe et sans adhésion ferme, soit qu'ils ne penchent d'aucun côté, comme il arrive à celui qui doute; soit qu'ils penchent davantage d'un côté mais sont retenus par quelque léger indice, comme il arrive à celui qui a un soupçon; soit qu'ils adhèrent à un parti en craignant cependant que l'autre ne soit vrai, comme il arrive à qui se fait une opinion. Mais cet acte qui consiste à croire contient la ferme adhésion à un parti; en cela le croyant se rencontre avec celui qui a la science et avec celui qui a l'intelligence; et cependant sa connaissance n'est pas dans l'état parfait que procure la vision évidente; en cela il se rencontre avec l'homme qui est dans le doute, dans le soupçon ou dans l'opinion. De sorte que c'est bien le propre du croyant de réfléchir en donnant son assentiment. Et c'est par là que cet acte de croire se distingue de tous les actes de l'intelligence concernant le vrai ou le faux.
Solutions:
1. Il n'y a pas à l'intérieur de la foi une
recherche de la raison naturelle pour démontrer ce que l'on croit. Mais il y a
une recherche de ce qui peut amener l'homme à croire: par exemple parce que
Dieu l'a dit, et que c'est confirmé par des miracles.
2. Nous ne prenons pas ici l'acte de réfléchir
comme un acte de la faculté cogitative, mais comme un acte de l'intelligence,
nous venons de le dire.
3. L'intelligence du croyant est déterminée à une chose non par la raison mais par la volonté. Et c'est pourquoi l'assentiment est pris ici pour un acte de l'intelligence en tant qu'elle est déterminée par la volonté à un seul parti.
Objections:
1. Il semble illogique de distinguer l'acte de
foi entre " croire Dieu ", " croire en Dieu " et "
croire à Dieu ". Car un seul habitus n'a qu'un seul acte. Mais la foi est
un seul habitus, puisqu'elle est une seule vertu. Il est donc illogique de lui
attribuer plusieurs actes.
2. Ce qui est commun à tout acte de foi ne doit
pas être posé comme un acte de foi particulier. Or croire Dieu se retrouve
communément dans tous les actes de foi, puisque cette foi s'appuie sur la
vérité première. Il ne convient donc pas, semble-t-il, de distinguer cela de
certains autres actes de la foi.
3. Ce qui convient même à des infidèles ne peut être
compté comme un acte de foi. Mais croire que Dieu existe convient même aux
infidèles. Donc on ne doit pas compter cela parmi les actes de foi.
4. Le fait de se porter vers une fin appartient à
la volonté qui a pour objet le bien et la fin. Mais croire n'est pas un acte de
la volonté, c'est un acte de l’intelligence. Donc, on ne doit pas faire de
" croire en Dieu " qui implique mouvement vers une fin, une espèce
particulière de l’acte de croire.
Cependant, cette distinction est de S. Augustin.
Conclusion:
L’acte d’une puissance ou d’un habitus dépend toujours de l’adaptation de la puissance ou de l’habitus à son objet. Or l’objet de la foi peut se présenter de trois façons. Croire, on vient de le dire, appartient à l’intelligence en tant qu’elle est portée par la volonté à donner son adhésion; aussi l’objet de foi peut-il se prendre soit du côté de l’intelligence elle-même, soit du côté de la volonté qui la meut. Si on le prend du côté de l’intelligence, on peut voir dans l’objet de foi deux choses, selon ce que nous avons dit plus haut. De ces deux choses, l’une est objet matériel de la foi, et à ce point de vue l’acte de la foi consiste à " croire à Dieu " (Credere Deo) puisque rien ne nous est proposé à croire, avons-nous dit, si ce n’est dans la mesure où cela concerne Dieu. L’autre est la raison formelle de l’objet; c’est comme le moyen à cause de quoi l’on adhère effectivement à telle et telle chose parmi les réalités à croire et à cet égard l’acte de la foi consiste à " croire Dieu " (Credere Deum): car, avons-nous dit, l’objet formel de la foi c’est la vérité première, et c’est à elle que l’on s’attache pour adhérer par elle à ce qu’on croit. Enfin, si l’on regarde l’objet de foi de la troisième manière, en tant que l’intelligence est mue par la volonté, alors c’est " croire en Dieu " (Credere in Deum), qui est l’acte de la foi; car la vérité première se réfère au vouloir en tant qu’elle s’offre comme une fin.
Solutions:
1. Par ces trois expressions, nous ne désignons
pas divers actes de la foi, mais un seul et même acte ayant diverses relations
avec l’objet de la foi.
2. Cela répond encore à la deuxième objection.
3. Croire à Dieu ne se trouve pas chez les
infidèles sous l’aspect où nous en faisons l’acte de la foi. Ils ne croient pas
que Dieu existe dans ces conditions que détermine la foi. Aussi n’est-ce pas
vraiment à Dieu qu’ils croient puisque, selon la remarque du Philosophe, en
face d’un être simple notre connaissance est en défaut du seul fait qu’elle
n’atteint pas cet être en sa totalité.
4. Comme nous l’avons dit, la volonté meut l’intellect et les autres puissances de l’âme vers sa fin. Et c’est à ce titre que croire en Dieu est donné comme un acte de la foi.
Objections:
1. Il semble que croire ne soit pas nécessaire au
salut, car pour son salut et pour sa perfection un être peut toujours se
suffire avec ce qui lui convient selon sa nature. Mais ce qui est de foi
dépasse la raison naturelle de l’homme puisque c’est ce qui ne se voit pas,
nous l’avons dit. Croire ne semble donc pas nécessaire au salut.
2. Il est même dangereux pour l’homme d’adhérer
quand il ne peut juger si ce qu’on lui propose est vrai ou faux. Il est dit au
livre de Job (12, 11): " L’oreille ne juge-t-elle pas les discours qu’elle
entend? " Or on ne peut avoir un tel jugement dans ce qui est de foi,
puisqu’on ne peut le résoudre dans les premiers principes par lesquels nous
jugeons de tout. Il est donc périlleux de prêter foi à de telles choses et
croire n’est donc pas nécessaire au salut.
3. Le salut de l’homme réside en Dieu selon le
Psaume (37, 39): " Le salut des justes vient du Seigneur. " Mais
" ce qu’il y a d’invisible en Dieu se découvre à la pensée par ce qu’il a
fait, même son éternelle puissance et sa divinité ", dit l’Apôtre (Rm 1,
20. Or ce qui se découvre à la pensée, on n’a pas à le croire. Il n’est donc
pas nécessaire au salut que l’homme croie certaines choses.
Cependant, l’épître aux Hébreux (10, 6) dit formellement: " Sans la foi il est impossible de plaire à Dieu. "
Conclusion:
Partout où des natures forment entre elles un ordre, on trouve que deux choses concourent à la perfection de la nature inférieure d'une part que cette nature agisse selon son propre mouvement, et d'autre part queue agisse selon la motion de la nature supérieure. Ainsi l'eau, selon son propre mouvement, gravite vers le centre de la terre; mais elle a autour de ce centre un mouvement de flux et de reflux qui suit le mouvement de la lune. De même, les planètes dans leurs orbites sont emportées par leurs propres mouvements de l'occident vers l'orient, mais de l'orient vers l'occident par le mouvement du premier ciel. Or, dans la création, la nature raisonnable seule est immédiatement ordonnée à Dieu. Car les autres créatures n'atteignent pas à un effet universel, mais uniquement à un effet particulier; elles participent de la perfection de Dieu soit par le seul fait d'exister, comme les êtres inanimés, soit en outre par celui de vivre et de connaître les singuliers comme font les plantes et les animaux. La nature raisonnable au contraire, en tant qu'elle connaît la raison universelle de bien et d'être, se trouve ordonnée immédiatement au principe universel de l'existence. La perfection de la créature douée de raison consiste donc, non pas seulement en ce qui convient à cette créature selon sa nature, mais aussi en ce qui lui est accordé par une certaine perfection surnaturelle venant de la bonté divine. Aussi avons-nous dit plus haut que l'ultime béatitude de l'homme consiste dans une vision surnaturelle de Dieu. A cette vision il est sûr que l'homme ne peut parvenir s'il ne se met à apprendre à l'école même de Dieu, selon ce texte en S. Jean (6, 45): " Quiconque prête l'oreille au Père et a reçu son enseignement vient à moi. " Mais l'homme n'entre pas tout d'un coup dans cet enseignement, mais progressivement, selon le mode de sa nature. Quiconque, d'ailleurs, se met à apprendre ainsi doit nécessairement commencer par croire, pour se trouver en état de parvenir à la science parfaite; le Philosophe le dit: " Si l'on veut apprendre il faut croire. " De là vient que, pour être en état de parvenir à la vision parfaite de la béatitude, l'homme doit auparavant croire Dieu, comme un disciple croit le maître qui l'enseigne.
Solutions:
1. Parce que la nature humaine dépend d'une
nature supérieure, la connaissance naturelle ne suffit pas à notre perfection,
on vient de le dire.
2. De même qu'on adhère aux principes par la
lumière naturelle de l'intelligence, de même l'homme vertueux possède par
l'habitus de la vertu un jugement droit sur ce qui s'y rapporte. C'est de cette
façon, par une lumière de foi divinement infuse en lui, que l'homme adhère à ce
qui est de foi et non à ce qui lui est contraire. C'est pourquoi il n'y a pas
de péril " ni de damnation pour ceux qui sont dans le Christ Jésus "
(Rm 8, 1): lui-même les éclaire par la foi.
3. La foi perçoit les attributs invisibles de Dieu d'une façon plus élevée et en plus grand nombre que ne fait la raison naturelle lorsqu'elle remonte des créatures à Dieu. D'où cette parole de l'Ecclésiastique (3, 23): " On t'a montré beaucoup plus de choses que l'intelligence humaine n'en peut comprendre. "
Objections:
1. Apparemment ce n'est pas nécessaire, car dans
les oeuvres de Dieu on ne trouve rien de superflu, beaucoup moins que dans les
oeuvres de la nature. Mais, lorsqu'une chose peut se faire par un seul moyen,
il est superflu d'en ajouter un autre. Il serait donc superflu de recevoir par
le moyen de la foi ce qui peut être connu par la raison naturelle.
2. Il est nécessaire de croire ce qui est du
domaine de la foi. Mais la science et la foi n'ont pas le même objet, nous l'avons
établi plus haut. Comme la science s'occupe de tout ce qui peut être connu par
la raison naturelle, il semble qu'il n'y ait pas besoin de croire ce que la
raison naturelle peut prouver.
3. Tout ce qui peut être objet de science semble
l'être au même titre. Donc, si certaines de ces vérités sont proposées à
l'homme comme des vérités à croire, à titre égal il deviendrait nécessaire de
croire tout ce qui relève de la science. Or cela est faux. Il n'est donc pas
vrai qu'il soit nécessaire de croire ce qui peut être connu par la raison
naturelle.
Cependant, il est nécessaire de croire que Dieu est unique, n'a pas de corps, ce que les philosophes prouvent par la raison naturelle.
Conclusion:
Il est nécessaire à l'homme de recevoir par la foi, non seulement des vérités qui dépassent la raison, mais aussi des vérités connaissables par la raison. Et ceci pour trois motifs.
1° Afin que l'homme parvienne plus vite à la connaissance de la vérité divine. Car la science à laquelle il appartient de prouver que Dieu existe, et d'autres choses du même genre au sujet de Dieu, est proposée aux hommes en dernier lieu, beaucoup d'autres sciences étant présupposées. Ainsi ce serait seulement très tard dans sa vie que l'homme parviendrait à la connaissance de Dieu.
2° Afin que la connaissance de Dieu soit plus répandue. Beaucoup en effet ne peuvent progresser dans l'étude de la science, soit parce qu'ils ont l'esprit lent, soit parce qu'ils sont pris par d'autres occupations et par les nécessités de la vie temporelle, soit encore parce qu'ils n'ont pas le désir de s'instruire. Ces gens seraient entièrement privés de la connaissance de Dieu si les choses divines ne leur étaient proposées par mode de foi.
3° Pour avoir la certitude. La raison humaine est en effet très insuffisante en matière de réalités divines; il y a de cela un indice dans le fait que les philosophes qui ont scruté les réalités humaines par une recherche rationnelle se sont trompés sur beaucoup de points et ont eu des opinions opposées. Donc pour qu'il y ait parmi les humains une connaissance sur Dieu qui soit indubitable et certaine, il fallait que les réalités divines leur soient transmises par mode de foi, comme étant dites par Dieu qui ne peut mentir.
Solutions:
1. Les investigations de la raison naturelle ne
suffisent pas au genre humain pour connaître les choses divines, même en ce que
la raison peut en montrer; aussi n'est-il pas superflu de croire de telles
choses.
2. La science et la foi n'ont pas le même domaine
chez le même individu. Mais ce qui est su par l'une peut être cru par l'autre,
nous l'avons dit plus haut.
3. Toutes les vérités qui peuvent être objet de science se rencontrent dans la raison de science, mais elles ne se rencontrent pas en ce qu'elles ordonneraient également à la béatitude. Et c'est pourquoi elles ne sont pas toutes proposées à titre égal comme des vérités à croire.
Objections:
1. Il semble que non, car nul n'est tenu à ce qui
n'est pas en son pouvoir. Mais croire quelque chose explicitement n'est pas au
pouvoir de l'homme. En effet, l'Apôtre écrit (Rm 10, 14): " Comment
croiront-ils celui qu'ils n'ont pas entendu? Comment entendront-ils si personne
ne prêche? Et comment prêchera-t-on si l'on n'est pas envoyé? " On n'est
donc pas tenu de croire quelque chose d'une manière explicite.
2. Nous sommes ordonnés à Dieu par la charité
autant que par la foi. Mais on n'est pas tenu d'observer les préceptes de la
charité, il suffit que l'esprit y soit préparé. C'est évident, par exemple,
dans ce précepte du Seigneur qu'on lit en S. Matthieu (5, 39): " Si
quelqu'un t'a frappé sur une joue, tends-lui aussi l'autre " et dans
d'autres semblables comme l'explique S. Augustin. On n'est donc pas tenu non
plus de croire explicitement quelque chose, mais c'est assez que l'esprit soit
prêt à croire ce qui est proposé par Dieu.
3. Le bien de la foi consiste dans une certaine
obéissance, selon l'Apôtre (Rm 1, 5) qui parle de conduire à "
l'obéissance de la foi tous les païens ". Mais la vertu d'obéissance ne
requiert pas non plus qu'on observe des préceptes déterminés. Il suffit que
l'on ait un esprit prêt à les garder, selon le Psaume (119, 60): " je suis
prêt, sans difficultés, à garder tes commandements. " Il semble donc
suffisant pour la foi aussi d'avoir l'esprit prêt à croire toutes les vérités
qui pourraient nous être divinement proposées, sans qu'on ait à croire
explicitement aucune.
Cependant, il est écrit (He 11, 6) " Celui qui s'approche de Dieu doit croire qu'il existe, et qu'il se fait le rémunérateur de ceux qui le cherchent. "
Conclusion:
Les préceptes de la loi qu'on est tenu de remplir portent sur les activités vertueuses qui sont le chemin pour parvenir au salut. Mais l'activité d'une vertu, nous l'avons dit, se mesure au rapport de l'habitus avec son objet. Or dans l'objet d'une vertu on peut considérer deux choses: ce qui constitue proprement et par soi l'objet de la vertu, ce qui est nécessaire en tout acte de vertu; et en second lieu ce qui se présente par accident et comme conséquence par rapport à la raison propre de l'objet. Ainsi la force a pour objet proprement et par soi d'endurer les périls de mort et d'affronter dangereusement l'ennemi au péril de sa vie en vue du bien commun; mais le fait même d'être sous les armes ou de tirer l'épée dans une guerre juste, etc. se ramène à l'objet de la force par accident. Donc l'application déterminée de l'activité vertueuse à ce qui est proprement et par soi l'objet de la vertu tombe sous la rigueur du précepte au même titre que l'acte même de la vertu. Mais l'application déterminée de l’activité vertueuse à ce qui se présente par accident et de façon secondaire à l'égard de l'objet propre et essentiel de la vertu ne tombe sous la rigueur du précepte que si c'est le lieu et le moment.
Il faut donc dire que l'objet de la foi est essentiellement ce qui rend l'homme bienheureux, comme nous l'avons dit antérieurement. Mais se rattache à l'objet de la vertu par accident et de façon secondaire tout ce qu'on trouve dans la Sainte Écriture que Dieu nous a donnée: par exemple qu'Abraham eut deux fils, que David fut fils de Jessé, etc. Donc, en ce qui regarde les premières vérités à croire, qui sont les articles de foi, on est tenu de les croire explicitement, de même qu'on est tenu d'avoir la foi. Quant aux autres vérités, on n'est pas tenu de les croire explicitement, mais seulement d'une manière implicite ou dans la disponibilité d'esprit: on est prêt à croire tout ce qui est contenu dans la divine Écriture. Mais lorsqu'on a reconnu que c'est contenu dans l'enseignement de la foi, alors seulement on est tenu de le croire explicitement.
Solutions:
1. Si l'on dit qu'une chose est au pouvoir de
l'homme en dehors du secours de la grâce, alors on est tenu à beaucoup de
choses dont on est incapable sans une grâce réparatrice, comme d'aimer Dieu et
le prochain, et pareillement de croire les articles de foi. Cependant on le
peut avec le secours de la grâce. Et ce secours, chaque fois que Dieu le donne,
c'est par miséricorde; mais lorsqu'il ne le donne pas, c'est par justice comme
châtiment d'un péché qui a précédé, au moins le péché originel, selon S.
Augustin.
2. On est tenu d'aimer de façon déterminée les
êtres aimables qui sont proprement et par soi objets de la charité, c'est à
dire Dieu et le prochain. Mais l'objection est valable dans le cas des
préceptes de charité qui ne se rattachent à l'objet de la charité que par voie
de conséquence.
3. La vertu d'obéissance réside dans la volonté. Aussi, pour faire acte d'obéissance, il suffit d'une promptitude de volonté à se soumettre à celui qui commande; là est l'objet propre et essentiel de l'obéissance. Mais que l'on commande ceci ou cela, cela se rattache à l'objet propre et essentiel de l'obéissance par accident et par voie de conséquence.
Objections:
1. Apparemment oui. Car tous sont également tenus
à ce qui est de nécessité de salut; on le voit bien pour les préceptes de la
charité. Mais l'explicitation de ce que nous devons croire, on vient de le
dire, est nécessaire au salut. Donc tous sont également tenus de croire
explicitement.
2. Nul ne doit être examiné sur ce qu'il n'est
pas tenu de croire explicitement. Mais parfois même les simples sont examinés
sur les moindres articles de la foi. Donc tous sont tenus à croire tout
explicitement.
3. Si les inférieurs ne sont pas tenus d'avoir
une foi explicite, mais seulement une foi implicite, ils doivent avoir une foi
explicite à la foi des supérieurs. Mais cela paraît dangereux, car il peut
arriver que ces supérieurs se trompent. Donc il semble que même les inférieurs
doivent avoir une foi explicite. Ainsi, donc tous sont également tenus de
croire explicitement.
Cependant, on lit au livre de Job (1, 14): " Les boeufs labouraient et près d'eux les ânesses paissaient. " Ce qui veut dire, d'après S. Grégoire, que les inférieurs, symbolisés par les ânes, doivent en matière de foi donner leur adhésion aux supérieurs, symbolisés par les boeufs.
Conclusion:
Le développement explicite des vérités à croire se fait par révélation divine car les vérités à croire dépassent la raison naturelle. Mais on voit, chez Denys, que la révélation divine suit un certain ordre et parvient aux inférieurs par les supérieurs; aux hommes par les anges, aux anges inférieurs par les anges plus grands. Pour une raison semblable, il faut que le développement de la foi chez les humains parvienne aux petits par les grands. C'est pourquoi, de même que les supérieurs ont une connaissance plus complète des réalités divines, toujours au dire de Denys', de même ceux d'entre les hommes qui sont supérieurs, auxquels il appartient d'instruire les autres, sont tenus d'avoir une connaissance plus complète de ce que nous devons croire, et de croire plus explicitement.
Solutions:
1. Le développement explicite de ce qu'on doit
croire n'est pas, d'une manière égale pour tous, nécessaire au salut; car les
supérieurs qui ont la charge d'instruire les autres, sont tenus de croire
explicitement plus de choses que les autres.
2. Les simples n'ont pas à être examinés sur les
subtilités de la foi, sauf quand il y a soupçon qu'ils aient été pervertis par
les hérétiques, car c'est dans les subtilités de la foi que ceux-ci ont coutume
de pervertir la foi des simples. Si cependant on ne trouve aucune opiniâtreté
dans l'attachement de ces derniers à la doctrine altérée, si c'est par
simplicité d'esprit qu'ils sont en défaut dans ces matières, il n'y a pas à
leur en faire grief.
3. Les inférieurs n'ont une foi implicite dans la foi des supérieurs que dans la mesure où ceux-ci adhèrent à l'enseignement divin. D'où la parole de l'Apôtre (1 Co 4, 16): " Soyez mes imitateurs comme je le suis moi-même du Christ. " Ce n'est donc pas une connaissance humaine qui devient la règle de la foi, mais la vérité divine. S'il y a des supérieurs qui s'éloignent de la vérité divine, c'est sans préjudice pour la foi des simples tant qu'ils croiront à l'orthodoxie de ces grands. Il n'y a préjudice que si les petits adhèrent d'une manière opiniâtre aux erreurs des grands sur u n point part iculier contre ce qui est la foi de l’Église universelle, foi qui ne peut défaillir puisque le Seigneur a dit (Lc 22, 32): " J'ai prié pour toi, Pierre, afin que ta foi ne défaille pas. "
Objections:
1. Il semble que croire explicitement au mystère
de l'incarnation du Christ ne soit pas nécessaire au salut chez tous. En effet,
l'homme n'est pas tenu de croire d'une manière explicite les choses que les
anges ignorent, s'il est vrai que le développement de la foi se fait par la
révélation divine et que celle-ci parvient jusqu'aux hommes par l'intermédiaire
des anges, comme on vient de le dire. Or, même les anges ont ignoré le mystère
de l'Incarnation. De là vient qu'ils se demandaient (Ps 24, 8): " Quel est
celui-ci qui vient d'Édom? " C'est là l'interprétation de Denys. Donc les
hommes n'étaient pas tenus de croire explicitement au mystère de l'Incamation9.
2. Il est indéniable que Jean Baptiste a fait
partie des grands et qu'il était tout à fait proche du Christ, car le Seigneur
dit de lui: " Parmi les fils de la femme il ne s'est levé personne de plus
grand " (Mt 11, 11). Mais Jean Baptiste ne paraît pas avoir connu
explicitement le mystère du Christ, puisqu'il lui a fait demander (Mt 11, 3):
" Es-tu celui qui doit venir, ou en attendrons-nous un autre? " Donc
même les grands n'étaient pas tenus d'avoir au sujet du Christ une foi
explicite.
3. Bien des païens ont obtenu le salut par le
ministère des anges, dit Denys. Mais les païens n'ont eu pourtant au sujet du
Christ aucune foi, ni explicite ni implicite, parce qu’aucune révélation ne
leur fut faite. Il semble donc que croire explicitement au mystère de
l'incarnation du Christ n'ait pas été pour tous nécessaire au salut.
Cependant, S. Augustin affirme: " La vraie foi est celle par laquelle nous croyons qu'aucun homme, jeune ou vieux, n'est délivré de la contagion de la mort et des liens du péché si ce n'est par Jésus Christ, seul médiateur entre Dieu et les hommes. "
Conclusion:
Ce qui appartient proprement et essentiellement à l'objet de foi, nous l'avons dit, c'est ce qui procure la béatitude. Or, pour les humains, le chemin qui mène à la béatitude c'est le mystère de l'incarnation et de la passion du Christ. Il est dit, en effet, au livre des Actes (4,12): " Il n'y a pas d'autre nom qui ait été don né aux hommes par lequel nous devions être sauvés. " C'est pourquoi il a fallu que ce mystère de l'incarnation du Christ ait été cru de quelque manière à toute époque chez tous les humains, diversement toutefois selon la diversité des temps et des personnes. En effet, avant l'état de péché, l'homme eut une foi explicite au sujet de l'incarnation du Christ en tant que celle-ci était ordonnée à la consommation de la gloire, mais non en tant qu'elle était ordonnée à la délivrance du péché, parce que l'homme n'avait pas la prescience du péché futur. Mais il semble qu'il ait eu la prescience de l'incarnation du Christ puisqu'il a dit, comme le rapporte la Genèse (2, 24): " L'homme, à cause de cela, laissera son père et sa mère et s'attachera à son épouse ", et c'est là au dire de l'Apôtre (Ep 5, 32): " Le mystère qui a toute sa grandeur dans le Christ et dans l'Église. " Ce mystère, il n'est assurément pas croyable que le premier homme l'ait ignoré.
Or, après le péché, le mystère du Christ a été cru d'une façon explicite, non plus seulement quant à l'Incarnation, mais quant à la Passion et à la Résurrection par lesquelles le genre humain est délivré du péché et de la mort. Autrement en effet ils n'auraient pas figuré d'avance la passion du Christ par certains sacrifices, avant la Loi et sous la Loi. Ces sacrifices avaient une signification que les grands à coup sûr connaissaient d'une manière explicite. Mais les petits, sous le voile de ces sacrifices, croyant qu'il y avait là un plan divin concernant le Christ à venir, en avaient comme une connaissance voilée. Et, nous l'avons remarqué plus haut, ce qui se rapporte aux mystères du Christ a été connu d'autant plus difficilement qu'on était plus éloigné du Christ, et d'autant plus facilement qu'on était plus rapproché de lui. Mais depuis le moment où la grâce a été révélée, grands et petits sont tenus d'avoir une foi explicite à l'égard des mystères du Christ, surtout de ceux qui sont communément solennisés dans l'Église et publiquement proposés, comme sont les articles sur l'Incarnation dont nous avons parlé plus haut. Quant aux autres subtiles considérations autour des articles de l'Incarnation, on est tenu de les croire plus ou moins explicitement selon ce qui sied à l'état et à la fonction de chacun.
Solutions:
1. Il n'est pas vrai que le mystère de Dieu ait
été absolument caché aux anges, dit S. Augustin. Cependant il y a certains
aspects de ce mystère qu'ils ont connus plus parfaitement quand le Christ les a
révélés.
2. Jean Baptiste ne s'est pas inquiété de
l'avènement du Christ dans la chair comme s'il l'eût ignoré, puisque lui-même
l'avait expressément confessé, en disant (Jn 1, 34): " Moi j'ai vu, et
j'ai rendu témoignage que celui-ci est le Fils de Dieu. " Aussi n'a-t-il
pas demandé: " Es-tu celui qui est venu? " mais bien: " Es-tu
celui qui doit venir? " L'enquête portait sur le futur, non sur le passé.
Pareillement, il ne faut pas croire que Jean Baptiste ait ignoré que le Christ
devait venir pour la Passion, alors que lui-même avait dit: " Voici
l'Agneau de Dieu, qui enlève les péchés du monde ", annonçant à l'avance
son immolation future. Cependant d'autres prophètes l'avaient connue et
prédite, comme on le voit surtout chez Isaïe. On peut donc dire, comme S.
Grégoire, que Jean Baptiste a cherché à savoir ce qu'il ignorait: si le Christ
allait personnellement descendre aux enfers. Jean savait d'ailleurs que la
vertu de la Passion s'étendrait jusqu'à ceux qui étaient retenus dans les
limbes, selon la parole de Zacharie (9, 11 Vg): " Toi aussi, dans le sang
de ton alliance, tu as retiré les captifs de la fosse où il n'y a pas d'eau.
" Mais, que le Christ doive descendre lui-même aux limbes, c'était une
chose que Jean n'était pas tenu de croire explicitement avant sa réalisation. -
Ou encore, on peut dire, comme S. Ambroise, que Jean n'a pas questionné par
doute ou par ignorance, mais plutôt par piété. - Ou bien, comme S. Jean Chrysostome,
on peut dire que Jean n'a pas questionné parce que lui-même était dans
l'ignorance, mais pour satisfaire ses disciples par la réponse du Christ. Aussi
le Christ a-t-il répondu pour l'instruction des disciples en montrant que ses
oeuvres étaient des signes.
3. Beaucoup de païens ont eu des révélations sur le Christ. Ainsi est-il dit (Job 19, 25): " je sais que mon Rédempteur est vivant. " La Sibylle aussi a fait certaines prédictions sur le Christ, au dire de S. Augustin. On trouve également ceci dans l'histoire des Romains: au temps de l'empereur Constantin et de sa mère Hélène, fut découvert un tombeau où gisait un homme ayant sur la poitrine une lame d'or où on lisait: " Le Christ naîtra de la Vierge et je crois en lui. Ô soleil, tu me reverras au temps d'Hélène et de Constantin. " - Cependant, si certains ont été sauvés sans avoir reçu la révélation, ils ne l'ont pas été sans la foi au Médiateur. Car, même s'ils n'eurent pas une foi explicite, ils eurent pourtant une foi implicite 10 en la Providence divine, croyant que Dieu était le libérateur des humains de la manière qui lui plaisait, et selon que l'Esprit l'avait révélé à ceux qui connaissent la vérité selon le livre de Job (35, 11): " Il nous rend plus instruits que les bêtes de la terre. "
Objections:
1. Il semble que non, car l'Apôtre dit aux
Hébreux (11, 6): " Celui qui s'approche de Dieu doit croire qu'il existe
et qu'il se fait le rémunérateur de ceux qui le cherchent. " Mais on peut
croire cela sans la foi à la Trinité. Il n'était donc pas nécessaire d'avoir
explicitement la foi à la Trinité.
2. Le Seigneur dit en S. Jean (17, 6): "
Père, j'ai manifesté ton nom aux hommes. " Et S. Augustin In commente
ainsi cette parole: " Non pas le nom par lequel tu es appelé Dieu, mais
celui par lequel tu es appelé mon Père. " Ensuite, il ajoute: " Par
le fait que Dieu a créé ce monde, il a été connu dans toutes les nations; par
le fait qu'il ne faut pas l'adorer avec les faux dieux, il a été connu en
Judée; mais en ce qu'il est le Père de ce Christ par lequel il enlève le péché
du monde, ce nom jusque-là caché aux hommes, c'est maintenant qu'il le leur a
révélé. " Donc, avant la venue du Christ il n'était pas connu qu'il y eût
au sein de la Déité paternité et filiation. On ne croyait donc pas
explicitement au mystère de la Trinité.
3. Nous sommes tenus de croire explicitement en
Dieu qui est l'objet de la béatitude. Mais l'objet de la béatitude, c'est la
souveraine bonté de Dieu. Or, elle peut se concevoir en lui, même sans la
distinction des Personnes. Il ne fut donc pas nécessaire de croire
explicitement à la Trinité.
Cependant, dans l'Ancien Testament, la trinité des Personnes s'est exprimée de bien des façons. Ainsi, dès le début de la Genèse (1, 26), il est dit, pour exprimer la Trinité: " Faisons l'homme à notre image et ressemblance. " Dès le commencement donc il fut nécessaire au salut de croire à la Trinité.
Conclusion:
On ne peut croire explicitement au mystère du Christ, sans la foi à la Trinité. Car le mystère de l'incarnation du Christ contient que le Fils de Dieu a pris notre chair, qu'il a renouvelé le monde par la grâce du Saint-Esprit, et aussi qu'il a été conçu du Saint-Esprit. Voilà pourquoi dans la mesure ou l'on a cru avant le Christ au mystère du Christ, les grands d'une façon explicite, les petits implicitement et comme obscurément, on a cru aussi au mystère de la Trinité. Et tous ceux qui renaissent dans le Christ l'obtiennent par l'invocation de la Trinité, selon cette parole (Mt 28, 19): " Allez, enseignez toutes le nations, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. "
Solutions:
1. Croire explicitement ces deux vérités au sujet
de Dieu a été nécessaire en tout temps et pour tous. Ce n'est cependant pas
suffisant en tout temps ni pour tous.
2. Avant la venue du Christ, la croyance à la
Trinité était cachée dans la foi des grands. Mais par le Christ elle a été
manifestée au monde, puis par les Apôtres.
3. La souveraine bonté de Dieu, dans la mesure où présentement nous la comprenons par ses effets, peut se concevoir en dehors de la trinité des Personnes. Mais, en tant qu'elle est comprise en elle-même, et c'est ainsi que les bienheureux la voient, elle ne peut se concevoir sans la trinité des Personnes. Et de plus, c'est la mission même des personnes divines qui nous conduit à la béatitude.
Objections:
1. Il ne semble pas. Car le principe du mérite
est la charité, on l'a dit n. Mais la foi est préalable à la charité, de même
que la nature. Donc, de même qu'un acte de la nature n'est pas méritoire,
puisque ce n'est pas par des ressources naturelles que nous méritons, pas
davantage l'acte de foi.
2. L'acte de croire tient le milieu entre l'acte
d'opiner et celui de savoir ou de considérer ce qu'on sait. Mais l'acte de
s'appliquer à une science n'est pas méritoire, une opinion pas davantage.
L'acte de croire ne l'est donc pas non plus.
3. Celui qui adhère à une vérité en croyant ou
bien a une cause suffisante qui l'induit à croire, ou bien non. S'il l'a, on ne
voit pas qu'il y ait pour lui du mérite à croire, car il n'est plus libre de
croire ou de ne pas croire. S'il ne l'a pas, il y a pour lui de la légèreté à
croire, dit l'Ecclésiastique (19, 4): " Celui qui croit trop vite montre
sa légèreté ", et il n'y a là rien de méritoire semble-t-il. Croire n'est
donc méritoire d'aucune façon.
Cependant, il est écrit (He 11, 33) que les saints " ont obtenus par la foi la réalisation des promesses ". Ce qui ne serait pas s'ils n'avaient pas eu de mérite à croire. Le fait même de croire est donc méritoire.
Conclusion:
Nous l'avons dit plus haut, nos actes sont méritoires en tant qu'ils procèdent du libre arbitre que Dieu meut par sa grâce. Aussi tout acte humain soumis au libre arbitre, s'il est rapporté à Dieu, peut-il être méritoire. Or le fait même de croire est l'acte d'une intelligence qui adhère à la vérité divine sous l'empire d'une volonté que Dieu meut par sa grâce: il s'agit bien d'un acte soumis au libre arbitre et ordonné à Dieu. Aussi l'acte de foi peut-il être méritoire.
Solutions:
1. La nature est comparée à la charité, principe
du mérite, comme la matière à la forme. La foi est comparée à la charité comme
une disposition précédant une forme ultime. Or, il est évident que, ni ce qui
est pur sujet ou matière, ni même ce qui est disposition préparatoire, ne peut
agir en vertu d'une forme avant qu'advienne cette forme. Mais, après qu'est
advenue la forme, ce qui est sujet aussi bien que ce qui est disposition
préparatoire agit en vertu de la forme qui demeure en cette action le premier
principe; c'est ainsi que la chaleur du feu agit en vertu de la forme
substantielle du feu. Ainsi donc, ni la nature ni la foi ne peuvent sans la
charité produire un acte méritoire. Mais, la charité survenant, l'activité d la
foi devient méritoire en vertu de cette charité comme le deviennent et
l'activité de la nature e l'activité naturelle du libre arbitre.
2. Dans la science on peut considérer deux
aspects: l'assentiment même de celui qui sait à la chose qu'il sait, et son
application à cette chose sue. Pour l'assentiment lui-même, dans la science il
n'est pas soumis au libre arbitre: le savant est contraint à donner son
assentiment par l'efficacité de la démonstration. Et c'est pourquoi l'adhésion
de science n'est pas méritoire. Mais l'application en acte à la chose sue est
soumise au libre arbitre, car il est au pouvoir de l'homme de regarder ou de ne
pas regarder, et c'est pourquoi l'application à une science peut être
méritoire, si elle est rapportée à une fin de charité, c'est-à-dire à l'honneur
de Dieu ou à l'utilité du prochain. Mais dans la foi ces deux éléments,
adhésion et application, sont soumis au libre arbitre. C'est pourquoi l'acte de
foi peut être méritoire sur ces deux points. Tandis que l'opinion ne comporte
pas l'adhésion ferme: son assentiment est quelque chose de débile et d'infirme,
dit le Philosophe. Aussi ne semble-t-elle pas procéder d'une volonté achevée,
de sorte qu'on ne voit pas qu'elle ait, du côté de l'adhésion, raison de
mérite. Mais, du côté de l'application actuelle de l'esprit, l'opinion peut
être méritoire.
3. Celui qui croit à un motif suffisant pour l'induire à croire. Il y est induit en effet par l'autorité de l'enseignement divin que des miracles ont confirmé, et, qui plus est, par l'inspiration intérieure de Dieu qui invite à croire. Il ne croit donc pas à la légère. Cependant il n'a pas un motif suffisant pour l'induire à savoir, et c'est pourquoi la raison de mérite n'est pas supprimée.
Objections:
1. Il y a toute apparence que oui. S. Grégoire
dit en effet dans une homélie: " La foi n'a pas de mérite lorsque la
raison humaine lui fournit ses preuves. " Donc, si la raison humaine,
lorsqu'elle fournit des preuves suffisantes, exclut totalement le mérite de la
foi, il semble bien que toute raison humaine introduite en matière de foi
diminue le mérite de la foi.
2. Tout ce qui diminue la raison de vertu diminue
la raison de mérite, puisque c'est " de la vertu que la félicité est la
récompense ", selon le Philosophe. Mais la raison humaine semble diminuer
ce qui est essentiel à la vertu même de foi, car ce qui est essentiel à la foi,
avons-nous dit, c'est de porter sur ce qui ne se voit pas; or, plus on apporte
de raisons à une vérité, moins elle fait partie de ce qui ne se voit pas -, donc
la raison humaine introduite dans ce qui est de foi diminue le mérite de la
foi.
3. Les effets contraires ont des causes contraires.
Mais tout ce qui vient contrarier la foi augmente le mérite de la foi: que ce
soit la persécution qui contraint à abandonner la foi, ou bien un argument qui
persuade dans le même sens. Donc inversement, la raison qui vient en aide à la
foi diminue le mérite de la foi.
Cependant, S. Pierre dit (1 P 3, 15) " Soyez toujours prêts à vous expliquer devant tous ceux qui vous demandent de rendre compte de la foi et de l'espérance qui sont en vous. " Certainement il ne nous inviterait pas à cela si le mérite de la foi en était diminué. Donc la raison ne diminue pas le mérite de la foi.
Conclusion:
L'acte de foi, nous venons de le dire, peut être méritoire en tant qu'il demeure soumis à la volonté non seulement quant à la pratique mais aussi quant à l'adhésion. Or la raison humaine qui s'introduit dans le domaine de la foi peut se rattacher de deux manières à la volonté du croyant. - D'une manière elle peut comme précéder la volonté: par exemple, lorsque quelqu'un, ou bien n'aurait pas du tout la volonté ou bien n'aurait pas une volonté prompte à croire, si l'on n'apportait pas une raison humaine. Dans ce cas la raison humaine diminue le mérite de la foi, comme nous l'avons dit plus haut à propos de la passion qui, elle aussi, lorsqu'elle précède l'élection dans les vertus morales, diminue ce qu'il y a de louable dans l'acte vertueux. De même en effet que l'on doit s'exercer aux actes des vertus morales à cause du jugement de la raison et non à cause de la passion, de même doit-on croire ce qui est de foi non à cause de la raison humaine mais à cause de l'autorité divine. - D'autre part la raison humaine peut se présenter à la volonté du croyant par mode de conséquence. En effet lorsque l'on a une volonté prompte à croire, on aime la vérité que l'on croit, on y réfléchit sérieusement, et l'on embrasse toutes les raisons qu'on peut trouver pour cela. A cet égard la raison humaine n'exclut pas le mérite de la foi; elle est au contraire le signe d'un plus grand mérite, comme dans les vertus morales la passion conséquente est le signe d'une volonté plus décidée, ainsi que nous l'avons dit antérieurement. Tout ceci est signifié en S. Jean (4, 42) à l'endroit où les Samaritains ont dit à la femme qui figure la raison humaine: " Désormais ce n'est plus à cause de ta parole que nous croyons. "
Solutions:
1. S. Grégoire parle du cas où l'homme n'a pas la
volonté de croire si ce n'est à cause de la raison introduite. Mais, quand
l'homme a la volonté de croire les choses de foi uniquement en vertu de
l'autorité divine, même s'il a des raisons démonstratives pour quelqu'une
d'elles, par exemple pour celle de l'existence de Dieu, le mérite de sa foi
n'est à cause de cela ni enlevé ni diminué.
2. Les raisons qu'on apporte à l'appui d'une
autorité de foi ne sont pas de ces démonstrations qui peuvent amener
l'intelligence humaine à la vision intelligible, et c'est pourquoi on ne cesse
pas d'avoir pour objet ce qui ne se voit pas; mais elles enlèvent les obstacles
à la foi en montrant la non-impossibilité de ce que la foi propose. Aussi par
de telles raisons le mérite de la foi n'est-il pas diminué, ni la raison de
foi. Quant aux raisons vraiment démonstratives apportées non pas aux articles
mais aux préalables de la foi, bien qu'elles diminuent la raison de foi
puisqu'elles rendent évident ce qui est proposé, elles ne diminuent pourtant
pas la raison de charité qui rend la volonté prompte à croire cela, même si ce
n'était pas évident. C'est pourquoi la raison de mérite n'est pas diminuée.
3. Ce qui s'oppose à la foi, que ce soit dans la pensée de l'homme ou dans une persécution extérieure, augmente le mérite de la foi dans la mesure où la volonté se montre plus prompte et plus ferme dans la foi. C'est pourquoi le mérite de la foi a été plus grand chez les martyrs du fait que les persécutions ne les ont pas détournés de la foi; et en outre les sages ont plus de mérite du fait que les raisons apportées par les philosophes ou les hérétiques contre la foi ne les en ont nullement détournés. Mais ce qui s'accorde avec la foi n'a pas toujours pour effet de diminuer la promptitude à croire de la volonté. C'est pourquoi, cela ne diminue pas toujours le mérite de la foi.
Étudions maintenant cet acte extérieur de la foi qui consiste à la confesser. - 1. Confesser
est-il un acte de la foi? - 2. La confession de la foi est-elle nécessaire au salut?
Objections:
1. Il semble que non, car le même acte ne se
rattache pas à diverses vertus. Or la confession se rattache à la pénitence
dont elle est une partie. Elle n'est donc pas un acte de la foi.
2. Ce qui retient l'homme de confesser sa foi,
c'est parfois la crainte, ou encore de la honte; aussi l'Apôtre (Ep 6, 19)
demande-t-il qu'on prie pour lui, afin qu'il lui soit donné " d'annoncer
hardiment le mystère de l'Évangile ". Mais le fait de ne pas s'éloigner du
bien par honte ou par crainte relève de la force - c'est elle qui modère nos
audaces et nos craintes. Il semble donc que la confession soit un acte, non pas
de la foi, mais plutôt de la force ou de la constance.
3. Si quelqu'un est amené par la ferveur de sa
foi à confesser sa foi extérieurement, il est amené aussi à faire d'autres
bonnes oeuvres extérieures: " La foi est agissante par la charité ",
dit l'Apôtre (Ga 5, 6). Mais on ne range pas ces autres oeuvres extérieures
parmi les actes de la foi. Il n'y a donc pas de raison de le faire pour la
confession.
Cependant, sur ces mots de la seconde épître aux Thessaloniciens (1, 11): " Que Dieu mène à bien l'oeuvre de la foi dans la puissance ", la Glose dit: " C'est la confession, qui est proprement l'oeuvre de la foi. "
Conclusion:
Les actes extérieurs sont proprement des actes de la vertu aux fins de laquelle ils se réfèrent selon leur espèce; ainsi jeûner se réfère selon son espèce à cette fin de l'abstinence qui consiste à dompter la chair, et à cause de cela c'est un acte de la vertu d'abstinence. Or, selon son espèce, la confession des vérités de la foi est ordonnée comme à sa fin à ce qui est de foi, selon le mot de l'Apôtre (2 Co 4, 13): " Parce que nous possédons le même esprit de foi, nous croyons, et c'est aussi pour cela que nous parlons. " La parole extérieure a en effet pour but de signifier ce que l'on conçoit dans son coeur. Par conséquent, si la conception intérieure des vérités de la foi est proprement un acte de la vertu de foi, il en est de même de la confession extérieure.
Solutions:
1. Il y a trois sortes de confessions qui sont
louées dans les Écritures. L'une est la confession de foi, et celle-là est un
acte propre de la vertu de foi, étant rapportée, comme nous venons de le dire,
au but même de la foi. Une autre confession est celle de l'action de grâce ou
de la louange, et celle-là est un acte du culte de latrie: elle tend à rendre
extérieurement honneur à Dieu, ce qui est le but du culte de latrie. La
troisième est la confession des péchés, et celle-là est ordonnée à l'effacement
du péché, lequel est le but de la pénitence. Aussi concerne-t-elle la
pénitence.
2. Ce qui écarte l'obstacle n'est pas cause par
soi mais par accident, comme le montre le Philosophe. Aussi la force, qui
écarte cet obstacle à la confession de la foi qu'est la crainte ou la honte,
n'est pas proprement et par soi cause de la confession; elle l'est comme par
accident.
3. La foi intérieure, par l'intermédiaire de la charité, cause extérieurement toute l'activité des vertus par l'intermédiaire de ces autres vertus: cela est commandé par elle mais n'émane pas d'elle. Tandis que la foi produit la confession comme son acte propre, sans l'intermédiaire d'aucune autre vertu.
Objections:
1. Il semble que non, car ce qui permet
d'atteindre la fin de la vertu paraît suffire au salut. Mais la fin propre de
la foi c'est d'unir l'esprit de l'homme à la vérité de Dieu, ce qui peut se
faire même sans confession extérieure. La confession de la foi n'est donc pas
nécessaire au salut.
2. Par la confession extérieure de la foi l'homme
fait connaître sa foi à un autre homme. Mais cela n'est une nécessité que pour
ceux qui ont à instruire les autres dans la foi. Il semble donc que les petits
ne soient pas tenus de confesser la foi.
3. Du reste, ce qui peut tourner au scandale ou
au trouble d'autrui n'est pas nécessaire au salut. L'Apôtre dit en effet (1 Co
10, 32): " Ne donnez scandale ni aux juifs ni aux païens, ni à l'Église de
Dieu. " Mais il y a des cas où la confession de la foi ne fait que jeter
le trouble parmi les infidèles. Elle n'est donc pas nécessaire au salut.
Cependant, l'Apôtre affirme (Rm 10, 10): " La foi du coeur mène à la justice, et la confession des lèvres au salut. "
Conclusion:
Ce qui est nécessaire au salut tombe sous les préceptes de la loi divine. La confession de la foi, étant quelque chose de positif, ne peut tomber que sous un précepte positif. Aussi se range-t-elle parmi les choses nécessaires au salut de la même façon dont elle peut tomber sous un précepte positif de la loi divine. Or les préceptes positifs, nous l’avons dit, n’obligent pas à tout instant, encore qu'ils obligent tout le temps: ils obligent à l'endroit et au moment voulus, et suivant les autres circonstances voulues auxquelles doit se limiter un acte humain pour pouvoir être un acte de la vertu. Ainsi donc confesser la foi n'est pas de nécessité de salut à tout moment ni en tout lieu; mais il y a des endroits et des moments où c'est nécessaire: quand en omettant cette confession, on soustrairait à Dieu l'honneur qui lui est dû, ou bien au prochain l'utilité qu'on doit lui procurer. Par exemple si quelqu'un, alors qu'on l'interroge sur la foi, se tait, et si l'on peut croire par là ou qu'il n'a pas la foi ou que cette foi n'est pas vraie, ou que d'autres par son silence seraient détournés de la foi. Dans ces sortes de cas la confession de la foi est nécessaire au salut.
Solutions:
1. La fin de la foi, comme celle des autres
vertus doit être rapportée à la fin de la charité, qui est d'aimer Dieu et le
prochain. Et c'est pourquoi, quand l'honneur de Dieu ou l'utilité du prochain
le demande, on ne doit pas se contenter de s'unir à la vérité divine par sa
foi, mais on doit confesser cette foi au-dehors.
2. En cas de nécessité, là où la foi est en
péril, n'importe qui est tenu de faire connaître sa foi, soit pour instruire ou
affermir les autres fidèles, soit pour repousser les attaques des infidèles.
Mais en d'autres temps, instruire les gens dans la foi n'est pas l'affaire de
tous les fidèles.
3. Si le trouble chez les infidèles naît d'une profession de foi proclamée sans aucune utilité ni pour la foi ni pour les fidèles, il n'est pas louable de confesser la foi publiquement. D'où la parole du Seigneur (Mt 7, 6): " Ne donnez pas aux chiens ce qui est sacré, et ne jetez pas vos perles devant les pourceaux, de peur que, retournés contre vous, ils vous déchirent. " Mais, si l'on espère pour la foi quelque utilité, ou s'il y a nécessité, alors méprisant le trouble des infidèles, on doit publiquement confesser la foi. De là cette réponse du Seigneur (Mt 15, 14), alors que les disciples lui avaient dit les pharisiens scandalisés par une de ses paroles: " Laissez-les ", sous-entendu se troubler, " ce sont des aveugles et des conducteurs d'aveugles ".
LA VERTU DE FOI
Il faut passer à la vertu de foi en elle-même:
1° La vertu de foi (Question 4). 2° Ceux qui ont la foi (Question 5). 3° La cause de la foi (Question 6). 4° Ses effets (Question 7).
1. Qu'est-ce que la foi? 2. Dans quelle puissance de l’âme a-t-elle son siège? - 3. Sa forme est-elle la charité? 4. La foi formée et la foi informe sont-elles numériquement identiques? - 5. La foi est-elle une vertu? - 6. Est-elle une seule vertu? - 7. Son rapport aux autres vertus? - 8. Comparaison entre sa certitude et celle des autres vertus intellectuelles.
Objections:
1. La définition donnée par l’Apôtre (He 11, 1);
" La foi est la substance des réalités à espérer, la preuve de celles
qu'on ne voit pas ", semble sans valeur. Car aucune qualité n'est une
substance. Mais la foi est une qualité puisqu'elle est une vertu théologale,
nous l’avons dit. Elle n'est donc pas une substance.
2. A vertus diverses, objets divers. La réalité à
espérer est objet de l’espérance. On ne doit donc pas la placer dans la
définition de la foi comme si elle était l’objet de cette foi.
3. La foi reçoit plus de perfection de la charité
que de l’espérance, puisque la charité, comme nous le montrerons, est la forme
de la foi. Ce qu'on devait donc mettre dans la définition de la foi, c'était la
réalité à aimer plutôt que la réalité à espérer.
4. Une même chose ne doit pas être placée dans
des genres différents. Or substance et preuve sont des genres différents qui ne
sont pas subordonnés l’un à l’autre. Il ne convient donc pas de dire de la foi
qu’elle est une substance et une preuve. Cette description de la foi est donc
incohérente.
5. La preuve a pour effet de rendre manifeste la
vérité de la chose en faveur de laquelle elle est produite. Mais c'est la chose
dont la vérité est rendue manifeste qu'on dit être apparente. Il semble donc
qu'il y ait une opposition impliquée dans les mots: " preuve de ce que
l’on ne voit pas. " Cette description de la foi est donc inadaptée.
Cependant, l’autorité de l’Apôtre s'impose.
Conclusion:
Certains disent bien que ces mots de l’Apôtre ne sont pas une définition de la foi, parce que " la définition indique la nature et l’essence de la chose ", selon Aristote. Cependant, pour qui regarde bien, il est fait allusion dans cette sorte de description à toutes les choses d'où peut être tirée une définition de la foi, encore que les mots ne soient pas arrangés sous forme de définition. C'est ainsi que chez les philosophes l’on traite, en négligeant la forme syllogistique, des principes qui sont à la base des syllogismes.
Pour le montrer, il faut considérer que, l’habitus étant connu par l’acte, et l’acte par l’objet, la foi qui est un certain habitus, doit être définie par son acte propre au regard de son objet propre. Or l’acte de la foi c'est de croire comme nous l’avons dit: c'est un acte de l’intelligence déterminée à un seul parti sous l’empire de la volonté. Ainsi donc l’acte de la foi est ordonné et à l’objet de la volonté, qui est le bien et la fin, et à l’objet de l’intelligence, qui est le vrai. Et parce que la foi, étant une vertu théologale, possède, ainsi que nous l’avons dit plus haute, la même vérité pour objet et pour fin; à cause de cela il est nécessaire absolument que l’objet de la foi et la fin de la foi se correspondent proportionnellement.
Or, l’objet de la foi, avons-nous dit, c'est la vérité première selon qu'elle échappe à notre vision, puis les choses auxquelles nous adhérons à cause de cette vérité. D'après cela il faut que cette vérité première se présente elle-même à l’acte de foi comme une fin, sous la raison d'une réalité que nous ne voyons pas. Ce qui aboutit à la raison d'une réalité espérée, selon le mot de l’Apôtre (Rm 8, 25): " Ce que nous ne voyons pas, nous l’espérons. " Voir une vérité, en effet, c'est la posséder; or, on n'espère pas ce qu'on a déjà, mais l’espérance a pour objet ce qu'on n'a pas, nous l’avons dit précédemment. Donc l’adaptation de l’acte de la foi à la fin de la foi, en tant que cette fin est objet de volonté, est signifiée quand on dit: " La foi est la substance des réalités à espérer. " On a coutume en effet d'appeler substance la première ébauche d'une chose, surtout quand tout ce qui va suivre est contenu virtuellement dans son premier commencement. Si nous disons, par exemple, que les premiers principes indémontrables sont la substance de la science, cela veut dire qu'ils sont le premier élément en nous de la science. De la même façon nous disons donc que la foi est la substance des réalités à espérer. Cela veut dire qu'une première ébauche des réalités à espérer existe en nous par l’adhésion de foi, et que cette première ébauche contient en germe toutes les réalités à espérer. Car nous espérons être béatifiés en ce que nous verrons dans une vision à découvert la vérité à laquelle nous adhérons par la foi, comme on le voit par ce que nous avons dith à propos de la béatitude.
Quant à l’adaptation de l’acte de foi à l’objet de l’intelligence en tant qu'il est objet de foi, elle est désignée par les mots: " Preuves des réalités qu'on ne voit pas. " On prend ici la preuve pour son effet, car elle amène l’intelligence à adhérer à du vrai; aussi, cette ferme adhésion de l’intelligence à une vérité de foi qui n'est pas évidente, c'est elle qu'on appelle ici preuve. C'est pourquoi une autre version a le mot " conviction ", ce qui veut dire que par l’autorité divine l’intelligence du croyant est convaincue qu'elle doit adhérer à ce qu'elle ne voit pas.
Donc, si l’on veut ramener ces mots à une définition en forme, on peut dire: " La foi est un habitus de l’esprit par lequel la vie éternelle commence en nous et qui fait adhérer l’intelligence à ce qu'on ne voit pas. "
La foi se trouve distinguée par là de tout ce qui relève de l’intelligence. En disant " preuve ", on la distingue de l’opinion, du soupçon et du doute, qui ne donnent pas cette première adhésion ferme de l’intelligence à quelque chose. En disant: " de ce qu'on ne voit pas ", on distingue la foi de la science et de la simple intelligence par lesquelles quelque chose se manifeste. En disant: " substance des réalités à espérer ", on distingue la vertu de foi d'avec la foi prise au sens général du mot, qui n'est pas ordonnée à l’espérance de la béatitude.
Toutes les autres définitions de la foi sont des explications de celle que présente l’Apôtre. Lorsqu'en effet S. Augustin dit que " la foi est la vertu par laquelle on croit ce qu'on ne voit pas ", lorsque le Damascène, dit qu'elle est " un consentement sans discussion ", lorsque d'autres disent qu'elle est " Une certitude de l’esprit en matière de réalités absentes, certitude supérieure à l’opinion et inférieure à la science ", c'est ce que dit l’Apôtre: " Une preuve de ce qu'on ne voit pas. " Lorsque Denys dit que la foi est " le fondement permanent des croyants, ce qui les met dans la vérité et ce qui met la vérité en eux ", cela revient à dire qu'elle est " la substance des réalités à espérer ".
Solutions:
1. " Substance " n'est pas pris
ici comme le genre le plus commun, celui qui se distingue de tous les autres.
Mais en ce sens où l’on trouve en n'importe quel genre quelque chose qui
ressemble à une substance. C'est-à-dire que ce qui est premier dans n'importe
quel genre, cela contient en soi virtuellement d'autres choses, on dit que c'en
est la substances.
2. La foi appartient à l’intelligence en tant que
celle-ci est commandée par la volonté. Il faut donc que la foi soit ordonnée
comme à une fin à ce qui fait l’objet des vertus dans lesquelles la volonté
trouve sa perfection. Parmi ces vertus, nous le verrons plus loin, il y a
l’espérance. Et c'est pourquoi on fait entrer l’objet de l’espérance dans la
définition de la foi.
3. La dilection peut avoir pour objet et ce qu'on
voit et ce qu'on ne voit pas, ce qui est présent et ce qui est absent. Et c'est
pourquoi une réalité à aimer n'est pas aussi proprement adaptée à la foi qu'une
réalité à espérer, étant donné que l’espérance a toujours pour objet des choses
absentes et qu'on ne voit pas.
4. Substance et preuve, tels qu'ils sont placés
dans la définition de la foi, n'impliquent pas divers genres de foi ni divers
actes de la foi, mais, comme nous venons de le préciser, diverses adaptations
d'un acte unique à divers objets.
5. Il est vrai qu'une preuve, lorsqu'elle est tirée des principes propres d'une chose, fait que cette chose est visible. Mais la preuve qui est tirée de l’autorité divine ne fait pas que la chose soit en elle-même visible. Et telle est la preuve dont il s'agit dans la définition de la foi.
Objections:
1. Il ne semble pas qu'elle ait son siège dans
l’intelligence. Car S. Augustin affirme qu'elle " réside dans la volonté
des croyants ". Or la volonté est une puissance différente de
l’intelligence.
2. L’assentiment de foi à une vérité qu'on doit
croire provient de la volonté d'obéir à Dieu. C'est dire que toute la louange
de la foi parait venir de l’obéissance. Mais celle-ci est dans la volonté. Donc
la foi aussi; elle n'est donc pas dans l’intelligence.
3. L’intelligence est ou spéculative ou pratique.
Mais la foi n'est pas dans l’intellect spéculatif: selon la remarque du
Philosophe, cet intellect " ne dit rien de ce qu'il faut faire ou éviter
", il n'est donc pas principe d'opération, tandis que la foi est ce principe
qui, selon la parole de l’Apôtre (Ga 5, 6), " opère par la charité ".
La foi n'est pas davantage dans l’intellect pratique, dont l’objet est le vrai
en matière contingente de fabrication ou d'action, alors que l’objet de la foi
est le vrai éternel comme nous l’avons montré précédemment. La foi n'a donc pas
son siège dans l’intelligence.
Cependant, à la foi succède la vision dans la patrie, selon la parole de l’Apôtre (1 Co 13, 12): " Nous voyons maintenant par un miroir, en énigme, mais alors ce sera face à face. " Mais la vision est dans l’intelligence. Donc aussi la foi.
Conclusion:
Puisque la foi est une vertu, il faut que son acte soit parfait. Or, pour la perfection d'un acte, lorsqu'il découle de deux principes actifs, il est requis que chacun de ces deux principes actifs soit parfait; on ne peut pas scier convenablement si le scieur ne sait pas son métier et si la scie n'est pas capable de scier. Or, dans ces puissances de l’âme qui se portent à des choses opposées, la disposition à bien agir, c'est l’habitus, nous l’avons dit précédemment. C'est pourquoi il faut que l’acte qui procède de deux puissances de cette sorte reçoive sa perfection d'un habitus qui préexiste en chacune de ces deux puissances. Or, nous l’avons dit plus haut, croire est un acte de l’intelligence selon qu'elle est poussée par la volonté à donner son assentiment, car un tel acte procède et de la volonté et de l’intelligence. Or, ces deux facultés sont destinées à être perfectionnées par l’habitus, nous l’avons vu. Voilà pourquoi il faut qu'il y ait un habitus aussi bien dans la volonté que dans l’intelligence, si l’on veut que l’acte de foi soit parfait; de même que pour avoir un acte du concupiscible qui soit parfait, il faut qu'il y ait l’habitus de prudence dans la raison, et l’habitus de tempérance dans le concupiscible. Néanmoins, croire est immédiatement un acte de l’intelligence, parce que l’objet de cet acte c'est le vrai, lequel appartient en propre à l’intelligence. C'est pourquoi il est nécessaire que la foi, puisqu'elle est le principe propre d'un tel acte, réside dans l’intelligence comme dans son sujet.
Solutions:
1. S. Augustin prend ici la foi pour l’acte de
foi. Il est vrai de dire qu'il consiste dans la volonté des croyants en tant
que c'est sous l’empire de la volonté que l’intelligence adhère aux vérités à
croire.
2. Non seulement il faut que la volonté soit
prompte à obéir, mais il faut aussi que l’intelligence soit bien disposée à
suivre le commandement de la volonté; de même faut-il que l’appétit
concupiscible, dans l’exemple donné, soit bien disposé à suivre le commandement
de la raison. Voilà pourquoi il faut qu'il y ait un habitus de la vertu non pas
seulement dans la volonté qui commande, mais aussi dans l’intelligence qui
adhère.
3. Le sujet de la foi, c'est l’intellect spéculatif, comme on le voit d'une façon évidente à partir de l’objet même de la foi. Mais, parce que la vérité première, qui est l’objet de la foi, est aussi la fin de tous nos désirs et de toutes nos actions, comme le montre S. Augustin. la foi est agissante par la charité, de même que l’intellect spéculatif, selon le Philosophe, en s'étendant devient pratique.
Objections:
1. Il ne semble pas, car c'est la forme qui donne
à chaque être son espèce. Donc, lorsque des réalités se distinguent comme les
diverses espèces du même genre, l’une ne peut pas être la forme de l’autre. La
foi et la charité se distinguent en s'opposant, d'après S. Paul (1 Co 13, 13),
comme étant différentes espèces de la vertu. Donc la charité ne peut être la
forme de la foi.
2. La forme et ce qu'elle informe sont dans le
même sujet, puisque les deux forment absolument un seul être. Mais la foi est
dans l’intelligence, la charité dans la volonté. La charité n'est donc pas la
forme de la foi.
3. La forme est le principe de la réalité. Mais
le côté de la volonté, que la charité, selon " pour la soumission ".
l’obéissance est donc, plus que la charité, la forme de la foi.
Cependant, c'est par sa forme que chaque être est agissant. Or la foi est " agissante par la charité ". La dilection de charité est donc la forme de la foi.
Conclusion:
Nous l’avons montré précédemment, les actes de volonté reçoivent leur espèce de la fin, qui est l’objet de la volonté. Or, ce qui confère à quelque chose son espèce se comporte comme fait une forme dans les réalités de la nature. Voilà pourquoi dans tout acte de volonté la forme est en quelque sorte cette fin à laquelle l’acte est ordonné: d'abord parce que c'est de la fin elle-même que l’acte reçoit son espèce, et aussi parce que la mesure de l’action doit répondre à la fin qu'on se propose et être proportionnée à cette fin. Or, d'après ce que nous avons dit précédemment, il est clair que l’acte de la foi est ordonné à un objet de volonté, à un bien, et que c'est là pour cet acte comme une fin. Or, ce bien qui est le but de la foi, c'est le bien divin, objet propre de la charité. C'est pourquoi la charité est appelée la forme de la foi, en tant que par la charité l’acte de la foi est vraiment parfait et formé.
Solutions:
1. On dit que la charité est la forme de la foi
en tant qu'elle donne forme à l’acte de la vertu même de foi. Rien n'empêche
qu'un acte unique soit formé par des habitus différents, et se ramène ainsi à
des espèces différentes, mais dans un certain ordre, comme nous l’avons dit,
lorsqu'il s'est agi des actes humains en général.
2. L’objection est valable s'il s'agit de la
forme intrinsèque. Or ce n'est pas ainsi que la charité est la forme de la foi,
c'est en tant qu'elle forme l’acte de la foi dans le sens que nous venons de
dire.
3. L’obéissance elle-même, comme l’espérance et toute autre vertu, peut précéder l’acte de foi en étant formée par la charité, comme on le montrera plus loin. Et c'est pourquoi la charité est précisément tenue pour la forme de la foi.
Objections:
1. Il semble que la foi informe ne puisse devenir
une foi formée, ni l’inverse. Car, selon l’Apôtre (1 Co 13, 10): " Quand
viendra ce qui est parfait, ce qui est partiel disparaîtra. " Mais la foi
informe est imparfaite en face de la foi formée. Donc lorsque paraît celle-ci,
celle-là est éliminée si bien qu'elles ne forment pas un habitus numériquement
un.
2. Ce qui est mort ne devient pas vivant. Mais la
foi informe est une foi morte, selon S. Jacques (2,20): " La foi sans les
oeuvres est une foi morte. " La foi informe ne peut donc se changer en foi
formée.
3. Quand survient la grâce de Dieu, elle n'a pas
moins d'effet chez un fidèle que chez un infidèle. Or, en venant chez un
infidèle, elle cause chez lui l’habitus de foi. Donc, lorsqu'elle vient aussi
chez un fidèle qui avait jusque-là un habitus de foi informe, elle cause en lui
un autre habitus de foi.
4. Comme dit Boèce, les accidents ne peuvent pas
subir d'altération. Mais la foi est un accident. Une même foi ne peut donc pas
être tantôt formée et tantôt informe.
Cependant, sur le passage cité de S. Jacques: " La foi sans les oeuvres est une foi morte ", la Glose ajoute: " Par les oeuvres elle se remet à vivre. " Donc cette foi qui d'abord était morte et informe devient formée et vivante.
Conclusion:
Il y a eu à cet égard des opinions diverses. Certains ont dit: autre est l’habitus de la foi formée et autre celui de la foi informe; à la venue d'une foi formée, la foi informe est enlevée. Pareillement lorsqu'un homme, après avoir eu la foi formée, pèche mortellement, un autre habitus survient, un habitus de foi informe, infusé par Dieu. Mais il ne paraît pas admissible qu’une grâce advienne à l’homme pour exclure un don de Dieu, ni non plus qu'un don de Dieu soit infusé à l’homme à cause d'un péché mortel.
Aussi d'autres ont dit que foi formée et foi informe sont bien des habitus différents; cependant, lorsque survient la foi formée, l’habitus de foi informe n'est pas enlevé, mais il subsiste chez le même homme en même temps que l’habitus de foi formée. Mais cela encore semble inadmissible, qu'un habitus de foi informe demeure sans rien faire chez celui qui possède un habitus de foi formée.
C'est pourquoi il faut dire que l’habitus est le même pour la foi formée que pour la foi informe. La raison en est qu'un habitus se diversifie d'après ce qui lui appartient essentiellement. Puisque la foi est une perfection de l’intelligence, ce qui appartient à l’intelligence appartient essentiellement à la foi; tandis que ce qui appartient à la volonté n'appartient pas essentiellement à la foi au point que cela puisse diversifier l’habitus de la foi. Or, la distinction entre foi formée et foi informe dépend de ce qui appartient à la volonté, c'est-à-dire dépend de la charité; elle ne dépend pas de ce qui appartient à l’intelligence. Aussi foi formée et foi informe ne sont-elles pas des habitus différents.
Solutions:
1. La parole de l’Apôtre doit s'entendre d'une
imperfection qui tient à l’essence même de l’être imparfait. Car en ce cas il
faut qu'à la venue du parfait l’imparfait soit exclu; c'est ainsi que,
lorsqu'advient la vision à découvert, la foi est exclue, puisqu'il lui est essentiel
d'avoir pour objet ce qui ne se voit pas. Mais si l’imperfection ne tient pas à
l’essence même de la réalité imparfaite, alors le même être numériquement, qui
était imparfait, devient parfait. Ainsi, comme l’enfance ne tient pas à notre
essence même, le même numériquement qui était un enfant, devient un homme. Pour
ce qui est de la foi, le manque de forme ne tient pas à l’essence de la foi,
mais cela lui arrive, nous venons de le dire, par accident. Aussi est-ce bien
la foi informe elle-même qui devient foi formée.
2. Ce qui fait la vie de l’animal appartient à sa
raison même d'animal, c'est sa forme essentielle, en un mot son âme. Voilà
pourquoi un mort ne peut devenir un vivant, mais ce qui est mort est d'une
autre espèce que ce qui est vivant. Au contraire ce qui fait que la foi est une
foi vive ou formée n'appartient pas à l’essence de la foi; ce n'est donc pas
pareil.
3. La grâce produit la foi chez quelqu'un, non
seulement quand celle-ci commence d'exister à nouveau, mais encore tout le
temps qu'elle dure. Nous l’avons dit en effet: Dieu opère à tout moment la
justification de l’homme comme le soleil répand à tout moment sa lumière dans
l’air. Par conséquent, la grâce ne fait pas moins lorsqu'elle se présente au
fidèle que lorsqu'elle se présente à l’infidèle: chez l’un comme chez l’autre
elle opère la foi, chez l’un en l’affermissant et en la perfectionnant, chez
l’autre en la créant à neuf. On peut dire aussi que, si la grâce ne cause pas
la foi dans celui qui l’a, c'est par accident, c'est-à-dire en raison de la
disposition du sujet, comme, en sens contraire, un second péché mortel n'ôte
pas la grâce à celui qui l’a perdue par un péché mortel précédents.
4. Par le fait que la foi formée devient informe ce qui est changé ce n'est pas la foi elle-même, c'est l’âme, sujet de la foi; elle possède la foi tantôt sans la charité, et tantôt avec la charité.
Objections:
1. Il semble que non. Car la vertu est tournée
vers le bien: " Elle est, dit le Philosophe, ce qui rend bon celui qui la
possède. " Mais la foi est tournée vers le vrai. Elle n'est donc pas une
vertu.
2. Il y a plus de perfection dans la vertu infuse
que dans la vertu acquise. Or la foi, en raison de l’imperfection qui est en
elle, n'est pas au rang des vertus intellectuelles acquises, comme le montre
Aristote. On peut donc encore beaucoup moins la compter comme vertu infuse.
3. La foi formée et la foi informe, nous venons
de le voir, sont de la même espèce. Mais la foi informe n'est pas une vertu, puisqu'elle
est sans lien avec les autres vertus. La foi formée n'est donc pas non plus une
vertu.
4. Les grâces gratuitement données sont
distinctes des vertus; les fruits aussi. Mais la foi est comptée parmi les
grâces gratuitement données (1 Co 12, 9); elle est comptée également parmi les
fruits (Ga 5, 22). Elle n'est donc pas une vertu.
Cependant, on est justifié par les vertus, car " la justice est toute la vertu ", selon Aristote. Or, on est justifié par la foi, selon S. Paul (Rm 5, 1): " Justifiés par la foi nous avons la paix. " La foi est donc une vertu.
Conclusion:
De ce que nous avons dit plus haut, il résulte que la vertu humaine est celle par laquelle l’acte humain est rendu bon. Aussi peut-on appeler vertu humaine tout habitus qui est toujours le principe d'un acte bon. Or la foi formée est un habitus de cette sorte. Car, puisque croire est un acte de l’intelligence qui donne son assentiment au vrai sous l’empire de la volonté, pour qu'un tel acte soit parfait deux conditions sont requises. l’une: que l’intelligence tende infailliblement à son bien, qui est le vrai; l’autre: qu'elle soit infailliblement ordonnée à la fin ultime en raison de quoi la volonté, elle aussi, donne son assentiment au vrai. Ces deux conditions se trouvent dans l’acte de la foi formée. Car il est essentiel à la foi elle-même de toujours porter l’intelligence au vrai puisque, comme nous l’avons dit, cette foi ne peut comporter de fausseté; en outre, par la charité, qui forme la foi, l’âme a de quoi ordonner infailliblement sa volonté à la fin bonne. C'est pourquoi la foi formée est une vertu.
Mais la foi informe n'en est pas une. Car, si l’acte de foi informe a du côté de l’intelligence la perfection requise, il ne l’a cependant pas du côté de la volonté. De même que, s'il y avait de la tempérance dans l’appétit concupiscible, et qu'il n'y eût pas de prudence dans la raison, ce ne serait pas, avons-nous dit plus haute, la vertu de tempérance. Car, pour l’acte de la tempérance il faut et l’acte de la raison et celui du concupiscible, comme pour l’acte de la foi il faut et l’acte de la volonté et celui de l’intelligence.
Solutions:
1. Le vrai est lui-même le bien de l’intelligence
puisque l’intelligence y trouve sa perfection. C'est pourquoi, en tant que
l’intelligence est déterminée au vrai par la foi, celle-ci est tournée vers un
bien. Mais en outre, en tant qu'elle est formée par la charité, elle est
tournée aussi vers le bien selon qu'il est objet de volonté.
2. La foi dont parle le Philosophe s'appuie sur
une raison humaine, qui n'est pas rigoureusement concluante, et qui peut
comporter du faux; aussi une telle foi n'est-elle pas une vertu. Mais la foi
dont nous parlons s'appuie sur la vérité divine qui est infaillible et ainsi ne
peut laisser de place pour le faux: c'est pour cela qu'une telle foi peut être
une vertu.
3. La foi formée et la foi informe ne diffèrent
pas d'espèce comme si elles existaient dans des espèces différentes, mais comme
du parfait et de l’imparfait dans la même espèce. Aussi la foi informe n'arrive-t-elle
pas à réaliser la parfaite raison de vertu, par cela même qu'elle est
imparfaite, alors que " la vertu est une perfection " selon le
Philosophe.
4. Certains pensent que cette foi qui est comptée parmi les grâces gratuitement données est la foi informe. Mais cela est à rejeter. Car les grâces gratuitement données qui sont ici énumérées ne sont pas des grâces communes à tous les membres de l’Église; d'où le mot de l’Apôtre à cet endroit: " Il y a diversité de grâces ", et ensuite: " A l’un est donné ceci, à l’autre est donné cela. " La foi informe, au contraire, est commune à tous les membres de l’Église, car ce caractère informe n'appartient pas à la substance de la foi en tant que la foi est un don de la grâce. Il faut dire par conséquent que la foi, dans le passage en question, est prise pour une foi d'ordre supérieur: par exemple, pour " la constance dans la foi ", comme dit la Glose, ou bien pour " la parole de foi. " - Et si la foi est comptée comme un fruit, c'est parce qu'il y a de la délectation dans son acte, en raison de la certitude qu'on y goûte. Aussi, sur ce passage où sont énumérés les fruits (Ga 5, 19-23) la Glose explique-t-elle que la foi est " la certitude des réalités invisibles. "
Objections:
1. Il semble qu'il n'y ait pas une seule foi. Car
l’Apôtre (Ep 2, 8) affirme qu'elle " est un don de Dieu ". Mais,
comme on le voit dans Isaïe (11, 2) la sagesse et la science sont comptées,
elles aussi, parmi les dons de Dieu. Or, elles diffèrent en ce que la sagesse a
pour objet les réalités éternelles, et la science, au contraire, les réalités
temporelles, comme le montre S. Augustin. Puisque la foi a pour objet et les
réalités éternelles et certaines réalités temporelles, il semble qu'il n'y ait
pas une seule foi et qu'elle se distingue en plusieurs parties.
2. La confession de la foi, avons-nous dit, est
l’acte de la foi. Mais il n'y en a pas qu'une, et elle n'est pas la même pour
tous. Ce que nous confessons comme réalisé, les anciens Pères le confessaient
comme futur témoin Isaïe disant (7, 14): " Voici qu'une vierge concevra.
" Il n'y a donc pas une foi unique.
3. La foi est commune à tous les fidèles du
Christ. Mais un accident unique ne peut pas exister dans des sujets différents.
Il ne peut donc pas y avoir une foi unique chez tous.
Cependant, l’Apôtre déclare (Ep 4, 5) " Un seul Seigneur, une seule foi. "
Conclusion:
La foi, si on la prend comme un habitus, peut être considérée de deux façons. Du côté de l’objet, et par là elle est une, car son objet formel est la Vérité première et c'est en y adhérant que nous croyons à tout ce qui peut se trouver contenu dans la foi. Du côté du sujet, la foi se diversifie selon qu'elle est chez des sujets différents. Or, il est évident que la foi, comme n'importe quel autre habitus, est spécifiée par la raison formelle de son objet, mais individuée par son sujet. Voilà pourquoi, si l’on prend la foi pour l’habitus qui nous fait croire, alors elle est unifiée dans son espèce, et différenciée en nombre dans ses divers sujets. - Mais, si l’on prend la foi au sens de ce qui est cru, là aussi il y a une seule foi. Car c'est la même chose qui est crue par tous; et s'il y a une grande diversité dans les vérités à croire, même dans celles que tous croient universellement, toutes cependant se ramènent à une seule.
Solutions:
1. Les vérités temporelles qui nous sont
proposées dans la foi n'appartiennent à l’objet de foi que par rapport à
quelque chose d'éternel, qui est, avons-nous dit, la vérité première; et c'est
pourquoi la foi est une pour le temporel et pour l’éternel. Mais il en est
autrement de la sagesse et de la science, qui considèrent les réalités du temps
et celles de l’éternité sous leurs raisons propres.
2. Cette différence du passé et du futur ne vient
pas d'une diversité dans la réalité que l’on croit, mais d'une diversité dans
la relation des croyants à l’unique réalité qu'ils croient, nous l’avons établi
précédemment.
3. l’argument est valable pour la diversité de la foi dans le nombre des sujets.
Objections:
1. Il ne semble pas que la foi soit la première des vertus. Car sur Luc (12, 4), la Glose dit que " la force est le fondement de la foi ". Mais le fondement a priorité sur ce qu'il
fonde. La foi n'est donc pas la première vertu.
2. Sur le Psaume (37), une certaine Glose dit que " l’espérance est une introduction à la foi ".
Mais l’espérance, nous le dirons, est une vertu.
La foi n'est donc pas première.
3. On a dit que l’intelligence du croyant est
inclinée à donner son assentiment à ce qui est de foi, par obéissance à Dieu.
Mais l’obéissance aussi est une vertu. Donc la foi n'est pas la première vertu.
4. Comme il est dit dans la Glose, ce n'est pas
la foi informe qui est un fondement, c'est la foi formée. Or nous savons que la
foi est formée par la charité. C'est donc par la charité que la foi peut être
un fondement. La charité est un fondement plus que la foi, car le fondement est
la base première de l’édifice. Ainsi semble-t-il qu'elle ait priorité sur la
foi.
5. Enfin, l’ordre des habitus se comprend d'après
celui des actes. Mais, dans l’acte de foi, l’acte de la volonté, que
perfectionne la charité, précède l’acte de l’intelligence, que perfectionne la
foi, comme la cause précède son effet. Donc la charité précède aussi la foi, et
celle-ci n'est pas la première des vertus.
Cependant, l’Apôtre dit que " la foi est la substance des réalités à espérer ". Mais la substance implique la priorité. Donc la foi est la première des vertus.
Conclusion:
Quelque chose peut avoir priorité sur une autre chose de deux manières: par soi ou par accident. - Par soi, il est certain qu'entre toutes les vertus la première est la foi. Puisque, en matière d'action, la fin est principe, nous l’avons déjà dit, nécessairement les vertus théologales, parce qu'elles ont pour objet la fin ultime, possèdent la priorité sur toutes les autres vertus. Mais, cette fin ultime elle-même, il faut qu'elle soit dans l’intelligence avant d'être dans la volonté parce que celle-ci se porte sur un objet en tant seulement qu'il est saisi par l’esprit. Aussi, comme la fin ultime est dans la volonté par l’espérance, et comme la charité est dans l’intelligence par la foi, nécessairement la foi est la première entre toutes les vertus: le fait est que la connaissance naturelle ne peut s'élever jusqu'à Dieu sous l’aspect où il est objet de béatitude, selon que tendent à lui l’espérance et la charité.
Mais, par accident, une vertu peut avoir priorité sur la foi. Une cause accidentelle a une priorité accidentelle. Or, écarter un obstacle relève de la cause accidentelle, comme le montre bien le Philosophe. D'après cela, on peut dire que des vertus ont sur la foi une priorité accidentelle, en tant qu'elles écartent ce qui empêche de croire; ainsi la force écarte cette crainte désordonnée qui paralyse la foi, l’humilité cet orgueil qui fait que l’intelligence refuse de se soumettre à la vérité de la foi, et on peut dire la même chose de quelques autres vertus. Encore qu'elles ne soient de vraies vertus que si la foi est présupposée, comme le fait voir S. Augustin dans son livre contre Julien.
Solutions:
1. Cela donne la réponse à la première objection.
2. L’espérance ne peut pas être une introduction
à toutes les composantes de la foi. En effet, on ne peut avoir l’espérance de
la béatitude éternelle que si la foi nous en révèle la possibilité, car
l’impossible, nous l’avons dit, n'est pas objet de l’espérance. Mais par
l’espérance quelqu'un peut être amené à persévérer dans la foi, ou bien à fermement
adhérer à la foi, et en ce sens on dit que l’espérance est une introduction à
la foi.
3. On parle de l’obéissance en deux sens. Parfois
elle implique l’inclination de la volonté à accomplir les commandements divins.
En ce sens elle n'est pas une vertu spéciale, mais elle est incluse d'une
manière générale en toute vertu, du fait que tous les actes des vertus tombent
sous des préceptes de la loi divine, ainsi qu'on l’a observé plus haut. A cet
égard l’obéissance est requise pour la foi. - Autrement, on peut prendre
l’obéissance en tant qu'elle implique une certaine inclination à accomplir les
commandements selon qu'ils se présentent comme une véritable dette. En ce sens
elle est une vertu spéciale; elle est une partie de la justice, car en obéissant
au supérieur, on lui rend ce qui lui est dû. A ce point de vue, l’obéissance
vient après la foi, parce que celle-ci révèle clairement à l’homme que Dieu est
un supérieur à qui l’on doit obéir.
4. Pour qu'un fondement le soit vraiment, il ne
faut pas seulement qu'il soit la base première, il faut aussi qu'il soit uni
aux autres parties de l’édifice; ce ne serait pas un fondement si les autres
parties de l’édifice ne lui étaient pas rattachées. Or la cohésion de l’édifice
spirituel vient de la charité, selon la lettre aux Colossiens (3, 14): "
Par-dessus tout ayez la charité: elle est le lien de la perfection. "
Voilà comment la foi sans la charité ne peut être un fondement spirituel. Il ne
s'ensuit cependant pas que la charité passe avant la foi.
5. Un acte de vouloir est exigé avant la foi; mais non un acte de vouloir informé par la charité' 1; un tel acte, au contraire, présuppose la foi, car la volonté ne peut tendre vers Dieu d'un amour parfait si l’intelligence ne possède pas une foi droite en ce qui concerne Dieu.
Objections:
1. Il semble que la foi n'ait pas plus de
certitude que la science et les autres vertus intellectuelles. En effet, le
doute s'oppose à la certitude; aussi une chose paraît-elle d'autant plus
certaine qu'elle peut comporter moins de doute, de même qu'un être est d'autant
plus blanc qu'il comporte moins de noir. Mais l’intelligence, la science et
aussi la sagesse, n'ont pas de doute en ce qui concerne leurs objets, tandis
que le croyant peut de temps en temps ressentir un mouvement d'hésitation et
douter en matière de foi. La foi n'a donc pas plus de certitude que les vertus
intellectuelles.
2. On est plus sûr de ce qu'on voit que de ce qu'on
entend. Mais, dit l’Apôtre (Rm 10, 17), " la foi vient de ce qu'on entend
", alors que, dans l’intelligence, la science et la sagesse, est incluse
une certaine vision de l’esprit. Il y a donc plus de certitude dans la science
ou l’intelligence que dans la foi.
3. En ce qui relève de l’intelligence, plus il y
a de perfection, plus il y a de certitude. Or il y a plus de perfection dans
l’intelligence que dans la foi, puisque c'est à travers la foi qu'on arrive à
l’intelligence, suivant la parole d'Isaïe (7, 9) d'après une autre version:
" Si vous n'avez pas la foi, vous n'aurez pas l’intelligence. " Et S.
Augustin, dit aussi à propos de la science que c'est elle " qui fortifie
la foi ". S'il y a plus de perfection, il y a donc aussi plus de certitude
dans la science ou l’intelligence que dans la foi.
Cependant, S. Paul écrit (1 Th 2, 13) " Lorsque vous avez reçu " par la foi " la parole que nous vous faisions entendre, vous l’avez accueillie non comme une parole d'homme, mais comme ce qu'elle est vraiment, la parole de Dieu ". Mais rien n'est plus certain que la parole de Dieu. Donc la science, ni rien d'autre, n'est pas plus certaine que la foi.
Conclusion:
Comme nous l’avons dit, deux des vertus intellectuelles regardent les choses contingentes: la prudence et l’art. La foi passe avant elles en certitude à cause de sa matière, puisqu'elle a pour objet les réalités éternelles qui ne seront jamais autrement qu'elles sont. Quant au reste des vertus intellectuelles: la sagesse, la science et l’intelligence, elles concernent le domaine du nécessaire, nous l’avons dit. Mais il faut savoir que les mots: sagesse, science et intelligence se prennent en deux sens: en tant qu'elles sont données par le Philosophe comme des vertus intellectuelles; en tant qu'elles figurent parmi les dons du Saint-Esprit. Selon la première acception, il faut dire que la certitude peut être envisagée de deux façons. D'abord selon la cause de la certitude; on dit alors que ce qui a une cause plus certaine est plus certain. A ce point de vue, c'est la foi qui est la plus certaine, parce qu'elle s'appuie sur la vérité divine, tandis que les trois autres vertus intellectuelles s'appuient sur la raison humaine.
Mais on peut aussi envisager la certitude du côté du sujet, et ainsi on dit plus certain ce que l’intellect humain possède plus pleinement. Sous cet angle, parce que les vérités de foi dépassent l’intellect humain, et non pas les objets des trois autres vertus, la foi est moins certaine. Mais parce qu'on juge toute chose de façon absolue d'après sa cause, tandis qu'on la juge de façon relative d'après la disposition du sujet, on doit conclure que la foi est absolument plus certaine, tandis que les autres vertus intellectuelles le sont relativement, c'est-à-dire par rapport à nous.
Pareillement, si l’on prend ces trois vertus comme des dons du Saint-Esprit pour la vie présente, elles se rattachent à la foi comme au principe qu'elles présupposent. Aussi, même à ce point de vue, la foi est plus certaine qu'elles.
Solutions:
1. Ce doute ne saurait être attribué à la cause
de la foi. Il est relatif à nous 13@ en tant que nous ne saisissons pas
pleinement par l’intelligence les vérités de foi.
2. Toutes choses égales d'ailleurs, ce qu'on voit
est plus certain que ce qu'on entend. Mais si celui que l’on entend surpasse de
beaucoup ce que l’on voit, alors il y a plus de certitude à entendre qu'à voir.
De même, si l’on n'a qu'une petite science, on est plus sûr de ce qu'on entend
dire à un savant que de ce qu'il semble qu'on voie selon sa propre raison. Or,
l’homme est beaucoup plus certain de ce qu'il entend de Dieu, qui ne peut se
tromper, que de ce qu'il voit par sa propre raison, laquelle peut se tromper.
3. La perfection de l’intelligence et de la science dépasse la connaissance de foi par une plus grande évidence, non par une adhésion plus certaine. Parce que toute la certitude de l’intelligence ou de la science, en tant que ce sont des dons, procède de la certitude de la foi, de même que la certitude dans la connaissance des conclusions procède de la certitude des principes. Mais, selon que science, sagesse et intelligence sont des vertus intellectuelles, elles se fondent sur la lumière naturelle de la raison, bien inférieure à la certitude provenant de la parole de Dieu, sur laquelle se fonde la foi.
1. Est-ce que, dans sa condition première, l'ange ou l'homme a eu la foi? - 2. Les démons ont-ils la foi? - 3. Des hérétiques dans l'erreur sur un seul article de foi ont-ils la foi sur les autres articles? - 4. Parmi ceux qui ont la foi, l'un peut-il l'avoir plus grande qu’un autre?
Objections:
1. Il semble que non. Hugues de Saint-Victor dit
en effet: " Parce qu'on n'a pas ouvert l'oeil de la contemplation, on n'a
pas la force de voir Dieu et ce qui est en Dieu. " Mais l'ange, dans
l'état de sa condition première, avant sa confirmation ou sa chute, avait
ouvert l'oeil de la contemplation: il voyait les choses dans le Verbe, dit S.
Augustin. Et pareillement le premier homme dans l'état d'innocence semble avoir
ouvert l'oeil de la contemplation: dans ce premier état " il a connu son
Créateur ", dit Hugues de Saint-Victor dans ses Sentences, " non
de cette connaissance qu'on reçoit du dehors uniquement par audition, mais de
celle qui est fournie du dedans par inspiration; non de celle par laquelle les
croyants cherchent maintenant dans la foi un Dieu absent, mais de celle qui le
faisait apercevoir plus manifestement dans une présence de contemplation
". Donc, ni l'homme ni l'ange, dans l'état de sa condition première, n'a eu
la foi.
2. La connaissance de foi est énigmatique et
obscure. " Nous voyons maintenant, dit l'Apôtre (1 Co 13, 12) par un
miroir, en énigme. " Or, dans leur condition première, il n'y avait ni
chez l'homme ni chez l'ange aucune obscurité, car l'obscurcissement est le
châtiment du péché. Donc, la foi n'a pas pu exister chez l'homme ni chez l'ange
dans l'état de leur premier établissement.
3. Enfin l'Apôtre (Rm 10, 17) dit que " la
foi vient de la prédication qu'on entend, et la prédication vient de la parole
de Dieu ". Mais cela n'avait pas sa place dans le premier état de la
condition angélique ou humaine; car il n'y avait pas lieu de s'instruire par
autrui. Donc, dans ce état, il n'y avait de foi ni chez l'homme ni chez l'ange.
Cependant, l'Apôtre affirme (He 11, 6): " Celui qui s'approche de Dieu doit croire. " Mais l'ange et l'homme dans la première condition étaient en état de s'approcher de Dieu. Ils avaient donc besoin de la foi.
Conclusion:
Certains disent que, chez les anges avant la confirmation et la chute, et chez l'homme avant le péché, la foi n'a pas existé en raison de la vision manifeste qu'on avait alors des réalités divines. Mais comme la foi reste " la preuve de ce qui ne se voit pas ", selon l'Apôtre (He 11, 1), et que " par elle on croit ce qu'on ne voit pas ", dit S. Augustin, cette manifestation, à elle seule, exclut la raison de foi, puisqu'elle rend apparent et fait voir ce qui est l'objet principal de la foi. Mais le principal objet de la foi, c'est la Vérité première dont la vision fait les bienheureux et se substitue à la foi. Donc, puisque ni l'ange avant sa confirmation ni l'homme avant son péché n'a eu cette béatitude dans laquelle on voit Dieu par son essence, il est évident qu'ils n'eurent pas une connaissance assez claire pour exclure essentiellement la foi. Donc, si l'un ou l'autre n'a pas eu la foi, ce n'a pu être que parce qu'il est demeuré dans une profonde ignorance de ce dont il s'agit dans la foi. Et si l'homme et l'ange avaient été créés, comme certains le disent, dans l'état de pure nature, peut-être pourrait-on soutenir que la foi n'a existé ni chez l'ange avant sa confirmation ni chez l'homme avant son péché; car la connaissance de foi est au-dessus de la connaissance naturelle que peut avoir de Dieu non seulement l'homme mais aussi l'ange. Toutefois, puisque nous avons déjà dit dans la première Partie que l'homme et l'ange ont été créés avec le don de la grâce, il est nécessaire de dire que cette grâce reçue et non encore consommée a mis en eux un commencement de la béatitude espérée; et cette béatitude commence bien dans la volonté par l'espérance et par la charité, mais dans l'intelligence par la foi, nous l'avons dit récemment. C'est pourquoi il est nécessaire de dire que l'ange avant d'être confirmé en grâce avait eu la foi, et pareillement l'homme avant le péché.
Mais il faut tenir compte de ce qu'il y a dans l'objet de foi un côté pour ainsi dire formel: cette Vérité première qui demeure au-dessus de toute connaissance naturelle de la créature, et un côté matériel qui est ce à quoi nous donnons assentiment en adhérant à la Vérité première. Quant au premier de ces deux aspects, la foi existe communément chez tous ceux qui, sans avoir encore obtenu la béatitude future, possèdent une connaissance de Dieu en adhérant à la Vérité première. Mais, quant aux choses qui sont matériellement proposées à croire, certaines sont crues par l'un, qui sont manifestement sues par un autre, même dans l'état présent, comme nous l'avons expliqué plus haut. Et à cet égard aussi on peut dire que l'ange avant sa confirmation et l’homme avant son péché ont connu d'une connaissance manifeste certaines choses sur les mystères divins que nous ne pouvons maintenant connaître que par la foi.
Solutions:
1. Bien que les dires d'Hugues de Saint-Victor ne
soient que d'un maître et n'aient pas la force d'une autorité, on peut en tenir
compte en précisant que la contemplation qui supprime la nécessité de la foi,
c'est la contemplation de la patrie, dans laquelle la vérité surnaturelle est
vue par son essence. Or, cette contemplation, l'ange ne l'eut pas avant sa
confirmation, ni l'homme avant son péché. Mais leur contemplation était plus
élevée que la nôtre; par elle, s'approchant d'avantage de Dieu, ils pouvaient
connaître clairement sur les effets divins plus de choses que nous ne le
pouvons. Aussi n'y avait-il pas en eux une foi qui leur fit chercher Dieu de
loin comme nous le cherchons. Dieu leur était en effet plus présent par la
lumière de la sagesse qu'il ne l'est à nous, bien qu'il ne fût pas présent à
eux comme il l'est aux bienheureux par la lumière de gloire.
2. Dans l'état de cette première condition de
l'homme ou de l'ange, il n'y avait pas l'obscurité de la faute ou du châtiment.
Il y avait cependant dans l'intelligence de l'homme et dans celle de l'ange une
certaine obscurité naturelle, selon que toute créature est ténèbre en
comparaison de l'immensité de la lumière divine. Et cette obscurité suffit pour
réaliser la raison de foi.
3. Dans l'état de cette première condition il n'y avait pas à entendre un homme parlant extérieurement, mais Dieu qui inspirait intérieurement. C'est d'ailleurs ainsi que les prophètes entendaient, selon cette parole du Psaume (85, 9 Vg): " J'écouterai ce que mon Dieu dira en moi. "
Objections:
1. Il y a toute apparence que non. " La
consistance de la foi, dit S. Augustin, réside dans la volonté des croyants.
" Or, c'est par une volonté bonne que l'on veut croire Dieu. Si l'on
admet, comme nous l'avons dit dans la première Partie. qu'il n'y a chez les
démons aucune volonté délibérée qui soit bonne, il semble qu'il n'y ait pas
chez eux de foi.
2. La foi est un don de la grâce divine dit S.
Paul (Ep 2, 8): " C'est par grâce que vous avez été sauvés par la foi;
elle est en effet un don de Dieu. " Mais les démons ont perdu par le péché
les dons de la grâce comme dit la Glose sur ce passage d'Osée (3, 1): "
Ils regardent vers des dieux étrangers et ils aiment les gâteaux de raisin.
" La foi n'est donc pas restée chez les démons après leur péché.
3. L'infidélité paraît bien être le plus grave
des péchés. S. Augustin l'enseigne sur cette parole en S. Jean (15, 22): "
Si je n'étais pas venu et que je ne leur eusse pas parlé, ils n'auraient pas de
péché; mais maintenant ils n'ont pas d’excuse à leur péché. " Or le péché
d'infidélité existe chez certains hommes. Par conséquent, s'il restait de la
foi chez les démons, le péché de hommes serait plus grave que celui des démons,
ce qui ne semble pas admissible. Donc il n'existe pas de foi chez les démons.
Cependant, S. Jacques (2, 19) que " les démons croient, et ils tremblent ".
Conclusion:
Nous l'avons dit plus haut, l’intelligence du croyant adhère à la réalité à laquelle il croit, non parce qu'elle voit cette réalité, soit en la regardant elle-même, soit en la ramenant à de premiers principes vus par soi, mais parce que l'autorité divine la convainc d'adhérer à ce qu’elle ne voit pas, et à cause du commandement de la volonté qui meut l'intellect et qui obéit à Dieu. Mais que la volonté meuve ainsi l'intelligence à donner un assentiment, cela peut venir de deux causes. D'une part, de ce que la volonté est ordonnée au bien, et alors croire est un acte louable. D'autre part, de ce que l'intelligence est convaincue au point d'estimer qu'elle ne peut faire autrement que de croire à ce qui est dit, encore qu'elle ne soit pas convaincue par l'évidence de la chose. Par exemple, si un prophète prédisait dans un discours inspiré par le Seigneur un événement futur, et s'il produisait un signe en ressuscitant un mort, par ce signe même celui qui le voit recevrait dans son intelligence une conviction telle qu'il connaîtrait clairement que la chose est dite par Dieu, qui ne ment pas; et pourtant l'événement futur, celui qui est prédit, ne serait pas évident en soi si bien que cela ne détruirait pas la raison de foi. Nous devons donc conclure que chez les fidèles du Christ ce qu'on loue c'est la foi à la première manière. De cette manière elle n'existe pas chez les démons. Mais elle existe chez eux uniquement de la seconde manière. Ils voient en effet beaucoup d'indices évidents par lesquels ils perçoivent que l'enseignement de l’Église vient de Dieu, bien qu'ils ne voient pas les réalités mêmes que l'Église enseigne, par exemple que Dieu est trine et un, ou quelque chose de ce genre.
Solutions:
1. La foi des démons est en quelque sorte une foi
forcée par l'évidence des signes. Et c'est pour cela qu'il n'y a pas à louer
leur volonté parce qu'ils croient.
2. La foi qui est un don de la grâce incline l'homme
à croire par un certain attachement au bien, même quand cette foi demeure
informe. Aussi la foi qui existe chez les démons n'est-elle pas un don de la
grâce; ils sont plutôt forcés à croire par la perspicacité de leur intelligence
naturelle.
3. Il déplaît aux démons que les signes de la foi soient si évidents qu'ils se trouvent contraints à croire. Et c'est pourquoi la malice des démons n'est en rien diminuée par le fait qu'ils croient.
Objections:
1. Oui, semble-t-il. Car l'intelligence naturelle
d'un hérétique n'est pas plus forte que celle d'un catholique. Mais
l'intelligence d'un catholique a besoin, pour croire à n'importe quel article
de foi, d'être aidée par le don de la foi. Il semble donc que les hérétiques ne
puissent pas non plus croire quelques articles sans le don de la foi informe.
2. Il y a dans la foi de multiples articles comme
il y a dans une science, la géométrie par exemple, de multiples conclusions.
Mais quelqu'un peut avoir la science de la géométrie en ce qui concerne
certaines conclusions géométriques tout en ignorant les autres. Donc quelqu'un
peut avoir la foi par rapport à quelques articles de foi, tout en ne croyant pas
aux autres.
3. C'est obéir à Dieu que de croire aux articles
de la foi, comme d'observer les commandements de la loi. Mais on peut être
obéissant pour certains commandements et non pour d'autres. On peut donc aussi
avoir la foi sur certains articles et non sur d'autres.
Cependant, de même que le péché mortel s'oppose à la charité, le refus de croire à un seul article s'oppose à la foi. Or la charité ne reste pas dans l'homme après un seul péché mortel. Donc la foi non plus après qu'on refuse de croire à un seul article de foi.
Conclusion:
L'hérétique qui refuse de croire à un seul article de foi ne garde pas l'habitus de foi, ni de foi formée, ni de foi informe. Cela vient de ce que, dans un habitus quel qu'il soit, l'espèce dépend de ce qu'il y a de formel dans l'objet; cela enlevé, l'habitus ne peut demeurer dans son espèce. Or, ce qu'il y a de formel en l'objet de foi, c'est la vérité première telle qu'elle est révélée dans les Saintes Écritures et dans l'enseignement de l'Église, qui procède de la Vérité première. Par suite, celui qui n'adhère pas, comme à une règle infaillible et divine, à l'enseignement de l'Église qui procède de la Vérité première révélée dans les Saintes Écritures, celui-là n'a pas l'habitus de la foi. S'il admet des vérités de foi, c'est autrement que par la foi. Comme si quelqu'un garde en son esprit une conclusion sans connaître le moyen qui sert à la démontrer, il est clair qu'il n'en a pas la science, mais seulement une opinion.
En revanche, il est clair aussi que celui qui adhère à l'enseignement de l'Église comme à une règle infaillible, donne son assentiment à tout ce que l'Église enseigne. Autrement, s'il admet ce qu'il veut de ce que l'Église enseigne, et n'admet pas ce qu'il ne veut pas admettre, à partir de ce moment-là il n'adhère plus à l'enseignement de l'Église comme à une règle infaillible, mais à sa propre volonté. Ainsi est-il évident que l'hérétique qui refuse opiniâtrement de croire à un seul article n'est pas prêt à suivre en tout l'enseignement de l'Église; car s'il n'a pas cette opiniâtreté, il n'est pas déjà hérétique, il est seulement dans l'erreur. Par là il est clair que celui qui est un hérétique opiniâtre à propos d'un seul article, n'a pas la foi à propos des autres articles, mais une certaine opinion dépendant de sa volonté propre.
Solutions:
1. Les autres articles de foi sur lesquels
l'hérétique n'est pas dans l'erreur, il ne les admet pas de la même manière que
les admet le fidèle, c'est-à-dire par une simple adhésion à la Vérité
premières, adhésion pour laquelle on a besoin d'être aidé par l'habitus de foi.
L'hérétique, lui, admet des points de foi par sa propre volonté et par son
propre jugement.
2. Dans les diverses conclusions d'une même
science, il y a divers moyens pour établir les preuves, et l'un peut être connu
sans l'autre. C'est pourquoi on peut savoir certaines conclusions d'une science
tout en ignorant les autres. Mais la foi adhère à tous les articles de foi en
raison d'un seul moyen, c'est-à-dire de la Vérité première telle qu'elle nous
est proposée dans les Écritures sainement comprises selon l'enseignement de
l'Église. C'est pourquoi celui qui se détache de ce moyen est totalement privé
de la foi.
3. Les divers préceptes de la loi peuvent être rapportés à divers motifs prochains, et sous cet angle on peut observer l'un sans l'autre; ou bien à l'unique motif premier qui est d'obéir à Dieu parfaitement, et c'est de quoi s'écarte quiconque transgresse un seul précepte selon la parole de S. Jacques (2, 10); " Celui qui a péché sur un point s'est rendu coupable de tous. "
Objections:
1. Cela ne semble pas possible. Car la grandeur
d'un habitus dépend des objets. Mais quiconque a la foi croit à toutes les choses
qui sont de foi, puisque celui qui est en défaut sur un seul point perd
totalement la foi, nous venons de le voir. Il ne paraît donc pas que la foi
puisse être plus grande chez l'un que chez l'autre.
2. D'ailleurs les choses qui sont à un sommet ne
reçoivent pas le plus et le moins. Or tel est le cas de la foi; elle est par sa
raison formelle à un sommet puisqu'elle exige qu'on s'attache par-dessus tout à
la Vérité première. Elle ne reçoit donc pas le plus et le moins.
3. Dans la connaissance selon la grâce, la foi a
le même rôle que l'intelligence des principes dans la connaissance selon la
nature, du fait que les articles de foi sont les premiers principes de la
connaissance, nous l'avons montré. Mais l'intelligence des principes se
rencontre d'une manière égale chez tous les humains. Donc la foi se trouve
aussi d'une manière égale chez tous les fidèles.
Cependant, partout où l'on trouve du petit et du grand, on trouve aussi du plus petit et du plus grand. C'est le cas dans la foi. Le Seigneur dit à Pierre (Mt 14, 31): " Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté? " Et à la femme il a dit (Mt 15, 28): " Femme ta foi est grande. " C'est donc que la foi peut être plus grande chez l'un que chez l'autre.
Conclusion:
Nous l'avons dit, la grandeur d'un habitus est mesurée par deux choses: par l'objet, et selon le degré de participation du sujet. Or l'objet de foi peut être considéré sous un double aspect: dans sa raison formelle, et dans les choses qui sont matériellement proposées comme ce qu'on doit croire. L'objet formel de la foi est un et simple: c'est la Vérité première, nous l'avons déjà dit; aussi, de ce côté, la foi ne se diversifie pas chez les croyants, elle est chez tous unique en son espèce, nous l’avons dit également. Mais, pour les choses que l'on propose comme matière de la foi, elles sont plusieurs, et on peut les accueillir plus ou moins explicitement. De ce fait, quelqu'un peut croire explicitement plus de choses qu'un autre, ce qui fait que la foi peut être plus grande chez quelqu'un, dans le sens d'une plus grande explicitation. Mais, si l'on considère la foi suivant la participation du sujet, l'inégalité se présente de deux façons. Car l'acte de la foi, nous l'avons dit, découle et de l'intelligence et de la volonté. On peut donc dire que la foi est plus grande chez quelqu'un, du côté de l'intelligence, en raison d'une certitude et d'une fermeté plus grandes; dit côté de la volonté, en raison d'une disponibilité d'une générosité ou d'une confiance plus grande.
Solutions:
1. Celui qui refuse opiniâtrement de croire à
l'un des points qui sont contenus dans la foi, n'a pas l'habitus de foi, tandis
que celui qui ne croit pas explicitement tout, mais qui est prêt à croire tout,
a cet habitus de foi. Et c'est ce qui fait que, du côté de l'objet, l'un a une
foi plus grande que l'autre, dans le sens que nous venons de dire, en tant
qu'il croit explicitement plus de choses.
2. Il est de l'essence de la foi que la Vérité
première soit préférée à tout. Mais parmi ceux qui la préfèrent à tout, il en est
qui se soumettent à elle avec plus de certitude et de générosité que d'autres.
Et en ce sens la foi est plus grande chez l'un que chez l'autre.
3. L'intelligence des principes est une conséquence de la nature humaine elle-même, laquelle se trouve chez tous d'une manière égale. Mais la foi est une conséquence du don de la grâce, lequel n'est pas égal chez tous, comme nous l'avons remarqués. Le raisonnement n'est donc pas le même dans les deux cas. Cependant, selon qu'il a une grande capacité d'intelligence, quelqu'un connaît plus qu'un autre la force des principes.
1. La foi est-elle infusée à l'homme par Dieu? - 2. La foi informe est-elle un don de Dieu?
Objections:
1. Il semble que non, car S. Augustin affirme:
" La foi est engendrée, nourrie, défendue, et fortifiée en nous par la
science. " Mais ce qui est engendré en nous par la science semble être
plus acquis qu'infus. La foi n'est donc pas en nous, à ce qu'il semble, par
infusion divine.
2. Ce que l'homme atteint en écoutant et en
regardant paraît bien être acquis par lui. Mais l'homme parvient à croire en
voyant les miracles et en écoutant l'enseignement de la foi. Il est écrit en S.
Jean (4, 58): " Le père se rendit compte que c'était l’heure à laquelle
Jésus lui avait dit: "Ton fils est vivant." Aussi crut-il, lui et
toute sa maison. " Et S. Paul écrit (Rm 10, 17): " La foi vient de ce
qu'on entend. " L'homme possède donc la foi par acquisition.
3. Ce qui réside dans la volonté de l'homme peut
être acquis par l'homme. Or, dit S. Augustin: " la foi réside dans la
volonté des croyants ". Donc elle peut être acquise par l'homme.
Cependant, il est écrit (Ep 2, 18) " C'est par la grâce que vous avez été sauvés moyennant la foi; cela ne vient pas de vous, afin que nul ne se glorifie: c'est un don de Dieu. "
Conclusion:
Deux conditions sont requises pour la foi. L'une est que les choses à croire soient proposées à l'homme, et cette condition est requise pour que l'homme croie à quelque chose d'une manière explicite. L'autre condition requise pour la foi est l'assentiment du croyant à ce qui est proposé. Quant au premier point, il faut nécessairement que la foi vienne de Dieu. Car les vérités de foi dépassent la raison humaine. Aussi ne sont-elles pas connues par l'homme si Dieu ne les révèle. Mais, tandis qu'à certains il les révèle immédiatement, comme il l'a fait aux Apôtres et aux Prophètes, à certains il les propose en envoyant les prédicateurs de la foi selon S. Paul (Rm 10, 15): " Comment prêcheront-ils s'ils ne sont pas envoyés? " Quant à la seconde condition, qui est l'assentiment de l'homme aux choses de la foi, on peut considérer une double cause. Il en est une qui de l'extérieur induit à croire: ce sera par exemple la vue d'un miracle ou l'action persuasive d'un homme qui exhorte à la foi. Ni l'une ni l'autre de ces deux causes n'est suffisante; car, parmi ceux qui voient un même miracle et qui entendent la même prédication, les uns croient et les autres ne croient pas. Voilà pourquoi il faut admettre une autre cause, intérieure celle-ci, qui meut l'homme à adhérer aux vérités de foi. Mais cette cause, les pélagiens la plaçaient uniquement dans le libre arbitre de l'homme, et c'est pourquoi ils affirmaient que le commencement de la foi vient de nous, en ce sens qu'il dépend de nous que nous soyons prêts à adhérer aux vérités de foi; seul l'achèvement de la foi vient de Dieu, parce que c'est lui qui nous propose ce que nous devons croire. Mais cela est faux, parce que lorsqu'il adhère aux vérités de foi, l'homme est élevé au-dessus de sa nature; il faut donc que cela vienne en lui par un principe surnaturel qui le meuve du dedans, et qui est Dieu. C'est pourquoi la foi, quant à l'adhésion qui en est l'acte principal, vient de Dieu qui nous meut intérieurement par sa grâce.
Solutions:
1. La science engendre et nourrit la foi à la
manière d'une persuasion extérieure qui provient d'une certaine science. Mais
la cause principale de la foi, sa cause propre, c'est ce qui intérieurement
porte à l'assentiment.
2. Cet argument, lui aussi, est valable pour la
cause qui propose extérieurement les vérités de foi, ou qui exhorte à croire
par des paroles ou par des faits.
3. L'acte de croire réside bien dans la volonté des croyants. Mais il faut que la volonté de l'homme soit préparée par Dieu moyennant la grâce, pour que cette volonté soit élevée à des choses qui dépassent la nature, nous venons de le dire.
Objections:
1. Il ne semble pas, car il est écrit au
Deutéronome (32, 4): " Les oeuvres de Dieu sont parfaites ", alors
que la foi informe est quelque chose d'imparfait. Elle n'est donc pas une
oeuvre de Dieu.
2. Comme on dit qu'un acte est difforme parce
qu'il est privé de la forme requise, ainsi dit-on que la foi est informe parce
qu'elle est privée de la forme requise. Or l'acte difforme du péché ne vient
pas de Dieu, avons-nous dit précédemment. La foi informe ne vient donc pas non
plus de Dieu.
3. D'ailleurs, tout ce que Dieu guérit, il le
guérit totalement selon cette parole en S. Jean (7, 23). " Alors qu'un
homme reçoit la circoncision le jour du sabbat pour que la loi de Moïse soit
respectée, vous vous indignez contre moi parce que j'ai guéri un homme tout
entier le jour du sabbat. " Mais par la foi l'homme est guéri de
l'infidélité. Quiconque par conséquent reçoit de Dieu le don de la foi est
guéri en même temps de tous ses péchés. Mais cela ne se produit que par la foi
formée. Elle seule est donc un don de Dieu, et non la foi informe.
Cependant, une glose dit que " la foi qui est sans la charité est un don de Dieu ". Or cette foi est la foi informe; donc celle-ci est un don de Dieu.
Conclusion:
Le manque de forme est une privation. Mais il faut considérer que la privation appartient parfois à la raison de l'espèce; parfois non, car elle s'ajoute à une réalité qui a déjà son espèce propre. Ainsi la privation de l'équilibre normal des humeurs définit ce qui constitue spécifiquement la maladie; en revanche, l'obscurité n'entre pas dans la définition de ce qui constitue spécifiquement la matière diaphane, elle s'ajoute seulement à cette matière. Donc, lorsqu'on assigne à une réalité sa cause, cela s'entend de l'assignation de la cause qui fait que la réalité existe dans sa propre espèce. Aussi ne peut-on dire que ce qui n'est pas cause de la privation soit cause de la réalité, quand la privation entre précisément dans la définition spécifique de cette réalité. Ainsi, on ne peut assigner comme cause de la maladie ce qui n'est pas cause d'un déséquilibre des humeurs. On peut cependant dire d'une chose qu'elle est cause d'une matière diaphane, bien qu'elle ne soit pas cause de l'obscurité, parce que celle-ci ne fait pas partie de la définition même du corps diaphane. Ainsi le manque de forme dans la foi n'appartient pas à la notion spécifique de la foi elle-même, puisque la foi est dite informe par le défaut, avons-nous dit, d'une certaine forme extérieure à elle. C'est pourquoi cela est cause de la foi informe, qui est cause de la foi tout court. Or c'est Dieu, avons-nous dite. Il reste donc que la foi informe soit un don de Dieu.
Solutions:
1. Bien que la foi informe ne soit pas parfaite
absolument de la perfection qui fait la vertu, elle l'est cependant d'une
certaine perfection qui suffit à la raison de foi.
2. La difformité dans l'action atteint celle-ci
dans ce qu'elle a de spécifique en tant qu'acte moral, nous l'avons dit à
propos des actes humains. Une action est difforme en effet par la privation
d'une forme qui lui est intrinsèque, n'étant autre que la juste mesure dans
toutes les circonstances de l'acte. C'est pourquoi on ne peut jamais dire que
Dieu soit cause d'un acte difforme, parce que Dieu n'est pas cause d'un pareil
manque de forme, encore qu'il soit cause de l'acte en tant qu'acte. - Ou
encore, il faut remarquer que le manque de forme peut impliquer non seulement
la privation de la forme que l'acte devrait avoir, mais aussi la disposition
contraire. De ce point de vue la difformité est à l'acte ce que la fausseté est
à la foi. C'est pourquoi, de même que Dieu n'est pas l’auteur d'un acte déformé
il ne l'est pas non plus d’une foi faussée. Et, de même que Dieu est l’auteur
d'une foi qui n'est qu'informe, il l'est aussi des actes qui sont bons dans
leur genre quoique pas informés par la charité, comme il arrive la plupart du
temps chez les pécheurs.
3. Celui qui reçoit de Dieu la foi sans la charité, n’est pas absolument guéri de l'infidélité, la culpabilité de son infidélité précédente n'est pas enlevée. Il est guéri jusqu'à un certain point, c'est-à-dire qu'il ne commet plus le péché d'infidélité. C'est là un cas qui se présente fréquemment: quelqu'un s'arrête, par l'action de Dieu, de commettre un acte de péché, qui cependant ne s'arrête pas, sous l'influence de sa propre iniquité, d'accomplir l'acte d'un péché d'une autre sorte. C'est de cette manière que Dieu donne quelquefois à un homme de croire, sans lui accorder cependant le don de la charité, comme il accorde aussi à quelques-uns, en dehors de la charité, le don de prophétie ou quelque chose de semblable.
La crainte est-elle un effet de la foi? - 2. La purification du coeur est-elle en effet de
Objections:
1. Il semble que non, car l'effet ne précède pas
la cause. Or la crainte précède la foi, selon l'Ecclésiastique (2, 8): "
Vous qui craignez Dieu, croyez-le. " La crainte n'est donc pas un effet de
la foi.
2. Une même chose n'est pas la cause d'effets
contraires. Or la crainte et l'espérance, avons-nous dit, à propos des
passions, sont des contraires. Mais il est dit dans la Glose que " la foi
engendre l’espérance ". Elle n'est donc pas cause de crainte.
3. Un contraire, enfin, n'est pas cause de son
contraire. Or l'objet de la foi est un bien, la Vérité première; tandis que
celui de la crainte, nous l’avons dit, est un mal. Or, les actes tirent leur
espèce de leurs objets. La foi ne peut donc pas causer la crainte.
Cependant, il y a la parole de S. Jacques (2, 19): " Les démons croient, et ils tremblent. "
Conclusion:
La crainte, avons-nous dit, est un certain mouvement de la puissance appétitive. Mais le principe de tous les mouvements d'appétit, c'est la connaissance d'un bien ou d'un mal. Il faut donc que la crainte, comme tous les mouvements d'appétit, ait pour principe une perception. Or la foi produit précisément en nous une certaine perception concernant certains maux, qui sont les châtiments infligés selon le jugement de Dieu. De cette façon, la foi est cause de la crainte par laquelle on redoute d'être puni par Dieu, et qui est la crainte servile. La foi est aussi cause de la crainte filiale, par laquelle on redoute d'être séparé de Dieu, ou bien par laquelle on évite de se comparer à Dieu par respect pour lui. Cela vient de la foi qui nous fait estimer Dieu comme un bien immuable et suprême: être séparé de lui est le plus grand mal, et vouloir s'égaler à lui est mal. Mais la première crainte, qui est servile, a pour cause la foi informe. La seconde, la crainte filiale, a pour cause la formée, celle qui fait que par la charité l'homme adhère à Dieu et se soumet à lui.
Solutions:
1. La crainte de Dieu ne peut précéder la foi en
tout, car si nous étions tout fait dans l'ignorance de Dieu quant aux
récompenses ou aux châtiments dont nous sommes instruits par la foi, nous ne le
craindrions en aucune façon. Mais, supposé que la foi existe dans une âme
touchant quelques-uns des articles de foi, touchant par exemple l'excellence
divine, la crainte révérencielle s'ensuit, et cette crainte à son tour entraîne
l'homme à soumettre son intelligence à Dieu pour croire à tout ce qui est
promis par Dieu. D'où ce mot à la suite du texte cité " Et votre récompense
ne manquera pas. "
2. Une même chose peut bien, sous des aspect
contraires, causer des effets contraires; mais non la même chose sous un même
aspect. D'un côté la foi engendre l'espérance en nous faisant apprécier les
récompenses que Dieu accorde aux justes. Mais, d'un autre côté, elle est cause
de crainte en tant qu'elle suscite en nous la pensée des châtiments qu'il veut
infliger aux pécheurs.
3. L'objet premier et formel de la foi, c'est ce bien qui est la Vérité première. Mais matériellement, dans ce qui est proposé à la foi, on doit croire aussi à certains maux, par exemple que c'est un mal de ne pas se soumettre à Dieu ou d'être séparé de lui, et que les pécheurs auront à supporter les châtiments de Dieu. A cet égard la foi peut être cause de crainte.
Objections:
1. Il ne semble pas. Car la pureté du coeur se
situe surtout dans les affections. Mais la foi est dans l'intelligence. Donc
elle ne cause pas la purification du coeur.
2. Ce qui cause la purification du coeur ne peut
exister en même temps que l'impureté. Or la foi peut exister en même temps que
l'impureté du péché, comme on le voit chez ceux qui ont une foi informe. Donc
la foi ne purifie pas le coeur.
3. Si la foi purifiait en quelque manière le
coeur de l'homme, c'est surtout son intelligence qu'elle purifierait. Mais elle
ne purifie pas l'esprit de son obscurité puisqu'elle est une connaissance
énigmatique. D'aucune manière donc elle ne purifie le coeur.
Cependant, S. Pierre dit (Ac 15, 9) " Dieu a purifié leurs coeurs par la foi. "
Conclusion:
Une chose est impure en ce qu'elle est mélangée à de plus viles. On ne dit pas en effet que l'argent est impur par l'alliage de l'or, qui augmente sa valeur; mais il l'est par l'alliage du plomb ou de l'étain. Or il est évident que la créature raisonnable a plus de dignité que toutes les créatures temporelles et corporelles. C'est pourquoi elle est rendue impure par le fait qu'elle se soumet à elles par l'amour. De cette impureté elle est ensuite purifiée par le mouvement contraire, c'est-à-dire lorsqu'elle tend à ce qui est au-dessus d'elle, à Dieu. Dans ce mouvement, il est sûr que le premier principe c'est la foi: " Celui qui s'approche de Dieu doit croire " (He 11, 6). Et voilà pourquoi le principe premier de la purification du coeur est la foi. Et si cette foi trouve sa perfection dans une charité formée, elle cause une parfaite purification.
Solutions:
1. Ce qui est dans l'intelligence est le principe
de ce qui est dans les affections, en tant que le bien perçu par l'intelligence
met en mouvement l'affection.
2. Même informe, la foi exclut une certaine
impureté qui lui est opposée: l'impureté de l'erreur. Cette impureté provient
de ce que l'intelligence humaine adhère d'une manière désordonnée aux réalités
inférieures, aussi longtemps qu'elle veut mesurer le divin d'après des raisons
qui ne s'appliquent qu'aux choses sensibles. Mais quand la foi est formée par
la charité, alors elle ne souffre plus avec elle aucune impureté: " La
charité couvre toutes les fautes ", selon les Proverbes (10, 12).
3. L'obscurité de la foi ne relève pas de l'impureté de la faute, mais plutôt du défaut naturel de l'intelligence humaine dans l'état de la vie présente.
Il faut étudier maintenant ce qui concerne le don d'intelligence (Question 8) et le don de science (Question 9), qui correspondent à la vertu de foi.
1. L'intelligence est-elle un don de l'Esprit Saint? - 2. Ce don peut-il exister chez un homme en même temps que la foi? - 3. Cette intelligence, qui est un don du Saint-Esprit, est-elle seulement spéculative, ou bien est-elle en outre pratique? - 4. Tous ceux qui sont en état de grâce ont-ils le don d'intelligence? - 5. Chez quelques-uns ce don se trouve-t-il sans la grâce? - 6. Quel rapport y a-t-il entre le don d'intelligence et les autres dons? - 7. Ce qui correspond à ce don dans les béatitudes. - 8. Ce qui lui correspond dans les fruits du Saint-Esprit.
Objections:
1. Il ne semble pas. Car les dons de la grâce
sont distincts de ceux de la nature ils y sont surajoutés. Mais comme le montre
Aristote, l'intelligence est dans l'âme un certain habitus naturel par lequel
sont connus les principes naturellement évidents. On ne doit donc pas en faire
un don de l'Esprit Saint.
2. Comme on le voit chez Denys, les dons divins
sont participés par les créatures selon la proportion et le mode de celles-ci.
Or le mode de la nature humaine, c'est de connaître la vérité, non pas d'une
manière simple, ce qui est essentiel à l'intelligence, mais d'une manière
discursive, ce qui est le propre de la raison, comme le montre aussi Denys.
Donc la connaissance divine qui est donnée aux hommes doit être appelée plutôt
un don de raison qu'un don d'intelligence.
3. Dans les puissances de l'âme, l'intelligence
est distincte de la volonté, comme le montre Aristote. Mais aucun don de
l'Esprit Saint n'est appelé volonté. Donc aucun non plus ne doit être appelé
intelligence.
Cependant, il est dit en Isaïe (11, 2) " Sur lui reposera l'esprit du Seigneur, l'esprit de sagesse et d'intelligence. "
Conclusion:
Le mot d'intelligence implique une certaine connaissance intime: faire acte d'intelligence c'est en effet comme " lire dedans. " Et c'est là une chose évidente pour ceux qui voient la différence entre l'intelligence et le sens; car la connaissance par sensation est tout occupée de ce qui concerne les qualités sensibles extérieures, tandis que la connaissance intellectuelle pénètre jusqu'à l'essence de la réalité.
L'objet de l'intelligence, c'est en effet le " ce que c'est ", comme dit Aristote. Or les choses cachées au-dedans sont de beaucoup de sortes, et il faut que la connaissance de l'homme pénètre pour ainsi dire au-dedans. Car, sous les accidents se cache la nature substantielle des choses, sous les mots se cache ce qui est signifié par les mots, sous les similitudes et les figures se cache la vérité figurée; de même les réalités intelligibles sont en quelque sorte intérieures par rapport aux réalités sensibles qui se font sentir extérieurement, comme dans les causes sont cachés les effets, et inversement. D'où, par rapport à tout cela, on peut parler d'intelligence. Mais, puisque la connaissance, chez l'homme, commence par les sens comme à partir de l'extérieur, il est évident que plus la lumière de l'intelligence est forte, plus elle peut pénétrer à l'intime des choses. Or la lumière naturelle de notre intelligence n'a qu'une vertu limitée; de là elle ne peut parvenir qu'à certaines limites déterminées. Donc, l'homme a besoin d'une lumière surnaturelle pour pénétrer au-delà, jusqu'à la connaissance de choses qu'il n'est pas capable de connaître par sa lumière naturelle. C'est cette lumière surnaturelle donnée à l'homme qui s'appelle le don d'intelligence.
Solutions:
1. La lumière naturelle qui est innée en nous
fait connaître immédiatement certains principes généraux qui sont connus
naturellement. Mais, parce que l'homme est ordonné, avons-nous dit, à la
béatitude surnaturelle, il est nécessaire qu'il parvienne au-delà jusqu'à des
réalités plus hautes, et pour cela il faut le don d'intelligence.
2. Le mouvement discursif de la raison commence
et se termine à l'intelligence; nous raisonnons en effet à partir de certaines
choses dont nous avons l'intelligence, et le mouvement de la raison est achevé
dès que nous parvenons à l'intelligence de ce qui jusque-là nous était inconnu.
Donc, ce que nous élaborons dans la raison découle de quelque chose que nous
avions précédemment dans l'intelligence. Mais le don de la grâce ne découle pas
de la lumière de la nature, il lui est au contraire surajouté, comme apportant
une perfection à cette lumière. C'est pourquoi une telle addition n'est pas
appelée raison mais plutôt intelligence, parce que cette lumière surajoutée a
le même rôle à l'égard de ce qui nous est révélé surnaturellement, que la
lumière naturelle à l'égard de ce que nous connaissons en premier lieu.
3. La volonté désigne simplement le mouvement de l'appétit, sans détermination d'aucune supériorité. Mais l'intelligence désigne dans la connaissance une certaine supériorité, celle de pénétrer à l'intime des choses. C'est pourquoi le don surnaturel s'appelle intelligence plutôt que volonté.
Objections:
1. Apparemment non, car S. Augustin dit que
" ce qui est compris est limité par la compréhension de celui qui comprend
". On ne comprend pas ce que l'on croit, selon l'Apôtre (Ph 3, 12): "
Ce n'est pas que j'aie compris ni que je sois parfait. " Il semble donc
que la foi et l'intelligence ne puissent pas exister chez le même individu.
2. On voit tout ce qui est saisi par
l'intelligence. Or la foi, avons-nous dit, concerne ce qui ne se voit pas. La
foi ne peut donc pas exister chez le même individu en même temps que
l'intelligence.
3. Il y a plus de certitude dans l’intelligence
que dans la science. Mais nous avons vu que science et foi ne peuvent avoir le
même objet. Donc beaucoup moins intelligence et foi.
Cependant, S. Grégoire affirme " L'intelligence éclaire l'esprit sur ce qu'on a entendu. " Or quelqu'un qui a la foi peut fort bien être éclairé en son esprit sur ce qu'il a entendu dire. De là le mot de Luc (24, 45): " Le Seigneur ouvrit l'esprit à ses disciples pour qu'ils aient l'intelligence des Écritures. " Donc l'intelligence peut exister en même temps que la foi.
Conclusion:
Ici une double distinction est nécessaire. L'une du côté de la foi; l'autre du côté de l'intelligence.
Du côté de la foi il faut distinguer les choses qui par elles-mêmes et directement tombent sous la foi, celles qui dépassent la raison naturelle: que Dieu est trine et un, que le Fils de Dieu est incarné; et d'autres vérités tombent sous la foi comme étant de quelque manière ordonnées à celles-là, par exemple toutes les vérités contenues dans la divine Écriture.
Du côté de l'intelligence il faut distinguer deux manières dont on peut dire que nous comprenons quelque chose. - D'une part nous comprenons parfaitement lorsque nous parvenons à connaître l'essence de la réalité que vise l'intelligence, et la vérité même de l'énoncé reçu par l'intelligence, selon ce que chaque chose est en elle-même. De cette manière nous ne pouvons comprendre ce qui tombe directement sous la foi, tant que dure le statut de la foi. Mais d'autres vérités ordonnées à la foi peuvent être comprises même de cette manière parfaite. - D'autre part, il arrive que l'on comprenne imparfaitement quelque chose, lorsque de l'essence même de la chose, ou de la vérité de la proposition, on ne sait pas ce qu'elle est, ou comment elle est, mais on sait seulement que ce qui apparaît du dehors ne s'oppose pas à la vérité de ce qui est; l'homme comprend alors qu'il ne doit pas s'éloigner des vérités de foi à cause de ce qu'il voit du dehors. En ce sens rien n'empêche, tant que dure le statut de la foi, de comprendre même ce qui, par soi-même, tombe sous la foi4.
Solutions:
Cela répond clairement aux Objections. Car les trois premières sont valables pour ce qui est d'avoir l'intelligence parfaite de quelque chose. Quant à l'argument Cependant, il est recevable s'il s'agit de l'intelligence des choses qui sont ordonnées à la foi.
Objections:
1. Selon toute apparence, elle n'est pas
pratique, mais spéculative seulement. En effet, l'intelligence, dit S.
Grégoire, " pénètre des réalités plus hautes ". Mais les réalités
ressortissant à l'intellect pratique ne sont pas élevées, ce sont des choses
minimes: les particularités qui sont la matière même de nos actes.
L'intelligence que l'on tient pour un don n'est donc pas une intelligence
pratique.
2. L'intelligence qui est un don est quelque
chose de plus noble que l'intelligence qui est une vertu intellectuelle. Mais
la vertu intellectuelle d'intelligence concerne seulement le nécessaire, comme
l'explique le Philosophe. Donc bien davantage le don d'intelligence
concerne-t-il seulement le nécessaire. Or, l'intellect pratique ne s'occupe pas
du nécessaire, mais du contingent, qui peut être autrement qu'il n'est: là est
le domaine de ce qui peut être fait par l'activité de l'homme. Le don
d'intelligence n'est donc pas l'intellect pratique.
3. Le don d'intelligence éclaire l'esprit pour ce
qui dépasse la raison naturelle. Mais les activités de l'homme, qui sont
l'objet de l'intelligence pratique, ne dépassent pas la raison naturelle,
puisque c'est elle qui a la direction de l'action; nous avons vu cela
précédemment. Le don d'intelligence n'est donc pas un intellect pratique.
Cependant, il est dit dans le Psaume (111, 10): " Ils ont une bonne intelligence, ceux qui pratiquent la crainte du Seigneur. "
Conclusion:
Le don d'intelligence, nous venons de le dire, s'applique non seulement à ce qui tombe sous la foi à titre premier et principal, mais encore à tout ce qui est ordonné à la foi. Or les bonnes actions ont un certain ordre à la foi, car, dit l'Apôtre (Ga 5, 6): " La foi est agissante par la charité. " C'est pourquoi le don d'intelligence s'étend aussi à certaines actions. Il ne s'en occupe pas à titre principal mais dans la mesure où nous sommes réglés dans l'action " par ces raisons éternelles que s'attache à contempler et à consulter la raison supérieure ", selon S. Augustin, raison supérieure qui est perfectionnée par le don d'intelligence.
Solutions:
1. Les actions humaines, considérées en
elles-mêmes, n'ont pas une haute excellence. Mais, en tant qu'elles se réfèrent
à la règle de la loi éternelle et à la fin de la béatitude divine, elles
prennent assez d'altitude pour que l'intelligence puisse s'en occuper.
2. Ce qui fait la dignité du don d'intelligence
c'est qu'il regarde les réalités intelligibles qui son éternelles ou
nécessaires, non seulement comme elles sont en elles-mêmes, mais aussi en tant
qu'elles sont des règles pour les actes humains car la connaissance qui s'étend
à des objets plus nombreux en devient plus noble.
3. Les actes humains ont pour règle, avons nous dit plus haut, et la raison humaine et la loi éternelle. Or la loi éternelle dépasse la raison naturelle. C'est pour cela que la connaissance des actes humains, en tant qu'ils sont réglés par la loi éternelle, dépasse la raison naturelle et a besoin de la lumière surnaturelle que lui procure le don de l'Esprit Saint.
Objections:
1. Il semble bien que non, puisqu'il est donné,
dit S. Grégoire, contre " l'hébétude d'esprit " et que beaucoup qui
ont la grâce souffrent encore de cette hébétude d'esprit. Le don d'intelligence
n'est donc pas chez tous ceux qui ont la grâce.
2. Dans le domaine de la connaissance, il n'y a
que la foi qui semble nécessaire au salut, car " par la foi le Christ fait
son habitation dans no coeurs " (Ep 3, 17). Mais ceux qui ont la foi n'ont
pas tous le don d'intelligence; bien plus, dit S. Augustin " ceux qui
croient doivent prier pour avoir l'intelligence ". Donc le don
d'intelligence n'est pas nécessaire pour le salut, et il n'est pas chez tous
ceux qui ont la grâce.
3. Ce qui est commun à tous ceux qui ont la grâce
ne leur est jamais retiré tant qu'ils demeurent en état de grâce. Or la grâce
de l'intelligence et des autres dons, selon S. Grégoire, " quelque fois se
retire utilement, car parfois, tandis que l'esprit s'élève par l'intelligence
qu'il a de chose sublimes, il traîne paresseusement par une lourde hébétude
dans des choses infimes et viles ". Donc le don d'intelligence n'existe
pas chez tous ceux qui ont la grâce.
Cependant, il est dit dans le Psaume (82, 5): " Sans savoir, sans comprendre, ils marchent dans les ténèbres. " Mais personne, s'il a la grâce, ne marche dans les ténèbres, selon ce qui est dit en S. Jean (8, 12): " Celui qui me suit ne marche pas dans les ténèbres. " Donc personne, ayant la grâce, n'est privé du don d'intelligence.
Conclusion:
Chez tous ceux qui ont la grâce existe nécessairement la rectitude de la volonté, puisque " par la grâce la volonté de l'homme est préparée au bien ", dit S. Augustin. Mais la volonté ne peut être ordonnée correctement au bien sans que préexiste quelque connaissance de la vérité, car l'objet de la volonté c'est le bien perçu par l'intelligence, selon Aristote. Or, de même que par le don de la charité l'Esprit Saint dispose la volonté de l'homme à se porter directement vers un bien surnaturel, de même c'est aussi par le don d'intelligence qu'il donne à l'esprit de l'homme de la lumière pour connaître une certaine vérité surnaturelle, celle à laquelle doit tendre la volonté droite. Voilà pourquoi, de même que le don de la charité existe chez tous ceux qui ont la grâce sanctifiante, de même aussi le don d'intelligence.
Solutions:
1. Parmi ceux qui ont la grâce sanctifiante,
certains peuvent souffrir d'hébétude dans des choses qui ne sont pas
nécessaires au salut. Mais dans celles qui sont nécessaires au salut, ils sont
suffisamment instruits par l'Esprit Saint, selon cette parole de S. Jean (1 Jn
2, 27): " Son onction vous enseigne toutes choses. "
2. Ceux qui ont la foi n'ont pas tous la pleine
intelligence des choses qui nous sont proposées à croire; ils ont cependant assez
d'intelligence pour saisir que c'est là ce qu'on doit croire et que pour rien
on ne doit s'en écarter.
3. Jamais le don d'intelligence ne se dérobe aux saints en ce qui concerne les choses nécessaires au salut. Mais, en ce qui concerne les autres choses, de temps en temps il se retire de telle sorte qu'ils ne puissent pas pénétrer toutes choses clairement par l'intelligence, cela pour leur enlever tout sujet d'orgueil.
Objections:
1. Il semble que oui. S. Augustin, commentant
cette parole du Psaume (119, 20): " Mon âme désire ardemment tes justices
", dit en effet: " L'intelligence vole en avant, le sentiment humain
suit tardivement et faiblement. " Mais, chez tous ceux qui ont la grâce
qui rend agréable à Dieu, le sentiment est prompt, en raison de la charité.
Donc, chez ceux qui n'ont pas cette grâce, il peut y avoir pourtant le don
d'intelligence.
2. Il est écrit en Daniel (10, 1): " On a
besoin d'intelligence dans la vision " prophétique. Ainsi, semble-t-il, il
n'y a pas de prophétie sans le don d'intelligence. Mais la prophétie peut
exister sans la grâce qui rend agréable à Dieu comme on le voit dans S.
Matthieu (7, 22. 23). A ceux qui disent: " Nous avons prophétisé en ton
nom ", est répondu: " je ne vous ai jamais connus. " Donc le don
d'intelligence peut exister sans la grâce sanctifiante.
3. D'après ce passage d'Isaïe (7, 9) selon une
autre version: " Si vous n'avez pas la foi, vous n'aurez pas d'intelligence
", le don d'intelligence correspond à la vertu de foi. Mais la foi peut
exister sans la grâce sanctifiante. Donc aussi le don d'intelligence.
Cependant, le Seigneur dit en S. Jean (6, 45): " Quiconque s'est mis à l'écoute du Père et à son école vient à moi. " Mais, quand nous apprenons et pénétrons ce que nous entendons, c'est par l'intelligence, comme le montre S. Grégoire. Donc quiconque a le don d'intelligence vient au Christ; ce qui exige la grâce sanctifiante. Donc le don d'intelligence n'existe pas sans la grâce sanctifiante.
Conclusion:
Les dons de l'Esprit Saint, avons-nous dit, perfectionnent l'âme en ce sens qu'elle est alors facilement mue par l'Esprit Saint. Ainsi donc, la lumière intellectuelle procurée par la grâce est considérée comme le don d'intelligence dans la mesure où l'esprit de l'homme se prête bien à l'action de l'Esprit Saint. Or la caractéristique d'un tel mouvement est que l'homme appréhende la vérité concernant sa fin. Aussi, à moins que l'esprit humain soit mû par l'Esprit Saint pour avoir une juste appréciation de la fin, il n'a pas encore obtenu le don d'intelligence, si grande que soit en lui, sous la lumière de l'Esprit, la connaissance de certaines autres vérités qui sont des préambules. Or, cette juste appréciation de la fin, celui-là seul la possède, qui ne fait aucune erreur à l'égard de cette fin, mais s'attache fortement à elle comme à ce qu'il y a de meilleur. Cela appartient seulement à celui qui a la grâce sanctifiante, comme du reste en morale, si l'homme a une juste évaluation de la fin, c'est qu'il a l'habitus de la vertu. Par conséquent, nul ne possède le don d'intelligence sans la grâce sanctifiante.
Solutions:
1. S. Augustin donne le nom d'intelligence à
toute illumination de l'esprit, quelle qu'elle soit. Celle-ci cependant ne
parvient à la parfaite réalisation du don que si l'esprit de l'homme est amené
jusqu'à ce point où l'on a une juste appréciation de la fin.
2. L'intelligence qui est nécessaire pour la
prophétie est une certaine illumination de l'esprit relative à ce qui est
révélé aux prophètes. Mais ce n'est pas une illumination de l'esprit relative à
la juste appréciation de la fin ultime, qui appartient au don d'intelligences.
3. La foi implique uniquement l'adhésion à ce qui est proposé. Mais l'intelligence implique une certaine perception de la vérité, qui peut exister seulement, en ce qui concerne la fin, chez celui qui a la grâce sanctifiante, comme on vient de le dire. C'est pourquoi on ne peut raisonner de la même manière pour l'intelligence et pour la foi.
Objections:
1. Il semble que le don d'intelligence ne se
distingue pas des autres dons. Car les réalités qui ont les mêmes réalités
opposées sont identiques. Or la sottise s'oppose à la sagesse, l'intelligence à
l'hébétude, le conseil à la précipitation, la science à l'ignorance, comme le
montre S. Grégoire. Mais on ne voit pas de différence entre sottise, hébétude,
ignorance et précipitation. Donc l'intelligence ne se distingue pas des autres
dons.
2. L'intelligence classée comme vertu
intellectuelle diffère des autres vertus intellectuelles en ce qui lui est
propre: elle a pour objet les principes évidents par eux-mêmes. Mais le don
d'intelligence n'a pas pour objet de tels principes. Car, pour les choses qui
sont naturellement connues par elles-mêmes, il suffit de l'habitus naturel des
premiers principes; quant aux réalités surnaturelles, il suffit de la foi,
puisque les articles de la foi sont, avons-nous dit, comme les premiers
principes de la connaissance surnaturelle. Le don d'intelligence n'est donc pas
distinct des autres dons intellectuels.
3. Toute connaissance intellectuelle est ou
spéculative, ou pratique. Mais le don d'intelligence, avons-nous dit, est l'un
et l'autre. Il n'est donc pas distinct des autres dons intellectuels, mais les
englobe tous.
Cependant, toutes les réalités qu'on énumère ensemble doivent être de quelque façon distinctes les unes des autres, puisque la distinction est le principe de l'énumération. Mais le don d'intelligence, on le voit en Isaïe (11, 2) est énuméré avec les autres dons. Il en est donc distinct.
Conclusion:
La distinction du don d'intelligence et des trois autres dons, de piété, de force et de crainte, est évidente puisque le don d'intelligence ressortit à la faculté de connaissance, tandis que ces trois ressortissent à la faculté d'appétit. Mais la différence entre ce don d'intelligence et les trois autres, de sagesse, de science et de conseil, qui appartiennent aussi à la faculté de connaissance, n'est pas aussi évidente. Il semble à certains que le don d'intelligence soit distinct des dons de science et de conseil par le fait que ces deux-ci s'attachent à la connaissance pratique, celui-là au contraire à la connaissance spéculative. Quant au don de sagesse, rattaché aussi à la connaissance spéculative, il s'en distingue en ce que le jugement ressortit à la sagesse, et à l'intelligence se rattache la capacité de lire au-dedans de ce qui est proposé, c'est-à-dire la pénétration dans l'intime des choses. Précédemment nous avons énuméré les dons d'après ce principe. Mais, pour un regard attentif, le don d'intelligence ne se limite pas à la spéculation; comme nous venons de le dire, il s'attache également à l'action; et pareillement, le don de science, comme nous allons le dire plus loin, s'attache aussi à l'une et à l'autre. Voilà pourquoi il faut entendre autrement la distinction des dons. En effet, ces quatre dons sont ordonnés à la connaissance surnaturelle, qui se fonde en nous sur la foi. Or, " la foi vient de ce qu'on entend " (Rm 10, 17). Aussi faut-il proposer certaines vérités à la croyance non comme vues, mais comme entendues, pour que la foi y adhère. Or la foi s'attache premièrement et principalement à la Vérité première, secondairement à certaines considérations concernant les créatures; ultérieurement, elle s'étend même à la direction des activités humaines en tant qu'elle devient " une foi agissant par la charité ", nous l'avons montré. Il s'ensuit donc qu'envers ces propositions de foi que nous devons croire une double exigence s'impose. En premier lieu, il s'agit de les pénétrer, de les saisir intellectuellement, et c'est l'affaire du don d'intelligence. Mais en second lieu il faut qu'on ait à leur sujet un jugement droit, en estimant que c'est bien à cela qu'on doit s'attacher, et du contraire de cela qu'on doit s'éloigner. Ce jugement-là, par suite, quant aux réalités divines, relève du don de sagesse; quant aux réalités créées, il relève du don de science; quant à l'application aux actions particulières, il relève du don de conseil.
Solutions:
1. Telle qu'on vient de la définir, la différence
entre les quatre dons s'accorde manifestement avec la distinction de ces choses
que S. Grégoire déclare leur être opposées. L'hébétude est en effet le
contraire de l'acuité; or, par comparaison, on dit qu'une intelligence est
aiguë quand elle peut pénétrer à l'intime de ce qui est proposé; aussi l'esprit
est-il émoussé, hébété, lorsqu'il n'a pas de quoi pénétrer au fond des choses.
D'autre part, le sot est celui qui juge de travers en ce qui concerne la fin
générale de la vie; et c'est là proprement l'opposé de la sagesse qui donne un
jugement droit sur la cause universelle. L'ignorance implique une insuffisance
de l'esprit même en toutes sortes de réalités particulières, et elle s'oppose à
la science, qui permet à l'homme d'avoir un jugement droit dans domaine des
causes particulières, c'est-à-dire des créatures. Quant à la précipitation,
elle est l’opposé du conseil, qui fait qu'on ne passe pas à l’action avant que
la raison en ait délibérée.
2. Le don d'intelligence concerne les premiers
principes de la connaissance dans l'ordre de la grâce, mais autrement que la
foi. Car il revient à la foi d'adhérer à ces principes, tandis que le rôle du
don d'intelligence est de pénétrer par l'esprit ce qui est dit.
3. Le don d'intelligence se rapporte à l'une et l'autre connaissance, spéculative et pratique. Il s'y rapporte, non pas quant au jugement, mais quant à la simple appréhension qui fait qu'on saisit ce qui est dit.
Objections:
1. Il semble que le don d'intelligence ne
corresponde pas à la sixième béatitude: " Heureux les coeurs purs parce
qu'ils verront Dieu. " En effet, la pureté du coeur semble au plus haut
point affaire de sentiment, tandis que le don d'intelligence n'est pas affaire
de sentiment, mais concerne plutôt la faculté intellectuelle; la sixième
béatitude ne correspond donc pas au don d'intelligence.
2. Il est écrit dans les Actes (15, 9): "
Purifiant leurs coeurs par la foi. " Mais c'est la purification du coeur
qui assure sa pureté. La béatitude en question se rattache donc à la vertu de
foi plus qu'au don d'intelligence.
3. Les dons de l'Esprit Saint nous perfectionnent
dans la vie présente. Mais la vision de Dieu n'est pas pour la vie présente,
car c'est elle, avons-nous dit, qui nous rend bienheureux. Donc cette sixième
béatitude, qui implique la vision de Dieu ne se rattache pas au don
d'intelligence.
Cependant, selon S. Augustin, " la sixième opération de l'Esprit Saint, c'est l'intelligence; elle convient à ceux qui ont le coeur pur, parce que ce sont eux qui peuvent d'un regard pur voir ce que l'oeil n'a pas vu ".
Conclusion:
Dans la sixième béatitude, ainsi que dans les autres, il y a deux éléments: l'un par mode de mérite, c'est la pureté du coeur; l'autre par mode de récompense, c'est la vision de Dieu, nous l'avons dit précédemment. L'un et l'autre appartiennent de quelque manière au don d'intelligence. Il y a en effet une double pureté. L'une sert de préambule et de disposition à la vision de Dieu: elle consiste à purifier le sentiment de ses affections désordonnées; cette pureté de coeur s'obtient assurément par les vertus et les dons qui se rattachent à la puissance d'appétit. Mais l'autre pureté de coeur est celle qui est comme un achèvement en vue de la vision divine; c'est à coup sûr une pureté de l'esprit, purifié des phantasmes et des erreurs, de telle sorte que ce qui est dit de Dieu ne soit plus reçu par manière d'images corporelles, ni selon des déformations hérétiques; cette pureté, c'est le don d'intelligence qui la produit. Semblablement, il y a aussi une double vision de Dieu. L'une est parfaite, dans laquelle est vue l'essence de Dieu. Mais l'autre, imparfaite, est celle par laquelle, bien que nous ne voyions pas de Dieu ce qu'il est, nous voyons cependant ce qu'il n'est pas; et dans cette vie notre connaissance de Dieu est d'autant plus parfaite que notre intelligence saisit davantage qu'il dépasse tout ce que peut embrasser l'intelligence. Cette double vision se rattache au don d'intelligence; la première, au don consommé d'intelligence, tel qu'il sera dans la patrie; mais la seconde, au don commencé, tel qu'on l'a dans notre état de voyageurs.
Solutions:
Cela donne la Réponse aux Objections. Car les deux premières sont valables s'il s'agit de la première sorte de pureté. Quant à la troisième, elle vaut pour la parfaite vision de Dieu; mais les dons, nous l'avons dit plus haut, nous perfectionnent dès ici-bas d'une manière inchoative, et ils atteindront dans l'avenir leur plénitude, on l'a dit précédemment.
Objections:
1. Il ne semble pas que, parmi les fruits, ce
soit la foi qui corresponde au don d'intelligence. En effet, l'intelligence est
un fruit de la foi, selon Isaïe (7, 9): " Si vous n'avez pas la foi, vous
n'aurez pas l'intelligence ", suivant une autre version, à l'endroit où
nous avons " Si vous n'avez pas la foi, vous ne tiendrez pas " La foi
n'est donc pas le fruit de l'intelligence.
2. Ce qui est avant n'est pas le fruit de ce qui
est après. Or la foi semble bien être avant l'intelligence, puisqu'elle est le
fondement, avons-nous dit plus haut, de tout l'édifice spirituel. La foi n'est
donc pas le fruit de l'intelligence.
3. Les dons se rapportant à l'intellect sont plus
nombreux que ceux se rapportant à l'appétit. Pourtant, entre les fruits, il ne
s'en trouve qu'un se rapportant à l'intellect, c'est la foi; tous les autres,
au contraire, se rapportent à l'appétit. Le fruit de la foi ne répond donc pas
davantage, semble-t-il, à l'intelligence qu'à la sagesse ou à la science ou au
conseil.
Cependant, la fin de toute réalité, c'est son fruit. Mais le don d'intelligence semble ordonné principalement à procurer cette certitude de foi qui est qualifiée de fruit. Il est dit en effet dans la Glose que ce fruit de foi, c'est " la certitude des réalités invisibles ". Parmi les fruits, c'est donc la foi qui répond au don d'intelligence.
Conclusion:
Comme il a été dit plus haut lorsqu'il s'est agi des fruits, on appelle fruits de l'Esprit certaines activités ultimes et délectables qui proviennent en nous de la vertu de l'Esprit Saint. Or, l'ultime délectable a raison de fin, et la fin, c'est l'objet propre de la volonté. Voilà pourquoi il faut que ce qui est dernier et délectable dans l'ordre de la volonté soit en quelque sorte le fruit de toutes les autres activités qui se rattachent aux autres puissances. Ainsi, le don ou la vertu qui perfectionne une puissance peut donc offrir un double fruit: l'un se rattache à sa puissance propre; mais il y en a un autre, quasi ultime, qui se rattache à la volonté. Selon cette distinction, il faut conclure qu'au don d'intelligence correspond, comme fruit propre, la foi, c'est-à-dire la certitude de foi; mais, comme fruit ultime, à l'intelligence répond la joie, qui se rattache à la volonté.
Solutions:
1. L'intelligence est bien le fruit de la foi, de
la foi qui est vertu. Or ce n'est pas dans ce sens-là qu'on prend la foi
lorsqu'on l'appelle un fruit; mais on la prend pour une certitude de foi, à
laquelle on parvient par le don d'intelligence.
2. La foi ne peut pas devancer en tout l'intelligence;
en effet, l'homme ne pourrait pas adhérer en croyant à des choses qui lui sont
affirmées s'il n'avait quelque peu l'intelligence de ces choses. Mais, à la
suite de la foi qui est vertu, il y a une perfection d'intelligence; et ce qui
fait suite à cette perfection d'intelligence, c'est une certitude de foi.
3. Le fruit d'une connaissance pratique ne peut pas être dans cette connaissance même, parce que dans une telle connaissance on ne sait pas pour savoir, mais en vue d'autre chose. Au contraire, la connaissance spéculative a son fruit en elle-même, et ce fruit est la certitude des choses qui sont de son domaine. Voilà pourquoi, au don de conseil qui regarde uniquement la connaissance pratique, ne répond aucun fruit propre, alors qu'aux dons de sagesse, d'intelligence et de science, qui peuvent s'élever même à la connaissance spéculative, répond seulement un fruit unique qui est la certitude signifiée par le nom de foi. Il y a, en revanche, des fruits en plus grand nombre se rapportant à la partie appétitive parce que, nous venons de le dire, cette raison de fin impliquée dans le mot de fruit regarde la partie appétitive plus que la partie intellectuelle.
1. La science est-elle un don? - 2. Concerne-t-elle les réalités divines? - 3. Est-elle spéculative ou pratique? - 4. Quelle béatitude y correspond?
Objections:
1. Apparemment non, car les dons de l'Esprit
Saint dépassent la faculté naturelle, tandis que la science implique un certain
effet de la raison naturelle. Car, selon le Philosophe " la démonstration
est un syllogisme qui fait savoir. La science n'est donc pas un don de l'Esprit
Saint.
2. Les dons de l'Esprit Saint, nous l'avons dit,
sont communs à tous les saints. Or S. Augustin affirme que " la plupart
des fidèles n'excellent pas dans la science, bien qu'ils excellent dans la foi
elle-même ". Donc la science n'est pas un don.
3. Le don est plus parfait que la vertu, on l'a
dit. Un seul don par conséquent suffit à la perfection d'une vertu. Or à la
vertu de foi correspond, nous l'avons vu, le don d'intelligence. Ce n'est donc
pas à elle que correspond le don de science. On ne voit pas non plus à quelle
autre vertu il pourrait correspondre. Comme les dons sont les perfections des
vertus, nous l'avons dit, il semble donc que la science ne soit pas un don.
Cependant, Isaïe (11, 2) compte la science parmi les sept dons.
Conclusion:
La grâce est plus parfaite que la nature; elle ne va donc pas se trouver en défaut dans le domaine où l'homme peut être parfait par nature. Or, lorsque l'homme par sa raison naturelle adhère en toute intelligence à une vérité, il est doublement perfectionné en face de cette vérité; d'abord parce qu'il la saisit; puis parce qu'il a sur elle un jugement certain. C'est pourquoi deux conditions sont requises pour que l'intelligence humaine adhère d'une manière parfaite à la vérité de foi. L'une est qu'elle saisisse sainement ce qui est proposé; cela regarde, comme nous l'avons dit, le don d'intelligence. Mais l'autre est qu'elle porte un jugement sûr et droit en la matière, c'est-à-dire en discernant ce qui doit être cru. C'est pour cela que le don de science est nécessaire.
Solutions:
1. La certitude de la connaissance se rencontre
diversement dans les diverses natures suivant la condition diverse de chacune.
Ainsi, l'homme aboutit à un jugement certain au sujet d'une vérité par le
mouvement discursif de sa raison, et c'est pourquoi la science humaine
s'acquiert par raison démonstrative. Mais en Dieu il y a un jugement certain de
vérité sans aucun mouvement discursif, par simple intuition, comme nous l'avons
vu dans la première Partie, et c'est pourquoi la science divine n'est ni
discursive ni raisonneuse, mais absolue et simple. C'est à elle que ressemble
la science comptée comme un don de l'Esprit Saint, puisqu'elle est une certaine
ressemblance participée de la science divine elle-même.
2. Dans le domaine de la foi il peut y avoir une
double science. Par l'une on sait ce qu'on doit croire en distinguant bien ce
qu'il faut croire et ce qu'il ne faut pas croire; en ce sens la science est un
don et convient à tous les saints. Mais il y a au sujet de la foi une autre
science par laquelle non seulement on sait ce qui doit être cru, mais on sait
aussi manifester la foi, amener les autres à croire, et réfuter les
contradicteurs; cette science-là est rangée parmi les grâces gratuitement
données, et n'est pas donnée à tous mais à certains. De là ce que S. Augustin
ajoute à la parole citée: " Autre chose est de savoir uniquement ce qu'on
doit croire; autre chose de savoir comment cela même peut venir en aide aux
oreilles pies et être défendu contre les impies. "
3. Les dons sont plus parfaits que les vertus morales et que les vertus intellectuelles. Mais ils ne sont pas plus parfaits que les vertus théologales. Au contraire, tous les dons sont plutôt ordonnés à la perfection des vertus théologales com fin. Aussi n'y a-t-il rien d'étrange à ce que divers dons soient ordonnés à une vertu théologale.
Objections:
1. Apparemment oui, puisque pour S. Augustin
c'est par la science que la foi est engendrée, nourrie et fortifiée. Mais la
foi concerne les réalités divines, parce qu’elle a pour objet, comme nous
l'avons établi, la Vérité première. Le don de science concerne donc lui aussi
les réalités divines.
2. Le don de science a plus de dignité que la
science acquise. Mais il y a une science acquise qui concerne les réalités
divines, c'est la métaphysique. Le don de science concerne donc bien davantage
les réalités divines.
3. Comme il est écrit (Rm 1, 20): " ce que Dieu a d'invisible se laisse voir à l'intelligence à travers ses oeuvres ". Donc, si la science concerne les réalités créées, il semble qu’elle concerne aussi les réalités divines.
En sens contraire: S. Augustin dit ceci " Que la science des réalités divines soit appelée proprement sagesse, mais que celle des réalités humaines obtienne proprement le nom de science. "
Conclusion:
Le jugement certain sur une réalité est surtout donné après sa cause. C’est pourquoi il faut que l’ordre des jugements soit conforme à celui des causes. En effet, comme la cause première est cause de la seconde, c'est par la cause première que l'on juge de la seconde; mais on ne peut juger de la cause première par une autre cause. C'est pourquoi le jugement que l'on fait par le moyen de la cause première est le premier et le plus parfait. Or, là où il y a un être plus parfait, le nom commun du genre est approprié à ce qui est inférieur à ce plus parfait, tandis qu'un autre nom spécial, est adapté à ce plus parfait, comme on le voit en logique. En effet, dans le genre des termes convertibles, celui qui signifie " ce qu'est " une chose est appelé d'un nom spécial, la définition, tandis que les convertibles inférieurs à cette perfection retiennent pour eux le nom qui leur est commun, c'est-à-dire qu'ils sont appelés les propres. Donc, puisque le nom de science implique une certitude dans le jugement, comme nous l'avons dit, si cette certitude est produite par le moyen de la plus haute cause, elle a un nom spécial qui est celui de sagesse. En effet, on appelle sage dans n'importe quel genre l'homme qui connaît la plus haute cause de ce genre-là, celle qui permet de pouvoir juger de tout. Or, on appelle sage de façon absolue celui qui connaît la cause absolument la plus haute, à savoir Dieu. C'est pourquoi la connaissance des choses divines est appelée sagesse. En revanche, la connaissance des réalités humaines est appelée science; c'est pour ainsi dire le nom commun, qui implique la certitude du jugement, approprié au jugement réalisé par les causes secondaires. C’est pourquoi, en prenant en ce sens le nom de science, on pose un don distinct du don de sagesse. Par suite, le don de science concerne seulement les réalités humaines ou les réalités créées.
Solutions:
1. Bien que les vérités de foi soient des
réalités divines et éternelles, la foi elle-même est quelque chose de temporel
dans l’esprit du croyant. C'est pourquoi il revient au don de science de savoir
à quoi l'on doit croire. Mais savoir les réalités mêmes auxquelles on croit, en
elles-mêmes et par une certaine union à elles, revient au don de sagesse. Aussi
le don de sagesse correspond-il à la charité qui unit à Diueu l’esprit de
l’homme.
2. La raison alléguée est valable en tant que le
nom de science est pris dans un sens général. Mais ce n'est pas en ce sens-là
que la science est comptée comme un don spécial, c'est dans le sens restreint
d'un jugement formé par le moyen des réalités créées.
3. Comme nous l'avons dit plus haut, tout habitus cognitif regarde formellement le moyen de connaître quelque chose, et matériellement ce qui est connu par ce moyen. Et, parce que l’élément formel a plus d'importance, ces sciences qui concluent en matière physique d'après des principes mathématiques sont plutôt comptées au nombre des mathématiques comme ayant avec elles plus de ressemblance, bien que par leur matière elles se rapprochent plutôt de la physique, ce qui fait dire à Aristote qu'elles sont " plutôt sciences physiques ". Voilà pourquoi lorsque l’homme connaît Dieu par le moyen des réalités créées, cela ressortit davantage à la science, semble-t-il, puisque cela ressortit à la science par le côté formel, qu'à la sagesse, puisque cela ne se ramène à la sagesse que matériellement. Et, à l’inverse, lorsque nous jugeons des réalités créées d’après les réalités divines, cela ressortit à la sagesse plus qu'à la science.
Objections:
1. Il semble que la science qu’on met parmi les
dons soit une science pratique. Car S. Augustin déclare: " On impute à la
science l’action par laquelle nous nous servons des réalités extérieures.
" Mais une science à laquelle on impute une action est une science
pratique. Cette science qui est un don est donc bien une science pratique.
2. S. Grégoire affirme: " La science est
nulle si elle n’a pas l’utilité de la piété, et la piété tout à fait inutile si
elle est dépourvue du discernement de la science. " Cette autorité prouve
que la science dirige la piété. Mais cela ne peut pas convenir à une science
spéculative. Donc la science qui est un don n'est pas spéculative mais
pratique.
3. Les dons du Saint-Esprit ne sont possédés que
par les justes, nous l'avons établi plus haut. Mais la science spéculative peut
être possédée même par ceux qui ne sont pas des justes, selon S. Jacques (4,
17): " Celui qui sait faire le bien et ne le fait pas commet un péché.
" La science, qui est un don, n'est donc pas spéculative mais pratique.
Cependant, S. Grégoire dit " La science, à son jour, fait un festin quand, dans le ventre de l'esprit, elle rompt le jeûne de l'ignorance. " Mais l'ignorance ne disparaît totalement que par l'une et l'autre science, c'est-à-dire spéculative et pratique. Donc la science qui est un don est spéculative et pratique.
Conclusion:
Comme nous l'avons dit plus haut, le don de science est ordonné, comme celui d'intelligence, à la certitude de la foi. Or la foi consiste premièrement et principalement en spéculation, en tant qu'elle adhère à première. Mais parce que la vérité aussi la fin ultime pour laquelle nous agissons, il en découle que la foi s'étend aussi à l’action, selon l'Apôtre (Ga 5, 6): " La foi est agissante par la charité. " Aussi faut-il encore que le don de science envisage premièrement et principalement la spéculation, en tant que l'homme sait ce qu’il doit tenir par la foi, mais secondairement le don de science s'étend aussi à l'action, selon que, par la science des choses à croire et de ce qui s’ensuit, nous sommes dirigés dans l'action.
Solutions:
1. S. Augustin parle du don de science en tant
qu’il en tant qu'il s'étend à l’activité. L'action lui est attribuée en effet,
mais ni seule ni en premier lieu. C’est aussi de cette manière que le don de
science dirige la piété.
2. Cela montre comment résoudre l’objection.
3. Comme nous l'avons dit à propos du don d’intelligence, tout homme qui fait acte d'intelligence n'a pas ce don, mais seulement celui qui le fait par l'habitus de la grâce. De même encore, à propos du don de science, il faut comprendre que ceux-là seuls le possèdent qui ont par une infusion de la grâce un jugement sûr, concernant ce qu'il faut croire et faire, si bien qu'on ne s'écarte en rien de la droiture de la justice. C'est la science des saints dont il est dit dans la Sagesse (10, 10): " Le Seigneur a conduit le juste par des voies droites et lui a donné la science des saints. "
Objections:
1. Il semble qu'à la science ne corresponde pas
la troisième béatitude: " ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés.
" En effet, si le mal est la cause de la tristesse et des larmes, le bien
est pareillement la cause de l'allégresse. Mais la science manifeste le bien de
façon plus fondamentale que le mal, qui est comme connu par le bien. Aristote
dit en effet: " Ce qui est droit est juge de soi-même et de ce qui est
tortueux. " Donc la béatitude des larmes ne correspond pas bien au don de
science.
2. La considération de la vérité est l'acte de la
science. Or, dans la considération de la vérité il n'y a pas de tristesse, mais
plutôt de la joie. Il est écrit en effet dans la Sagesse (8, 16): " Sa
société ne cause pas d'amertume, ni son commerce de peine, mais du plaisir et
de la joie. La béatitude des larmes ne correspond donc pas comme il faut au don
de science.
3. Le don de science consiste dans la spéculation
avant de consister dans l'action. Mais selon qu'il consiste dans la
spéculation, il ne correspond pas aux pleurs, car " l’intelligence
spéculative ne dit rien de ce qu’il faut imiter ni ce qu’il faut éviter ",
selon Aristote, elle ne parle ni de joie ni de tristesse. Donc cette béatitude
ne correspond pas au don de science.
Cependant, S. Augustin affirme: " La science convient à ceux qui pleurent lorsqu’ils se sont rendu compte qu'ils sont enchaînés aux maux qu'ils ont recherchés comme des biens. "
Conclusion:
Le propre de la science est de juger comme il faut des créatures. Or, il y a des créatures qui sont pour l'homme une occasion de se détourner de Dieu, selon la Sagesse (14, 11): " Les créatures sont devenues une abomination, un piège pour les pieds des insensés. " Ces insensés n'ont pas sur les créatures un jugement droit, parce qu'ils estiment qu'il y a en elles le bien parfait, ce qui les conduit à pécher en mettant leur fin en elles, et à perdre le vrai bien. Ce dommage est révélé à l'homme lorsqu'il apprécie justement les créatures, ce qu'on fait par le don de science. C'est pourquoi on situe la béatitude des larmes comme répondant au don de science.
Solutions:
1. Les biens créés n'éveillent spirituelle que
dans la mesure où ils sont rapportés au bien divin, duquel proprement jaillit
la joie spirituelle. C'est pourquoi la paix spirituelle, avec la joie qui en
est la conséquence, correspond directement au don de sagesse. Mais ce qui correspond
au don de science, c'est en premier lieu l'affliction pour les erreurs passées,
puis par voie de conséquence la consolation, lorsque par le bon jugement de
science on ordonne les créatures au bien divin. C'est pourquoi, dans cette
béatitude, on met comme mérite les larmes et comme récompense la consolation
qui en est la suite. Consolation qui est commencée en cette vie, mais consommée
dans la vie future.
2. La considération même de la vérité est pour
l'homme un sujet de joie. Mais la réalité dont on considère la vérité peut
quelquefois être un sujet de tristesse. C'est par là que les larmes sont
attribuées à la science.
3. A la science tant qu’elle reste dans la spéculation ne correspond aucune béatitude, parce que la béatitude de l'homme ne consiste pas dans la considération des créatures mais dans la contemplation de Dieu. Et c’est pourquoi il n’y a pas de béatitude se rattachant à la contemplation qui soit attribuée à l’intelligence et à la sagesse, parce qu’elles ont l’une et l’autre un objet divin.
LES VICES OPPOSÉS A LA FOI
La suite de notre étude va nous faire considérer les vices opposés à la foi: I. L'infidélité, qui s'oppose à la foi (Question 10-12). - II. Le blasphème, qui s'oppose à la confession de foi (Question 13-14). - III. L'ignorance et l'hébétude, qui s'opposent aux dons de science et d'intelligence (Question 15) .
Sur le premier point, il faut d'abord étudier l'infidélité en général (Question 10); puis l'hérésie (Q.11); enfin l'apostasie (Question 12).
1. Est-elle un péché? - 2. Où siège-t-elle? - 3. Est-elle le plus grand des péchés? - 4. Toute action des infidèles est-elle un péché? - 5. Les espèces d'infidélité. - 6. Comparaison entre elles. - 7. Faut-il disputer de la foi avec les infidèles? - 8. Faut-il les contraindre à embrasser la foi? - 9. Peut-on communiquer avec eux? - 10. Peuvent-ils avoir autorité sur les fidèles chrétiens? - 11. Doit-on tolérer les rites des infidèles? - 12. Doit-on baptiser les enfants des infidèles malgré leurs parents?
Objections:
1. En apparence, non. Car, selon S. Jean
Damascène, tout péché est contre la nature. Mais l'infidélité ne paraît pas
être contre nature. S. Augustin dit en effet: " Pouvoir posséder la foi,
comme pouvoir posséder la charité, c'est dans la nature de tous les hommes;
mais posséder la foi, comme posséder la charité, vient de la grâce des fidèles.
" Donc ne pas posséder la foi, ce qui est être infidèle, n'est pas un
péché.
2. Nul ne pèche en ce qu'il n'a pas le pouvoir
d'éviter, car tout péché est volontaire. Mais il n'est pas au pouvoir de
l'homme d'éviter l'infidélité, ce qu'on ne peut faire qu'en ayant la foi.
L'Apôtre dit en effet (Rm 10, 14): " Comment croiront-ils celui qu'ils
n'ont pas entendu? Mais comment entendront-ils si personne ne prêche? " Il
ne semble donc pas que l'infidélité soit un péché.
3. On l'a dit, il y a sept vices capitaux
auxquels se ramènent tous les péchés. Or l'infidélité ne paraît contenue dans
aucun de ces vices. Elle n'est donc pas un péché.
Cependant, toute vertu a un péché opposé. Or la foi est une vertu, à laquelle s'oppose l'infidélité. Celle-ci est donc un péché.
Conclusion:
L'infidélité peut se prendre de deux manières. D'abord dans le sens d'une pure négation, au point qu'on sera dit infidèle du seul fait qu'on n'a pas la foi. Ensuite on peut entendre l'infidélité au sens d'une opposition à la foi, lorsque quelqu'un refuse de prêter l'oreille à cette foi, ou même la méprise, selon la parole d'Isaïe (53, 1): " Qui a cru à ce que nous annonçons? " C'est en cela que s'accomplit proprement la raison d'infidélité. Et en ce sens l'infidélité est un péché.
Mais, si l'infidélité est prise dans le sens purement négatif, comme chez ceux qui n'ont absolument pas entendu parler de la foi, elle n'a pas raison de péché, mais plutôt de châtiment, parce qu'une telle ignorance du divin est une conséquence du péché du premier père. Or, ceux qui sont infidèles de cette façon sont damnés pour d'autres péchés qui ne peuvent être remis sans la foi, mais non pour le péché d'infidélité. Aussi le Seigneur dit-fi (Jn 15, 22): " Si je n'étais pas venu et ne leur avais pas parlé, ils n'auraient pas de péché. " Et S. Augustin explique que le Seigneur parle " de ce péché par lequel ils n'ont pas eu foi dans le Christ ".
Solutions:
1. Il n'est pas dans la nature humaine d'avoir la
foi. Mais il est dans la nature humaine que l'esprit de l'homme ne s'oppose pas
à l'inspiration intérieure ni à la prédication extérieure de la vérité. Aussi
l'infidélité est-elle par là contre la nature.
2. Cet argument est valable en tant que l'infidélité
implique une simple négation.
3. L'infidélité selon qu'elle est un péché naît de l'orgueil. Par orgueil il arrive qu'on ne veuille pas soumettre son esprit aux règles de la foi et à sa saine interprétation par les Pères. D'où la remarque de S. Grégoire: " De la vaine gloire naissent les hardiesses des nouveautés. " Il est vrai qu'on pourrait encore dire ceci: de même que les vertus théologales ne se ramènent pas aux vertus cardinales mais leur sont antérieures, de même aussi les vices opposés aux vertus théologales ne se ramènent pas aux vices capitaux.
Objections:
1. Il semble que l'infidélité n'ait pas pour
siège l'intelligence,
c________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________e
n'est pas une erreur qui soit périlleuse ni bien malsaine s'il agit ou s'il
parle comme les bons anges. " La raison en est, semble-t-il, qu'il y a
volonté droite chez celui qui, en adhérant à un ange mauvais, a l'intention
d'adhérer à un bon. Tout le péché d'infidélité est donc, semble-t-il, dans une
volonté perverse. Il n'a donc pas son siège dans l'intelligence.
Cependant, les termes opposés sont dans un même sujet. Mais la foi à laquelle s'oppose l'infidélité, a pour sujet l'intelligence.
Conclusion:
Comme nous l'avons montré précédemment, on dit qu'il y a péché dans cette puissance qui est le principe de l'acte de péché. Or l'acte de péché peut avoir double principe. L’un est premier et universel, c'est celui qui commande tous les actes de péché; et ce principe st la volonté, parce que tout péché est volontaire. Mais l'autre principe de l'acte de péché, c'est le principe propre et prochain qui émet l'acte de péché; ainsi le concupiscible est le principe de la gourmandise et de la luxure, ce qui fait dire que ces deux vices siègent dans le concupiscible. Or, refuser son assentiment, qui est l'acte propre de l'infidélité, est un acte de l'intelligence, mais d'une intelligence mue par la volonté, comme l'acte de donner son assentiment. C'est pourquoi l'infidélité, comme la foi, est bien dans l'intelligence comme dans son sujet prochain, mais dans la volonté comme en son premier motif, et c'est en ce sens qu'on dit que tout péché est dans la volonté.
Solutions:
1. Cela répond clairement à la première
objection.
2. Le mépris de la volonté cause le dissentiment
de l'intelligence, où s'accomplit la raison d'infidélité. Aussi la cause de
l'infidélité est-elle dans la volonté, mais l'infidélité elle-même est dans
l'intelligence.
3. Celui qui croit qu'un mauvais ange en est un bon ne refuse pas son assentiment à ce qui est de foi, parce que, suivant la remarque de la Glose au même endroit, " les sens du corps se trompent, mais l'esprit n'est pas écarté de la vraie et droite décision ". Mais si quelqu'un adhérait à Satan " au moment où Satan commence à mener vers ce qui est à lui " c'est-à-dire au mal et à l'erreur, alors, comme il est dit au même endroit, celui-là ne serait pas sans péché.
Objections:
1. Il ne semble pas, car S. Augustin, dans un
texte cité par la sixième décrétale, nous dit: " Sur le point de savoir si
nous devons préférer un catholique dont les moeurs sont très mauvaises à un
hérétique dans la vie duquel, si ce n'est qu'il est hérétique, il n'y a rien à
reprendre, je n'ose me hâter de décider. " Mais l'hérétique est un
infidèle. On ne doit donc pas affirmer de façon absolue que l'infidélité soit
le plus grand des péchés.
2. Ce qui atténue ou excuse la faute ne paraît
pas être le plus grand des péchés. Mais l'infidélité excuse ou atténue la
faute. L'Apôtre dit en effet (1 Tm 1, 13): " Je fus d'abord blasphémateur,
persécuteur et insulteur, mais j'ai obtenu miséricorde parce que j'agissais par
ignorance, dans l'infidélité. " Celle-ci n'est donc pas le plus grand
péché.
3. A un plus grand péché est due une plus grande
peine, selon la parole du Deutéronome (25, 2): " Le châtiment sera
proportionné au délit. " Mais quand les fidèles pèchent, ils méritent une
plus grande peine que les infidèles, suivant l'épître aux Hébreux (10, 29):
" D'un châtiment combien plus grave, ne pensez-vous pas, sera jugé digne
celui qui aura foulé aux pieds le Fils de Dieu, et tenu pour profane le sang de
l'alliance par lequel il a été sanctifié? " Donc l'infidélité n'est pas le
plus grand péché.
Cependant, en expliquant ce passage de S. Jean: " Si je n'étais pas venu et ne leur avais pas parlé, ils n'auraient pas de péché " S. Augustin dit ceci: " Sous ce nom général, il faut comprendre un grand péché; c'est en effet le péché d'infidélité qui englobe tous les autres. " L'infidélité est donc le plus grand de tous les péchés.
Conclusion:
Tout péché, avons-nous dit, consiste formellement dans l'éloignement de Dieu. Aussi un péché est-il d'autant plus grave qu'on est par lui plus séparé d'avec Dieu. Or c'est par l'infidélité que l'homme est le plus éloigné de Dieu, parce qu'il n'en a pas la vraie connaissance, et que par la fausse connaissance qu'il en a, il ne s'approche pas, mais s'éloigne plutôt de lui. Et il est impossible aussi que celui qui a une fausse opinion de lui le connaisse pourtant en quelque chose, car ce que cet homme a dans son opinion n'est pas Dieu. Il est évident par là que le péché d'infidélité est plus grand que tous ceux qui se commettent dans la perversité morale. Mais il n'est pas plus grand que ceux qui s'opposent aux autres vertus théologales, nous le dirons plus loin.
Solutions:
1. Rien n'empêche que le péché le plus grave dans
son genre soit moins grave suivant quelques circonstances. C'est pour cela que
S. Augustin n'a pas voulu se prononcer hâtivement entre le mauvais catholique
et l'hérétique qui par ailleurs ne pèche pas. Car le péché de l'hérétique, bien
qu'il soit d'un genre plus grave, peut cependant être atténué par quelques
circonstances. Et inversement le péché du catholique être aggravé par quelque circonstance.
2. L'infidélité comporte une ignorance qui lui
est attachée et aussi un refus des vérités de foi. De ce côté elle se présente
comme un péché extrêmement grave. Mais elle tient, du côté de l'ignorance, un
motif d'excuse, surtout lorsque le pécheur, comme ce fut le cas chez l'Apôtres
ne pèche pas par malice.
3. A considérer le genre du péché, l'infidèle est puni plus gravement pour le péché d'infidélité qu'un autre pécheur ne l'est pour tout autre péché. Mais pour un autre péché, par exemple pour l'adultère, s'il est commis par un fidèle et par un infidèle, toutes choses étant égales, le fidèle pèche plus gravement que l'infidèle, tant à cause de cette connaissance de la vérité que procure, la foi, qu'en raison des sacrements de la foi dont il est imprégné, et auxquels il fait outrage en commettant le péché.
Objections:
1. On peut penser que n'importe quelle action
chez un infidèle est un péché puisque, sur ce texte aux Romains (14, 23):
" Tout ce qui ne vient pas de la foi est péché ", la Glose dit:
" Toute la vie des infidèles est un péché. " Mais la vie des
infidèles, c'est tout ce qu'ils font. Donc chez l'infidèle toute action est un
péché.
2. C'est la foi qui dirige l'intention. Mais il
ne peut y avoir aucun bien s'il ne vient pas d'une intention droite. Donc chez
les infidèles aucune action ne peut être bonne.
3. Quand ce qui précède est corrompu, ce qui
vient ensuite l'est aussi. Mais l'acte de foi précède les actes de toutes les vertus.
Comme il n'y a pas d'acte de foi chez les infidèles, ils ne peuvent faire
aucune oeuvre bonne mais pèchent en tout ce qu'ils font.
Cependant, au centurion Corneille, alors qu'il était encore un infidèle, il a été dit que ses aumônes étaient agréées de Dieu (Ac 10, 31). Les actions de l'infidèle ne sont donc pas toutes des péchés, mais quelques-unes sont bonnes.
Conclusion:
Le péché mortel, avons-nous dit, ôte la grâce sanctifiante, mais ne gâte pas totalement le bien de la nature. Aussi, puisque l'infidélité est un péché mortel, assurément les infidèles sont dépourvus de la grâce; cependant il reste en eux un certain bien de la nature. Il s'ensuit évidemment qu'ils ne peuvent faire les oeuvres bonnes qui découlent de la grâce, c'est-à-dire des oeuvres méritoires; cependant, les oeuvres bonnes pour lesquelles suffit le bien de la nature, ils peuvent quelque peu les faire. Par suite, il n'est pas fatal qu'ils pèchent en tout ce qu'ils font; mais ils pèchent chaque fois qu'ils entreprennent une oeuvre procédant de l'infidélité. De même, en effet, qu'en ayant la foi on peut commettre un péché dans un acte qu'on ne rapporte pas aux fins de la foi, en péchant soit véniellement, soit même mortellement, de même l'infidèle peut aussi faire une bonne action dans ce qu'il ne rapporte pas à l'infidélité comme à une fins.
Solutions:
1. Par cette parole il faut comprendre, ou bien
que la vie des infidèles ne peut pas être sans péché, étant donné que les
péchés ne sont pas enlevés sans la foi, ou bien que tout ce que les fidèles
font par infidélité est péché. Aussi est-il ajouté au même endroit: " Tout
homme vivant ou agissant dans l'infidélité pèche grandement. "
2. La foi dirige l'intention en vue de la fin
ultime surnaturelle. Mais la lumière de la raison naturelle peut aussi diriger
l'intention en vue d'un bien connaturel.
3. L'infidélité ne corrompt pas totalement chez les infidèles la raison naturelle, au point qu'il ne reste en eux quelque connaissance du vrai, qui leur permet de pouvoir faire quelque chose en matière d'oeuvres bonnes. A propos de Corneille cependant, il faut savoir qu'il n'était pas un infidèle; autrement son activité n'eût pas été agréée de Dieu, à qui nul ne peut plaire sans la foi. Corneille avait la foi implicite, puisqu'il ne connaissait pas encore manifestement la vérité de l'Évangile. Aussi est-ce pour l'instruire plus pleinement de la foi que Pierre est envoyé vers lui.
Objections:
1. Il semble qu'il n'y ait pas plusieurs espèces
d'infidélité. En effet, puisque la foi et l'infidélité sont des contraires, il
faut qu'elles concernent la même réalité. Mais la foi a pour objet formel la
Vérité première, d'où elle tient son unité, bien que matériellement elle croie
beaucoup de choses. Donc l'infidélité a aussi pour objet la Vérité première,
et, en revanche, les choses que l'infidèle se refuse à croire sont comme la
matière de l'infidélité. Or la différence spécifique n'est pas mesurée d'après
les principes matériels, mais selon les principes formels. Donc l'infidélité
n'a pas autant d'espèces différentes qu'il y a d'erreurs diverses admises par
les infidèles.
2. Il y a une infinité de façons dont on peut
dévier de la vérité de la foi. Donc, si nous assignons à l'infidélité autant
d'espèces différentes qu'il y a d'erreurs diverses, il s'ensuit, semble-t-il,
qu'il y a une infinité d'espèces d'infidélités. En ce cas de telles espèces ne
sont pas objet d'étude.
3. Le même individu ne se trouve pas dans des
espèces différentes. Or il arrive que quelqu'un est infidèle du fait qu'il se
trompe sur des objets divers. Donc la diversité des erreurs ne produit pas
diverses espèces d'infidélité. Ainsi donc l'infidélité n'a pas plusieurs
espèces.
Cependant, à chaque vertu s'opposent plusieurs espèces de vices. Car " le bien se produit d'une seule façon mais le mal de beaucoup de façons ", comme le remarquent Denys et le Philosophe. Mais la foi est une vertu. Donc plusieurs espèces d'infidélités s'y opposent.
Conclusion:
Toute vertu, avons-nous dit, consiste à atteindre une règle de connaissance ou d'action humaine. Or, dans une matière donnée il n'y a qu'une façon d'atteindre la règle, mais il y a bien des façons de s'en écarter: c'est pourquoi beaucoup de vices s'opposent à une seule vertu. Mais cette diversité de vices en opposition avec chaque vertu peut être regardée de deux manières. D'abord, selon la diversité d'attitudes à l'égard de la vertu. En cela les vices opposés à une vertu forment des espèces bien déterminées; ainsi un vice est opposé à la vertu morale, parce qu'il va au-delà de la vertu, et un autre parce qu'il reste en deçà. Ensuite, la diversité des vices opposés à une même vertu peut être considérée selon que sont gâtés les divers éléments requis pour la vertu. Et c'est en cela qu'une infinité de vices s'opposent à une vertu la tempérance ou la force par exemple, selon que les diverses circonstances de la vertu peuvent être gâtées d'une infinité de façons pour que l'on s'éloigne de la rectitude de la vertu. Aussi les pythagoriciens ont-ils déclaré que le mai est infini.
Voici donc ce qu'il faut dire.
Si l'infidélité est jugée par rapport à la foi, les espèces d'infidélité sont diverses et en nombre déterminé. Puisque, en effet, le péché d'infidélité consiste à résister à la foi, cela peut arriver de deux manières. Ou bien parce qu'on résiste à la foi sans l'avoir encore reçue, et telle est l'infidélité des païens ou gentils. Ou bien parce qu'on résiste à la foi chrétienne après l'avoir reçue, soit en figure, et telle est l'infidélité des juifs, soit dans sa pleine révélation de vérité, et telle est l'infidélité des hérétiques. Aussi peut-on partager l'infidélité en général entre ces trois espèces.
Si au contraire on distingue les espèces d'infidélités d'après une erreur dans les diverses vérités de foi, alors l'infidélité n'a pas d'espèces définies; les erreurs peuvent se multiplier à l'infini, comme S. Augustin le fait voir dans son traité Des Hérésies.
Solutions:
1. La raison formelle d'un péché peut se prendre sous un double aspect. D'une manière, dans l'intention du pécheur: en ce sens, c'est ce vers quoi se tourne le pécheur qui est l'objet formel du péché, et les espèces du péché sont diversifiées par là. De l'autre manière, selon la raison de mal: en ce sens, c'est le bien dont on se détourne qui est l'objet formel du péché; mais de ce côté le péché n'a pas d'espèces; bien plus, il est une privation d'espèce. Ainsi donc il faut dire que l'infidélité a bien pour objet la vérité première comme ce dont elle se détourne; mais l'objet formel vers lequel elle se tourne, c'est la fausse opinion qu'elle suit, et c'est par ce côté que se diversifient ses espèces.
Aussi, tandis que la charité est une, parce
qu'elle est attachée au souverain bien, mais que les vices opposés à la charité
sont divers parce que leur penchant vers divers biens temporels les éloigne de
l'unique bien souverain et en outre les entraîne à diverses attitudes
désordonnées envers Dieu; la foi aussi est une seule vertu par le fait qu'elle
adhère à l'unique vérité première; mais les espèces d'infidélité sont multiples
par le fait que les infidèles suivent diverses opinions fausses.
2. Cette objection porte sur la distinction des
espèces d'infidélité suivant les diverses matières où il y a erreur.
3. De même que la foi est une parce qu'elle croit beaucoup de choses ordonnées à une seule, de même l'infidélité, même si elle erre en beaucoup de points, peut être une en tant que tous sont ordonnés à un seul. Rien cependant n'empêche un homme d'errer en plusieurs sortes d'infidélités, comme aussi un seul individu peut succomber à des vices divers et à diverses maladies corporelles.
Objections:
1. Il semble que l'infidélité des gentils, ou
païens, soit plus grave que les autres. En effet, de même que la maladie
corporelle est d'autant plus grave qu'elle s'attaque à la santé d'un membre
plus important, de même il semble que le péché soit d'autant plus grave qu'il
s'oppose à ce qu'il n'y a de plus fondamental dans la vertu. Mais le plus fondamental
dans la foi, c'est la foi à l'unité divine, et c'est à cette foi que manquent
les païens en croyant à une multitude de dieux. Leur infidélité est donc la
plus grave.
2. Parmi les hérétiques, l'hérésie de
quelques-uns est d'autant plus détestable qu'ils sont en contradiction avec la
vérité de la foi en plus de points et sur des points plus fondamentaux. Ainsi
l'hérésie d'Arius, qui sépara la divinité du Christ de son humanité, fut plus
détestable que celle de Nestorius, qui séparait son humanité de la personne du
fils de Dieu. Mais les païens, parce qu'ils ne reçoivent absolument rien de la
foi, s'éloignent d'elle sur des points plus fondamentaux que les Juifs et les
hérétiques. Leur infidélité est donc la plus grave.
3. Tout bien atténue le mal. Mais il y a du bien
chez les Juifs parce qu'ils confessent que l'Ancien Testament vient de Dieu. il
y a aussi du bien chez les hérétiques, parce qu'ils vénèrent le Nouveau
Testament. Ils pèchent donc moins que les païens qui repoussent les deux
Testaments.
Cependant, il est écrit dans la seconde épître de S. Pierre (2, 21): " Il eût mieux valu pour eux ne pas connaître la voie de la justice que de retourner en arrière après l'avoir connue. " Or les gentils n'ont pas connu la voie de la justice mais les hérétiques et les Juifs, la connaissant dé quelque manière, l'ont abandonnée. Donc leur péché est plus grave.
Conclusion:
Dans l'infidélité, avons-nous dit, on peut considérer deux aspects. L'un est son rapport avec la foi. A cet égard, quelqu'un qui résiste à la foi qu'il a reçue pèche plus gravement que celui qui résiste à la foi qu'il n'a pas reçue, de même que celui qui ne remplit pas ce qu'il a promis, pèche plus gravement que s'il ne remplit pas ce qu'il n'a jamais promis. A ce point de vue, les hérétiques qui professent la foi à l'Évangile, et qui résistent à cette foi en la détruisant, pèchent plus gravement que les Juifs qui n'ont jamais reçu la foi a l'Évangile. Mais parce qu'ils en ont reçu la préfiguration dans l'Ancien Testament et qu'ils détruisent cette préfiguration en l'interprétant mal, leur infidélité est plus grave que celle des païens qui n'ont aucunement reçu la foi à l’Évangile.
On peut considérer aussi un autre aspect dans l'infidélité: la corruption des vérités de la foi; à ce point de vue, comme les gentils se trompent en plus de choses que les juifs, et les Juifs en plus de choses que les hérétiques, l'infidélité des païens est plus grave que celle des Juifs, et l'infidélité des Juifs plus grave que celle des hérétiques, sauf peut-être chez quelques-uns comme les manichéens qui, en matière de foi, sont dans l'erreur plus gravement que les païens. De ces deux gravités cependant, la première l'emporte sur la seconde quant à la raison de faute. Car, nous l'avons dit, l'infidélité tire sa raison de faute bien plus du fait qu'elle résiste à la foi, que de la foi qui lui manque. Cela en effet paraît se rattacher plutôt à la raison de châtiment, nous l'avons dit. Aussi, à parler absolument, la pire infidélité est celle des hérétiques.
Solutions:
Cela répond clairement aux Objections.
Objections:
1. Il semble que non, car l'Apôtre dit (1 Tm 2,
14): " Évite les querelles de mots, bonnes seulement à perdre ceux qui les
écoutent. " Mais il ne peut pas y avoir de discussion publique avec les
infidèles sans querelles de mots. Donc on ne doit pas disputer publiquement
avec les infidèles.
2. Une loi de Marcien Auguste, confirmée par les
canons, s'exprime ainsi: " C'est faire injure au jugement du très saint
synode de prétendre revenir sur ce qui a été une fois jugé et correctement
décidé, et d'en disputer publiquement. " Mais toutes les vérités de la foi
ont été définies par les saints conciles. C'est donc offenser la synode et
pécher gravement que d'oser disputer publiquement des vérités de foi.
3. On mène une dispute par des arguments. Mais un
argument c'est " une raison qui fait croire des choses douteuses ".
Comme les vérités de foi sont très certaines, elles n'ont pas à être mises en
doute. Il n'y a donc pas à en disputer publiquement.
Cependant, on lit dans les Actes (9, 22): " Saul prenait de la force et confondait les juifs "; puis (9, 29): " Il parlait aux païens et disputait avec les Grecs. "
Conclusion:
Dans la dispute en matière de foi il y a deux choses à considérer, l'une du côté du disputant, l'autre du côté des auditeurs. Pour ce qui est du disputant, il faut considérer l'intention. Car, s'il dispute comme quelqu'un qui doute de la foi et qui n'en tient pas la vérité pour certaine, mais cherche à la vérifier par des arguments, il pèche sans aucun doute comme doutant de la foi et infidèle. Mais, si quelqu'un dispute en matière de foi pour réfuter les erreurs, ou même à titre d'exercice, c'est louable.
Pour ce qui est des auditeurs, il faut voir si ceux qui écoutent la dispute sont instruits et fermes dans la foi, ou si ce sont des gens simples et qui vacillent dans la foi. Assurément, devant des sages fermes dans la foi, il n'y a aucun péril à disputer de la foi. Mais en ce qui concerne les simples, il faut faire une distinction. Ou bien ils sont attirés ou même poussés par des infidèles qui s'appliquent à détruire en eux la foi, que ce soient des juifs, des hérétiques ou des païens, ou bien comme dans les pays où il n'y a pas d'infidèles, cela ne les inquiète nullement. Dans le premier cas, il est nécessaire de disputer publiquement en matière de foi, pourvu qu'il y ait des gens suffisamment capables de réfuter les erreurs. Par là, en effet, les simples seront confirmés dans la foi, et on enlèvera aux infidèles la possibilité de les tromper. Alors le silence de ceux qui auraient dû résister aux pervertisseurs de la vérité de la foi serait une confirmation de l'erreur. D'où cette parole de S. Grégoire v: " De même qu'un discours inconsidéré entraîne dans l'erreur, de même un silence intempestif abandonne dans l'erreur ceux qui pouvaient être instruits. " Dans le second cas, il est périlleux au contraire de disputer en matière de foi devant des gens simples, leur foi est d'autant plus ferme qu'ils n'ont rien entendu dire qui soit différent de ce qu'ils croient. Et c'est pourquoi il n'est pas bon pour eux d'écouter les paroles des infidèles en discussion contre la foi.
Solutions:
1. L'Apôtre ne défend pas toute dispute, mais la
dispute désordonnée qui recourt plutôt à une querelle de mots qu'à la fermeté
de idées.
2. Cette loi interdit une dispute publique qui
procède du doute contre la foi, mais non pas celle qui sert à confirmer la foi.
3. On ne doit pas disputer dans les matières de foi comme si on avait des doutes à leur sujet, mais afin de manifester la vérité et de réfuter les erreurs. Il faut en effet, pour confirmer la foi, disputer de temps à autre avec des infidèles. Tantôt pour défendre la foi, selon cette parole (1 P 3, 15): " Toujours prêts pour répondre à ceux qui vous demandent raison de votre espérance et de votre foi. " Tantôt pour convaincre ceux qui sont dans l'erreur, selon S. Paul (Tt 1, 9): " Qu'il soit capable à la fois d'exhorter dans la saine doctrine et de confondre les contradicteurs. "
Objections:
1. Aucunement, semble-t-il. On lit en effet en S.
Matthieu (13, 28) que les serviteurs du père de famille dans le champ duquel
avait été semée l'ivraie, lui demandèrent: " Veux-tu que nous allions la
ramasser? " et il répondit: " Non, de peur qu'en ramassant l'ivraie
vous n'arrachiez en même temps le froment. " S. Jean Chrysostome commente
ainsi: " Le Seigneur a voulu par là défendre de tuer. Car il ne faut pas
tuer les hérétiques, pour cette raison que, si on les tuait, il serait fatal
que beaucoup de saints soient détruits en même temps. " Il semble donc,
pour la même raison, qu'on ne doit pas contraindre à la foi certains infidèles.
2. On dit dans les Décrétales: " Pour ce qui
est des Juifs, le saint synode a prescrit de n'en forcer aucun à croire
désormais. " Pour la même raison, on ne doit pas non plus contraindre les
autres infidèles à la foi.
3. S. Augustin dit " L'on peut tout faire
sans le vouloir, mais croire, seulement si on le veut. " Mais la volonté
ne peut pas être forcée. Il semble donc que les infidèles ne doivent pas être
contraints à la foi.
4. Dieu dit dans Ézéchiel (18, 23): " je ne
veux pas la mort du pécheur. " Mais nous devons conformer notre volonté à
la volonté divine, nous l'avons déjà dit. Nous ne devons donc plus vouloir le
meurtre des infidèles.
Cependant, il est dit en S. Luc (14, 23): " Va sur les routes et les sentiers, et force à entrer pour que ma maison soit pleine. Mais c'est par la foi que les hommes entrent dans la maison de Dieu, c'est-à-dire dans l'Église. Il y a donc des gens qu'on doit contraindre à la foi.
Conclusion:
Parmi les infidèles il y en a, comme les païens et les Juifs, qui n'ont jamais reçu la foi. De tels infidèles ne doivent pas être poussés à croire, parce que croire est un acte de volonté. Cependant, ils doivent être contraints par les fidèles, s'il y a moyen, pour qu'ils ne s'opposent pas à la foi par des blasphèmes, par des suggestions mauvaises, ou encore par des persécutions ouvertes. C'est pour cela que souvent les fidèles du Christ font la guerre aux infidèles; ce n'est pas pour les forcer à croire puisque, même si après les avoir vaincus ils les tenaient prisonniers, ils leur laisseraient la liberté de croire; ce qu'on veut, c'est les contraindre à ne pas entraver foi chrétienne. Mais il y a d'autres infidèles qui ont un jour embrassé la foi et qui la professent, comme les hérétiques et certains apostats. Ceux-là, il faut les contraindre même physiquement à accomplir ce qu'ils ont promis et à garder la foi qu'ils ont embrassée une fois pour toutes.
Solutions:
1. Certains ont compris que cette autorité
patristique interdisait non l'excommunication des hérétiques, mais leur mise à
mort: c'est clair dans ce texte de S. Jean Chrysostome. Et S. Augustin parle
ainsi de lui-même: " Mon avis était d'abord qu'on ne doit forcer personne
à l'unité du Christ, qu'il fallait agir par la parole, combattre par la
discussion. Mais ce qui était mon opinion est vaincu non par les paroles de
contradicteurs, mais par la démonstration des faits. Car la crainte des lois a
été si utile que beaucoup disent: "Rendons grâce au Seigneur qui a brisé
nos liens !" ". Si le Seigneur dit: " Laissez-les croître
ensemble jusqu'à la moisson ", nous voyons comment il faut le prendre,
grâce à ce qui suit: " de peur qu'en ramassant l'ivraie vous n'arrachiez
en même temps le froment ". Cela le montre suffisamment, dit S. Augustin:
" Lorsqu'il n'y a pas cette crainte, c'est-à-dire quand le crime de chacun
est assez connu de tous et apparaît abominable au point de n'avoir plus aucun
défenseur, ou de ne plus en avoir qui soient capables de susciter un schisme,
la sévérité de la discipline ne doit pas s'endormir. "
2. Les Juifs, s'ils n'ont nullement reçu la foi,
ne doivent nullement y être forcés. Mais, s'ils ont reçu la foi, " il faut
qu'on les mette de force dans la nécessité de la garder ", dit le même
chapitre des Décrétales.
3. " Faire un voeu, dit-on, est laissé à la
volonté, mais le tenir est une nécessité. " De même, embrasser la foi est
affaire de volonté, mais la garder quand on l'a embrassée est une nécessité.
C'est pourquoi les hérétiques doivent être contraints à garder la foi. S.
Augustin écrit en effet au comte Boniface: " Là où retentit la clameur
accoutumée de ceux qui disent: "On est libre de croire ou de ne pas
croire; à qui le Christ a-t-il fait violence?" - qu'ils découvrent chez
Paul le Christ qui commence par le forcer et qui dans la suite l'instruit.
"
4. Comme dit S. Augustin dans la même lettre: " Personne d'entre nous ne veut la perte d'un hérétique, mais David n'aurait pas eu la paix dans sa maison si son fils Absalon n'était mort à la guerre qu'il lui faisait. De même l'Église catholique: lorsque par la ruine de quelques-uns elle rassemble tout le reste de ses enfants, la délivrance de tant de peuples guérit la douleur de son coeur maternel. "
Objections:
1. Il semble que oui. L'Apôtre écrit en effet:
" Si un infidèle vous invite à souper et que vous acceptiez d'y aller,
mangez tout ce qu'on vous présente " (1 Co 10, 27). Et S. Jean Chrysostome
dit: " Si vous voulez aller à la table des païens, nous le permettons sans
aucune restriction. " Mais aller souper chez quelqu'un, c'est communiquer
avec lui. Il est donc permis de communiquer avec les infidèles.
2. L'Apôtre dit encore (1 Co 5, 12): " En
quoi m'appartient-il de porter un jugement sur ceux du dehors? " Mais les
infidèles sont bien du dehors. Donc, puisqu'il faut un jugement de l'Église
pour interdire aux fidèles de communiquer avec certains, il ne semble pas qu'on
doive interdire aux fidèles de communiquer avec les infidèles.
3. Le maître ne peut employer son serviteur que
s'il communique avec lui, au moins par la parole, car le maître fait agir le
serviteur par le commandement. Mais les chrétiens peuvent avoir comme
serviteurs des infidèles, soit des Juifs, soit même des païens ou des
Sarrasins. Ils peuvent donc licitement communiquer avec eux.
Cependant, il est écrit au Deutéronome (7, 3): " Tu ne feras pas d'alliance avec eux, tu ne leur feras pas grâce, tu ne contracteras pas de mariages avec eux. " Et, sur ce passage du Lévitique (15, 19): " La femme qui au retour du mois, etc. " la Glose dit: " Ainsi faut-il s'abstenir de l'idolâtrie, au point de ne toucher ni les idolâtres ni leurs disciples, et de ne pas communiquer avec eux. "
Conclusion:
Communiquer avec une personne est interdit aux fidèles pour deux motifs: ou c'est pour la punition de la personne à qui est retirée la communion des fidèles, ou c'est pour la protection de ceux à qui cette communication est interdite. L'un et l'autre motif peut se déduire des paroles de l'Apôtre (1 Co 5). Car, après avoir porté la sentence d'excommunication, il donne pour raison: " Ne savez-vous pas qu'un peu de ferment corrompt toute la pâte? " Après cela il ajoute une raison qui se réfère à la peine que l'Église porte par jugement: " N'est-ce pas ceux du dedans que vous jugez? "
Donc, à titre de punition, l'Église n'interdit pas aux fidèles de communiquer avec les infidèles lorsque ceux-ci n'ont en aucune façon reçu la foi chrétienne, c'est-à-dire lorsque ce sont des païens ou des Juifs, parce qu'elle n'a pas à porter de jugement sur eux au spirituel, mais au temporel, dans le cas où, habitant parmi les chrétiens, ils commettent une faute qui motive leur punition, au temporel, par les fidèles. Pourtant, de ce point de vue, c'est-à-dire à titre de punition, l’Église interdit aux fidèles de communiquer avec les infidèles lorsque ceux-ci dévient de la foi qu'ils avaient embrassée, soit en la corrompant comme les hérétiques, soit même en s'éloignant d'elle totalement, comme les apostats. C'est en effet contre les uns et les autres que l'Église porte la sentence d'excommunication.
Mais, à titre de protection, il semble qu'on doive distinguer suivant les diverses conditions des personnes, des affaires et des temps: S'agit-il, en effet, de fidèles qui ont été fermes dans la foi, de sorte que leur communication avec les infidèles fait espérer la conversion de ces derniers plus qu'un éloignement de la foi chez les fidèles? Il n'y a pas à empêcher ceux-ci de communiquer avec les infidèles qui n'ont pas reçu la foi, c'est-à-dire avec des païens ou des Juifs; et surtout quand il y a nécessité urgente. S'agit-il, au contraire, de gens simples, peu fermes dans la foi, et dont on puisse selon toute probabilité craindre la chute? On doit leur interdire de communiquer avec les infidèles, et surtout les empêcher d'avoir une grande familiarité avec eux, ou de communiquer avec eux quand il n'y a pas nécessité.
Solutions:
1. Cela répond à la première objection.
2. L'Église n'exerce pas son jugement contre les
infidèles en ceci qu'elle leur infligerait une peine spirituelle. Elle juge
cependant quelques-uns d'entre eux en ceci qu'elle leur inflige une peine
temporelle. C'est ce que signifie le fait que parfois, pour des fautes
spéciales, elle retire à des infidèles toute communication avec les fidèles.
3. Il y a plus de probabilité à ce que le
serviteur qui est sous les ordres de son maître, se convertisse à la foi de ce
dernier qui est lui-même fidèle, qu'il n'y a de probabilité en sens inverse.
C'est pourquoi il n'a pas été défendu aux fidèles d'avoir pour serviteurs des
infidèles. Si cependant il y avait pour le maître un péril imminent à
communiquer avec un tel serviteur, il devrait rejeter celui-ci conformément à
cet ordre du Seigneur (Mt 18, 8) " Si ton pied t'a scandalisé,
retranche-le et jette-le loin de toi. "
4. Il faut répondre à l'argument En sens contraire que le Seigneur donne cet ordre au sujet des nations dans le pays desquelles allaient entrer les Juifs, enclins à l'idolâtrie. C'est pourquoi on devait craindre que par des relations constantes avec les idolâtres, ils ne se détachent de la foi. Et c'est pourquoi on lit ensuite (Dt 7, 4) " Car ton fils serait détourné de me suivre. "
Objections:
1. Apparemment oui. L'Apôtre écrit en effet (1 Tm
6, 1): " Que tous ceux qui sont sous le joug comme esclaves jugent leurs
maîtres dignes de respect. " Qu'il parle des infidèles, on le voit par ce
qui suit: " Ceux qui ont des fidèles pour maîtres n'ont pas à les mépriser
non plus. " Pierre écrit de son côté (1 P 2, 18): " Serviteurs, soyez
soumis à vos maîtres avec une crainte profonde, non seulement à ceux qui sont
doux et bons, mais encore à ceux qui sont difficiles. Il n'y aurait pas ce
précepte dans l'enseignement apostolique si les infidèles ne pouvaient pas avoir
autorité sur les fidèles.
2. Tous les membres de la maison d'un prince sont
sous l'autorité de ce prince. Mais il y avait des fidèles qui étaient de la
maison de princes infidèles; d'où cette phrase aux Philippiens (4, 22): "
Tous les saints vous saluent, mais surtout ceux qui sont de la maison de César
", c'est-à-dire de Néron, qui était bien un infidèle. Les infidèles
peuvent donc avoir autorité sur les fidèles.
3. Comme dit le Philosophe, le serviteur est
l'instrument du maître dans ce qui relève de la vie humaine, de même que
l'ouvrier d'un artisan est l'instrument de l'artisan dans ce qui regarde le
travail du métier. Mais en de telles choses un fidèle peut être soumis à un
infidèle, car les fidèles peuvent être les fermiers des infidèles. Donc ceux-ci
peuvent avoir autorité sur les fidèles, jusqu'à pouvoir leur commander.
Cependant, l'autorité implique que l'on ait le pouvoir judiciaire. Mais les infidèles ne peuvent juger les fidèles, selon S. Paul (1 Co 6, 1): " Quand l'un de vous a un différend avec un autre, ose-t-il bien aller en justice devant les injustes " c'est-à-dire les infidèles, " et non devant les saints? " Donc il apparaît que les infidèles ne puissent avoir autorité sur les fidèles.
Conclusion:
Sur ce sujet on peut donner une double Réponse. La première concerne une souveraineté, ou autorité, d'infidèles sur les fidèles, qui serait à instituer. Cela ne doit être aucunement permis. Car cela tournerait au scandale et au péril de la foi. En effet ceux qui sont soumis à la juridiction des autres peuvent être influencés par ces supérieurs dont ils doivent suivre les ordres, à moins que de tels subordonnés aient beaucoup de vertu. Et pareillement, les infidèles méprisent la foi lorsqu'ils constatent la défaillance des fidèles. C'est pourquoi l'Apôtre a interdit aux fidèles d'intenter des procès devant un juge infidèle. C'est pourquoi l'Église ne permet aucunement que les infidèles acquièrent la souveraineté sur les fidèles, ni qu'ils leur commandent, à quelque titre que ce soit, dans une charge.
La Réponse est différente pour une souveraineté ou une autorité qui existe déjà. Dans cette situation il faut considérer que la souveraineté et l'autorité sont entrées là par droit humain; la distinction entre fidèles et infidèles est au contraire de droit divin, mais ce droit divin qui vient de la grâce, ne détruit pas le droit humain qui vient de la raison naturelle. C'est pourquoi la distinction entre fidèles et infidèles, prise en soi, ne supprime pas la souveraineté ni l'autorité des infidèles sur les fidèles.
Cependant l'Église, qui est investie de l'autorité de Dieu, peut à bon droit, par voie de sentence ou d'ordonnance, supprimer un tel droit de souveraineté ou d'autorité, parce que les infidèles, au titre même de leur infidélité, méritent de perdre pouvoir sur des fidèles qui sont promus enfants de Dieu.
Mais cela, tantôt l'Église le fait, tantôt elle ne le fait pas. Car, dans le cas des infidèles qui sont soumis à elle et à ses membres, même par une sujétion temporelle, l'Église statue d'après ce droit: celui qui est esclave chez des juifs, dès qu'il devient chrétien, est aussitôt libéré de son esclavage, sans payer aucune rançon, s'il était de la maison, c'est-à-dire né en esclavage, et pareillement s'il avait été acheté pour le service lorsqu'il était infidèle; mais, s’il avait été acheté pour la vente, il faut qu'il soit dans les trois mois remis sur le marché. En tout cela l'Église ne commet pas d'injustice parce que, ces juifs étant eux-mêmes des esclaves, elle peut disposer de leurs biens; elle agit comme l'ont fait aussi les princes séculiers qui ont publié beaucoup de lois à l'égard de leurs sujets en faveur de la liberté. Au contraire, dans le cas des infidèles qui au temporel ne sont pas soumis à elle ni à ses membres, l'Église n'a pas établi ce droit, bien qu'elle pût juridiquement l'instituer. Et elle fait cela pour éviter le scandale; comme le Seigneur a montré (Mt 17, 25) qu'il pouvait se dispenser du tribut parce que " les fils sont libres ". mais pourtant a prescrit de le payer pour éviter le scandale. Et Paul de même, après avoir dit que les esclaves doivent honorer leurs maîtres, ajoute (1 Tm 6, 1): " Pour que le nom du Seigneur et son enseignement ne soient pas blasphémés. "
Solutions:
1. Cela donne la Réponse à la première
objection.
2. Cette autorité de César préexistait à ce qui
distinguait les fidèles des infidèles, et elle n'était pas détruite par la
conversion de quelques individus à la vrai foi. Il était utile que quelques
fidèles aient une situation dans la maison de l'empereur, pour pouvoir défendre
les autres fidèles: c'est ainsi que S. Sébastien, lorsqu'il voyait les
chrétiens faiblir dans les tourments, confortait leur courage en continuant de
se cacher sous la chlamyde du soldat dans la maison de Dioclétien.
3. Les esclaves sont soumis à leurs maîtres pour la totalité de la vie, et les sujets à leurs supérieurs pour toutes les affaires; mais les ouvriers des artisans sont soumis à ceux-ci pour des travaux déterminés. Aussi y a-t-il plus de péril à ce que des infidèles reçoivent une souveraineté ou une autorité sur les fidèles, qu'à ce qu'ils reçoivent d'eux une collaboration technique. C'est pourquoi l'Église permet que les chrétiens puissent cultiver les terres des Juifs, parce que cela ne les oblige pas à vivre en société avec eux. Le livre des Rois (1 R 5, 6) rapporte que Salomon a même réclamé au roi de Tyr des maîtres d'oeuvre pour travailler le bois. Et cependant, s'il y avait à craindre qu'une telle communication ou communauté de vie puisse amener la subversion des fidèles, ce serait à interdire absolument.
Objections:
1. Non. Car il est bien évident que les infidèles
qui ont leurs rites pèchent en les observant. Or il semble bien consentir au
péché, celui qui ne l'interdit pas alors qu'il le pourrait, comme on le voit
dans la Glose sur l'épître aux Romains (1, 32): " Non seulement ils font,
mais encore ils approuvent ceux qui le font. " Ils pèchent donc, ceux qui
tolèrent les rites des infidèles.
2. Les rites des Juifs sont comparés à
l'idolâtrie. Effectivement, sur cette parole (Ga 5, 1): " Ne vous remettez
pas sous le joug de l'esclavage ", la Glose dit: " Cet esclavage de
la loi n'est pas plus léger que celui de l'idolâtrie. " Mais on ne
supporterait pas que quelques personnes pratiquent un rite idolâtrique. Au
contraire, les princes chrétiens ont fait d'abord fermer, et ensuite démolir,
les temples des idoles, comme S. Augustin le raconte, les rites des Juifs non
plus ne doivent donc pas être tolérés.
3. Le péché d'infidélité, avons-nous dit, est
extrêmement grave. Mais il y a d'autres péchés, comme l'adultère, le vol, etc.,
qui ne sont pas tolérés et au contraire sont punis par la loi. Les rites des
infidèles ne doivent donc pas non plus être tolérés.
Cependant, dans les Décrétales, S. Grégoire dit à propos des Juifs: " Toutes leurs fêtes, telles que jusqu'à maintenant eux et leurs pères les ont observées par un culte séculaire, qu'ils aient la libre faculté de les observer et célébrer. "
Conclusion:
Le gouvernement humain dérive du gouvernement divin et doit le prendre pour modèle. Or Dieu, bien qu'il soit tout-puissant et souverainement bon, permet néanmoins qu'il se produise des maux dans l'univers, alors qu'il pourrait les empêcher, parce que leur suppression supprimerait de grands biens et entraînerait des maux plus graves. Ainsi donc, dans le gouvernement humain, ceux qui commandent tolèrent à bon droit quelques maux, de peur que quelques biens ne soient empêchés, ou même de peur que des maux pires ne soient encourus. C'est ce que dit S. Augustin: " Supprimez les prostituées et vous apporterez un trouble général par le déchaînement des passions. " Ainsi donc, bien que les infidèles pèchent par leurs rites, ceux-ci peuvent être tolérés soit à cause du bien qui en provient, soit à cause du mal qui est évité. Du fait que les juifs observent leurs rites, qui préfiguraient jadis la réalité de la foi que nous professons, il en découle ce bien que nous recevons de nos ennemis un témoignage en faveur de notre foi, et qu'ils nous représentent comme en figure ce que nous croyons. C'est pourquoi les Juifs sont tolérés avec leurs rites.
Quant aux rites des autres infidèles, comme ils n'apportent aucun élément de vérité ni d'utilité. il n'y a pas de raison que ces rites soient tolérés. si ce n'est peut-être en vue d'un mal à éviter. Ce qui est à éviter, c'est le scandale ou le dissentiment qui pourrait provenir de cette intolérance, ou encore l'empêchement de salut pour ceux qui, ainsi tolérés, se tournent peu à peu vers la foi. C'est pour cela en effet que l'Église a quelquefois toléré les rites des hérétiques et des païens quand les infidèles étaient très nombreux.
Solutions:
Cela répond clairement aux Objections.
Objections:
1. Il semble que oui. En effet, le lien
matrimonial est plus grand que le droit de la puissance paternelle, parce que
celui-ci peut être défait par l'homme lorsqu'un fils de famille devient majeur;
tandis que le lien matrimonial ne peut l'être, selon cette parole en S.
Matthieu (19, 6): " Ce que Dieu a uni, que l'homme ne le sépare pas.
" Mais le lien matrimonial est défait pour cause d'infidélité. L'Apôtre
dit en effet (1 Co 7, 15): " Si la partie qui n'a pas la foi veut s'en
aller, qu'elle s'en aille, car le frère ou la soeur n'est pas enchaîné au joug
dans ces cas-là. " Et le Canon e précise que, si le conjoint incroyant ne
veut pas demeurer avec l'autre sans offenser le Créateur, le conjoint ne doit
pas cohabiter avec lui. Donc à plus forte raison le droit paternel est-il
enlevé pour cause d'infidélité. Les enfants des infidèles peuvent donc être
baptisés contre le gré de leurs parents.
2. On doit secourir un homme en danger de mort
éternelle plus qu'un homme en danger de mort temporelle. Or, si quelqu'un
voyait un homme en péril de mort temporelle et ne lui portait pas secours, il
ferait un péché. Donc, puisque les enfants des juifs et des autres infidèles
sont en péril de mort éternelle s'ils sont laissés à des parents qui les
forment dans leur infidélité, il semble qu'il y ait lieu de les leur retirer
pour qu'ils soient baptisés et instruits dans la foi.
3. Les enfants des esclaves sont esclaves et sous
la puissance de leurs maîtres. Mais les Juifs sont les esclaves des rois et des
princes. Donc aussi leurs enfants. Par conséquent les rois et les princes ont
la puissance de faire ce qu'ils veulent des enfants des Juifs. Il n'y aura donc
aucune injustice à baptiser ces enfants malgré leurs parents.
4. Tout homme appartient davantage à Dieu dont il
tient son âme, qu'à son père charnel dont il tient son corps. Il n'y a donc pas
d'injustice à retirer les enfants des Juifs à leurs parents selon la chair, et
à les consacrer à Dieu par le baptême.
5. Le baptême est plus efficace pour le salut que
la prédication, puisque le baptême a pour effet d'enlever sur-le-champ la tache
du péché, la dette de peine, et d'ouvrir la porte du ciel. Mais, s'il y a péril
par la suite du manque de prédication, c'est imputé à celui qui n'a pas fait
cette prédication, comme c'est écrit en Ézéchiel à propos de celui qui "
voyant venir le glaive, n'a pas sonné de la trompette " (33, 6-8). Donc,
bien davantage, si les enfants des Juifs sont damnés par défaut de baptême,
sera-ce imputé comme péché à ceux qui auraient pu les baptiser et qui ne l'ont
pas fait.
Cependant, il ne faut faire d'injustice à personne. Or ce serait faire une injustice aux Juifs que de baptiser malgré eux leurs enfants; ils perdraient en effet leur droit de puissance paternelle sur ces enfants devenus des fidèles. On ne doit donc pas baptiser des enfants contre le gré de leurs parents.
Conclusion:
Ce qui possède la plus haute autorité, c'est la pratique de l'Église à laquelle il faut s'attacher jalousement en toutes choses. Car l'enseignement même des docteurs catholiques tient son autorité de l'Église. Il faut donc s'en tenir plus à l'autorité de l'Église qu'à celle d'un Augustin ou d'un Jérôme ou de quelque docteur que ce soit. Or, l'usage de l'Église n'a jamais admis que les enfants des Juifs soient baptisés malgré leurs parents. Il y eut cependant dans les temps reculés beaucoup de princes catholiques qui furent très puissants comme Constantin et Théodose; de très saints évêques furent familiers avec eux, comme Sylvestre avec Constantin, et Ambroise avec Théodose. Ces évêques n'auraient nullement omis de leur faire porter cette loi si elle était conforme à la raison. C'est pourquoi il semble périlleux d'introduire cette nouveauté: baptiser les enfants des juifs malgré leurs parents en dehors de la coutume jusqu'à présent observée dans l'Église.
Il y a à cela deux raisons. La première vient du péril de la foi. Car, si ces enfants recevaient le baptême avant d'avoir l'usage de la raison, dans la suite, en parvenant à l'âge parfait, ils pourraient facilement être entraînés par leurs parents à abandonner ce qu'ils ont reçu sans le connaître. Une autre raison, c'est que cela est contraire au droit naturel. En effet, par nature, le fils est quelque chose du père. Et d'abord il n'est même pas distinct de ses parents corporellement, aussi longtemps qu'il est contenu dans le sein de sa mère. Mais ensuite, alors même qu'il en est sorti, tant qu'il n'a pas l'usage du libre arbitre, il reste enfermé sous la tutelle des parents comme dans un sein spirituel. Car, aussi longtemps que l'enfant n'a pas l'usage de la raison, il ne diffère pas de l'animal sans raison. Aussi, de même qu'un boeuf ou un cheval appartient en droit civil à quelqu'un qui s'en sert quand il veut, de même est-il de droit naturel que le fils avant d'avoir l'usage de la raison demeure sous la tutelle du père. Il serait donc contraire à la justice naturelle que l'enfant, avant d'avoir l'usage de la raison, soit soustrait à la tutelle de ses parents ou qu'une disposition soit prise à son sujet malgré les parents. Mais, après qu'il commence à avoir l'usage du libre arbitre, il commence à être lui-même et il peut, dans ce qui est de droit divin ou naturel, se gouverner. Et alors il faut l'amener à la foi non par contrainte mais par persuasion; et il peut, même contre le gré de ses parents, adhérer à la foi et être baptisé, mais pas avant d'avoir l'âge de raison. Aussi est-il dit à propos des enfants des anciens pères qu'ils furent sauvés " dans la foi de leurs parents ", ce qui donne à comprendre qu'il appartient aux parents de pourvoir au salut de leurs enfants surtout avant que ceux-ci aient l'âge de raison.
Solutions:
1. Dans le lien matrimonial chacun des conjoints
a l'usage du libre arbitre et chacun peut malgré l'autre adhérer à la foi.
Tandis que ceci n'a pas lieu chez l'enfant avant qu'il ait l'usage de la
raison. Mais après, la comparaison est valable, s'il veut se convertir.
2. Il ne faut pas arracher quelqu'un à la mort
naturelle contre l'ordre du droit civil; par exemple, si quelqu'un est condamné
par son juge à la mort temporelle, personne ne doit l'y soustraire par la
violence. On ne doit donc pas non plus, pour délivrer un enfant du péril de
mort éternelle, violer l'ordre du droit naturel qui met le fils sous la tutelle
de son père.
3. Les Juifs sont les esclaves des princes par
une servitude civile qui n'exclut pas l'ordre du droit naturel ou divin.
4. L'homme est ordonné à Dieu par la raison qui
lui permet de connaître Dieu. C’est pourquoi, avant que l'enfant ait l'usage de
la raison, l'ordre naturel fait qu'il est ordonné à Dieu par la raison de ses
parents, dont il subit par nature la tutelle, et c'est selon leurs dispositions
qu'il est mis rapport avec les choses divines.
5. Le péril qui résulte d'une prédication omise ne menace que ceux à qui a été confié l'office de prêcher. C'est pourquoi on lit avant ce texte, chez Ézéchiel (3, 17): " je t'ai donné pour sentinelle aux enfants d'Israël. " Mais procurer aux enfants des infidèles les sacrements du salut revient à leurs parents. Il y a donc pour eux péril si, en soustrayant leurs petits enfants aux sacrements, il en résulte pour ceux-ci un détriment en ce qui concerne le salut.
1. Est-elle une espèce de l'infidélité? - 2. La matière de l'hérésie. - 3. Doit-on tolérer les
hérétiques? - 4. Doit-on recevoir ceux qui reviennent?
Objections:
1. Il ne semble pas. Car l'infidélité est dans
l'intelligence, avons-nous dit, tandis que l'hérésie paraît se rapporter non à
l'intelligence mais plutôt à la faculté d'appétit. S. Jérôme dit en effet, et
cela se trouve dans les Décrétales: " Hérésie en grec vient du mot choix,
c'est-à-dire que chacun choisit pour soi la discipline qu'il estime la
meilleure. " Or le choix, avons-nous dit, est un acte de la faculté
d'appétit. L'hérésie n'est donc pas une espèce de l'infidélité.
2. Un vice tire son espèce surtout de sa fin. Ce
qui fait dire au Philosophe: " Celui qui commet la fornication afin de
voler est plus voleur que fornicateur. " Mais la fin poursuivie par
l'hérésie, c'est l'avantage temporel et surtout la domination et la gloire, ce
qui appartient au vice de l'orgueil ou à celui de la cupidité. S. Augustin
affirme en effet que " l'hérétique est celui qui, en vue d'un avantage
temporel et surtout de sa gloire et de sa domination, engendre ou suit des
opinions fausses et nouvelles ". L'hérésie n'est donc pas une espèce
d'infidélité, c'est plutôt une espèce d'orgueil.
3. Puisque l'infidélité est dans l'intelligence,
il ne semble pas qu'elle relève de la chair. Mais l'hérésie relève des oeuvres
de la chair. Au dire de l'Apôtre (Ga 5, 19), " les oeuvres de la chair
sont manifestes, c'est la fornication, l'impureté ", et parmi les autres
il ajoute après cela " les dissensions, les sectes ", qui sont la
même chose que les hérésies. L'hérésie n'est donc pas une espèce de
l'infidélité.
Cependant, la fausseté s'oppose à la vérité. Mais " l'hérétique est celui qui engendre ou suit des opinions fausses ou nouvelles ". Il s'oppose donc à la vérité sur laquelle s'appuie la foi. Il entre donc dans l'infidélité.
Conclusion:
Le mot hérésie, on vient de le dire, implique un choix. Or le choix a pour objet, on l'a dit précédemment, les moyens en vue de la fin, celle-ci étant présupposée. D'autre part, dans les choses qu'on doit croire, la volonté adhère à une vérité comme à son bien propre, nous l'avons montré. Aussi la vérité principale a-t-elle raison de fin ultime, et les vérités secondaires ont raison de moyens.
Or, parce que celui qui croit adhère à la parole d'autrui, ce qui semble principal, et qui paraît jouer le rôle de fin en toute croyance, c'est celui à la parole de qui l'on adhère. Sont quasi secondaires les vérités que l'on tient du fait de cette adhésion. Ainsi donc, celui qui possède la vraie foi chrétienne adhère au Christ par sa volonté pour ce qui ressortit vraiment à son enseignement.
On peut donc dévier de la rectitude de la foi chrétienne de deux façons. D'un côté parce qu'on ne veut pas adhérer au Christ; on a alors une volonté mauvaise relativement à la fin elle-même. Cela concerne l'espèce d'infidélité des païens et des juifs. D'un autre côté, l'homme a bien l'intention d'adhérer au Christ, mais il dévie quant aux moyens qu'il choisit pour adhérer à lui, parce qu'il ne choisit pas ce qui est vraiment transmis par lui, mais ce que son propre esprit lui suggère. C'est pourquoi l'hérésie est l'espèce d'infidélité de ceux qui professent la foi chrétienne mais en corrompent les dogmes.
Solutions:
1. Le choix fait partie de l'infidélité au même
titre que la volonté fait partie de la foi, comme on vient de le dire.
2. Les vices tirent leur espèce de leur fin
prochaine, mais ils tirent leur genre et leur cause de leur fin éloignée.
Ainsi, lorsque quelqu'un commet une fornication en vue de voler, il y a bien là
une espèce de fornication par la fin propre et par l'objet, mais on voit par la
fin ultime que la fornication a son origine dans le vol, et elle est contenue
en lui comme un effet dans sa cause et comme une espèce dans un genre, nous
l'avons montré en traitant des actes humains. Aussi est-ce pareil dans notre
propos: la fin prochaine de l'hérésie est d'adhérer à une fausse doctrine qui
lui est propre, et c'est ce qui lui donne son espèce. Mais la fin éloignée
montre quelle est sa cause: elle sort, par exemple, de l'orgueil ou de la cupidité.
3. De même que le mot " hérésie " vient de hairéô " choisir ", le mot secte vient de sectari " rechercher ", dit Isidore dans ses Étymologies. C'est pourquoi hérésie et secte sont synonymes. L'une et l'autre relèvent des oeuvres de la chair, non quant à l'acte même d'infidélité en face de son objet prochain, mais en raison de sa cause. Cette cause, tantôt c'est le désir d'une fin désordonnée, lorsque l'hérésie sort d'un fonds d'orgueil ou de cupidité, comme on vient de le dire. Tantôt c'est aussi quelque illusion d'imagination, car il y a là aussi, pour le Philosophe, un principe d'erreur. Or l'imagination ressortit en quelque manière à la chair, puisque son acte met en jeu un organe corporel.
Objections:
1. Il semble que l'hérésie ne concerne pas
proprement les vérités de foi. Car, comme il y a des hérésies et des sectes
parmi les chrétiens, il y en eut aussi parmi les Juifs et les pharisiens,
Isidore en fait la remarque. Mais leurs dissensions ne concernaient pas les
vérités de foi. L'hérésie n'est donc pas là comme dans sa matière propre.
2. La matière de la foi, ce sont les réalités que
l'on croit. Mais l'hérésie a pour domaine non pas seulement les réalités, mais
aussi les mots et les exposés de la Sainte Écriture. S. Jérôme dit en effet:
" Quiconque interprète l'Écriture autrement que le réclame le sens de
l'Esprit Saint par qui elle a été écrite, même s'il ne quitte pas l’Église,
peut cependant être appelé hérétique. " Et il dit ailleurs que " des
paroles désordonnées engendrent une hérésie ". L'hérésie n'a donc pas
proprement pour matière les vérités de foi.
3. Même dans les choses qui appartiennent à la
foi, on peut trouver un dissentiment entre les pères comme entre S. Jérôme et
S. Augustin sur la cessation des observances légales. Cependant, cela est
étranger au vice d'hérésie. L'hérésie ne concerne donc pas proprement les
matières de foi.
Cependant, S. Augustin affirme contre les manichéens: " Ceux qui, dans l'Église du Christ, ont le goût du morbide et du dépravé, sont des hérétiques si, malgré le rappel à une doctrine saine et droite, ils refusent de corriger leurs dogmes empoisonnés et mortels, et s'obstinent à les défendre. " Mais des dogmes empoisonnés et mortels ce sont justement ceux qui s'opposent aux dogmes de cette foi qui fait vivre le juste d'après S. Paul (Rm 1, 17). Donc l'hérésie a pour domaine les vérités de foi comme sa matière propre.
Conclusion:
Nous parlons en ce moment de l'hérésie en tant qu'elle implique corruption de la foi chrétienne. Or ce n'est pas une corruption de la foi chrétienne, d'avoir une fausse opinion dans ce qui n'est pas de foi, par exemple en géométrie ou en d'autres choses de même sorte, qui ne peuvent absolument pas appartenir à la foi. Il y a corruption de la foi uniquement quand quelqu'un a une fausse opinion dans ce qui se rapporte à la foi. De deux manières, avons-nous dit plus haut, une chose se rapporte à la foi: tantôt directement et à titre principal, comme les articles de la foi; tantôt indirectement et secondairement, comme les choses qui entraînent la corruption d'un article. Et l'hérésie peut s'étendre à ce double domaine, comme aussi la foi.
Solutions:
1. De même que les hérésies des Juifs et des
pharisiens tournaient autour de certaines opinions relatives au judaïsme et au
pharisaïsme, ainsi les hérésies des chrétiens tournent autour de ce qui se
rapporte à la foi chrétienne.
2. On dit que quelqu'un expose la Sainte Écriture
autrement que l'Esprit Saint le réclame lorsqu'il déforme son exposé jusqu'à
contredire ce qui a été révélé par l'Esprit Saint. Aussi dit-on en Ézéchiel
(13, 6), au sujet des faux prophètes, qu'" ils se sont entêtés à soutenir
leurs prédictions ", entendez: en exposant faussement l'Écriture.
Pareillement on peut trouver de l'hérésie dans les paroles que l'on prononce
pour professer la foi; la confession est en effet, avons-nous dit, un acte de
foi. C'est pourquoi, s'il y a dans le domaine de la foi une manière de parler
désordonnée, la corruption de la foi peut en découler. D'où cette remarque du
pape Léon: " Puisque les ennemis de la croix du Christ épient tous nos
actes, ne leur donnons nulle occasion, même légère, de dire mensongèrement que
nous sommes d'accord avec la thèse de Nestorius. "
3. Comme le dit S. Augustin et comme il est marqué dans les Décrétales, " s'il y en a qui défendent leur manière de penser, quoique fausse et vicieuse sans y mettre aucune opiniâtreté, mais en cherchant la vérité avec soin, prêts à se corriger dès qu'ils l'auront trouvée, il ne faut pas du tout les compter au rang des hérétiques ", parce qu'effectivement ils ne choisissent pas d'être en contradiction avec l'enseignement de l'Église. C'est ainsi que quelques Pères semblent n'avoir pas été du même avis, soit dans un domaine où il n'importe pas à la foi qu'on tienne pour vrai ceci ou autre chose, soit même dans certaines choses relatives à la foi, mais qui n'avaient pas encore été définies par l'Église. Au contraire, après que les choses ont été définies par l'autorité de l'Église universelle, si quelqu'un refusait opiniâtrement un tel arrêt, il serait censé être hérétique. Cette autorité réside principalement dans le souverain pontife, car il est dit dans une décrétale: " Aussi souvent qu'un problème de foi est agité, j'estime que tous nos frères et coévêques ne doivent se référer qu'à Pierre c'est-à-dire à l'autorité qui est sous son nom. Or ni S. Jérôme, ni S. Augustin, ni aucun des saints Pères n'a défendu sa manière de penser contre l'autorité de Pierre. D'où cette déclaration de S. Jérôme au pape Damase: " Telle est, très Saint-Père, la foi que nous avons apprise dans l'Église catholique. Si par hasard il y a dans cette foi quelque position qui soit maladroite ou imprudente, nous désirons être amendés par toi, qui tiens la foi de Pierre avec le siège de Pierre. Si au contraire notre confession est approuvée par le jugement de ton autorité apostolique, alors voudra me donner tort fera la preuve quiconque que lui-même est ignorant ou malveillant, ou même qu'il n'est plus catholique mais hérétique. "
Objections:
1. Il semble que oui. L'Apôtre écrit en effet (2
Tm 2, 25): " Il faut que le serviteur de Dieu soit plein de mansuétude et
reprenne avec modération ceux qui résistent à la vérité, en pensant que
peut-être Dieu leur donnera de revenir à la raison, en reconnaissant la vérité,
une fois dégagés des pièges du diable. " Mais, si les hérétiques ne sont
pas tolérés, s'ils sont livrés à la mort, on les empêche de se convertir. Donc
on va contre le précepte de l'Apôtres
2. Ce qui est nécessaire dans l'Église, doit être
toléré. Mais les hérésies sont nécessaires dans l'Église d'après S. Paul (1 Co
11, 19): " Il faut qu'il y ait des hérésies, pour permettre aux hommes
éprouvés de se manifester parmi vous. " Il apparaît donc qu'on doit
tolérer les hérétiques.
3. Le Seigneur a prescrit à ses serviteurs de
laisser croître l'ivraie jusqu'à la moisson. La moisson, selon le texte
lui-même (Mt 19, 39) c'est la fin du monde. Quant à l'ivraie, elle symbolise
les hérétiques, selon l'interprétation des Pères. Les hérétiques doivent donc
être tolérés.
Cependant, l'Apôtre écrit (Tt 3, 12) " L'homme hérétique, après un premier et second avertissement, évite-le, sachant qu'il est un dévoyé. "
Conclusion:
En ce qui concerne les hérétiques, il y a deux choses à considérer, une de leur côté, une autre du côté de l'Église. De leur côté il y a péché. Celui par lequel ils ont mérité non seulement d'être séparés de l'Église par l'excommunication, mais aussi d'être retranchés du monde par la mort. En effet, il est beaucoup plus grave de corrompre la foi qui assure la vie de l'âme que de falsifier la monnaie qui sert à la vie temporelle. Par conséquent, si les faux monnayeurs ou autres malfaiteurs sont immédiatement mis à mort en bonne justice par les princes séculiers, bien davantage les hérétiques, aussitôt qu'ils sont convaincus d'hérésie, peuvent-ils être non seulement excommuniés mais très justement mis à mort.
Du côté de l'Église, au contraire, il y a une miséricorde en vue de la conversion des égarés. C'est pourquoi elle ne condamne pas tout de suite, mais " après un premier et un second avertissement ", comme l'enseigne l'Apôtre. Après cela, en revanche, s'il se trouve que l'hérétique s'obstine encore, l'Église n'espérant plus qu'il se convertisse pourvoit au salut des autres en le séparant d'elle par une sentence d'excommunication; et ultérieurement elle l'abandonne au jugement séculier pour qu'il soit retranché du monde par la mort. S. Jérôme dit en effet ceci, qu'on trouve dans les Décrétales: " Il faut couper les chairs pourries et chasser de la bergerie la brebis galeuse, de peur que tout le troupeau ne souffre, ne se corrompe, ne pourrisse et périsse. Arius dans Alexandrie fut une étincelle; mais, parce qu'il n'a pas été aussitôt étouffé, son incendie a tout ravagé. "
Solutions:
1. Il appartient en effet à la modération que
l'hérétique soit repris une première fois puis une seconde. S'il n'a pas voulu
revenir, on le tient pour un dévoyé, comme le montre le texte de l'Apôtre à
Tite.
2. L'utilité provenant des hérésies est en dehors
de l'intention des hérétiques. C'est-à-dire que la constance des fidèles s'en
trouve éprouvée, comme dit l'Apôtre; " elles font que nous secouons la
paresse et examinons avec plus de soin les divines Écritures " dit S.
Augustin. Mais leur intention est bien de corrompre la foi, ce qui est
extrêmement nuisible. Aussi faut-il regarder à ce qui vient directement de leur
intention et les fait exclure, plutôt qu'à ce qui est étranger à leur intention
et les ferait supporter.
3. Comme il est marqué dans les Décrétales, " autre chose est l'excommunication et autre chose l'extirpation. Un individu est en effet excommunié, dit l'Apôtre (1 Co 5, 5), "pour que son esprit soit sauvé au jour du Seigneur". Si cependant les hérétiques sont tout à fait arrachés par la mort, ce n'est pas contraire au commandement du Seigneur ". Ce commandement doit s'entendre dans le cas où l'on ne peut arracher l'ivraie sans arracher le froment, comme nous l'avons dit plus haut lorsqu'il s'agissait des infidèles en général
Objections:
1 Oui, tout à fait, semble-t-il. Car il est dit
en Jérémie (3, 1): " Tu t'es prostituée à de nombreux amants, reviens
cependant vers moi, dit le Seigneur. " Or le jugement de l'Église, c'est
le jugement de Dieu, selon la parole du Deutéronome (1, 17): " Vous
écouterez le petit comme le grand, et vous ne ferez pas acception de personne,
car le jugement appartient à Dieu. " Donc, si certains se sont prostitués
dans l'infidélité, qui est une prostitution spirituelle, il faut néanmoins les
recevoir.
2. Le Seigneur commande à Pierre (Mt 18, 22) de
pardonner le péché d'un frère non pas seulement sept fois " mais jusqu'à
soixante-dix-sept fois ". Ce qui veut dire, selon le commentaire de S.
Jérôme qu'il faut pardonner à quelqu'un autant de fois qu'il a péché. Donc,
autant de fois que quelqu'un aura péché en retombant dans l'hérésie, il devra
être accueilli par l'Église.
3. L'hérésie est une infidélité. Mais les autres
infidèles, lorsqu'ils veulent se convertir, sont accueillis par l’Église. Les
hérétiques doivent donc l'être aussi.
Cependant, une décrétale dit que " s'il en est qui après abjuration de leur erreur ont été pris comme étant retombés dans l'hérésie qu'ils avaient abjurée, il faut les abandonner au jugement séculier ". Ils ne doivent donc pas être reçus par l'Église.
Conclusion:
L'Église, selon l'institution du Seigneur, étend sa charité à tous, non seulement à ses amis, mais aussi à ses ennemis et persécuteurs, conformément à cette parole (Mt 5, 44): " Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent. " Or il appartient à la charité de vouloir le bien du prochain et de le faire. Mais il y a un double bien. Il y a le bien spirituel, le salut de l'âme: c'est ce bien que la charité regarde avant tout, car c'est lui que chacun par charité doit vouloir à autrui. Aussi à cet égard, lorsque les hérétiques reviennent, ils sont reçus par l'Église autant de fois qu'ils ont été relaps: ils sont admis à la pénitence qui leur ouvre la voie du salut.
Mais il y a un autre bien que la charité regarde en second lieu, c'est le bien temporel, comme la vie corporelle, la possession des choses de ce monde, la bonne renommée, et l'autorité ecclésiastique ou séculière. Ce bien, en effet, nous ne sommes tenus par charité de le vouloir pour d'autres que dans l'ordre du salut éternel et d'eux-mêmes et des autres. Aussi, lorsque l'un de ces biens peut empêcher, en se trouvant dans un individu, le salut éternel dans un grand nombre, la charité n’exige pas que nous lui voulions cette sorte de bien, elle exige plutôt que nous voulions qu'il en soit privé: et parce que le salut éternel doit être préféré au bien temporel, et parce que le bien du grand nombre passe avant le bien d'un seul. Or, si les hérétiques qui reviennent étaient toujours reçus de façon à demeurer en possession de la vie et des autres biens temporels, ce pourrait être au préjudice du salut des autres, parce que, s'ils retombaient, ils en gâteraient d'autres, et aussi parce que, s'ils échappaient sans châtiment, d'autres tomberaient dans l’hérésie, avec plus de sécurité. Il est dit en effet dans l'Ecclésiaste (8, 11): " Parce que la sentence n'est pas vite portée contre le méchant, les enfants des hommes accomplissent le mal sans rien craindre. " C'est pourquoi ceux qui reviennent de l'hérésie pour la première fois, l’Église non seulement les admet à la pénitence mais aussi leur laisse la vie sauve; et parfois, par indulgence, elle leur rend leurs dignités ecclésiastiques s'ils paraissent vraiment convertis. L'histoire nous apprend qu'elle l'a souvent fait pour le bien de la paix. Mais, quand ceux qu'on a accueillis retombent de nouveau, il semble que ce soit le signe de leur inconstance en matière de foi. C'est pourquoi, s'ils reviennent ultérieurement, ils sont bien admis à la pénitence, non pas cependant au point d'éviter la sentence de mort.
Solutions:
1. Dans le jugement de Dieu on est toujours reçu
lorsqu'on revient, parce que Dieu scrute les coeurs et connaît ceux qui
reviennent vraiment. Mais l'Église ne peut l'imiter en cela. Ceux qui après
avoir été accueillis sont retombés, elle présume qu'ils ne sont pas vraiment
revenus à elle. C'est pourquoi elle ne leur refuse pas la voie du salut, mais
ne les préserve pas du péril de mort.
2. Le Seigneur parle à Pierre du péché qui a été
commis contre lui, Pierre: ce péché, il faut toujours le remettre et, quand un
frère nous revient, il faut lui pardonner. Mais cela ne s'entend pas du péché
qui a été commis contre le rochain ou contre Dieu: ce péché, dit S. Jérôme
" nous ne sommes pas libres de le remettre ", mais il y a dans ce cas
une mesure établie par la loi, selon ce qui convient à l'honneur de Dieu et à
l'utilité du prochain.
3. Les autres infidèles n'avaient jamais reçu la foi. C'est pourquoi, après qu'ils ont été convertis - à la foi, ils ne montrent pas encore en matière de foi des signes d'inconstance, comme font les hérétiques relaps. C'est pourquoi on ne peut pas raisonner de la même manière à propos des uns et des autres.
1. L'apostasie se rattache-t-elle à l'infidélité? - 2. Les sujets sont-ils déliés de leur obéissance envers des gouvernants apostats?
Objections:
1. Il apparaît que non, car ce qui est un
principe de tout péché ne semble pas se rattacher à l'infidélité, parce que
beaucoup de péchés existent sans qu'il y ait infidélité. Mais l'apostasie
semble être au principe de tout péché. Car on dit dans l'Ecclésiastique (10,
12): " Le principe de l'orgueil chez l'homme, c'est l'apostasie loin de
Dieu. " Après quoi on ajoute: " Le principe de tout péché, c'est
l'orgueil. " Donc l'apostasie ne se rattache pas à l'infidélité.
2. L'infidélité réside dans l'intelligence. Mais
l'apostasie paraît consister plutôt dans une oeuvre extérieure ou dans une
parole, ou encore dans une volonté intérieure. Il est écrit dans les Proverbes
(6,12): " L'apostat, homme inutile, s'avance la fausseté dans la bouche,
clignant de l'oeil, frappant du pied, parlant du doigt; il médite le mal d'un
coeur dépravé et sème à tout moment des querelles. " Et si quelqu'un se
faisait circoncire, ou adorait le sépulcre de Mahomet, il serait réputé
apostat. L'apostasie ne se rattache donc pas directement à l'infidélité.
3. L'hérésie parce qu'elle fait partie de l'infidélité,
en est une espèce déterminée. Donc, si l'apostasie faisait aussi partie de
l'infidélité, il s'ensuivrait qu'elle devrait en être une espèce déterminée. Ce
qui, d'après ce que nous avons dit, ne semble pas. Donc l'apostasie ne se
rattache pas à l'infidélité.
Cependant, il est dit en S. Jean (6, 66): " Beaucoup de ses disciples se retirèrent et n'allaient plus avec lui ", ce qui est apostasier. Or le Seigneur avait dit à leur sujet: " Il y en a parmi vous qui ne croient pas. " Donc l'apostasie se rattache à l'infidélité.
Conclusion:
L'apostasie est une certaine façon de s'éloigner de Dieu. Il y a diverses manières de s'éloigner de Dieu, comme il y a diverses manières pour l'homme de s'unir à Dieu. Premièrement, en effet, on est uni à Dieu par la foi; deuxièmement, par une volonté dûment soumise, pour obéir à ses préceptes; troisièmement, par des engagements qui sont de surérogation, comme les voeux de religion, la cléricature ou les saints ordres. Or, si l'on ôte ce qui est en second, il reste ce qui est en premier; mais non pas inversement. Il arrive donc que quelqu'un apostasie loin de Dieu en se retirant de la vie religieuse dont il a fait profession, ou de l'ordre qu'il a reçu: c'est ce qu'on appelle l'apostasie de la vie religieuse ou des saints ordres. Il arrive à quelqu'un d'apostasier loin de Dieu par un esprit d'opposition aux préceptes divins.
Lorsqu'il y a ces deux sortes d'apostasie, on peut encore rester uni à Dieu par la foi. Mais, si l'on s'éloigne de la foi, alors il apparaît que l'on s'éloigne tout à fait de Dieu. C'est pourquoi, à parler simplement et absolument, l'apostasie est ce qui fait que quelqu'un s'éloigne de la foi: on l'appelle l'apostasie par incroyance. C'est de cette façon que l'apostasie pure et simple se rattache à l'infidélité.
Solutions:
1. Cette première objection est recevable pour ce
qui est de la seconde sorte d'apostasie, celle qui implique la volonté de se
soustraire aux commandements de Dieu, parce que cette volonté se trouve en tout
péché mortel.
2. A la foi se rattache non seulement la croyance
du coeur, mais encore la protestation de cette foi intérieure par des paroles
et par des agissements extérieurs, car la confession est un acte de la foi. Et
c'est aussi par là que certaines paroles ou certaines oeuvres extérieures se
rattachent à l'infidélité, en tant qu'elles en sont le signe, comme on appelle
" sain " ce qui est signe de santé. Quant au texte cité dans
l'objection, bien qu'il puisse s'entendre de toute apostasie, c'est cependant
dans l'apostasie de la foi qu'il s'applique avec le plus de vérité. Parce qu'en
effet la foi est " le premier fondement des réalités à espérer ", et
que " sans la foi il est impossible de plaire à Dieu ", si elle est
enlevée, il ne reste rien dans l'homme qui puisse être utile pour le salut
éternel; c'est pourquoi en premier lieu il est écrit: " l'homme apostat,
homme inutile ". La foi, c'est aussi la vie de l'âme, selon la parole de
l'Apôtre (Rm 1, 17): " Le juste vit de la foi "; par conséquent, de
même qu'à la disparition de la vie corporelle tous les membres et toutes les
parties de l'organisme deviennent anarchiques, de même dès la suppression de
cette vie de justice qui vient de la foi, le désordre apparaît dans tous les
membres. Il apparaît 1° dans la bouche: c'est par elle que le coeur se
manifeste le plus; 2° dans les yeux; 3° dans les organes du mouvement; 4° dans
la volonté qui tend au mal. Et il suit de là que l'apostat sème la querelle,
parce qu'il cherche à éloigner les autres de la foi comme il s'en est écarté
lui-même.
3. Une qualité ou une forme n'est pas diversifiée quant à son espèce par le fait qu'elle est le terme d'où l'on part, ou celui vers lequel va le mouvement; mais inversement les espèces sont définies plutôt par la netteté des termes dans lesquels se déroulent les mouvements. Or l'apostasie regarde l'infidélité comme le terme vers lequel s'en va dans son mouvement celui qui quitte la foi et s'en éloigne. C'est pourquoi l'apostasie n'implique pas une espèce bien déterminée d'infidélité; mais elle implique une circonstance aggravante, selon la parole de S. Pierre (2 P 2, 21): " Il aurait mieux valu pour eux ne pas connaître la vérité que de s'en écarter après l'avoir connue."
Objections:
Il semble que le prince qui a apostasié de la foi
ne perde pas pour autant son autorité sur ses sujets, qui sont tenus de lui
obéir. Car, dit S. Ambroise: " L'empereur Julien, bien qu'il fût apostat,
eut cependant sous lui des soldats chrétiens, et, lorsqu'il, leur disait de
combattre pour la défense de l’État, ils lui obéissaient,. " Donc
l'apostasie du prince ne délie pas ses sujets de sa suzeraineté.
2. L'apostat de la foi est un infidèle. Mais il
se trouve que de saints hommes ont fidèlement servi des maîtres qui étaient des
infidèles: Joseph a servi Pharaon, Daniel Nabuchodonosor, et Mardochée
Assuérus. Donc l'apostasie de la foi ne dispense pas les sujets d'obéir au
prince.
3. Si l'on s'éloigne de Dieu par l'apostasie de
la foi, on s'éloigne aussi de lui par n'importe quel péché. Par conséquent, si
l'apostasie de la foi faisait perdre aux princes le droit de commander à leurs
sujets qui sont des fidèles, d'autres péchés le leur feraient perdre également.
Mais cette conséquence est évidemment fausse. On ne doit donc pas, en raison de
leur apostasie de la foi, s'écarter de l'obéissance aux princes.
Cependant, Grégoire VII décrète " Nous, conformément à ce qu'ont statué nos saints prédécesseurs, envers ceux qui sont liés à des excommuniés par fidélité ou par serment, en vertu de notre autorité apostolique nous les délions du serment et nous interdisons de toute manière qu'ils leur gardent fidélité, jusqu'à ce que ces princes aient réparé leur faute. " Mais les apostats de la foi sont des excommuniés comme les hérétiques, dit la décrétale " Pour l'abolition ". Il n'y a donc plus à obéir aux princes lorsqu'ils apostasient de la foi.
Conclusion:
Comme nous l'avons dit plus haut, l'infidélité par elle-même ne s'oppose pas à la suzeraineté; celle-ci effectivement se fonde sur le droit des gens, lequel est un droit humain; et la distinction entre fidèles et infidèles dépend d'un droit divin qui ne supprime pas le droit humain. Mais celui qui est dans le péché d'infidélité peut perdre son droit de suzeraineté par la sentence qui le frappe, comme on est frappé aussi parfois pour d'autres fautes. Il n'appartient d'ailleurs pas à l'Église de punir l'infidélité chez ceux qui n'ont jamais reçu la foi, selon le mot de l'Apôtre (1 Co 5, 12): " Est-ce à moi de juger ceux du dehors? " Mais l'Église peut frapper d'une sentence l'infidélité de ceux qui ont reçu la foi.
Et c'est à bon droit que leur est infligée cette punition de ne pouvoir exercer la suzeraineté sur leurs sujets qui sont restés fidèles. Un tel exercice pourrait en effet amener une grande corruption de la foi, puisque, comme on l'a dit " l'apostat médite le mal en son coeur et sème les querelles " en cherchant à détacher de la foi. Aussi, dès qu'un individu est sous le coup d'une sentence d'excommunication pour apostasie de la foi, par le fait même ses sujets sont déliés de sa suzeraineté et du serment de fidélité qui les attachent à lui.
Solutions:
1. En ce temps-là l'Église était dans sa
nouveauté; elle n'avait pas encore la puissance de tenir en respect les princes
de la terre; et c'est pourquoi elle laissa les fidèles obéir à Julien l'Apostat
dans ce qui n'était pas contraire à la foi, afin d'éviter un plus grand péril
pour la foi.
2. On ne raisonne pas comme pour les apostats,
avec les infidèles qui n'ont jamais reçu la foi, nous venons de le dire.
3. L'apostasie de la foi, nous l'avons dit, sépare totalement l'homme d'avec Dieu, ce qui n'arrive pas dans n'importe quel autre péché.
LE BLASPHÈME
Il faut maintenant traiter du péché de blasphème, qui s'oppose à la confession de foi. 1. Le blasphème en général (Question 13). - II. Le blasphème qu'on appelle péché contre l'Esprit-Saint (Question 14).
1. Le blasphème s'oppose-t-il à la confession de la foi? - 2. Est-il toujours un péché mortel? - 3. Est-il le plus grand des péchés? - 4. Existe-t-il chez les damnés?
Objections:
1. Il semble que non. Blasphémer, c'est lancer
l'outrage ou le reproche pour faire tort au Créateur. Mais cela se rattache à
la malveillance contre Dieu plutôt qu'à l'infidélité. Le blasphème ne s'oppose
donc pas à la confession de la foi.
2. Sur cette parole aux Éphésiens (4, 31): "
Le blasphème doit disparaître de chez vous ", la Glose dit: " Celui
qui se fait contre Dieu ou contre les saints. " Mais la confession de la
foi ne se produit, semble-t-il, qu'au sujet de ce qui regarde Dieu, qui est
l'objet de la foi. Le blasphème ne s'oppose donc pas toujours à la confession
de la foi.
3. Certains disent qu'il y a trois espèces de
blasphèmes. La première attribue à Dieu ce qui ne lui convient pas. La deuxième
lui retire ce qui lui convient. Le troisième attribue à la créature ce qui est
propre à Dieu. Et ainsi il semble qu'il y ait blasphème non seulement envers
Dieu mais aussi envers les créatures. Or la foi a Dieu pour objet. Le blasphème
ne s'oppose donc pas à la confession de la foi.
Cependant, l'Apôtre dit (1 Tm 4,13): " Je fus d'abord blasphémateur et persécuteur ", et après cela il ajoute: " J'agissais par ignorance, étranger à la foi. " Par quoi il semble que le blasphème se rattache à l'infidélité.
Conclusion:
Le mot blasphème implique, semble-t-il, une certaine dérogation à une bonté éminente et surtout à la bonté divine. Or, dit Denys, Dieu " est l'essence même de la vraie bonté ". Par suite, tout ce qui convient à Dieu appartient à sa bonté, et tout ce qui ne lui appartient pas est loin de cette raison de parfaite bonté, qui est son essence. Donc celui qui ou bien nie de Dieu quelque chose qui lui convient, ou bien affirme de lui ce qui ne lui convient pas porte atteinte à la bonté divine. Une telle atteinte peut avoir lieu de deux façons: tantôt elle a lieu seulement suivant l'opinion de l'intelligence, tantôt il s'y joint une certaine détestation de sentiment. Ce qui fait que cette sorte d'atteinte à la bonté divine est soit dans la pensée seulement, soit aussi dans l'affectivité. Si elle se concentre uniquement dans le coeur, c'est le blasphème du coeur; mais si elle se produit au-dehors par des paroles, c'est le blasphème de la bouche. Et en cela le blasphème s'oppose à la confession.
Solutions:
1. Celui qui parle contre Dieu avec l'intention
de l'injurier porte atteinte à la bonté divine non seulement selon la vérité de
l'intelligence mais aussi selon la perversité d'une volonté qui déteste et qui
empêche l'honneur divin autant qu'elle le peut. C'est le blasphème parfait.
2. De même qu'on loue Dieu dans ses saints en
tant qu'on loue les oeuvres qu'il accomplit en eux, de même aussi le blasphème
qui s'adresse aux saints, par voie de conséquence rejaillit sur Dieu.
3. Cette triple division ne permet pas de distinguer à proprement parler diverses espèces du péché de blasphème. Car attribuer à Dieu ce qui ne lui convient pas ou lui retirer ce qui lui convient n'est qu'une différence d'affirmation et de négation. Cette différence ne fait pas une espèce distincte dans un habitus puisque, par une même science, on connaît la fausseté des affirmations et des négations, et que, par une même ignorance, on se trompe de part et d'autre, puisqu'" une négation se prouve par une affirmation ", selon Aristote. Quant à attribuer aux créatures ce qui est le propre de Dieu, cela revient, semble-t-il, à lui attribuer ce qui ne lui convient pas. Car tout ce qui est propre à Dieu, c'est Dieu même; donc attribuer à une créature ce qui est le propre de Dieu, c'est affirmer que Dieu même est identique à la créature.
Objections:
1. Pas toujours, semble-t-il. Sur ce passage de
l'épître aux Colossiens (3, 8): " Vous, maintenant, rejetez tout cela
", la Glose dit: " Après de plus grandes choses, il en interdit de
moindres. " Et pourtant c'est du blasphème qu'il s'agit ensuite. Le
blasphème est donc compté parmi les péchés moindres, qui sont péchés véniels.
2. Tout péché mortel s'oppose à l'un des
préceptes du décalogue. Mais le blasphème ne paraît s'opposer à aucun d'eux. Il
n'est donc pas péché mortel.
3. Les péchés commis sans délibération ne sont
pas mortels, c'est pourquoi les premiers mouvements ne sont pas péchés mortels,
parce qu'ils précèdent la délibération de la raison, comme nous l'avons montré
précédemment. Or le blasphème se produit parfois sans délibération. Il n'est
donc pas toujours péché mortel.
Cependant, il est écrit dans le Lévitique (24,16): " Qui blasphème le nom du Seigneur sera mis à mort. " Mais la peine de mort n'est infligée que pour un péché mortel. Donc le blasphème est un péché mortel.
Conclusion:
Comme nous l'avons dit antérieurement, le péché mortel est ce qui sépare l'homme de ce premier principe de vie spirituelle qu'est l'amitié de Dieu. Aussi, tout ce qui est contraire à cette charité est péché mortel par son genre. Or le blasphème est contraire par son genre à la charité divine, puisqu'il porte atteinte, nous venons de le dire, à cette divine bonté qui est l'objet de la charité. Voilà pourquoi le blasphème est péché mortel par son genre.
Solutions:
1. Cette glose ne doit pas s'entendre comme si
toutes les choses qui viennent ensuite étaient des péchés moindres. Mais elle
veut dire ceci: comme le texte précédent n'avait exprimé que de grands péchés,
aussitôt après il en ajoute de moindres, parmi lesquels il en place aussi de
grands.
2. Puisque, nous venons de le dire, le blasphème
s'oppose à la confession de la foi, son interdiction se ramène à celle de
l'infidélité, ce qui est compris dans le début du décalogue (Ex 20, 2): "
Moi, je suis le Seigneur ton Dieu. " Ou bien il est interdit par ce
commandement (Ex 20, 7): " Tu ne prendras pas en vain le nom de ton Dieu
", car celui qui affirme au sujet de Dieu quelque chose de faux "
prend le nom de Dieu en vain " plus que celui qui confirme un mensonge par
le nom de Dieu.
3. Le blasphème peut se commettre sans délibération et par surprise de deux manières. Quelqu'un ne remarque pas qu'il dit un blasphème. Cela peut arriver lorsque, sous le coup de la passion, on éclate en paroles irréfléchies, dont on ne saisit pas la portée. C'est alors un péché véniel, qui n'a pas proprement raison de blasphème. Ou bien on a conscience que c'est un blasphème, en saisissant la portée des paroles. Alors on n'est pas excusé de péché mortel, pas plus que celui qui, par un mouvement subit de colère, tue quelqu'un assis à côté de lui,
Objections Il ne semble pas. " Le
mal, dit S. Augustin, c'est ce qui nuit. " Mais le péché d'homicide qui
détruit la vie d'un homme est plus nuisible que le péché de blasphème qui ne
peut infliger à Dieu aucun dommage. Le péché d'homicide est donc plus grave que
le péché de blasphème.
2. Quiconque fait un faux serment prend Dieu à
témoin pour une fausseté, et ainsi il semble attester que Dieu est faux; mais
le blasphémateur ne va pas toujours jusqu'à dire que Dieu est faux. Le parjure
est donc un péché plus grave que le blasphème.
3. Sur ce passage du Psaume (75, 6): " Ne
levez pas si haut votre front ", la Glose dit: " Le plus grand vice
est celui qui consiste à s'excuser du péché. " Le blasphème n'est donc pas
le plus grand péché.
Cependant, sur Isaïe (18,2), la Glose dit: " Tout péché est plus léger que le blasphème. "
Conclusion:
Le blasphème est opposé, avons-nous dite à la confession de la foi; et c'est pourquoi il a en soi la gravité de l'infidélité. Et le péché est aggravé s'il s'y ajoute une détestation de la volonté; et encore plus s'il éclate en paroles, au même titre que la foi est digne d'un plus grand éloge si elle s'épanouit en charité et en confession. En conséquence, puisque l'infidélité est dans son genre le plus grand péché ainsi que nous l'avons dit, il s'ensuit que le blasphème est aussi le plus grand péché, puisqu'il appartient au même genre et qu'il l'aggrave.
Solutions:
1. Si l'on compare entre eux l'homicide et le
blasphème d'après les objets que visent ces péchés, il est évident que le blasphème,
péché commis directement contre Dieu, l'emporte sur l'homicide, péché commis
contre le prochain. Mais, si on les compare d'après la nocivité qu'ils
produisent, l'homicide a la prépondérance, car il fait plus de mal au prochain
que le blasphème n'en fait à Dieu. Mais pour mesurer la gravité d'une faute, on
s'attache comme nous l'avons dit précédemment, à l'intention de la volonté
perverse plus qu'au résultat de l'acte. Aussi, puisque le blasphémateur a
l'intention de porter atteinte à l'honneur divin, à parler dans l'absolu, il
pèche plus gravement que l'homicide. Pourtant l'homicide tient la première
place parmi les péchés commis envers le prochain.
2. Sur cette parole aux Éphésiens (4, 31) "
le blasphème doit disparaître de chez vous ", la Glose dit: "
Blasphémer est pire que se parjurer. En effet, le parjure ne dit ni n'estime
pas quelque chose de faux à propos de Dieu, comme le blasphémateur; il prend
seulement Dieu à Témoin d'une fausseté, non pas qu'il juge Dieu un faux témoin,
mais dans l'espoir qu'en cette affaire Dieu ne viendra pas témoigner par
quelque signe évident.
3. L'acte de s'excuser du péché est une circonstance qui aggrave tout péché, jusqu'au blasphème lui-même. Aussi dit-on pour cela que c'est le plus grand péché, puisqu'il aggrave n'importe quel péché.
Objections:
1. Il semble que non. Car il y a présentement des
gens mauvais qui se retiennent de blasphémer par la crainte des châtiments à
venir. Mais les damnés les expérimentent, ces châtiments, et de ce fait les
abhorrent bien davantage. Ils sont donc beaucoup plus retenus de blasphémer.
2. Puisque le blasphème est le péché le plus
grave, il est celui qui fait le plus démériter. Mais dans la vie future on
n'est plus en état de mériter ou de démériter. Il n'y aura donc plus aucune
place pour le blasphème.
3. Il est écrit dans l'Ecclésiaste (11, 3):
" Que l'arbre tombe, au sud ou au nord, il y restera. " Cela montre
qu'après cette vie l'homme ne reçoit ni plus de mérite ni plus de péché qu'il
n'en a eu en cette vie. Mais beaucoup seront damnés, qui n'auront pas été en
cette vie des blasphémateurs. Ils ne blasphémeront donc pas non plus dans la
vie future.
Cependant, il est dit dans l'Apocalypse (16,9): " Les hommes furent brûlés par une chaleur torride, et ils blasphémèrent le nom du Seigneur parce qu'il a pouvoir sur ces fléaux. " A cet endroit la Glose fait remarquer que " ceux qui sont en enfer, quoiqu'ils sachent qu'ils sont punis comme ils le méritent, ne laisseront pas de s'attrister que Dieu ait tant de pouvoir, pour leur infliger ces fléaux ". Or, ce serait un blasphème dans le présent. C'en sera donc aussi un dans l'avenir.
Conclusion:
Comme nous l'avons dit, à la raison de blasphème se rattache la détestation de la bonté divine. Or, ceux qui sont en enfer garderont leur volonté perverse opposée à la justice de Dieu, en ce qu'ils continuent d'aimer la cause de leur châtiment et voudraient en user encore s'ils le pouvaient; ils haïssent les châtiments qui leur sont infligés pour des péchés de cette sorte; ils s'attristent pourtant des péchés qu'ils ont commis, non point parce qu'ils les haïssent, mais parce qu'ils sont punis à cause d'eux. Ainsi donc une telle détestation de la justice divine est chez eux un blasphème intérieur, celui du coeur. Et il est à croire qu'après la résurrection il y aura aussi chez eux le blasphème en parole, comme il y aura chez les saints louange de Dieu en parole.
Solutions:
1. Les hommes sont détournés du blasphème dans
l'état présent par la crainte de peines auxquelles ils croient échapper. Mais
les damnés dans l'enfer n'ont pas l'espoir de pouvoir échapper. Et c'est
pourquoi, comme des désespérés, ils sont portés à tout ce que leur suggère leur
volonté perverse.
2. Mériter et démériter c'est la condition même
du voyage de cette vie. De là vient que chez les voyageurs les biens apportent
des mérites, tandis que les maux font démériter. Chez les bienheureux, au
contraire, les biens n'apportent plus de mérites, mais ils se rattachent à la
récompense qu'est leur béatitude. Et pareillement, chez les damnés, les maux ne
font plus démériter, mais ils font partie du châtiment de la damnation.
3. Celui qui meurt en état de péché mortel emporte avec lui une volonté qui déteste à son point de vue la justice divine, et par là il sera en état de blasphème.
1. Le blasphème ou péché contre l'Esprit Saint est-il identique au péché de malice caractérisée? - 2. Les espèces de ce péché. - 3. Est-il irrémissible? - 4. Peut-on pécher contre l'Esprit Saint dès le commencement, avant de commettre d'autres péchés?
Objections:
1. Il semble que non. Car le péché contre le
Saint-Esprit est un péché de blasphème comme on le voit en S. Matthieu (12,31).
Mais tout péché de malice caractérisée n'est pas un péché de blasphème. Il
arrive en effet que beaucoup d'autres genres de péchés sont commis par malice
caractérisée. Le péché contre le Saint-Esprit ne se confond donc pas avec le
péché de malice caractérisée.
2. Le péché de malice caractérisée se distingue
du péché d'ignorance et du péché de faiblesse. Mais le péché contre le
Saint-Esprit se distingue du péché contre le Fils de l'homme, comme on le voit
en S. Matthieu (12,32). Donc le péché contre le Saint-Esprit n'est pas identique
au péché de malice caractérisée, parce que les réalités qui ont des opposés
divers sont-elles mêmes diverses.
3. Le péché contre le Saint-Esprit est un genre
de péché auquel sont assignées des espèces définies. Tandis que le péché par la
malice caractérisée n'est pas un genre spécial de péché, mais une condition ou
circonstance générale, qui peut concerner tous les genres de péché.
Cependant, pour le Maître des Sentences, celui-là pèche contre le Saint-Esprit, " qui aime la malice pour elle-même ", ce qui est pécher par malice caractérisée. Il apparaît donc que le péché de malice caractérisée est identique au péché contre le Saint-Esprit.
Conclusion:
Certains auteurs parlent du péché ou blasphème contre le Saint-Esprit de trois façons différentes. Les anciens docteurs: Athanase, Hilaire, Ambroise, Jérôme et Chrysostome disent qu'il y a péché contre le Saint-Esprit lorsque, littéralement, on dit un blasphème contre le Saint-Esprit, soit qu'on prenne ces mots comme le nom essentiel qui convient à la Trinité tout entière, dont chacune des personnes est sainte et est esprit; soit qu'on les prenne comme le nom personnel d'une seule personne. En ce sens on distingue (Mt 12, 32) le blasphème contre le Saint-Esprit, du blasphème contre le Fils de l'homme. En effet, le Christ agissait comme un homme en mangeant, en buvant, etc.; et il agissait aussi de façon divine en chassant les démons, en ressuscitant les morts, etc. Il agissait ainsi par la vertu de sa propre divinité et par l'opération du Saint-Esprit dont, selon son humanité, il était rempli. Les Juifs avaient commencé par blasphémer contre le Fils de l'homme en le déclarant " glouton, buveur de vin et ami des publicains " (Mt 11, 19). Mais ensuite ils ont blasphémé contre le Saint-Esprit en attribuant au prince des démons les oeuvres qu'il accomplissait par la vertu d sa divinité et par l'opération du Saint-Esprit. C’est pourquoi l'on dit qu'ils blasphémaient contre le Saint-Esprit.
S. Augustin lui, dit que le blasphème ou péché contre l'Esprit Saint, c'est l'impénitence finale, lorsqu'un homme persévère dans le péché mortel jusqu'à sa mort. Et cela ne se fait pas seulement par la parole de la bouche, mais aussi par la parole du coeur et de l'action, non en une seule fois, mais à de multiples reprises. Or, on dit que cette parole, ainsi entendue, est dite contraire à l'Esprit Saint parce qu'elle s'oppose à la rémission des péchés, qui s'opère par l'Esprit Saint, amour du Père et du Fils. Or ce n'est pas cela que le Seigneur a dit aux Juifs en leur reprochant de pécher contre l'Esprit Saint, car ils n'étaient pas encore dans l'impénitence finale. Mais il les a avertis pour qu'en parlant ainsi, ils n'en viennent pas à pécher contre l'Esprit Saint. C'est en ce sens qu'il faut comprendre ce qui est dit en S. Marc (3,29. 30), où après avoir noté: " Celui qui aura blasphémé contre l'Esprit Saint ", l'évangéliste ajoute: " Parce qu'ils accusaient Jésus d'être possédé par un esprit impur. "
D'autres prennent encore la chose autrement. Ils disent qu'il y a péché ou blasphème contre l'Esprit Saint quand quelqu'un pèche contre le bien qu'on attribue en propre à l'Esprit Saint. On lui attribue en propre la bonté, comme au Père la puissance, et au Fils la sagesse. Par suite, disent-ils, le péché contre le Père est le péché de faiblesse; le péché contre le Fils est le péché d'ignorance; le péché contre le Saint-Esprit est le péché par malice caractérisée, c'est-à-dire, comme nous l'avons exposé plus haut, quand on choisit le mal pour lui-même. Cela se produit de deux façons. Parfois cela vient de l'inclination de l'habitus vicieux, appelé malice, mais alors le péché de malice n'est pas le même que le péché contre l'Esprit Saint. D'autres fois, cela vient du fait que ce qui pouvait empêcher le choix favorable au péché est rejeté et éloigné avec mépris, comme l'espérance par le désespoir, la crainte par la présomption, etc., comme on va le dire bientôt. Or tous ces éléments qui mettent obstacle au choix du péché sont des effets de l'Esprit Saint en nous. Voilà pourquoi pécher ainsi c'est pécher contre l'Esprit Saint, par malice.
Solutions:
1. De même que la confession de la foi consiste
non seulement dans la protestation des lèvres mais aussi dans celle des
oeuvres, de même également le blasphème de l'Esprit Saint peut être considéré
comme l'oeuvre des lèvres, du coeur et de l'action.
2. Suivant la troisième acception, le blasphème
contre l'Esprit Saint est distinct du blasphème contre le Fils de l'homme en
tant que le Fils de l'homme est également le Fils de Dieu, c'est-à-dire "
la force de Dieu et sa sagesse " (1 Co 1, 24). Aussi, en ce sens, le péché
contre le Fils de l'homme sera le péché d'ignorance ou de faiblesse.
3. Le péché de malice caractérisée, en tant qu'il provient de l'inclination d'un habitus, n'est pas un péché spécial, mais une condition générale du péché. Mais, en tant qu'il découle d'un mépris spécial de l'effet de l'Esprit Saint en nous, il se présente comme ayant raison de péché spécial. Par là même le péché contre l'Esprit Saint est aussi un genre spécial de péché. Nous concluons semblablement selon la première interprétation. Mais, selon la deuxième interprétation, ce n'est pas un genre spécial de péché, car l'impénitence finale peut être une circonstance de n'importe quel genre de péché.
Objections:
1. Le Maître des Sentences distingue six espèces
de péché contre l'Esprit Saint: le désespoir, la présomption, l'impénitence,
l'obstination, l'opposition à la vérité reconnue, l'envie des grâces accordées
à nos frères. Mais cette division est incohérente. Car nier la justice ou la
miséricorde divine ressortit à l'infidélité. Mais par le désespoir on rejette
la miséricorde divine, et par la présomption la justice divine. Donc chacun de
ces quatre péchés est une espèce de l'infidélité plutôt que du péché contre
l'Esprit Saint.
2. L'impénitence regarde, semble-t-il, le péché
passé; l'obstination, au contraire, le péché futur. Mais le passé ou le futur
ne caractérisent pas des espèces différentes de vertus ou de vices, car en
vertu de la même foi, nous croyons que le Christ est né, et les anciens ont cru
qu'il naîtrait. Donc l'obstination et l'impénitence ne doivent pas être
présentées comme deux espèces de péché contre l'Esprit Saint.
3. " La grâce et la vérité sont venues par
Jésus Christ ", selon S. Jean (1, 17). Il semble donc que l'opposition à
la vérité reconnue et l'envie des grâces accordées à nos frères appartiennent
au blasphème contre le Fils de l'homme plutôt qu'au blasphème contre l'Esprit
Saint.
4. S. Bernard dit que " ne pas vouloir
obéir, c'est résister à l'Esprit Saint ". La Glose dit également que
" simuler la pénitence c'est blasphémer contre l'Esprit Saint ". Le
schisme aussi parait s'opposer directement à l'Esprit Saint qui fait l'union de
l'Église. Ainsi paraît-il que cette énumération des espèces de péché contre
l'Esprit Saint n'est pas complète.
Cependant, S. Augustin affirme que ceux qui désespèrent du pardon des péchés ou qui présument de la miséricorde de Dieu sans la mériter, pèchent contre l'Esprit Saint. Il dit ailleurs que " celui qui clôt son dernier jour dans l'obstination de l'esprit est coupable du péché contre l'Esprit Saint ". Au livre sur les paroles du Seigneur, il dit que l'impénitence est un péché contre l'Esprit Saint. Au livre du Sermon sur la montagne, il dit que " s'opposer à la fraternité par les brandons de l'envie " c'est pécher contre l'Esprit Saint. Au livre sur l'unique baptême, que " celui qui méprise la vérité, ou bien est méchant envers ses frères par qui est révélée la vérité, ou bien est ingrat envers Dieu par l'inspiration de qui l'Église est instruite " de sorte que dans ce cas-là il semble bien qu'on pèche aussi contre l'Esprit Saint.
Conclusion:
Dans la mesure où le péché contre l'Esprit Saint revêt la troisième acception, il est juste de lui assigner ces six espèces. Elles se distinguent par l'éloignement ou le mépris de ce qui peut empêcher l'homme de fixer son choix dans le péché. Ces empêchements se prennent soit du côté du jugement de Dieu, soit du côté de ses dons, soit aussi du côté du péché lui-même. Par la pensée du jugement de Dieu, en effet, l'homme est détourné de fixer son choix dans le péché. Il y a dans le jugement divin justice et miséricorde. L'homme trouve une aide dans l'espérance qui surgit à la pensée que la miséricorde pardonne le mal et récompense le bien, et le désespoir détruit cette espérance. L'homme trouve aussi une aide dans la crainte qui surgit à la pensée que la justice divine punit les péchés, et cette crainte est détruite par la présomption, c'est-à-dire qu'un individu se fait fort d'obtenir la gloire sans les mérites ou le pardon sans la pénitence.
Quant aux dons de Dieu par lesquels nous sommes retirés du péché, ils sont deux. L'un est la connaissance de la vérité: c'est contre quoi s'élève l'opposition à la vérité reconnue, ce qui a lieu quand un individu, pour se donner plus de licence de pécher, combat la vérité qu'il a pourtant bien vue dans la foi. L'autre est le secours de la grâce intérieure: c'est à quoi s'oppose l'envie des grâces accordées à nos frères, ce qui a lieu quand un individu non seulement porte envie à la personne de son frère, mais se montre même envieux de l'accroissement de la grâce de Dieu dans le monde. Du côté du péché, il y a deux choses qui peuvent en retirer l'homme. L'une d'elles est le désordre et la laideur de l'acte: cette considération a coutume de provoquer chez l'homme la pénitence du péché commis. Et c'est à cela que s'oppose l'impénitence, non point par ce côté où elle signifie une persistance dans le péché jusqu'à la mort comme l'impénitence dont nous parlions auparavant, car en ce sens elle ne serait pas un péché spécial mais une circonstance du péché; l'impénitence est prise ici par ce côté où elle implique la résolution de ne pas faire pénitence.
Un autre motif qui nous éloigne du péché est la médiocrité et la brièveté du bien qu'on cherche dans le péché, selon cette parole de l'Apôtre (Rm 6,21): " Quel fruit avez-vous recueilli de ces péchés dont aujourd'hui vous rougissez? " Cette considération a coutume d'amener l'homme à ne pas fixer sa volonté dans le péché; et c'est cela qui se trouve détruit par l'obstination, c'est-à-dire quand l'homme affermit sa résolution de s'attacher au péché. Ces deux derniers points sont touchés par Jérémie (8, 6): " Aucun ne fait pénitence pour son péché, en disant: "Qu'ai-je fait"? " voilà pour l'impénitence; " tous sont retournés à leur course comme un cheval qui fonce au combat ", voilà pour l'obstination.
Solutions:
1. Le péché de désespoir, ou celui de
présomption, ne consiste pas à ne pas croire à la justice de Dieu, ou à sa
miséricorde, mais à les mépriser.
2. L'obstination et l'impénitence ne se
différencient pas seulement d'après le passé et le futur, mais d'après
certaines raisons formelles, tirées, nous venons de le dire, de diverses
manières de regarder le péché.
3. Le Christ a apporté la grâce et la vérité par
ces dons de l'Esprit Saint qu'il a procurés aux hommes.
4. Ne pas vouloir obéir, c'est de l'obstination. Simuler la pénitence, c'est de l'impénitence. Le schisme, c'est être envieux de cette grâce fraternelle par laquelle les membres de l'Église sont unis.
Objections:
1. Apparemment non. " On ne doit désespérer
de personne, dit S. Augustin, aussi longtemps que la patience du Seigneur
invite à la pénitence. " Mais, s'il y avait un péché irrémissible, il y
aurait à désespérer d'un pécheur. Donc le péché contre l'Esprit Saint n'est pas
irrémissible.
2. Aucun péché n'est remis sinon par le fait que
l'âme est guérie par Dieu. Mais " pour un médecin tout-puissant il n'est
pas de maladie inguérissable ", dit la Glose sur le Psaume (103, 3):
" Celui qui guérit toutes tes infirmités. " Le péché contre l'Esprit
Saint n'est donc pas irrémissible.
3. Le libre arbitre est relatif au bien et au
mal. Mais, aussi longtemps que dure l'état de voyage, on peut déchoir de
n'importe quelle vertu: l'ange même est tombé du ciel. D'où ce texte de Job (4,
18.19): " Chez ses anges il découvre de l'égarement; combien plus chez
ceux qui habitent des maisons d'argile. " Pour la même raison, on peut
revenir, de n'importe quel péché, à l'état de justice. Donc le péché contre
l'Esprit Saint n'est pas irrémissible.
Cependant, il est écrit en S. Matthieu (12,32): " Quiconque aura parlé contre l'Esprit Saint, cela ne lui sera remis ni en ce monde ni dans l'autre. " Et pour S. Augustin, " ce péché cause une si grande ruine qu'il est incompatible avec l'humilité qu'il faut pour prier ".
Conclusion:
Ce péché contre l'Esprit Saint est déclaré diversement irrémissible suivant ses diverses acceptions. Si on le prend pour l'impénitence finale, alors il est appelé irrémissible parce qu'il n'est remis d'aucune façon. En effet, le péché mortel dans lequel on persévère jusqu'à la mort, puisqu'il n'est pas remis en cette vie par la pénitence, ne le sera pas non plus dans la vie future.
Mais, suivant les deux autres acceptions, il est dit irrémissible, non pas en ce sens qu'il ne puisse plus être remis d'aucune façon, mais parce que, de soi, il ne mérite pas d'être remis. Et cela doublement: l° D'abord quant à la peine. En effet, celui qui pèche par ignorance ou par faiblesse mérite une peine moindre; mais celui qui pèche par malice caractérisée n'a pas une excuse qui puisse atténuer sa peine. Pareillement aussi, ceux qui blasphémaient envers le Fils de l'homme, tant que sa divinité n'était pas révélée, pouvaient avoir quelque excuse dans le fait qu'ils voyaient en lui une chair fragile, et ainsi méritaient-ils une moindre peine. Mais ceux qui blasphémaient la divinité elle-même en attribuant au diable les oeuvres de l'Esprit Saint, n'avaient aucune excuse qui pût diminuer leur peine. C'est pourquoi l'on dit, suivant le commentaire de S. Jean Chrysostome, que ce péché n'a été remis aux juifs ni en ce siècle ni dans le siècle futur, puisqu'ils ont subi pour cela un châtiment, et dans la vie présente par les Romains, et dans la vie future avec la peine de l'enfer. Dans le même sens, S. Athanase rapporte aussi l'exemple de leurs ancêtres: d'abord ils entrèrent en lutte contre Moïse à cause du manque d'eau et de pain, et le Seigneur le supporta patiemment, car ils avaient une excuse dans la faiblesse de la chair. Mais ensuite ils péchèrent plus gravement et blasphémèrent pour ainsi dire contre l'Esprit Saint en attribuant à une idole les bienfaits de Dieu qui les avait tirés de l'Égypte, lorsqu'il déclarèrent (Ex 32, 4): " Voici tes dieux Israël, ce sont eux qui t'ont ramené du pays d'Égypte. " C'est pourquoi le Seigneur, tout ensemble les fit punir sur-le-champ puisque " ce jour-là trois mille hommes environ périrent ", et les menaça d'un châtiment pour l'avenir en disant: " Quand à moi, au jour de ma vengeance, je visiterai ce péché qu'ils ont fait. "
2° Quant à la faute, la chose peut s'entendre d'une autre manière. De même qu'une maladie est dite incurable par sa nature propre, du fait qu'elle abolit ce qui peut aider à la guérison, par exemple lorsqu'elle enlève la vigueur de la nature, ou qu'elle dégoûte de la nourriture et du remède, bien que Dieu puisse pourtant guérir une telle maladie. De même le péché contre l'Esprit Saint est dit irrémissible par sa nature en tant qu'il exclut ce qui produit la rémission des péchés. Cependant cela ne ferme pas la voie du pardon et de la guérison devant la toute-puissance et-la miséricorde de Dieu, et il arrive grâce à elles que de tels pécheurs sont spirituellement guéris comme par miracle.
Solutions:
1. On ne doit désespérer de personne en cette
vie, si l'on considère la toute-puissance et la miséricorde de Dieu. Mais, si
l'on considère la condition du péché, il y a des gens qui sont appelés "
fils de rébellion " comme dit S. Paul (Ep 2, 2).
2. L'argument est valable du côté de la toute
puissance de Dieu; il ne l'est pas si l'on tient compte de la condition du
péché.
3. Le libre arbitre reste, il est vrai, toujours susceptible de changement en cette vie. Cependant il rejette parfois loin de lui ce qui peut le faire changer en bien, autant que cela dépend de lui. De là vient que le péché est irrémissible de son côté, encore que Dieu puisse le pardonner.
Objections:
1. Il ne semble pas. Car il est dans l'ordre
naturel qu'on passe de l'imparfait au parfait. Cela se voit sûrement dans le
bien, selon la parole des Proverbes (4, 18): " Le sentier des justes est
comme une lumière d'aurore, qui grandit et s'étend jusqu'au plein jour. "
Mais dans le mal on appelle parfait ce qui est le mal le plus grand, comme le
montre Aristote. Puisque le péché contre l'Esprit Saint est le plus grave, il
semble que l'on y parvienne par d'autres péchés moindres.
2. Pécher contre l'Esprit Saint, c'est pécher par
malice caractérisée ou par choix. Mais l'homme ne peut pas faire cela tout de
suite, avant d'avoir péché beaucoup de fois. Car, selon le Philosophe, si l'on
peut faire des injustices, on ne peut cependant pas tout de suite agir comme un
injuste, c'est-à-dire par choix. Il semble donc que le péché contre l'Esprit
Saint ne puisse être commis qu'après d'autres péchés.
3. La pénitence et l'impénitence ont le même
domaine. Or la pénitence ne regarde que les péchés passés. L'impénitence, qui
est une espèce du péché contre l'Esprit Saint, ne regarde donc que cela. Donc
le péché contre l'Esprit Saint présuppose d'autres péchés.
Cependant, comme il est écrit dans l'Ecclésiastique (11, 22 Vg): " C'est chose facile, aux yeux du Seigneur, d'enrichir le pauvre instantanément. " Inversement, il est donc possible par la malice du démon, et sous sa suggestion, qu'un homme soit entraîné du premier coup dans le péché le plus grave, qui est celui contre l’Esprit Saint.
Conclusion:
Nous l'avons dit, pécher contre l'Esprit Saint, c'est en un sens pécher par malice caractérisée. Mais il y a deux façons, avons-nous dit aussi, de pécher ainsi. L'une consiste à suivre le penchant d'un habitus, ce qui n'est pas proprement pécher contre l'Esprit Saint: et pécher de cette façon par malice caractérise ne se produit pas dès le principe; il faut en effet que ce soit précédé par des actes de péchés, et que ces actes causent l'habitus, qui incline à pécher.
L'autre façon dont un individu peut pécher par malice caractérisée consiste à rejeter avec mépris ce qui retient de pécher; ce qui est proprement pécher contre l'Esprit Saint, nous l'avons dit, et cela également présuppose la plupart du temps d'autres péchés, parce que, disent les Proverbes (18, 3 Vg): " L'impie, lorsqu'il descend dans la profondeur des péchés, en arrive au mépris. " Cependant il peut se faire que dès le premier acte de péché quelqu'un pèche contre l'Esprit Saint par mépris, soit à cause de la liberté de son arbitre, soit à cause de nombreuses dispositions précédentes, ou encore par suite d'une violente impulsion au mal et d'un faible attachement au bien. C'est pourquoi chez les hommes parfaits il ne peut guère ou jamais arriver qu'ils pèchent dès le principe contre l'Esprit Saint. D'où cette parole d'Origène: " je ne pense pas qu'un de ceux qui se sont établis au plus haut degré de la perfection puisse subitement se perdre ni tomber; mais, s'il tombe, c'est nécessairement de façon progressive. " Le raisonnement est le même si le péché contre l'Esprit Saint est pris à la lettre pour le blasphème contre l'Esprit Saint. Car ce blasphème dont parle le Seigneur, provient toujours d'un mépris mauvais. Mais si, par péché contre l'Esprit Saint, on entend comme S. Augustin l'impénitence finale, il n'y a plus de problème: il est certain que, pour commettre le péché contre l'Esprit Saint, il faut continuer à pécher jusqu'à la fin de sa vie.
Solutions:
1. Tant en bien qu'en mal, la plupart du temps,
il y a passage de l'imparfait au parfait dans la mesure où l'on progresse soit
en bien soit en mal. Et pourtant, d'un côté comme de l'autre, un individu peut
commencer à un niveau plus élevé que ne fait un autre. Dans ce cas, ce qui est
au début peut être parfait dans son genre en bien ou en mal, bien que ce soit
imparfait par rapport à la suite du développement dans le progrès en mieux ou
en pire.
2. Cet argument est valable pour le péché de
malice quand il vient du penchant d'un habitus.
3. Si l'impénitence est prise, selon la pensée de S. Augustin, dans le sens d'une permanence dans le péché jusqu'à la fin, alors il va de soi que l'impénitence présuppose des péchés, comme la pénitence. Mais si nous parlons de cette impénitence habituelle dont on fait une espèce de péché contre l'Esprit Saint, alors il est évident qu'il peut y avoir impénitence même avant les péchés; celui qui n'a jamais péché peut en effet avoir la résolution où d'être pénitent ou de ne pas l'être, s'il lui arrivait de pécher.
Il faut traiter des vices opposés à la science et à l'intelligence. L'opposé de la science est l’ignorance: il en a été question précédemment lorsqu'il s'agissait des causes de péché. Maintenant il doit être question de l'aveuglement de l'esprit et de l'hébétude du sens qui s'opposent au don d'intelligence.
1. L'aveuglement de l'esprit est-il un péché? - 2. L'hébétude du sens est-elle un autre péché que
l'aveuglement de l'esprit? - 3. Ces vices viennent-ils des péchés de la chair?
Objections:
1. Il semble que non. Car ce qui excuse le péché
ne semble pas être un péché. Mais l'aveuglement excuse le péché car il est dit
en S. Jean (9,41): " S'ils étaient aveugles, ils n'auraient pas de péché.
" L'aveuglement de l'Esprit n'est donc pas un péché.
2. La peine est autre chose que la faute. Mais
l'aveuglement de l'esprit est une peine. On le voit par ce texte d'Isaïe (6,
10): " Rends aveugle le coeur de ce peuple. " Comme c'est là un mal,
il ne viendrait pas de Dieu, s'il n'était une peine. L'aveuglement de l'esprit
n'est donc pas un péché.
3. " Tout péché est volontaire ", dit
S. Augustin. Mais l'aveuglement de l'esprit n'est pas volontaire car, pour S.
Augustin, " connaître la lumière de la vérité, tout le monde aime cela
", et pour l'Ecclésiaste (11, 7). " Douce est la lumière, et c'est
plaisir pour les yeux de voir le soleil. " La cécité mentale n'est donc pas
un péché.
Cependant, S. Grégoire place l'aveuglement de l'esprit parmi les vices causés par la luxure.
Conclusion:
De même que la cécité corporelle est la privation de ce qui est le principe de la vision corporelle, ainsi la cécité mentale est-elle également la privation de ce qui est le principe de la vision mentale ou intellectuelle. Il y a à cette vision un triple principe. L'un est la lumière de la raison naturelle. Comme cette lumière est un trait spécifique de l'âme raisonnable, elle n'est jamais enlevée à l'âme. Parfois pourtant elle est empêchée dans son acte propre à cause des obstacles rencontrés dans les facultés inférieures dont l'intellect humain a besoin pour faire acte d'intelligence: cela se voit chez les déments et chez les fous furieux, nous l'avons dit dans la première Partie.
Un autre principe de la vision intellectuelle est une lumière habituelle surajoutée à la lumière naturelle de la raison. Et cette lumière-ci, de temps en temps, est enlevée à l'âme. Cette privation est une cécité qui est une peine, au sens où la privation de la lumière de grâce est comptée comme une peine. C'est pourquoi il est dit de certains (Sg 2, 21): " Leur malice les aveugle. "
Le troisième principe de la vision intellectuelle est un principe intelligible qui permet à l'homme d'avoir l'intelligence d'autres choses. A ce principe intelligible l'esprit de l'homme peut s'appliquer ou ne pas s'appliquer. Et il lui arrive de ne pas s'y appliquer de deux façons. Parfois cela vient de ce que l'homme a une volonté qui spontanément se détourne de la pensée d'un tel principe, selon la parole du Psaume (36, 4): " Il a refusé l'intelligence du bien. " Ou encore, l'homme a l'esprit occupé à d'autres choses qu'il aime davantage et qui détournent sa pensée de regarder ce principe-là, selon la parole du Psaume (58, 9 Vg). " Le feu est tombé sur eux ", entendez: le feu de la concupiscence, " et ils n'ont pas vu le soleil ". Dans ces deux cas, l'aveuglement de l'esprit est un péché.
Solutions:
1. L'aveuglement qui excuse du péché est celui
qui a lieu par un manque naturel, qui ne permet pas de voir.
2. L'argument est valable pour la seconde sorte
d'aveuglement, celui qui est une peine.
3. Avoir l'intelligence de la vérité, c'est en soi, pour chacun, chose aimable. Il peut se faire cependant par accident que ce soit pour quelqu'un chose haïssable: on veut dire dans la mesure où l'homme est empêché par là d'atteindre des biens qu'il aime davantage.
Objections:
1. Il semble que l'hébétude du sens ne soit pas
autre chose que l'aveuglement de l'esprit. Car les contraires s'opposent un à
un. Or l'hébétude s'oppose au don d'intelligence, comme le montre S. Grégoire;
et l'aveuglement de l'esprit s'y oppose aussi, puisque l'intelligence désigne
un principe de la vision de l'esprit. Donc l'hébétude du sens est la même chose
que la cécité de l'esprit.
2. S. Grégoire parlant de l'hébétude la nomme
" l'hébétude du sens en matière d'intelligence ". Mais, avoir le sens
émoussé en matière d'intelligence ne paraît pas être autre chose qu'un manque
d'intelligence, qui ressortit à l'aveuglement de l'esprit. Donc, l'hébétude du
sens et la cécité de l'esprit sont une même chose.
3. S'il y a une différence, c'est surtout,
semble-t-il, en ce que l'aveuglement de l'esprit est volontaire, comme nous
l'avons dit, tandis que l'hébétude du sens est un défaut de nature. Mais un
défaut naturel n'est pas un péché. Donc l'hébétude du sens ne serait pas un
péché. Ce qui contredit S. Grégoire puisqu'il la compte parmi les vices qui
viennent de la gourmandise.
Cependant, des causes diverses ont des effets divers. Or S. Grégoire dit que l'hébétude de l'esprit vient de la gourmandise, mais que l'aveuglement de l'esprit vient de la luxure. Or, ce sont là des vices différents. Donc les vices qui en dérivent sont différents aussi.
Conclusion:
L'hébétude s'oppose à l'acuité. On dit qu'un instrument est aigu lorsqu'il est pénétrant. On appelle donc hébété ce qui est émoussé et ne peut pénétrer. Or, on dit par comparaison que le sens corporel peut pénétrer le milieu en tant qu'il perçoit son objet à une certaine distance ou en tant qu'il peut, par sa pénétration, percevoir ce qu'il y a de plus petit ou de plus intérieur dans l'objet. Aussi, dans le domaine corporel, dit-on que quelqu'un a un sens aigu lorsqu'il peut percevoir un objet sensible de loin, par la vue, l'ouïe ou l'odorat. Au contraire, on attribuera un sens hébété, ou émoussé, à celui qui ne perçoit les objets sensibles que s'ils sont proches et de grande taille.
A la ressemblance du sens corporel, on parle aussi d'un certain " sens " de l'intelligence. Pour Aristote il concerne des principes primordiaux et suprêmes, de même que le sens connaît des données sensibles comme étant principes et connaissance. Mais le " sens " qui concerne l'intelligence ne perçoit pas son objet par l'intermédiaire d'une distance spatiale, mais par d'autres intermédiaires, par exemple lorsqu'il perçoit l'essence d'une chose par sa propriété, ou la cause par l'effet. On attribue donc un " sens " aigu, dans le domaine de l'intelligence, à celui qui, dès qu'il a perçu une propriété de la chose, ou encore son effet, comprend sa nature et parvient à en découvrir les moindres conditions. Et on appelle hébété, dans le domaine de l'intelligence, celui qui ne peut parvenir à connaître la vérité qu'après de nombreuses explications, et même alors ne peut parvenir à envisager parfaitement tout ce qui appartient à l'essence de la chose.
Donc l'hébétude du sens, en matière intellectuelle, implique une certaine débilité de l'esprit dans la considération des biens spirituels. La cécité de l'esprit implique une totale privation dans la considération de ces biens. L'une et l'autre s'opposent au don d'intelligence par lequel on connaît les biens spirituels dès qu'on les appréhende, et l'on pénètre finement dans ce qu'ils ont de plus intime. L'hébétude comme la cécité spirituelle ont raison de péché en tant qu'elles sont volontaires. Cela est évident chez celui qui, attaché aux biens charnels, n'éprouve qu'ennui ou négligence à scruter finement les réalités spirituelles.
Solutions:
Tout cela donne la réponse aux objections.
Objections:
1. Il semble que non. S. Augustin avait dit dans
ses Soliloques " Ô Dieu, qui avez voulu que les purs seuls sachent le
vrai. " Dans ses Révisions, il s'est corrigé en disant: " On peut
répondre que beaucoup d'hommes impurs savent beaucoup de choses vraies. "
Or c'est surtout par les vices charnels que les hommes deviennent impurs. Ce ne
sont donc pas de tels vices qui causent la cécité de l'esprit et l'hébétude du
sens.
2. La cécité de l'esprit et l'hébétude du sens
sont des défauts qui concernent la partie intellectuelle de l'âme, alors que
les vices charnels ressortissent à la corruption de la chair. Mais la chair
n'agit pas sur l'âme, c'est plutôt l'inverse. Les vices charnels ne causent
donc pas la cécité de l'esprit et l'hébétude du sens.
3. On souffre davantage de ce qui est plus proche
que de ce qui est plus éloigné. Mais les vices spirituels sont plus proches de
l'esprit que les vices charnels. Donc la cécité de l'esprit et l'hébétude du
sens sont causés par les vices spirituels plus que par les vices charnels.
Cependant, S. Grégoire affirme que " l'hébétude du sens en intelligence vient de la gourmandise, la cécité de l'esprit vient de la luxure ".
Conclusion:
La perfection de l'opération intellectuelle chez l'homme consiste dans une certaine faculté d'abstraction à l'égard des images sensibles. C'est pourquoi, plus l'intelligence de l'homme aura gardé de liberté à l'endroit de ces images, plus elle pourra voir l'intelligible et ordonner tout le sensible; comme l'a même dit Anaxagore, il faut que l'intelligence soit bien dégagée pour commander; et il faut que l'agent domine la matière pour être capable de la mouvoir, rapporte Aristote. Par ailleurs il est évident que la délectation applique l'intention aux choses dans lesquelles on se délecte; c'est pourquoi le Philosophe remarquer que chacun fait très bien les choses auxquelles il prend plaisir, mais ne fait pas du tout ou fait mollement les choses contraires. Or les vices charnels, c'est-à-dire la gourmandise ou la luxure, consistent dans les plaisirs du toucher, c'est-à-dire de la nourriture et des actes sexuels. Ce sont les délectations les plus violentes entre toutes celles du corps. C'est pourquoi, par de tels vices, l'intention de l'homme s'applique au maximum aux réalités physiques, et par conséquent son activité dans le domaine intelligible s'affaiblit, mais davantage par la luxure que par la gourmandise, dans la mesure où les plaisirs sexuels sont plus violents que ceux de la table. C'est pourquoi la luxure engendre l'aveuglement de l'esprit qui exclut pour ainsi dire totalement la connaissance des biens spirituels; mais la gourmandise engendre l'hébétude du sens qui rend l'homme débile devant de telles réalités intelligibles. Au contraire, les vertus opposées, c'est-à-dire l'abstinence et la chasteté, sont ce qui dispose le mieux à la perfection de l'activité intellectuelle. D'où cette parole en Daniel (1, 17): " A ces jeunes gens ", qui étaient abstinents et continents, " Dieu a donné science et instruction en matière de lettres et de sagesse. "
Solutions:
1. Il y a des gens asservis aux vices charnels,
qui sont parfois capables de voir finement certaines choses dans le domaine
intelligible, à cause de la bonne qualité de leur esprit naturel, ou d'un
habitus surajouté. Cependant il est fatal que leur intention soit privée la
plupart du temps de cette finesse de contemplation, par suite des plaisirs
corporels. Ainsi les impurs ont bien la capacité de savoir du vrai, mais leur
impureté leur est en cela un obstacle.
2. La chair n'agit pas sur la fonction
intellectuelle au point de l'altérer, mais elle met obstacle à son opération de
la manière qu'on a dite.
3. Plus les vices charnels sont éloignés de l'esprit, plus ils détournent l'intention de l'esprit vers des choses éloignées. Aussi empêchent-ils davantage la contemplation de l'esprit.
1. Les préceptes relatifs à la foi. - 2. Les préceptes relatifs aux dons de science et d'intelligence.
Objections:
1. Il semble que dans la loi ancienne devaient
être donnés des préceptes pour la foi. Car il y a précepte pour ce qui est
obligatoire et nécessaire. Mais ce qu'il y a de plus nécessaire à l'homme c'est
de croire, selon cette parole (He 11, 6): " Sans la foi il est impossible
de plaire à Dieu. " Il fallut donc surtout donner des préceptes relatifs à
la foi.
2. Le Nouveau Testament est contenu dans l'Ancien
nous l'avons dit, comme une réalité figurée dans sa figure. Mais il y a dans le
Nouveau Testament des Commandements touchant expressément la foi, comme on le
voit en S. Jean (14, 1): " Croyez en Dieu, croyez aussi en moi. " Il
semble donc que quelques préceptes relatifs à la foi aient dû être donnés aussi
dans l'ancienne loi.
3. D'ailleurs, il y a la même raison de prescrire
l'acte d'une vertu et d'interdire les vices opposés. Mais il y a dans
l'ancienne loi beaucoup de préceptes interdisant l'infidélité, comme dans
l'Exode (20, 3): " Tu n'auras pas devant moi de dieux étrangers ";
et, de nouveau, au Deutéronome (13, 1) il est commandé de ne pas écouter les
paroles du prophète ou du devin qui voudrait détourner de la foi en Dieu. Donc
dans l’ancienne loi aussi ont dû être donnés des préceptes concernant la foi.
4. La confession est, comme nous l'avons dit, un
acte de la foi. Or des préceptes sont donnés dans l'ancienne loi touchant la
confession et la promulgation de la foi. En effet, dans l’Exode (12,26) il est
prescrit que les Israélites, à la demande de leurs enfants, définissent bien le
sens de l'observance pascale. Et dans le Deutéronome (13), il est prescrit de
mettre à mort celui qui sème un enseignement contraire à la foi. Donc la loi
ancienne a dû avoir des préceptes concernant la foi.
5. Tous les livres de l'Ancien Testament sont
contenus sous la loi ancienne; c'est pour cela que le Seigneur déclare (Jn 15,
25) qu'il est écrit dans la loi: " Ils m'ont pris en haine sans motif
", ce qui est cependant écrit dans le Psaume (35, 19). Or il est dit dans
l'Ecclésiastique (2, 8): " Vous qui craignez le Seigneur, croyez en lui.
" Donc, dans l'ancienne loi, des préceptes durent être donnés relativement
à la foi.
Cependant, l'Apôtre appelle la loi ancienne " la loi des oeuvres " et il l'oppose à la " loi de la foi " (Rm 3, 27). Il n'y eut donc pas à donner dans la loi ancienne de préceptes touchant la foi.
Conclusion:
La loi n'est imposée par un maître qu'à ses sujets. C'est pourquoi les préceptes d'une loi présupposent la sujétion de tous ceux qui la reçoivent envers celui qui la donne. Or la première sujétion de l'homme à l'égard de Dieu se fait par la foi, selon cette parole (He 11, 6): " Pour s'approcher de Dieu il faut croire qu'il existe. " C'est pourquoi la foi est présupposée aux préceptes de la loi. A cause de cela, dans l'Exode (20, 2), une vérité de la foi est mise en tête, avant les préceptes de la loi, lorsqu'il est dit: " Je suis le Seigneur ton Dieu, c'est moi qui t'ai tiré du pays d'Égypte. " Et pareillement dans le Deutéronome (6,4) on trouve d'abord: " Écoute Israël, le Seigneur ton Dieu est l'unique ", et aussitôt après viennent les préceptes. Mais il y a dans le contenu de la foi beaucoup de points qui sont ordonnés à cette foi par laquelle nous croyons que Dieu existe, ce qui est la vérité première et principale entre toutes celles à croire, ainsi que nous l'avons dit. C'est pourquoi cette foi à Dieu étant présupposée, par laquelle l'esprit humain se soumet à Dieu, des préceptes peuvent être donnés relativement aux autres points qu'on doit croire. En ce sens S. Augustin affirme, lorsqu'il expose le passage: " Ceci est mon commandement ", que les commandements relatifs à la foi sont pour nous très nombreux. Mais dans l'ancienne loi, les secrets de la foi n'avaient pas à être exposés au peuple; et c'est pourquoi, la foi au Dieu unique étant supposée, aucun autre précepte ne fut donné dans l'ancienne loi relativement aux vérités à croire.
Solutions:
1. La foi est nécessaire comme le principe de la
vie spirituelle. Et c'est pourquoi elle est présupposée à la réception de la
loi.
2. Même là, le Seigneur présuppose quelque chose
relevant de la foi. Il présuppose la foi au Dieu unique, lorsqu'il dit: "
Vous croyez en Dieu. " Et il prescrit quelque chose, la foi à
l'Incarnation par laquelle le même être est Dieu et homme. C'est assurément un
développement de la foi qui relève de la foi du Nouveau Testament. C'est
pourquoi le Seigneur ajoute: " Croyez aussi en moi. "
3. Les préceptes d'interdiction visent les péchés
qui détruisent la vertu. Or la vertu est détruite, avons-nous dite, par des
déficiences de détail. C'est pourquoi la foi au Dieu unique étant présupposée
dans l'ancienne loi, il y eut lieu de donner des préceptes d'interdiction pour
qu'il fût bien défendu aux gens de tomber dans ces déficiences de détail qui
pouvaient détruire la foi.
4. La confession ou l'enseignement de la foi
présuppose aussi la soumission de l'homme à Dieu par la foi. Et c'est pourquoi
dans l'ancienne loi des préceptes purent être donnés bien plus pour la
confession et l'enseignement de la foi que pour la foi elle-même.
5. Ce texte présuppose lui aussi la foi par laquelle nous croyons que Dieu existe. C'est pourquoi on met d'abord: " Vous qui craignez Dieu ", ce qui ne pourrait pas être sans la foi. Mais ce qu'on ajoute: " Croyez en lui " doit être rapporté à certaines vérités spéciales qu'il faut croire, et surtout aux biens que Dieu promet à ceux qui lui obéissent. D'où la suite: " et votre récompense ne sera pas vaine ".
Objections:
1. Il semble que dans l'ancienne loi les
préceptes relatifs à la science et à l'intelligence soient mal transmis, car
celles-ci se rattachent à la connaissance. Or la connaissance précède et dirige
l'action. Les préceptes qui sont relatifs à la science et à l'intelligence
doivent donc précéder ceux qui sont relatifs à l'action. Or les premiers
préceptes de la loi sont ceux du décalogue. Il semble donc qu'il aurait fallu
enseigner, parmi eux, des préceptes relatifs à la science et à l'intelligence.
2. La discipline précède la doctrine: l'homme
apprend chez les autres avant d'instruire les autres. Mais des préceptes
d'enseigner sont donnés dans l'ancienne loi; les uns sont affirmatifs comme
cette prescription de Deutéronome (4, 9): " Tu apprendras cela à tes
enfants et aux enfants de tes enfants. " Il y en a aussi de prohibitifs,
comme du Deutéronome (4, 2): " Vous n'ajouterez rien à la parole que je
vous dis, vous n'en retrancherez rien. " Il semble donc que des préceptes
auraient dû être donnés aussi pour amener l'homme à s'instruire.
3. La science et l'intelligence semblent plus
nécessaires au prêtre qu'au roi. De là cette parole de Malachie (2, 7): "
Les lèvres du prêtre gardent la science et c'est de sa bouche qu'on attend la
loi ", et celle-ci d'Osée (4, 6): " Parce que tu as rejeté la
science, je te rejetterai de ton sacerdoce. " Or il est demandé au roi
d'apprendre la science de la loi, comme on le voit au Deutéronome (17, 18).
Donc, à bien plus forte raison, aurait-on dû prescrire dans la loi que les
prêtres s'instruisent de la loi.
4. La méditation de ce qui se rapporte à la
science et à l'intelligence ne peut pas se faire en dormant. Elle est empêchée
aussi par les occupations étrangères. Il est donc maladroit de prescrire dans
le Deutéronome (6, 7): " Tu méditeras cela quand tu seras assis dans ta
maison, quand tu iras en voyage, en t'endormant et en te levant. " Cette
tradition, dans l'ancienne loi, des préceptes relatifs à la science et à
l'intelligence est donc bien mal présentée.
Cependant, il est écrit dans le Deutéronome (4, 6): " Quand ils connaîtront ces lois, tous diront: "Voici un peuple sage et intelligent". "
Conclusion:
Sur la science et l'intelligence on peut considérer trois points: la façon de les recevoir, la façon d'en user, la façon de les garder.
Recevoir la science ou l'intelligence se fait par l'enseignement et par la discipline. L'un et l'autre sont prescrits dans la loi; il est dit en effet dans le Deutéronome (6, 6): " Ces paroles que je te prescris seront dans ton coeur. " Cela concerne la discipline, car il appartient au disciple d'appliquer son coeur à ce qui est dit. Mais ce qui est dit ensuite: " Et tu le raconteras à tes enfants " concerne l'enseignement.
Quant à l'usage de la science et de l'intelligence, c'est la méditation de ce que chacun sait ou comprend. Et, à cet égard, il est dit ensuite: " Tu méditeras, assis dans ta maison, etc. "
La conservation est l'acte de la mémoire. Et à cet égard, il est écrit à la suite: " Tu les lieras comme un signe sur la main, ils seront et se balanceront entre tes yeux, et tu les écriras sur le seuil et sur les entrées de ta maison. " Par tout cela le texte signifie une continuelle mémoire des commandements de Dieu. Car ce qui se retrouve sans cesse sous nos sens, soit au toucher comme ce que nous avons à la main, soit sous la vue comme ce que nous avons continuellement devant les yeux ou à des endroits où il nous faut souvent revenir, à l'entrée de la maison par exemple, cela ne peut s'effacer de notre mémoire. Du reste, le Deutéronome (4, 9) le dit plus ouvertement. " N'oublie pas les paroles que tes yeux ont vues, et ne les laisse pas sortir de ton coeur un seul jour de ta vie. " Et ce sont là des commandements que nous lisons encore plus abondamment dans l'enseignement évangélique et dans l'enseignement apostolique.
Solutions:
1. Il est écrit au Deutéronome (4, 6): "
Ceci est votre sagesse et votre intelligence aux yeux des peuples. " Ce
qui donne à entendre que la science et l'intelligence des fidèles de Dieu
consistent dans les préceptes de la loi. C'est pourquoi il faut d'abord
proposer ces préceptes, et ensuite amener les gens à en avoir la science ou
l'intelligence. Par conséquent ces préceptes n'ont pas dû être placés parmi les
préceptes du décalogue, qui demeurent premiers.
2. Il y a aussi dans la loi des préceptes
relatifs à la discipline, nous venons de le dire. Cependant l'enseignement est
prescrit plus expressément que la discipline, parce qu'il est l'affaire des
grands qui ne dépendent que d'eux-mêmes, et que c'est à eux, comme étant ceux
qui sont immédiatement sous la loi, que doivent être donnés les préceptes de la
loi. Au contraire, la discipline est l'affaire des petits, auxquels les
préceptes de la loi doivent parvenir par l'intermédiaire des grands.
3. La science de la loi est annexée à l'office du
prêtre à un tel point qu'on doit comprendre que l'injonction de cette science
est liée à celle de leur office. C'est pour cela qu'il n'y a pas eu à donner de
préceptes spéciaux relativement à l'instruction des prêtres. Tandis que
l'enseignement de la loi de Dieu n'est pas annexée à l'office du roi à un tel
point, pour la raison que le roi est établi au-dessus du peuple dans le domaine
temporel. Aussi est-il spécialement prescrit que le roi soit instruit par les
prêtres de ce qui a trait à la loi de Dieu.
4. Le précepte de la loi ne veut pas dire que l'on ait à méditer pendant que l'on dort, mais quand on va dormir, parce qu'il y a là pour les gens un moyen de s'assurer, même en dormant, de meilleures imaginations, étant donné que les impressions passent en eux de l'état de veille à l'état de sommeil, comme le montre Aristote.
Pareillement, il est commandé aussi à chacun de méditer la loi dans tous ses actes, ce qui ne signifie pas qu'on doit toujours y penser d'une manière actuelle, mais qu'on doit régler d'après elle tout ce qu'on fait.
À la suite de la foi il faut étudier l'espérance. 1° La nature de l'espérance (Question 17-18). 2° Le don de crainte (Question 19). 3° Les vices opposés à la vertu et au don (Question 20-21). 4° Les préceptes qui concernent la vertu et le don (Question 22).
La première étude s'attache à la nature de l'espérance (Question 17), puis à celle de son siège
1. Est-elle une vertu? - 2. Son objet est-il la béatitude éternelle? - 3. Peut-on espérer la béatitude d'un autre par la vertu d'espérance? - 4. Est-il permis de mettre son espérance dans l'homme? - 5. L'espérance est-elle une vertu théologale? - 6. Distinction entre l'espérance et les autres vertus théologales. - 7. Le rapport de l'espérance avec la foi. - 8. Le rapport de l'espérance avec la charité.
Objections:
1. Il ne le semble pas car, dit S. Augustin,
" Nul ne peut faire mauvais usage d'une vertu. " Or on peut mal user
de l'espérance, car il arrive de trouver, au sujet de la passion d'espérance,
un milieu et des extrêmes, comme au sujet des autres passions. Donc l'espérance
n'est pas une vertu.
2. Aucune vertu ne procède des mérites car "
la vertu, Dieu l'opère en nous sans nous ", selon S. Augustin. Or
l'espérance a pour origine la grâce et les mérites, dit le Maître des Sentences
c. L'espérance n'est donc pas une vertu.
3. " La vertu est une qualité propre à un
être parfait ", d'après Aristote. Mais l'espérance n'appartient qu'à un
être imparfait, celui qui n'a pas ce qu'il espère. L'espérance n'est donc pas
une vertu.
Cependant, S. Grégoire déclare que les trois filles de Job représentent les trois vertus: foi, espérance, charité. L’espérance est donc une vertu.
Conclusion:
D'après le Philosophe, " la vertu, chez tout être, est ce qui rend bon le sujet qui la possède, et qui rend bonne son action ". Il faut donc que, partout où l'on trouve un acte humain qui est bon, cet acte réponde à une vertu humaine. Or, dans toutes les choses soumises à une règle et à une mesure, le bien se reconnaît à ce que l'être en question atteint sa règle propre; c'est ainsi que nous disons qu'un vêtement est bon s'il n'est ni trop long ni trop court. Or, pour les actes humains, nous l'avons vu, il y a une double mesure: l'une, immédiate et homogène: la raison; l'autre, suprême et transcendante: Dieu. Et par suite tout acte humain qui atteint la raison, ou Dieu lui-même, est bon. Or l'acte de l'espérance qui nous occupe présentement atteint Dieu. Comme nous l'avons dit précédemment en étudiant la passion d'espérance, son objet est un bien, futur, difficile, mais qu'on peut obtenir. Or une chose nous est possible de deux façons: par nous-mêmes, ou par autrui, selon Aristote. Donc, en tant que nous espérons une réalité envisagée comme possible pour nous grâce au secours divin, notre espérance atteint Dieu lui-même, sur le secours de qui elle s'appuie. Et c'est pourquoi, manifestement, l'espérance est une vertu, puisqu'elle rend bonne l'action humaine et atteint la règle requise.
Solutions:
1. Dans les passions, le milieu de la vertu se
prend de ce qu'on atteint la droite raison; c'est même cela qui définit la
vertu. Aussi, même dans l'espérance, on entend le bien de la vertu selon que
l'homme atteint, lorsqu'il espère, la règle requise, qui est Dieu. Et c'est
pourquoi, de l'espérance qui rejoint Dieu, nul ne peut se servir mal, pas plus
que de la vertu morale qui rejoint la raison, parce que le bon usage de la
vertu consiste à atteindre cette règle. Encore que l'espérance dont nous
parlons présentement ne soit pas une passion, mais un habitus de l'âme, comme
nous le montrerons bientôt.
2. On dit que l'espérance provient des mérites,
quand on parle de la réalité même qu'on attend, en ce sens qu'on espère obtenir
la béatitude par la grâce et les mérites. Ou bien encore quand on traite de
l'acte de l'espérance formée par la charité. Quant à l'habitus même de
l'espérance par laquelle on attend la béatitude, il n'a pas pour cause les
mérites, mais exclusivement la grâce.
3. Celui qui espère est imparfait si l'on considère le bien qu'il espère obtenir et qu'il n'a pas encore; mais il est parfait en ce que déjà il atteint sa règle propre: Dieu même, sur le secours de qui il s'appuie.
Objections:
1. Il ne le semble pas, car l'homme n'espère pas
ce qui dépasse tout mouvement de son âme, puisque l'acte de l'espérance est un
certain mouvement de l'âme. Or la béatitude éternelle dépasse tout mouvement de
l'âme; l’apôtre dit en effet (1 Co 2, 9): " Elle n'est pas montée au coeur
de l'homme. " La béatitude n’est donc pas l'objet propre de l'espérance.
2. La demande est l'interprète de l'espérance; on
trouve en effet dans le Psaume (37, 5): ton chemin vers le Seigneur, fais-lui
confiance et il agira. " Or l'homme demande licitement de Dieu non
seulement la béatitude éternelle, mais encore les biens de la vie présente,
tant spirituels que temporels, et aussi la délivrance des maux, qui
n'existeront plus dans la béatitude éternelle: témoin l'oraison dominicale. La
béatitude éternelle n'est donc pas l'objet propre de l'espérance.
3. L'objet de l'espérance est d'une conquête
difficile. Or, par rapport à l'homme, il y a beaucou d'autres biens difficiles
que la béatitude éternelle. Elle n'est donc pas l'objet propre de l'espérance.
Cependant, l'Apôtre nous dit (He 6, 19): " Nous avons une espérance qui pénètre ", c'est-à-dire qui nous fait pénétrer, " à l'intérieur du voile ", c'est-à-dire dans la béatitude céleste selon le commentaire de la Glose. L'objet de l'espérance est donc bien la béatitude éternelle.
Conclusion:
Comme nous venons de le dire, l'espérance dont nous nous occupons atteint Dieu en s'appuyant sur son secours pour parvenir au bien espéré. Mais un effet doit être proportionné à sa cause. Et c'est pourquoi le bien qu'à titre propre et principal nous devons espérer de Dieu est un bien infini, proportionné à la puissance de Dieu qui nous aide; car c'est le propre d'une puissance infinie de conduire à un bien infini. Or ce bien est la vie éternelle, qui consiste dans la jouissance de Dieu même; on ne peut en effet espérer de Dieu un bien qui soit moindre que lui, puisque sa bonté, par laquelle il communique ses biens à la créature, n'est pas moindre que son essence. C'est pourquoi l'objet propre et principal de l'espérance est la béatitude éternelle.
Solutions:
1. Sans doute, la béatitude éternelle ne monte
pas d'une façon parfaite au coeur de l'homme de telle manière que l'homme
voyageur puisse en connaître la nature et la qualité; mais selon sa raison
commune, celle du bien parfait, l'homme peut en avoir une certaine
connaissance; et c'est sous cet aspect que le mouvement d'espérance s'élève
vers elle. Aussi l'Apôtre dit-il expressément (He 6, 19): " L'espérance
pénètre par-delà le voile ", parce que l'objet de notre espérance nous est
encore voilé pour l'instant.
2. Quels que soient les autres biens, nous ne devons les demander à Dieu qu'en les ordonnant à la béatitude éternelle. Par suite, l'espérance a pour objet principal la béatitude éternelle; quant aux autres biens demandés à Dieu, elle les envisage secondairement, en référence à la béatitude éternelle. De même que pour la foi, qui regarde principalement Dieu, et secondairement les vérités qui sont ordonnées à Dieu, nous l'avons dit précédemment. L'homme qui s'épuise pour une grande cause trouve que ce qui est moins difficile est peu de chose. Et c'est pourquoi, à l'homme qui espère la béatitude éternelle, et par rapport à cette espérance, rien d'autre ne semble difficile. Mais, compte tenu des possibilités de celui qui espère, certaines autres oeuvres peuvent lui paraître ardues. Et c'est ce qui fait qu'on peut espérer ces biens, ordonnés à l'objet principal.
Objections:
1. Il le semble, car l'Apôtre écrit aux
Philippiens (1, 6): " J'en suis bien sûr, celui qui a commencé en vous
cette oeuvre excellente la portera à sa perfection jusqu'au jour du Christ
Jésus. " Mais la perfection de ce jour sera la béatitude éternelle. On
peut donc espérer pour autrui la béatitude éternelle.
2. Les biens que nous demandons à Dieu, nous
espérons les obtenir de lui. Or nous demandons à Dieu qu'il conduise les autres
à la vie éternelle, selon S. Jacques (5, 16): " Priez les uns pour les
autres afin que vous soyez sauvés. " Nous pouvons donc espérer pour les
autres la béatitude éternelle.
3. L'espoir et le désespoir ont le même objet. Or
on peut désespérer de la béatitude éternelle d'autrui. Autrement S. Augustin
dirait en vain: " On ne doit désespérer d'aucun homme, tant qu'il est
vivant. " Donc on peut aussi espérer pour autrui la vie éternelle.
Cependant, S. Augustin dit " Il n'y a d'espérance que pour les réalités dépendant de Dieu, lequel est considéré comme prenant en charge ceux qui ont l'espérance. "
Conclusion:
On peut espérer quelque chose de deux façons. D'une part de façon absolue, et alors il ne peut s'agir que d'un bien difficile se rapportant à celui qui espère. D'autre part, en présupposant autre chose, et alors l'espérance peut viser des biens se rapportant à autrui.
Pour en être persuadé, il faut savoir que l'amour et l'espérance diffèrent en ce que l'amour implique une certaine union de l'aimant à l'aimé, tandis que l'espérance implique un mouvement ou une tendance de l'appétit vers un bien difficile. Or, l'union suppose des réalités distinctes, et c'est pourquoi l'amour peut directement concerner un autre qu'on unit à soi par l'amour, en considérant cet autre comme soi-même. Mais un mouvement vise toujours un terme propre proportionné au mobile; et c'est pourquoi l'espérance regarde directement le bien propre du sujet, et non celui qui concerne autrui.
Mais si l'on présuppose une union d'amour avec autrui, alors on peut désirer et espérer un bien pour autrui comme pour soi-même. En ce sens, on peut espérer pour autrui la béatitude éternelle, en tant qu'on lui est uni par l'amour. Et de même que c'est l'unique vertu de charité qui nous fait aimer Dieu, nous-mêmes et le prochain, de même aussi c'est par une seule vertu d'espérance qu'on espère pour soi-même et pour autrui.
Solutions:
Cela donne la réponse aux Objections.
Objections:
1. Il semble que ce soit permis, car l'objet de
l'espérance est la béatitude éternelle. Or, dans la recherche de la béatitude
éternelle nous sommes aidés par le patronage des saints: S. Grégoire dit en
effet que " la prédestination est aidée par les prières des saints. "
On peut donc mettre son espérance dans l'homme.
2. Si l'on ne pouvait pas mettre son espérance
dans l'homme, on ne pourrait pas reprocher E quelqu'un comme un vice de ne
pouvoir pas espérer en lui. Or c'est cependant ce qu'on reproche à certains
comme un vice; ainsi dans Jérémie (9, 3): " Que chacun se mette en garde
contre son ami et qu’il n’ait confiance en aucun de ses frères. " Il est
donc permis d'espérer en l'homme.
3. La demande est l'interprète de l'espérance,
a-t-on dit. Or il est permis de demander quelque chose à un homme. Il est donc
permis de mettre son espérance en lui.
Cependant, on lit dans Jérémie (17, 5): " Maudit soit l'homme qui se confie en l'homme. "
Conclusion:
L'espérance, avons-nous dit, a deux objets: le bien que l'on veut obtenir et le secours qui permet d'obtenir ce bien. Or le bien qu'on espère obtenir a raison de cause finale, et le secours par lequel on espère obtenir ce bien a raison de cause efficiente. Mais dans chaque genre de ces deux causes on trouve du principal et du secondaire. La fin principale est la fin ultime; la fin secondaire est un bien ordonné à la fin. Pareillement, la cause efficiente principale est l'agent premier, et la cause efficiente secondaire est l'agent second instrumental. Or l'espérance regarde la béatitude comme sa fin ultime, et le secours divin comme la cause première qui conduit à la béatitude. Donc, de même qu'il n'est pas permis d'espérer un bien quelconque, hors la béatitude, comme fin ultime, mais seulement comme moyen ordonné à la fin qu'est la béatitude, de même il n'est pas permis de mettre son espérance dans un homme ou une autre créature, comme dans une cause première qui mène à la béatitude; mais il est permis de mettre son espérance en un homme ou une créature, comme en l'agent secondaire et instrumental qui aide dans la recherche de tous les biens ordonnés à la béatitude. Et c'est de cette façon que nous nous tournons vers les saints, que nous demandons certaines choses aux hommes, et que l'on blâme ceux en qui l'on ne peut se confier pour recevoir du secours.
Solutions:
Cela donne la réponse aux Objections.
Objections:
1. Il ne semble pas, car la vertu théologale a
Dieu pour objet. Or l'espérance n'a pas seulement Dieu pour objet, mais aussi
d'autres biens que nous espérons obtenir de Dieu. Donc l'espérance n'est pas
une vertu théologale.
2. La vertu théologale ne consiste pas en un
milieu entre deux vices, a-t-on remarqués. Or l'espérance consiste en un juste
milieu entre la présomption et le désespoir. Donc l'espérance n'est pas une
vertu théologale.
3. L'attente se rattache à la longanimité, qui
est une espèce de la vertu de force. Puisque l'espérance est une attente, elle
ne semble pas être une vertu théologale, mais une vertu morale.
4. L'objet de l'espérance est un bien difficile.
Or tendre à un bien difficile relève de la magnanimité, qui est une vertu
morale, et non une vertu théologale.
Cependant, l'Apôtre énumère l'espérance avec la foi et la charité, qui sont des vertus théologales (1 Co 13, 15).
Conclusion:
Les différences spécifiques apportent au genre une division essentielle; il faut donc regarder attentivement d'où l'espérance a raison de vertu, pour savoir dans quelle espèce de vertu elle prend place. Or nous avons dits que l'espérance a raison de vertu du fait qu'elle atteint la règle suprême des actes humains, et comme cause première efficiente, en tant qu'elle s'appuie sur le secours divin, et comme cause ultime finale, parce que c'est dans la jouissance de Dieu qu'elle attend la béatitude. Et ainsi est-il évident que l'objet principal de l'espérance en tant qu'elle est une vertu, est Dieu. Puisque l'essence même de la vertu théologale consiste à avoir Dieu pour objet, comme nous l'avons dit antérieurement' 3 il est évident que l'espérance est une vertu théologale.
Solutions:
1. Quels que soient les autres biens dont
l'espérance attend la possession, elle les espère à titre de moyens ordonnés à
Dieu comme à une fin ultime et comme à une première cause efficiente.
2. Le juste milieu se prend, dans les choses réglées et mesurées, du fait même qu'on atteint la règle ou la mesure: aller au-delà de la règle est du superflu; rester en deçà est insuffisant. Mais dans la règle ou dans la mesure elle même, on ne peut pas établir un milieu et des extrêmes. Or ce sont les matières soumises à la règle de la raison que la vertu morale regarde comme son objet propre; et c'est pourquoi il lui convient essentiellement d'être dans un juste milieu vis-à-vis de son objet propre. Mais c'est la règle première elle-même, non réglée par une autre règle, que la vertu théologale envisage comme son objet propre. Et c'est pourquoi, essentiellement et selon son objet propre, il ne convient pas à la vertu théologale d'être dans un juste milieu.
Cependant le juste milieu peut la concerner
accidentellement, par les réalités ordonnées à l'objet principal. Ainsi, dans
la foi, il ne peut y avoir de milieu ni d'extrêmes dans le fait qu'on s'appuie
sur la vérité première, sur laquelle on ne saurait trop s'appuyer. Mais, du
côté des vérités que l'on croit, il peut y avoir un milieu et des extrêmes,
comme une vérité tient le milieu entre deux erreurs. Pareillement l'espérance
ne comporte pas de milieu et d'extrêmes dans son objet principal, car on ne
saurait trop se confier au secours divin; mais pour les biens que l'on a
confiance d'obtenir, il peut y avoir milieu et extrêmes, en tant que l'on
présume des biens disproportionnés, ou que l'on désespère de biens
proportionnés.
3. L'attente qui entre dans la définition de
l'espérance ne comporte pas de retard comme celle qui se rattache à la
longanimité; mais elle dit relation à l'aide divine, que le bien espéré soit
différé ou non.
4. La magnanimité tend à un objet difficile, en l'espérant comme proportionné à sa puissance; aussi, à proprement parler, vise-t-elle la réalisation de grandes choses. Mais l'espérance, vertu théologale, vise un bien difficile à obtenir par le secours d'autrui, nous l'avons dit.
Objections:
1. L'espérance ne semble pas être une vertu
distincte des autres vertus théologales. En effet, les habitus se distinguent d'après
leurs objets, nous l'avons dit. Or l'espérance et les autres vertus théologales
ont le même objet. Donc l'espérance ne se distingue pas des autres vertus
théologales.
2. Le symbole par lequel nous professons notre
foi nous fait dire: " J'attends la résurrection des morts et la vie du
siècle à venir. " Or l'attente de la béatitude future relève de
l'espérance, nous l'avons dit. Celle-ci ne se distingue donc pas de la foi.
3. Par l'espérance, l'homme tend à Dieu. Mais
c'est là le rôle propre de la charité. Donc l'espérance ne se distingue pas de
la charité.
Cependant, là ou il n'y a pas de distinction, il n'y a pas de nombre. Or on énumère l'espérance avec les autres vertus théologales: S. Grégoire dit en effet qu'il y a " trois vertus, la foi, l'espérance et la charité ". L'espérance est donc une vertu distincte des autres vertus théologales.
Conclusion:
Une vertu est appelée théologale du fait qu'elle a Dieu comme l'objet auquel elle s'attache. Mais on peut s'attacher à un être de deux façons: pour lui-même, et parce que par lui on parvient à autre chose. La charité fait que l'homme s'attache à Dieu à cause de Dieu même, en unissant l'esprit de l'homme à Dieu par un sentiment d'amour. Mais l'espérance et la foi font que l'homme s'attache à Dieu comme à un principe d'où nous viennent certains biens. Or, ce qui nous vient de Dieu, c'est la connaissance de la vérité et l'acquisition du bien parfait. La foi fait que l'homme s'attache à Dieu, principe de la connaissance du vrai; nous croyons en effet que les propositions sont vraies, lorsqu'elles nous sont dites par Dieu. L'espérance fait que l'homme s'attache à Dieu, principe de bonté parfaite; par l'espérance, en effet, nous nous appuyons au secours divin pour obtenir la béatitude.
Solutions:
1. Dieu est objet des vertus théologales sous des
raisons différentes, nous venons de le dire. Or, pour la distinction des
habitus, il suffit d'un aspect différent de l'objet, nous l'avons dit
précédemment.
2. L’attente
prend place dans le symbole de la foi, non parce qu’elle est l’objet propre de
la foi, mais parce que l’espérance présuppose la foi, comme le dira l’article
suivant; et ainsi l’acte de foi se manifeste par l’acte d’espérance.
3. L’espérance fait tendre à Dieu comme à un bien final à obtenir et comme à un secours efficace. Mais la charité à proprement parler, fait tendre à Dieu en lui unissant le sentiment de l’homme, de sorte que l’homme ne vive plus pour lui-même, mais pour Dieu.
Objections:
1. Il semble bien que l’espérance précède la foi.
En effet, à propose de la parole du psaume (37, 3): " Espère en Dieu et
agis bien ", la Glose dit que " l’espérance est l’entrée de la foi,
le commencement du salut ". Or le salut se fait par la foi, qui nous justifie.
L’espérance précède donc la foi.
2. Ce qu’on met dans la définition d’une réalité,
doit être antérieur à cette réalité, et mieux connu. Or on met l’espérance dans
la définition de la foi selon l'épître aux Hébreux (11, 1): " La foi est
la garantie des biens qu'on espère. " L'espérance est donc antérieure à la
foi.
3. L'espérance précède l'acte méritoire. L'Apôtre
dit en effet (1 Co 9, 10): " Celui qui laboure doit travailler avec
l'espoir de récolter des fruits. " Or l'acte de foi est méritoire. Donc
l'espérance précède la foi.
Cependant, l'évangile de S. Matthieu (1, 2) nous dit: " Abraham engendra Isaac ", c'est-à-dire: " la foi engendra l'espérance ", selon le commentaire de la Glose.
Conclusion:
La foi, d'une façon absolue, précède l'espérance. L'objet de l'espérance, en effet, est un bien futur, difficile, et qu'il est cependant possible d'atteindre. Pour que quelqu'un puisse espérer, il est donc requis que l'objet de l'espérance lui soit proposé comme possible. Or l'objet de l'espérance est, d'une façon, la béatitude éternelle, et, d'une autre façon, le secours divin, nous l'avons montré. Ces deux objets nous sont proposés par la foi, car celle-ci nous apprend que nous pouvons parvenir à la vie éternelle et qu'à cette fin un secours divin nous a été préparé, selon l'épître aux Hébreux (11, 6): " Celui qui s'approche de Dieu doit croire qu'il existe et qu'il assure la récompense à ceux qui le cherchent. " Ainsi est-il évident que la foi précède l'espérance.
Solutions:
1. La Glose ajoute, au même passage, qu'on dit de
l'espérance qu’elle est l'entrée de la foi, c'est-à-dire de la réalité à
laquelle on croit, parce que c'est l'espérance qui introduit dans la vision de
ce qu'on croit. Ou bien encore on peut l'appeler l'entrée de la foi parce que l'espérance
apporte à l'homme plus de stabilité et de perfection dans la foi.
2. Dans la définition de la foi, on met "
les réalités qu'on espère " parce que l'objet propre de la foi est une
réalité qui par essence n'est pas apparente. Par suite il fut nécessaire de le
désigner au moyen d'une circonlocution, par la réalité qui vient à la suite de
la foi.
3. Tout acte méritoire n'est pas précédé de l'espérance, mais il lui suffit d'avoir une espérance qui l'accompagne ou qui le suive.
Objections:
1. Il semble que la charité soit antérieure à
l'espérance. En effet, S. Ambroise, commentant le texte de S. Luc (17, 6):
" Si vous aviez la foi gros comme un grain de sénevé, etc. ", nous
dit que " de la foi sort la charité, et de la charité l'espérance ".
Mais la foi est antérieure à la charité. Donc la charité est antérieure à
l'espérance.
2. S. Augustin déclare que " les bons
mouvements et les bons sentiments viennent de l'amour et d'une sainte charité
". Or espérer, en tant qu'acte de l'espérance, est un bon mouvement de
l'âme. L'espérance dérive donc de la charité.
3. Le Maître des Sentences affirme que "
l'espérance vient des mérites qui précèdent non seulement la réalité espérée,
mais aussi l'espérance, que la charité précède par nature ". La charité
est donc antérieure à l'espérance.
Cependant, l'Apôtre dit (1 Tm 1, 5) " La fin du précepte est la charité, qui procède d'un coeur pur et d'une bonne conscience ", " c'est-à-dire de l'espérance ", commente la Glose. L'espérance est donc antérieure à la charité.
Conclusion:
Il y a deux sortes d'ordre. D'une part, il y a l'ordre de la génération et de la nature, selon lequel l'imparfait est antérieur au parfait. D'autre part, l'ordre de la perfection et de la forme, selon lequel ce qui est parfait est antérieur par nature à ce qui est imparfait. Donc, selon le premier ordre, l'espérance est antérieure à la charité.
En effet, l'espérance, comme tout mouvement de l'esprit, dérive de l'amour, nous l'avons montré en traitant des passions. Or il y a un amour parfait et un amour imparfait. L'amour parfait est celui par lequel une personne est aimée pour elle-même, comme quelqu'un à qui nous voulons du bien; ainsi l'amour de l'homme pour son ami. L'amour imparfait est celui par lequel nous aimons une réalité, non pas en elle-même, mais afin que le bien qu'elle constitue nous parvienne; ainsi l’homme qui aime une chose qu'il convoite. L'amour pour Dieu, au premier sens, se rattache à la charité qui adhère à Dieu pour lui-même, mais l'espérance relève du second amour, car celui qui espère a l'intention d'obtenir quelque chose pour lui. Et c'est pourquoi, dans l'ordre de génération, l'espérance est antérieure à la charité. De même en effet que l'homme est amené à aimer Dieu parce que la crainte du châtiment divin lui fait abandonner son péché, dit S. Augustin, de même aussi l'espérance introduit à la charité, en tant que l'espoir d'être récompensé par Dieu excite l'homme à l'aimer et à garder ses commandements. Mais selon l'ordre de la perfection, la charité est première par nature. Et c'est pourquoi, quand apparaît la charité, l'espérance devient plus parfaite, car c'est dans nos amis que nous mettons le plus d'espoir. Et c'est de cette façon que S. Ambroise affirme: " L'espérance sort de la charité. "
Solutions:
1. Cela répond à la première objection.
2. L'espérance, comme tout mouvement de
l'appétit, provient d'un certain amour, celui du bien qu'on attend. Cependant
toute espérance ne vient pas de la charité, mais seulement le mouvement de
l'espérance formée par la charité, qui nous fait espérer un bien de la part de
Dieu comme d'un ami.
3. Le Maître des Sentences parle ici de l'espérance formée qui, par nature, est précédée par la charité et les mérites causés par celle-ci.
1. La vertu d'espérance siège-t-elle dans la volonté? -2. Existe-t-elle chez les bienheureux? 3. Existe-t-elle chez les damnés? - 4. L'espérance des hommes voyageurs est-elle certaine?
Objections:
1. Il semble que non. En effet, l'objet de l'espérance
est un bien difficile, nous l'avons vu. Or ce qui est difficile n'est pas
l'objet de la volonté, mais de l'irascible. L'espérance n'est donc pas dans la
volonté, mais dans l'irascible.
2. Là où une seule chose suffit, il est superflu
d'en ajouter une autre. Or, pour rendre parfaite la puissance volontaire, il
suffit de la charité qui est la plus parfaite des vertus. L'espérance n'est
donc pas dans la volonté.
3. Une seule puissance ne peut se porter à la
fois sur deux actes; ainsi l'intelligence ne peut pas en même temps comprendre
plusieurs idées. Or, l'acte d'espérance peut exister concurremment avec l'acte
de charité; et comme l'acte de charité relève manifestement de la volonté,
l'acte d'espérance ne s'y rattache pas. L'espérance n'est donc pas dans la
volonté.
Cependant, l'âme n'est capable de posséder Dieu que dans l'esprit, qui comporte mémoire, intelligence et volonté, comme le montre S. Augustin. Or l'espérance est une vertu théologale qui a Dieu pour objet. Puisqu'elle n'est ni dans la mémoire, ni dans l'intelligence, qui dépendent de la faculté de connaissance, il reste donc qu'elle ait la volonté pour siège.
Conclusion:
Les habitus sont connus par les actes, nous l'avons montré précédemment. Or l'acte d'espérance est un mouvement de la puissance appétitive, puisque son objet est le bien. Mais il y a un double appétit dans l'homme; l'appétit sensible, qui se divise en irascible et concupiscible, et l'appétit intellectuel, qu'on appelle volonté, nous avons vu cela dans la première Partie; d'autre part, les mouvements qu'on trouve dans l'appétit inférieur, liés à des passions, sont sans aucune passion dans le désir supérieur, nous l'avons déjà montrée. Or l'acte de la vertu d'espérance ne peut relever de l'appétit sensible, car le bien qui forme l'objet principal de cette vertu n'est pas un bien sensible, mais le bien divin. Et c'est pourquoi l'espérance a pour sujet l'appétit supérieur, appelé volonté, et non l'appétit inférieur, auquel se rattache l'irascible.
Solutions:
1. L'objet de l'irascible est un bien ardu
sensible mais l'objet de l'espérance est un bien ardu d'ordre intelligible, ou
plutôt un bien ardu transcendant l'intelligence.
2. La charité perfectionne suffisamment la
volonté pour le seul acte d'aimer. Mais il faut une autre vertu pour la
perfectionner en vue d'un autre acte, qui est d'espérer.
3. Le mouvement de l'espérance et le mouvement de la charité sont ordonnés l'un à l'autre, nous venons de le montrer. Rien n'empêche donc que ces deux mouvements appartiennent en mërne temps à une seule puissance. De même pour l'intelligence: elle aussi peut en même temps comprendre plusieurs idées ordonnées l'une à l'autre, comme on l'a établi dans la première Partie.
Objections:
1. Il semble bien qu'il y ait l'espérance chez
les bienheureux, car le Christ, dès le premier instant de sa conception, a eu
la parfaite compréhension de Dieu. Or lui-même avait l'espérance, puisque c'est
en sa personne, comme le déclare la Glose, que le Psaume (31, 1) dit: " En
toi, Seigneur, j'ai espéré. " Les bienheureux peuvent donc avoir
l'espérance.
2. L'acquisition de la béatitude représente un
bien ardu, et de même sa continuation. Or les hommes, avant de posséder la
béatitude, ont l'espoir de l'atteindre. Donc, après avoir acquis la béatitude,
ils peuvent en espérer la continuation.
3. La vertu d'espérance donne à l'homme la
possibilité d'espérer la béatitude, non seulement pour lui-même mais aussi pour
les autres, on l'a vu plus haut. Or, les bienheureux, dans la patrie, espèrent
la béatitude pour d'autres; sans quoi ils ne prieraient pas pour eux. Les
bienheureux peuvent donc avoir l'espérance.
4. A la béatitude des saints revient non
seulement la gloire de l'âme, mais aussi la gloire du corps. Or les âmes des
saints, dans la patrie, attendent encore la gloire du corps, comme le montrent
l'Apocalypse (6, 9) et S. Augustin. L'espérance peut donc exister chez les
bienheureux.
Cependant, l'Apôtre dit (Rm 8, 24) " Ce que l'on voit, peut-on l'espérer encore? " Mais les bienheureux jouissent de la vision de Dieu. Donc l'espérance n'a pas sa place chez eux.
Conclusion:
Enlevez ce qui donne l'espèce à une chose, l'espèce disparaît, et la chose ne peut demeurer la même; ainsi, lorsque la forme d'un corps naturel a disparu, il ne demeure pas spécifiquement le même. Or l'espérance reçoit son espèce de son objet principal, comme aussi les autres vertus, nous l'avons montré plus haut. Mais son objet principal est la béatitude éternelle selon qu'il est possible de l'acquérir par le secours divin, nous venons de le dire. Parce que le bien ardu et possible ne devient objet formel de l'espérance que s'il est futur, il s'ensuit, lorsque la béatitude n'est plus future mais présente, qu'il ne peut y avoir au ciel la vertu d'espérance. Et c'est pourquoi l'espérance comme aussi la foi, s'évanouit dans la patrie, et ni l'une ni l'autre ne peut exister chez les bienheureux.
Solutions:
1. Le Christ, même s'il avait la parfaite
compréhension, et par conséquent était bienheureux quant à la jouissance de
Dieu, était cependant aussi un voyageur quant à la possibilité de la nature
humaine qu'il possédait encore. Et c'est pourquoi il pouvait espérer la gloire
de l'impassibilité et de l'immortalité. Ce n'était pas assez cependant pour
qu'il eût la vertu d'espérance, car celle-ci n'a pas pour objet principal la
gloire du corps, mais plutôt la jouissance de Dieu.
2. La béatitude des saints est appelée vie
éternelle parce que, du fait qu'ils jouissent de Dieu, ils deviennent en quelque
manière participants de l'éternité divine qui transcende toute durée. Et ainsi
la continuation de la béatitude n'est pas diversifiée par le passé, le présent
et le futur. C'est pourquoi les bienheureux n'ont pas l'espérance pour la
continuation de la béatitude, mais ils en possèdent la réalité même; et il n'y
a là rien de futur.
3. Tant que dure la vertu d'espérance, c'est par
une même espérance qu'on espère la béatitude pour soi et pour les autres. Mais
quand s'est évanouie chez les bienheureux l'espérance qui leur faisait espérer
la béatitude pour eux-mêmes, ils espèrent bien le ciel pour les autres, mais ce
n'est pas par la vertu d'espérance; c'est plutôt par l'amour de charité. Ainsi
encore celui qui a la charité pour Dieu peut aimer son prochain par cette même
charité; et cependant on peut aimer le prochain sans avoir encore la vertu de
charité, par quelque autre amour.
4. Puisque l'espérance est une vertu théologale qui a Dieu pour objet, son objet principal est la gloire de l'âme, gloire qui consiste dans la jouissance de Dieu, et non la gloire du corps. De plus, la gloire du corps, même si elle représente un bien ardu à obtenir pour la nature humaine, n'apparaît pas comme difficile à atteindre pour celui qui possède la gloire de l'âme. D'abord parce que la gloire du corps est peu de chose en comparaison de la gloire de l'âme. Et aussi parce que celui qui a la gloire de l'âme possède déjà la cause suffisante de la gloire du corps.
Objections:
1. Il semble que oui, car le diable est à la fois
damné et prince des damnés, comme on le voit en S. Matthieu (25, 41): "
Allez, maudits, au feu éternel qui a été préparé pour le diable et ses anges.
" Or le diable a l'espérance, selon Job (40, 28 Vg): " Voici que son
espérance le trompera. " Il semble donc que les damnés aient l'espérance.
2. L'espérance, comme la foi, peut être formée ou
informe. Or la foi informe peut exister chez les démons d'après S. Jacques (2,
19): " Les démons croient, et ils tremblent. " Il semble donc qu'il
puisse aussi y avoir chez les damnés une espérance informe.
3. Chez aucun homme ne grandissent, après la
mort, le mérite ou le démérite qu'il n'a pas eus dans sa vie; l'Ecclésiaste dit
en effet (11, 3): " Que l'arbre tombe au midi ou au nord, il reste là où
il est tombé. " Or beaucoup seront damnés qui, dans cette vie, ont eu
l'espérance, sans jamais désespérer. Ils auront donc aussi l'espérance dans la
vie future.
Cependant, l'espérance cause la joie, selon S. Paul (Rm 12, 12): " Ayez la joie que donne l'espérance. " Or les damnés ne sont pas dans la joie, mais dans la douleur et les larmes, ainsi que le dit Isaïe (65, 14): " Mes serviteurs chanteront dans la joie de leur coeur, et vous, vous crierez dans l'angoisse de votre coeur, et, dans le déchirement de votre esprit, vous hurlerez. " Donc il n'y a pas d'espérance chez les damnés.
Conclusion:
Il est de l'essence de la béatitude que la volonté trouve en elle son repos; de même il est essentiel à la peine que le châtiment infligé comme peine contrarie la volonté. Or, la volonté ne peut trouver son repos ni subir la contradiction de la part de ce qu'elle ignore. Et C'est Pourquoi S. Augustin dit que les anges n'ont pas pu connaître la parfaite béatitude dans leur premier état, avant leur confirmation dans la grâce, ni la complète misère avant leur chute, parce qu'ils ne prévoyaient pas comment cela arriverait; il est en effet requis à la vraie et parfaite béatitude qu'on soit certain de la perpétuité de son bonheur, sans quoi la volonté ne pourrait pas demeurer en repos, Pareillement, puisque la perpétuité de la damnation fait partie du châtiment des damnés, la damnation n'aurait pas vraiment raison de peine si elle ne contrariait pas la volonté, ce qui ne pourrait pas être si les damnés ignoraient la perpétuité de leur damnation. Et c'est pourquoi il appartient à leur condition misérable de savoir qu'ils ne pourront d'aucune manière échapper à la damnation et parvenir à la béatitude, selon la parole du livre de Job (15, 22): " Il ne croit pas qu'il puisse revenir des ténèbres à la lumière. " Aussi est-il évident que les damnés ne peuvent concevoir la béatitude comme un bien possible, pas plus que les bienheureux comme un bien futur. Et c'est pourquoi ni chez les bienheureux ni chez les damnés on ne trouve d'espérance. Mais chez les voyageurs, qu'ils soient en cette vie ou au purgatoire, il peut y avoir espérance, parce qu’ici et là ils conçoivent la béatitude comme un bien futur et possible.
Solutions:
1. S. Grégoire déclare que cette parole est dite
des membres du diable, dont l'espérance sera anéantie. Ou bien, si on l'entend
du diable lui-même, elle peut se référer à l'espérance qu'il a d'obtenir la
victoire sur les âmes saintes, selon une citation précédente de Job (40, 18 Vg)
" Il a confiance que le Jourdain lui entrera dans la bouche. " Mais
ce n'est pas là l'espérance dont nous parlons.
2. S. Augustin affirme " La foi porte sur
des réalités bonnes et mauvaises, passées, présentera et futures, pour soi et
pour autrui; mais l'espérance se limite à des réalités bonnes, futures, et qui
vous appartiennent. " Et c'est pourquoi la foi informe convient davantage
aux damnés que l'espérance, parce que les biens divins ne sont pas pour eux
futurs et possibles, mais absents.
3. Le manque d'espérance chez les damnés ne change pas leur démérite, pas plus que la disparition de l'espérance chez les bienheureux n'augmente leur mérite. c'est le changement d'état qui provoque l'une et l'autre.
Objections:
1. Il semble que non, car l'espérance a la
volonté pour sujet. Or la certitude ne se rattache pas à la volonté mais à
l'intelligence. L'espérance ne possède donc pas la certitude.
2. " L'espérance vient de la grâce et des mérites
", nous l'avons dit plus haut. Or, en cette vie, nous ne pouvons pas
savoir avec certitude que nous avons la grâce, avons-nous dit. L'espérance des
voyageurs n'est donc pas certaine.
3. Il n'y a pas de certitude là où l'on peut
faillir. Or beaucoup de voyageurs ayant l'espérance manquent leur but: la
possession de la vie éternelle. Donc l'espérance des voyageurs n'est pas
certaine.
Cependant, " L'espérance est l'attente certaine de la béatitude future ", dit le Maître des Sentences. Définition qu'on peut tirer de la parole de S. Paul (2 Tm 1, 12): " je sais en qui j'ai mis ma foi, et j'ai la certitude qu'il est capable de garder mon dépôt. "
Conclusion:
La certitude se trouve chez quelqu'un de deux manières: d'une manière essentielle, et d'une manière participée. D'une manière essentielle on la trouve dans la faculté de connaissance; d'une manière participée, en tout ce que la puissance de connaissance meut infailliblement à sa fin; sous ce dernier mode, on dit que la nature agit avec certitude, en tant qu'elle est mue par l'intelligence divine qui entraîne avec certitude chaque être à sa fin. C'est sous ce mode aussi qu'on dit des vertus morales qu'elles agissent avec plus de certitude que l'art, en tant que la raison les pousse à leurs actes comme ferait une nature. Et c'est encore ainsi que l'espérance tend à sa fin avec certitude, comme participant de la certitude de la foi, laquelle se trouve dans la faculté de connaissance.
Solutions:
1. Cela résout la première objection.
2. L'espérance ne s'appuie pas principalement sur
la grâce déjà possédée, mais sur la toute puissance et la miséricorde de Dieu,
par quoi même celui qui n'a pas la grâce peut l'acquérir, et parvenir ainsi à
la vie éternelle. Or quiconque a la foi est certain de la toute-puissance et de
la miséricorde de Dieu.
3. Le fait que certains qui ont l'espérance n'arrivent pas à la possession de la béatitude vient de la défaillance du libre arbitre qui produit l'obstacle du péché, et non d'une défaillance de la toute-puissance de Dieu ou de sa miséricorde, sur quoi s'appuie l'espérance. Cette constatation n'apporte donc aucun préjudice à la certitude de l'espérance.
1. Dieu doit-il être craint? - 2. La division de la crainte en crainte filiale, crainte initiale, crainte servile et crainte mondaine. - 3. La crainte mondaine est-elle toujours mauvaise? - 4. La crainte servile est-elle bonne? - 5. La crainte servile est-elle substantiellement identique à la crainte filiale? - 6. La venue de la charité exclut-elle la crainte servile? - 7. La crainte est-elle le commencement de la sagesse? - 8. La crainte initiale est-elle substantiellement identique à la crainte filiale? - 9. La crainte est-elle un don du Saint-Esprit? - 1 0. La crainte grandit-elle quand la charité grandit? - 11. La crainte demeure-t-elle dans la patrie? - 12. Parmi les béatitudes et les fruits, quels sont ceux qui correspondent au don de crainte?
Objections:
1. Il semble qu'on ne puisse pas craindre Dieu,
car l'objet de la crainte est un mal futur, nous l'avons établi en son temps,
mais Dieu est exempt de tout mal, puisqu'il est la bonté même. Il ne peut donc
être craint.
2. La crainte s'oppose à l'espérance. Or nous
mettons notre espérance en Dieu. Donc nous ne pouvons pas le craindre en même
temps.
3. D'après Aristote: " nous craignons ce qui
est pour nous source de maux ". Or les maux ne nous viennent pas de Dieu,
mais de nous-mêmes, selon cette parole d'Osée (13, 9 Vg): " Ta perdition
vient de toi, Israël; c'est de moi que te vient le secours. " Donc Dieu ne
doit pas être craint.
Cependant, il est dit dans Jérémie (10, 7): " Qui ne te craindra, Roi des nations? " Et dans Malachie (1, 6): " Si je suis Seigneur, où est la crainte qui m'est due? "
Conclusion:
L'espérance a un double objet: l'un, le bien futur dont nous attendons l'obtention; l'autre, le secours de la personne qui doit, d'après notre attente, nous procurer ce que nous espérons. De même, la crainte peut avoir un double objet; l'un est le mal que l'homme fuit; l'autre est la réalité d'où peut venir ce mal. Sous le premier aspect, Dieu, qui est la bonté même, ne peut pas être objet de crainte. Mais sous le second aspect, il peut être objet de crainte, du fait que quelque mal venant de lui, ou en relation avec lui, peut nous menacer,
Venant de Dieu, le mal qui nous menace et le mal de peine. Celui-ci, absolument parlant, n’est pas un mal; il l'est par rapport à nous; en lui-même il est absolument un bien. En effet, puisque le bien se définit par son ordre à une fin, le mal se définit par la privation de cet ordre; ce qui détruit l'orientation vers la fin ultime est donc un mal en soi: c'est le mal de faute. Quant au mal de peine, c'est un mal en ce qu'il prive d'un bien particulier; mais c'est un bien en lui-même, en tant qu'il relève de l'ordre de la fin ultime. Par rapport à Dieu, c'est le mal de faute qui peut nous advenir, si nous nous séparons de lui; et, sous cet aspect, Dieu peut et doit être craint.
Solutions:
1. La première objection est valable en ce sens
que l'objet de la crainte est le mal que l'homme fuit.
2. Il faut considérer en Dieu, et la justice,
selon laquelle il châtie les pécheurs, et la miséricorde par laquelle il nous
délivre. Quand nous regardons sa justice, nous sentons surgir en nous la
crainte; mais la considération de sa miséricorde fait surgir en nous l'espérance.
Et ainsi, pour des raisons diverses, Dieu est objet d'espérance et de crainte.
3. Le mal de faute n'a pas Dieu pour auteur, mais nous-mêmes, en tant que nous nous éloignons de lui. En revanche, le mal de peine a Dieu pour auteur, en tant que ce mal a raison de bien, parce que ce mal est juste; c'est justice qu'une peine nous soit infligée. Cependant, à l'origine, la peine arrive comme sanction de notre péché. C'est en ce sens qu'il est dit dans la Sagesse (1, 13.16): " Dieu n'a pas fait la mort, mais les impies l'appellent du geste et de la voix. "
Objections:
1. Il semble que cette division de la crainte
soit inadéquate, car le Damascène c cite six espèces de crainte: l'indolence,
la confusion, etc. dont nous avons parlé jadis . et qu'on ne retrouve pas dans
cette division. Il semble donc que cette division soit mauvaise.
2. Chacune de ces craintes est ou bonne ou
mauvaise. Or il y a une crainte, la crainte naturelle, qui n'est pas bonne
moralement, puisqu'elle existe chez les démons, selon S. Jacques (2, 19):
" Les démons croient, et ils tremblent. " Mais elle n'est pas non
plus mauvaise, puisque le Christ l'a subie; S. Marc écrit (14, 33). "
Jésus commença de subir crainte et abattement. " La division proposée est
donc insuffisante.
3. Les rapports de fils à père, d'époux à épouse,
de serviteur à maître, sont différents. Or la crainte filiale, qui est celle du
fils envers son père, se distingue de la crainte servile qui est celle du
serviteur envers son maître. Il nous faut donc aussi distinguer de toutes ces
craintes la crainte chaste, qui semble être celle de l'épouse envers son mari.
4. De même que la crainte servile, la crainte
initiale et la crainte du monde portent sur la peine. Il n'y avait donc pas de
raison pour les distinguer l'une de l'autre.
5. Comme la convoitise a pour objet un bien, la
crainte a pour objet un mal. Mais autre est la convoitise des yeux, qui
convoite les biens du monde, autre la convoitise de la chair, qui pousse à
rechercher son propre plaisir. De même aussi, autre est la crainte mondaine,
qui nous fait appréhender la perte des biens extérieurs, autre la crainte
humaine par laquelle nous redoutons une diminution de notre propre personne.
Cependant, l'autorité du Maître des Sentences garantit cette division.
Conclusion:
Nous traitons en ce moment de la crainte selon que, de quelque façon, elle nous tourne vers Dieu, ou nous détourne de lui. En effet, puisque l'objet de la crainte est un mal, parfois l'homme s'éloigne de Dieu à cause des maux qu'il craint, et c'est la crainte humaine ou la crainte mondaine.
Parfois au contraire l'homme, en raison du mal qu'il redoute, se tourne vers Dieu et s'attache à lui. Ce dernier mal est double: mal de peine, et mal de faute. Si l'on se tourne vers Dieu et que l'on s'attache à lui par crainte de la peine, il y aura crainte servile. Si c'est par crainte de la faute, il y aura crainte filiale, car ce sont les fils qui craignent d'offenser leur père. Si l'on craint en même temps la faute et la peine, c'est la crainte initiale, qui tient le milieu entre la crainte filiale et la crainte servile. Que le mal de faute puisse être craint, nous l'avons dit précédemment, en étudiant la passion de crainte.
Solutions:
1. Le Damascène divise la crainte selon qu'elle
est une passion de l'âme. La division présente est prise de l'ordre à Dieu, on
vient de le dire.
2. Le bien moral consiste principalement dans une
conversion vers Dieu, et le mal moral dans une aversion de Dieu. C'est pourquoi
toutes les craintes en question comportent ou un bien moral, ou un mal moral.
Mais la crainte naturelle est présupposée au bien ou au mal moral; aussi ne
l'a-t-on pas comptée dans l'énumération des craintes.
3. Les rapports de serviteur à maître se fondent
sur la puissance du maître s'assujettissant son serviteur; les rapports de fils
à père, ou d'époux à épouse, reposent au contraire sur l'affection du fils se
soumettant à son père, ou de la femme s'unissant à son mari par une union
d'amour. Aussi la crainte filiale et la crainte chaste concernent-elles une
même réalité; car, par l'amour de charité, Dieu se fait notre Père, d'après S.
Paul (Rm 8, 15): " Vous avez reçu un esprit de fils adoptifs, dans lequel
nous crions: Abba, Père "; et, selon la même charité, Dieu se dit notre
époux, toujours d'après S. Paul (2 Co 11, 2): " je vous ai fiancés à un
époux unique, pour vous présenter au Christ comme une vierge pure. " La
crainte servile relève d'un autre principe, carrelle n'inclut pas la charité
dans sa définition.
4. La crainte servile, la crainte initiale et la
crainte mondaine ont toutes trois la peine pour objet, mais envisagée sous
divers aspects. La crainte mondaine ou humaine se réfère à la peine qui
détourne de Dieu, celle que parfois les ennemis de Dieu nous infligent ou dont
ils nous menacent. Mais la crainte servile et la crainte initiale visent la
peine qui fait que les hommes sont attirés vers Dieu, celle qui est infligée,
ou dont nous sommes menacés, par Dieu. Cette peine, la crainte servile l'a pour
objet principal, la crainte initiale pour objet secondaire.
5. C'est pour un même motif que l'homme se détourne de Dieu par crainte de perdre les biens du monde, et par crainte de perdre l'intégrité de son corps, car les biens extérieurs sont destinés au corps. C'est pourquoi ces deux craintes sont comptées ici pour une seule, quoique les maux redoutés soient divers, comme le sont aussi les biens, objets de la convoitise. Cette diversité provoque une diversité spécifique des péchés, alors qu'il leur est cependant commun de détourner de Dieu.
Objections:
1. Il ne semble pas. En effet, il semble que la
crainte des hommes se rattache à notre révérence envers eux. Or on blâme
certains de ne pas révérer autrui; témoin, dans S. Luc (18, 2), le blâme porté
sur ce mauvais juge " qui ne craignait pas Dieu et n'avait de
considération pour aucun homme ". Il semble donc que la crainte du monde
ne soit pas toujours un mal.
2. A la crainte du monde paraissent se rattacher
les peines infligées par les pouvoirs séculiers. Or ce sont de telles peines
qui nous provoquent à bien agir; S. Paul le dit (Rm 13, 3): " Veux-tu ne
pas avoir à craindre l'autorité? Fais le bien, et tu obtiendras son
approbation. " La crainte du monde n'est donc pas toujours mauvaise.
3. Ce qui existe en nous par nature ne semble pas
mauvais, car les éléments de notre nature vous viennent de Dieu. Mais c'est par
nature que l'homme craint d'être lésé dans son corls et de perdre les biens
temporels qui soutiennent la vie présente. Il semble donc que la crainte du
monde ne soit pas toujours mauvaise.
Cependant, le Seigneur dit (Mt 10, 28): " Ne craignez pas ceux qui tuent le corps "; et par là il interdit la crainte du monde. Or rien n'est interdit par Dieu, sinon le mal. Donc la crainte mondaine est mauvaise.
Conclusion:
Les actes moraux et les habitus reçoivent de leurs objets leur nom et leur espèce, nous l'avons montré. Or l'objet propre d'un mouvement d'appétit est le bien qui a valeur de fin. C'est pourquoi tout mouvement appétitif est spécifié et nommé à partir de sa fin propre. En effet, appeler cupidité l'amour du travail, du fait que les hommes travaillent par cupidité, ne serait pas une appellation exacte, car les hommes cupides ne recherchent pas le travail comme une fin mais comme un moyen, tandis qu'ils se portent comme à une fin vers la possession des richesses; aussi appelle-t-on à bon droit cupidité le désir ou l'amour des richesses, ce qui est un mal. Pareillement, on nomme à proprement parler amour du monde, l'amour par lequel on s'attache au monde comme à une fin. Et ainsi l'amour du monde est toujours mauvais. Mais la crainte naît de l'amour, car on craint de perdre ce qu'on aime, comme le montre S. Augustin; aussi la crainte mondaine est-elle celle qui procède de l'amour du monde comme d'une racine mauvaise. Et, par suite, la crainte du monde elle-même est toujours mauvaise.
Solutions:
1. On peut révérer les hommes à un double titre.
D'une part, pour ce qu'ils ont en eux de divin, par exemple le bien de la grâce
ou de la vertu, ou au moins l'image naturelle de Dieu; et c'est à ce titre que
l'on blâme ceux qui n'ont pas de respect pour les hommes. D'autre part, on peut
révérer les hommes pour leur opposition à Dieu; alors on doit louer ceux qui
n'ont pas ce respect des hommes, selon la parole de l'Ecclésiastique (48, 12)
au sujet d'Élie ou d'Élisée " Pendant sa vie il ne redouta aucun chef
"
2. Les pouvoirs séculiers, en portant des peines
pour détourner du péché, sont en cela ministres de Dieu; S. Paul le dit (Rm 13,
4): " L'autorité est ministre de Dieu, préposée au châtiment de celui qui
fait le mal. " Et ainsi craindre le pouvoir séculier ne relève pas de la
crainte du monde, mais de la crainte servile ou initiale.
3. Il est naturel à l'homme de fuir ce qui est préjudiciable à ce corps, ou même dommageable à ses biens temporels. Mais il est contraire à la raison naturelles d'abandonner la justice pour de tels biens. Aussi Aristote déclare-t-il qu'il y a certaines choses (les actes des péchés), auxquelles nulle crainte ne doit nous obliger, parce qu'il est pire de commettre des péchés de cette sorte que de souffrir n'importe quelles peines.
Objections:
1. Il semble que non. Car ce dont l'exercice est
mauvais est soi-même un mal. Or l'activité qui vient de la crainte servile est
un mal, car, selon le commentaire de la Glose sur l'épître aux Romains (8, 15):
" Qui agit par crainte, même s'il fait quelque chose de bon, il ne le fait
pas bien. " La crainte servile n'est donc pas bonne.
2. Ce qui naît de la racine du péché n'est pas
bon. Or la crainte servile sort de la racine du péché. Dans son commentaire sur
Job (3, 11): " Que ne suis-je mort dans le ventre de ma mère? " S.
Grégoire écrit: " Lorsque l'on redoute la peine venue du péché, sans aimer
la face de Dieu qu'on a perdue, la crainte vient de l'orgueil et non de
l'humilité. " La crainte servile est donc un mal.
3. A l'amour de charité s'oppose l'amour
mercenaire; de même à la crainte chaste semble s'opposer la crainte servile. Or
l'amour mercenaire est toujours mauvais; donc la crainte servile l'est aussi.
Cependant, rien de mauvais ne vient du Saint-Esprit. Or la crainte servile vient du Saint-Esprit car, à propos de la parole de S. Paul (Rm 8, 15): " Vous n'avez pas reçu un esprit de servitude, etc. ", la Glose commente: " C'est un seul esprit qui produit les deux craintes, la crainte servile et la crainte chaste. " La crainte servile n'est donc pas mauvaise.
Conclusion:
C'est à son côté de servilité que la crainte servile doit d'être mauvaise. Car la servitude s'oppose à la liberté. Et puisque " celui-là est libre, qui est maître de soi ", selon Aristote, celui-là est esclave qui n'agit pas de son propre chef, mais comme mû du dehors. Or agir par amour est pour tout homme agir comme par soi-même, car c'est sa propre inclination qui le porte à l'action. Et c'est pourquoi il va contre la raison de servilité qu'on agisse par amour. Ainsi donc la crainte servile, en tant que servile, est contraire à la charité. Donc, si la servilité était de l'essence de la crainte servile, la crainte servile devrait être radicalement mauvaise; ainsi l'adultère est absolument mauvais parce que son opposition à la charité appartient à la définition de son espèce.
Mais cette servilité n'est pas spécifique de la crainte servile, pas plus que l'absence d'information par la charité n'est spécifique de la foi informe. En effet, l'espèce d'un habitus moral se prend de son objet; de même pour un acte moral. Or l'objet de la crainte servile est la peine; à cette peine, il est accidentel que le bien auquel elle est contraire soit aimé comme fin ultime, et donc que la peine soit redoutée comme mal principal, ainsi qu'il arrive pour celui qui n'a pas la charité, ou que ce bien soit ordonné à Dieu comme à une fin, et donc que la peine ne soit pas redoutée comme le mal principal, ainsi qu'il en est chez celui qui vit dans la charité. En effet, un habitus ne change pas d'espèce parce que l'on ordonne son objet ou sa fin à une fin ultérieure. Et c'est pourquoi la crainte servile est bonne en sa substance, mais sa servilité est mauvaise.
Solutions:
1. La citation de S. Augustin est à entendre de
celui qui agit par crainte servile, en tant que servile, sans aimer la justice,
mais uniquement par crainte de la peine.
2. La crainte servile, en son essence, ne tire
pas son origine de l'orgueil. Mais c'est sa servilité qui naît de l'orgueil,
l'homme ne voulant pas soumettre son coeur au joug de la justice, par amour.
3. On appelle amour mercenaire celui qui aime Dieu à cause des biens temporels. Cela est, de soi, contraire à la charité; aussi l'amour mercenaire est-il toujours mauvais. Mais la crainte servile, dans sa substance, implique seulement la crainte de la peine, qu'on la redoute ou non comme le mal principal.
Objections:
1. Il semble que oui. Car la crainte filiale a le
même rapport avec la crainte servile que la foi formée avec la foi informe; la
seconde peut coexister avec le péché mortel, non la première. Mais la foi
informée est en substance identique à la foi informe. Donc la crainte servile
est aussi identique en substance à la crainte filiale.
2. Les habitus se diversifient selon leurs
objets. Or la crainte servile et la crainte filiale ont le même objet, car
toutes deux craignent Dieu. Donc crainte servile et crainte filiale sont
substantiellement une même crainte.
3. L'homme espère posséder Dieu et aussi obtenir
de lui des bienfaits; de même, il craint d'être séparé de Dieu et de souffrir
ses châtiments. Or c'est une même espérance qui nous fait attendre la
jouissance de Dieu et qui nous permet d'espérer recevoir de lui des bienfaits,
nous l'avons dit 1. Donc la crainte filiale par laquelle nous craignons d'être
séparés de Dieu est identique à la crainte servile qui nous fait redouter
d'être punis par lui.
Cependant, S. Augustin dit qu'il y a deux craintes: la crainte servile, et la crainte filiale ou crainte chaste.
Conclusion:
L'objet de la crainte est un mal. Et parce que les actes et les habitus se distinguent d'après leurs objets, comme nous l'avons montré, nécessairement la diversité des maux entraîne la diversité spécifique des craintes. Or c'est spécifiquement que diffèrent le mal de peine, que fuit la crainte servile, et le mal de faute que fuit crainte filiale, nous l'avons montré. Manifestement la crainte servile et la crainte filiale ne sont pas une même crainte en substance, mais sont spécifiquement distinctes.
Solutions:
1. La foi formée et la foi informe diffèrent pas
par leurs objets: l'une et l’autre croient Dieu et croient à Dieu; elles
diffèrent seulement par une particularité extrinsèque, la présence ou l'absence
de la charité: c'est pourquoi elles ne sont pas substantiellement différentes.
Mais la crainte servile et la crainte filiale diffèrent par leurs objets. Donc
la comparaison ne vaut pas.
2. La crainte servile et la crainte filiale n’ont
pas le même rapport avec Dieu, la crainte servile le voit comme le principe qui
inflige des peines; et la crainte filiale le regarde, non comme le principe
actif de la faute, mais plutôt comme le terme dont on redoute de se séparer par
la faute. Et c'est pourquoi, de cet unique objet qu'est Dieu, ne découle pas
une identité spécifique. Même les mouvements naturels se diversifient
spécifiquement d'après leurs relations diverses à un même terme: ce n'est pas
un mouvement identique, de venir du blanc et d'aller vers le blanc.
3. L'espérance voit en Dieu le principe tant de la jouissance divine, que de tout autre bienfait. Mais il n'en est pas ainsi de la crainte. C'est pourquoi la comparaison n'est pas valable.
Objections:
1. Il semble que la crainte servile ne demeure
pas avec la charité. En effet, S. Augustin déclare: " Dès que la charité
habite dans l'âme, elle chasse la crainte, qui lui a préparé la place. "
2. " L'amour de Dieu s'est répandu dans nos
coeurs grâce à l'Esprit Saint qui nous a été donné ", est-il dit dans
l'épître aux Romains (5, 5). Mais " là où est l'esprit du Seigneur, là est
la liberté ", dit ailleurs S. Paul (1 Co 3, 17). Puisque la liberté exclut
la servitude, il semble bien que la crainte servile soit chassée quand survient
la charité.
3. La crainte servile a pour cause l'amour de soi
en tant que la peine diminue notre bien propre. Or l'amour de Dieu chasse
l'amour de soi, car il produit le mépris de soi-même, selon S. Augustin: "
L'amour de Dieu poussé jusqu'au mépris de soi fonde la cité de Dieu. " Il
semble donc bien qu'à l'arrivée de la charité la crainte servile soit enlevée.
Cependant, la crainte servile est un don du Saint-Esprit, nous l'avons dit récemment. Or les dons du Saint-Esprit ne sont pas supprimés quand survient la charité par laquelle le Saint-Esprit habite en nous. Il semble donc qu'à la venue de la charité la crainte servile n'est pas enlevée.
Conclusion:
La crainte servile a pour cause l'amour de soi parce qu'elle est une crainte de la peine qui porterait atteinte à notre bien propre. Ainsi entendue, la crainte de la peine peut coexister avec la charité, tout comme l'amour de soi; c'est en effet sous une même raison que l'homme désire son bien et qu'il craint d'en être privé.
Or l'amour de soi peut se référer à la charité de trois manières: 1° Il est contraire à la charité lorsque l'on met sa fin dans l'amour de son bien propre. 2° Il est inclus dans la charité lorsque l'homme s'aime lui-même pour Dieu et en Dieu. 3° Il se distingue de la charité sans s'y opposer lorsque l'on s'aime soi-même, en vérité, pour son bien propre, mais sans mettre sa fin dans ce bien propre. De même on peut aussi aimer son prochain d'un amour spécial, distinct de l'amour de charité fondé en Dieu: amour de consanguinité ou de quelque communauté de vie, mais un tel amour peut se référer à la charité.
Pareillement, la crainte de la peine peut se référer d'une triple façon à la charité. 1° Elle est incluse dans la charité, car être séparé de Dieu est une peine, celle que la charité redoute le plus. Aussi cela appartient-il à la crainte chaste. 2° Elle est contraire à la charité lorsque l'on fuit la peine opposée à son bien naturel, laquelle est considérée comme le mal principal qui contrarie ce bien, aimé comme fin dernière. Ainsi entendue, la crainte de la peine ne peut pas coexister avec la charité. 3° Enfin la crainte de la peine se distingue substantiellement de la crainte chaste lorsque nous craignons le mal de peine, non point parce qu'il nous sépare de Dieu, mais à cause du tort qu'il fait à notre bien propre, sans cependant que nous voulions constituer dans ce bien notre fin, et, par suite, sans que ce mal soit redouté comme le mal principal. Et une telle crainte peut coexister avec la charité. Mais cette crainte n'est appelée servile que si la peine est redoutée comme le mal principal, nous l'avons montré. C'est pourquoi la crainte, en tant que servile, ne demeure pas avec la charité; mais la substance de la crainte servile peut demeurer avec la charité, tout comme l'amour de sois.
Solutions:
1. S. Augustin parle ici de la crainte en tant
qu'elle est servile.
2. 3. Et c'est le même argument que développent les deux autres Objections.
Objections:
1. Il semble que non. En effet, le commencement
d'une chose fait partie de cette chose. Or la crainte ne fait pas partie de la
sagesse, car la crainte se trouve dans la puissance appétitive, et la sagesse
dans la faculté de connaissance. Il semble donc que la crainte ne soit pas le
commencement de la sagesse.
2. Aucune réalité n'est principe d'elle-même. Or
" la crainte de Dieu, voilà la sagesse ", lit-on dans Job (28, 28).
Il semble donc que la crainte de Dieu ne soit pas le commencement de la
sagesse.
3. Rien ne précède le commencement. Or il y a
quelque chose d'antérieur à la crainte, car la foi la précède. Il semble donc
que la crainte de Dieu ne soit pas le commencement de la sagesse.
Cependant, le Psaume (111, 10) nous dit: " Le commencement de la sagesse, c'est la crainte du Seigneur. "
Conclusion:
Par " commencement de la sagesse ", on peut vouloir dire deux choses, selon qu'on envisage la sagesse dans son essence, ou dans son effet. Ainsi, le commencement d'un art, envisagé dans son essence, ce sont les principes dont procède cet art; et le commencement d'un art, considéré dans son effet, c'est le point de départ de la réalisation du travail artistique; ainsi dirions-nous que le commencement de l'art du bâtiment, ce sont les fondations, car c'est par elles que le maçon commence son oeuvre.
Puisque la sagesse est la connaissance des réalités divines, comme nous le dirons, autre la façon dont nous-mêmes la concevons, autre la façon dont les philosophes la conçoivent. En effet, puisque notre vie est ordonnée à la jouissance de Dieu, et qu'elle est dirigée par la grâce, qui est une participation à la nature divine, aussi la sagesse, pour nous théologiens, n'est pas considérée seulement comme nous faisant connaître Dieu, ainsi que chez les philosophes, mais aussi comme dirigeant notre vie d'homme; car la vie humaine reçoit sa direction non seulement des raisons humaines, mais aussi des raisons divines, comme le montre S. Augustin.
Ainsi donc, le commencement de la sagesse, vue dans son essence, ce sont les premiers principes de la sagesse, les articles de la foi. En ce sens, on dit que la foi est le commencement de la sagesse. Mais par rapport aux effets, le commencement de la sagesse est le premier sentiment qu'elle fait naître en nous. C'est ainsi que la crainte est le commencement de la sagesse, de façon différente cependant dans la crainte servile et dans la crainte filiale. La crainte servile est commencement en ce sens qu’elle dispose de l'extérieur à la sagesse chrétienne: craignant la peine, le pécheur s'éloigne du péché, et ainsi se dispose à recevoir l'effet de la sagesse, selon l'Ecclésiastique (1, 17 Vg): " La crainte du Seigneur bannit le péché. " Mais la crainte chaste ou filiale est le commencement de la sagesse en ce sens qu'elle est son premier effet. Puisqu'il appartient à la sagesse de régler la vie humaine selon les raisons divines, c'est de ce principe qu'il faut partir: que l'homme doit révérer Dieu et se soumettre à lui; c'est ainsi que, par voie de conséquence, il sera réglé en toutes choses selon Dieu.
Solutions:
1. Cet argument montre que la crainte n'est pas
le commencement de la sagesse considérée dans son essence.
2. La crainte de Dieu joue, par rapport à toute
la vie humaine réglée par la sagesse de Dieu, le rôle de la racine vis-à-vis de
l'arbre; aussi lit-on dans l'Ecclésiastique (1, 25 Vg): " La racine de la
sagesse est la crainte du Seigneur et ses rameaux sont une longue vie. "
Et c'est pourquoi, de même qu'on dit de la racine qu'elle est virtuellement
tout l'arbre, de même dit-on de la crainte de Dieu qu'elle est la sagesse.
3. Comme nous venons de le dire, la foi est principe de la sagesse en un certain sens, et la crainte, en un autre sens. Ce qui fait dire à l'Ecclésiastique (25, 16 Vg): " La crainte de Dieu est le commencement de son amour, et la foi est le commencement de l'attachement à Dieu. "
Objections:
1. La crainte initiale semble différer en
substance de la crainte filiale, car la crainte filiale naît de l'amour. Mais
la crainte initiale est au principe de l'amour, selon cette parole de
l'Ecclésiastique (25, 16 Vg): " La crainte du Seigneur est le commencement
de l'amour. " La crainte initiale est donc différente de la crainte
filiale.
2. La crainte initiale craint la peine, objet de
la crainte servile; ainsi apparaît-il que la crainte initiale est identique à
la crainte servile. Or la crainte servile est différente de la crainte filiale.
Donc aussi la crainte initiale diffère en substance de la crainte filiale.
3. Le milieu diffère, au même titre, de ses deux
extrêmes. Or la crainte initiale tient le milieu entre la crainte servile et la
crainte filiale. Elle diffère donc et de l'une et de l'autre.
Cependant, perfection et imperfection ne diversifient pas la substance d'une chose. Or la crainte initiale et la crainte filiale diffèrent selon la perfection ou l'imperfection de la charité, comme le montre S. Augustin. La crainte initiale ne diffère donc pas en substance de la crainte filiale.
Conclusion:
La crainte initiale tire son nom de ce qu'elle est un commencement. Or, comme la crainte filiale et la crainte servile sont d'une certaine manière le commencement de la sagesse, l'une et l'autre peuvent, d'une certaine manière, être appelées crainte initiale. Mais ce n'est pas dans cette acception qu'est pris le mot " initiale " quand on distingue cette crainte de la crainte servile et de la crainte filiale. On l'entend comme celle qui convient à l'état des débutants: en eux prend naissance une certaine crainte filiale grâce à un commencement de charité, mais ils ne possèdent cependant pas parfaitement cette crainte filiale, parce qu'ils ne sont pas encore parvenus à la perfection de la charité. Et c'est pourquoi la crainte initiale est à la crainte filiale ce que la charité imparfaite est à la charité parfaite. Or charité parfaite et charité imparfaite ne diffèrent pas selon leur essence, mais seulement selon leur état. Et c'est pourquoi il faut dire que même la crainte initiale, au sens où nous l'entendons ici, ne diffère pas, selon son essence, de la crainte filiale.
Solutions:
1. La crainte qui est le commencement de l'amour
est la crainte servile, " qui introduit la charité comme l'aiguille
introduit le fil ", selon l'expression de S. Augustin. Ou bien, si l'on
rapporte le texte de l'Écriture à la crainte initiale, la crainte est dite
commencement de l'amour, non pas absolument, mais par rapport à l'état de
charité parfaite.
2. La crainte initiale ne redoute pas la peine
comme son objet propre, mais en tant qu'il lui reste quelque chose de la
crainte servile. Celle-ci demeure en substance lorsque la charité intervient,
bien que la servilité soit alors écartée. L'acte de cette crainte demeure en
même temps que la charité imparfaite, chez celui qui est poussé à bien faire
non seulement par amour de la justice 10, mais aussi par crainte de la peine;
pourtant cet acte cesse chez celui qui possède la charité parfaite, car
celle-ci " bannit la crainte qui implique un châtiment " (1 Jn 4,
18).
3. La crainte initiale tient le milieu entre la crainte filiale et la crainte servile, non pas comme entre des réalités d'un même genre mais comme l'être imparfait entre l'être parfait et le non-être, selon Aristote. Cet être imparfait est substantiellement identique à l'être parfait, et diffère totalement du non-être.
Objections:
1. Il semble que non. En effet, aucun don du
Saint-Esprit n'est opposé à une vertu, qui vient, elle aussi, de l'Esprit
Saint: autrement le Saint-Esprit serait en contradiction avec lui-même. Or la
crainte s'oppose à l'espérance, qui est une vertu. La crainte n'est donc pas un
don du Saint-Esprit.
2. C'est le propre de la vertu théologale d’avoir
Dieu pour objet. Or la crainte a Dieu pour objet, puisque c'est Dieu qu'on
redoute. La crainte n'est donc pas un don, mais une vertu théologale.
3. La crainte fait suite à l'amour. Or on fait de
l'amour une vertu théologale. Donc aussi la crainte est vertu théologale, comme
se rapportant pour ainsi dire au même objet.
4. S. Grégoire déclare que la crainte nous est
donnée pour combattre l'orgueil. Mais à l'orgueil s'oppose la vertu d'humilité.
Donc la crainte aussi est comprise sous cette vertu.
5. Les dons sont plus parfaits que les vertus,
car ils sont accordés pour aider les vertus d'après S. Grégoire. Mais
l'espérance est plus parfaite que la crainte, car l'espérance a pour objet un
bien et la crainte un mal. Puisque l'espérance est une vertu, on ne doit pas
dire que la crainte est un don.
Cependant, Isaïe (11, 3) énumère la crainte parmi les sept dons du Saint-Esprit.
Conclusion:
Nous l'avons déjà dit, il y a plusieurs sortes de craintes. La crainte des hommes, dit S. Augustin, n'est pas un don de Dieu, celle qui poussa S. Pierre à renier le Christ, mais bien celle dont il a été dit (Mt 10, 28): " Craignez celui qui peut envoyer l'âme et le corps dans la géhenne. " La crainte servile ne doit pas non plus être énumérée parmi les sept dons du Saint-Esprit, bien qu'elle vienne de lui, car, selon S. Augustin, on peut la posséder avec la volonté de pécher. Mais aucun des dons du Saint-Esprit n'est compatible avec le vouloir du péché, car ils n'existent pas, nous l'avons dit, sans la charité.
Il reste que la crainte de Dieu, comptée parmi les sept dons du Saint-Esprit, c'est la crainte filiale ou chaste. Ces dons du Saint-Esprit sont des perfections habituelles des puissances de l'âme, qui rendent celles-ci capables de recevoir la motion de l'Esprit Saint, de même que, par les vertus morales, les puissances de l'âme deviennent capables de bien répondre à la motion de la raison. Or, pour qu'un être soit dans un bon état de mobilité par rapport à un moteur, la première condition est qu'il lui soit soumis, et sans résistance, car c'est cette résistance du mobile au moteur qui empêche le mouvement. Cette soumission sans résistance, c'est la crainte filiale ou chaste qui la produit, en nous faisant révérer Dieu, et en nous faisant redouter de le quitter. C'est pourquoi la crainte filiale tient, parmi les dons du Saint-Esprit, le premier degré dans l'ordre ascendant, et le dernier dans l'ordre descendant selon S. Augustin.
Solutions:
1. La crainte filiale ne s'oppose pas à la vertu
d'espérance. Par la crainte filiale en effet, nous ne craignons pas de manquer
ce que nous espérons obtenir grâce au secours divin, mais nous craignons de
nous soustraire nous-mêmes à ce secours. Et c'est pourquoi la crainte filiale
et l'espérance forment un tout et se perfectionnent mutuellement.
2. L'objet propre et principal de la crainte est
un mal qu'on fuit. Dieu, sous cet aspect, ne peut pas être l'objet de la
crainte, nous l'avons dit, tandis qu'il est l'objet propre et principal de
l'espérance et des autres vertus théologales. Car, par la vertu d'espérance,
nous nous appuyons sur le secours divin, non seulement pour obtenir tous les
autres biens, quels qu'ils soient, mais principalement pour posséder Dieu
lui-même, comme le bien premier. Et cela est clair pour les autres vertus
théologales.
3. Du fait que l'amour est le principe de la
crainte, il ne s'ensuit pas que la crainte de Dieu ne soit pas un habitus
distinct de la charité qui est l'amour de Dieu, car l'amour est le principe de
tous les sentiments, et cependant c'est dans des habitus différents que nous
nous perfectionnons dans nos diverses affections. C'est pourquoi l'amour
possède la raison de vertu plus que la crainte, car l'amour se rapporte au
bien, et c'est au bien que la vertu est principalement ordonnée selon sa raison
propre, nous l'avons montré. Pour le même motif, l'espérance est comptée comme
vertu. Tandis que la crainte considère principalement le mal, dont elle
implique la fuite. Aussi constitue-t-elle quelque chose de moindre qu'une vertu
théologale.
4. " L'orgueil commence quand l'homme se
sépare de Dieu ", dit l'Ecclésiastique (10, 14), c'est-à-dire quand
l'homme ne veut pas se soumettre à Dieu, ce qui s'oppose à la crainte filiale,
qui fait révérer Dieu. Ainsi la crainte détruit le principe de l'orgueil et
c'est pour cela qu'elle est donnée contre l'orgueil. Il ne s'ensuit pas
cependant qu'elle s'identifie avec la vertu d'humilité, mais qu'elle est son
principe. Les dons du Saint-Esprit, en effet, sont principes des vertus intellectuelles
et morales, nous l'avons dit. Mais les vertus théologales sont principes de
dons, nous l'avons dit aussi.
5. Cela donne la réponse à la cinquième objection.
Objections:
1. Il semble que, la charité grandissant, la
crainte diminue. En effet S. Augustin déclare: " Dans la mesure où la
charité grandit, la crainte diminue. "
2. Quand l'espérance grandit, la crainte diminue.
Or l'espérance grandit avec la charité, Donc, quand la charité grandit, la
crainte diminue.
3. L'amour implique l'union; la crainte, la
séparation. Mais, quand l'union se resserre, la séparation diminue. Donc,
l'amour augmentant, la crainte diminue.
Cependant, S. Augustin nous dit: " La crainte de Dieu non seulement commence, mais aussi perfectionne la sagesse, celle qui aime Dieu souverainement et le prochain comme soi-même. "
Conclusion:
Il y a deux craintes de Dieu, nous l'avons dit: la crainte filiale, qui fait craindre d'offenser le père ou d'être séparé de lui; la crainte servile qui nous fait redouter la peine. Pour la crainte filiale, il est nécessaire qu'elle grandisse quand la charité grandit, comme un effet se développe en même temps que sa cause; en effet, plus on aime quelqu'un, plus on craint de l'offenser et d'être séparé de lui. Quant à la crainte servile, sa servilité est totalement supprimée par l'apparition de la charité, tandis que la crainte de la peine demeure en substance nous l'avons dit n. Cette crainte elle-même diminue, surtout dans son acte, quand la charité grandit, car on craint d'autant moins la peine qu'on aime Dieu davantage. D'abord parce qu'on prête moins d'attention à son propre bien, que la peine contrarie, ensuite parce que celui qui adhère plus fortement à Dieu espère la récompense avec plus de confiance, et, par suite, redoute moins la peine.
Solutions:
1. Dans le texte cité, S. Augustin parle de la
crainte de la peine.
2. C'est la crainte de la peine qui diminue
lorsque grandit l'espérance. Mais lorsque cette vertu s'accroît, alors la
crainte filiale grandit, car plus on attend avec certitude l'acquisition de
quelque bien par le secours d'un autre, plus on redoute de l'offenser et d'être
séparé de lui.
3. La crainte filiale n'implique pas la séparation, mais bien plutôt la soumission: elle redoute ce qui la séparerait de cette sujétion à Dieu. Elle implique d'une certaine façon cependant une séparation, en ce que l'homme n'a pas la présomption de s'égaler à Dieu, mais il se soumet à lui. Cette séparation se trouve aussi dans la charité, du fait que l'on aime Dieu plus que soi-même et par-dessus toutes choses. Il faut donc conclure que l'amour de charité, lorsqu'il grandit, ne diminue pas la révérence de la crainte, mais la fortifie.
Objections Il semble que la crainte ne
demeure pas dans la patrie, car on lit dans les Proverbes (1, 33) . " Il
vivra tranquille, toute crainte du mal ayant disparu "; ce qu'il faut
entendre de l'homme qui jouit maintenant de la sagesse dans la béatitude
éternelle. Or toute crainte concerne un mal, car c'est le mal qui est objet de
crainte, nous l'avons dito. Il n'y aura donc aucune crainte dans la patrie.
2. Dans la patrie les hommes seront transformés à
la ressemblance de Dieu, selon cette parole (1 Jn 3, 2): " Quand il se
manifestera, nous serons semblables à lui. " Or Dieu ne redoute rien. Donc
les hommes, dans la patrie, n'éprouveront aucune crainte.
3. L'espérance est plus parfaite que la crainte,
car l'espérance regarde le bien, et la crainte le mal. Or il n'y aura pas
d'espérance dans la patrie; donc il n'y aura pas non plus de crainte.
Cependant, le Psaume (19, 10) dit " La crainte du Seigneur est pure; elle demeure à jamais. "
Conclusion:
La crainte servile, ou crainte de la peine, n'existera d'aucune façon dans la patrie, une telle crainte étant exclue par la sécurité qui est de l'essence de la béatitude elle-même.
Quant à la crainte filiale, de même qu'elle grandit avec la charité, de même elle sera parfaite quand la charité sera devenue parfaite. Aussi n'aura-t-elle aucunement dans la patrie le même acte que présentement.
Pour le bien saisir, il faut savoir que l'objet propre de la crainte est un mal possible, comme l'objet propre de l'espérance est un bien possible. Et puisque le mouvement de la crainte est semblable à une fuite, la crainte implique la fuite d'un mal difficile à supporter mais possible à éviter (les maux de peu d'importance ne donnent pas de crainte). Par ailleurs, de même que le bien de toute chose est de demeurer dans son ordre, de même son mal est d'abandonner son ordre. Or l'ordre de la créature raisonnable est d'être soumise à Dieu et de dominer les autres créatures. Aussi, de même que le mal de la créature raisonnable est de se soumettre par amour à la créature inférieure, de même c'est encore son mal que de ne pas se soumettre à Dieu, mais au contraire de l'attaquer ou de le mépriser présomptueusement. Or, à considérer la créature raisonnable dans sa nature, ce mal peut lui arriver, par suite de l'indétermination de son libre arbitre; mais chez les bienheureux la perfection de la gloire rend ce mal impossible. Donc, dans la patrie, la fuite de ce mal, qui est de ne pas être soumis à Dieu, demeurera, comme la fuite d'un mal possible à la nature, mais impossible à la béatitude. Tandis que, pour les voyageurs, cette fuite est celle d'un mal tout à fait possible.
C'est pourquoi, commentant la parole de Job (26, 1 1): " Les colonnes du ciel s'ébranlent et s'épouvantent à sa menace ", S. Grégoire déclare: " Les puissances mêmes des cieux, qui regardent Dieu sans cesse, tremblent dans cette contemplation même. Mais ce tremblement, loin d'être pour elles une peine, n'est pas un tremblement de crainte, mais d'admiration. " C'est-à-dire qu'elles admirent Dieu en tant qu'il existe bien au-dessus d'eux et qu'il leur est incompréhensible. S. Augustin r admet cette sorte de crainte dans la patrie, bien qu'il laisse la question ouverte: " La crainte chaste, celle qui demeure aux siècles des siècles, si elle doit encore exister dans le siècle futur, ne sera plus la crainte qui s'épouvante d'un mal qui peut arriver, mais celle qui se fixe dans le bien quelle ne peut plus perdre. Là en effet où l'amour du bien acquis est immuable, ü est certain que la crainte du mal dont ü faut se garder est, si l'on peut ainsi dire, absolument sûre. Or, sous ce nom de crainte chaste, on désigne cette volonté par laquelle ce sera une nécessité pour nous de ne pas vouloir pécher, et cela, non par le souci, provenant de notre faiblesse, de ne pas pécher, mais dans la tranquillité de la charité qui se garde du péché. Ou bien, si aucune crainte d'aucun genre ne peut exister là-haut, peut-être a-t-on parlé d'une crainte qui demeure à jamais pour dire qu’elle subsistera jusqu'où la crainte peut aller. "
Solutions:
1. Le texte des Proverbes exclut des bienheureux
la crainte inquiète et précautionneuse contre le mal, mais non la crainte
établie dans la sécurité, comme le dit S. Augustin.
2. Comme le déclare Denys " les mêmes choses
sont à la fois semblables à Dieu et en sont dissemblables: semblables, selon
leur imitation de l'inimitable ", c'est-à-dire du fait quelles imitent à
leur mesure Dieu, qui n'est pas parfaitement imitable; " dissemblables,
selon que les choses créées restent en deçà de leur cause, déficientes
vis-à-vis de ses mesures infinies et incomparables ". De ce que la crainte
ne convient pas à Dieu, qui n'a pas de supérieur à qui il soit soumis, il ne
suit pas qu’elle ne convienne pas aux bienheureux, dont la béatitude consiste
en une parfaite soumission à Dieu.
3. L'espérance implique un défaut, l'état futur de la béatitude, ce que la présence de celle-ci fera disparaître. Mais la crainte implique un défaut qui tient à la nature créée, du fait de son infinie distance de Dieu, défaut qui demeurera dans la patrie. Et c'est pourquoi la crainte ne serge pas complètement évacuée.
Objections:
1. La pauvreté d'esprit ne semble pas être la
béatitude qui répond au don de crainte. En effet, nous l'avons montré. La
crainte est le commencement de la vie spirituelle. Or la pauvreté se rattache à
la perfection de la vie spirituelle selon S. Matthieu (19, 21): " Si tu
veux être parfait, va et vends tout ce que tu as et donne-le aux pauvres.
" La pauvreté d'esprit ne correspond donc pas au don de crainte.
2. Le Psaume (119, 120) dit à Dieu: "
Pénètre ma chair de ta crainte ", ce qui montre que c'est à la crainte que
revient le rôle de réprimer la chair. Mais à la répression de la chair semble
surtout se rattacher la béatitude des larmes. Donc la béatitude des larmes
répond mieux au doii de crainte que la béatitude de la pauvreté.
3. Le don de crainte correspond à la vertu
d'espérance, nous l'avons dit. Mais à l'espérance semble surtout correspondre
la dernière béatitude: " Bienheureux les artisans de paix, car ils seront
appelés fils de Dieu ", d'après l'épître aux Romains (5, 2): " Nous
nous glorifions dans i l'espérance de la gloire des fils de Dieu. " Cette
béatitude correspond donc mieux au don de crainte que la pauvreté d'esprit.
4. Aux béatitudes correspondent des fruits. Mais
on ne trouve rien dans les fruits qui corresponde au don de crainte. Il n'y a
donc pas non plus dans les béatitudes quelque chose qui lui corresponde.
Cependant, S. Augustin dit " La crainte de Dieu convient aux humbles dont il a été dit " Bienheureux les pauvres en esprit. " "
Conclusion:
A la crainte correspond proprement la pauvreté d'esprit. En effet, puisqu'il revient à la crainte filiale de témoigner de la révérence à Dieu, et de lui être soumis, la conséquence d'une pareille sujétion se rattache au don de crainte. Mais du fait de sa soumission à Dieu, l'homme cesse de chercher à se manifester en lui-même ou en un autre que Dieu, car un tel sentiment s'opposerait à une sujétion parfaite à Dieu. C'est pour cela qu'il est dit dans le Psaume (20, 8): " Ceux-ci se confient dans les chars et ceux-là dans les chevaux, mais nous, nous invoquons le nom de notre Dieu. " Et c'est pourquoi, du fait qu'il craint parfaitement Dieu, l'homme ne cherche ni à s'exalter en lui-même par l'orgueil, ni à se glorifier dans les biens extérieurs, honneurs et richesses; ces deux dispositions relèvent de la pauvreté d'esprit, si l'on entend par là soit un anéantissement de l'enflure et de l'orgueil de l'esprit, selon le commentaire de S. Augustin, soit encore le mépris des biens temporels qui se fait par l'esprit c'est-à-dire par la volonté de l'homme sous l'impulsion du Saint-Esprit, selon les commentaires de S. Ambroise et S. Jérôme.
Solutions:
1. La béatitude est un acte de la vertu parfaite,
et c'est pourquoi toutes les béatitudes intéressent la perfection de la vie
spirituelle. Mais le commencement de cette perfection semble se réaliser quand,
tendant à la parfaite participation aux biens spirituels, on méprise les biens
terrestres; de même que la crainte est le premier degré parmi les dons. La
perfection ne consiste pas dans l'abandon des biens temporels; c'est là
seulement le chemin vers la perfection. Toutefois la crainte filiale, à
laquelle correspond la béatitude de la pauvreté, demeure même avec la
perfection de la sagesse.
2. Ce qui est le plus directement opposé à la
sujétion envers Dieu qui réalise la crainte filiale, c'est l'exaltation indue de
l'homme - soit en lui-même soit dans les autres biens - plutôt que les plaisirs
cherchés au-dehors. Ceux-ci s'opposent à la crainte par leurs conséquences, car
celui qui révère Dieu et lui est soumis ne met pas son plaisir en autre chose
que Dieu. Mais le plaisir ne comporte pas l'aspect de difficulté, que considère
la crainte, aussi bien que l'exaltation de soi. Et c'est pourquoi la béatitude
de la pauvreté correspond directement au don de crainte; la béatitude des
larmes en relève aussi, mais par voie de conséquence.
3. L'espérance implique un mouvement et une
tendance vers le terme qui est son but, tandis que la crainte comporte un
mouvement de retrait par rapport à son point de départ. Et c'est pourquoi la
béatitude ultime, qui est le terme de la perfection spirituelle, correspond
parfaitement à l'espérance, par mode d'objet ultime; mais la première
béatitude, qui se réalise quand on se retire des biens extérieurs dont la
possession empêche la soumission à Dieu, correspond parfaitement à la crainte.
4. Parmi les fruits, ceux qui sont relatifs à l'usage modéré ou à la totale abstention des biens temporels semblent convenir au don de crainte, ainsi la modestie, la continence et la chasteté.
LES VICES OPPOSÉS A L'ESPÉRANCE
Étudions maintenant les vices opposés à la vertu d'espérance et au don de crainte: 1° Le désespoir (Question 20); ensuite la présomption (Question 21).
1. Le désespoir est-il un péché? - 2. Peut-il exister sans l'infidélité? - 3. Est-il le plus grave des péchés? - 4. Naît-il de l'acédie?
Objections:
1. Il semble que non. Car tout péché, d'après S.
Augustin, comporte une conversion à un bien périssable, avec une aversion loin
du bien immuable. Or le désespoir ne comporte pas de conversion à un bien
périssable. Il n'est donc pas un péché.
2. Ce qui sort d'une bonne racine ne paraît pas
être un péché, car " un arbre bon ne peut pas produire de mauvais fruits
" (Mt 7, 18). Or le désespoir semble venir d'une bonne racine: la crainte
de Dieu ou l'horreur de la gravité des péchés personnels. Le désespoir n'est
donc pas un péché.
3. Si le désespoir était un péché, désespérer
serait, chez les damnés, un péché. Or ce désespoir ne leur est pas imputé à
faute, mais plutôt à damnation. Il n'est donc pas non plus imputé à faute chez
ceux qui sont encore sur terre. Et ainsi le désespoir n'est pas un péché.
Cependant, ce qui induit les hommes à pécher semble être, non seulement un péché, mais un principe de péchés. Or tel est le désespoir. L'Apôtre parle en effet (Ep 4, 15) de certains " qui, de désespoir, se sont livrés à la débauche au point de s'adonner sans retenue à toutes sortes d'impuretés ". Le désespoir n'est donc pas seulement un péché, mais le principe d’autres péchés.
Conclusion:
Selon Aristote " ce qui dans l’intelligence est affirmation ou négation, dans l’appétit se traduit en recherche et en fruits "; et ce qui dans la connaissance est vrai ou faux devient dans l'appétit bon ou mauvais. C'est pourquoi tout mouvement de l'appétit en conformité avec une intelligence vraie est de soi bon; mais tout mouvement d'appétit en conformité avec une intelligence fausse, est de soi mal et péché. Or, envers Dieu l'intelligence droite constate. Que le salut des hommes vient de lui, et que par lui le pardon est donné aux pécheurs, selon Ézéchiel (18, 23): " Je ne veux pas la mort du pécheur, mais qu'il se convertisse et qu'il vive. " Au contraire, c'est une opinion fausse de penser que Dieu refuse le pardon au pécheur repentant, ou qu'il ne convertisse pas à lui les pécheurs par la grâce qui les justifie. Et c'est pourquoi de même que le mouvement d’espérance conforme à un jugement vrai est louable et vertueux, de même le mouvement opposé de désespoir conforme à une estimation fausse sur Dieu, est vice et péché.
Solutions:
1. Dans tout péché mortel, il y a aversion loin
du bien immuable et conversion à un bien périssable, mais de façons
différentes. En effet, c'est principalement en une aversion loin du bien
immuable que consistent les péchés opposés aux vertus théologales, comme la
haine de Dieu, le désespoir et l'infidélité, parce que les vertus théologales
ont Dieu pour objet; c'est par voie de conséquence qu'ils impliquent une
conversion à un bien périssable, en tant que l'âme qui délaisse Dieu se tourne
nécessairement vers d'autres réalités. Les autres péchés, en revanche,
consistent principalement en une conversion à un bien périssable, et par voie
de conséquence, en une aversion loin du bien immuable: celui qui commet la
fornication n'a pas en effet l'intention de s'éloigner de Dieu, mais de jouir
d'un plaisir de la chair, et la conséquence est qu'il s'éloigne de Dieu.
2. De la racine d'une vertu un effet peut sortir
de deux façons. Directement, du côté de la vertu elle-même, comme un acte sort
d'un habitus; de cette façon aucun péché ne peut sortir d'une racine vertueuse;
et c'est en ce sens que S. Augustin déclare que " nul n'emploie mal la
vertu ". Mais aussi un effet peut venir d'une vertu indirectement ou
occasionnellement. Et de cette façon, rien n'empêche qu'un péché émane d'une
vertu, c'est ainsi que parfois certains s'enorgueillissent de leurs vertus,
selon la parole de S. Augustin: " L'orgueil s'insinue dans les bonnes
oeuvres, pour les détruire. " De cette manière il peut arriver que la
crainte de Dieu ou l'horreur des péchés personnels engendre le désespoir, quand
on use mal de cette crainte et de cette horreur et qu'on y prend une occasion
de désespérer.
3. Les damnés ne sont pas en état d'espérer parce qu'il leur est impossible de revenir à la béatitude. Et c'est pourquoi le fait de ne pas espérer ne leur est pas imputé à faute, mais fait partie de leur damnation. De même aussi, sur terre, quelqu'un qui désespérerait d'atteindre ce qu'il n'est pas par nature appelé à posséder ou ce qui ne lui est pas dû, ne commettrait pas un péché, par exemple un médecin qui désespérerait de la guérison d'un malade, ou un homme qui désespérerait de posséder un jour des richesses.
Objections:
1. Il semble qu'il ne puisse y avoir désespoir
sans infidélité. En effet, la certitude de l'espérance dérive de la foi. Or,
tant qu'une cause demeure, son effet ne disparaît pas. Donc on ne peut perdre
la certitude de l'espérance en désespérant que si la foi a disparu.
2. Accorder plus d'importance à une faute
personnelle qu'à la bonté ou à la miséricorde divine, c’est nier l’infinité de
cette miséricorde ou de cette bonté, ce qui est de l'infidélité. Or, celui qui
désespère accorde plus de force à sa faute qu'à la miséricorde ou à la bonté de
Dieu, selon cette parole de la Genèse (4, 13): " Mon crime est trop grand
pour que je puisse en obtenir le pardon. " Donc quiconque désespère est
infidèle.
3. Quiconque tombe dans une hérésie condamnée est
infidèle. Or celui qui désespère semble bien verser dans une hérésie condamnée
par l'Église, celle des novations qui prétendent que les péchés ne sont pas
remis après le baptême. Quiconque désespère semble donc bien être infidèle.
Cependant, la disparition d'une réalité postérieure à une autre n'enlève pas la première. Or l'espérance est postérieure à la foi, nous l'avons dit. Donc, quand l'espérance a disparu, la foi peut demeurer, et tout désespéré n'est pas infidèle.
Conclusion:
L'infidélité relève de l'intelligence, et le désespoir concerne la puissance appétitive. Mais l'intelligence porte sur l'universel, et la puissance appétitive sur les singuliers; le mouvement de l'appétit va en effet de l'âme aux choses qui, en elles-mêmes, sont des réalités particulières. Or on trouve des hommes qui ont un jugement droit dans l'universel, et qui n'agissent pas comme il faut quand il s'agit du mouvement appétitif, parce que leur jugement, dans le particulier, est dévié; parce qu'il est nécessaire que, du jugement dans l'universel, ils passent au désir d'une réalité particulière par l'intermédiaire d'un jugement particulier, de même que d'une proposition universelle on n'infère pas une conclusion particulière sans recourir à l'intermédiaire d'une proposition particulières C'est pourquoi il arrive qu'un homme, possédant la vraie foi dans l'universel, tombe en défaut dans son acte de vouloir vis-à-vis d'un objet particulier, par suite d'une déviation de son jugement particulier, déviation apportée par un habitus vicieux ou par une passion. Ainsi celui qui commet la fornication, en choisissant celle-ci comme la chose bonne pour lui sur le moment, a une appréciation pervertie dans ce jugement particulier. Et pourtant il garde, dans l'universel, un jugement vrai selon la foi, à savoir que la fornication est un péché mortel. Semblablement un homme, tout en gardant, dans 1'universel,,ce jugement vrai selon la foi qu'il y a dans l'Église la rémission des péchés, peut cependant éprouver ce mouvement de désespoir que pour lui, dans son état actuel, il n'y a pas à espérer le pardon, cela par suite d'une perversion de jugement dans ce cas particulier. De cette façon le désespoir peut exister sans infidélité, comme les autres péchés mortel.
Solutions. 1. La disparition d'un effet ne
dépend pas seulement de la disparition de la cause première, mais aussi de
celle de la cause seconde. Par suite, le mouvement de l'espérance peut être
supprimé, non seulement par suppression du jugement universel de foi, qui est
comme la cause première de la certitude de l'espérance, mais aussi par
disparition du jugement particulier, qui en est comme la cause seconde.
2. Celui, qui, dans l'universel, jugerait que la
miséricorde de Dieu n'est pas infinie, serait infidèle. Or ce n'est pas cela
que pense le désespéré; pour lui simplement, dans l'état où il se trouve à
cause de telle disposition particulière, il n'y a pas à espérer en la
miséricorde divine.
3. Les novatiens niaient, dans l'universel qu'il y eût dans l'Église rémission des péchés.
Objections:
1. Il semble que non, car il peut y avoir
désespoir sans infidélité, nous l'avons vu. Or l'infidélité est le plus grand
des péchés, puisqu'elle détruit le fondement de l'édifice spirituel. Le
désespoir n'est donc pas le plus grand des péchés.
2. A un plus grand bien s'oppose un plus grand
mal, enseigne Aristote. Or la charité est meilleure que l'espérance, d'après S.
Paul. Donc la haine est est un péché plus grave que le désespoir.
3. Dans le péché de désespoir, il y a seulement
une aversion désordonnée loin de Dieu. Dans les autres péchés il y a non
seulement une aversion désordonnée loin de Dieu, mais aussi une conversion
désordonnée. Le péché de désespoir ne comporte donc pas une gravité plus
grande, mais au contraire, moins grande que les autres péchés.
Cependant, le péché incurable paraît être le plus grave, d'après Jérémie (30, 12): " Ta blessure est incurable, ta plaie est inguérissable. " Or le péché de désespoir est inguérissable, selon cette autre parole de Jérémie (15, 18): " Ma plaie est désespérément rebelle à la guérison. " Le désespoir est donc le plus grave des péchés.
Conclusion:
Les péchés qui s'opposent aux vertus théologales sont, par leur genre même, plus graves que les autres péchés. Puisque les vertus théologales ont Dieu pour objet, les péchés qui leur sont opposés impliquent directement et principalement une aversion loin de Dieu; en effet, si l'on pouvait opérer une conversion au bien périssable sans aversion loin de Dieu, encore que cette conversion serait désordonnée, elle ne serait cependant pas péché mortel. C'est pourquoi le péché qui, en premier lieu et de soi, implique une aversion loin de Dieu est ce qu'il y a de plus grave parmi les péchés mortels.
Or, aux vertus théologales s'opposent l'infidélité, le désespoir et la haine de Dieu. La haine et l'infidélité, comparées au désespoir, se manifesteront plus graves, si on les considère en elles-mêmes, c'est-à-dire d'après ce qui constitue leur espèce propre. L'infidélité en effet vient de ce que l'homme ne croit pas à la vérité même de Dieu, la haine de Dieu est provoquée par le fait que la volonté de l'homme s'oppose à la bonté divine elle-même; le désespoir vient de ce que l'homme n'espère pas participer lui-même à la bonté de Dieu. Cela montre que l'infidélité et la haine de Dieu s'opposent à Dieu dans son être même, mais que le désespoir s'oppose à Dieu dans la participation que nous prenons à sa bonté. Aussi y a-t-il plus grand péché, si l'on parle des péchés pris en eux-mêmes, à ne pas croire à la vérité de Dieu, ou à haïr Dieu, qu'à ne pas espérer obtenir de lui la gloire.
Mais si l'on compare le désespoir aux deux autres péchés par rapport à nous, alors le désespoir est plus périlleux, car c'est par l'espérance que nous nous détournons du mal et que nous commençons à rechercher le bien. C'est pourquoi, lorsque l'espérance a disparu, les hommes, sans aucun frein, se laissent aller aux vices et abandonnent tout effort vertueux. D'où, sur le texte des Proverbes (24, 10): " Si, tombé, tu désespères au jour de ta détresse, ta force s'en trouvera diminuée ", la Glose commente " Il n'y a rien de plus exécrable que le désespoir; celui qui désespère n'a plus aucune constance dans les travaux de cette vie, et, ce qui est pire, dans le combat de la foi. " Et S. Isidore déclare: " Commettre un crime c'est la mort de l'âme; mais désespérer, c'est descendre en enfer. "
Solutions:
Cela répond aux Objections.
Objections:
1. Il semble que non. En effet, une même réalité
ne vient pas de causes diverses. Or " le désespoir de la vie future
procède de la luxure " dit S. Grégoire. Il ne procède donc pas de
l'acédie.
2. De même que le désespoir s'oppose à
l'espérance, de même l'acédie s'oppose à la joie spirituelle. Or, la joie
spirituelle procède de l'espérance d'après l'épître aux Romains (12, 12):
" Avec la joie de l'espérance. " L'acédie procède donc du désespoir,
et non le contraire.
3. Les contraires ont des causes contraires. Or
l'espérance à laquelle s'oppose le désespoir, semble procéder de la
considération des bienfaits de Dieu, et surtout de l'Incarnation. S. Augustin
dit en effet: " Il n'y avait rien d'aussi nécessaire pour relever notre
espérance que de nous manifester combien Dieu nous aime. Or, quelle preuve plus
manifeste avons-nous de cet amour que de voir le Fils de Dieu daigner entrer en
communauté avec notre nature? " Le désespoir procède donc davantage de la
négligence d'une pareille contemplation que de l'acédie.
Cependant, S. Grégoire range le désespoir parmi les vices qui naissent de l'acédie.
Conclusion:
Comme nous l'avons dit, l'objet de l'espérance est un bien difficile à obtenir, mais qu'il est possible d'atteindre ou par soi ou par autrui. C'est donc d'une double façon que peut défaillir chez quelqu'un l'espérance d'obtenir la béatitude: soit parce qu'il ne tient pas celle-ci pour un bien ardu, soit qu'il ne l'envisage pas comme susceptible d'être atteinte, par lui-même ou par autrui. Que nous ne goûtions pas les réalités spirituelles comme des biens, ou qu'elles ne nous paraissent pas de grands biens, cela vient surtout de ce que notre affectivité est infectée par l'amour des plaisirs corporels et surtout des plaisirs sexuels; car l'amour de ces plaisirs fait que l'homme prend en dégoût les biens spirituels, et ne les espère pas comme des biens difficiles. Sous cet aspect, le désespoir est causé par la luxure.
Qu'un homme n'estime pas qu'il lui soit possible, par lui-même ou par autrui, d'atteindre un bien ardu, cela vient d'un abattement excessif; quand celui-ci domine l'affectivité de l'homme, il lui fait croire qu'il ne pourra jamais se redresser pour atteindre aucun bien. Et parce que l'acédie est une tristesse qui déprime l'âme, sous cet aspect le désespoir est engendré par l'acédie. Or, c'est là le caractère propre de l'objet de l'espérance: qu'il puisse être atteint; car les autres caractères - que l'objet soit bon et ardu - relèvent aussi d'autres passions. C'est donc plus spécialement de l'acédie que naît le désespoir, encore qu'il puisse naître de la luxure, pour la raison que nous avons dit.
Solutions:
1. Cela répond à la première objection.
2. Selon Aristote, de même que l'espérance
produit la délectation, de même aussi les hommes qui vivent dans la joie voient
leur espérance se fortifier. De la même façon, ceux qui vivent dans la tristesse
tombent plus facilement dans le désespoir, selon S. Paul (2 Co 2, 7): "
Encouragez-le, de peur que cet homme-là ne vienne à sombrer dans une tristesse
excessive. " Cependant, l'objet de l'espérance est le bien, auquel
l'appétit tend par nature, tandis que ce n'est pas par nature qu'il s'en
éloigne, mais seulement à cause d'un empêchement qui survient. C'est pourquoi
la joie naît plus directement de l'espérance, et inversement le désespoir naît
plus directement de l'acédie.
3. Que nous négligions de considérer les bienfaits de Dieu, cela même vient de l'acédie. En effet, l'homme dominé par une passion pense avant tout à ce qui concerne cette passion. (,'est pourquoi l'homme établi dans la tristesse n i pas facilement des pensées fortes et joyeuses, mais seulement des pensées tristes, à moins que par un grand effort il ne s'en détourne.
1. Sur quel objet se fonde la présomption? - 2. Est-elle un péché? - 3. A quoi s'oppose-t-elle? - 4. Quel vice lui donne naissance?
Objections:
1. Il semble que, dans la présomption, péché
contre le Saint-Esprit, l'homme ne s'appuie pas sur Dieu, mais sur sa vertu
propre. En effet, moins une vertu est solide, plus grave est le péché de celui
qui s'y appuie à l'excès. Or la vertu de l'homme est moindre que la vertu de
Dieu. Celui qui présume des forces humaine pèche donc plus gravement que celui
qui présume de la puissance divine. Or le péché contre le Saint-Esprit est le
plus grave qui soit. Dans la présomption, qu'on donne comme une espèce de péché
contre le Saint-Esprit, on s'appuie donc sur la force de l'homme plus que sur
celle de Dieu.
2. Le péché contre le Saint-Esprit engendre
d'autres péchés, car on appelle péché contre l'Esprit Saint la malice qui fait
pécher. Or les autres péchés paraissent davantage naître le la présomption de
l'homme envers lui-même que de sa présomption envers Dieu. Puisque l'amour de
soi est le principe du péché, comme l'a montré S. Augustin. Il semble donc que
dans la présomption, péché contre le Saint-Esprit, on s'appuie avant tout sur
les forces de l'homme,
3. Le péché provient d'une conversion désordonnée
au bien périssable. Or la présomption est un péché. Elle provient donc d'une
conversion aux forces humaines, qui sont un bien périssable, plus que d'une
conversion à la puissance divine, qui est le bien immuable.
Cependant, de même que le désespoir fait mépriser la miséricorde divine sur laquelle s'appuie l'espérance, de même la présomption fait mépriser la justice divine, qui punit les pécheurs. Mais, comme la miséricorde, la justice aussi est en Dieu. De même donc que le désespoir consiste à se détourner de Dieu, de même la présomption consiste à se tourner vers Dieu d'une façon désordonnée.
Conclusion:
La présomption semble impliquer un certain excès dans l'espérance. Or l'objet de l'espérance est un bien ardu et possible. Mais une chose peut être possible à l'homme d'une double façon: par sa vertu propre, et par la seule vertu divine. Vis-à-vis de l'une et l'autre espérance il peut y avoir présomption par excès. S'il s'agit de l'espérance par laquelle on se confie en sa propre vertu, la présomption tient à ce que l'homme vise, comme proportionné à ses forces, un bien qui dépasse sa puissance, selon ce texte du livre de Judith (6,15 Vg): " Tu abaisses ceux qui présument d'eux-mêmes. " Une telle présomption s'oppose à la vertu de magnanimité qui établit le juste milieu dans l'espoir humain.
Quant à l'espérance qui adhère à la puissance de Dieu, il peut y avoir présomption par manque de modération, quand l'homme tend à un bien qu'il estime possible par référence à la puissance et à la miséricorde divines, et qui, de fait, n'est pas possible: ainsi, pour le pécheur, espérer obtenir son pardon sans pénitence, ou la gloire sans mérites. Cette présomption est à proprement parler une espèce du péché contre le Saint-Esprit, car elle fait qu'on rejette ou qu'on méprise l'aide du Saint-Esprit, aide par laquelle l'homme est retiré du péché.
Solutions:
1. Comme on l'a dit plus haut b, le péché contre
Dieu est, par son genre même, plus grave que les autres péchés. Aussi la
présomption qui fait que l'homme s'appuie d'une manière désordonnée sur Dieu
est un péché plus grave que la présomption qui le fait se confier à sa valeur
personnelle. En effet, s'appuyer sur la puissance divine pour rechercher ce qui
ne convient pas à Dieu, c'est amoindrir la puissance divine. Or, à l'évidence,
celui-là pèche plus gravement, qui diminue la puissance divine, que celui qui
surfait sa valeur personnelle.
2. Cette présomption, qui nous fait présumer de
Dieu d'une manière désordonnée, inclut bien, elle aussi, un amour de soi, par
lequel on désire son bien propre en dehors de l'ordre divin. En effet ce que
nous désirons beaucoup, nous estimons que les autres peuvent facilement nous le
procurer, même s'ils ne le peuvent pas.
3. La présomption de la miséricorde divine comporte et une conversion au bien périssable, en tant quelle procède d'un désir déraisonnable du bien propre, et une aversion loin du bien immuable, en ce qu'elle attribue à la puissance divine ce qui ne lui convient pas; par là, en effet, l'homme se détourne de la vérité divine.
Objections:
1. Il semble que la présomption ne soit pas un
péché. En effet, aucun péché ne peut fournir un motif d'être exaucé par Dieu.
Or c'est à la présomption que certains doivent d'être exaucés par Dieu; on lit
en effet dans Judith (9,17): " Exauce-moi, malheureuse qui te supplie et
qui présume de ta miséricorde. " Présumer de la miséricorde divine n'est
donc pas un péché
2. La présomption implique un excès d'espérance.
Or, dans l'espérance qu'on a de Dieu, il ne peut y avoir d'excès, parce que la
puissance et la miséricorde divines sont infinies. La présomption ne semble
donc pas être un péché.
3. Ce qui est péché n'excuse pas du péché. Or la
présomption excuse du péché: le Maître des Sentences dit en effet qu'Adam a
péché moins gravement parce qu'il a péché en espérant le pardon, ce qui semble
être de la présomption. La présomption n'est donc pas un péché.
Cependant, on classe la présomption comme une espèce du péché contre le Saint-Esprit.
Conclusion:
Ainsi que nous l'avons dit pour le désespoir, tout mouvement de l'appétit qui se conforme a une connaissance erronée, est de soi mal et péché. Or la présomption est un mouvement appétitif, car elle implique une espérance désordonnée. Par ailleurs, elle se conforme à une connaissance fausse, ainsi que le désespoir: de même, en effet, qu'il est faux que Dieu ne pardonne pas à ceux qui se repentent, ou qu'il ne convertisse pas les pécheurs à la pénitence, de même est-il faux qu'il accorde son pardon à ceux qui persévèrent dans le péché, et qu'il dispense sa gloire à ceux qui cessent de faire le bien; et c'est à cette opinion que se conforme la présomption. C'est pourquoi la présomption est un péché. Moins grave cependant que le désespoir, et cela dans la mesure même où c'est davantage le propre de Dieu d'être miséricordieux et de pardonner que de punir, à cause de son infinie bonté. Être miséricordieux convient à Dieu par sa nature même; être justicier lui convient à cause de nos péchés.
Solutions:
1. " Présumer " est quelquefois
mis pour " espérer " parce que la véritable espérance que nous avons
en Dieu semble elle-même une présomption si on la mesure à la condition de
l'homme. Mais elle n'est pas présomption, si l'on prend garde à l'immensité de
la bonté divine.
2. La présomption n'implique pas un excès
d'espérance du fait qu'on espère trop de Dieu, mais du fait qu'on attend de
Dieu ce qui ne convient pas à Dieu. Et c'est là aussi trop peu espérer de lui,
car c'est dans une certaine mesure amoindrir sa puissance, nous l'avons dit.
3. Pécher avec le propos de persévérer dans sa faute à cause de l'espérance du pardon, appartient à la présomption. Et cette circonstance ne diminue pas, mais au contraire augmente le péché. Mais pécher tout en gardant l'espérance de recevoir un jour son pardon, en se proposant d'abandonner le péché et d'en faire pénitence, ce n'est pas de la présomption, et une telle circonstance diminue le péché; car c'est manifester qu'on a une volonté moins décidée à pécher.
Objections:
1. Il semble bien que la présomption s'oppose à
la crainte plus qu'à l'espérance. En effet, la crainte désordonnée s'oppose à
la juste crainte. Or la présomption semble en rapport avec un désordre de la
crainte; la Sagesse déclare en effet (17, 11 Vg): " La crainte favorise la
présomption ", parce qu'une " conscience qui n'est pas tranquille
présume toujours le pire " (17, 10 Vg). La présomption s'oppose donc à la
crainte plus qu'à l'espérance.
2. On appelle contraires les réalités qui se
trouvent éloignées au maximum. Or la présomption est plus éloignée de la
crainte que de l'espérance, parce que la présomption implique un mouvement vers
son objet, comme l'espérance, tandis que la crainte s'éloigne de son objet. La
présomption est donc contraire à la crainte plus qu'à l'espérance.
3. La présomption supprime totalement la crainte;
ce n'est pas totalement qu'elle exclut l'espérance, mais seulement sa certitude.
Puisque les réalités qui se détruisent l'une l'autre sont opposées, il semble
que la présomption s'oppose à la crainte plus qu'à l'espérance.
Cependant, deux vices opposés l'un à l'autre sont contraires à une même vertu; ainsi la timidité et l'audace sont contraires à la force. Mais le péché de présomption est contraire au péché de désespoir, qui s'oppose directement à l'espérance. Il semble donc que la présomption, elle aussi, s'oppose plus directement à l'espérance.
Conclusion:
Selon S. Augustin " toutes les vertus ont en face d'elles, non seulement les vices qui s'y opposent par une différence manifeste, comme la témérité et la prudence, mais aussi ceux qui, sous quelque aspect, leur sont voisins et leur ressemblent, non pas véritablement mais sous une trompeuse apparence, comme l'astuce et la prudence ". Et Aristote dit aussi qu'une vertu semble avoir avec l'un des vices qui lui sont opposés, une parenté plus étroite qu'avec l'autre: ainsi la tempérance avec l'insensibilité, et la force avec l'audace. La présomption semble donc comporter une évidente opposition à la crainte, surtout à la crainte servile qui vise le châtiment voulu par la justice de Dieu, et dont la présomption espère le pardon. Cependant, malgré une fausse ressemblance, elle s'oppose davantage à l'espérance, car elle implique une espérance désordonnée en Dieu. Et parce que les réalités qui sont d'un même genre s'opposent plus directement que celles appartenant à des genres divers (car les contraires sont dans un même genre), la présomption s'oppose à l'espérance plus directement qu'à la crainte; car toutes deux regardent le même objet pour s'y appuyer; mais l'espérance dans l'ordre, et la présomption de façon désordonnée.
Solutions:
1. C'est d'une manière abusive qu'on parle
d'espérance à propos d'un mal, car à proprement parler il n'y a d'espérance que
du bien; de même pour la présomption. Et c'est de cette façon qu'on appelle
présomption le désordre de la crainte.
2. On appelle contraires les réalités éloignées
au maximum, mais dans le même genre. Or la présomption et l'espérance
comportent un mouvement d'un même genre, et qui peut être ou dans l'ordre ou
dans le désordre. Et c'est pourquoi la présomption est contraire à l'espérance
plus directement qu'à la crainte; car elle s'oppose à l'espérance en raison
d'une différence propre, comme ce qui est désordonné à ce qui est ordonné; mais
elle s'oppose à la crainte à cause de la différence de son genre, qui est un
mouvement d'espérance.
3. Parce que la présomption s'oppose à la crainte par contrariété de genre, et à la vertu d'espérance par contrariété de différence, la présomption supprime totalement la crainte, même quant au genre; mais elle ne supprime l'espérance que dans sa différence spécifique, par exclusion de l'ordre qu'implique l'espérance.
Objections:
1. Il semble que la présomption n'ait pas pour
cause la vaine gloire, car la présomption paraît s'appuyer à l'extrême sur la
miséricorde divine. Or la miséricorde regarde la misère, qui s'oppose à la
gloire. Donc la présomption n'a pas pour origine la vaine gloire.
2. La présomption s'oppose au désespoir. Or le
désespoir naît de la tristesse, nous l'avons dit. Puisque des réalités opposées
ont des causes opposées, il semble que la présomption naisse de la délectation.
Et ainsi il paraît qu'elle naît des vices de la chair, dont les délectations
sont les plus violentes.
3. Le vice de présomption consiste en ce que
l'homme tend, comme s'il le pouvait vraiment, à un bien qu'il ne peut pas
atteindre. Or estimer possible ce qui est impossible, cela vient de
l'ignorance. La présomption a donc pour cause l'ignorance plus que la vaine
gloire.
Cependant, S. Grégoire déclare que " la présomption des nouveautés " est fille de la vaine gloire.
Conclusion:
Nous avons signalé deux sortes de présomptions. L'une prend appui sur la valeur personnelle du sujet et poursuit un objet qu'elle croit possible d'atteindre, alors qu'il dépasse les forces propres de ce sujet. Une telle présomption vient manifestement de la vaine gloire: désirant beaucoup de gloire, il s'ensuit qu'on s'attaque à une gloire au-dessus de ses forces. Et au premier rang de ces gloires, il y a les nouveautés qui attirent la plus grande admiration. C'est pourquoi S. Grégoire a mis à bon droit la présomption des nouveautés comme fille de la vaine gloire.
Il y a une autre présomption, qui s'appuie d'une façon désordonnée sur la miséricorde et la puissance divines; ce qui lui donne l'espérance d'obtenir la gloire sans mérites et le pardon sans pénitence. Pareille présomption paraît bien naître en ligne directe de l'orgueil: l'homme a de lui-même une telle estime qu'il arrive à penser que, même alors qu'il pèche, Dieu ne peut pas le punir ni l'exclure de sa gloire.
Solutions:
Cela donne la réponse aux Objections.
1. Les préceptes concernant l'espérance. - 2. Les préceptes concernant la crainte.
Objections:
1. Il semble qu'il n'y ait à donner aucun
précepte concernant la vertu d'espérance, car ce qu'un seul principe peut
réaliser n'a pas besoin de l'appui d'un autre principe. Or l'homme est
suffisamment porté à espérer le bien par l'inclination même de sa nature. Il
n'a donc pas à y être poussé par un précepte de la loi.
2. Puisque les préceptes sont donnés en vue des
actes des vertus, les principaux préceptes doivent être promulgués pour les
actes des principales vertus. Mais, parmi toutes les vertus, les principales
sont les trois vertus théologales: foi, espérance, et charité. Puisque les
principaux préceptes sont ceux du décalogue, auxquels se ramènent tous les
autres comme on l'a dit, il semble que, si l'on donnait un précepte relatif à
l'espérance, il devrait se trouver dans les préceptes du décalogue. Or il ne
s'y trouve pas. Il semble donc qu'il n'y ait à donner aucun précepte légal
concernant l'acte d'espérance.
3. Commander l'acte d'une vertu et interdire
l'acte du vice opposé relèvent d'un même motif. Or on ne trouve pas de précepte
qui interdise le désespoir, opposé à l'espérance. Il semble donc qu'il ne
convienne pas davantage de donner un précepte relatif à l'espérance.
Cependant, sur le texte de S. Jean (15,12): " Mon précepte est que vous vous aimiez les uns les autres ", S. Augustin déclare: " Combien nombreux sont pour nous les commandements concernant la foi. Combien nombreux sont ceux qui concernent l'espérance ! " Au sujet de l'espérance il convient donc de donner des préceptes.
Conclusion:
Parmi les préceptes qu'on trouve dans la Sainte Écriture, certains portent sur la substance de la loi, d'autres sur des préambules à la loi.
Les préambules de la loi sont ceux dont la non-existence ne laisserait aucune place à la loi Tels sont les préceptes relatifs à l'acte de foi et à l'acte d'espérance; car c'est par l'acte de foi que l'esprit de l'homme est incliné à reconnaître que l'auteur de la loi est tel qu'on doit se soumettre à lui; c'est par l'espérance de la récompense que l'homme est porté à l'observance des préceptes Les préceptes touchant la substance de la loi sont ceux qui sont imposés à l'homme déjà soumis et prêt à obéir, et dont le rôle est d'assurer la rectitude de la vie. C'est pourquoi ces préceptes sont dans la promulgation de la loi, proposés aussitôt par mode de commandements.
Mais il n'y avait pas à proposer les précepte de l'espérance et de la foi sous ce mode impératif car, si l'homme ne croyait pas et n'espérait pas déjà,, c'est inutilement que la loi les lui proposerait. Mais, de même que le précepte de la foi a dû être proposé par mode de déclaration ou de rappel, de même aussi a-t-il fallu, dans la première promulgation de la loi, proposer le précepte de l'espérance sous forme de promesse; en effet, celui qui promet des récompenses à ceux qui obéissent, incite de ce fait à l'espérance. Aussi toutes les promesses contenues dans la loi ont-elles pour but de promouvoir l'espérance.
Toutefois, quand la loi est déjà établie, il appartient aux sages, non seulement d'amener les hommes à l'observation des préceptes, mais aussi et bien davantage de les amener à garder les fondements de la loi; c'est pourquoi après le premier établissement de la loi, la Sainte Écriture pousse les hommes à l'espérance de multiples façons, même par mode d'admonition ou de précepte, et non plus seulement par mode de promesse, comme dans la loi. On le voit dans le Psaume (62, 9): " Espérez en lui, toute l'assemblée du peuple ", et dans bien d'autres endroits de l'Écriture.
Solutions:
1. La nature donne l'inclination suffisante pour
espérer le bien proportionné à la nature humaine. Mais, pour que l'homme espère
le bien surnaturel il a fallu qu'il y soit amené par l'autorité de la loi
divine, soit avec des promesses, soit avec des admonitions et des préceptes. Et
cependant, même pour des réalités auxquelles la raison naturelle incline, comme
les actes des vertus morales, il a été nécessaire de donner les préceptes de la
loi divine, pour affermir davantage cette raison, et surtout parce que celle-ci
était obscurcie par les convoitises du péché.
2. Les préceptes du décalogue se rattachent au
premier établissement de la loi. Et c'est pourquoi, dans ces préceptes, il n'y
avait pas à donner de commandement relatif à l'espérance, mais il a suffi
d'engager à l'espérance en mettant quelques promesses, comme on le voit dans le
premier et dans le quatrième préceptes.
3. Pour les choses dont l'observation est exigée à titre de devoir, il suffit de donner un précepte affirmatif au sujet de ce qu'on doit faire: et par là même sont comprises les interdictions des actes à éviter. C'est ainsi qu'il y a le précepte d'honorer ses parents; mais il n'est interdit d'insulter ses parents que par l'adjonction dans la loi d'un châtiment pour les enfants irrespectueux. Et parce que c'est un devoir nécessaire au salut de l'homme que d'espérer en Dieu, l'homme y a été engagé par un des moyens que nous venons de dire, d'une façon affirmative, ce qui sous-entend que le contraire lui est interdit.
Objections:
1. Il semble qu'il n'y ait pas eu lieu de donner,
dans la loi, un précepte relatif à la crainte. En effet, la crainte de Dieu
porte sur des choses qui sont des préambules à la loi, puisqu'elle est le
commencement de la sagesse. Or les préambules à la loi ne tombent pas sous le
précepte de la loi. Il n'y a donc pas à donner de précepte légal concernant la
crainte.
2. La cause étant posée, l'effet l'est aussi. Or
l'amour est cause de la crainte, car toute crainte procède d'un amour, selon S.
Augustin. Donc, le précepte de l'amour étant posé, il aurait été superflu de
prescrire la crainte.
3. A la crainte s'oppose, d'une certaine manière, la présomption. Or on ne trouve dans la loi aucune prohibition concernant la présomption. Il semble donc qu'il n'y ait pas eu non plus à donner de précepte relatif à la crainte.
En sens contraire: le Deutéronome déclare (10, 12): " Maintenant, Israël, que demande de toi le Seigneur ton Dieu, sinon de craindre le Seigneur ton Dieu? " Or Dieu réclame de nous ce qu'il nous commande d'observer. Donc la crainte de Dieu tombe sous le précepte.
Conclusion:
Il y a une double crainte, servile et filiale. De même que l'homme est engagé à observer les préceptes de la loi par l'espoir des récompenses, de même aussi est-il engagé à observer la loi par la crainte des châtiments, qui est la crainte servile.
Or nous venons de le montrer e, il n'y avait pas lieu, en donnant la loi, de porter un précepte sur l'acte d'espérance; mais les hommes devaient y être engagés par des promesses. De même, il n'y avait pas lieu de porter un précepte concernant la crainte du châtiment, parce que les hommes y seraient engagés par la menace des châtiments. Ce qui fut fait, et dans les préceptes mêmes du décalogue, et ensuite par voie de conséquence dans les préceptes secondaires de la loi. Mais, de même que par la suite, les sages et les prophètes en vue de fixer les hommes dans l'observance de la loi, donnèrent des enseignements relatifs à l'espérance, par mode d'admonition et de précepte, de même firent-ils aussi pour la crainte.
Quant à la crainte filiale, qui témoigne révérence à Dieu, elle est comme un genre relativement à l'amour de Dieu, et un principe de toutes les observances accomplies par révérence envers Dieu. Et c'est pourquoi, pour la crainte filiale, la loi a donné des préceptes, comme aussi pour la charité, parce que l'une et l'autre sont un préambule aux actes extérieurs prescrits dans la loi, et que visent les préceptes du décalogue. Et c'est pourquoi l'autorité scripturaire invoquée ici réclame de l'homme la crainte: et pour qu'il marche dans la voie de Dieu en lui rendant un culte, et pour qu'il l'aime.
Solutions:
1. La crainte filiale est un préambule à la loi,
non pas comme quelque chose d'externe, mais comme le principe de la loi, de
même que la dilection. C'est pourquoi furent donnés sujet de l'une et de l'autre,
des préceptes qui sont d'une certaine façon comme des principes communs de
toute loi.
2. De l'amour découle la crainte filiale, comme
aussi toutes les autres bonnes actions faites par charité. Et c'est pourquoi,
de même qu'après le précepte de la charité sont donnés les préceptes relatifs
aux autres vertus, de même aussi sont donnés en même temps les commandements
concernant la crainte et l'amour de charité. Comme dans les sciences
démonstratives où il ne suffit pas de poser les principes premiers, si l’on ne
donne aussi les conclusions qui en découlent, soit d'une façon immédiate, soit
d’une façon éloignée.
3. Amener à la crainte suffit pour empêcher la présomption, comme aussi amener à l'espérance suffit pour exclure le désespoir, nous l'avons dit.
Après l'espérance, il faut étudier maintenant la charité: d'abord la charité elle-même, puis le don de sagesse qui lui correspond. Sur le premier point, cinq considérations: 1° la charité elle-même; 2° son objet; 3° ses actes; 4° les vices qui lui sont opposés; 5° les préceptes qui s'y rapportent.
La première considération, à son tour, se divisera en deux: 1° la charité en elle-même; 2° la charité par rapport à son sujet.
1. La charité est-elle une amitié? - 2. Est-elle quelque chose de créé dans l'âme? - 3. Est-elle une vertu? - 4. Est-elle une vertu spéciale? - 5. Est-elle une seule vertu? - 6. Est-elle la plus excellente des vertus? - 7. Sans elle, peut-il y avoir quelque vertu véritable? - 8. Est-elle la forme des vertus?
Objections:
1. Non, semble-t-il. En effet, dit Aristote: "
Rien n'est plus propre à l'amitié que le fait pour des amis de vivre ensemble.
" Or la charité, dans l'homme, vise Dieu et les anges, lesquels "
n'ont point de commerce avec les hommes ", dit le livre de Daniel (2, 11
Vg). La charité n'est donc pas une amitié.
2. Il ne peut y avoir d'amitié sans réciprocité,
selon Aristote. Or, la charité doit exister même à l'égard des ennemis, selon
cette parole (Mt 5,44): " Aimez vos ennemis. " Donc la charité n'est
pas une amitié.
3. Aristote distingue " trois espèces
d'amitié de ce qui est délectable, de ce qui est utile et de ce qui est honnête
". Or la charité n'est pas une amitié de ce qui est utile ou délectable,
car S. Jérôme dit: " La véritable affection, celle qui se cimente dans
l'union au Christ, n'est pas l'affection qu'inspirent les avantages de la vie
en commun, la présence seulement corporelle, la flatterie trompeuse et
caressante, mais celle que nous enseignent la crainte de Dieu et la méditation
des divines Écritures. " De même, la charité n'est pas une amitié qui vise
l'honnête, puisqu'elle nous fait aimer même les pécheurs. Or l'amitié de ce qui
est honnête, dit Aristote . ne s'adresse qu'aux hommes vertueux. La charité
n'est donc pas une amitié.
Cependant, on lit en S. Jean (15, 15) " je ne vous appellerai plus serviteurs, mais amis. " Or cela n'était dit aux disciples qu'au titre de la charité. Celle-ci est donc bien une amitié.
Conclusion:
D'après Aristote ce n'est pas un amour quelconque
qui a raison d'amitié, mais seulement l'amour qui s'accompagne de
bienveillance, celui qui implique que nous voulons du bien à ceux que nous
aimons. Si, au lieu de vouloir le bien des réalités aimées nous recherchons
pour nous ce qu'elles ont de bon, quand nous disons par exemple aimer le vin,
ou le cheval, etc., ce n'est plus un amour d'amitié, mais un amour de
convoitise; il serait en effet ridicule de dire de quelqu'un qu'il a de
l'amitié pour du vin ou pour un cheval.
Cependant, la bienveillance ne suffit pas pour constituer l'amitié; il faut de plus qu'il y ait réciprocité d'amour, car un ami est l'ami de celui qui est lui-même son ami. Or, une telle bienveillance mutuelle est fondée sur une certaine communication.
Donc, puisqu'il y a une certaine communication de l'homme avec Dieu du fait que celui-ci nous rend participants de sa béatitude, il faut qu'une certaine amitié se fonde sur cette communication. C'est au sujet de celle-ci que S. Paul dit (1 Co 1, 9): " Il est fidèle, le Dieu par qui vous avez été appelés à la communion de son Fils. " Il est donc évident que la charité est une amitié de l'homme pour Dieu.
Solutions:
1. Dans l'homme il y a deux sortes de vie: l'une
extérieure, selon la nature sensible et corporelle; de ce côté nous n'avons pas
de communication ou de commerce avec Dieu ni avec les anges. L'autre est celle
de l’homme spirituel, qui convient à son âme; sous ce rapport, nous sommes en
relation avec Dieu et les Anges. Dans notre condition présente, ce
commerce est encore imparfait, ce qui fait dire à l'Apôtre (Ph 3, 20): "
Notre cité est dans les cieux. " Mais il atteindra sa perfection dans la
patrie, lorsque " les serviteurs de Dieu lui rendront hommage et verront
sa face ", selon l'Apocalypse (22, 3). Et c'est pourquoi notre charité
n'est pas parfaite ici-bas, mais le deviendra au ciel.
2. On a de l'amitié pour quelqu'un de deux
façons. Ou bien on l'aime pour lui-même, et alors l'amitié ne peut s'adresser
qu'à l'ami. Ou bien on aime quelqu'un à cause d'une autre personne. Ainsi,
lorsque l'on a de l'amitié pour quelqu’un, on aimera encore à cause de lui tous
ceux qui sont en rapport avec lui, ses fils, ses serviteurs, ou n'importe
lequel de ses proches. Et l'amitié que nous avons pour un ami peut être si
grande qu'à cause de lui nous aimions ceux qui lui sont liés, même s'ils nous
offensent ou nous haïssent. C'est de cette manière que notre amitié de charité
s'étend même à nos ennemis: nous les aimons de charité, en référence à Dieu
auquel va principalement notre amitié de charité.
3. L'amitié de ce qui est " honnête " ne s'adresse qu'à l'homme vertueux, comme à la personne principalement aimée; mais à cause de lui, on se prend à aimer ceux qui lui sont unis, même s'ils ne sont pas vertueux. De cette façon, la charité qui est par excellence une amitié de ce qui est honnête, s'étend jusqu'aux pécheurs que nous aimons de charité à cause de Dieu.
Objections:
1. Non, semble-t-il. S. Augustin dit en effet:
" Du moment qu'on aime le prochain, on doit aimer l'amour lui-même. Or
Dieu est Amour. Il s'ensuit que Dieu est le premier objet de notre amour.
" Et au même traité, il ajoute: " Il est dit que Dieu est charité,
comme il est dit que Dieu est esprit. " La charité est donc Dieu lui-même,
et non pas quelque chose de créé dans l'âme.
2. Dieu est spirituellement la vie de l'âme,
comme l'âme est la vie du corps: " Lui-même est ta vie ", est-il
décrit au Deutéronome (9, 20). Mais l'âme vivifie le corps par elle-même; c'est
donc par lui-même que Dieu vivifie l'âme. Or c'est par la charité qu'il la
vivifie, selon la parole de S. Jean (1 Jn 3, 14): " Nous reconnaissons à
l'amour que nous sommes passés de la mort à la vie. " Donc Dieu est cette
charité elle-même.
3. Rien de ce qui est créé ne possède une vertu infinie;
bien au contraire toute créature n'est que vanité. Or la charité, loin d'être
vanité, s'oppose plutôt à tout ce qui est vain; et elle a une vertu infinie,
puisqu'elle conduit l'âme humaine au bien infini. Elle n'est donc pas quelque
chose de créé dans l'âme.
Cependant, S. Augustin déclare " J'appelle charité un mouvement de notre coeur qui nous porte à jouir de Dieu pour lui-même. " Or un mouvement de notre coeur est quelque chose de créé dans l'âme; donc aussi la charité.
Conclusion:
Le Maître des Sentences étudie cette question et il affirme que la charité n'est pas quelque chose de créé dans l'âme, mais le Saint-Esprit lui-même habitant notre âme. Il n'entendait pas dire que le mouvement d'amour par lequel nous aimons Dieu est le Saint-Esprit lui-même, mais qu'il procède du Saint-Esprit sans l'intermédiaire d'aucun habitus, alors que d'autres actes vertueux en procèdent par la médiation des habitus d'autres vertus: d'espérance, de foi, etc. Et il parlait ainsi à cause de l'excellence de la charité.
Mais, à y bien regarder, une telle opinion tourne plutôt au détriment de la charité. En effet, le mouvement de la charité ne procède pas du Saint-Esprit agissant sur l'esprit humain de telle façon que celui-ci serait seulement mû sans être aucunement principe de ce mouvement, comme un corps est mû par un principe qui lui est extérieur. Car c'est contraire à la nature du volontaire, dont le principe doit être intérieur, nous l'avons dit. Dans ce cas, l'acte d'aimer ne serait pas volontaire, ce qui implique contradiction, puisque l'amour est essentiellement un acte de la volonté. De même on ne peut pas dire que le Saint-Esprit meut la volonté à l'acte d'aimer comme on meut un instrument, car un instrument, s'il est principe de l'acte, n'a pas en soi le pouvoir de se déterminer à agir ou à ne pas agir. Car ainsi serait aboli tout volontaire et exclu tout motif de mérite, alors que, nous l'avons reconnu plus haut, la dilection de la charité est la racine du mérite. Il faut donc que la volonté soit mue à aimer par le Saint-Esprit de telle manière qu'elle aussi soit cause efficiente de l'acte.
Or, aucun acte n'est produit de façon parfaite par une puissance active s'il n'est pas rendu connaturel à cette puissance par une certaine forme qui soit principe d'action. Ainsi Dieu, qui meut tous les êtres vers les fins qui leur sont dues, a-t-il donné à chacun de ces êtres des formes qui les inclinent vers les fins qu'il leur a assignées; et en cela, comme le dit la Sagesse (8, 1 Vg), " il a disposé toutes choses avec douceur ". Or il est évident que l'acte de charité dépasse ce que notre puissance volontaire peut par sa seule nature. Donc, si une forme ne lui était surajoutée pour l'incliner à cet acte de dilection, il s'ensuivrait que cet acte serait plus imparfait que les actes naturels et que les actes des autres vertus; il ne serait ni aisé, ni délectable. Or, c'est manifestement faux; car aucune vertu n'a, autant que la charité, d'inclination à son acte, et de joie à le produire. Il est donc souverainement nécessaire pour l'acte de charité qu'une forme habituelle soit surajoutée à notre puissance naturelle, qui l'incline à cet acte, et lui donne ainsi d'agir avec promptitude et joie.
Solutions:
1. L'essence divine est charité, comme elle est
sagesse et bonté. De même donc qu'on nous dit bons par la bonté divine, sages
par la sagesse divine, du fait que la bonté qui est en nous est une
participation de la bonté divine, et la sagesse qui est en nous, une
participation de la sagesse divine; de même, la charité par laquelle nous
aimons le prochain est une participation de la charité divine. Cette manière de
parler est coutumière chez les platoniciens; et S. Augustin était imbu de leurs
doctrines. Aussi les formules qu'il emploie occasionnent-elles des erreurs chez
ceux qui n'y prennent pas garde.
2. C'est par mode d'efficience que Dieu est la
vie de l'âme; mais c'est formellement que la charité est la vie de l'âme, comme
l'âme est la vie du corps. Aussi peut-on en conclure que la charité est unie
immédiatement à l'âme, comme l'âme est unie immédiatement au corps.
3. La charité agit comme une forme. Or l'efficacité d'une forme dépend de la puissance de l'agent qui introduit cette forme. C'est pourquoi il est évident que la charité n'est pas quelque chose de vain. Parce qu'elle produit un effet infini, en unissant notre âme à Dieu et en la justifiant, elle prouve l'infinité de la puissance de Dieu, qui est son auteur.
Objections:
1. Non, semble-t-il, car la charité est une
amitié. Or les philosophes n'enseignent pas que l'amitié soit une vertu; c'est
clair chez Aristote 1 car on ne la trouve énumérée ni parmi les vertus morales,
ni parmi les vertus intellectuelles. Elle n'est donc pas une vertu.
2. Pour Aristote, " la vertu est l'achèvement
d'une puissance ". Or ce n'est pas la charité qui est un achèvement, mais
plutôt la joie et la paix. Celles-ci donc sont des vertus, bien plutôt que la
charité.
3. Toute vertu est un habitus du genre accident.
Mais la charité ne peut être un habitus accidentel puisqu'elle est plus noble
que l'âme elle-même, et qu'aucun accident ne peut être plus noble que son
sujet. Donc la charité n'est pas une vertu.
Cependant, S. Augustin dit: " La charité est une vertu qui, lorsque notre affection est parfaitement droite, nous unit à Dieu et nous le fait aimer. "
Conclusion:
Les actes humains sont bons selon qu'ils sont conformes à la règle et à la mesure requises. Et c'est pourquoi la vertu humaine, qui est le principe de tous les actes bons de l'homme, consiste à atteindre la règle des actes humains. Or cette règle est double, nous l'avons dit plus haut. C'est la raison humaine, et Dieu lui-même: ainsi, de même que la vertu morale se définit par le fait d'être " selon la raison droite ", dit Aristote, de même atteindre Dieu prend raison de vertu, comme nous l'avons déjà montré pour la foi et l'espérance. Donc, puisque la charité atteint Dieu en nous unissant à lui, ainsi que l'affirme S. Augustin dans le texte cité (en sens contraire), il s'ensuit que la charité est une vertu.
Solutions:
1. Aristote ne nie pas absolument que l'amitié
soit une vertu, mais il dit " qu’elle est vertu, ou qu'elle va avec la
vertu ". Il est en effet possible de soutenir qu'elle est une vertu
morale, ayant pour matière nos actions à l'égard d’autrui, bien qu'elle les
envisage sous un autre aspect que la justice. La justice, en effet, concerne
les actions envers autrui du point de vue de ce qui est dû légalement, tandis
que l'amitié les envisage au titre d'une certaine dette amicale ou morale, ou
mieux encore de bienfait gratuit, comme le montre Aristote. Cependant, on peut
dire aussi que l'amitié n'est pas une vertu distincte par elle-même des autres
vertus. On ne saurait en effet lui trouver le caractère louable et honnête
sinon d’après son objet, c'est-à-dire selon qu'elle se trouve fondée sur
l'honnêteté des vertus; cela se voit dans le fait que toute amitié n'est pas
louable ni honnête; ainsi l'amitié qui vise le plaisir et l'utilité. L’amitié
vertueuse est donc une conséquence de la vertu plutôt qu'elle n'est elle-même
une vertu. Il n'en est pas de même de la charité, qui n’est pas fondée
principalement sur la vertu humaine, mais sur la bonté divine.
2. Aimer quelqu'un et éprouver de la joie à son
propos relève de la même vertu, puisque la joie suit l'amour comme nous l'avons
montré au traité des passions. On appellera donc vertu l’amour, mais on ne le
dira pas de la joie, qui est l’effet de l'amour. Quant à déclarer que la vertu
est l'achèvement (de la puissance), cela ne signifie as qu'elle soit un effet
de la puissance, mais la surpasse comme cent livres sont davantage que
quarante.
3. Tout accident considéré dans son être est inférieur à une substance, car la substance est un être qui existe par soi, tandis que l'accident n'existe que dans un autre. Mais, si l'on se place au point de vue de l'espèce de l'accident, il faut dire ceci: l'accident qui est causé par les principe du sujet est inférieur au sujet, comme un effet est inférieur à sa cause; tandis que celui qui provient de la participation d'une nature supérieure est supérieur à son sujet, du fait qu'il porte la ressemblance de la nature supérieure. Ainsi la lumière est-elle de nature plus élevée que le milieu diaphane qui la reçoit. De cette manière, en tant qu'elle est une certaine participation du Saint Esprit, la charité a plus de dignité que l'âme.
Objections:
1. Il semble bien que non. S. Jérôme dit en
effet: " Pour résumer brièvement la définition de toutes les vertus,
je dirai: la vertu est la charité par laquelle nous aimons Dieu et le prochain.
" Et S. Augustin écrit: " La vertu est l'ordre de l'amour.
" Or une vertu spéciale ne peut entrer dans la définition de la vertu en
général. Donc la charité n'est pas une vertu spéciale.
2. Ce qui s'étend aux oeuvres de toutes les
vertus ne peut être une vertu spéciale. Or la charité s'étend aux oeuvres de
toutes les vertus, selon S. Paul (1 Co 13, 4): " La charité est patiente,
elle est pleine de bonté, etc. " Elle s'étend même à toutes les actions
humaines, comme il est dit dans la même épître (16, 14): " Que toutes vos
oeuvres s'accomplissent dans la charité. " La charité n'est donc pas une
vertu spéciale.
3. Les préceptes de la loi correspondent aux
actes des vertus. Or S. Augustin affirme: " Le commandement général est:
"Tu aimeras"; et la défense générale: "Tu ne convoiteras
pas." La charité est donc bien une vertu générale. "
Cependant, on n'énumère pas ce qui est général avec ce qui est spécial; or la charité se trouve énumérée avec des vertus spéciales, la foi et l'espérance (1 Co 13, 13): " Présentement, demeurent ces trois choses: la foi, l'espérance et la charité. " Donc la charité est une vertu spéciale.
Conclusion:
Les actes et les habitus sont spécifiés par leurs objets, nous l'avons montré plus haut. On sait aussi, par ce qui précède', que l'objet propre de l'amour est le bien. Par conséquent, là où se trouvera une raison spéciale de bien, il y aura une raison spéciale d'amour. Or le bien divin, en tant qu'il est l'objet de la béatitude, présente par cela même une raison spéciale de bien. C'est pourquoi l'amour de charité, qui est l'amour de ce bien, est un amour spécial. Donc la charité est aussi une vertu spéciale.
Solutions:
1. La charité rentre dans la définition de toute
vertu, non point parce qu'elle serait essentiellement toute vertu, mais parce
que, d'une certaine façon, toutes les vertus dépendent d'elle, comme on le
montrera plus loin. De même également, la prudence rentre dans la définition
des vertus morales, dit Aristote--, parce que les vertus morales dépendent de
la prudence.
2. La vertu ou l'art qui se rapporte à la fin
ultime commande les vertus ou les arts qui se rapportent à des fins
secondaires; ainsi l'art militaire a-t-il autorité sur l'art équestre, selon
Aristote. C'est pourquoi, parce que la charité a pour objet la fin ultime de la
vie humaine, c'est-à-dire la béatitude, elle s'étend à tous les actes de cette
vie, non point en produisant elle-même de façon immédiate tous les actes des
vertus, mais en les impérant.
3. Le précepte d'aimer est appelé un commandement général parce que tous les autres préceptes se rapportent à lui comme à leur fin, suivant cette parole de l'Apôtre (1 Tm 1, 5): " La fin du précepte c'est la charité. "
Objections:
1. Non semble-t-il, car les habitus se
distinguent d'après leurs objets. Or il y a deux objets de la charité: Dieu et
le prochain; et ces deux objets sont distants à l'infini. La charité n'est donc
pas une seule vertu.
2. Le même objet restant réellement identique
peut présenter des points de vue différents et motiver ainsi divers habitus. Or
nous avons de multiples raisons d'aimer Dieu, parce que chacun de ses bienfaits
nous rend débiteurs de son amour. La charité n'est donc pas une vertu unique.
3. La charité inclut l'amitié pour le prochain.
Mais Aristote distingue plusieurs espèces d'amitié. La charité n'est donc pas
une vertu unique mais elle se diversifie en plusieurs espèces.
Cependant, Dieu est l'objet de la charité de la même manière qu'il est l'objet de la foi. Mais la foi est une vertu une, à cause de l'unité de la vérité divine, selon l'expression de l'épître aux Éphésiens (4, 5): " une seule foi ". Donc la charité, elle aussi, est une seule vertu, à cause de l'unité de la bonté divine.
Conclusion:
La charité nous l'avons dit, est une amitié de l'homme pour Dieu. Or il peut y avoir différentes espèces d'amitié. Ou bien d'après la diversité de leur fin, et de ce point de vue nous en avons trois espèces: l'amitié de l'utile, du délectable et de l'honnête. Ou bien, d'après la diversité des genres de communication qui les fondent; autre est ainsi l'amitié des consanguins, l'amitié des concitoyens ou celle des compagnons de voyage; la première est fondée sur la parenté naturelle, les deux autres sur des relations d'ordre social ou de voyage, d'après Aristote. Or, à aucun de ces deux points de vue la charité n'est susceptible de se diviser en plusieurs espèces, car, d’une part, sa fin est une: la bonté divine; et d'autre part il n'y a qu'une seule communication, celle de la béatitude éternelle,- qui fonde cette amitié. Il reste donc que la charité est absolument une seule vertu, et qu'elle ne se distingue pas en plusieurs espèces.
Solutions:
1. Cet argument serait concluant si Dieu et le
prochain étaient à égalité objets de la charité. Mais ce n'est pas vrai, car
Dieu est ojet principal de la charité; quant au prochain, il est aimé de
charité à cause de Dieu.
2. Par la charité Dieu est aimé pour lui-même.
Une seule raison d'aimer se trouve donc visée, à titre principal, par la
charité; la bonté divine qui est la substance même de Dieu, selon la parole du
Psaume (106, 1): " Rendez grâce au Seigneur, car il est bon. " Quant
aux autres motifs qui nous inclinent à l'aimer, ou qui nous font un savoir de
l'aimer, ils viennent en second et dérivent du premier.
3. Les amitiés humaines dont parle Aristote ont des finalités différentes et reposent sur des genres de communication également différents, ce qui n'a pas lieu dans la charité, comme nous venons de le dire. C'est pourquoi la comparaison ne vaut pas.
Objections:
1. Non, semble-t-il. La vertu qui se trouve dans
une puissance supérieure est elle-même supérieure, de même que l'opération de
cette puissance. Or l'intelligence est supérieure à la volonté, puisqu'elle la
dirige. Donc la foi, qui est dans l'intelligence, est supérieure à la charité,
qui est dans la volonté.
2. L'être par lequel un autre être agit paraît
inférieur à celui-ci; ainsi le serviteur que le maître emploie à ses travaux
est inférieur à lui. Or S. Paul dit (Ga 5, 6) que " la foi est agissante
par la charité ". La foi est donc plus excellente que la charité.
3. Ce qui existe par addition d'une réalité à une
autre semble plus parfait que celle-ci. Mais l'espérance existe par addition à
la charité; car l'objet de la charité est le bien, et celui de l'espérance est
le bien difficile à conquérir. L'espérance est donc plus excellente que la
charité.
Cependant, S. Paul dit (1 Co 13, 13): " La plus grande est la charité. "
Conclusion:
Puisque les actes humains sont bons pour autant qu'ils sont conformes à la règle requise, il est nécessaire que la vertu humaine, principe des actes bons, consiste à atteindre la règle des actes humains. Or nous, l'avons dit plus haut: il y a une double règle pour les actes humains: la raison humaine et Dieu. Mais Dieu est la règle première sur laquelle la raison humaine doit être réglée. C'est pourquoi les vertus théologales, qui consistent à atteindre cette règle première, puisque leur objet est Dieu, sont plus excellentes que les vertus morales ou intellectuelles, qui consistent à atteindre la raison humaine. C'est pourquoi il faut aussi que, parmi les vertus théologales, celle-là soit la plus excellente, qui atteint Dieu davantage.
Toujours, ce qui existe par soi est supérieur à ce qui existe par un autre. La foi et l'espérance atteignent Dieu sans doute, selon que de lui nous proviennent ou la connaissance de la vérité, ou la possession du bien; mais la charité atteint Dieu en tant qu'il subsiste en lui-même, et non pas en tant que nous recevons quelque chose de lui.
C'est pourquoi la charité est plus excellente que la foi et l'espérance, et par conséquent que toutes les autres vertus. De même, la prudence, qui atteint la raison en elle-même, est aussi plus excellente que les autres vertus morales, qui atteignent la raison en tant qu'elle établit le juste milieu dans les opérations ou les passions humaines.
Solutions:
1. L'opération de l'intelligence trouve son
achèvement en ceci que ce qui est connu existe en celui qui connaît; et c'est
pourquoi la dignité de cette opération s'apprécie à la mesure de
l'intelligence. L'opération de la volonté au contraire, ainsi que l'opération
de toute-puissance appétitive, se parfait dans l'inclination vers la réalité
objective, comme vers son terme, de celui qui s'y porte. C'est pourquoi la
dignité de l'activité appétitive se mesure à la réalité qui en est l'objet. Or
les réalités inférieures à l'âme existent en celle-ci selon un mode d'être
supérieur à celui qu'elles ont en elles-mêmes, car, ainsi qu'il est montré au
livre Des Causes, un être existe dans un autre selon le mode même de
celui où il existe. Au contraire, les réalités supérieures à l'âme existent
d'une manière plus excellente en elles-mêmes que dans l'âme. Et c'est pourquoi
connaître les réalités inférieures à nous est meilleur que les aimer: ce qui
explique qu'Aristote fasse passer les vertus intellectuelles avant les vertus
morales. Mais l'amour des réalités qui nous sont supérieures, et celui de Dieu
principalement, est préférable à la connaissance que nous en avons. Et c'est
ainsi que la charité est plus excellente que la foi.
2. La foi n'opère pas par la charité comme par un
instrument, comme le maître par son serviteur, mais comme par une forme propre.
L'argument n'est donc pas concluant.
3. C'est le même bien qui est objet de charité et d'espérance; mais la charité implique une union avec ce bien, tandis que l'espérance suppose qu'on en est distant. Il s'ensuit qu'à la différence de l'espérance, la charité ne regarde pas ce bien comme un bien difficile, car ce qui nous est déjà uni n'est plus difficile à atteindre. Cela montre que la charité est plus parfaite que- l'espérance.
Objections:
1. Il semble que ce soit possible. Le propre de
la vertu est en effet d'accomplir des actes bons. Mais ceux qui n'ont pas la
charité accomplissent certains actes bons, comme vêtir ceux qui sont nus,
nourrir les affamés, etc. Il peut donc y avoir une vraie vertu sans la charité.
2. La charité ne peut exister sans la foi, car,
selon l'Apôtre (1 Tm 1, 5), elle procède " d'une foi sans détours ".
Mais chez les infidèles peut exister une vraie chasteté, du moment qu'ils
domptent leurs convoitises, et une vraie justice, s'ils jugent bien. Donc une
vertu véritable peut exister sans la charité.
3. La science et l'art sont des vertus d'après
Aristote. Mais on les trouve chez des pécheurs qui n'ont pas la charité. Donc
une vraie vertu peut exister sans la charité.
Cependant, l'Apôtre dit (1 Co 13, 3) " Quand je distribuerais tous mes biens pour nourrir les pauvres, quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n'ai pas la charité, cela ne me sert de rien. " Or la vraie vertu, d'après la Sagesse (8, 7) est grandement profitable: " Elle enseigne la tempérance et la justice, la prudence et le courage, et il n'y a rien dans la vie de plus utile aux hommes. " C'est donc que sans la charité il ne peut y avoir de vraie vertu.
Conclusion:
La vertu est ordonnée au bien, nous l'avons vu antérieurement. Or le bien c'est, à titre principal, la fin, car les moyens ne sont appelés bons qu'en raison de leur ordre à la fin. Donc, de même qu'il y a deux sortes de fins: l'une ultime, l'autre prochaine, de même y a-t-il deux sortes de biens: l'un ultime et universel, et l'autre prochain et particulier. Mais le bien ultime et principal de l'homme est de jouir de Dieu, selon la parole du Psaume (73, 28): " Pour moi, adhérer à Dieu est mon bien. " Et c'est à cela que l'homme est ordonné par la charité.
Quant au bien secondaire et pour ainsi dire particulier de l'homme, il peut être double: l'un qui est un véritable bien, du fait qu'il a en lui-même de quoi être ordonné au bien principal, qui est la fin ultime; l'autre qui n'est qu'un bien apparent et non véritable, car il s'éloigne du bien final.
Ainsi donc, il est clair que la vertu absolument véritable est celle qui ordonne au bien principal de l'homme; ainsi Aristote définit-il la vertu " La disposition de ce qui est parfait à ce qu'il y a de mieux. " En ce sens, il ne peut y avoir de vertu véritable sans la charité.
Mais, si l'on envisage la vertu par rapport à une fin particulière, on peut dire alors qu'il y a une certaine vertu sans charité, en tant qu’une telle vertu est ordonnée à un bien particulier.
Toutefois si ce bien particulier n'est pas un vrai bien, mais un bien apparent, la vertu qui s’y ordonne ne sera pas une vertu véritable, mais un faux-semblant de vertu. Ainsi, dit S. Augustin: " On ne tiendra pas pour vraie vertu la prudence des avares combinant leurs petits profits; la justice des avares qui leur fait dédaigner le bien par crainte de plus graves pertes; la tempérance des avares qui leur fait réprimer leur appétit, parce qu'il leur coûte trop cher; la force des avares qui, selon la parole d'Horace, les fait passer, pour fuir la pauvreté, à travers la mer, les rochers et les flammes. "
Mais si ce bien particulier est un bien véritable, comme la défense de la cité ou quelque oeuvre de ce genre, il y aura vertu véritable, mais imparfaite, à moins qu'elle ne soit référée au bien final et parfait. De la sorte, une vertu véritable ne peut absolument pas exister sans la charité.
Solutions:
1. Celui qui n'a pas la charité peut agir de deux
façons. Ou bien il agit en raison de son défaut même de charité, par exemple
quand il fait quelque chose qui se rapporte à ce qui exclut en lui la charité.
Un tel acte est toujours mauvais. Comme le dit S. Augustin , l'acte d'un
Infidèle agissant comme tel est toujours un péché, vêtirait-il un pauvre, ou
accomplirait-il quelque chose de semblable, s'il le fait en ayant son
infidélité pour fin. Ou bien celui qui n'a pas la charité agit, non en raison
de ce qu'il n'a pas la charité, mais en vertu de quelque autre don de Dieu,
qu'il possède: foi, espérance, ou même le bien de nature qui n’est pas
totalement détruit par le péché, nous l’avons dit précédemment. Dans ce cas,
sans la charité, il peut y avoir un acte qui, par son genre, est bon; non pas
cependant parfaitement bon, car il lui manque l'ordination requise à la fin
ultime.
2. La fin est, dans l'action, ce qu'est le
principe dans la connaissance spéculative: ainsi, de même qu'il ne peut y avoir
science véritable sans une exacte intelligence du principe premier et
indémontrable, de même il ne peut y avoir véritable justice et véritable
chasteté s'il manque l'ordination requise à la fin, qui se réalise par la
charité, quand bien même, pour tout le reste, on se comporterait avec
rectitude.
3. La science et l'art visent par définition un bien particulier, et non pas la fin ultime de la vie humaine, comme c'est le cas pour les vertus morales qui rendent l'homme purement et simplement bon, comme nous l'avons dit antérieurement. Et c'est pourquoi la comparaison ne vaut pas.
Objections:
1. Non, semble-t-il, car la forme d'une chose est
ou exemplaire ou essentielle. Mais la charité n'est pas forme exemplaire des
autres vertus, car alors il faudrait que toutes les autres vertus fussent de la
même espèce que la charité. De même, la charité n'est pas forme essentielle des
autres vertus, parce qu'elle ne se distinguerait plus de celles-ci. Donc la
charité n'est en aucune façon la forme des vertus.
2. La charité est comparée aux autres vertus
comme leur racine et leur fondement, selon la parole de S. Paul (Ep 3, 17):
" Enracinés et fondés dans la charité. " Or ce qui est racine ou fondement
n'a pas raison de forme, mais plutôt de matière, car c'est là ce qui vient en
premier dans la génération. La charité n'est donc pas la forme des vertus.
3. La forme, la fin et la cause efficiente ne
peuvent pas se rencontrer dans un même sujet, comme le montre Aristote. Or on
dit de la charité qu'elle est la fin et la mère des vertus. Elle ne doit donc
pas être appelée la forme des vertus.
Cependant, S. Ambroise affirme que la charité est la forme des vertus.
Conclusion:
En morale, la forme d'un acte se prend principalement de la fin; la raison en est que le principe des actes moraux est la volonté, dont l'objet, et pour ainsi dire la forme, est la fin. Or, la forme d'un acte suit toujours la forme de l'agent qui produit cet acte. Il faut donc qu'en une telle matière ce qui donne à un acte son ordre à la fin lui donne aussi sa forme.
Or il est évident, d'après ce qui a été dit précédemment, que la charité ordonne les actes de toutes les autres vertus à la fin ultime. Ainsi, elle donne aussi à ces actes leur forme. Et c'est pour cela qu'elle est dite forme des vertus, car les vertus elles-mêmes ne sont telles que par rapport aux actes formés.
Solutions:
1. La charité n'est pas appelée forme des autres
vertus de façon exemplaire ou essentielle, mais plutôt par mode d'efficience,
en tant qu'elle impose sa forme à toutes, de la manière qu'on vient
d'expliquer.
2. On compare la charité au fondement et à la
racine pour signifier que par elle sont soutenues et nommées toutes les autres
vertus, mais non pas en donnant à ces mots la signification de cause
matérielle.
3. On doit dire que la charité est la fin des autres vertus, parce qu'elle les ordonne toutes à sa fin propre. Et, parce qu'une mère est celle qui conçoit en elle-même par un autre, on peut dire que la charité est la mère des autres vertus parce que, à partir de l'appétit de la fin ultime, elle conçoit les actes des autres vertus, en les impérant.
1. La charité siège-t-elle dans la volonté? - 2. Est-elle causée dans l'homme par les actes le qui la précèdent ou par infusion divine? - 3. Est-elle infusée en nous en proportion de nos capacités naturelles? - 4. S'accroît-elle chez celui qui la possède? - 5. S'accroît-elle par addition? - 6. S'accroît-elle par chacun de ses actes? - 7. S'accroît-elle à l'infini? - 8. La charité peut-elle être parfaite? - 9. Les différents degrés de la charité. - 10. La charité peut-elle diminuer? - 11. Peut-on la perdre une fois qu'on la possède? - 12. La perd-on par un seul acte de péché mortel?
Objections:
1. Non, semble-t-il, car la charité est un
certain amour, mais pour Aristote l'amour siège dans le concupiscible, non dans
la volonté.
2. La charité est la plus fondamentale des
vertus, nous l'avons dit précédemment. Mais le siège de la vertu est la raison.
Il semble donc que la charité siège dans la raison, non dans la volonté.
3. La charité s'étend à toutes les actions
humaines, selon l'Apôtre (1 Co 16, 14): " Que toutes vos oeuvres soient
faites dans la charité. " Or le principe des actes humains est le libre
arbitre. Il paraît donc que la charité siège surtout dans le libre arbitre, non
dans la volonté.
Cependant, l'objet de la charité est le bien, qui est aussi l'objet de la volonté. Donc la charité siège dans la volonté.
Conclusion:
Nous avons vu dans la première Partie qu'il y a deux appétits: l'appétit sensible, et l’appétit intellectuel nommé volonté; l'un et l’autre ont pour objet le bien, mais de façon différente. Car l'objet de l'appétit sensible est le bien appréhendé par les sens, tandis que l’objet de l'appétit intellectuel ou volonté est le bien sous la raison commune de bien, tel que l'intellect peut le saisir. Or la charité n'a pas pour objet un bien sensible, mais le bien divin, que seule l'intelligence peut connaître. Et c'est pourquoi le siège de la charité n'est pas l'appétit sensible, mais l'appétit intellectuel, c'est-à-dire la volonté.
Solutions:
Le concupiscible fait partie de l'appétit
sensible et non de l'appétit intellectuel, comme nous l'avons montré dans la
première Partie . Aussi l'amour qui est dans le concupiscible est-il l'amour
d'un bien sensible. Mais le concupiscible ne peut s'étendre au bien divin, qui
est d'ordre intelligible; seule la volonté le peut, C'est pourquoi le
concupiscible ne peut être le siège de la charité.
2. Avec Aristote, on peut dire que la volonté
est, elle aussi, dans la raison. Et c'est pourquoi la charité, puisqu'elle est
dans la volonté, n'est pas étrangère à la raison. Toutefois, la raison n'est
pas la règle de la charité comme elle l'est des vertus humaines; elle est
réglée par la sagesse de Dieu, et elle dépasse la norme de la raison humaine,
selon la parole de S. Paul (Ep 3, 19): " Vous connaîtrez la charité du
Christ, qui surpasse toute science. " Ainsi la charité n'est pas dans la
raison celle-ci n'est pas son siège comme elle l'est de la prudence, ni son
principe régulateur comme elle l'est pour la justice et le tempérance; on note
seulement une certaine affinité de la volonté avec la raison.
3. Le libre arbitre n'est pas une puissance distincte de la volonté, nous l'avons dit dans la première Partie. Et cependant la charité n'est pas dans la volonté, en tant que faculté du libre arbitre, dont l'acte propre consiste à choisir. En effet, selon Aristote " le choix concerne les moyens, tandis que la volonté comme telle porte sur la fin ". C'est pourquoi l'on doit dire que la charité, qui a pour objet la fin ultime, est dans la volonté plutôt que dans le libre arbitre.
Objections - 1. Il ne paraît pas qu'elle
soit causée en nous par infusion. Car ce qui est commun à tous les êtres créés
doit, par nature, appartenir à l'homme. Mais, selon Denys " le bien divin
est digne de dilection et aimable pour tous ", ce qui est l'objet de la
charité. Donc la charité existe en nous par nature, et non par infusion.
2. Plus un être est aimable, plus il est facile
de l'aimer. Or Dieu est souverainement aimable, puisqu'il est souverainement
bon. Il est donc plus facile de l'aimer que d'aimer les autres êtres. Mais pour
aimer ceux-ci nous n'avons pas besoin d'un habitus infus. Il n'en fait donc pas
non plus pour aimer Dieu.
3. " La fin du précepte, écrit S. Paul (1 Tm
1, 5), est la charité qui procède d'un coeur pur, d'une bonne conscience et
d'une foi sans détours. " Or ces trois dispositions concernent les actes
humains. Donc la charité est causée en nous par des actes antérieurs et non par
infusion.
Cependant, l'Apôtre dit (Rm 5, 5) " La charité de Dieu a été diffusée dans nos coeurs par l'Esprit Saint qui nous a été donné. "
Conclusion:
La charité, on l'a vu plus haut i, est une amitié de l'homme pour Dieu, fondée sur la communication de la béatitude éternelle. Or cette communication n'est pas de l'ordre des biens naturels, mais des dons gratuits, puisque selon la parole de S. Paul (Rm 6, 23), " le don gratuit de Dieu, c'est la vie éternelle ". Aussi la charité elle-même excède-t-elle le pouvoir de la nature. Mais ce qui dépasse le pouvoir de la nature ne peut ni exister naturellement, ni être acquis par des puissances naturelles, car un effet naturel ne dépasse pas sa cause.
C'est pourquoi la charité ne peut venir en nous naturellement, ni être acquise par nos forces naturelles. Elle ne peut venir que d'une infusion de l'Esprit Saint, qui est l'amour du Père et du Fils, dont la participation en nous est la charité elle-même, produite de la façon que nous avons dite plus haut.
Solutions:
1. Denys parle ici de l'amour de Dieu qui est
fondé sur la communication des biens naturels, et qui, de ce fait, existe par
nature en toutes choses. Mais la charité est fondée sur une communication
surnaturelle. Aussi la comparaison ne vaut-elle pas.
2. Dieu est éminemment connaissable en lui-même,
mais non point pour nous, à cause de la déficience de notre connaissance, qui
dépend des réalités sensibles; de même, Dieu est en lui-même souverainement
aimable en tant qu'il est l'objet de la béatitude, mais sous cet aspect, il ne
se présente pas à nous comme ce qu'il faut aimer le plus, car l'inclination de
notre coeur nous porte à aimer les biens visibles. Il faut donc, pour que nous
aimions ainsi Dieu par-dessus tout, que la charité soit infusée dans nos
coeurs.
3. Quand il est dit que la charité procède en nous " d'un coeur pur, d'une bonne conscience et d'une foi sans détours ", cela doit s'entendre de l'acte de la charité, lorsqu'il est avivé par de telles dispositions. Ou bien l'on pourrait encore dire que des attitudes de ce genre disposent l'homme à recevoir l'infusion de la charité. C'est également le sens qu'il faut donner à ces paroles de S. Augustin: " La crainte introduit en nous la charité ", et à ces paroles de la Glose sur S. Matthieu (1, 2): " La foi engendre l'espérance, et l'espérance la charité. "
Objections:
1. Oui, semble-t-il, car il est dit en S.
Matthieu (25, 15): " Il a donné à chacun selon ses capacités. " Mais
dans l'homme il n'y a pas de vertu autre que la vertu naturelle qui puisse
précéder la charité, puisque, avons-nous dit précédemment. sans la charité il
n'y a aucune vertu. Dieu infuse donc la charité en l'homme selon l'importance
de sa vertu naturelle.
2. Dans toute série de réalités ordonnées entre
elles, la seconde est proportionnée à la première; ainsi, dans les choses
matérielles, la forme est proportionnée à la matière, et, dans les dons
gratuits, la gloire est proportionnée à la grâce. Mais la charité, étant une
perfection de la nature, peut être envisagée comme venant en second par rapport
aux capacités naturelles. Il semble donc qu'elle soit infusée en proportion des
capacités naturelles.
3. Les hommes et les anges participent de la
charité pour le même motif: parce que le motif de la béatitude est le même chez
les uns et chez les autres, comme on le voit en S. Matthieu (22, 30) et en S.
Luc (20, 36). Or, la charité et les dons gratuits sont accordés aux anges en
proportion de la capacité de leur nature, ainsi que l'enseigne le Maître des
Sentences. Il semble donc qu'il en soit de même chez les hommes.
Cependant, S. Jean nous dit (3, 8): " L'esprit souffle où il veut ", et S. Paul (1 Co 12, 11): " Le même et unique Esprit opère tout cela en distribuant à chacun ses dons comme il veut. " La charité n'est donc pas donnée en proportion des capacités naturelles, mais selon la volonté de l'Esprit, qui distribue ses dons.
Conclusion:
La quantité de chaque chose pend de sa cause propre, car une cause plus universelle produit un effet plus grand. Or la charité est hors de proportion avec la nature humaine, on vient de le dire; elle ne peut donc provenir d'une cause naturelle, mais seulement de la grâce du Saint-Esprit, qui l'infuse en nous. Et c'est pourquoi la mesure de la charité ne dépend pas des conditions de la nature, ni de la capacité de la vertu naturelle, mais seulement de la volonté du Saint-Esprit distribuant ses dons comme il veut. D'où cette parole de l'Apôtre (Ep 4, 7): " A chacun de nous la grâce est accordée selon la mesure du don du Christ. "
Solutions:
1. La vertu en proportion de laquelle Dieu
octroie ses dons à chacun est une disposition et une préparation antécédente,
ou comme un élan de celui qui reçoit la grâce. Mais cette disposition ou élan
est prévenue par le Saint-Esprit, qui meut plus ou moins l'esprit de l'homme,
selon qu’il le veut. C'est pourquoi l'Apôtre dit (Col 1, 12): " Il nous a
rendus capables de partager le sort des saints dans la lumière. "
2. La forme n'est pas hors de proportion avec la
matière, mais elles sont du même genre. Semblablement, la grâce et la gloire se
réfèrent au même genre, parce que la grâce n'est pas autre chose qu'un
commencement de la gloire en nous. Mais la charité et la nature n'appartiennent
pas au même genre. Le cas est donc différent.
3. L'ange est une nature intellectuelle e t, par sa condition même, il lui appartient, lorsqu’il se porte vers quelque chose, de s'y porter tout entier, comme on l'a vu dans la première Partie. C’est pourquoi, chez les anges supérieurs, l’élan de l'esprit fut plus grand: vers le bien chez ceux qui persévérèrent, et vers le mal chez ceux qui tombèrent; aussi les premiers devinrent-ils meilleurs que les autres anges, et les seconds pires. Mais l'homme est une créature raisonnable, à laquelle il convient d'être tantôt en puissance et tantôt en acte. C'est pourquoi lorsqu'il se porte vers quelque chose, il ne s'y porte pas forcément de façon totale; il peut ainsi n'y avoir, chez celui qui est naturellement mieux doué, qu'un élan plus faible, et inversement. La raison alléguée pour l'ange ne vaut donc pas pour l'homme.
Objections:
1. Non, semble-t-il, car seul peut augmenter ce
qui est de l'ordre de la quantité. Or il y a deux sortes de quantité: la
quantité dimensive, et la quantité virtuelle. La première ne saurait convenir à
la charité, puisque celle-ci est une perfection spirituelle. La quantité
virtuelle, pour sa part, est appréciée par rapport aux objets. mais la charité
ne peut s'accroître de cette manière, puisqu'en son degré le plus minime elle
aime déjà tout ce qui doit être aimé de charité. Donc la charité ne s'accroît
pas.
2. Ce qui est au terme n'augmente plus. Or, la
charité est au terme, puisqu'elle est la plus grande des vertus, et l'amour
souverain du bien le meilleur. Donc la charité ne peut s'accroître.
3. L'accroissement est un mouvement. Par
conséquent ce qui s'accroît se meut, et ce qui s'accroît essentiellement se
meut essentiellement. Mais seul l'être qui est engendré ou corrompu se meut
essentiellement. Donc la charité ne peut augmenter essentiellement, à moins
qu'elle ne soit engendrée de nouveau, ou corrompue, ce qui n'est pas ce que
l'on veut dire.
Cependant, S. Augustin dit: " La charité mérite d'augmenter, afin que, une fois augmentée, elle mérite de devenir parfaite. "
Conclusion:
La charité de la route (via) peut être augmentée. En effet, si nous sommes appelés voyageurs (viatores), c'est parce que nous sommes en marche vers Dieu, qui est le terme final de notre béatitude. Sur ce chemin nous progressons d'autant plus que nous nous rapprochons davantage de Dieu, dont on ne s'approche pas par une marche du corps mais par les affections de l'âme. Or c'est la charité qui produit ce rapprochement, du fait que par elle notre âme est unie à Dieu. Et c'est pourquoi il est de la nature de la charité du voyage de pouvoir s'accroître, car, s'il n'en était pas ainsi, le cheminement lui-même prendrait fin. Aussi l'Apôtre appelle-t-il la charité une " voie " lorsqu'il dit d'elle (1 Co 12, 31): " je vais encore vous montrer une voie qui les dépasse toutes. "
Solutions:
1. La quantité dimensive ne saurait convenir à la
charité, mais seulement la quantité virtuelle. Celle-ci ne s'apprécie pas
seulement d'après le nombre des objets, c'est-à-dire selon que l'on aime plus
ou moins de choses, mais aussi d'après l'intensité de l'acte, selon qu'un objet
est plus ou moins aimé. Et c'est de cette manière que s'accroît la quantité
virtuelle de la charité.
2. La charité est au maximum quant à son objet,
en tant que son objet est le souverain bien, ce qui fait qu'elle est elle-même
la plus excellente des vertus. Mais, du point de vue de l'intensité de l'acte,
toute charité n'est pas à son maximum.
3. Certains ont prétendu que la charité n'augmente pas selon son essence, mais seulement selon son enracinement dans le sujet, ou encore selon son degré de ferveur. C'est ignorer le sens des mots. En effet, puisque la charité est un accident, son être consiste précisément à exister dans un sujet; par conséquent, s'accroître selon son essence n'est autre chose pour elle qu'exister davantage dans son sujet, ce qui revient à s'y enraciner davantage. De même également, la charité est une vertu essentiellement ordonnée à l'acte; ainsi, dire qu'elle s'accroît selon son essence, ou dire qu'elle a le pouvoir de produire un acte plus fervent de dilection, revient au même. Il faut donc conclure que la charité s'accroît essentiellement non en ce sens qu'elle commence d'exister ou qu'elle cesse d'exister dans un sujet, comme le voulait l'objection, mais en ce sens qu'elle se met à y exister de plus en plus.
Objections:
1. Il semble bien qu'il en soit ainsi, car
l'accroissement dans la quantité virtuelle a lieu de la même manière que dans la
quantité corporelle. Or, dans la quantité corporelle, l'accroissement se fait
par addition. Aristote dit en effet: " L'accroissement résulte d'une
addition à une grandeur préexistante. " L'accroissement de la charité, qui
relève de la quantité virtuelle, se fera donc par addition.
2. La charité est dans l'âme une certaine lumière
spirituelle, selon cette parole (1 Jn 2, 1 0): " Celui qui aime son frère
demeure dans la lumière. " Mais la lumière augmente dans l'air par
addition; ainsi augmente-t-elle dans une maison si l'on y allume un autre
flambeau. Donc la charité, elle aussi, s'accroît dans l'âme par addition.
3. Il appartient à Dieu d'augmenter la charité
comme il lui appartient de la produire initialement selon S. Paul (2 Co 9, 10):
" Il fera croître les fruits de votre justice. " Mais Dieu, en
infusant pour la première fois la charité dans l'âme, y produit quelque chose
qui n'y était pas auparavant. De même, en augmentant la charité, il produit
dans l'âme quelque chose qui n'y était pas encore. La charité s'accroît donc
par addition.
Cependant, la charité est une forme simple; or ce qui est simple s'ajoutant à ce qui est simple ne produit pas un être plus grand, comme le prouve Aristote. Par conséquent, la charité ne s'accroît pas par addition.
Conclusion:
Dans toute addition, une chose est ajoutée à une autre. C'est pourquoi, avant toute addition, les choses à additionner devront au moins être saisies par la pensée comme distinctes. Donc, si de la charité est ajoutée à de la charité, il faut que l'on ait reconnu que la charité ajoutée est distincte de celle à laquelle elle est adjointe; distincte non pas nécessairement dans la réalité, mais au moins pour la pensée. Dieu pourrait en effet augmenter une quantité corporelle en lui ajoutant une grandeur qui n'aurait pas existé auparavant, mais qu'il créerait alors; cette grandeur, bien qu'elle n'ait pas existé dans la nature, a du moins en elle-même de quoi être saisie comme distincte de la quantité à laquelle elle est ajoutée. Donc, si de la charité est ajoutée à la charité, il est nécessaire de présupposer, au moins en pensée, que ces deux charités sont distinctes de l'autre.
Or, dans les formes, il y a deux sortes de distinctions: la distinction spécifique et la distinction numérique. La distinction spécifique, dans le cas des habitus, se prend de la diversité des objets, et la distinction numérique de la diversité des sujets. Il peut donc arriver qu'un habitus s'accroisse par addition, du fait qu'il vient à s'étendre à des objets qu'il n'atteignait pas jusqu'alors; ainsi s'accroît la science de la géométrie chez celui qui découvre des conclusions dont il n'avait pas encore connaissance. Mais on ne peut pas dire cela de la charité, puisque la moindre charité s'étend déjà à tout ce qui doit être aimé de charité. On ne peut donc pas concevoir, dans l'accroissement de la charité, qu'il y ait une addition de ce genre, où serait présupposée une distinction spécifique de la charité ajoutée à celle qui reçoit cette addition.
Il reste donc, si de la charité s'additionne à de la charité, que cela se fasse en supposant une distinction numérique, laquelle tient à la diversité des sujets; ainsi la blancheur augmente parce que du blanc s'ajoute à côté du blanc, quoique, par cette augmentation, une chose ne devienne pas plus blanche. Mais on ne peut pas le dire dans le cas présent; car la charité n'a pour sujet que l'âme raisonnable, de sorte qu'un accroissement de ce genre, pour la charité, ne pourrait avoir lieu que si une âme raisonnable était ajoutée à une autre âme raisonnable, ce qui est impossible. D'ailleurs, même si c'était possible, un tel accroissement agrandirait l'être aimant, mais ne ferait pas qu'il aime davantage. Il reste donc que d'aucune façon l'accroissement de la charité ne peut se faire par addition de charité à charité, comme certains le prétendent.
La charité ne s'accroît donc que parce que son sujet en est de plus en plus participant, c'est-à-dire qu'il est davantage actué par elle, et lui est plus soumis.
C'est là, en effet, le mode d'accroissement propre à toute forme dont l'intensité grandit, car l'être d'une forme de ce genre consiste totalement à inhérer au sujet qui la reçoit. C'est pourquoi, puisque la grandeur d'une chose correspond à son être, devenir plus grand, pour une forme", c'est inhérer davantage à son sujet; et non pas qu'une autre forme survienne. C'est ce qui se passerait si une forme avait une certaine quantité par elle-même, et non par rapport à son sujet. Ainsi donc la charité s'accroît du fait qu'elle s'intensifie dans son sujet; et en cela elle s'accroît essentiellement; mais cela n'a pas lieu par addition de charité à charité.
Solutions:
1. La quantité corporelle a certaines propriétés en tant qu'elle est quantité, et certaines autres en tant qu'elle est une forme accidentelle.
En tant qu'elle est quantité, elle est susceptible d'être distinguée, soit selon la dimension, soit selon le nombre; sous cet aspect, l'augmentation de grandeur est à prendre par addition, comme on le voit à propos des animaux.
En tant que forme accidentelle, la quantité
corporelle n'est susceptible d'être distinguée que par rapport à son sujet. De
ce point de vue, elle a un accroissement propre, comme les autres formes
accidentelles, par mode d'intensification dans son sujet, comme on le voit dans
les corps qui se raréfient, Aristote le montre. Semblablement, la science aussi
a une quantité en tant qu'elle est un habitus, du côté des objets, et, sous ce
rapport, elle s'accroît par addition du fait que l'on connaît davantage de
choses. Et elle a également une quantité, en tant qu'elle est une forme
accidentelle, du fait qu'elle inhère à un sujet. De ce point de vue, la science
s'accroît chez celui qui acquiert une certitude plus grande de ce qu'il
connaissait déjà. De même la charité a aussi une double quantité; mais, ainsi
qu'on vient de le dire, elle ne s'accroît pas selon la quantité qui est
relative aux objets. Il reste donc qu'elle augmente seulement par intensité.
2. Une addition de lumière à lumière peut se
comprendre dans l'air, à cause de la diversité des luminaires. Mais une telle
distinction ne s'applique pas dans notre cas, parce qu'il n'y a qu'un seul
luminaire à répandre la lumière de la charité.
3. L'infusion de la charité implique une mutation dans la possession et la non-possession de celle-ci; il faut que quelque chose survienne dans le sujet qui n'y était pas auparavant. Mais l'accroissement de la charité implique une mutation dans l'ordre d'une possession plus ou moins grande. Il n'est pas nécessaire alors que quelque chose se mette à exister dans le sujet, qui antérieurement n'y existait pas, mais qu'y existe davantage ce qu'auparavant y existait moins. Et voilà ce que Dieu fait lorsqu'il augmente la charité: quelle existe davantage en celui qui la possède, et que la ressemblance de l'Esprit Saint soit participée plus parfaitement dans l'âme.
Objections:
1. Il semble bien que la charité s'accroît par
chaque acte de charité. Qui peut le plus peut le moins. Or chaque acte de la
charité peut mériter la vie éternelle, ce qui est davantage qu’un simple
accroissement de la charité, parce que la vie éternelle inclut la perfection de
la charité. Donc, à plus forte raison, chaque acte de la charité accroît-il
cette vertu.
2. De même que les habitus des vertus acquises
sont engendrés par leurs actes, de même aussi l'accroissement de la charité est
produit par les actes de la charité. Or, chaque acte vertueux contribue à
engendrer la vertu. Donc, chaque acte de charité contribue à engendrer la
charité.
3. " S'arrêter sur le chemin qui conduit à
Dieu, dit S. Grégoire, c'est reculer. " Mais aucun de ceux qui sont
mus par un acte de charité ne recule. Donc, tout homme qui est mû par un tel
acte progresse dans la voie de Dieu. Donc tout acte de charité contribue à
l'accroissement de la charité.
Cependant, l'effet ne dépasse pas la puissance de sa cause. Or il arrive qu'un acte de charité soit fait avec tiédeur ou relâchement; il ne saurait donc aboutir à une charité plus excellente, et il dispose plutôt à une charité moindre.
Conclusion:
L'accroissement spirituel de la charité est semblable d'une certaine façon à la croissance corporelle. Or, la croissance corporelle, chez les animaux et les plantes, n'est pas un mouvement continu, c'est-à-dire un mouvement tel que si une chose s'accroît de telle quantité dans un temps donné, il est nécessaire que, dans chaque partie de ce temps, elle s'accroisse proportionnellement, comme c'est le cas dans le mouvement local. Mais dans la croissance corporelle, pendant un certain temps, la nature travaille à préparer l'accroissement, sans toutefois en produire aucune de façon actuelle; ensuite, elle réalise effectivement ce qu’elle avait préparé, faisant ainsi grandir en acte l'animal ou la plante. De même aussi, la charité ne s'accroît pas de façon actuelle par n'importe quel acte de charité; mais chaque acte dispose à l'accroissement de la charité en tant que, par un acte de charité, un homme est rendu plus prompt à agir de nouveau selon la charité; puis la facilité de produire cet acte venant à s'accentuer, l'homme s'élance vers un acte d'amour plus fervent, qui marque son effort vers le progrès de la charité. C'est alors que celle-ci est effectivement accrue en lui.
Solutions:
1. Tout acte de charité mérite la vie éternelle,
pour que celle-ci soit donnée non aussitôt, mais en son temps. Semblablement
aussi, tout acte de charité mérite Il l'accroissement de la charité, non que
cet accroissement ait lieu aussitôt, mais seulement si l'on a fait effort pour
cet accroissement.
2. Dans la génération d'une vertu acquise, chaque
acte n'aboutit pas au complet achèvement de cette vertu, mais il y contribue en
le préparant. Vient enfin le dernier acte, plus parfait, qui, agissant en vertu
des actes précédents, réalise l'achèvement de la vertu; ainsi en est-il de la
multitude des gouttes d'eau qui creusent une pierre.
3. On progresse dans les voies de Dieu non seulement quand la charité s'accroît effectivement, mais encore lorsqu'on se dispose à son accroissement.
Objections:
1. Il ne semble pas, car tout mouvement, dit
Aristote, tend à une fin et à un terme. Or la croissance de la charité est
assimilable à un mouvement. Donc elle tend à une fin et à un terme. Par
conséquent, la charité ne s’accroît pas indéfiniment.
2. Aucune forme n'excède la capacité de son
sujet. Or la créature raisonnable, qui est le sujet de la charité, n'a qu'une
capacité finie. La charité ne peut donc croître indéfiniment.
3. Toute réalité finie peut, par accroissement continu, atteindre à la quantité d'une autre réalité finie, quelle que soit la grandeur dont celle-ci la surpasse, à moins que ce qui s'ajoute par addition soit toujours de moins en moins grand. C’est ainsi, remarque Aristote, que si à une ligne donnée on ajoute par additions infinies ce que l'on retranche à une autre ligne qu'on divise à l'infini, jamais on ne parviendra à cette quantité déterminée qui est composée des deux lignes: celle que l'on divise, et celle à laquelle on ajoute ce qui est pris à l’autre.
Mais cela n'a pas lieu dans notre cas, car il
n’est pas nécessaire que le second accroissement de la charité soit moindre que
celui qui le précède; il est plus probable qu'il est égal ou plus grand. Ainsi
donc, comme la charité de la patrie représente quelque chose de fini, il
s'ensuivrait, si la charité du voyage pouvait croître à l'infini, que cette
charité du voyage pourrait devenir égale à la charité de la patrie; ce qui est
contradictoire. La charité de la terre ne peut donc pas croître indéfiniment.
Cependant, l'Apôtre dit (Ph 3, 12): " Ce n'est pas que je sois déjà au but, ni déjà devenu parfait: mais je poursuis ma course pour tâcher de saisir. " Et à ce propos la Glose dit: " Aucun fidèle, même après avoir beaucoup progressé, ne peut dire: cela me suffit; celui qui parle ainsi sort de la route avant la fin. " La charité peut donc, sur le chemin du ciel, s'accroître de plus en plus.
Conclusion:
L'accroissement d'une forme peut avoir une limite pour trois raisons: soit à cause de la forme elle-même, car une forme a une mesure limitée; une fois cette mesure atteinte, on ne saurait aller au-delà sans passer à une autre forme; ainsi en est-il d'une couleur grise: une altération continue fait passer de la blancheur à la noirceur. Soit à cause de l'agent, si sa vertu active n'est pas suffisante pour accroître davantage la forme dans le sujet; soit en raison du sujet, s'il n'est pas lui-même susceptible d'une perfection ultérieure.
Or, pour aucun de ces motifs, on ne peut assigner de terme à l'accroissement de la charité ici-bas. En effet, la charité, considérée dans sa nature spécifique propre, n'a rien qui limite son accroissement, car elle est une participation de la charité infinie qui est l'Esprit Saint. De même, la cause qui accroît la charité est d'une vertu infinie, puisque c'est Dieu. Enfin, du côté du sujet, on ne saurait non plus fixer de terme à l'accroissement de la charité; car, toujours, la charité augmentant, l'aptitude à augmenter encore s'accroît d'autant plus; il reste donc qu'ici-bas l'on ne peut assigner aucune limite à l'accroissement de la charité.
Solutions:
1. Sans doute, l'accroissement de la charité tend
vers une fin; mais cette fin n'est pas dans la vie présente; elle est dans la
vie future.
2. La capacité de la créature spirituelle est
augmentée par la charité, car celle-ci dilate notre coeur, selon la parole de
S. Paul (2 Co 6, 11): " Notre coeur s'est grand ouvert. " C'est
pourquoi, après chaque accroissement, demeure toujours l'aptitude à un plus
grand.
3. Cet argument vaut pour des choses qui ont une quantité de même nature, et non pour celles dont les quantités sont de nature différente; ainsi une ligne aura beau croître, elle n'atteindra jamais les dimensions d'une surface. Or la charité d'ici-bas, qui suit la connaissance de foi, et la charité du ciel, qui suit la vision face à face, n'ont pas des quantités de même nature. L'argument n'est donc pas valable.
Objections:
1. Non, semble-t-il, car c'est surtout chez les
Apôtres que cette perfection aurait dû se rencontrer. Or elle n'a pas existé
chez eux, puisque S. Paul (Ph 3, 12) écrit: " Non que je sois déjà au but,
ni déjà devenu parfait. " Donc la charité ne peut pas être parfaite en
cette vie.
2. " Ce qui nourrit la charité, affirme S.
Augustin, diminue la convoitise; là où se trouve la perfection, il n'y a aucune
convoitise. " Or cela n'est pas possible en cette vie, où nous ne pouvons
être exempts de péché, selon la parole de S. Jean (1 Jn 1, 8): " Si nous
disons - nous n'avons pas de péché, nous nous abusons. " Or tout péché
procède d'une convoitise désordonnée. Par conséquent la charité ne peut pas
être parfaite en cette vie.
3. Ce qui est déjà parfait ne peut croître ultérieurement.
Or la charité, en cette vie, peut toujours croître, on vient de le dire.
Cependant, S. Augustin écrit: " La charité, en se renforçant, se perfectionne; quand elle atteint la perfection, elle dit: je désire mourir et être avec le Christ. " Or cela est possible en cette vie, puisqu'il en fut ainsi chez S. Paul (Ph 1, 23). La charité peut donc être parfaite en cette vie.
Conclusion:
La perfection de la charité peut être envisagée à deux points de vue: 1° par rapport à l'objet aimé; 2° par rapport à celui qui aime. Par rapport à l'objet aimé, la charité est parfaite quand une chose est aimée autant qu'elle est aimable. Or Dieu est aussi aimable qu'il est bon; et comme sa bonté est infinie, il est infiniment aimable. Mais aucune créature ne peut aimer Dieu infiniment, puisque toute vertu créée est limitée. Par conséquent, de ce point de vue, la charité ne peut être parfaite en aucune créature, mais seulement la charité par laquelle Dieu s'aime lui-même.
Du côté de celui qui aime, on dit que la charité est parfaite quand on aime autant qu'il est possible d'aimer. Et cela arrive de trois manières. D'abord parce que tout le coeur de l'homme se porte de façon actuelle et continue vers Dieu, et telle est la perfection de la charité du ciel; elle n'est pas possible en cette vie où, en raison de la faiblesse humaine, on ne peut être continuellement en acte de penser à Dieu et de se porter affectueusement vers lui. En deuxième lieu, parce que l'homme s'applique tout entier à vaquer à Dieu et aux choses divines en laissant tout le reste, sauf ce que requièrent les nécessités de la vie présente. Telle est la perfection de la charité qui est possible ici-bas; elle n'est toutefois pas le partage de tous ceux qui possèdent la charité. Enfin lorsqu'on donne habituellement tout son coeur à Dieu, au point de ne rien penser ni de rien vouloir qui soit contraire à l'amour de Dieu. Et telle est la perfection qui est commune à tous ceux qui ont la charité.
Solutions:
1. L'Apôtre ici ne reconnaît pas en lui la
charité de la patrie: " Il était parfait voyageur, dit la Glose, mais il
n'avait pas encore atteint le terme du voyage. "
2. L'affirmation de S. Jean concerne les péchés
véniels, qui sont contraires non à l'habitus de la charité, mais à son acte;
aussi ne s'opposent-ils pas à la perfection du voyage, mais à la perfection de
la patrie.
3. La perfection de la charité, telle qu'elle peut être réalisée en cette vie, n'est pas une perfection absolue; elle est donc toujours capable de croître.
Objections:
1. Il semble qu'on ne puisse accepter la
distinction entre trois degrés de charité: commençante, progressante, et
parfaite. Car, entre le commencement de la charité et son ultime perfection, il
y a de multiples degrés. Ce n'est donc pas un seul degré intermédiaire qu'il
faudrait poser.
2. Dès que la charité commence à exister, elle
commence aussi à progresser. On ne doit dorc pas distinguer la charité qui
progresse de la charité commençante.
3. Quelque parfaite charité que l'on puisse avoir
en ce monde, cette charité, nous l'avons vu, pourra toujours augmenter. Or,
pour la charité, s'accroître c'est progresser, et ainsi n'y a-t-il pas lieu de
distinguer la charité parfaite de la charité progressante. En fin de compte, il
ne convient donc pas d'assigner trois degrés à la charité.
Cependant, S. Augustin dit " Quand la charité est née, elle est nourrie ", ce qui a trait aux commençants; " quand elle a été nourrie, elle se fortifie ", ce qui se rapporte aux progressants; " quand elle a été fortifiée, elle est rendue parfaite ", ce qui s'applique aux parfaits. Il y a donc trois degrés de charité.
Conclusion:
Sous certains rapports, l'accroissement spirituel de la charité peut être comparé à la croissance corporelle de l'homme. Or, bien que l'on puisse distinguer en celle-ci un grand nombre d'étapes différentes, elle offre cependant certaines divisions bien déterminées, caractérisées par les activités ou les préoccupations auxquelles l'homme est amené au long de sa croissance. Ainsi appelle-t-on enfance l'âge de la vie qui précède l'usage de la raison. On distingue ensuite un autre état de l'homme, qui correspond au moment où il commence à parler et à user de la raison. Un troisième état est celui de la puberté -. quand l'homme devient capable d'engendrer. Et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'il ait atteint son développement parfait.
De même, on distingue divers degrés de charité, d'après les soucis divers auxquels l'homme est amené par le progrès de sa charité. D'abord son souci premier doit être de s'écarter du péché et de résister aux convoitises qui le poussent en sens contraire de la charité. Et cela concerne les débutants, chez qui la charité doit être nourrie et entretenue de peur qu'elle ne se perde. Un deuxième souci vient ensuite, celui de tendre principalement à avancer dans le bien; un tel souci est celui des progressants, qui visent surtout à ce que leur charité, par sa croissance, se fortifie. Enfin le troisième souci est que l'homme cherche principalement à s'unir à Dieu et à jouir de lui; et cela s'applique aux parfaits qui " désirent mourir et être avec le Christ ". Ainsi, dans le mouvement corporel, distinguons-nous pareillement ces trois moments: l'éloignement du point de départ, le rapprochement du terme, enfin le repos en celui-ci.
Solutions:
1. Toutes les distinctions intermédiaires dans
l'accroissement de la charité sont comprises dans les trois distinctions dont
nous venons de parler, comme toutes les divisions des réalités continues sont
comprises, selon Aristote, sous ces trois chefs: le commencement le milieu et
la fin.
2. Ceux qui débutent dans la charité, bien qu'ils
y progressent, ont pour principal souci de résister aux péchés dont les assauts
les tourmentent. Dans la suite, ils ressentent moins ces assauts et déjà ils
travaillent d'une certaine façon avec plus de sécurité à leur avancement;
cependant " tout en construisant d'une main, ils gardent l'épée dans
l'autre ", comme Esdras le dit de ceux qui reconstruisaient Jérusalem (Ne
4, 17).
3. Les parfaits eux aussi progressent dans la charité, mais ce n'est pas là pour eux la recherche fondamentale; ce qui les préoccupe par-dessus tout, c'est de s'unir à Dieu. Et bien que les commençants et les progressants le recherchent également, ils sont pris davantage par d'autres soucis: celui d'éviter les péchés, chez les commençants, et celui d'avancer dans la vertu, chez les progressants.
Objections:
1. Oui, semble-t-il, car les contraires doivent
naturellement se produire à propos d'une même réalité; or la diminution et
l'accroissement sont des contraires. Donc, puisque la charité s'accroît, comme
on vient de le voir, il semble qu'elle puisse aussi diminuer.
2. S. Augustin dit, en s'adressant à Dieu: "
Il t'aime moins, celui qui aime quelque chose avec toi. " Et il dit
encore: " Ce qui nourrit la charité diminue la convoitise. " D’où il
apparaît qu'à l'inverse l'accroissement de la convoitise entraîne une
diminution de la charité. Or la convoitise, par laquelle on aime quelque chose
d'autre que Dieu, peut croître chez l'homme. Donc la charité peut diminuer.
3. " Dieu, dit S. Augustin n'opère pas, en
justifiant l'homme, de telle façon que son oeuvre demeure en celui-ci, s'il
vient à s'éloigner. " On peut en conclure que Dieu, en conservant la
charité dans l'homme, opère de la même manière que lorsqu'il l'infuse en lui
pour la première fois. Or, lorsque Dieu infuse la charité pour la première
fois, il l'infuse moins grande chez celui qui s'y dispose moins. De même,
lorsqu'il la conserve, devra-t-il la conserver moins grande chez celui dont les
dispositions sont moins bonnes. Donc la charité peut diminuer.
Cependant, dans le Cantique des cantiques (8, 6), la charité est comparée au feu: " Ses traits ". c'est-à-dire ceux de la charité, " sont des traits de feu, une flamme du Seigneur ". Or le feu, tant qu'il dure, monte toujours. Donc la charité, tant qu'elle subsiste, peut monter; mais elle ne peut pas descendre, c'est-à-dire diminuer.
Conclusion:
La quantité de la charité qui est relative à son objet propre ne peut pas diminuer, pas plus qu'elle ne peut s'accroître, on l'a vu plus haut.
Mais, puisque la charité s'accroît selon la quantité qu'elle possède par rapport à son sujet, on peut se demander si, de ce point de vue, elle peut aussi diminuer. Si elle diminue, il faut qu'elle diminue par un acte, ou seulement par cessation d'acte. Par cessation d'acte sont diminuées les vertus acquises par des actes; parfois même elles sont détruites, comme on l'a vu antérieurement. C'est pourquoi Aristote dit à propos de l’amitié: " Bien des amitiés sont détruites parce que l'ami n'est plus appelé ", c'est-à-dire du fait qu'on ne l'appelle plus, ou qu'on ne lui parle plus. Et il en est ainsi parce que la conservation d'une chose dépend de sa cause; or la cause d'une vertu acquise, c'est l'acte humain; donc, si les actes humains cessent, cette vertu acquise s'affaiblit et finit par disparaître totalement. Mais cela n'a pas lieu pour la charité, qui est produite par Dieu seul et non par des actes humains, comme on l'a dit précédemment. Il s'ensuit que, même si son acte vient à cesser, la charité n'est pas pour autant diminuée ni détruite, si du moins le péché n'est pour rien dans cette cessation.
De ce qui précède on doit conclure que la diminution de la charité ne peut avoir d'autre cause que Dieu ou quelque péché. Mais aucune déficience ne nous est infligée par Dieu, sinon par mode de châtiment, en ceci qu'il nous retire sa grâce en châtiment du péché. Il ne lui convient donc pas de diminuer en nous la charité sinon par mode de châtiment, celui-ci étant dû au péché. Il reste donc, si la charité diminue, que le péché seul en est la cause, soit que le péché produise cette diminution soit qu'il la mérite. Or, ni d'une façon ni de l'autre, le péché mortel ne diminue la charité, car il la détruit totalement; et par cause effective parce que tout péché mortel est contraire à la charité, nous le verrons plus loin; et par démérite, car celui qui en péchant mortellement agit contre la charité est digne que Dieu la lui retire.
Pareillement, même par le péché véniel la charité ne peut être diminuée, pas plus par mode d'efficience que par démérite. Par efficience, car le péché véniel n'atteint pas la charité elle-même. Celle-ci, en effet, porte sur la fin dernière, tandis que le péché véniel est un désordre relatif aux moyens. Or l'amour d'une fin ne se trouve pas diminué du fait que l'on tombe dans quelque dérèglement à l'égard des moyens. Ainsi arrive-t-il à certains malades, qui tiennent beaucoup à leur santé, de faire certains accrocs à leur régime. De même, dans les sciences spéculatives, les opinions fausses qui concernent les conclusions ne diminuent pas la certitude des principes.
Pareillement, le péché véniel ne mérite pas que la charité soit diminuée. Si quelqu'un, en effet, est fautif en de petites choses, il ne mérite pas de subir un détriment dans un domaine plus important. Dieu ne se détourne pas davantage de l'homme que celui-ci ne se détourne de lui. Par conséquent, celui dont le dérèglement ne porte que sur les moyens ne mérite pas de subir un détriment dans sa charité, par laquelle ü est ordonné à sa fin ultime.
La conséquence de tout cela est que la charité ne peut d'aucune manière subir de diminution, si l'on prend ce mot dans sa signification Cependant, on peut indirectement appeler tion de la charité ce qui est disposition à disposition qui vient des péchés véniels, du fait que la charité n'exerce plus ses ac
Solutions:
1. Les contraires se produisent à l'égard d'une
même réalité quand le sujet de ces contraires se rapporte de la même manière à
tous deux. Or, la charité ne se prête pas de la même manière à l'augmentation
et à la diminution; elle peut avoir une cause qui l'accroît, mais elle ne peut
avoir de cause qui la diminue. Aussi l'objection ne porte pas,
2. Il y a deux convoitises. La première met sa
fin dans la créature, et elle tue totalement la charité, étant, selon le mot de
S. Augustin, " son poison ". Elle aboutit à ce que Dieu soit moins
aimé qu’il ne doit l'être lorsqu'il est aimé de charité, non en diminuant
celle-ci, mais en la détruisant totalement; et c'est ainsi qu'il faut
comprendre la parole citée par l'objection " Il t'aime moins, celui qui
aime quelque chose avec toi. " S. Augustin précise en effet: " Quelque
chose qu'il n'aime pas pour toi. " Cela n'arrive pas dans le péché véniel,
mais seulement dans le péché mortel; car ce que l’on aime dans le péché véniel,
on l'aime encore pour Dieu, en vertu de l'habitus, quoique ce ne soit plus en
acte. La seconde sorte de convoitise est celle du péché véniel, qui est
toujours diminuée par la charité; mais elle ne peut diminuer la charité, pour
la raison qu'on vient de donner.
3. Un mouvement du libre arbitre est nécessaire pour l'infusion de la charité, nous l'avons dit. Et c'est pourquoi ce qui diminue l'intensité du libre arbitre contribue, comme disposition, à ce qu'une charité moindre soit infusée. Mais, pour conserver la charité, il n'est pas besoin d'un mouvement du libre arbitre; autrement, la charité ne demeurerait pas chez ceux qui dorment. Par conséquent, le défaut d'intensité du mouvement du libre arbitre ne diminue pas la charité.
Objections:
1. Non, semble-t-il, car si l'on perd la charité,
ce ne peut être que par le péché. Or, celui qui a la charité ne peut pécher. S.
Jean dit en effet (1 Jn 3, 9): " Quiconque est né de Dieu ne commet pas le
péché, parce que le germe divin demeure en lui, et il ne peut pécher, puisqu'il
est né de Dieu. " Or, il n'y a que les fils de Dieu qui possèdent la
charité, car selon S. Augustin " c'est elle qui distingue entre les fils
du Royaume et les fils de perdition ". Donc celui qui possède la charité
ne peut la perdre.
2. S. Augustin dit: " La dilection qui n'est
pas vraie ne mérite pas son nom. " Or, comme il le dit encore: " La
charité qui peut défaillir n'a jamais été vraie. " Donc, il n'y avait pas
de charité. Donc, quand on possède la charité, on ne peut plus la perdre.
3. S. Grégoire dit: " L'amour de Dieu, quand
il existe, opère de grandes choses; s'il cesse d'agir, la charité n'existe
plus. " Mais nul, en accomplissant de grandes choses, ne perd la charité.
Donc, quand la charité existe, elle ne peut être perdue.
4. Le libre arbitre ne peut être incliné au péché
que par un motif qui l'entraîne. Mais la charité exclut tous les entraînements
au péché: amour de soi, convoitise, etc. La charité ne peut donc être perdue.
Cependant, il est dit dans l'Apocalypse (2, 4): " J'ai contre toi que tu as perdu ton amour d'antan. "
Conclusion:
Par la charité, l'Esprit Saint habite en nous, comme nous l'avons montré". Donc nous pouvons considérer la charité de trois façons. Tout d'abord du côté de l'Esprit Saint mouvant l'âme à aimer Dieu. De ce côté, la charité ne peut pas pécher à cause de la vertu de l'Esprit Saint qui opère infailliblement tout ce qu'il veut. C'est pourquoi il ne saurait être vrai simultanément que le Saint-Esprit veuille mouvoir quelqu'un à faire un acte de charité, et que cet homme perde la charité en péchant: le don de persévérance doit être compté parmi les " bienfaits de Dieu grâce auxquels ceux qui sont délivrés le sont très certainement ", selon S. Augustin.
On peut, en deuxième lieu, envisager la charité selon sa raison propre. Et, sous ce rapport, la charité ne peut faire que ce qui convient à la raison même de charité. C'est pourquoi elle ne peut en aucune façon pécher " pas plus que la chaleur ne peut refroidir, ni l'injustice produire quelque chose de bon ", dit S. Augustin.
On peut enfin considérer la charité par rapport au sujet, lequel est changeant au gré du libre arbitre. Mais ce rapport de la charité au sujet peut lui-même être envisagé de deux façons: soit du point de vue général des relations de la forme avec la matière, soit du point de vue particulier des relations de l'habitus avec la puissance.
Il appartient à une forme d'exister dans un sujet de façon telle qu'elle puisse se perdre lorsqu'elle ne comble pas toute la potentialité de la matière, comme on le voit pour les formes des êtres soumis à la génération et à la corruption. Cela vient de ce que la matière de ces êtres reçoit une forme de manière à rester encore en puissance à une autre forme, comme si la potentialité de la matière n'était pas totalement remplie par une seule forme; c'est pourquoi une forme peut se perdre par réception d'une autre forme. Au contraire, la forme d'un corps céleste demeure en lui de façon permanente, parce qu’elle comble si bien toute la potentialité de la matière qu'il ne reste plus en celle-ci de puissance à une autre forme. Ainsi en est-il de la charité: celle de la patrie est permanente parce qu'elle emplit toute la potentialité de l'esprit, en ce sens que tout mouvement actuel de celui-ci se porte vers Dieu; la charité du voyage ne comble pas ainsi toute la potentialité de son sujet, parce qu'elle ne se porte pas toujours en acte vers Dieu. Aussi, quand elle ne s'y porte pas, quelque chose peut survenir qui fasse perdre la charité.
Quant à l'habitus, il lui est propre d'incliner la puissance à agir selon ce qui convient à l'habitus, en tant qu'il fait juger bon ce qui lui convient, et mauvais ce qui lui est contraire. En effet, de même que le goût apprécie les saveurs selon sa disposition propre, de même l'esprit humain juge de ce qu'il doit faire d'après sa disposition créée par les habitus, ce qui fait dire à Aristote r: " La fin apparaît à chacun selon ce qu'il est en lui-même. " A ce point de vue donc, la charité ne peut se perdre là où ce qui convient à la charité ne peut paraître autrement que bon. Ce sera le cas de la patrie, où Dieu sera vu par son essence, qui est l'essence même de la bonté. Et c'est pourquoi la charité de la patrie ne peut se perdre. Mais la charité du voyage en l'état de laquelle on ne voit pas l'essence même de Dieu, qui est l'essence de la bonté, peut se perdre.
Solutions:
1. S. Jean, dans le texte cité, veut parler de la
puissance de l'Esprit Saint qui, par sa protection, rend exempts du péché ceux
qu'il meut autant qu'il le veut.
2. La charité qui comprendrait dans sa raison
même la possibilité de tomber ne serait pas une vraie charité. Car si son amour
impliquait de n'aimer que pour un temps, et ensuite de cesser d'aimer, ce ne
serait pas de la dilection véritable. Mais si la charité vient à se perdre du
fait de la mutabilité du sujet, contre l'intention même de la charité qui est
incluse en son acte, cela n'est pas contraire à la vérité de la charité.
3. L'amour de Dieu se propose toujours
d'accomplir de grandes choses, car cela ressortit à la raison de charité.
Cependant, en acte, il n'accomplit pas toujours de grandes choses à cause de la
condition du sujet.
4. La charité, par la nature même de son acte, exclut tout motif de pécher. Mais il arrive que la charité n'agit pas actuellement. C'est alors que peut se produire un motif poussant à pécher; si l'on y consent, on perd la charité.
Objections:
1. Non, semble-t-il. Origène dit en effet: "
Que le dégoût vienne à envahir quelqu'un de ceux qui sont établis au plus haut
degré de perfection, je ne pense pas qu'il abandonne ou qu'il tombe d'un seul
coup, mais il est nécessaire que sa chute ait lieu peu à peu et par degrés.
" Or l'homme tombe lorsqu'il perd la charité. Donc celle-ci ne se perd pas
par un seul acte de péché mortel.
2. Le pape S. Léon, dans un sermon sur la
Passion, interpelle ainsi S. Pierre: " Le Seigneur a vu en toi, non pas
une foi défaillante, ni un amour infidèle, mais une constance ébranlée. Les
larmes abondèrent là où n'avait pas défailli l'affection, et les eaux de la
charité lavèrent les paroles échappées à la peur. " Et S. Bernard dit à
partir de ces paroles: " En S. Pierre, la charité n'était pas éteinte,
mais endormie. " Or, en reniant le Christ, Pierre a péché mortellement. Donc,
la charité n'est point perdue par un seul acte de péché mortel.
3. La charité est plus forte qu'une vertu
acquise. Mais l'habitus d'une vertu acquise n'est pas supprimé par un acte de
péché mortel. A plus forte raison la charité ne se perd-elle point par un seul
acte contraire de péché mortel.
4. La charité comprend l'amour de Dieu et l'amour
du prochain. Mais il peut se faire, semble-t-il, que quelqu'un commette
certains péchés mortels tout en conservant ces deux amours. Car l'amour déréglé
des moyens n’enlève pas l'amour de la fin, nous l'avons dit. La charité pour
Dieu peut donc subsister malgré l'existence d'un péché mortel provenant d'un
attachement désordonné à quelque bien temporel.
5. Les vertus théologales ont pour objet la fin
ultime. Mais les vertus théologales autres que la charité, c'est-à-dire la foi
et l'espérance, ne se perdent point par un seul acte de péché mortel, mais
subsistent à l'état informe. Donc la charité, elle aussi, peut demeurer à
l'état informe même lorsqu'on a commis un péché mortel.
Cependant, par le péché l'homme devient digne de la mort éternelle, selon la parole de l'Apôtre (Rm 6, 23): " Le salaire du péché, c'est la mort. " Mais quiconque a la charité possède le mérite de la vie éternelle; il est dit, en effet, en S. Jean (14, 21): " Celui qui m'aime sera aimé de mon Père, et je l'aimerai et me manifesterai à lui. " Et la vie éternelle consiste précisément dans cette manifestation, selon cette autre parole du même évangile (17, 3): " La vie éternelle, c'est qu'ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, jésus Christ. " Mais personne ne peut être digne en même temps de la vie éternelle et de la mort éternelle. Il est donc impossible que quelqu'un ait la charité avec le péché mortel. Donc la charité est enlevée par un seul acte de péché mortel.
Conclusion:
Un contraire est exclu quand survient un autre contraire. Or tout acte de péché mortel est contraire à la raison propre de la charité, qui consiste pour l'homme à aimer Dieu par-dessus tout, et à se soumettre à lui totalement, et lui rapportant tout ce que l'on a. Il appartient donc à la raison de la charité d'aimer Dieu de telle sorte qu'on veuille se soumettre à lui en toute chose, et qu'en toute chose on suive la règle de ses commandements. Car tout ce qui est contraire aux préceptes divins est manifestement contraire à la charité et peut donc par soi-même l'exclure.
Sans doute, si la charité était un habitus acquis dépendant de l'activité du sujet, sa perte ne résulterait pas nécessairement d'un seul acte contraire. Car un acte n'est pas directement contraire à l'habitus, mais à l'acte de celui-ci; or il ne s'impose pas, pour la continuation d'un habitue dans un sujet, qu'il y ait une continuité d'actes; par conséquent, s'il survient un acte contraire, l'habitus acquis n'est pas aussitôt supprimé.
Mais la charité, parce qu'elle est un habitus infus, dépend de l'action de Dieu. Celui-ci la communique à l'âme, et agit dans l'infusion et la conservation de la charité à la manière du soleil dans l'illumination de l'air, comme nous l'avons dit récemment. C'est pourquoi, de même que la lumière cesserait aussitôt dans l'air si l'on faisait obstacle au rayonnement du soleil, de même la charité cesse d'exister dans l'âme, dès que l'on fait obstacle à son infusion par Dieu dans l'âme. Or, manifestement, tout péché mortel, allant à l'encontre des préceptes divins, fait obstacle à cette infusion; du fait que, par choix, l'homme préfère le péché à cette amitié avec Dieu qui exige l'accomplissement de sa volonté, il s'ensuit qu'aussitôt, par un seul acte de péché mortel, l'habitus de charité est perdu. C'est pourquoi S. Augustin dit: " Dieu lui étant présent, l'homme est illuminé; mais Dieu étant absent, il tombe aussitôt dans les ténèbres; il s'éloigne de lui non par la distance des lieux mais par l'aversion de sa volonté. "
Solutions:
1. Les paroles d'Origène peuvent s'entendre d'abord en ce sens: l'homme parvenu à la perfection ne tombe pas tout d'un coup dans le péché mortel, mais il y est disposé par quelque négligence antérieure. Nous l'avons vu plus haut en effet, les péchés véniels sont considérés comme une disposition au péché mortel. Cependant, celui qui commet un seul péché mortel tombe, ayant perdu la charité.
Mais comme Origène ajoute: " Si quelqu'un,
après une chute de courte durée, se repent aussitôt, il ne paraît pas être
tombé tout à fait ", on peut dire aussi que, dans la pensée de cet auteur,
la ruine et la chute complètes sont celles de l'homme qui pèche par malice. Et
il est certain que celui qui est parfait n'en vient pas là instantanément et
d'emblée.
2. La charité se perd de deux manières
directement, par mépris actuel, et ce n'est pas ainsi que Pierre la perdit.
Indirectement, quand on commet un acte contraire à la charité, sous l'influence
d'une passion de convoitise ou de crainte; c'est en agissant ainsi contre la
charité, que Pierre la perdit; mais il la recouvra bientôt.
3. Notre Réponse a résolu cette objection.
4. Le péché mortel n'est pas constitué par
n'importe quel dérèglement de l'affectivité à l'égard des moyens, c'est-à-dire
des biens créés, mais seulement par un dérèglement tel qu'il s'oppose à la
volonté divine; et c'est cela même qui est directement contraire à la charité,
nous venons de le dire dans la Réponse.
5. La charité implique une certaine union à Dieu que ne supposent ni la foi ni l'espérance. Or, on l'a vu, tout péché mortel consiste à se détourner de Dieu, et s'oppose ainsi à la charité. Mais tout péché mortel n'est pas contraire à la foi et à l'espérance, sauf certains péchés déterminés, par lesquels les habitue de foi et d'espérance sont détruits, comme l'habitus de charité l'est par tout péché mortel. D'où il suit évidemment que la charité ne peut rester à l'état informe, puisque, du fait qu'elle se rapporte à Dieu comme à la fin dernière, elle est la forme ultime des vertus, nous l'avons dit.
L'OBJET DE LA CHARITÉ
A ce sujet nous nous demanderons: I. Ce que l'on doit aimer de charité (Question 25). II. Dans quel ordre il convient de le faire (Question 26).
1. Dieu seul doit-il être aimé de charité, ou aussi le prochain? - 2. La charité doit-elle être aimée de charité? - 3. Les créatures sans raison doivent-elles être aimées de charité? - 4. Peut-on s'aimer soi-même de charité? - 5. Doit-on aimer de charité son propre corps? - 6. Les pécheurs doivent-ils être aimés de charité? - 7. Les pécheurs s'aiment-ils eux-mêmes? - 8. Doit-on aimer de charité ses ennemis? - 9. Faut-il leur donner des marques d'amitié? - 10. Les anges doivent-ils être aimés de charité? 11. Et les démons? 12. Énumération de ce qu'il faut aimer de charité.
Objections:
1. Il semble que la dilection de la
charité s'arrête à Dieu et ne s'étend pas au prochain. En effet, de même que
nous devons à Dieu notre amour, de même devons-nous le craindre selon le
Deutéronome (10, 12): " Et maintenant, Israël, que te demande le Seigneur,
ton Dieu, sinon de le craindre et de l'aimer? " Or la crainte qu'inspire
un homme, appelée crainte humaine, diffère de la crainte de Dieu qui est
servile ou filiale, nous l'avons montré. Donc l'amour de charité dont on aime
Dieu est différent de l'amour dont nous aimons notre prochain.
2. " Aimer, c'est honorer ", dit
Aristote. Mais l'honneur de latrie, qui est dû à Dieu, est différent de
l'honneur de dulie qui est dû à la créature. L'amour que l'on a pour Dieu est
donc égal ment différent de l'amour que l'on porte au prochain.
3. " L'espérance d'après la Glose, engendre
la charité. " Mais l'espérance que l'on met er I)icu doit être exclusive,
de telle sorte que ceux qui espèrent en l'homme méritent d'être blâmés, selon
la parole de Jérémie (17, 5): " Malheur à l'homme qui se confie en
l'homme. " Pareillement, la charité qui est due à Dieu ne doit pas
s'étendre au prochain.
Cependant, S. Jean nous dit (1 Jn 4, 21) " Voici le commandement que Dieu nous donne celui qui aime Dieu, qu'il aime aussi son frère. "
Conclusion:
Les habitus, avons-nous dit e. ne se diversifient que par ce qui change l'espèce de leurs actes, car tous les actes d'une même espèce relèvent d'un même habitus. Puisque l'espèce d'un acte est déterminée par son objet selon la raison formelle de celui-ci, il faut nécessairement que l'acte qui vise la raison formelle d'un objet soit de même espèce que celui qui vise l'objet sous cette même raison; ainsi sont de même espèce la vision de la lumière, et la vision de la couleur considérée sous la raison de lumière. Or, la raison d'aimer le prochain, c'est Dieu; car ce que nous devons aimer dans le prochain, c'est qu'il soit en Dieu'. Il est donc manifeste que l'acte par lequel Dieu est aimé, et celui par lequel est aimé le prochain sont de même espèce. Par conséquent l'habitus de la charité ne s'étend pas seulement à l'amour de Dieu, mais aussi à l'amour du prochain.
Solutions:
1. On peut craindre le prochain, et aussi
l'aimer, de deux manières. Premièrement, pour ce qui lui appartient en propre:
ainsi on redoute un tyran à cause de sa cruauté, ou bien on l'aime parce qu'on
désire acquérir de lui quelque faveur. En ce sens, la crainte de l'homme se
distingue de la crainte de Dieu et de même l'amour. Deuxièmement on craint et
on aime un homme pour ce qu'il y a de Dieu en lui: ainsi l'on redoute la
puissance séculière parce qu'elle a reçu de Dieu la mission de punir les
malfaiteurs, et on l'aime parce qu'elle rend la justice. Ici, la crainte et
l'amour de l'homme ne se distinguent pas de la crainte et de l'amour de Dieu.
2. L'amour se rapporte au bien en général, tandis
que l'honneur se rapporte au bien propre de celui qui est honoré; en effet, on
rend honneur à quelqu'un en témoignage de sa vertu personnelle. C'est pourquoi
l'amour ne connaît pas différentes espèces du fait que la bonté de ceux qu'il
vise est plus ou moins grande, du moment que cette bonté se réfère à un même
bien commun; mais l'honneur, lui, se diversifie selon les mérites particuliers
de chacun. C'est pourquoi nous aimons tous nos proches d'un même amour de
charité, en tant qu'ils se réfèrent à ce bien commun à tous qui est Dieu, mais
nous leur rendons des honneurs différents suivant la vertu propre de chacun. Et
de même, nous rendons à Dieu l'honneur singulier de latrie, à cause de sa vertu
sans pareille.
3. On blâme ceux qui mettent leur espoir dans l'homme comme dans l'auteur principal de leur salut; non ceux qui espèrent en l'homme comme dans un aide au service de Dieu. De même, on serait répréhensible d'aimer son prochain comme sa fin principale, mais non pas de l'aimer à cause de Dieu, ce qui est le propre de la charité.
Objections:
1. Non, semble-t-il. Tout ce que nous devons
aimer de charité est renfermé dans les deux préceptes de la charité, comme on
le voit en S. Matthieu (22, 37). Or ni l'un ni l'autre ne comprend la charité,
puisque la charité n'est ni Dieu, ni le prochain. Donc on ne doit pas aimer de
charité la charité elle-même.
2. La charité, nous l'avons vu, est fondée sur la
communication de la béatitude. Or la charité ne peut pas participer de la
béatitude. Elle ne doit donc pas être aimée de charité.
3. La charité, on l'a dit plus haut, est une
amitié. Or, on ne peut éprouver d'amitié à l'égard de la charité; pas plus qu'à
l'égard de ce qui est accident, parce que la réciprocité d'amour est de
l'essence de l'amitié, et que les choses de cette nature n'en sont pas
capables. Donc la charité ne doit pas être aimée de charité.
Cependant, S. Augustin dit: " Celui qui aime son prochain, par cela seul aime la dilection elle-même. " Mais on aime son prochain de charité. Il est donc logique que la charité aussi soit aimée de charité.
Conclusion:
La charité est un amour. Or l'amour, par la nature de la puissance dont il est l'acte, a le pouvoir de faire retour sur lui-même. En effet, parce que la volonté a pour objet le bien universel, tout ce qui a raison de bien peut être objet de volonté. Et comme le vouloir lui-même est quelque chose de bon, en peut vouloir vouloir. De même l'intelligence, qui a le vrai pour objet, comprend qu'elle comprend, parce que cela aussi c'est quelque chose de vrai. Mais, de plus, l'amour a aussi ce pouvoir de retour sur lui-même en raison de sa nature spécifique: parce qu'il est mouvement spontané de celui qui aime vers l'être aimé. Donc, du fait même que l'on aime quelqu'un, on aime aimer.
Mais la charité, nous l'avons dit, n'est pas seulement un amour, elle a raison d'amitié. Or on aime une chose par amitié de deux manières: comme on aime celui pour qui l'on a de l'amitié et à qui l'on veut du bien; ou comme on aime le bien que l'on veut à son ami. C'est en ce deuxième sens seulement que la charité est aimée par charité, parce que la charité est ce bien que nous souhaitons à tous ceux que nous aimons de charité. Et il en est de même pour la béatitude et pour les autres vertus.
Solutions:
1. Dieu et le prochain sont ceux à qui nous
portons amitié. Mais dans notre amour est contenu l'amour de la charité
elle-même; en effet, nous aimons le prochain et Dieu, en tant que nous aimons
que nous et le prochain aimions Dieu, ce qui est aimer la charité.
2. La charité est cette communication même de la
vie spirituelle qui fait parvenir à la béatitude; on l'aime donc comme le bien
que l'on désire pour tous ceux que l'on aime de charité.
3. Cet argument est valable selon que l'amitié nous fait aimer ceux à qui nous portons de l'amitié.
Objections:
1. Il semble qu'il faille aussi les aimer. C'est
en effet surtout par la charité que nous nous conformons à Dieu. Or Dieu aime
de charité les créatures non raisonnables: " Il aime tout ce qui existe
", dit la Sagesse (11, 24), et tout ce qu'il aime, il l'aime pour
lui-même, lui qui est charité. Donc, nous aussi, nous devons aimer de charité
les créatures sans raison.
2. C'est vers Dieu, par principe, que se porte la
charité, et elle s'étend aux autres êtres en tant qu'ils se réfèrent à Dieu.
Or, de même que la créature raisonnable se réfère à Dieu, parce qu'elle a la
ressemblance de l'image, de même la créature sans raison, parce qu'elle est à
la ressemblance du vestige. La charité s'étend donc aussi aux créatures sans
raison.
3. Dieu est l'objet de la charité comme il est
l'objet de la foi. Or la foi s'étend aux créatures sans raison, car nous
croyons que le ciel et la terre ont été créés par Dieu, que les poissons et les
oiseaux ont été produits à partir de l'eau, et les animaux qui marchent ainsi
que les plantes à partir de la terre. La charité s'étend donc aussi aux
créatures sans raison.
Cependant, l'amour de charité ne s'étend qu'à Dieu et au prochain. Or, sous le nom de prochain, on ne peut comprendre la créature sans raison parce qu'elle n'a pas en commun avec l'homme la vie raisonnable. Donc la charité ne s'étend pas jusqu'à elle.
Conclusion:
La charité nous l'avons vu, est une amitié. Or, par l'amitié, on aime tout d'abord l’ami pour lequel on a de l'amitié; et en second lieu les biens que l'on souhaite à cet ami. Dans le premier sens, il est impossible d'aimer de charité une créature sans raison. Et cela pour trois motifs, dont deux regardent communément l'amitié, qu’on ne peut avoir pour ces créatures.
1° Notre amitié se porte vers celui à qui nous voulons du bien; or, à proprement parler, je ne puis vouloir du bien à une créature dépourvue de raison, car il ne lui appartient pas de posséder à proprement parler du bien; c'est réservé à la créature raisonnable, qui peut seule, par son libre arbitre, user du bien quelle possède. Aussi Aristote déclare-t-il que si nous disons, en parlant des créatures sans raison, qu'il leur arrive du bien ou du mal, c'est seulement par analogie.
2° Toute amitié se fonde sur une communication de vie; " Rien en effet, remarque Aristote n'est plus propre à l'amitié que de vivre ensemble. " Mais les créatures sans raison ne peuvent communier à la vie humaine, qui est la vie selon la raison. Il ne peut donc pas y avoir d'amitié à leur égard, sinon dans un sens métaphorique.
3° La dernière raison est propre à la charité;
celle-ci est fondée en effet sur la communication de la béatitude éternelle,
dont la créature dépourvue de raison n'est pas capable. C'est pourquoi l'amitié
de charité ne peut exister à son endroit.
Cependant, nous pouvons aimer de charité les êtres dépourvus de raison, comme des biens, que nous désirons pour les autres, en tant que, par la charité, nous voulons la conservation de ces êtres pour la gloire de Dieu et l'utilité des hommes. Et de cette façon Dieu aime aussi de charité.
Solutions:
1. Cela répond à la première objection.
2. La ressemblance de vestige ne rend pas apte à
la béatitude, comme la ressemblance de l'image. Donc la comparaison ne vaut
pas.
3. La foi peut s'étendre à tout ce qui est vrai de quelque manière. Au contraire, l'amitié de charité ne concerne que les êtres qui sont destinés à posséder le bien de la vie éternelle. Ce n'est donc paie pareil.
Objections:
1. Il semble que l'homme ne s'aime pas d'un tel
amour, car, dit S. Grégoire, " pour qu'il y ait charité, il faut au moins
être deux ". Donc il n'y a pas de charité à l'égard de soi-même.
2. L'amitié, par définition, implique réciprocité
et égalité, dit Aristote; ce qu'on ne peut pratiquer envers soi-même. Or, nous
l'avons vu, la charité est une amitié. Donc, on ne peut avoir de la charité
envers soi-même.
3. Ce qui appartient à la charité ne peut être
blâmable. " La charité ne fait pas le mal " (1 Co 13, 4). Or, s'aimer
soi-même est chose blâmable, car il est dit (2 Tm 3, 1): " Dans les
derniers jours surviendront des moments difficiles, et les hommes seront
remplis de l'amour d'eux-mêmes. " L'homme ne peut donc pas s'aimer
soi-même d'un amour de charité.
Cependant, au Lévitique (19, 18) il est dit: " Tu aimeras ton ami comme toi-même. " Or nous aimons un ami d'un amour de charité. Nous devons donc aussi nous aimer nous-même d'un amour de charité.
Conclusion:
Puisque la charité est une amitié, nous pouvons en parler de deux manières. Tout d'abord sous la raison commune d'amitié; et en ce sens on doit dire qu'il n'y a pas à proprement parler d'amitié à l'égard de soi-même, mais quelque chose de supérieur à l'amitié, puisque l'amitié implique une certaine union; Denys dit en effetn que " l'amour est une force qui unit "; or, en chacun, par
rapport à soi-même, il y a unité, ce qui est plus que l'union avec autrui. Aussi, de même que l'unité est le principe de l'union, ainsi l'amour que l'on éprouve pour soi-même est la forme et la racine de l'amitié; en effet, nous avons de l'amitié pour d'autres lorsque nous nous comportons envers eux comme envers nous-même. Car, dit Aristote, " les sentiments d'amitié envers autrui viennent de ceux que l'on a envers soi-même ". De même encore n'a-t-on pas de science concernant les principes, mais quelque chose de supérieur: leur intelligence immédiate.
En second lieu, nous pouvons parler de la charité selon sa nature propre, en tant qu'elle est principalement une amitié de l'homme pour Dieu et, par voie de conséquence, pour toutes les créatures qui appartiennent à Dieu. Or, parmi celles-ci, il y a le sujet lui-même, qui a la charité. Ainsi, parmi tout ce qu'il aime de charité comme ressortissant à Dieu, l'homme s'aime lui-même d'un amour de charité.
Solutions:
1. S. Grégoire parle ici de la charité selon la
raison commune d'amitié.
2. La deuxième objection se place au même point
de vue.
3. On blâme ceux qui s'aiment eux-mêmes, quand ils s'aiment selon leur nature sensible à laquelle ils se soumettent. Mais ce n'est pas là s'aimer vraiment selon sa nature raisonnable, de façon à vouloir pour soi les biens qui relèvent de la perfection de la raison. S'aimer de cette façon relève tout à fait de la charité.
Objections:
1. Non, semble-t-il, car nous n'aimons pas
quelqu'un avec qui nous ne voulons pas vivre. Or, ceux qui possèdent la charité
ne veulent pas vivre avec leur corps, selon S. Paul (Rm 7, 24): " Qui me
délivrera de ce corps de mort ", et aussi (1, 23): " Je désire être
dégagé des liens du corps, et être avec le Christ. " Donc notre corps ne
doit pas être aimé de charité.
2. L'amitié de charité est fondée sur la
communication de la jouissance de Dieu. Mais le corps ne peut pas participer à
cette jouissance. Donc, on ne doit pas l'aimer de charité.
3. La charité, puisqu'elle est une amitié, ne
peut se porter que sur des êtres capables d'une réciprocité d'amour. Or notre
corps ne peut pas nous aimer de charité. Donc il ne doit pas être aimé de cette
façon.
Cependant, S. Augustin indique quatre choses que nous devons aimer par charité, et parmi elles notre propre corps.
Conclusion:
Notre corps peut être considéré sous deux aspects: 1° dans sa nature, 2° dans la corruption née du péché et de son châtiment.
Or la nature de notre corps ne vient pas d'un principe mauvais, comme les manichéens l'imaginent, mais elle a été créée par Dieu. C'est pourquoi nous pouvons user du corps pour servir Dieu, comme le prescrit S. Paul (Rm 6, 13): " Faites de vos membres des armes de justice au service de Dieu. " C'est pourquoi de l'amour de charité dont nous aimons Dieu, nous devons aussi aimer notre corps.
Mais nous ne devons pas aimer dans notre corps la souillure du péché, ni la déchéance du châtiment. Nous devons plutôt désirer par la charité qu'il en soit délivré.
Solutions:
1. L'Apôtre ne repoussait pas l'union avec le
corps quant à sa nature; au contraire, sous ce rapport, il ne voulait pas en
être dépouillé, comme il le déclare (2 Co 5, 4): " Nous ne voudrions pas
nous dévêtir, mais revêtir ce second vêtement par-dessus l'autre. " Ce
qu'il voulait, c'est être délivré de l'imprégnation de la convoitise qui
demeure dans le corps, et de sa déchéance qui " appesantit l'âme ",
de telle sorte qu'il ne voit plus Dieu. C'est ce qu'il exprime clairement en
l'appelant: " ce corps de mort ".
2. Quoique notre corps ne puisse pas jouir de
Dieu en le connaissant et en l'aimant, c'est par les oeuvres que nous
accomplissons au moyen du corps que nous pouvons parvenir à la parfaite
jouissance de Dieu. C'est pourquoi, de la jouissance de l'âme rejaillit jusque
dans le corps une certaine béatitude, " une force de santé et d'incorruption
", dit S. Augustin. C'est pourquoi, parce que le corps participe d'une
certaine manière à la béatitude, il peut être aimé d'un amour de charité.
3. La réciprocité d'amour a sa place dans l'amitié que l'on a pour un autre, mais pas dans celle que l'on a pour soi-même, soit par rapport à l'âme, soit par rapport au corps.
Objections:
1. Non, semble-t-il, car il est dit dans le
Psaume (119, 113): " J'ai détesté les impies. " Mais David avait la
charité. Par conséquent la charité doit plutôt faire détester les pécheurs que
les faire aimer.
2. " La preuve de l'amour, dit S. Grégoire,
ce sont les oeuvres que l'on accomplit. " Or, à l’égard des pécheurs, les
justes, loin d'accomplir des oeuvres d'amour, produisent plutôt celles que la
haine inspire: ainsi, dit le Psaume (101, 8): " Dès le matin je mettais à
mort tous les pécheurs du pays "; de même, dans l'Exode (22, 17), le
Seigneur prescrit: " Tu ne laisseras pas en vie les magiciens. " Donc
les pécheurs ne doivent pas être aimés de charité.
3. Il appartient à l'amitié de vouloir et de
souhaiter du bien aux amis. Or, par charité, les saints souhaitent du mal aux
pécheurs, selon cette parole du Psaume (9, 18): " Que les pécheurs aillent
en enfer. " Donc les pécheurs ne doivent pas être aimés de charité.
4. C'est le propre des amis d'avoir les mêmes
joies et le même vouloir. Or la charité ne fait pas vouloir ce que veulent les
pécheurs, ni se réjouir de ce dont ils se réjouissent; c'est plutôt le contraire
qu'elle produit. Donc les pécheurs ne doivent pas être aimés de charité.
5. " C'est le propre des amis de vivre
ensemble ", selon Aristote. Or on ne doit pas vivre avec des
pécheurs: " Sortez donc du milieu de ces gens-là ", dit S. Paul (2 Co
6, 17). On ne doit donc pas aimer les pécheurs de charité.
Cependant, S. Augustin, remarque que, lorsqu'il est prescrit: " Tu aimeras ton prochain ", le mot prochain " désigne manifestement tous les hommes ". Mais les pécheurs ne cessent pas d'être des hommes, car le péché ne détruit pas la nature. Donc les pécheurs doivent être aimés de charité.
Conclusion:
Dans les pécheurs on peut considérer deux choses: la nature et la faute. Par leur nature, qu'ils tiennent de Dieu, ils sont capables de la béatitude, sur la communication de laquelle est fondée la charité, nous l'avons dit. Et c'est pourquoi, selon leur nature, il faut les aimer de charité. Mais leur faute est contraire à Dieu, et elle est un obstacle à la béatitude. Aussi, selon leur faute qui les oppose à Dieu, ils méritent d'être haï s, quels qu'ils soient, fussent-ils père, mère ou proches, comme on le voit en S. Luc (14, 26). Car nous devons haïr les pécheurs en tant qu'il sont tels, et les aimer en tant qu'ils sont des hommes capables de la béatitude. C'est là véritablement les aimer de charité, à cause de Dieu.
Solutions:
1. Le prophète haïssait les impies, en tant
qu'impies, en détestant leur iniquité, qui est leur mal. C'est la haine
parfaite dont il dit (Ps 139, 22): " je les haïssais d'une haine parfaite.
" Or, détester le mal d'un être et aimer son bien ont une même motivation.
Aussi cette haine parfaite relève-t-elle aussi de la charité.
2. Quand des amis tombent dans le péché remarque
Aristote, il ne faut pas leur retirer les bienfaits de l'amitié, aussi
longtemps qu'on peut espérer leur guérison. Il faut les aider à recouvrer la
vertu, plus qu'on ne les aiderait à recouvrer une somme d'argent qu'ils
auraient perdue; d'autant plus que la vertu a plus d'affinité avec l'amitié que
n'en a l'argent. Mais, lorsqu'ils tombent dans une extrême malice et deviennent
inguérissables, alors il n'y a plus à les traiter familièrement comme des amis.
C'est pourquoi de tels pécheurs, dont on s'attend qu'ils nuisent aux autres
plutôt que de s'amender, la loi divine comme la loi humaine prescrivent leur
mort. Cependant, ce châtiment, le juge ne le porte point par haine, mais par
l'amour de charité, qui fait passer le bien commun avant la vie d'une personne.
Et pourtant, la mort infligée par le juge sert au pécheur, s'il se convertit, à
l'expiation de sa faute, et s'il ne se convertit pas, elle met un terme à sa
faute, en lui ôtant la possibilité de pécher davantage.
3. Ces sortes d'imprécations contenues dans
l'Écriture peuvent s'interpréter de trois manières. 1° comme des prédictions,
et non comme des souhaits; ainsi: " Que les pécheurs aillent en enfer
" (Ps 9, 18), signifie: " Ils iront " en enfer. 2° comme des
souhaits; mais alors le désir de celui qui souhaite ne se rapporte pas à la
peine des hommes, mais à la justice de celui qui punit, selon cette parole du
Psaume (58, 11): " Le juste se réjouira en voyant la vengeance "; car
Dieu lui-même, en punissant, " ne se réjouit pas de la perdition des
impies ", dit la Sagesse (1, 33), mais de sa propre justice, selon la
parole du Psaume (11, 7): " Le Seigneur est juste et aime la justice.
" 3° comme un désir d'éloigner le péché et non comme un désir du châtiment
lui-même, ainsi souhaite-t-on que les péchés soient détruits, et que les hommes
vivent.
4. Par la charité nous aimons les pécheurs, non
pour vouloir ce qu'ils veulent, et pour nous réjouir de ce qui les réjouit,
mais pour les amener à vouloir ce que nous voulons, et à se réjouir des choses
dont nous nous réjouissons. De là cette parole de Jérémie (15, 19): " Eux reviendront
vers toi, et toi tu n'auras pas à revenir vers eux. "
5. Les faibles doivent éviter de vivre avec les pécheurs, à cause du danger qu'ils courent d'être pervertis par eux. Au contraire, il faut louer les parfaits, dont il n'y a point à redouter la perversion, d'entretenir des relations avec les pécheurs afin de les convertir. C'est ainsi que le Seigneur mangeait et buvait avec les pécheurs, comme on le voit en S. Matthieu (9, 10). Cependant, tous doivent éviter de fréquenter les pécheurs en s'associant à leurs péchés; c'est ainsi qu'il est dit (2 Co 6, 17): " Sortez du milieu de ces gens-là, et ne touchez rien d'impur " en consentant au péché.
Objections:
1. Oui, semble-t-il, car ce qui est le principe
du péché se trouve surtout chez les pécheurs. Or l'amour de soi est le principe
du péché; c'est lui, nous dit S. Augustin, " qui construit la cité de
Babylone ". Donc les pécheurs s'aiment extrêmement eux-mêmes.
2. Le péché ne détruit pas la nature. Or, il est
de la nature de tout être de s'aimer soi-même; c'est ainsi que même les
créatures sans raison désirent naturellement leur bien propre, comme la
conservation de leur être ou autres choses de ce genre. Les pécheurs s'aiment
donc eux-mêmes.
3. " Le bien, dit Denys, est aimable à tous.
" Or beaucoup de pécheurs se croient bons. Donc beaucoup de pécheurs
s'aiment eux-mêmes.
Cependant, il est dit dans le Psaume (11, 6): " Celui qui aime l'iniquité hait son âme. "
Conclusion:
S'aimer soi-même est, en un sens, commun à tous; en un autre sens, c'est le propre des bons; dans un troisième sens, c'est le propre des méchants. Il est en effet commun à tous d'aimer ce qu'ils regardent comme leur être propre. Or l'homme est dit être quelque chose de deux manières. D'abord selon sa substance et sa nature. C'est ainsi que tous estiment comme un bien qui, leur est commun d'être ce qu'ils sont, c'est-à-dire composés d'âme et de corps. En ce sens, tous les hommes, bons et mauvais, s'aiment eux-mêmes, en ce qu'ils aiment leur propre conservation.
En second lieu, l'homme est dit être quelque chose par ce qu'il a de principal en lui; c'est ainsi qu'on dit du chef d'une cité qu'il est la cité elle-même: d'où vient que ce que font les chefs, la cité est censée le faire. Or, de cette manière, tous les hommes ne pensent pas être ce qu'ils sont. En effet, ce qui est principal dans l'homme, c'est l'intelligence raisonnable; ce qui est secondaire, c'est la nature sensible et corporelle: la première étant appelée par l'Apôtre " l'homme intérieur ", et la seconde " l'homme extérieur " (2 Co 4, 6). Or les bons estiment que le principal en eux est la nature raisonnable ou l'homme intérieur, et, par là, ils s'estiment tels qu'ils sont. Mais les méchants croient que le principal en eux est la nature sensible et corporelle ou l'homme extérieur. C'est pourquoi, ne se connaissant pas eux-mêmes de façon juste, ils ne s'aiment pas vraiment, mais ils aiment seulement ce qu'ils prennent pour eux-mêmes. Au contraire les bons, qui ont d'eux-mêmes une connaissance vraie, s'aiment vraiment eux-mêmes.
Aristote le démontrer par les cinq conditions propres à l'amitié. Chacun des amis, en effet: 1° veut l'existence de son ami, et qu'il vive; 2° il lui veut du bien; 3° il lui fait du bien; 4° il vit avec son ami dans la joie; 5° il n'a qu'un coeur avec lui, partageant ses joies et ses tristesses. Or, c'est ainsi que les bons s'aiment eux-mêmes quant à l'homme intérieur: ils veulent sa conservation dans son intégrité; ils désirent pour lui son bien, qui est le bien spirituel; ils s'emploient à le lui procurer; ils rentrent avec joie dans leur propre coeur, y trouvant les bonnes pensées du présent, le souvenir des biens passés et l'espoir des biens futurs, toutes choses qui les remplissent de joie; de même il n'y a pas entre eux de discorde dans leur volonté, car leur âme est entièrement unifiée dans ses tendances.
Au contraire, les méchants ne veulent pas conserver l'intégrité de l'homme intérieur, ils n'aspirent pas pour lui aux biens spirituels, et ils ne travaillent pas en ce sens; il ne leur est pas agréable de vivre avec eux-mêmes en faisant retour à leur coeur, car ils y trouvent le mal, tant présent que passé et futur, et ils ne peuvent que le détester; ils n'ont pas non plus la paix avec eux-mêmes, puisque leur conscience est remplie de remords, selon ce que Dieu leur dit dans le Psaume (50, 21): " je t'accuserai, et je me tiendrai en face de toi. " On peut aussi prouver de la même manière que les méchants s'aiment eux-mêmes selon la corruption de l'homme extérieur; mais ce n'est pas ainsi que les bons s'aiment eux-mêmes.
Solutions:
1. L'amour de soi qui est le principe du péché
est celui qui est propre aux méchants, et qui va " jusqu'au mépris de Dieu
", dit S. Augustin au même endroit; car les méchants désirent les biens
extérieurs au point de mépriser les biens spirituels.
2. L'amour naturel, s'il n'est pas totalement
détruit chez les méchants, s'y trouve cependant perverti de la manière qui
vient d'être dite.
3. Pour autant qu'ils se croient bons, les méchants participent en quelque chose de l'amour de soi. Mais il n'y a pas là un véritable amour de soi, c'est seulement un amour apparent, lequel n'est même plus possible chez ceux qui sont foncièrement mauvais.
Objections:
1. Il semble que la charité n'impose pas d'aimer
ses ennemis. S. Augustin dit en effet: " Ce bien éminent ",
c'est-à-dire l'amour des ennemis, " ne se rencontre pas en tous ceux que
nous croyons exaucés, lorsqu'ils disent dans la prière: "Pardonnez-nous
nos offenses." " Mais les péchés ne sont pardonnés à personne sans la
charité, car il est écrit aux Proverbes (10, 12): " La charité couvre tous
les péchés. " Il n'est donc pas nécessaire à la charité qu'on aime ses
ennemis.
2. La charité ne détruit pas la nature. Or toute
chose, même l'être dépourvu de raison, hait naturellement son contraire: ainsi
la brebis hait le loup, et l'eau hait le feu. La charité ne fait donc pas que
nous aimions nos ennemis.
3. " La charité ne fait rien de mal "
(1 Co 13, 4). Or il est aussi mal, semble-t-il, d'aimer ses ennemis que de haïr
ses amis. D'où ce reproche adressé par Joab à David (2 S 19, 7): " Tu
aimes ceux qui te haïssent, et tu hais ceux qui t'aiment. " Donc la
charité ne fait pas que l'on aime ses ennemis.
Cependant, le Seigneur dit (Mt 5, 44) " Aimez vos ennemis. "
Conclusion:
Aimer ses ennemis peut s'entendre de trois manières différentes. D'abord dans le sens qu'on les aime en tant qu'ils sont ennemis. Cela est pervers et contraire à la charité, car c'est aimer le mal d'autrui.
En deuxième lieu, on peut envisager l'amour des ennemis en tenant compte de leur nature, donc d'une façon universelle. De ce point de vue l'amour des ennemis est nécessaire à la charité, en ce sens que celui qui aime Dieu et le prochain ne doit pas exclure ses ennemis de son amour universel.
Enfin, l'amour des ennemis peut être envisagé en particulier, c'est-à-dire en ce qu'on est mû de façon particulière à aimer son ennemi. Cela n'est pas nécessaire à la charité de façon absolue, parce qu'il n'est pas nécessaire à cette vertu que nous ayons une dilection spéciale à l'égard de chacun de nos semblables, quels qu'ils soient, parce que ce serait impossible. Toutefois, cette dilection spéciale, à l'état de disposition dans l'âme, est nécessaire à la charité en ce sens que l'on doit être prêt à aimer un ennemi en particulier, si c'était nécessaire.
Mais en dehors du cas de nécessité, que l'on témoigne effectivement de l'amour pour son ennemi, cela appartient à la perfection de la charité. En effet, puisque la charité fait aimer le prochain pour Dieu, plus on aime Dieu, plus on témoigne d'amour envers le prochain, sans être arrêté par son inimitié. Ainsi en est-il lorsqu'on a un grand amour pour un homme en particulier; à cause de cet amour, on se prend à aimer ses enfants, même s'ils sont nos ennemis. Et c'est d'un tel amour que S. Augustin a voulu parler dans la première objection.
Solutions:
1. Cela répond donc à cette objection.
2. Tout être hait naturellement son contraire en
tant que tel. Or nos ennemis nous sont contraires en tant qu'ennemis. Nous
devons donc les haïr comme tels; qu'ils soient nos ennemis ne peut que nous
déplaire. Mais ils ne nous sont pas contraires comme hommes, et comme capables
de la béatitude, et à ce point de vue nous devons les aimer.
3. Aimer ses ennemis, en tant qu'ennemi est chose blâmable; mais ce n'est pas là ce que fait la charité, nous venons de le dire.
Objections:
1. Il semble nécessaire à la charité que l'on
donne des marques et des preuves d'amitié à son ennemi, car il est dit en S.
Jean (1 Jn 3, 18): " N'aimons pas avec des paroles et des discours, mais
par des actes et en vérité. " Or aimer par des actes, c'est donner des
signes et des preuves de son amour. Il est donc nécessaire à la charité que
l'on témoigne ainsi son amour à ses ennemis.
2. Le Seigneur dit à la fois (Mt 5, 44): "
Aimez vos ennemis ", et " Faites du bien à ceux qui vous haïssent.
" Or il est nécessaire à la charité d'aimer ses ennemis. Il faut donc
aussi leur faire du bien.
3. Par la charité nous aimons non seulement Dieu,
mais encore le prochain. Or, dit S. Grégoire: " L'amour de Dieu ne peut
demeurer oisif; s'il existe, il opère de grandes choses; s'il n'agit plus, ce
n'est pas de l'amour. " Donc la charité envers le prochain ne peut exister
sans une action effective. Et comme la charité exige nécessairement que nous
aimions tout prochain, même un ennemi, il est également nécessaire à la charité
que nous étendions même à ceux-ci ces marques extérieures et effectives
d'amour.
Cependant, à propos de cette parole du Seigneur en S. Matthieu: " Faites du bien à ceux qui vous haïssent ", la Glose dit: " Faire du bien à ses ennemis est le comble de la perfection. " Mais ce qui relève de la perfection de la charité n'est pas nécessaire à cette vertu. Donc la charité n'exige pas nécessairement que l'on témoigne à ses ennemis par des signes et par des actes l'amour que l'on a pour eux.
Conclusion:
Les effets et les marques de la charité procèdent de l'amour intérieur et lui sont proportionnés. Or l'amour intérieur envers les ennemis en général est exigé absolument par le précepte; tandis que l'amour pour un ennemi en particulier ne l'est pas absolument, mais seulement comme disposition de l'âme, on vient de le dire. Il faut donc en dire autant des actes ou des témoignages d'affection manifestés à l'extérieur. Car il y a des bienfaits et des marques d'amour que l'on doit donner à son prochain en général; par exemple en priant pour tous les fidèles ou pour tout le peuple, ou bien encore en procurant quelque bienfait à toute la communauté. Être ainsi bienfaisant ou témoigner ainsi de l'amour à des ennemis, est exigé par le précepte; si l'on s'y refusait, ce serait agir par vengeance, à l'encontre de ces paroles du Lévitique (19, 18): " Tu ne te vengeras pas, et tu ne garderas pas rancune aux enfants de ton peuple. "
Mais il y a d'autres bienfaits ou d'autres témoignages d'affection que l'on n'accorde qu'i certaines personnes en particulier. Se comporter ainsi à l'égard de ses ennemis n'est pas nécessaire au salut, sinon quant à la préparation de l'âme, de telle sorte que l'on soit disposé à leur venir en aide en cas de nécessité, selon cette parole des Proverbes (25, 21): " Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger; s'il a soif, donne-lui à boire." Mais qu'en dehors du cas de nécessité quelqu'un accorde des bienfaits de ce genre à ses ennemis, cela relève de la perfection de la charité, qui, non contente " de ne pas se laisser vaincre par le mal ", ce qui est de nécessité, veut encore " vaincre le mal par le bien " (Rm 12, 21), ce qui relève de la perfection: non seulement alors on craint de se laisser entraîner à la haine à cause d'une injure que l'on a reçue, mais encore on s'efforce, en faisant du bien à son ennemi, de se faire aimer de lui.
Solutions:
Tout cela donne la réponse aux Objections.
Objections:
1. Non, semble-t-il. " La charité, dit en effet
S. Augustin, comporte un double amour, celui de Dieu et celui du prochain.
" Or, l'amour des anges n'est pas compris dans l'amour de Dieu, puisqu'ils
sont des substances créées. Il semble qu'il n'est pas non plus compris dans
l'amour du prochain, puisqu'ils ne sont pas de la même espèce que nous. Donc
les anges ne doivent pas être aimés de charité.
2. Les animaux sans raison sont plus proches de
nous que les anges, car nous sommes dans le même genre prochain que les
animaux. Or, on l’a vu nous n'aimons pas les animaux de charité. Donc nous ne
devons pas non plus aimer les anges de cette manière.
3. " Vivre ensemble, dit Aristote, est ce
qui convient le plus proprement à des amis. " Or les anges ne vivent pas
avec nous, et nous ne pouvons pas même les voir. Nous sommes donc incapables
d'avoir pour eux une amitié de charité.
Cependant, S. Augustin nous dite: " S'il faut entendre par le prochain celui envers qui nous avons des devoirs de miséricorde, ou bien encore celui qui remplit envers nous ces devoirs de miséricorde, il est évident que le précepte d'aimer notre prochain s'applique aussi aux anges, dont nous recevons tant de bons offices. "
Conclusion:
L'amitié de la charité, on l'a vu, est fondée sur la communication de la béatitude éternelle, dont les hommes participent avec les anges selon cette parole en S. Matthieu (22, 30): " A la résurrection, les hommes seront comme des anges dans le ciel. " Il est donc évident que l'amitié de charité s'étend aussi aux anges.
Solutions:
1. La dénomination de " prochain " ne
repose pas seulement sur la communauté d'espèce, mais encore sur celle des
bienfaits qui se rapportent à la vie éternelle; et c'est sur cette communauté
qu'est fondée l'amitié de charité.
2. Les animaux sans raison appartiennent au même
genre prochain que nous, par la nature sensible; or ce n'est pas selon cette
nature que nous participons de la béatitude éternelle, mais par l'âme
raisonnable, qui nous fait communiquer avec les anges.
3. Les anges n'entretiennent pas avec nous ces rapports extérieurs qui résultent de la nature sensible. Cependant nous communiquons avec eux par l'esprit; imparfaitement en cette vie, mais de manière parfaite dans la patrie, nous l'avons dit plus haut.
Objections:
1. Oui, semble-t-il. Les anges en effet sont
notre prochain, puisque nous avons en commun avec eux l'esprit. Or nous avons
cela en commun avec les démons, car chez eux les dons naturels, à savoir
l'être, la vie, l'intelligence demeurent dans leur intégrité, selon Denys. Nous
devons donc aimer les démons de charité.
2. Les démons diffèrent des anges bienheureux par
le péché, de la même façon que les hommes pécheurs diffèrent des hommes justes.
Or les hommes justes aiment les pécheurs de charité. Ils doivent donc aussi
aimer les démons de charité. 3. Nous devons aimer de charité, à titre de
prochain, ceux dont nous recevons certains bienfaits, comme le montre le texte
de S. Augustin cité tout à l'heure. Or les démons nous sont utiles en bien des
choses. " En nous tentant ils nous tressent des couronnes ", dit
encore S. Augustin. Par conséquent, nous devons les aimer de charité.
Cependant, Isaïe dit (28, 18): " Elle sera rompue, votre alliance avec la mort; votre pacte avec l'enfer ne tiendra pas. " Or, c'est par charité que se réalise la perfection de la paix et de l'alliance. Donc, nous ne devons pas avoir de charité pour les démons qui sont les habitants de l'enfer et les pourvoyeurs de la mort.
Conclusion:
Comme on l'a dit plus haut, nous devons, en vertu de la charité, aimer dans les pécheurs leur nature, mais haïr leur péché. Or le mot démons désigne une nature déformée par le péché. Et c'est pourquoi les démons ne doivent pas être aimés de charité.
Mais si, cessant d'argumenter à partir de ce mot, on se demande si ces esprits, que l'on appelle démons, doivent être aimés de charité, il faut répondre en distinguant, selon ce qui a été établi précédemment, une double manière d'aimer de charité.
1° On peut aimer un être comme un objet d'amitié. Dans ce sens, nous ne pouvons pas aimer ces esprits d'une amitié de charité, puisqu'il est de l'essence de l'amitié de vouloir le bien de ses amis. Or le bien éternel, objet de la charité, nous ne pouvons pas le vouloir à des esprits que Dieu a damnés pour l'éternité; cela irait contre l'amour envers Dieu, qui nous fait approuver sa justice.
2° On peut aimer un être en ce sens que l'on veut le voir subsister pour le bien d'un autre; nous aimons en vertu de la charité les créatures sans raison, en tant que nous voulons les voir demeurer pour la gloire de Dieu et pour l'utilité des hommes, on l'a vu plus haut. De cette manière nous pouvons aussi aimer de charité la nature des démons, en tant que nous voulons que ces esprits soient conservés dans leurs biens de nature pour la gloire de Dieu.
Solutions:
1. L'esprit des anges n'est pas, comme celui des
démons, dans l'impossibilité de posséder la vie éternelle; et c'est pourquoi
l'amitié de charité qui est fondée sur la communauté de vie éternelle, plutôt
que sur la communauté de nature, s'exerce à l'égard des anges, et non pas à
l'égard des démons.
2. Les hommes pécheurs ont en cette vie la
possibilité de parvenir à la béatitude éternelle; mais cette possibilité, les
damnés de l'enfer ne l'ont plus; aussi doit-on raisonner à leur sujet comme au
sujet des démons.
3. Les avantages qui nous viennent des démons ne sont pas dus à leur intention, mais à l'ordonnance de la providence divine. Et c'est pourquoi nous ne sommes pas engagés de ce fait à avoir de l'amitié pour eux, mais à être les amis de Dieu, qui tourne à notre profit leur intention perverse.
Objections:
1. Il semble que l'énumération de quatre objets à
aimer de charité: Dieu, le prochain, notre corps et nous-même, soit maladroite.
Car selon S. Augustin: " Celui qui n'aime pas Dieu ne s'aime pas lui-même.
" L'amour de Dieu inclut donc l'amour de soi, et il n'y a pas lieu de
distinguer ces deux amours.
2. La partie ne doit pas être divisée par rapport
au tout. Or notre corps est une partie de nous-même. On ne doit donc pas le
mettre à part comme un objet à aimer séparément de nous-même.
3. Si nous avons un corps, notre prochain en a un
aussi. Donc, puisque l'amour dont nous aimons le prochain se distingue de
l'amour dont nous nous aimons nous-même, pareillement l'amour du corps du
prochain doit se distinguer de l'amour de notre propre corps. Il ne convient
donc pas de distinguer quatre objets de la charité.
Cependant, S. Augustin écrit: " Il y a quatre choses à aimer: une qui est au-dessus de nous ", c'est-à-dire Dieu; " une autre qui est nous-même; une troisième qui est près de nous ", c'est-à-dire notre prochain; " une quatrième qui est au-dessous de nous ", c'est-à-dire notre propre corps.
Conclusion:
Comme il a été dit plus haut, l'amitié de charité est fondée sur la communication de la béatitude. Or, dans cette communication, il y a une réalité que l'on doit regarder comme le principe d'où émane la béatitude, c'est Dieu; il y a une autre réalité qui participe directement de cette béatitude, c'est l'homme et l'ange; il y en a enfin une troisième en qui la béatitude dérive par une sorte de rejaillissement, c'est le corps humain. L'être qui communique la béatitude est digne d'être aimé parce qu'il est la cause de la béatitude. Quant à celui qui participe de la béatitude, il peut être aimé pour deux raisons: soit parce qu'il ne fait qu'un avec nous, soit parce qu'il nous est associé dans la participation de la béatitude. A ce titre deux êtres doivent être aimés de charité, selon que l'homme s'aime lui-même et qu'il aime son prochain.
Solutions:
1. Les objets d'amour se diversifient selon que
le sujet aimant se rapporte diversement aux objets à aimer. En ce sens, parce
que l'homme qui aime a une relation différente avec Dieu et avec lui-même, il
faut reconnaître là deux objets d'amour distincts. Et comme l'amour de l'un est
cause de l'amour de l'autre, il suit que si le premier est détruit, l'autre
l'est également.
2. Le siège de la charité est l'âme raisonnable,
celle-ci étant capable de la béatitude. À cette béatitude le corps n'atteint
pas directement, il la reçoit seulement par un certain rejaillissement. Et
c'est pourquoi l'homme, en s'aimant selon son âme raisonnable, partie
principale de son être, aime différemment, selon la charité, lui-même et son
propre corps.
3. L'homme aime son prochain et dans son âme et dans son corps, parce que ceux-ci ,,eiont associés en quelque manière dans la béatitude. C'est pourquoi, du côté du prochain, il n'v a qu'une seule raison d'amour. Le corps du prochain ne doit donc pas être regardé comme un objet qu'il faudrait aimer de façon spéciale.
1. Y a-t-il un ordre dans la charité? - 2. Doit-on aimer Dieu plus que le prochain? - 3. Plus que soi-même? - 4. Doit-on s'aimer soi-même plus que le prochain? - 5. Aimer le prochain plus que son propre corps? - 6. Aimer tel prochain plus qu'un autre? - 7. Doit-on aimer davantage celui qui est le meilleur, ou celui qui nous est le plus uni? - 8. Celui qui nous est uni par le sang? - 9. Doit-on aimer de charité son fils plus que son père? - 10. Sa mère plus que son père? - 11. Son épouse plus que son père ou sa mère? - 12. Son bienfaiteur plus que son obligé? - 13. L'ordre de la charité subsiste-t-il dans la patrie?
Objections:
1. Non, semble-t-il, car la charité est une
vertu; or on n'assigne pas d'ordre dans les autres vertus; il n'y a donc pas à
en assigner non plus dans la charité.
2. De même que l'objet de la foi est la vérité
première, de même l'objet de la charité est le souverain bien. Or on n'assigne
pas d'ordre dans la foi, car on croit également tout ce qu'elle propose; donc,
on ne doit pas en assigner non plus dans la charité.
3. La charité est dans la volonté; or ce n'est
pas à la volonté, mais à la raison qu'il appartient d'ordonner; il n'y a donc
pas lieu d'assigner un ordre à la charité.
Cependant, on lit dans le Cantique des cantiques (2, 4 Vg): " Le roi m'a fait entrer dans le cellier, et il a ordonné en moi la charité. "
Conclusion:
Comme dit Aristote, antérieur et postérieur se disent par rapport à un principe. Or, l'ordre implique de soi un certain mode d'antériorité et de postériorité. Par conséquent, partout où il y a un principe, il y a aussi un ordre. Mais il a été dit plus haut que l'amour de charité tend vers Dieu comme vers le principe de la béatitude, dont la communication fonde l'amitié de charité. Il s'ensuit que, dans les choses qui sont aimées de l'amour de charité, il y a un certain ordre, selon leur relation au premier principe de cet amour, qui est Dieu.
Solutions:
1. La charité tend vers la fin ultime considérée
comme telle, ce qui ne convient à aucune autre vertu, nous l'avons dite. Or, la
fin a raison de principe, dans l'ordre de l'appétition comme dans celui de
l'action, on l'a montré plus haut. De là vient que la charité a éminemment
rapport au premier principe. En conséquence c'est en elle surtout que l'on
rencontre un ordre relativement au premier principe.
2. La foi appartient à la faculté de connaître,
dont l'opération comporte que l'objet connu se trouve exister dans le sujet
connaissant. La charité, en revanche, se situe dans la puissance affective,
dont l'opération consiste en ce que l'âme tend vers les réalités elles-mêmes.
Or, l'ordre réside principalement dans les réalités elles-mêmes, d'où il dérive
jusqu'à notre connaissance. Et c'est pourquoi l'on attribue un ordre à la
charité plutôt qu'à la foi, quoique, d'une certaine manière, il y en ait un
chez celle-ci, en ce sens qu'elle a Dieu pour objet principal, et les autres
choses qui se rapportent à Dieu pour objet secondaires.
3. L'ordre appartient à la raison comme à la faculté qui ordonne, mais il appartient à la faculté appétitive comme à la faculté ordonnée. Et c'est de cette manière qu'un ordre est établi dans la charité.
Objections:
1. Non, semble-t-il car, nous dit S. Jean (1 Jn
4, 20), " celui qui n'aime pas son frère qu'il voit, comment peut-il aimer
Dieu qu'il ne voit pas? " D'où il apparaît que ce qui est le plus visible
est aussi le plus aimable, car la vision est le principe de l'amour, dit
Aristote. Or Dieu est moins visible que le prochain. Il est donc aussi moins
facile à aimer de charité.
2. La ressemblance est cause de l'amour, selon
cette parole de l'Ecclésiastique (13, 15): " Tout être vivant aime son
semblable. " Or il y a plus de ressemblance entre l'homme et son prochain
qu'entre l'homme et Dieu. Donc l'homme aime de charité son prochain plus que
Dieu.
3. Selon S. Augustin, c'est Dieu que la charité
aime dans le prochain. Or Dieu n'est pas plus grand en lui-même que dans le
prochain. Il ne doit donc pas être aimé en lui-même plus que dans le prochain.
Donc, Dieu ne doit pas être aimé plus que le prochain.
Cependant, on doit aimer davantage ce qui nous oblige à haïr certaines choses. Or, à cause de Dieu, nous devons haïr notre prochain, s'il nous détourne de Dieu, selon la parole de S. Luc (14, 26): " Si quelqu'un vient à moi sans haïr5 son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses soeurs, il ne peut être mon disciple. " Nous devons donc aimer de charité Dieu plus que le prochain.
Conclusion:
Toute amitié regarde principalement l'objet où se trouve principalement le bien sur la communication duquel elle est fondée; c'est ainsi que l'amitié politique a surtout égard au chef de l’État, dont dépend tout le bien commun de la cité; et c'est donc à lui surtout que les citoyens doivent fidélité et obéissance. Or, l'amitié de charité est fondée sur la communication de la béatitude, qui réside essentiellement en Dieu comme dans son premier principe, d'où elle dérive en tous les êtres qui sont aptes à la posséder. C'est donc Dieu qui doit être aimé de charité à titre principal et par-dessus tout; il est aimé en effet comme la cause de la béatitude, tandis que le prochain est aimé comme participant en même temps que nous de la béatitude.
Solutions:
1. Un être est cause d'amour de deux manières.
Tout d'abord, comme étant ce qui motive l'amour; et c'est de cette façon que le
bien est cause de l'amour, puisque chaque être est aimé pour autant qu'il est
bon. En second lieu, une chose est cause d'amour, comme le moyen qui le fait
acquérir. Et c'est ainsi que la vision est cause de l'amour, non pas qu'une
chose soit aimable en raison de sa visibilité, mais parce que la vision nous
conduit à l'aimer. Il ne s'ensuit donc pas que ce qui est plus visible est plus
aimable, mais seulement qu'il se présente le premier à nous pour être aimé.
C'est en ce sens que raisonne S. Jean. Parce qu'il est plus visible pour nous,
notre prochain s'offre par priorité à notre amour. " Par ce qu'elle
connaît l'âme apprend à aimer ce qu'elle ne connaît pas ", dit en effet S.
Grégoire. Donc, si quelqu'un n'aime pas son prochain, on pourra en déduire
qu'il n'aime pas Dieu, non parce que le prochain est plus aimable que Dieu,
mais parce qu'il s'offre le premier à notre amour. Au demeurant, Dieu est le
plus aimable, en raison de sa plus grande bonté.
2. La ressemblance que nous avons avec Dieu
précède et cause la ressemblance que nous avons avec le prochain. C'est en
effet parce que nous recevons de Dieu ce que notre prochain en reçoit lui
aussi, que nous sommes semblables à lui. Et c'est pourquoi, au titre de la
ressemblance, nous devons aimer Dieu plus que le prochain.
3. Dieu, considéré en sa substance, est égal à lui-même, où qu'il soit, parce qu'il ne saurait s'amoindrir en existant dans une créature. Cependant, le prochain ne possède pas la bonté de Dieu, comme Dieu la possède, car Dieu la possède essentiellement, tandis que le prochain ne la possède qu'en participation.
Objections:
1. Il semble que l'homme ne doit pas, en vertu de
la charité, aimer Dieu plus que soi-même. Aristote dit en effet: " Les
sentiments d'amitié qu'on a pour autrui viennent des sentiments d'amitié qu'on
a pour soi-même. " Or la cause l'emporte sur l'effet. L'homme a donc plus
d'amitié pour soi-même que pour tout autre. Il en résulte qu'il doit s'aimer
plus que Dieu.
2. On aime une chose, quelle qu'elle soit, en
tant qu'elle est notre bien propre. Or, ce qui est une raison d'aimer est plus
aimé que cela même qui est aimé pour cette raison, comme les principes, qui
sont la raison de connaître, sont aussi ce qui est le plus connu. L'homme
s'aime donc soi-même plus que n'importe quel autre bien qu'il aime. Donc, il
n'aime pas Dieu plus que soi-même.
3. Autant on aime Dieu, autant on aime jouir de
lui. Mais, autant on aime jouir de Dieu, autant on s'aime soi-même, parce que
c'est là le plus grand bien que l'on puisse vouloir à soi-même. Donc l'homme ne
doit pas aimer Dieu de charité plus que soi-même.
Cependant, S. Augustin écrit " Si tu dois t'aimer toi-même, non pour toi-même, mais pour celui en qui se trouve la fin la plus légitime de ton amour, que nul autre homme ne s'irrite si tu l'aimes lui aussi pour Dieu. " Or, en toute chose, ce pourquoi on agit est ce qu'il y a de plus fort. L'homme est donc tenu d'aimer Dieu plus que soi-même.
Conclusion:
Nous pouvons recevoir de Dieu deux sortes de biens: le bien de la nature et celui de la grâce.
Sur la communication des biens naturels que Dieu nous a faite, se fonde l'amour naturel. En vertu de cet amour, non seulement l'homme dans l'intégrité de sa nature aime Dieu plus que toute chose et plus que soi-même, mais encore toute créature aime Dieu à sa manière, c'est-à-dire: ou d'un amour intellectuel (les anges), ou raisonnable (les hommes), ou animal (les animaux), ou à tout le moins naturel, comme les pierres et les autres êtres privés de connaissance. La raison en est que, dans un tout, chaque partie aime naturellement le bien commun de ce tout plus que son bien propre et particulier. Et cela se manifeste dans l'activité des êtres: chaque partie en effet a une inclination primordiale à l'action commune qui se propose l'utilité du tout. Cela apparaît aussi dans les vertus politiques qui font que les citoyens souffrent dommage dans leurs biens et parfois dans leur personne, en vue du bien commun.
A bien plus forte raison le vérifie-t-on dans l'amitié de charité, qui est fondée sur la communication des dons de grâce. Aussi l'homme est-il tenu par la charité d'aimer Dieu, qui est le bien commun de tous, plus que lui-même; en effet, la béatitude réside en Dieu comme dans la source et le principe communs de tous ceux qui peuvent en participer.
Solutions:
1. Aristote parle ici des sentiments d'amitié que
l'on a pour ceux des autres en qui le bien, objet de l'amitié, ne se trouve que
particularisé, et non pas des sentiments d'amitié qui vont à celui en qui ce
bien existe dans sa totalité.
2. La partie aime le bien du tout parce que cela
lui convient; elle ne l'aime pas de telle façon qu’elle rapporte à elle-même le
bien du tout, mais plutôt de telle façon qu'elle se rapporte elle-même au bien
du tout.
3. Désirer jouir de Dieu, c'est aimer Dieu d'un amour de convoitise. Or, nous aimons Dieu par amour d'amitié plus que par amour de convoitise, car le bien divin est plus grand en soi que le bien qui peut résulter pour nous de sa jouissance. C'est pourquoi, absolument parlant, l'homme aime Dieu, de charité, plus que soi-même.
Objections:
1. Il semble que l'homme ne doive pas aimer de
charité soi-même plus que son prochain. Car l'objet principal de la charité,
c'est Dieu, nous venons de le voire. Or il peut se faire que, parmi le
prochain, telle personne soit plus unie à Dieu qu'on ne l'est soi-même. On doit
alors aimer cette personne plus que soi-même.
2. C'est a lui que nous aimons le plus que nous
voulons aussi le plus préserver de tout dommage. Or, par la charité, l'homme
consent à subir lui-même du dommage pour le prochain, selon la parole des
Proverbes (12, 26 Vg): " Celui-là est juste qui, pour un ami, ne prend pas
garde au dommage. " L'homme est donc tenu, en charité, d'aimer autrui plus
que soi-même.
3. La charité, dit S. Paul (1 Co 13, 5), "
ne cherche pas son intérêt ". Or, celui dont nous recherchons davantage le
bien, est celui que nous aimons davantage. Donc, par charité, on ne s'aime pas
soi-même plus que le prochain.
Cependant, il est dit dans le Lévitique (19, 18) et en S. Matthieu (22, 39): " Tu aimeras ton prochain comme toi-même. " On voit par là que l'amour de l'homme pour soi-même est comme le modèle de l'amour qu'il doit avoir pour le prochain. Or le modèle l'emporte sur la copie. L'homme doit donc s'aimer soi-même de charité plus que le prochain.
Conclusion:
Il y a deux éléments dans l'homme sa nature spirituelle et sa nature corporelle. On dit que l'homme s'aime soi-même lorsqu'il s'aime selon sa nature spirituelle comme nous l'avons dit précédemment. Sous ce rapport l'homme est tenu de s'aimer, après Dieu, plus que quiconque. Et cela découle clairement de la raison pour laquelle on aime. En effet, comme nous l'avons vu plus haut, Dieu est aimé comme le principe du bien sur lequel est fondé l'amour de charité; l'homme s'aime soi-même de charité parce qu'il participe de ce bien; quant au prochain, il est aimé parce qu'il lui est associé dans cette participation. Or cette association est un motif d'amour, en tant qu'elle implique une certaine union ordonnée à Dieu. Par conséquence, de même que l'unité l'emporte sur l'union, de même participer soi-même du bien divin est un motif d'aimer supérieur à celui qui vient de ce qu'un autre nous est associé dans cette participation. C'est pourquoi l'homme doit s'aimer soi-même de charité plus que son prochain. Le signe en est que l'homme ne doit pas, pour préserver son prochain du péché, encourir soi-même le mal du péché, qui contrarierait sa participation à la béatitude.
Solutions:
1. L'amour de charité ne se mesure pas seulement
sur l'objet qui est Dieu, mais aussi sur le sujet qui aime 10, l'homme qui
possède la charité; comme d'ailleurs la mesure de toute action dépend en
quelque façon du sujet qui agit. C'est pourquoi, bien qu'un prochain meilleur
soit plus proche de Dieu, cependant, parce qu'il n'est pas aussi proche de
celui qui possède la charité que ce dernier l'est de lui-même, on ne peut pas
en conclure que l'homme doive aimer son prochain plus que soi-même.
2. L'homme doit accepter pour un ami des dommages
corporels; et, ce faisant, il s'aime davantage selon la partie spirituelle de
soi-même, car cela relève de la perfection de la vertu, qui est le bien de
l'âme. Mais, quant à encourir un dommage spirituel en péchant lui-même pour
préserver le prochain du péché, on ne doit pas le faire, comme nous venons de
le dire.
3. " La charité ne cherche pas son intérêt, signifie selon S. Augustin, que la charité préfère le bien commun au bien propre. " Or, pour tout être, le bien commun est plus aimable que son bien propre; c'est ainsi que, pour la partie, le bien du tout est plus aimable que le bien partiel qui est le sien, comme on vient de le dire.
Objections:
1. Il semble que non. En effet, quand on parle du
prochain, on entend le corps de celui-ci. Donc si l'homme est tenu d'aimer son
prochain plus que son propre corps, il est aussi tenu d'aimer le corps de son
prochain plus que son propre corps.
2. L'homme est tenu d'aimer son âme plus que son
prochain, nous venons de le dire. Or notre propre corps est plus proche de
notre âme que ne l'est notre prochain. Nous devons donc aimer notre corps plus
que notre prochain.
3. Chacun expose ce qu'il aime moins, pour sauver
ce qu'il aime davantage. Mais tout homme n'est pas tenu d'exposer son propre
corps pour le salut de son prochain; c'est là seulement le propre des parfaits,
selon cette parole en S. Jean (15, 13): " Il n'y a pas d'amour plus grand
que de donner sa vie pour ses amis. " L'homme n'est donc pas tenu par la
charité d'aimer son prochain plus que son propre corps.
Cependant, S. Augustin affirme " Nous devons aimer notre prochain plus que notre propre corps. "
Conclusion:
Ce qu'on doit aimer le plus par charité, c'est ce qui possède la raison la plus pleine d'amabilité en vertu de la charité, on vient de le dire. Or le motif de l'amour que nous devons avoir pour le prochain, qui est d'être associé à nous dans la possession plénière de la béatitude, est un motif plus fort que la participation à la béatitude par rejaillissement, en quoi réside le motif d'aimer notre propre corps. Et c'est pourquoi, en ce qui intéresse le salut de notre âme, nous devons aimer le prochain plus que notre propre corps.
Solutions:
1. Selon Aristote: " Chaque chose paraît
consister en ce qu'il y a de plus important en elle. " Aussi, lorsqu'on
dit que le prochain doit être aimé plus que notre propre corps, faut-il
entendre qu'il s'agit de son âme, qui est la partie la plus importante de son
être.
2. Notre corps est plus proche de notre âme que
ne l'est notre prochain, si l'on considère la constitution de notre propre
nature. Mais, pour la participation de la béatitude, il y a une relation plus
étroite entre l'âme du prochain et la nôtre qu'entre celle-ci et notre propre
corps.
3. Tout homme est chargé du soin de son propre corps; mais tout homme n'est pas tenu de veiller au salut du prochain, si ce n'est en cas de nécessité. C'est pourquoi la charité n'exige pas nécessairement qu'on expose son corps pour le salut du prochain, hormis le cas où l'on est tenu de pourvoir à son salut. Si en dehors de ce cas, quelqu'un s'offre spontanément pour cela' cela appartient à la perfection de la charité.
Objections:
1. Non, semble-t-il. S. Augustin dit en effet: "
Tous les hommes doivent être aimés également. Mais comme il ne t'est pas
possible d'être utile à tous, tu dois t'intéresser de préférence à ceux qui en
raison des circonstances de lieu, de temps, ou pour d'autres motifs, ont en
partage de se trouver plus proches de toi. " Tel prochain n'a donc pas à
être aimé davantage qu'un autre.
2. S'il n'y a qu'une seule et même raison d'aimer
diverses personnes, on ne doit pas les aimer de façon inégale. Or il n'y a
qu'une seule raison d'aimer tous ceux qui sont notre prochain, et c'est Dieu,
dit S. Augustin. Nous devons donc aimer également tous ceux qui sont notre
prochain.
3. " Aimer, dit Aristote, c'est vouloir du
bien à quelqu'un. " Or c'est un bien égal, la vie éternelle, que nous
voulons à tous ceux qui sont notre prochain. Donc nous devons les aimer tous
également.
Cependant, on doit d'autant plus aimer quelqu'un que l'on pèche plus gravement en agissant contre cet amour. Or, c'est un péché plus grave d'agir contrairement à l'amour de certaines personnes que d'agir contrairement à l'amour de certaines autres. De là ce précepte du Lévitique (20, 9): " Quiconque maudira son père ou sa mère sera puni de mort ", ce qui n'est pas prescrit pour ceux qui maudissent d'autres personnes. Donc il y a des personnes, parmi notre prochain, que nous devons aimer plus que les autres.
Conclusion:
Il y a deux opinions à ce sujet. Certains en effet ont dit que tous ceux qui sont notre prochain doivent être aimés également quant aux sentiments d'affection, mais non quant aux effets extérieurs. Ils estiment que l'ordre de la charité doit s'entendre des bienfaits extérieurs, que nous devons procurer à nos proches plutôt qu'aux étrangers, et non de l'affection intérieure, que nous devons accorder également à tous, même à nos ennemis.
Mais cette opinion n'est pas raisonnable. En effet, l'affection de la charité, qui est une inclination de la grâce, n'est pas moins bien ordonnée que l'appétit naturel, qui est une inclination de la nature; car l'une et l'autre de ces inclinations procèdent de la sagesse divine. Or nous voyons que, dans les réalités naturelles, l'inclination de la nature est proportionnée à l'acte ou au mouvement qui convient à la nature de chaque être; ainsi la terre a-t-elle une plus forte attirance de pesanteur que l'eau, puisqu'il lui revient d'être au-dessous de l'eau. Il faut donc que l'inclination de la grâce, qui est l'affection de la charité, soit proportionnée aux actes qui doivent être produits à l'extérieur, de telle sorte que nous ayons des sentiments de charité plus intenses pour ceux à l'égard desquels il convient que nous soyons davantage bienfaisants.
Ainsi donc, il faut conclure que, même sous le rapport de l'affection, il faut que notre amour du prochain soit plus grand pour celui-ci que pour un autre. Et en voici la raison: puisque Dieu et celui qui aime sont les principes de l'amour, il est nécessaire qu'il v ait un plus grand sentiment de dilection, selon que celui qui en est l'objet est plus rapproché de l'un de ces deux principes. Partout en effet où il y a un principe, l'ordre se mesure par rapport à ce principe, nous l'avons dit.
Solutions:
1. Dans l'amour, il peut y avoir inégalité de deux manières. D'abord, du côté du bien que nous souhaitons à un ami. A ce point de vue, nous aimons tous les hommes également par la charité, puisqu'à tous nous souhaitons un même genre de bien: la béatitude éternelle. En second lieu, on peut parier de dilection plus grande en raison de l'intensité plus grande de l'acte d'amour. Et en ce sens il ne faut pas aimer également tous les hommes.
Une autre réponse consiste à dire que, dans notre
amour à l'égard de plusieurs personnelle il peut y avoir deux sortes
d'inégalités. La première consiste à aimer les uns et à ne pas aimer les
autres. Cette inégalité doit s'observer dans la bienfaisance, car il nous est
impossible de faire du bien à tous; mais elle ne doit pas exister dans la
bienveillance de l'amour. La seconde inégalité consiste à aimer les uns plus
que les autres. S. Augustin, dans le texte cité, n'entend pas exclure celle-ci,
mais seulement la première; cela ressort avec évidence de ce qu'il dit à propos
de la bienveillance.
2. Tous ceux qui sont notre prochain ne sont pas
dans le même rapport avec Dieu, mais certains sont plus proches de lui, parce
qu'ils sont meilleurs. Ceux-là, on doit les aimer de charité plus que d'autres
qui sont moins proches de Dieu.
3. Cette objection est prise de la mesure de l'amour relative au bien que nous souhaitons à nos amis.
Objections:
1. Nous devons aimer plutôt les meilleurs. Car on
doit aimer ce qui ne peut être haï sous aucun rapport, plutôt que ce qui doit
être haï sous un certain rapport, tout comme est plus blanc ce qui est moins
mélangé de noir. Or, les personnes qui nous tiennent de plus près doivent être
sous quelque rapport l'objet de notre haine, puisqu'il est écrit en S. Luc (14,
26): " Si quelqu'un vient à moi sans haïr son père et sa mère, etc.
", tandis que l'on ne doit haïr à aucun titre ceux qui sont bons. Donc, il
semble que ceux qui sont meilleurs doivent être aimés plus que ceux qui nous
sont davantage unis.
2. C'est par la charité que l'homme devient le
plus semblable à Dieu. Mais Dieu aime davantage celui qui est meilleur. Donc
l'homme aussi doit par la charité aimer celui qui est meilleur, de préférence à
ses proches.
3. En toute amitié, ce que l'on doit aimer
davantage, c'est ce qui tient de plus près au fondement même de cette amitié;
par l'amitié naturelle, en effet, nous aimons davantage ceux qui nous sont le
plus unis selon la nature, comme les parents et les enfants. Or l'amitié de
charité est fondée sur la communication de la béatitude à laquelle les
meilleurs se rattachent davantage que nos plus proches. Donc, en vertu de la
charité, nous devons aimer ceux qui sont les meilleurs, plus que ceux qui nous
tiennent de plus près.
Cependant, S. Paul dit (1 Tm 5, 8) " Si quelqu'un ne prend pas soin des siens, surtout de ceux qui vivent avec lui, il a renié sa foi: il est pire qu'un infidèle. " Or l'affection intérieure de la charité doit correspondre à son effet extérieur. Donc, nous devons aimer nos proches de charité, plus que les meilleurs.
Conclusion:
Tout acte doit être proportionné à son objet et à l'agent qui le produit: de son objet il tire son espèce; de la force de l'agent, son degré d'intensité. C'est ainsi qu'un mouvement est spécifié par le terme vers lequel il tend, et qu'il doit la rapidité de son allure à l'aptitude du mobile et à la force du moteur. Ainsi donc, un amour est spécifié par son objet, et son intensité vient de celui qui aime.
Or l'objet de l'amour de charité c'est Dieu, et celui qui aime c'est l'homme. D'où il suit que, du point de vue de la spécification de l'acte, la différence à mettre dans l'amour de charité à l'égard du prochain doit se prendre par rapport à Dieu; ce qui signifie qu'à celui qui est plus rapproché de Dieu nous voulons par la charité un plus grand bien. Et en effet, si le bien que la charité veut à tous, et qui est la béatitude éternelle, est un même bien en soi, ce bien a cependant divers degrés selon les diverses participations de la béatitude; et il convient à la charité de vouloir que la justice de Dieu, pour laquelle les meilleurs participent de la béatitude d'une manière plus parfaite, soit observée. Cela concerne l'espèce de l'amour, car nos amours sont spécifiquement distincts selon les biens différents que nous souhaitons à ceux que nous aimons.
Mais l'intensité de l'amour doit se prendre du côté de l'homme qui aime. De ce point de vue l'homme aime ceux qui lui sont le plus proches, relativement au bien pour lequel il les aime, d'un amour plus intense que celui dont il aime les meilleurs, relativement à un bien plus grand.
On peut ici remarquer encore une autre différence. Parmi ceux qui nous tiennent de près, il en est qui nous sont plus proches par leur naissance, qu'ils ne peuvent renier puisqu'ils tiennent d'elle ce qu'ils sont. Au contraire, la bonté de la vertu, par laquelle certains s'approchent de Dieu, peut s'acquérir et disparaître, augmenter et diminuer, comme le montre ce qui précède v. Et c'est pourquoi je puis, par charité, désirer que celui qui m'est plus proche soit meilleur qu'un autre, et qu'ainsi il puisse parvenir à un degré plus grand de béatitude.
Il est encore une autre façon d'aimer davantage de charité ceux qui nous touchent de plus près, parce que nous les aimons de plusieurs manières. Ceux qui ne nous tiennent par aucun lien, nous ne les aimons que par l'amitié de charité. Ceux au contraire oui nous sont proches, nous avons vis-à-vis d'eux d'autres affections d'amitié correspondant à la nature du lien qui les rattache à nous. Et puisque le bien sur lequel se fonde toute autre amitié honnête s'ordonne, comme à sa fin, au bien sur lequel se fonde la charité, il s'ensuit que la charité commande aux actes de toutes les autres amitiés; comme l'art qui a pour objet la fin commande aux arts qui ont pour objet tout ce qui est ordonné à la fin. De la sorte, le fait d'aimer quelqu'un parce qu'il est notre parent, notre proche, ou notre concitoyen, ou pour tout autre motif valable et pouvant être ordonné au but de la charité, peut être commandé par la charité. C'est ainsi que la charité, tant en son activité propre que dans les actes qu'elle commande, nous fait aimer de plusieurs manières ceux qui nous tiennent de plus près.
Solutions:
1. Il ne nous est pas commandé de haïr nos
proches parce qu'ils sont nos proches, mais seulement parce qu'ils nous
empêchent d'être à Dieu; car en cela ils ne sont plus nos proches, mais nos
ennemis, selon cette parole en S. Matthieu (10, 36): " Chacun a pour
ennemis les gens de sa maison. "
2. La charité fait que l'homme se rend conforme à
Dieu proportionnellement, en ce sens que l'homme se comporte à l'égard de ce
qui lui revient, comme Dieu se comporte à l'égard de ce qui lui revient. Il y a
en effet des choses que nous pouvons vouloir, en vertu de la charité, parce
qu'elles nous conviennent; Dieu, cependant ne les veut pas, parce qu'il ne lui
convient pas de les vouloir, comme il a été dit antérieurement, lorsqu'il s'est
agi de la bonté de la volonté.
3. La charité ne produit pas seulement son acte à la mesure de son objet, mais aussi à la mesure du sujet qui aime, nous l'avons dit; d'où il arrive qu'un plus proche soit aimé davantage.
Objections:
1. Il semble qu'on ne doit pas aimer davantage
celui qui nous est uni par le sang. En effet, il est écrit dans les Proverbes
(18, 24): " Il y a des amis qui sont plus chers qu'un frère. " Et
Valère Maxime dit: " Le lien de l'amitié est très puissant, et il ne le
cède en rien au lien du sang. Il est même plus sûr et plus éprouvé que
celui-ci, qui ne résulte que du hasard de la naissance, tandis qu'il est
l'effet d'un jugement réfléchi et d'une volonté libre. " Donc, ceux qui
nous sont liés par le sang n'ont pas à être aimés plus que les autres.
2. S. Ambroise dit: " Je ne vous aime pas
moins, vous que j'ai engendrés dans l'Évangile, que si je vous avais mis au
monde dans le mariage; car la nature n'aime pas plus fortement que la grâce. Et
ceux que nous pensons devoir être éternellement avec nous, nous devons
certainement les aimer plus que ceux qui sont avec nous en ce monde seulement.
" Par conséquent nous ne devons pas aimer ceux qui nous sont unis par le
sang plus que ceux qui nous sont unis par d'autres liens.
3. " La preuve de l'amour, ce sont les
oeuvres que fait l'amour ", dit S. Grégoire. Or nous sommes plus tenus
d'agir, par amour, à l'égard de certaines personnes, qu'à l'égard même de nos
consanguins; c'est ainsi qu'à l'armée on doit obéir à son chef plus qu'à son
père. Donc ceux qui nous sont unis par le sang ne sont pas ceux que nous devons
aimer le plus.
Cependant, dans les préceptes du décalogue il est spécialement commandé d’aimer ses parents, ainsi qu'il apparaît dans l’Exode (20, 12). Nous devons donc plus spécialement aimer ceux qui nous sont plus unis par le sang.
Conclusion:
Comme nous venons de le dire: " Ceux qui nous sont le plus proches sont davantage aimés de charité, tant parce qu'ils sont aimés plus intensément que parce qu'ils sont aimés pour plusieurs raisons. Or l'intensité de l'amour dépend de l'union de l'être aimé avec l'être aimant. C’est pourquoi l'amour qui se rapporte à diverses personnes doit se mesurer aux différentes raisons d'être uni à elles, de telle sorte que l'on aime telle personne plus qu'une autre selon le type de relation en laquelle nous l'aimons. D'autre part, un amour ne peut être comparé à un autre qu’en comparant le genre de relation qui fonde l’un à celui qui fonde l'autre.
Ainsi donc faut-il dire que l'amitié de ceux qui sont du même sang est fondée sur la communauté de l'origine naturelle, celle qui unit des concitoyens sur la communauté civile, celle qui unit des soldats sur la communauté guerrière. C'est pourquoi, en ce qui concerne la nature, nous devons aimer davantage nos parents; en ce qui touche aux relations de la vie civile, nos concitoyens; et enfin, en ce qui concerne la guerre, nos compagnons d'armes. Ce qui fait dire à Aristote: " A chacun il faut rendre ce qui lui revient en propre et répond à sa qualité. Et c'est ce qui se pratique généralement: c’est la famille que l'on invite aux noces; de même, envers ses parents, le premier devoir apparaîtra d'assurer leur subsistance, ainsi que l'honneur qui leur revient. " Et ainsi en est-il dans les autres amitiés.
Maintenant, si l'on compare une union à une autre, il est manifeste que l'union fondée sur l'origine naturelle a la priorité et est aussi la plus stable parce qu'elle tient à la substance de notre être, tandis que les autres liens sont surajoutés et peuvent disparaître. C'est pourquoi l'amitié de ceux qui sont d'un même sang est la plus stable. Toutefois, les autres amitiés peuvent prévaloir sur celle-ci, en ce qui est propre à chacune d'elles.
Solutions:
1. L'amitié de compagnonnage se contracte par une
élection personnelle, dans le domaine de ce qui est soumis à notre choix, par
exemple dans celui de l'action; une telle amitié l'emporte sur celle qui est
fondée sur les liens du sang en ce sens que, pour l'action, nous nous accordons
plutôt avec nos compagnons de travail qu'avec nos parents. Cependant, l'amitié
à l'égard de nos parents est plus stable, parce qu'elle existe plus
naturellement; et elle l'emporte dans les choses qui concernent la nature.
Aussi sommes nous tenus davantage à pourvoir aux nécessités de nos parents.
2. S. Ambroise parle de l'amour qui vise les
bienfaits ayant trait à la communication de la grâce, c'est-à-dire à
l'éducation morale. Dans cet ordre, en effet, l'homme doit plutôt subvenir aux
fils spirituels engendrés par lui spirituellement, qu'à ses fils selon la
chair; encore qu'il doive se soucier davantage de ceux-ci pour les secours
corporels.
3. Le fait d'obéir dans le combat au chef de l'armée plutôt qu'à son père ne prouve pas que le père soit moins aimé absolument parlant; cela prouve seulement qu'il est moins aimé à un point de vue particulier, c'est-à-dire dans l'ordre de l'amour fondé sur la communauté des armes.
Objections:
1. Il semble qu'on doit aimer davantage son fils.
En effet, nous devons aimer davantage celui à qui nous devons faire le plus de
bien. Or nous devons faire plus de bien à nos enfants qu'à nos parents, selon
cette parole de l'Apôtre (2 Co 12, 14): " Ce n'est pas aux enfants à
thésauriser pour les parents, mais aux parents pour les enfants. " On doit
donc aimer davantage ses enfants.
2. La grâce perfectionne la nature. Or.
naturellement, les parents aiment leurs enfants plus qu'ils ne sont aimés
d'eux, comme le remarque Aristote. Donc, nous devons aimer nos enfants plus que
nos parents.
3. Par la charité, les affections de l'homme se
conforment à celles de Dieu. Or, Dieu aime ses enfants plus qu'il n'est aimé
d'eux. Donc nous aussi, devons aimer nos enfants plus que nos parents.
Cependant, S. Ambroise dit " D'abord, c'est Dieu qui doit être aimé, ensuite les parents, puis les enfants, enfin les familiers. "
Conclusion:
Comme nous l'avons dit plus haut, le degré de l'amour peut s'apprécier de deux manières.
1° Par rapport à l'objet: et, à ce point de vue, on doit aimer davantage ce qui représente un bien plus excellent et ce qui a le plus de ressemblance avec Dieu. De la sorte, le père doit être aimé plus que le fils, parce que nous aimons notre père au titre de principe, et que le principe représente un bien plus éminent et plus semblable à Dieu.
2° Les degrés de l'amour se prennent du côté de celui qui aime, et, sous ce rapport, on aime davantage celui auquel on est plus uni. A ce point de vue, le fils doit être plus aimé que le père, dit Aristote pour quatre motifs: 1) Parce que les parents aiment leurs enfants comme étant quelque chose d'eux-mêmes, alors que le père n'est pas quelque chose du fils, ce qui fait que l'amour du père pour son fils se rapproche davantage de l'amour qu'il a pour lui-même. 2) Parce que les parents savent mieux quels sont leurs enfants que l'inverse. 3) Parce que le fils est plus proche de son géniteur, dont il est en quelque sorte une partie, que le père lui-même ne l'est de son fils, pour qui il est un principe. 4) Parce que les parents ont aimé depuis plus longtemps, car le père commence tout de suite à aimer son fils, tandis que le fils ne commence à aimer son père qu'après un certain temps. Or l'amour est d'autant plus fort qu'il est plus ancien, selon cette parole de l'Ecclésiastique (9, 10): " N'abandonne pas un vieil ami, le nouveau ne le vaudra pas. "
Solutions:
1. Au principe est due soumission, respect et
honneur; à l'effet revient proportionnellement, de la part du principe,
influence et assistance. Et c'est pourquoi les enfants doivent surtout honorer
leurs parents; tandis que les parents doivent surtout assister leurs enfants.
2. Le père aime naturellement plus son enfant, en
tant que celui-ci lui est uni. Mais l'enfant aime naturellement plus son père,
en tant que celui-ci représente un principe supérieur.
3. Comme dit S. Augustin: " Dieu nous aime pour notre avantage et pour sa gloire. " Voilà pourquoi le père étant pour nous un principe, comme Dieu lui-même, il revient proprement au père d'être honoré par ses enfants, et au fils d'être assisté matériellement par ses parents. Toutefois, en cas de nécessité, le fils est obligé, en raison des bienfaits reçus, d'assister ses parents avec générosité.
Objections:
1. Il semble que l'on doit aimer davantage sa
mère: " Dans la génération, dit en effet Aristote, la femme donne le
corps. " Or l'homme ne doit pas l'âme à son père, mais à Dieu q ' ni la
crée, comme nous l'avons dit dans la première Partie. L'homme reçoit donc plus
de sa mère que de son père. Il doit donc aimer sa mère plus que son père.
2. On doit aimer davantage celui qui vous chérit
davantage. Or la mère chérit son enfant plus que ne fait le père: " Ce
sont les mères, dit Aristote, qui aiment le plus leurs enfants. " Elles
souffrent davantage dans la génération, et elles savent mieux que les pères que
leurs enfants sont issus d'elles. La mère doit donc être plus aimée que le
père.
3. Nous devons avoir une plus grande affection
pour celui qui s'est donné plus de peine pour nous, selon cette parole de S.
Paul (Rm 16, 6): " Saluez Marie, qui s'est bien fatiguée pour nous. "
Or la mère se donne plus de mal que le père, tant pour engendrer les enfants
que pour les éduquer; c'est pourquoi il est dit dans l'Ecclésiastique (7, 27):
" N'oublie jamais ce qu'a souffert ta mère. " L'homme doit donc aimer
sa mère plus que son père.
Cependant, S. Jérôme nous dit " Après Dieu qui est le père de tous, il faut aimer son père ", et ensuite seulement il fait mention de la mère.
Conclusion:
En ces sortes de comparaisons, ce qui est affirmé doit être compris essentiellement. Il s'agit de savoir si le père, considéré en tant que père, doit être plus aimé que la mère, considérée comme telle. Dans les cas de ce genre, en effet, il peut y avoir une si grande différence de vertu et de malice chez ceux que l'on doit aimer que l'amitié en soit détruite ou du moins affaiblie, dit Aristote. Et c'est pour cela qu'au dire de S. Ambroise " les bons serviteurs doivent être préférés aux mauvais fils ". Mais, à parler essentiellement, le père doit être plus aimé que la mère. En effet, le père et la mère sont aimés comme étant les principes de notre naissance naturelle. Or, le père est plus excellemment principe que la mère, car il l'est au titre d’agent, tandis que la mère est plutôt un principe passif, ou matériel. Voilà pourquoi à parler essentiellement, il faut aimer davantage le père.
Solutions:
1. Dans la génération humaine, la mère fournit la
matière, encore informe, du corps. Or cette matière est informée par la vertu
formatrice qui se trouve dans la semence paternelle. Et quoique cette vertu ne
puisse pas créer l'âme raisonnable, elle dispose la matière corporelle à la
réception de cette forme.
2. Ce qui est dit dans l'objection se réfère à
une autre raison d'amour. Car l'amitié que nous avons pour quelqu'un qui nous
aime est d'une autre espèce que l'amitié par laquelle nous aimons celui qui
nous engendre. Or présentement, il s'agit de l'amitié que nous devons à notre
père et à notre mère considérés comme principes de notre génération.
3. La réponse est évidente.
Objections:
1. Il semble que l'homme doive aimer davantage
son épouse. Nul, en effet, n'abandonne une chose si ce n'est pour une autre qu'il
préfère. Or, il est dit dans la Genèse (2, 24) que, pour son épouse, "
l'homme quittera son père et sa mère ". L'homme doit donc aimer son épouse
plus que son père et sa mère.
2. " Les maris, dit S. Paul, doivent aimer
leur femme comme ils s'aiment eux-mêmes ", (Ep 5, 28.33). Or l'homme doit
s'aimer lui-même plus que ses parents. Donc, il doit aimer son épouse plus que
ses parents.
3. Là où il y a plus de motifs d'aimer il doit y
avoir aussi plus d'amour. Mais, dans l'amitié pour une épouse, il y a plusieurs
motifs d'amour. Aristote dit en effet: " Dans cette amitié semblent se
trouver l'utilité, le plaisir et aussi la vertu, si les époux sont vertueux.
" Par conséquent on doit avoir plus d'amour pour son épouse que pour ses
parents.
Cependant, S. Paul dit (Ep 5,28): " Les maris doivent aimer leur femme comme leur propre corps. " Mais l'homme doit aimer son corps moins que le prochain, nous l'avons ditp. Or, parmi nos proches, ce sont nos parents que nous devons aimer le plus. Donc, l'amour des parents doit l'emporter sur celui de l'épouse.
Conclusion:
Nous l'avons dit, le degré de l'amour se prend et de la nature du bien, et de l'union à celui qui aime. Selon la nature du bien, objet de l'amour, les parents doivent être aimés plus que l'épouse, parce qu'on les aime en tant que principes, et comme représentant un bien supérieur. Mais sous le rapport de l'union, c'est l'épouse qui doit être aimée davantage, parce qu'elle est conjointe à son mari comme existant avec lui dans une seule chair, selon cette parole en S. Matthieu (19, 6): " Ainsi, ils ne sont plus deux, mais une seule chair. " Et c'est pourquoi l'épouse est aimée plus ardemment; mais aux parents on doit témoigner plus de respect.
Solutions:
1. Ce n'est pas en toutes choses que l'homme
délaissera son père et sa mère pour son épouse; car il est des circonstances où
l'homme doit venir en aide à ses parents plus qu'à son épouse. Mais c'est en ce
qui concerne l'union conjugale et la cohabitation que l'homme abandonne tous
ses parents pour s'attacher à sa femme.
2. Dans ces paroles de S. Paul il ne faut pas
entendre que l'homme doive aimer son épouse à l'égal de lui-même. Elles
signifient que l'amour qu'il a pour lui-même est le motif de celui qu'il a pour
son épouse.
3. Même dans l'amitié pour les parents on trouve
de multiples raisons d'aimer. Et, pour une part, sous le rapport du bien que
l'on aime, ces raisons l'emportent sur celles que l'on a d'aimer sa femme. En
revanche, du point de vue de l'union qu'il faut réaliser avec elle, ce sont ces
dernières qui l'emportent.
4. Dans le texte de S. Paul cité Cependant, la conjonction " comme " ne doit pas s'entendre comme exprimant une égalité, mais le motif de l'amour. C'est en effet, principalement en raison de l'union charnelle que l'homme aime son épouse.
Objections:
1. Il semble que l'on doit aimer son bienfaiteur
plus que celui à qui l'on fait du bien. S. Augustin dit en effet: " Rien
ne provoque davantage à devoir être aimé que d'aimer le premier. Il est bien
dur en effet le coeur de celui qui ne voulant pas aimer le premier refuse
d'aimer en retour. " Or, nos bienfaiteurs sont les premiers à nous
témoigner leur amour par le bienfait de leur charité. Donc, c'est eux que nous
devons aimer davantage.
2. On doit d'autant plus aimer quelqu'un qu'on
pèche plus gravement en cessant de l'aimer, ou en agissant contre lui. Or, on
pèche plus gravement en cessant d'aimer un bienfaiteur ou en agissant contre
lui, qu'en cessant d'aimer celui à qui on a fait du bien jusqu'alors. Donc il
faut aimer ceux qui nous font du bien, plus que ceux à qui nous en faisons
nous-mêmes.
3. Entre tout ce que nous devons aimer, c'est
Dieu que nous devons aimer le plus; et, après lui, notre père, dit S. Jérôme.
Or, ce sont là nos deux plus grands bienfaiteurs. Donc, c'est le bienfaiteur
qu'on doit aimer davantage.
Cependant, Aristote remarque: " Les bienfaiteurs paraissent aimer leurs obligés plus que ceux-ci leurs bienfaiteurs. "
Conclusion:
Nous l'avons dit précédemment, on aime davantage un être pour deux raisons: ou parce qu'il représente une plus excellente raison de bien, ou à cause d'une union plus étroite. Du premier point de vue, c'est le bienfaiteur qui doit être aimé davantage, parce qu'étant principe de bien pour celui qui reçoit le bienfait, il a en lui-même la raison d'un bien plus excellent, comme nous l'avons dit au sujet du père.
Du second point de vue, c'est au contraire ceux à qui nous faisons du bien que nous aimons davantage, comme Aristote le prouve par quatre raisons. 1° Parce que celui qui reçoit le bienfait est comme l'oeuvre du bienfaiteur; ainsi a-t-on coutume de dire de quelqu'un: " C'est la créature d'un tel. " Or il est naturel à chacun d'aimer son oeuvre comme nous le voyons chez les poètes qui aiment leurs poèmes; et cela parce que tout être aime son être et sa vie, laquelle se manifeste surtout par son action.
2° Parce que chacun aime naturellement ce en quoi il voit son propre bien. Il est vrai que le bienfaiteur et l'obligé trouvent l'un dans l'autre réciproquement un certain bien; mais le bienfaiteur voit dans l'obligé son bien honnête; l'obligé dans le bienfaiteur voit son " bien utile ". Or la considération du bien honnête apporte plus de joie que celle du bien utile; soit parce que ce bien est plus durable, car l'utilité passe vite et le seul souvenir d'un bien passé n'égale pas la joie d'un bien présent; soit parce que nous pensons avec plus de joie aux bonnes actions que nous avons faites qu'aux bons services que nous avons reçus des autres.
3° Parce qu'il appartient d'agir à celui qui aime; il veut en effet le bien de celui qu'il aime, et il le fait; celui-ci au contraire reçoit. Et c'est pourquoi il appartient au plus excellent d'aimer. D'où il résulte que c'est au bienfaiteur d'aimer davantage.
4° Parce qu'il en coûte plus de faire du bien que d'en recevoir. Or, nous aimons davantage ce qui nous a coûté davantage, alors que nous dédaignons en quelque sorte ce qui nous arrive sans effort.
Solutions:
1. C'est le bienfaiteur qui incite son obligé à
l'aimer, tandis qu'il se porte lui-même à aimer son obligé, d'un élan spontané
sans être provoqué par lui. Or, ce qu'on fait par soi-même l'emporte sur ce qui
vient d'un autre.
2. L'amour de l'obligé envers son bienfaiteur a
davantage raison de dette, et c'est pourquoi son contraire donne lieu à un
péché plus grand. Mais l'amour du bienfaiteur pour l'obligé est plus spontané,
et par cela même plus prompt.
3. Dieu aussi nous aime plus que nous ne l'aimons; et les parents aiment leurs enfants plus qu'ils ne sont aimés d'eux. Toutefois, il ne s'impose pas que nous aimions n'importe quels obligés plus que n'importe quels bienfaiteurs. C’est ainsi que nous préférons ceux dont nous avons reçu les plus grands bienfaits, c'est-à-dire Dieu et nos parents, à ceux qui ont reçu de nous des bienfaits moindres.
Objections:
1. Non, semble-t-il. S. Augustin dit " La
charité parfaite consiste à aimer plus les biens meilleurs, et moins les biens
moindres. " Or dans la patrie régnera la charité parfaite. On y aimera
donc les meilleurs plus que soi-même ou que ceux qui nous ont unis.
2. On aime davantage celui à qui on veut le plus
grand bien. Or, ceux qui sont dans la patrie veulent un bien plus grand à celui
qui a plus de bien, sans quoi leur volonté ne serait pas en toute chose
conforme à la volonté divine. Mais là, celui qui possède plus de bien est
précisément celui qui est le meilleur. Donc, dans la patrie, chacun aimera
davantage celui qui est meilleur. Donc il aimera un autre plus que soi-même, et
un étranger plus qu'un proche.
3. Dans le ciel, Dieu sera la raison totale de
l'amour, car alors s'accomplira cette parole de S. Paul (1 Co 15, 28): "
Que Dieu soit tout en tous. " Celui-là donc sera le plus aimé qui sera le
plus proche de Dieu. Donc on y aimera celui qui est meilleur plus qu'on ne
s'aimera soi-même, et un étranger plus qu'un proche.
Cependant, la nature n'est pas détruite par la gloire. Or, l'ordre de la charité qui vient d'être exposé procède de la nature elle-même. D'autre part, tous les êtres s'aiment naturellement eux-mêmes plus qu'ils n'aiment les autres. Donc cet ordre de la charité subsistera au ciel.
Conclusion:
L'ordre de la charité subsistera nécessairement dans la patrie en cela d'abord que Dieu doit être aimé par-dessus tout. Il en sera ainsi absolument quand l'homme jouira parfaitement de Dieu.
Quant à l'ordre entre soi-même et les autres, il semble qu'il faille distinguer. Car, nous l'avons dit, l'ordre de l'amour peut être diversement appréhendé soit d'après la différence du bien que l'on souhaite à un autre, soit d'après l'intensité de l'amour.
Du premier point de vue, on aimera plus que soi-même ceux qui sont meilleurs que soi, et l'on aimera moins ceux qui sont moins bons. Tout bienheureux en effet voudra que chacun ait ce qui lui est dû selon la justice divine, à cause de la parfaite conformité de la volonté humaine à la volonté divine. Alors il ne sera plus temps de progresser par le mérite vers une plus grande récompense, comme il arrive dans la condition présente, où l'homme peut aspirer à une vertu et à une récompense meilleures: au ciel la volonté de chacun s'arrêtera à ce qui a été déterminé par Dieu.
Du second point de vue, au contraire, chacun s'aimera soi-même plus qu'il n'aimera le prochain, même si celui-ci est meilleur; parce que l'intensité de l'acte d'amour provient du sujet qui aime, nous l'avons vue. D'ailleurs, le don de la charité est accordé à chacun par Dieu afin que, d'abord, il ordonne son âme à Dieu, ce qui se rapporte à l'amour de soi; et, en seconde ligne, afin qu'il veuille que les autres s'y ordonnent, ou encore afin qu'il y contribue à sa mesure.
Quant à l'ordre à établir entre ceux qui constituent le prochain, c'est de façon absolue qu'on aimera mieux par la charité celui qui sera meilleur. Car toute la vie bienheureuse consiste dans l'ordination de l'âme à Dieu. Aussi tout l'ordre de la dilection chez les bienheureux sera-t-il fixé par rapport à Dieu; de telle sorte que celui qui est plus proche de Dieu sera celui que l'on aimera davantage et que chacun regardera comme plus proche de soi. Car il n'y aura plus alors, comme dans la vie présente, cette nécessité de pourvoir aux besoins, qui oblige chacun à préférer en toutes circonstances, dans l'aide qu'il donne, celui qui lui tient de plus près à celui qui lui est étranger; ce qui fait qu'en cette vie l'homme aime davantage, par l'inclination même de la charité, celui qui lui est le plus uni, auquel il doit plus se dévouer effectivement.
Toutefois, dans la patrie, il arrivera que chacun aimera celui qui lui tient de près pour plusieurs autres motifs; car, dans l'âme du bienheureux, demeureront toutes les causes de l'amour honnête. Cependant, à toutes ces raisons d'aimer, sera incomparablement préférée celle qui résulte de la proximité avec Dieu.
Solutions:
1. Il faut admettre cet argument en ce qui
concerne ceux qui nous sont unis. Mais, pour ce qui est de soi-même, il faut
que chacun s'aime plus que les autres, et cela d'autant plus que la charité est
plus parfaite; car la perfection de la charité ordonne l'homme à Dieu d'une
manière parfaite, ce qui se rattache à l'amour de soi-même.
2. Cet argument est valable pour l'ordre de
l'amour conforme au degré de bien que l'on veut à l'être aimé.
3. Dieu sera pour chacun la raison totale de l'amour, du fait que Dieu est le bien total de l'homme. Si, par impossible, Dieu n'était pas le bien de l'homme, il ne serait pas pour lui la raison d'aimer. C'est pourquoi, dans l'ordre de l'amour, il faut qu'après Dieu l'homme s'aime soi-même suprêmement.
Nous avons maintenant à étudier l'acte de la vertu de charité. D'abord l'acte principal, qui est la dilection (Question 27); puis les autres actes ou effets qui en découlent (Question 28-33).
1. Le propre de la charité est-il plutôt d'être aimé, ou d'aimer? - 2. L'amour, en tant qu'il est un acte de la charité, est-il identique à la bienveillance? - 3. Dieu doit-il être aimé de dilection pour lui-même? - 4. Peut-il être aimé en cette vie sans intermédiaire? - 5. Peut-il être aimé totalement? - 6. Notre dilection de Dieu a-t-elle une mesure? - 7. Lequel vaut mieux: aimer son ami, ou son ennemi? - 8. Lequel vaut mieux: aimer Dieu, ou le prochain?
Objections:
1. Il semble que ce soit plutôt d'être aimé. On
trouve en effet une charité meilleure chez ceux qui sont les meilleurs. Or les
meilleurs doivent être plus aimés. Donc il convient davantage à la charité que
l'on soit aimé plutôt que l'on aime.
2. Ce qui se rencontre dans le plus grand nombre
semble plus conforme à la nature et par conséquent meilleur. Or, comme le
remarque Aristote, " beaucoup aiment mieux être aimés qu'aimer. C'est
pourquoi ceux qui aiment la flatterie sont nombreux ". Il est donc
meilleur d'être aimé que d'aimer, et par conséquent cela convient mieux à la
charité.
3. Ce qui fait que quelque chose est tel l'est
lui-même encore davantage. Or c'est parce qu'on est aimé qu'on aime: "
Rien ne provoque plus à aimer, dit en effet S. Augustin, que de commencer par
être aimé. " Donc la charité consiste davantage à être aimé qu'à
aimer.
Cependant, Aristote affirme que " l'amitié consiste plus à aimer qu'à être aimé ". Donc la charité elle aussi, puisqu'elle est une espèce d'amitié.
Conclusion:
Aimer convient à la charité en tant qu'elle est charité. En effet, puisqu'elle est une vertu, elle a dans sa nature une inclination à son acte propre. Or ce n'est pas être aimé qui est l'acte de la charité de celui qui est aimé; l'acte de charité est l'acte de celui qui aime; être aimé ne lui convient qu'au titre commun de bien, c'est-à-dire pour autant qu'un autre est porté vers son bien par un acte de charité. Il est donc évident qu'il convient davantage à la charité d'aimer que d'être aimé, car ce qui convient à une chose par elle-même et par ce qu'elle est, lui convient plus que ce qui lui convient par un autre.
Deux faits significatifs viennent ici en confirmation. On loue les amis parce qu'ils aiment plutôt que parce qu'ils sont aimés; bien plus, s'ils sont aimés et n'aiment pas, on les blâme. Et les mères, chez qui se rencontre le 'plus grand amour, cherchent plus à aimer qu'à être aimées " Il y en a, remarque Aristote, qui, bien que confiant leurs enfants à une nourrice, très certainement les aiment, mais ne s'inquiètent pas de la réciprocité, si elle n'a pas lieu. "
Solutions:
1. Les meilleurs, du fait même qu'ils sont
meilleurs, sont plus dignes d'être aimés; mais, possédant une charité plus
parfaite, ils aiment aussi davantage, en proportion toutefois de celui qu'ils
aiment. En effet, celui qui est meilleur n'aime pas son inférieur moins qu'il
n'est digne d'être aimé; mais celui qui est moins bon ne parvient pas à aimer
celui qui est meilleur autant qu'il est aimable.
2. Comme Aristote le dit au même endroit, les
hommes désirent être aimés parce qu'ils désirent être honorés. De même en effet
qu'un honneur rendu à quelqu'un témoigne d'un bien qui est en lui, ainsi,
lorsqu'on aime quelqu'un, on manifeste qu'il y a en lui un certain bien, car le
bien seul est aimable. Être aimé et être honoré sont donc recherchés pour autre
chose, qui est la manifestation d'un bien existant chez celui qui est aimé. Au
contraire, ceux qui ont la charité veulent aimer pour aimer, comme si c'était
le seul bien de la charité, de même que tout acte d'une vertu est le bien de
cette vertu. Il appartient donc davantage à la charité de vouloir aimer que de
vouloir être aimé.
3. Que certains aiment parce qu'ils sont aimés ne veut pas dire qu'être aimé soit la fin qu'on poursuit en aimant, mais que ce peut être une voie qui conduit à aimer.
Objections:
1. Il semble bien que ce ne soit pas autre chose.
Aristote dit en effet: " Aimer, c'est vouloir du bien à quelqu'un. "
Mais la bienveillance, c'est cela. L'acte de la charité se confond donc avec la
bienveillance.
2. L'acte appartient à la même puissance que
l'habitus correspondant. Or l'habitus de charité réside dans la volonté, ainsi
que nous l'avons dit précédemment. Donc l'acte de charité est aussi un acte de
la volonté. Mais il n'y a pas d'acte de volonté qui ne soit tendance au bien,
ce qui est bienveillance. Par conséquent l'acte de la charité n'est rien
d'autre que la bienveillance.
3. Aristote mentionne cinq propriétés de
l'amitié: " vouloir le bien de son ami, désirer qu'il existe et vive,
vouloir vivre avec lui, avoir les mêmes préférences, partager ses joies et ses
peines ". Or les deux premières propriétés appartiennent à la
bienveillance; celle-ci est donc bien le premier acte de la charité.
Cependant, Aristote affirme au même livre que la bienveillance n'est ni l'amitié ni l'amour, mais " le principe de l'amitié ". Or la charité est une amitié, nous l'avons dit plus haute. Donc la bienveillance n'est pas la même chose que la dilection, acte de la charité.
Conclusion:
Au sens propre, on appelle bienveillance un acte de la volonté qui consiste à vouloir du bien à un autre. Cet acte se distingue de l'acte d'aimer, qu'il soit dans l'appétit sensible ou dans l'appétit intellectuel ou volonté.
Le premier, en effet, est une passion. Or toute passion incline vers son objet avec un certain emportement. Mais la passion de l'amour a ceci de particulier qu'elle ne jaillit pas soudainement, mais à la suite d'une considération assidue de son objet. C'est pourquoi Aristote voulant montrer la différence entre la bienveillance et l'amour passion, dit que la première n'a " ni tension, ni appétit ", c'est-à-dire inclination impétueuse, mais qu'elle veut du bien à quelqu'un par le seul jugement de la raison. D'autre part, l'amour passion se forme par accoutumance, tandis que la bienveillance peut jaillir soudainement; ainsi nous arrive-t-il, en voyant des lutteurs, de souhaiter la victoire de l'un d'eux.
L'amour qui est dans l'appétit intellectuel se distingue lui aussi de la bienveillance. Il comporte en effet une certaine union affective entre celui qui aime et celui qui est aimé, selon que le premier considère le second comme étant un avec lui, ou comme une partie de lui-même, et c'est ainsi qu'il se porte vers lui. La bienveillance au contraire est un acte simple de la volonté par lequel nous voulons du bien à quelqu'un, même sans union affective préalable. - Ainsi donc, la dilection considérée comme l'acte de la charité, englobe la bienveillance, mais la dilection, ou bien l'amour, y ajoute une union affective. Et c'est pourquoi Aristote dit au même endroit que la bienveillance est la principe de l'amitié.
Solutions:
1. Aristote ne donne pas ici la définition
complète de l'amour, mais indique celui de ses éléments qui manifeste le plus
clairement l'acte d'aimer.
2. La dilection est un acte de la volonté qui
tend vers le bien, mais avec une certaine union à celui que l'on aime, qui
n'est pas impliquée dans la simple bienveillance.
3. Les propriétés de l'amitié dont parle Aristote conviennent à celle-ci dans la mesure où elles procèdent de l'amour que l'on a pour soi-même, comme il est dit au même endroit; de sorte qu'on se comporte ainsi à l'égard d'un ami comme vis-à-vis de soi-même; et cela tient à l'union affective dont nous venons de parler.
Objections:
1. Il semble que par la charité on n'aime pas
Dieu de dilection pour lui-même, mais pour autre chose. S. Grégoire dit en
effet: " A partir des choses qu'il connaît, le coeur apprend à aimer ce
qu'il ne connaît pas. " " Ce qu'il ne connaît pas " désigne les
choses intelligibles et divines, et " ce qu'il connaît ", les choses
sensibles. Donc Dieu doit être aimé de dilection pour autre chose que pour
lui-même.
2. L'amour suit la connaissance. Or Dieu est
connu par autre chose que lui-même: " Ses perfections invisibles, sont
rendues perceptibles à l'intelligence par le moyen de ses oeuvres " (Rm 1,
20). On l'aime donc encore pour autre chose que pour lui-même.
3. " L'espérance engendre la charité ",
affirme la Glose; et " la crainte, selon S. Augustin, l'introduit aussi
". Or l'espérance attend quelque chose que Dieu peut donner, et la crainte
redoute quelque chose qu'il peut infliger. C'est donc, semble-t-il, pour un
bien à espérer ou pour un mal à craindre que l'on doit aimer Dieu. Par
conséquent non pour lui-même.
Cependant, S. Augustin affirme que " jouir, c'est s'attacher par amour à quelqu'un pour lui-même ". Or, dit-il encore, nous devons jouir de Dieu; nous devons donc l'aimer pour lui-même.
Conclusion:
Le mot " pour " (propter) implique un certain rapport de cause. Or, nous savons qu'il y a quatre causes: finale, formelle, efficiente, matérielle, et qu'à cette dernière, se ramène la disposition matérielle qui n'est que relativement, et non de façon absolue. C'est selon ces quatre genres de cause qu’une chose peut être dite aimée pour une autre. Selon la cause finale: nous aimons un remède pour la santé dont il est le moyen. Selon la cause formelle: nous aimons quelqu'un pour sa vertu, celle-ci le rendant formellement bon et par suite digne d'être aimé. Selon la cause efficiente: nous aimons certains en tant qu'ils sont les fils de tel père. Selon la disposition se ramenant à la cause matérielle: nous disons que nous aimons quelque chose à cause de ce qui nous dispose à l'aimer, par exemple pour quelques bienfaits reçus. Toutefois, en ce cas, une fois que nous avons commencé à aimer, nous n'aimerons plus notre ami pour ses bienfaits mais pour sa vertu propre.
Selon les trois premiers genres de cause, Dieu ne saurait être aimé pour rien d'autre que lui-même. En effet, il ne se rapporte pas à autre chose comme à sa fin, puisqu'il est lui-même la fin ultime de tous les êtres. Il n'a pas non plus à être informé par un autre être pour être bon, puisque sa substance est la bonté même, par laquelle toutes choses sont bonnes, comme par leur modèle. Pas davantage on ne peut dire que sa bonté vient d'un autre, puisque tous les autres tiennent de lui la leur. Mais, selon le quatrième genre de cause, Dieu peut être aimé en raison d'autre chose que lui-même: en ce sens que certaines choses qui ne sont pas lui nous disposent à l'aimer davantage, par exemple, les bienfaits que nous avons reçus de lui, les récompenses que nous attendons de lui, ou encore les châtiments que nous cherchons à éviter grâce à lui.
Solutions:
1. S. Grégoire ne veut pas dire que les choses
que nous connaissons soient pour nous la raison d'aimer celles que nous ne
connaissons pas, par mode de cause formelle, finale ou efficiente, mais
seulement qu'elles nous disposent à les aimer.
2. La connaissance de Dieu s'acquiert bien au
moyen des autres êtres, mais cette connaissance une fois acquise, ce n'est plus
par d'autres qu'il est connu, mais par lui-même, selon cette parole en S. Jean
(4, 42): " Maintenant, ce n'est plus par tes paroles que nous croyons, car
nous l'avons entendu nous-mêmes, et nous savons qu'il est vraiment le Sauveur
du monde. "
3. L'espérance et la crainte acheminent à la charité, par manière de disposition, comme le montre ce qu'on vient de dire.
Objections:
1. Non, semble-t-il. " Impossible d'aimer ce
qu'on ne connaît pas ", dit S. Augustin. Or, en cette vie, nous ne voyons
pas Dieu sans intermédiaire, mais selon l'expression de S. Paul (1 Co 13, 12),
" dans un miroir, d'une manière confuse ". Donc nous ne l'aimons pas
non plus immédiatement.
2. Qui ne peut pas le moins ne peut pas le plus.
Or, aimer Dieu est plus que le connaître. " Celui qui s'unit à Dieu "
par l'amour, " n'est qu'un seul esprit avec lui " (1 Co 6, 17). Or
l'homme ne peut connaître Dieu immédiatement. Donc, bien moins encore l'aimer
ainsi.
3. Le péché éloigne l'homme de Dieu, selon la
parole d'Isaïe (39, 2): " Vos péchés ont mis une séparation entre vous et
votre Dieu. " Mais le péché réside plutôt dans la volonté que dans
l'intelligence. Donc il est encore moins possible à l'homme d'aimer Dieu sans intermédiaire
que de le connaître ainsi.
Cependant, c'est parce qu'elle est médiate que notre connaissance de Dieu est dite confuse et doit disparaître dans la patrie, selon S. Paul (1 Co 13, 9). Mais on lit aussi dans la même épître (13, 8) que " la charité ne passe pas ". Donc dès ici-bas elle s'attache à Dieu sans intermédiaire.
Conclusion:
Nous l'avons dit, l'acte d'une puissance cognitive est accompli du fait que l'objet connu est dans le sujet connaissant, tandis que l'acte d'une puissance appétitive consiste dans la tendance de l'appétit vers la réalité elle-même. Par une conséquence nécessaire, le mouvement de l'appétit se porte vers la réalité, selon la condition même de celle-ci, tandis que l'acte de la puissance cognitive se conforme à la condition du sujet.
Or, tel est, absolument parlant, l'ordre des choses - Dieu est par lui-même connaissable et digne d'être aimé, puisqu'il est dans son essence la vérité et la bonté mêmes, par quoi les autres choses sont connues et aimées; mais par rapport à nous, parce que notre connaissance a son origine dans les sens, ce qui est le plus rapproché d'eux est le plus connaissable, tandis que ce qui est le plus éloigné n'est connu qu'en dernier.
Il faut en conclure que la dilection, acte de la puissance appétitive, tend d'abord vers Dieu, même en cette vie, et que de lui elle descend vers les autres êtres; et ainsi la charité aime Dieu de façon immédiate, et les autres êtres à partir de lui. Mais, dans la connaissance, c'est le contraire qui a lieu; nous connaissons Dieu par les autres êtres, comme la cause par l'effet, ou par voie d'éminence ou de négation, comme le montre Denys.
Solutions:
1. S'il est vrai qu'on ne puisse aimer ce qu'on
ne connaît pas, il ne s'ensuit pas que l'ordre de la connaissance soit identique
à celui de la dilection. Car celle-ci est le terme de la connaissance. Aussi,
là même où s'arrête la connaissance, c'est-à-dire à cette réalité qui est
connue par une autre, là aussitôt, la dilection peut commencer.
2. La dilection de Dieu étant quelque chose de
plus grand que la connaissance de Dieu, surtout en cette vie, la présuppose
donc. Mais la connaissance ne s'arrête pas aux réalités créées; par leur
intermédiaire, elle tend vers un autre objet, où la dilection prend naissance,
et d'où elle redescend vers les autres êtres, par une sorte de mouvement
circulaire: la connaissance part des créatures pour aller vers Dieu, et la
dilection prend son point de départ en Dieu, comme dans la fin ultime, pour
descendre aux créatures.
3. Ce n'est pas la seule connaissance, c'est la charité qui supprime l'éloignement de Dieu causé par le péché. C'est donc bien la charité qui, par l'acte de dilection, rattache l'âme immédiatement à Dieu, par le lien d'une union spirituelle.
Objections:
1. Cela paraît impossible, car l'amour fait suite
à la connaissance. Mais connaître Dieu totalement est impossible, car ce serait
le " comprendre ". Nous ne pouvons donc pas aimer Dieu totalement.
2. L'amour est une certaine union, comme le
montre Denys. Or le coeur de l'homme ne peut être uni à Dieu totalement,
puisqu'au témoignage de S. Jean (1 Jn 3, 20) " Dieu est plus grand que
notre coeur. " Donc Dieu ne peut pas être aimé totalement.
3. Dieu s'aime totalement. Donc, s'il est aimé
totalement par un autre, cet autre l'aime autant que Dieu s'aime lui-même. Mais
cela est absurde. Dieu ne peut donc être aimé totalement par une créature.
Cependant, il est dit au Deutéronome (6, 15): " Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur. "
Conclusion:
Puisque la dilection est comprise comme une sorte de milieu entre le sujet aimant et l'objet aimé, la question de savoir si Dieu peut être aimé totalement peut avoir trois sens. Selon le premier, le mode de totalité se rapporte à l'objet aimé. Ainsi Dieu doit être aimé totalement parce que tout ce qui appartient à Dieu, l'homme doit l'aimer. Selon le deuxième sens, la totalité concerne le sujet qui aime. Ainsi encore Dieu doit être aimé totalement, puisque l'homme est tenu d'aimer Dieu de tout son pouvoir, et de rapporter à l'amour de Dieu tout ce qu'il a, comme le prescrit le Deutéronome: " Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur. " Selon le troisième sens, il s'agit d'une proportion entre celui qui aime et l'objet aimé, telle que la mesure de l'amour dans le premier soit égale à la mesure de l'amabilité dans le second. Et cela est impossible En effet, une chose est aimable dans la mesure où elle est bonne; Dieu, dont la bonté est infinie, est donc infiniment aimable; mais aucune créature ne peut aimer Dieu infiniment, puisque tout le pouvoir de la créature, aussi bien naturel qu'infus, est fini.
Solutions:
La réponse aux Objections est évidente: les trois premières difficultés s'appuient sur le troisième sens, l'argument en sens contraire sur le deuxième.
Objections:
1. Oui, semble-t-il. Selon S. Augustin, trois
éléments sont constitutifs du bien: " le mode, l'espèce et l'ordre ".
Or la dilection de Dieu est en l'homme ce qu'il y a de meilleur: "
Par-dessus tout ayez la charité ", dit en effet S. Paul (Col 3, 14). Donc
l'amour de Dieu doit avoir une certaine modération.
2. S. Augustin dit encore: " Dis-moi, je
t'en prie, quel est le mode de l'amour. je crains d'être enflammé plus ou moins
qu'il ne faut par le désir et par l'amour de mon Seigneur. " Question qui
ne se poserait pas s'il n'y avait un certain mode de l'amour de Dieu.
3. " Le mode, précise S. Augustin, est dans
chaque chose ce qui est déterminé par sa propre mesure. " Or c'est la
raison qui est la mesure de l'acte intérieur de la volonté de l'homme, aussi
bien que de son action extérieure. Donc, tout comme il doit y avoir dans
l'effet extérieur de la charité un mode déterminé par la raison, selon la parole
de S. Paul (Rm 12, 1): " Que votre culte soit raisonnable "; de même,
il doit y en avoir un dans l'acte intérieur de dilection de Dieu.
Cependant, S. Bernard affirme: " Le motif d'aimer Dieu, c'est Dieu; la mesure à y apporter, c'est d'aimer sans mesure. "
Conclusion:
Le " mode ", comme le montre le texte allégué de S. Augustin, implique une certaine détermination de mesure. Or cette détermination se trouve à la fois dans ce qui mesure et dans ce qui est mesuré, mais différemment. Dans ce qui mesure on la trouve essentiellement, puisque le propre de la mesure est de déterminer et de modifier les autres. Dans ce qui est mesuré, la détermination n'existe que par rapport à autre chose, c'est-à-dire selon que ce qui est mesuré atteint la mesure. Il est donc impossible qu'il y ait dans la mesure quelque chose qui soit hors de la mesure; tandis que dans ce qui est mesuré cela peut se produire si, par défaut ou par excès, une telle chose n'atteint pas la mesure.
Or, dans le domaine de l'appétit et de l'action, c'est la fin qui est la mesure, car c'est elle qui donne leur raison propre à l'objet de nos désirs et de nos actes d'après le Philosophe. La fin a donc un " mode " par elle-même tandis que les moyens en ont un du fait qu'ils sont proportionnés à la fin. C'est pourquoi, selon la remarque d'Aristote " dans tous les arts, l'appétit de la fin n'a ni terme ni limite, mais il n'en va pas de même pour les moyens ". En effet, le médecin ne met pas de limite au rétablissement de la santé, et, autant qu'il le peut, il vise à y réussir parfaitement; mais, pour le remède, il use de mesure: il n'en donne pas autant qu'il peut, mais autant qu'il faut pour rétablir la santé; aller au-delà ou rester en deçà serait manquer de mesure.
Or, la fin de toutes les actions et de tous les sentiments de l'homme c'est d'aimer Dieu: c'est par la dilection de Dieu que nous atteignons tout à fait notre fin ultime, nous l'avons dit plus haut. Ainsi donc ne faut-il pas regarder le " mode " dans la dilection de Dieu, comme dans une chose mesurée, susceptible de trop ou de trop peu, mais dans la réalité qui mesure en laquelle aucun excès n'est possible, et où la perfection est d'autant plus grande que l'on s'approche davantage de la règle. En un mot, plus Dieu est aimé, meilleure est la dilection.
Solutions:
1. Ce qui est par soi est meilleur que ce qui est
par un autre. Ainsi la bonté de la mesure, qui a un " mode " ou une
détermination par elle-même, est supérieure à la bonté de la chose mesurée, qui
tient son mode d'un autre. Et ainsi encore la charité, qui a un mode à titre de
mesure, est supérieure aux autres vertus, dont le mode est celui des choses
mesurées.
2. S. Augustin ajoute au même endroit que le
" mode " qui convient à l'amour de Dieu est de l'aimer de tout son
coeur, donc de l'aimer autant qu’il est possible de l'aimer, ce qui est le mode
qui convient à la mesure.
3. Le sentiment dont l'objet est soumis au jugement de la raison doit être mesuré par elle. Mais l'objet de la dilection, qui est Dieu, dépasse le jugement de la raison; il n'est donc pas mesuré par elle, mais la dépasse. - Et il n'y a pas non plus de similitude entre l'acte intérieur et les actes extérieurs de la charité. L'acte intérieur a caractère de fin, puisque le bien suprême pour l'homme consiste dans l'union de son âme avec Dieu " Pour moi, dit le Psaume (73, 28), être uni à Dieu est mon bien. " Les actes extérieurs sont de l'ordre des moyens. Ils doivent donc être mesurés, et selon la charité et selon la raison.
Objections:
1. Il parait méritoire d'aimer son ennemi. "
Si vous aimez ceux qui vous aiment, est-il dit en S. Matthieu (5, 46), quelle
récompense méritez-vous? " On ne mérite donc aucune récompense en aimant
son ami. Par contre on en mérite une en aimant son ennemi, comme il est montré
au même endroit. Il est donc plus méritoire d'aimer ses ennemis que ses amis.
2. Une chose est d'autant plus méritoire qu'elle
procède d'une charité plus grande. Or, déclare s . Augustin, aimer un ennemi est le fait " des
parfaits enfants de Dieu ", alors qu'aimer un ami peut venir aussi d'une
charité imparfaite. Donc il est plus méritoire d'aimer un ennemi que d'aimer un
ami.
3. A un plus grand effort vers le bien paraît
correspondre un plus grand mérite, parce que, dit S. Paul (1 Co 3, 8): "
Chacun recevra son propre salaire à la mesure de son propre labeur. " Or
aimer un ennemi exige un plus grand effort que d'aimer un ami, parce que c'est
plus difficile. Il semble donc plus méritoire d'aimer un ennemi que d'aimer un
ami.
Cependant, ce qui est meilleur est plus méritoire. Or il est meilleur d'aimer un ami, parce qu'il est meilleur d'aimer celui qui est meilleur, et que l'ami, qui aime, est meilleur que l'ennemi, qui hait. Donc il est plus méritoire d'aimer son ami que son ennemi.
Conclusion:
Nous l'avons dit, le motif d'aimer son prochain de charité, c'est Dieu. Donc, puisqu'on se demande s'il est meilleur ou plus méritoire d'aimer un ami ou un ennemi, on peut, pour répondre à cette question, se placer à un double point de vue: celui de l'objet, c'est-à-dire du prochain qui est aimé, et celui du motif pour lequel il est aimé.
Au premier point de vue, l'amour de l'ami l'emporte, car un ami, étant meilleur et nous étant plus uni, présente une matière plus favorable à la dilection; c'est pourquoi l'acte de dilection s'appliquant à une telle matière est meilleur. C'est pourquoi le contraire est plus détestable, car haïr un ami est pire qu'haïr un ennemi.
Au second point de vue, l'amour de l'ennemi
l'emporte, et cela pour deux raisons. La première est que l'amour des amis peut
avoir un autre motif que Dieu, tandis que l'amour des ennemis a Dieu pour
unique motif. La seconde est celle-ci: supposé que les uns et les autres soient
aimés pour Dieu, l'amour de Dieu se révèle avec plus de force lorsqu'il dilate
le coeur de l'homme vers des objets plus éloignés, c'est-à-dire jusqu'à l'amour
des ennemis; comme la vertu du feu fait preuve d'une force d'autant plus grande
qu'elle rayonne plus loin sa chaleur. De même la dilection de Dieu s'avère
d'autant plus grande qu'elle fait accomplir des choses plus difficiles, tout
comme la puissance du feu se manifeste d'autant plus grande qu'elle peut brûler
des matières moins combustibles.
Cependant, comme un même feu agit avec plus d'intensité sur ce qui est proche que sur ce qui est éloigné, la charité nous fait aimer plus ardemment ceux qui nous sont unis que ceux qui sont éloignés. A ce point de vue, la dilection les amis, absolument considérée, est plus ardent et meilleure que celle des ennemis.
Solutions:
1. Cette parole du Seigneur doit s'entendre de
façon absolue. En effet, on ne mérite aucune récompense quand on aime ses amis
uniquement parce qu'ils sont nos amis, et cela semble bien être le cas de ceux
qui, tout en aimant leurs amis, n'aiment pas leurs ennemis. Cependant l'amour
des amis est méritoire si on les aime pour Dieu, et non uniquement parce qu'ils
sont nos amis.
2. 3. Les autres réponses ressortent clairement de ce qui vient d'être dit: les arguments des Objections procèdent du motif de l'amour, tandis que l'argument en sens contraire considérait son objet.
Objections:
1. Il semble plus méritoire d'aimer le prochain.
Ce que S. Paul a préféré paraît en effet être le meilleur. Or S. Paul a donné
sa préférence à cet amour du prochain: " je souhaiterais, a-t-il dit (Rm
9, 3) être moi-même anathème, séparé du Christ, pour mes frères. " Il est
donc plus méritoire d'aimer le prochain que d'aimer Dieu.
2. Nous venons de dire que sous un certain
rapport il est moins méritoire d'aimer ses amis. Mais Dieu qui, selon la parole
de S. Jean (1 Jn 4, 10) " nous a aimés le premier ", est éminemment
notre ami. Il semble donc moins méritoire de l'aimer.
3. Il y a, semble-t-il, plus de vertu et de
mérite dans ce qui est plus difficile, puisque, dit Aristote: " La vertu
concerne ce qui est difficile et bon. " Or il est plus facile d'aimer Dieu
- soit parce que tous les êtres l'aiment naturellement, soit parce qu'il n'y a
rien en lui qui ne soit aimable -, que d'aimer le prochain chez qui il n'y a
rien de pareil. Il est donc plus méritoire d'aimer le prochain que d'aimer
Dieu.
Cependant, ce qui fait qu'une chose est telle l'est lui-même encore davantage; mais l'amour du prochain n'est méritoire que parce qu'on l'aime pour Dieu; il est donc plus méritoire d'aimer Dieu que d'aimer le prochain.
Conclusion:
Cette comparaison peut s'entendre de deux manières. La première consiste à considérer à part chacun de ces deux amours. Nul doute alors que l'amour de Dieu soit plus méritoire: il a droit par lui-même à la récompense, car la récompense suprême, c'est de jouir de Dieu vers qui justement se porte le mouvement de la dilection divine. D'ailleurs la promesse lui en est faite: " Celui qui m'aime sera aimé de mon Père, et je me manifesterai à lui " (Jn 14, 21).
La seconde manière consiste à comparer la dilection de Dieu comprise en ce sens qu'il est aimé tout seul, avec, d'autre part, la dilection du prochain comprise en ce sens qu'il est aimé pour Dieu. Dans cette hypothèse, la dilection du prochain inclut la dilection de Dieu, mais la dilection de Dieu, elle, n'inclut pas la dilection du prochain. Ce qui revient en réalité à comparer une parfaite dilection de Dieu, s'étendant aussi au prochain, à une dilection de Dieu incomplète et imparfaite; car, nous dit S. Jean (1 Jn 4, 21): " Voici le commandement que nous avons reçu de Dieu: que celui qui aime Dieu aime aussi son frère. " En ce sens l'amour du prochain l'emporte.
Solutions:
1. Selon une explication de la Glose, S. Paul ne souhaitait pas être séparé du Christ pour ses frères quand il était en état de grâce; c'est lorsqu'il était encore infidèle qu'il parlait ainsi. Rien n'oblige donc à l'imiter ici.
Ou bien l'on peut dire avec S. Jean Chrysostome
que ces paroles ne prouvent pas que S. Paul aimait son prochain plus que Dieu,
mais qu'il aimait Dieu plus que lui-même. Car il consentait à être privé pour
un temps de la jouissance de Dieu, qui se rapporte à l'amour de soi, afin de
procurer l'honneur de Dieu dans le prochain, ce qui se rattache à l'amour de
Dieu .
2. S'il arrive qu'il y ait moins de mérite à
aimer un ami, c'est pour autant qu'on l'aime pour lui-même, écartant ainsi le
vrai motif de l'amitié de charité, qui est Dieu. Aimer Dieu pour lui-même ne
diminue donc pas le mérite: cela constitue la raison totale du mérite.
3. Ce qui fait le mérite et la vertu, c'est le bien, plus encore que ce qui est difficile. Il ne faut donc pas dire: tout ce qui est plus difficile est plus méritoire, mais ce qui est plus difficile au point d'être aussi meilleurs.
Il faut maintenant étudier les effets qui découlent de l'acte principal de la charité, qui est la dilection: d'abord les effets intérieurs, qui sont la joie (Question 28), la paix (Question 29) et la miséricorde (Question 30), ensuite les effets extérieurs (Question 31-33).
1. La joie est-elle un effet de la charité? - 2. Cette joie est-elle compatible avec la tristesse? - 3. Peut-elle être plénière? - 4. Est-elle une vertu?
Objections:
1. Il ne semble pas, car l'absence ce qu'on aime
produit de la tristesse plutôt que de la joie. Mais Dieu, que nous aimons par
la charité, est loin de nous, tant que nous sommes cette vie. Comme dit S. Paul
(2 Co 5, 6): " Aussi longtemps que nous sommes dans notre corps, nous
sommes loin du Seigneur. " Donc la charité produit en nous de la tristesse
plutôt que de la joie.
2. C'est surtout par la charité que nous méritons
la béatitude. Mais parmi ce qui nous obtient ce résultat, on doit compter les
larmes, selon cette parole en S. Matthieu (5, 5): Bienheureux ceux qui
pleurent, car ils seront consolés. " Or les larmes expriment la tristesse.
Celle-ci est donc plus que la joie un effet de la charité.
3. La charité, on l'a montré, est une vertu
distincte de l'espérance. Or c'est de cette vertu que procède la joie selon S.
Paul (Rm 12, 12): " Soyez joyeux dans l'espérance. " La joie n'est
donc pas un effet de la charité.
Cependant, pour S. Paul (Rm 5, 5), " l'amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs par l'Esprit Saint qui nous a été donné ". Or la joie est produite en nous par cet Esprit, selon une autre parole de l'Apôtre (Rm 14, 17): " Le règne de Dieu n'est pas affaire de nourriture et de boisson, il est justice, paix et joie dans l'Esprit. " Par conséquent la charité aussi est cause de joie.
Conclusion:
Comme nous l'avons dit en traitant des passions, et la joie et la tristesse procèdent de l'amour, mais pour des motifs opposés. La joie est causée par l'amour, ou bien parce que celui que nous aimons est présent, ou bien encore parce que lui-même est en possession de son bien propre, et le conserve. Ce second motif concerne surtout l'amour de bienveillance qui nous rend joyeux du bien-être de notre ami, même en son absence. - A l'opposé, l'amour engendre la tristesse, soit parce que celui qu'on aime est absent, soit encore parce que celui à qui nous voulons du bien est privé de son bien ou accablé de quelque mal.
Or, par la charité, c'est Dieu qu'on aime, Dieu dont le bien est immuable, puisqu'il est en personne son propre bien. Et du seul fait qu’il est aimé, il est dans celui qu'il aime par le plus noble de ses effets, selon la parole de S. Jean (1 Jn 4, 16): " Celui qui demeure dans la charité, demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui. " C'est pourquoi la joie spirituelle qui vient de Dieu est causée par la charité.
Solutions:
1. Aussi longtemps que nous habitons ce corps, on
dit que nous sommes loin du Seigneur, si l'on nous compare à ceux qui sont en
sa présence et jouissent ainsi de sa vision; car, déclare également S. Paul au
même endroit, " nous cheminons dans la foi et non dans la claire vision
". Mais Dieu, même en cette vie, est présent à ceux qui l'aiment, par la
grâce qui le fait habiter en eux.
2. Les larmes qui méritent la béatitude viennent
de ce qui s'oppose à celle-ci. C'est donc pour la même raison que ces larmes et
la joie spirituelle de Dieu proviennent de la charité; car c'est pour une même
raison qu'on se réjouit d'un bien, et qu'on s'attriste de ce qui s'y oppose.
3. La joie spirituelle qui a Dieu pour objet peut avoir deux formes, suivant qu'on se réjouit du bien divin en lui-même, ou de ce même bien pour autant qu'on y participe. La première de ces joies est la meilleure et a sa source primordiale dans la charité; mais une seconde joie provient aussi de l'espérance, par laquelle nous attendons de jouir du bien divin. Toutefois, même cette jouissance parfaite ou imparfaite ne sera obtenue qu'à proportion de notre charité.
Objections:
1. Il semble bien qu'elle le soit. La charité
demande en effet qu'on se réjouisse du bien du prochain selon S. Paul (1 Co 13,
6): " Elle ne se réjouit pas de l'injustice, mais elle met sa joie dans la
vérité. " Mais cette joie n'est pas sans mélange, car l'Apôtre dit encore
(Rm 12, 15): " Réjouissez-vous avec ceux qui sont dans la joie, pleurez
avec ceux qui pleurent " - La joie spirituelle de la charité est donc
mêlée de tristesse.
2. La pénitence, affirme S. Grégoire, consiste à
" pleurer le mal que l'on a fait, et à ne plus commettre ce que l'on doit
pleurer. " Or il n'y a pas de vraie pénitence sans la charité. Donc la
joie de la charité est mêlée de tristesse.
3. La charité peut inspirer le désir d'être avec
le Christ, suivant cette parole de S. Paul (Ph 1, 23): " J'ai le désir de
m'en aller et d'être avec le Christ. " Mais pareil désir, chez nous, ne va
pas sans tristesse, car, dit le Psaume (120, 15): " Malheureux que je
suis, de voir prolonger mon exil. " Par conséquent la joie de la charité
est mêlée de tristesse.
Cependant, la joie de la charité est la joie de la sagesse divine. Or une telle joie n'est pas mêlée de tristesse, car, selon l'Écriture (Sg 8, 19): " Le commerce de la sagesse ne cause pas d'amertume. " Par conséquent la joie de la charité ne supporte pas d'être mêlée de tristesse.
Conclusion:
La charité, nous venons de le dire, produit en nous deux sortes de joie ayant Dieu pour objet. La première, qui est la principale, et qui est propre à la charité, a pour objet le bien divin considéré en lui-même. Cette joie ne peut être mêlée de tristesse, pas plus que le bien sur lequel elle porte ne peut être mêlé d'un mal quelconque. C'est en ce sens que S. Paul disait (Ph 4, 4): " Réjouissez-vous sans cesse dans le Seigneur. "
La seconde a pour objet le bien divin considéré comme étant notre partage. Or cette participation peut rencontrer quelque obstacle. Il en résulte que par là même de la tristesse peut se mêler à la joie, selon que nous nous attristons de ce qui, en nous-mêmes, empêche de participer au bien divin.
Solutions:
1. Les larmes de notre prochain ne peuvent être
causées que par du mal. Or le mal comporte toujours un défaut de participation
bien souverain. Donc la charité fait compatir à douleur du prochain, pour
autant qu'il y a en lui un empêchement à participer à ce bien.
2. " Nos péchés, selon Isaïe (59, 2), ont
creusé un abîme entre nous et Dieu. " C'est pourquoi nous avons motif de
pleurer nos péchés passés, ou même ceux du prochain, en tant qu'ils nous
empêchent de participer au bien divin.
3. Sans doute, en cet exil, le bien divin devient quelque peu nôtre par la connaissance et par l'amour; il reste cependant que la misérable condition d'ici-bas nous empêche d'y participer aussi pleinement que dans la patrie. C'est pourquoi cette tristesse de voir retarder notre gloire s'explique par notre empêchement de participer au bien divin.
Objections:
1. Cela semble bien impossible. En effet, plus
cette joie est grande, plus elle acquiert en nous de plénitude. Mais il est
impossible de se réjouir de Dieu autant qu'il en est digne, parce que sa bonté,
qui est infinie, dépassera toujours la joie d'une créature, qui est limitée.
Donc la joie d'aimer Dieu ne pourra jamais être pleine et entière.
2. Ce qui est complet ne peut être plus grand.
Mais la joie même des bienheureux peut être plus grande, car elle est plus
grande chez l'un que chez l'autre. Donc la joie spirituelle ne peut être
complète dans les créatures.
3. Le terme de " compréhension " semble
ne rien signifier d'autre que la plénitude de la connaissance. Or dans la
créature la puissance appétitive est limitée, comme la puissance cognitive.
Donc, puisque " comprendre Dieu " est impossible à une créature, il
semble qu'il ne puisse y avoir non plus en elle de joie de Dieu pleine et
entière.
Cependant, le Seigneur a dit à ses disciples (Jn 15, 11): " Que ma joie soit en vous, et que votre joie soit parfaite. "
Conclusion:
On peut considérer la plénitude de la joie sous un double rapport. D'abord par rapport à la réalité dont on se réjouit, de sorte qu'on se réjouit d'elle autant qu'elle en est digne. En ce sens, il est clair que Dieu seul peut avoir de lui-même une joie plénière, car sa joie est infinie, correspondant ainsi à sa bonté infinie, tandis qu'en toute créature la joie est nécessairement finie.
Ensuite, par rapport à celui qui éprouve la joie, celle-ci est au désir ce que le repos est au mouvement, comme on l'a montré en traitant des passions. Or le repos est plénier quand plus rien ne reste du mouvement; de même, la joie est plénière quand il ne reste plus rien à désirer. Tant que nous sommes en ce monde, le mouvement intérieur du désir ne reste pas en repos, car il nous est toujours possible de nous rapprocher davantage de Dieu par la grâce, nous l'avons montré. Mais quand nous aurons atteint la béatitude parfaite, il ne restera plus rien à désirer, parce qu'on aura la pleine jouissance de Dieu, en laquelle nous obtiendrons aussi tout ce qui aura pu être l'objet de nos désirs pour les autres biens, suivant la parole du Psaume (103, 5) " Il comble de biens tous nos désirs. " Ainsi, ce ne sera pas seulement le désir que nous avons de Dieu qui trouvera son repos, mais également tous nos autres désirs. La joie des bienheureux est donc absolument plénière, et même plus que plénière, puisqu'ils obtiendront plus qu’ils n’auront pu désirer, car dit l’Apôtre (1 Co 2, 9): " Le cœur de l'homme n’a jamais conçu ce que Dieu a préparé pour ceux qu’il aime. " Et c’est ce qu'on lit en S. Luc (6 , 38): " C’est une bonne mesure, tassée, secouée, débordante, qu'on versera dans le pli de votre vêtement. " Toutefois, puisque nulle créature n'est capable d'une joie de Dieu qui soit digne de lui, il faut dire que cette joie absolument parfaite n'est pas contenue dans l'homme, mais que c'est plutôt lui qui y pénètre, selon cette parole en S. Matthieu (25, 21): " Entre dans la joie de ton maître. "
Solutions:
1. Il s'agit dans cet argument de la plénitude de
joie relative à l'objet.
2. Quand nous parviendrons à la béatitude, chacun
de nous atteindra le terme que la prédestination divine lui a fixé, et il ne
sera plus possible de tendre au-delà, quoique dans ce terme l'un se trouvera
plus rapproché de Dieu, et l'autre moins. Aussi la joie de chacun sera-t-elle
plénière de son côté, puisque les désirs de tous seront comblés. Mais la joie
de l'un surpassera celle de l'autre, à cause d'une participation plus plénière
à la béatitude divine.
3. La " compréhension " implique plénitude de la connaissance, du côté de l'objet connu, en sorte que cet objet soit connu autant qu'il peut l'être. Mais il y a aussi une plénitude de connaissance par rapport au sujet qui connaît, comme nous venons de le voir également pour la joie. C'est en ce sens que l'Apôtre dit (Col 1, 9): " Que Dieu vous fasse parvenir à la pleine connaissance de sa volonté en toute sagesse et intelligence spirituelle. "
Objections:
1. Oui, semble-t-il. Car le vice est contraire à
la vertu; or la tristesse est un vice, comme on le voit pour l'acédie et pour
l'envie. Donc la joie aussi doit être comptée au nombre des vertus.
2. Comme l'amour et l'espérance, la joie est une
passion qui a le bien pour objet. Or l'amour et l'espérance sont rangés parmi
les vertus; on doit donc y mettre aussi la joie.
3. Les préceptes de la loi portent sur les actes
des vertus; or il nous est commandé de nous réjouir en Dieu, selon la parole de
l'Apôtre (Ph 4, 4): " Réjouissez-vous sans cesse dans le Seigneur. "
Donc la joie est une vertu.
Cependant, la joie n'est énumérée ni parmi les vertus morales, ni parmi les vertus théologales, ni parmi les vertus intellectuelles, comme on l'a montré au traité de la vertu.
Conclusion:
Comme nous l'avons dit, la vertu est un habitus, c'est-à-dire que, par sa nature propre, elle se trouve inclinée à un certain acte. Or il arrive que d'un même habitus procèdent plusieurs actes, ordonnés hiérarchiquement, de même nature, dont l'un découle de l'autre. Et parce que les actes suivants ne procèdent de l'habitus de vertu que par l'intermédiaire du premier acte, c'est de celui-ci que la vertu reçoit sa définition et son nom, quoique les autres actes en viennent aussi. D'après ce que nous avons dit en traitant des passions i, il est clair que l'amour est le premier mouvement de la puissance appétitive, duquel résultent le désir et la joie. C'est donc bien le même habitus vertueux qui incline à aimer, à désirer le bien que l'on aime, et à s'en réjouir. Cependant, parce que la dilection est le premier de ces actes, ce n'est ni la joie, ni le désir, mais la dilection qui donne son nom à la vertu, et on l'appelle charité. La joie n'est donc pas une vertu distincte de celle-ci, mais elle en est un acte ou un effet. Et c'est pourquoi S. Paul, dans l'épître aux Galates (5, 22), l'a comptée parmi les fruits du Saint-Esprit.
Solutions:
1. La tristesse qui est un vice a sa source dans
l'amour désordonné de soi, qui n'est pas un vice spécial, mais qui est comme la
racine commune des autres vices, nous l'avons dit. Il a donc bien fallu faire
de certaines tristesses spéciales autant de vices particuliers, parce qu'elles
dérivent d'un vice général et non spécial. Au contraire, l'amour de Dieu est
une vertu spéciale, qui est la charité, vertu à laquelle se ramène la joie,
comme son acte propre, on vient de le dire.
2. Comme la joie, l'espérance vient de l'amour,
mais elle comporte en plus, du côté de son objet, un caractère spécial: la
difficulté jointe à la possibilité de l'atteindre; c'est pourquoi on en fait
une vertu spéciale. Rien de pareil pour la joie, qui n'ajoute à l'amour aucun
caractère objectif particulier qui puisse en faire une vertu spéciale.
3. En tant qu'elle est un acte de la charité, la joie est l'objet d'un précepte de la loi; et cependant elle n'en est pas l'acte premier.
1. La paix est-elle identique à la concorde? - 2. Toutes choses désirent-elles la paix? - 3. La paix est-elle l'effet de la charité? - 4. Est-elle une vertu?
Objections:
1. Oui, semble-t-il, car S. Augustin a affirme
que " la paix entre les hommes est la concorde dans l'ordre ". Or,
ici, nous ne parlons que de la paix qui concerne les hommes. La paix est donc
identique à la concorde.
2. La concorde consiste dans une certaine union
des volontés. Mais la notion de paix consiste en une telle union, puisque,
selon Denys " elle unit tous les êtres, et opère les accords de tous
". Donc, la paix est identique à la concorde.
3. Lorsque deux choses s'opposent à la même
réalité, elles-mêmes sont identiques. Mais la concorde et la paix s'opposent à
la même réalité, qui est la dissension, selon S. Paul (1 Co 14, 33): "
Dieu n'est pas le Dieu de la dissension, mais de la paix. " Donc la paix
est identique à la concorde.
Cependant, on voit des méchants s'accorder pour faire le mal; or, selon Isaïe (48, 22), " il n'y a pas de paix pour les méchants ". Donc la paix n'est pas identique à la concorde.
Conclusion:
La paix inclut la concorde et y ajoute quelque chose. Donc, partout où règne la paix, règne aussi la concorde, mais la réciproque n'est pas vraie, si du moins on prend le mot de paix au sens propre. En effet, la concorde proprement dite implique une relation à autrui, de telle sorte que les volontés de plusieurs personnes s'unissent dans un même consentement.
Mais il arrive que chez le même homme le coeur ait des tendances diverses, et cela de deux façons: soit selon les diverses puissances appétitives ainsi l'appétit sensitif va-t-il le plus souvent en sens contraire de l'appétit rationnel, selon S. Paul (Ga 5, 17): " La chair convoite contre l'esprit. " Ou bien la même puissance appétitive tend vers des objets différents qu'elle ne peut atteindre à la fois. Il est alors inévitable que ces mouvements de l'appétit se contrarient. Or, l'union de ces mouvements est de l'essence de la paix; car le coeur de l'homme n'a pas la paix, même si certains de ses désirs sont satisfaits, du moment qu'il désire autre chose qu'il ne peut avoir en même temps. Mais cette union intérieure n'est pas de l'essence de la concorde. Ainsi donc, la concorde implique l'union des tendances affectives de plusieurs personnes, tandis que la paix suppose en outre l'union des appétits dans la même personne.
Solutions:
1. S. Augustin parle ici de la paix d'un homme
avec un autre, et il dit qu’elle est une concorde, mais pas n'importe laquelle:
c'est une concorde qui est " dans l'ordre ", c'est-à-dire où l'un
s'accorde avec l'autre selon ce qui convient à tous deux. Si l'un, en effet, en
s'accordant avec l'autre, ne le fait pas librement, mais comme poussé par la
crainte d'un péril qui le menace, pareille concorde n'est pas une paix
véritable, parce que l'ordre n'a pas été observé entre les contractants, mais
troublé par celui qui a provoqué la crainte. C'est pourquoi S. Augustin avait
dit auparavant: " La paix est la tranquillité de l'ordre "; et
celle-ci consiste en ce qu'en chaque homme tous les mouvements de l'appétit
soient en repos.
2. De ce qu'un individu est en parfait accord
avec un autre, il ne s'ensuit pas qu'il le soit aussi avec lui-même, à moins
que tous ses mouvements intérieurs ne s'accordent entre eux.
3. A la paix s'opposent deux sortes de dissensions: celle d'un homme avec lui-même, et celle d'un homme avec un autre. Cette dernière seule est opposée à la concorde.
Objections:
1. Il ne semble pas, car, pour Denys c, " la
paix fait l'union des consentements "; or une telle union ne peut se
produire chez les êtres dépourvus de connaissance; ceux-ci donc ne peuvent
désirer la paix.
2. L'appétit ne se porte pas simultanément vers
des objets contraires. Mais beaucoup sont enragés de guerres et de dissensions.
Donc tous ne désirent pas la paix.
3. Le bien seul est désirable; mais il y a une
paix qui est mauvaise, autrement le Seigneur n'aurait pas dit: " je ne
suis pas venu apporter la paix " (Mt 10, 34). Toutes choses ne désirent
donc pas la paix.
4. Ce que toutes choses désirent paraît être le
souverain bien, qui est la fin ultime. Mais la paix n'est pas un bien de ce
genre, puisqu'on peut l'avoir dès ici-bas; autrement, le Seigneur aurait
vainement recommandé (Mc 9, 49): " Ayez la paix entre vous. " Donc
toutes choses ne désirent pas la paix.
Cependant, S. Augustin et Denys affirment que toutes choses désirent la paix.
Conclusion:
Le fait de désirer quelque chose implique le désir d'entrer en sa possession et donc de voir disparaître tout ce qui pourrait y mettre obstacle. Or l'obtention du bien désiré peut être empêchée par un désir contraire venant soit de celui qui désire soit d'un autre; or, comme on vient de le dire, la paix le fait disparaître dans les deux cas. Il en résulte que quiconque a un désir, désire par le fait même la paix, en tant qu'il désire obtenir tranquillement et sans empêchement l'objet qu'il convoite; c'est en cela que consiste justement la paix, que S. Augustin définit: " la tranquillité de l'ordre ".
Solutions:
1. La paix comporte l'union non seulement de
l'appétit intellectuel ou rationnel et de l'appétit sensitif, où il peut y
avoir consentement, mais aussi de l'appétit naturel. C'est pourquoi Denys
précise: " La paix produit le consentement et la connaturalité.
" Dans le consentement est impliquée l'union des appétits résultant de la
connaissance. Par la connaturalité est impliquée l'union des appétits naturels.
2. Même ceux qui cherchent les guerres et les
dissensions ne désirent en réalité que la paix, qu'ils estiment ne pas
posséder. Comme nous venons de le dire, une entente que l'on conclut contre ses
préférences personnelles n'est pas la paix. Aussi les hommes cherchent à rompre,
en faisant la guerre, de telles ententes, qui ne sont que des paix
défectueuses, pour parvenir à une paix où rien ne sera plus contraire à leur
volonté. Voilà pourquoi tous ceux qui font la guerre n'ont d'autre but que
d'arriver à une paix plus parfaite que celle qu'ils avaient auparavant.
3. La paix consiste dans le repos et l'unité de
l'appétit. Mais, de même que l'appétit peut tendre à un bien véritable ou à un
bien apparent, de même la paix peut être réelle ou seulement apparente. Mais la
vraie paix n'est compatible qu'avec le désir d'un bien véritable, car le mal,
même s'il a quelque apparence de bien, et s'il est capable de satisfaire pour
une part l'appétit, comporte pourtant beaucoup de défauts, à cause desquels
l'appétit demeure inquiet et troublé. La vraie paix ne peut donc exister que
chez les bons et entre les bons. Et la paix des méchants est apparente, non
véritable. La Sagesse le déclare (Sg 14, 22): " Ils vivent, sans en avoir
conscience, dans un état de lutte violente et donnent à de tels maux le nom de
paix. "
4. La vraie paix ne peut concerner que le bien; mais comme on peut posséder un vrai bien de deux façons, parfaitement ou imparfaitement, de même il y a deux sortes de paix véritable. L'une, parfaite, qui consiste dans la jouissance parfaite du bien suprême, qui unit et apaise tous les désirs: là est la fin dernière de la créature raisonnable, selon la parole du Psaume (147, 14): " Il a établi la paix à tes frontières. " L'autre, imparfaite, est celle que l'on possède en ce monde. Parce que, si le désir primordial de l'âme trouve son repos en Dieu, bien des assauts, et du dedans et du dehors, viennent troubler cette paix.
Objections:
1. Il ne semble pas. On ne peut en effet avoir la
charité si l'on n'a pas la grâce sanctifiante. Or il y a des hommes qui ont la
paix sans cette grâce, ainsi qu'on le voit chez les païens eux-mêmes. La paix
n'est donc pas l'effet de la charité.
2. Ce dont le contraire peut exister avec la
charité n'est pas l'effet de la charité. Or il peut y avoir, conjointement avec
la charité, des dissensions qui sont contraires à la paix; nous voyons en effet
de saints docteurs comme S, Augustin et S. Jérôme diverger d'opinions sur
certains points; nous lisons même que S. Paul et S. Barnabé ont eu des
désaccords (Ac 15, 37). La paix ne semble donc pas être l'effet de la charité.
3. Une même chose ne peut pas être l'effet propre
de causes diverses. Or la paix est l'effet de la justice, selon Isaïe (32, 17):
" La paix sera l'oeuvre de la justice. " Elle n'est donc pas l'effet
de la charité.
Cependant, il est dit dans le Psaume (1 19, 165) " Grande paix pour ceux qui aiment la loi. "
Réponse La paix, nous venons de le dire, implique une double union; l'une qui résulte de l'ordination de nos appétits propres à un seul but; l'autre qui se réalise par l'accord de notre appétit propre avec celui d'autrui. Ces deux unions sont produites par la charité. La première, selon que nous aimons Dieu de tout notre coeur au point de lui rapporter tout; et ainsi tous nos appétits sont unifiés. La seconde, parce que, en aimant le prochain comme nous-même, nous voulons l'accomplissement de sa volonté comme de la nôtre. C'est pourquoi Aristote a mis l'identité du choix parmi les éléments de l'amitié, et que Cicéron affirme: " Chez des amis il y a même vouloir et même non-vouloir. "
Solutions:
1. Nul n'est privé de la grâce sanctifiante qu'en
raison du péché; par celui-ci l'homme se trouve détourné de sa vraie fin et
choisit une fin interdite; son désir, de ce fait, ne s'attache pas
principalement au vrai bien ultime, mais à son apparence. Et c'est pourquoi,
sans la grâce sanctifiante, il ne peut y avoir de paix véritable, mais
seulement une paix apparente.
2. L'amitié, remarque Aristote, ne comporte pas
l'accord en matière d'opinions, mais en matière de biens utiles à la vie, et
surtout des plus importants; car le dissentiment dans les petites choses est
compté pour rien. C'est ce qui explique que les hommes ayant la charité aient
des opinions différentes, ce qui d'ailleurs ne s'oppose pas à la paix, puisque
les opinions sont affaire d'intelligence et que celle-ci vient avant l'appétit,
qui par la paix fait l’unité. De même, pourvu que l'on soit d'accord sur les
biens fondamentaux, un désaccord sur des choses minimes ne va pas contre la
charité. Il provient en effet d'une diversité d'opinions; l'un pense que ce qui
est en question est essentiel pour tel bien sur lequel on est d'accord, et
l'autre ne le croit pas. Ainsi pareil dissentiment en matière légère, et
portant sur de simples opinions, n'est pas compatible, en vérité, avec la paix
parfaite, qui suppose la vérité pleinement connue et tous les désirs comblés.
Mais il peut coexister avec cette paix imparfaite qui est notre lot ici-bas
3. La justice produit la paix indirectement, en écartant ce qui lui ferait obstacle. Mais la charité la produit directement, parce qu'elle la cause en raison de sa nature propre. L'amour est en effet, selon la parole de Denys, " une force unifiante ", et la paix est l'union des inclinations appétitives.
Objections:
1. Il semble qu'elle en soit une, car il n'y a de
préceptes que pour les actes des vertus. Or il y a des préceptes qui nous
commandent la paix, comme le montre cette parole en S. Marc (9, 49): "
Ayez la paix entre vous. " Donc la paix est une vertu.
2. Il n'y a de méritoires que les actes des
vertus; or, c'est une chose méritoire que de procurer la paix, selon Matthieu
(5, 9): " Bienheureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de
Dieu. " Donc la paix est une vertu.
3. Les vices sont opposés aux vertus. Or les
dissensions qui sont opposées à la paix, sont comptées parmi les vices, comme
on le voit dans l'épître aux Galates (5, 20). Donc la paix est une vertu.
Cependant, la vertu n'est pas la fin ultime mais la voie qui y conduit; or, pour S. Augustin, la paix est d'une certaine manière la fin ultime; elle n'est donc pas une vertu.
Conclusion:
Comme nous l'avons dit, lorsqu'il se produit une succession d'actes, procédant selon une même raison d'un même agent, tous proviennent d'une seule et unique vertu, et non pas chacun d'une vertu particulière. C'est ce qu'on voit dans la nature: le feu en chauffant, liquéfie et dilate à la fois, non qu'il y ait en lui une vertu liquéfiante et une vertu dilatante qui seraient distinctes, mais c'est par sa seule vertu chauffante qu'il produit ces effets. Donc, puisque la paix est produite par la charité, selon la raison même de l'amour de Dieu et du prochain, comme on l'a montré, il n'y a pas d'autre vertu dont elle soit l'acte propre que la charité; comme on vient de le voir également pour la joie.
Solutions:
1. La paix est de précepte, parce qu'elle est un
acte de charité. Et c'est aussi ce qui la rend méritoire. Et enfin c'est ce qui
lui donne une place parmi les béatitudes, qui sont les actes d'une vertu
parfaite, nous l'avons dit précédemment. Elle est également nommée parmi les
fruits, en tant qu'elle est comme un bien final, rempli de douceur spirituelle.
2. La réponse vient d'être donnée.
3. Plusieurs vices s'opposent à une seule vertu selon ses actes différents. Sont ainsi contraires à la charité, non seulement la haine qui s'oppose à elle du point de vue où elle est dilection, mais l'acédie et l'envie qui s'opposent à elle du point de vue où elle est joie, et la dissension, du point de vue où elle est paix.
1. La miséricorde a-t-elle pour cause en nous le mal d'autrui? - 2. A qui convient-il d'exercer la miséricorde? - 3. Est-elle une vertu? - 4. Est-elle la plus grande des vertus?
Objections:
1. Il ne semble pas, car la faute, avons-nous
dit, est un mal plus grand que la peine. Or la faute, loin de susciter la
miséricorde, provoque plutôt l'indignation. Donc le mal n'est pas ce qui motive
la miséricorde.
2. Ce qui est affreux ou qui remplit d'effroi se
présente comme comportant un excès de mal. Or, remarque Aristote, " ce qui
cause l'effroi est étranger à la compassion, et exclut la miséricorde ".
Donc le mal, comme tel, n'est pas le motif qui excite la miséricorde.
3. Le rappel du mal n'est pas un mal véritable.
Or Aristote dit que de tels signes inclinent à la miséricorde. Le mal n'est
donc pas le motif propre de la miséricorde.
Cependant, S. Jean Damascène fait de la miséricorde une espèce de tristesse; or c'est le mal qui provoque la tristesse; c'est donc lui aussi qui détermine la miséricorde.
Conclusion:
" La miséricorde, dit S. Augustin, est la compassion que notre coeur éprouve en face de la misère d'autrui, sentiment qui nous pousse à lui venir en aide si nous le pouvons. " Le mot miséricorde signifie en effet un coeur rendu misérable par la misère d'autrui. Or la misère est l'opposé du bonheur; et la béatitude ou le bonheur consiste à posséder ce que l’on veut (conformément à la justice). " Celui-là est bienheureux, dit S. Augustin, qui a tout ce qu’il veut, et ne veut rien pour un motif mauvais. " La misère, au contraire, consiste à subir ce que l’on ne veut pas. Or il y a trois manières de vouloir quelque chose. 1° Par appétit naturel: ainsi tous veulent exister et vivre. 2° On veut quelque chose par choix délibéré. 3° On veut une chose non pour elle-même mais dans sa cause; ainsi lorsque quelqu'un veut manger ce qui lui fait mal, nous disons que, d'une certaine façon, il veut se rendre malade.
Ainsi donc le motif de la miséricorde se prend du côté de la misère. Il peut consister tout d'abord en ce qui contrarie l'appétit naturel de celui qui veut, c'est-à-dire les maux destructeurs et accablants dont nous recherchons naturellement le contraire: " La miséricorde, dit en ce sens Aristote, est la tristesse causée à la vue d'un mal destructeur et accablant. " - En deuxième lieu, les maux dont on vient de parler suscitent davantage encore la miséricorde s'ils s'opposent à un choix volontaire libre; de là cette remarque d'Aristote au même endroit: sont dignes de compassion " les maux qui ont pour cause la malchance " par exemple " s'il nous arrive du mal là où nous espérions du bien ". - Enfin, sont encore plus dignes de compassion les maux qui vont à l'encontre de la volonté tout entière, comme c'est le cas de celui qui a toujours cherché le bien et à qui il n'arrive que du mal; ce qui fait dire à Aristote: " On s'apitoie surtout du malheur de celui qui souffre sans l'avoir mérité. "
Solutions:
1. Il appartient à la notion de faute d'être
volontaire. Et à ce titre elle n'est pas objet de miséricorde, mais plutôt de
punition. Toutefois, parce que la faute peut être une certaine peine, en ce
sens que des maux contraires à la volonté de celui qui pèche peuvent
l'accompagner, elle est apte sous ce rapport à inspirer la miséricorde. C'est
ainsi que nous avons des sentiments de pitié et de compassion pour les
pécheurs: " La vraie justice, dit S. Grégoire, n'a pas pour eux du dédain,
mais de la compassion. " Et nous voyons en S. Matthieu (9, 36) que Jésus
" à la vue des foules, eut pitié d'elles, car ces gens étaient las et
prostrés, comme des brebis qui n'ont pas de berger ".
2. Parce qu'elle est la compassion que l'on
ressent pour la misère d'autrui, la miséricorde, au sens propre du mot, a
rapport à un autre; si l'on dit que l'on a de la miséricorde pour soi-même, ce
n'est que par comparaison, comme à propos de la justice, et pour autant que
l'on considère dans l'homme des parties différentes. C'est dans ce sens qu'il
est écrit dans l'Ecclésiastique (30, 24 Vg): " Aie pitié de ton âme et
rends-toi agréable à Dieu. " Donc, de même qu'il n'y a pas à proprement
parler de miséricorde à l'égard de nous-même, mais de la douleur, par exemple si
un mal cruel nous atteint, de même à l'égard des maux de ceux qui, tels nos
enfants ou nos parents, nous sont unis au point d'être en quelque sorte quelque
chose de nous-même, ce n'est pas de la miséricorde, mais de la douleur que nous
éprouvons comme pour nos propres blessures. C'est en ce sens qu'il faut
comprendre la parole d'Aristote: " Ce qui est effrayant exclut la
miséricorde. "
3. Comme l'attente et le souvenir des biens produisent en nous la joie, de même l'attente et le souvenir des maux nous rendent tristes; mais non pas autant que si nous les ressentions présents. Voilà pourquoi les signes des maux, du fait qu'ils nous font voir comme présentes des misères dignes de pitié, excitent en nous la miséricorde.
Objections:
1. Il semble que le défaut ne soit pas de la part
du miséricordieux le motif d'exercer la miséricorde. En effet, le propre de
Dieu est d'exercer la miséricorde, selon la parole du Psaume (145, 9): "
Sa miséricorde s'étend sur toutes ses oeuvres. " Or il n'y a en Dieu aucun
défaut. Il est donc impossible qu'un défaut soit le motif de la miséricorde.
2. S'il en était ainsi, ceux qui sont le plus
dénués de tout devraient être aussi les plus miséricordieux; or, il n'en est
rien: Aristote' dit en effet: " Ceux qui sont ruinés de fond en comble
n'ont pas de pitié. " Donc la miséricorde ne s'explique pas par une
déficience chez celui qui la ressent.
3. Subir un outrage accuse un défaut. Or, au même
endroit, Aristote affirme que " ceux qui sont disposés à l'outrage ne font
pas miséricorde ". Ce n'est donc pas un défaut qui motive, chez celui qui
fait miséricorde, l'acte qu'il accomplit.
Cependant, la miséricorde est une certaine tristesse. Or le défaut est la raison de la tristesse; de là vient que les faibles sont plus enclins à la tristesse, on l'a remarqué plus haut. Donc c'est bien un défaut qui motive la miséricorde en celui qui la ressent.
Conclusion:
Être miséricordieux, avons-nous dit, c'est compatir à la misère d'autrui; nous éprouverons donc de la miséricorde en raison de ce qui nous fait souffrir de cette misère. Et comme ce qui nous attriste et nous fait souffrir, c'est le mal qui nous atteint nous-même, nous nous attristerons et nous souffrirons de la misère d'autrui dans la mesure où nous la regarderons comme la nôtre. Ce qui peut arriver de deux manières.
D'abord en raison d'une union affective, qui est produite par l'amour. C'est en effet parce que celui qui aime regarde son ami comme un autre lui-même, qu'il considère son mal comme le sien propre, et qu'il en souffre comme s'il en était frappé. D'où vient qu'Aristote a rangé parmi les sentiments d'amitié le fait de " partager les peines d'un ami ", et que S. Paul a dit (Rm 12, 15): " Réjouissez-vous avec ceux qui sont dans la joie, et pleurez avec ceux qui pleurent. "
Ensuite, nous souffrons de la misère d'autrui en raison d'une union réelle, qui résulte de ce que le mal qui atteint les autres est proche et va nous atteindre. Les hommes, remarque en effet Aristote, éprouvent de la pitié pour ceux qui leur sont unis et semblables, car cela les porte à croire qu'ils pourraient être frappés de la même manière; c'est ainsi que les vieillards et les sages, qui songent aux maux qui peuvent leur arriver, et aussi les faibles et les craintifs, sont plus miséricordieux. Au contraire, ceux qui s'estiment heureux, et assez forts pour échapper à tous les maux, le sont beaucoup moins. - Ainsi donc, un défaut est toujours la raison d'être miséricordieux: soit que l'on considère le défaut d'un autre comme le sien, à cause de l'union de l'amour, soit parce qu'on a des raisons de le redouter pour soi-même.
Solutions:
1. Dieu n'est miséricordieux que par amour, en
tant qu'il nous aime comme étant quelque chose de lui-même.
2. Ceux qui sont déjà atteints de maux extrêmes
ne craignent plus de souffrir davantage et, de ce fait, ne connaissent pas la
miséricorde. - De même ceux qui sont en proie à une crainte excessive: leur
anxiété les absorbe au point qu'ils ne prennent pas garde à la misère des autres.
3. Ceux qui sont disposés à l'outrage, soit qu'on les ait outragés, soit qu'ils veuillent d'eux-mêmes passer à l'injure, sont portés à la colère et à l'audace, passions viriles qui exaltent le courage en face des difficultés. On ne pense plus alors que le malheur puisse vous atteindre à l'avenir, et l'on n'est pas enclin à la miséricorde selon les Proverbes (27, 4): " La colère est sans pitié ainsi que la fureur qui éclate. " - Il en va de même des orgueilleux, qui méprisent les autres, qui les jugent mauvais et donc dignes des maux dont ils sont frappés: " La fausse justice (celle des orgueilleux), dit S. Grégoire, ignore la compassion, et n'a que du dédain. "
Objections:
1. Il semble que non. La vertu a en effet pour
élément principal le choix, comme le montre Aristote,. Or cet acte, dit-il, est
" un désir de ce qui a été l'objet d'une délibération ". Donc ce qui
empêche cette délibération ne saurait être regardé comme une vertu. Or la
miséricorde empêche le conseil car, dit Salluste " ceux qui tiennent
conseil dans les affaires douteuses ne doivent être influencés ni par la colère
ni par la pitié, car l'esprit discerne difficilement le vrai là où ces passions
interviennent ". La miséricorde n'est donc pas une vertu.
2. Rien de ce qui est contraire à une vertu n'est
digne d'être loué; or l'indignation est contraire à la miséricorde, dit
Aristote; d'autre part il affirme qu'elle est une passion louable; donc la
miséricorde n'est pas une vertu.
3. Ni la joie ni la paix ne sont des vertus
spéciales, puisqu'elles procèdent de la charité, comme nous l'avons dit; mais
la miséricorde en vient aussi car c'est également par la charité que "
nous pleurons avec ceux qui pleurent ", et que " nous nous réjouissons
avec ceux qui sont dans la joie "; donc la miséricorde n'est pas une
vertu.
4. La miséricorde n'est pas une vertu
intellectuelle, puisqu'elle appartient à la puissance appétitive, ni une vertu
théologale, puisqu'elle n'a pas Dieu pour objet. Elle n'est pas davantage une
vertu morale, car elle n'a trait ni aux actions humaines, qui sont l'affaire de
la justice, ni aux passions, car elle ne peut être ramenée à aucun des douze
" milieux de vertus " dénombrés par Aristote. La miséricorde n'est
donc pas une vertu.
Cependant, S. Augustin écrit: " Combien meilleurs, plus humains et plus conformes à l'appréciation des bons, les sentiments exprimés par Cicéron dans son éloge de César: "De toutes les vertus, dit-il, il n'y en a pas de plus admirable, de plus aimable que la miséricorde." " Celle-ci est donc une vertu.
Conclusion:
La miséricorde implique une douleur provoquée par la misère d'autrui. Cette douleur peut être un mouvement de l'appétit sensitif; la miséricorde alors n'est pas une vertu, mais une passion. Mais elle peut être aussi un mouvement de l'appétit intellectuel ou volonté. Or, ce dernier mouvement peut être réglé par la raison, et, par son intermédiaire, le mouvement de l'appétit sensitif peut l'être à son tour. D'où cette remarque de S. Augustin: " Ce mouvement de l'âme ", la miséricorde, " obéit à la raison, lorsque l'on fait miséricorde, la justice étant sauve; soit qu'on secoure l'indigent, soit qu'on pardonne à celui qui se repent ". Et parce que la vertu humaine consiste en ce que le mouvement de l'âme est réglé par la raison, comme nous l'avons montré précédemment a, on doit dire que la miséricorde est une vertu.
Solutions:
1. Cette remarque de Salluste concerne la
miséricorde considérée comme une passion que la raison ne règle pas;
elle entrave alors la délibération en faisant manquer à la justice.
2. Aristote parle également ici de la miséricorde
et de l'indignation considérées comme des passions. Comme telles, elles
s'opposent en effet l'une à l'autre par le jugement qu'elles portent sur le mal
d'autrui: le miséricordieux s'en afflige, parce qu'il pense qu'un tel n'a pas
mérité son sort malheureux; l'homme indigné, au contraire, s'en réjouit, parce
qu'il y voit une souffrance méritée, et il s'attriste quand ceux qui
réussissent n'en sont pas dignes. " Ces sentiments sont tous deux
louables, remarque Aristote, et procèdent de la même disposition morale. "
Mais, à proprement parler, c'est l'envie qui est le contraire de la
miséricorde, nous le verrons plus loin.
3. La joie et la paix n'ajoutent rien à la raison
de bien qui est l'objet de la charité, et c'est pourquoi elles ne requièrent
pas d'autres vertus que la charité. La miséricorde, au contraire, envisage un
aspect spécial de l'objet, à savoir la misère de celui dont elle a compassions.
4. La miséricorde considérée comme vertu, est une vertu morale relative aux passions, et elle se ramène au même juste milieu que l'indignations, parce que " elles viennent toutes deux de la même disposition morale ", dit encore Aristote. Pour lui ces milieux ne sont pas des vertus, mais des passions; et même à ce titre ils sont louables. Cependant, rien n'empêche qu'ils aient pour principe un habitus capable de choix, et ils revêtent ainsi la raison de vertu.
Objections:
1. Il semble bien, car le sommet de la vertu,
c'est le culte divin; cependant la miséricorde est encore meilleure, selon la
parole d'Osée (6, 6) reprise en S. Matthieu (12, 7): " je veux la
miséricorde et non le sacrifice. " La miséricorde est donc la plus grande
des vertus. 2. Sur cette parole de S. Paul (1 Tm 4, 8): " La piété est
utile à tout ", la Glose dit: " La doctrine chrétienne tout entière
tient en ces deux mots: miséricorde et piété. " Mais la doctrine chrétienne
embrasse toute vertu. Donc le sommet de toute la vertu consiste en la
miséricorde.
3. La vertu est ce qui rend bon celui qui la
possède. " Donc, l'homme étant d'autant meilleur qu'il est plus semblable
à Dieu, une vertu est d'autant plus grande qu’elle produit davantage cette
ressemblance. Et c'est ce que fait excellemment la miséricorde, car il est dit
de Dieu dans le Psaume (145, 9): " Ses miséricordes s'étendent sur toutes
ses oeuvres. " D'où vient la parole du Seigneur rapportée par S. Luc (6,
36): " Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux. "
Par conséquent, la miséricorde est la plus grande des vertus.
Cependant, après ces paroles: " Revêtez-vous comme les bien-aimés de Dieu de tendre miséricorde ", l'Apôtre ajoute (Col 3, 12): " Mais par-dessus tout, ayez la charité. " Donc la miséricorde n'est pas la plus grande des vertus.
Conclusion:
Une vertu peut être dite la plus grande à deux points de vue: en elle-même, ou par rapport à celui qui la possède. En elle-même la miséricorde est la plus grande des vertus, car il lui appartient de donner aux autres, et, qui plus est, de soulager leur indigence; ce qui est éminemment le fait d'un être supérieur. Aussi se montrer miséricordieux est-il regardé comme le propre de Dieu, et c'est par là surtout que se manifeste sa toute-puissance.
Mais par rapport au sujet qui la possède, la miséricorde n'est pas la plus grande des vertus, à moins que son sujet ne soit lui-même le plus grand, n'ayant personne au-dessus de lui, et tous lui étant subordonnés. Car pour quiconque a un supérieur, il est plus grand et meilleur de s'unir à lui, que de suppléer au défaut d'un inférieur. Voilà pourquoi, chez l'homme, qui a Dieu au-dessus de lui, la charité qui l'unit à Dieu vaut mieux que la miséricorde, qui lui fait secourir le prochain. Mais parmi les vertus relatives au prochain, la miséricorde est la plus excellente, comme son acte est aussi le meilleur; car celui qui supplée au défaut d'un autre est, sous ce rapport, supérieur et meilleur.
Solutions:
1. Les sacrifices et les offrandes qui font
partie du culte divin ne sont pas pour Dieu lui-même, mais pour nous et nos
proches. Lui-même n'en a nul besoin, et s'il les veut, c'est pour exercer notre
dévotion et pour aider le prochain. C'est pourquoi la miséricorde qui subvient
aux besoins des autres lui agrée davantage, étant plus immédiatement utile au
prochain, selon ces paroles de l'épître aux Hébreux (13, 16): " Quant à la
bienfaisance et à la mise en commun des ressources, ne les oubliez pas, car
c'est à de tels sacrifices que Dieu prend plaisir. "
2. Toute la vie chrétienne se résume en la
miséricorde, quant aux oeuvres extérieures. Mais le sentiment intérieur de
charité qui nous unit à Dieu l'emporte sur l'amour et la miséricorde envers le
prochain.
3. La charité nous rend semblables à Dieu en tant que nous unissant à lui par affection. Elle est donc préférable à la miséricorde, qui nous rend semblables à lui seulement par la similitude des oeuvres.
Il faut étudier maintenant les actes ou effets extérieurs de la charité: d'abord la bienfaisance (Question 31); puis l'aumône qui est une partie de la bienfaisance (Question 32); enfin la correction fraternelle qui est une certaine aumône (Question 33).
1. La bienfaisance est-elle un acte de la charité? - 2. Faut-il la pratiquer envers tous? - 3. Faut-il la pratiquer davantage envers ceux qui nous sont le plus unis? - 4. La bienfaisance est-elle une vertu spéciale?
Objections:
1. Non semble-t-il, car la charité a surtout Dieu
pour objet; or nous ne pouvons nous montrer bienfaisants envers Dieu, comme
l'indique la parole du livre de Job (35, 7): " Que lui donnes-tu? Que
reçoit-il de ta main? " La bienfaisance n'est donc pas un acte de la
charité.
2. Être bienfaisant, c'est surtout donner; mais
c'est là le fait de la libéralité; la bienfaisance n'est donc pas un acte de la
charité mais de la libéralité.
3. Tout de ce que l'on donne, ou bien était dû,
ou bien ne l'était pas. S'il s'agit d'une dette, le bienfait est un acte de
justice; si ce n'est pas une dette, le don est gratuit, et on fait alors un
acte de miséricorde. Donc toute bienfaisance est ou un acte de justice, ou un
acte de miséricorde; ce n'est donc pas un acte de la vertu de charité.
Cependant, la charité, on l'a vu plus haut, est une amitié. Or Aristote déclare que l'un des actes de l'amitié consiste à " faire du bien à ses amis ", c'est-à-dire à être bienfaisant pour eux. La bienfaisance est donc un acte de charité.
Conclusion:
La bienfaisance consiste essentiellement à faire du bien à quelqu'un. Mais ce bien peut être envisagé de deux manières.
D'abord sous la raison générale de bien, et cela concerne la raison générale de bienfaisance. C'est alors un acte d'amitié et par conséquent de charité.
En effet, l'acte de dilection inclut la bienveillance, par laquelle on veut du bien à celui qu'on aime, nous l'avons dit. Or, la volonté est réalisatrice de ce qu'elle veut, si du moins elle en a la possibilité. Il s'ensuit que faire du bien à un ami est une conséquence de l'acte de dilection. Par conséquent, la bienfaisance considérée sous cette raison générale est un acte de l'amitié ou de la charité.
Mais si l'on envisage le bien fait au prochain sous une raison spéciale de bien, la bienfaisance, elle aussi, se spécialisera, et il faudra la rattacher à une vertu particulière.
Solutions:
1. Selon Denys " l'amour meut les choses
ordonnées suivant une réciprocité de relations; il meut ainsi les êtres
inférieurs vers les supérieurs pour qu'ils soient perfectionnés par ceux-ci, et
les êtres supérieurs vers les inférieurs pour leur bénéfice ". C'est de
cette seconde manière que la bienfaisance est un effet de l'amour. Nous n'avons
donc pas à faire du bien à Dieu, mais à l'honorer en nous soumettant à lui; il
lui revient alors de nous faire du bien en vertu de son amour.
2. Dans les dons que l'on fait, deux points sont
à considérer. D'une part le bien extérieur qui est donné; d'autre part la
passion intérieure de celui qui s'attache aux richesses, en lesquelles il se
délecte. C'est à la libéralité qu'il appartient de modérer la passion
intérieure, en sorte que l'on n'excède pas dans la convoitise ou l'amour des
richesses; ainsi deviendra-t-on prompt à répandre ses dons. Aussi un don
considérable, mais fait avec le désir de le retenir ne sera-t-il pas libéral. -
Mais, à regarder la chose extérieure qui est donnée, la communication du
bienfait se rapporte en général à l'amitié ou à la charité. Aussi n'est-ce pas
déroger à l'amitié que de donner par amour une chose que l'on désirerait garder
pour soi-même; c'est au contraire faire preuve d'une amitié parfaite.
3. Dans ce qui est donné, l'amitié ou charité envisage la raison générale de bien; la justice, la raison de dette; la miséricorde, elle, y voit la raison d'un secours capable de soulager la misère ou l'indigence.
Objections:
1. Il ne semble pas. Car, dit S. Augustin: "
Nous ne pouvons venir en aide à tous. " Mais la vertu ne nous incline pas
à l'impossible. Donc on n'est pas tenu de faire du bien à tous.
2. Il est dit dans l'Ecclésiastique (12, 5):
" Fais le bien à celui qui est juste et ne donne pas au pécheur. " Or
beaucoup d'hommes sont des pécheurs. Donc il ne faut pas être bienfaisant
envers tous.
3. " La charité n'agit pas inconsidérément ", dit S. Paul (1 Co 13, 4). Or faire du bien à certains hommes paraît bien être une action inconsidérée: par exemple se montrer bienfaisant pour les ennemis de l'État, ou pour un excommunié, ce qui est une manière de communiquer avec lui. Donc la bienfaisance, qui est un acte de charité, ne doit pas être pratiquée envers tous.
En sens contraire,, l'Apôtre dit (Ga 6, 10) " Pendant que nous en avons le temps, faisons du bien à tous. "
Conclusion:
Comme on vient de le dire, la bienfaisance est un effet de l'amour, en tant que celui-ci incline les êtres supérieurs à venir en aide aux inférieurs. Mais il n'y a pas chez les hommes une hiérarchie immuable, comme chez les anges, car les déficiences des hommes peuvent être multiples; tel qui est supérieur sur un point peut-être inférieur sur un autre. C'est ainsi, puisque l'amour de charité est universel, que la bienfaisance doit s'étendre également à tous; compte tenu cependant du temps et du lieu, car tout acte vertueux doit toujours rester dans les limites exigées par les circonstances.
Solutions:
1. A parler absolument, nous ne pouvons pas faire
du bien à chaque homme en particulier; il n'en est cependant aucun à qui il ne
puisse arriver qu'il faille lui faire du bien, même en particulier. C'est
pourquoi la charité exige que, même si effectivement on ne fait du bien à
personne en particulier, on soit disposé intérieurement à en faire à quiconque,
si les circonstances le demandaient. Il est néanmoins certains bienfaits que
nous pouvons accorder à tous, sinon en particulier, du moins en général, comme
de prier pour tous, fidèles et infidèles.
2. Chez le pécheur, il y a deux choses - la faute
et la nature. Il faut venir en aide au pécheur pour soutenir sa nature, mais
non pour favoriser sa faute; ce ne serait pas faire du bien mais plutôt faire
le mal.
3. On doit refuser ses bienfaits aux excommuniés et aux ennemis de l'État, en tant qu'on les empêche ainsi de pécher. Cependant, en cas de nécessité, et pour soutenir leur nature, il faudrait les secourir, mais de la manière requise: par exemple, les empêcher de mourir de faim et de soif, ou de subir un dommage de ce genre, à moins que la justice ne les ait condamnés.
Objections:
1. Le Seigneur, d'après S. Luc (14, 12) semble
dire le contraire: " Quand tu donnes un déjeuner ou un dîner, ne convie ni
tes amis, ni tes frères, ni tes parents. " Or, ce sont bien ceux-là qui
nous sont le plus unis. Donc, ce n'est pas à ceux-là qu'il nous faut faire le plus
de bien, mais plutôt aux étrangers dans l'indigence, car, poursuit le texte,
" quand tu donnes un festin, invite au contraire des pauvres, des
estropiés, etc. "
2. Porter secours à quelqu'un pendant la guerre
est un très grand bienfait. Or, dans une telle circonstance, un soldat doit
aider un étranger qui est son compagnon d'armes, plutôt qu'un parent qui est
son ennemi. Donc, ce n'est pas à ceux qui nous sont le plus unis que nous
devons faire le plus de bien.
3. Avant de se répandre en dons gratuits, il faut
payer ses dettes. Or faire du bien à qui nous en a fait est une chose due. Par
conséquent il faut faire du bien à ses bienfaiteurs plutôt qu'à ses proches.
4. On doit aimer ses parents plus que ses
enfants, on l'a dit plus haut. Mais on doit davantage être bienfaisant à
l'égard de ses enfants: " Ce n'est pas aux enfants à amasser pour les
parents ", dit S. Paul (2 Co 12, 14). Donc ce n'est pas à ceux qui nous
sont le plus unis que nous devons faire le plus de bien.
Cependant, S. Augustin écrit: " Ne pouvant être utile à tous, il faut s'occuper principalement de ceux que des circonstances de temps, de lieu ou d'autres encore, nous ont plus étroitement liés, comme par un choix du sort. "
Conclusion:
La grâce et la vertu imitent l'ordre de la nature, qui est lui-même établi par la sagesse de Dieu. Or, il est dans cet ordre que tout agent naturel exerce avant tout son action sur les êtres les plus rapprochés de lui.
C'est ainsi, par exemple, que le feu réchauffe davantage les corps les plus proches. Dieu lui-même répand les dons de sa bonté d'abord et en plus grande abondance sur les êtres les plus proches de lui, comme le montre Denys i. Or, être bienfaisant, c'est agir par charité envers les autres. Il faut donc faire plus de bien à ceux qui nous touchent de plus près.
Mais la proximité entre les hommes peut être considérée elle-même à divers points de vue, suivant leurs divers genres de relations; ainsi les consanguins communiquent par un lien naturel; les concitoyens, dans les relations civiles; les fidèles, dans les biens spirituels, et ainsi de suite. Selon ces diverses liaisons, notre bienfaisance doit aussi diversement s'exercer; car à chacun il faut plutôt accorder les bienfaits correspondant à l'ordre de choses où il nous est le plus uni, à parler dans l'absolu. Cependant, cela peut se diversifier selon la diversité des lieux, des temps et des affaires; il est tel cas, celui d'extrême nécessité par exemple, où nous devons venir en aide à un étranger plutôt même qu'à un père dont le besoin serait moins urgent.
Solutions:
1. Le Seigneur n'interdit pas absolument
d'inviter à sa table ses amis ou ses parents, mais de le faire avec l'intention
" d'être invité en retour ". Ce ne serait plus de la charité, mais de
la cupidité. Le cas peut cependant se présenter où il faudrait plutôt inviter
des étrangers, si leur indigence était plus grande. Il reste que, toutes choses
étant égales, les plus proches ont un droit de priorité. Mais si l'on a affaire
à deux hommes dont l'un est plus proche, et l'autre plus indigent, il n'est pas
possible alors de déterminer par une règle générale à qui il faut plutôt venir
en aide, car il y a des degrés divers d'indigence et de proximité; c'est à la
prudence de décider.
2. Le bien commun de la multitude est plus divin que
le bien d'un seul. Aussi est-il vertueux d'aller jusqu'à risquer sa vie pour le
bien commun de la cité, temporelle ou spirituelle. C'est pourquoi, puisque la
solidarité dans les combats a pour fin le salut de la cité, le soldat qui porte
secours à son compagnon d'armes ne le fait pas comme à un homme privé, mais
pour venir en aide à la cité tout entière. Il ne faut pas s'étonner si, en ce
cas, un étranger est préféré à un parent selon la chair.
3. Il y a deux sortes de dettes. Dans la première, ce qui est dû n'est pas la propriété du débiteur, mais plutôt du créancier. Par exemple, quand on détient une somme d'argent ou autre chose appartenant à un autre, que ce soit par suite de vol, de prêt, de dépôt, etc. On doit alors rendre la chose due, plutôt que de l'utiliser pour faire du bien à ses proches; à moins que ceux-ci ne se trouvent dans une nécessité telle qu'il soit permis même de prendre le bien d'autrui pour leur porter secours. A moins que le créancier soit dans un égal besoin; car, alors, il faudrait apprécier avec soin la situation de chacun, en tenant compte des autres circonstances, par un jugement de prudence, car, en pareille matière, la diversité des cas ne permet pas de donner une règle générale, selon Aristote.
Dans un second cas, ce qui est dû appartient bien
au débiteur, et non au créancier; par exemple s'il ne s'agit pas de justice
stricte, mais d'une sorte d'équité morale, comme cela a lieu pour les bienfaits
reçus gratuitement. En cela, les bienfaits d'aucun bienfaiteur ne peuvent être
comparés à ceux des parents, de sorte que, lorsqu'il s'agit de rendre les
bienfaits, les parents doivent passer avant tous les autres; à moins, toujours,
qu'il n'y ait d'autre part une nécessité prépondérante ou quelque autre motif,
comme le bien général de l’Église ou de la cité. Dans les autres cas, il faut
juger en tenant compte, et du caractère de l'union, et du bienfait reçu; mais
ici non plus il ne peut y avoir de règle générale.
4. Les parents sont comme des supérieurs; leur amour les porte donc à faire du bien, tandis que celui des enfants les incline à honorer leurs parents. Cependant, dans un cas d'extrême nécessité, il serait plutôt permis d'abandonner ses enfants que ses parents; ceux-ci ne doivent jamais être abandonnés, à cause de l'obligation résultant des bienfaits que nous avons reçus, comme le montre Aristote.
Objections:
1. Oui, semble-t-il. Car les préceptes sont
ordonnés aux vertus, puisque " les législateurs s'efforcent de rendre les
hommes vertueux ", selon Aristote. Or les préceptes qui concernent
la bienfaisance et la dilection sont donnés séparément, comme il est dit en S.
Matthieu (5, 44): " Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous
haïssent. " Donc la bienfaisance est une vertu distincte de la charité.
2. Les vices sont opposés aux vertus. Or certains
vices spéciaux, par lesquels nous nuisons au prochain: rapine, vol, etc., sont
opposés à la bienfaisance. La bienfaisance est donc une vertu spéciale.
3. La charité ne se divise pas en plusieurs
espèces; la bienfaisance, au contraire, paraît en compter plusieurs, selon la
diversité des bienfaits. Donc elle est distincte de la charité.
Cependant, l'acte intérieur et l'acte extérieur ne requièrent pas de vertus différentes. Or la bienfaisance et la bienveillance ne se distinguent que comme l'acte extérieur et l'acte intérieur, parce que la première est l'exécution de la seconde. Donc, comme la bienveillance n'est pas une vertu distincte de la charité, de même la bienfaisance.
Conclusion:
Les vertus se distinguent entre elles selon les diverses raisons de leurs objets. Or la charité et la bienfaisance ont une même raison formelle pour leur objet, l'une et l'autre étant relatives au bien en général, comme nous l'avons montré. La bienfaisance n'est donc pas une vertu distincte de la charité; elle en désigne seulement un acte particulier.
Solutions:
1. Les préceptes ne visent pas les habitus, mais
les actes des vertus. C'est pourquoi la diversité des préceptes ne signale pas
une diversité de vertus, mais une diversité d'actes.
2. De même que tous les bienfaits accordés au
prochain, si on les envisage sous la raison générale de bien, se ramènent à
l'amour, de même tous les torts qu'on peut lui faire, si on les regarde sous la
raison générale de mal, se ramènent à la haine. Mais si l'on distingue dans les
uns et les autres des raisons spéciales de bien et de mal, ils se ramènent à
des vertus ou à des vices particuliers. A ce titre il y a également diverses
espèces de bienfaits.
3. Cela donne la réponse à la troisième objection.
1. Faire l'aumône est-il un acte de la charité? - 2. Comment les aumônes se distinguent-elles? - 3. Quelles sont les aumônes les meilleures - les aumônes spirituelles ou les aumônes corporelles? - 4. Les aumônes corporelles ont-elles un effet spirituel? - 5. Y a-t-il un précepte de faire l'aumône? - 6. Doit-on faire l'aumône en donnant de son nécessaire? - 7. Peut-on la faire avec un bien injustement acquis? - 8. Qui doit faire l'aumône? - 9. A qui faut-il la faire? - 10. De quelle manière?
Objections:
1. Il ne semble pas, puisqu'un acte de charité ne
peut exister sans la vertu elle-même de charité. Or, on peut distribuer des
aumônes sans avoir cette vertu, selon S. Paul (1 Co 13, 3): " Quand je
distribuerais tous mes biens en aumônes... si je n'ai pas la charité... "
Donc faire l'aumône n'est pas un acte de la charité.
2. L'aumône est comptée au nombre des oeuvres
satisfactoires, selon cette parole de Daniel (4, 24): " Rachète tes péchés
par des aumônes. " Or la satisfaction est un acte de la justice. Faire
l'aumône est donc un acte de cette dernière vertu, et non de la charité.
3. De même, offrir un sacrifice à Dieu est un
acte de latrie. Or donner une aumône, c'est offrir un sacrifice à Dieu, comme
on le voit dans l'épître aux Hébreux (13, 16): " Quant à la bienfaisance
et à la mise en commun des ressources, ne les oubliez pas, car c'est à de tels
sacrifices que Dieu prend plaisir. " Faire l'aumône n'est donc pas un acte
de charité, mais plutôt de latrie.
4. Aristote a dit que donner quelque chose pour
faire le bien est un acte de libéralité. Mais c'est surtout en pratiquant
l'aumône que l'on agit ainsi. L'aumône n'est donc pas un acte de charité.
Cependant, il est dit dans la 1ère épître de S. Jean (3, 17): " Si quelqu'un, jouissant des richesses du monde, voit son frère dans la nécessité sans se laisser attendrir, comment l'amour de Dieu pourrait-il demeurer en lui? "
Conclusion:
Les actes extérieurs se rapportent à la même vertu que le motif qui pousse à les accomplir. Or le motif pour donner l'aumône est de secourir celui qui est dans le besoin; de là vient que certains définissent l'aumône: " L'acte de donner à l'indigent, par compassion et pour l'amour de Dieu. " Or ce motif appartient à la miséricorde, comme on l'a dit plus haut. Aussi est-il évident que faire l'aumône est proprement un acte de miséricorde. Son nom d'ailleurs l'indique: en grec, en effet, il est dérivé d'un mot qui signifie " miséricorde ", comme en latin miseratio (compassion). Et parce que la miséricorde est un effet de la charité, comme nous l'avons montré, on doit conclure que faire l'aumône est un acte de la charité, par l'intermédiaire de la miséricorde.
Solutions:
1. Un acte peut être rapporté à une vertu de deux
manières. Et tout d'abord de façon matérielle. En ce sens, l'acte de justice
consiste à faire des choses justes. Un tel acte peut exister sans la vertu
elle-même. Beaucoup, en effet, qui n'ont pas la vertu de justice, accomplissent
cependant des oeuvres justes, par raison naturelle, par crainte, ou par espoir
du gain. En second lieu, un acte peut appartenir à une vertu de façon formelle;
sous ce rapport l'acte de la vertu de justice consiste à accomplir une action
juste, comme l'homme juste lui-même l'accomplit, c’est-à-dire avec promptitude
et plaisir. De cette façon l'acte de vertu n'existe pas sans la vertu. On peut
donc, sans avoir la vertu de charité, donner l'aumône matériellement; mais la
donner formellement, à savoir pour Dieu, avec plaisir, promptitude et tout ce
qui est requis, ne peut se faire sans la charité.
2. Rien n'empêche qu'un acte appartenant en
propre à une vertu parce qu'il en émane, soit attribué à une autre vertu parce
qu'elle le commande et l'ordonne à sa fin. C'est ainsi que donner l'aumône est
une des oeuvres satisfactoires, en tant que la pitié témoignée à la misère se
trouve ordonnée à satisfaire pour le péché. - Ce même acte offert à Dieu pour
l'apaiser a raison de sacrifice, et, comme tel, est commandé par la vertu de
latrie.
3. Cela répond à la troisième objection.
4. Faire l'aumône se rattache à la libéralité en tant que celle-ci supprime l'obstacle que cet acte peut rencontrer, obstacle qui peut venir d'un trop grand amour des richesses, rendant leur possesseur trop avide de les garder.
Objections:
1. Il ne convient pas, semble-t-il de distinguer
des genres d'aumônes. Or, on compte sept aumônes corporelles: nourrir les
affamés, désaltérer les assoiffés, vêtir ceux qui sont nus, accueillir les étrangers,
visiter les malades, racheter les captifs, ensevelir les morts. Ce qui se
résume en ce vers: " je visite, abreuve, nourris, rachète vêts, accueille,
ensevelis. " On distingue également sept aumônes spirituelles: instruire
les ignorants, conseiller ceux qui hésitent, consoler les affligés, corriger
les pécheurs, pardonner à l'offenseur, supporter les gens difficiles et
pénibles, prier pour tous. Ces oeuvres sont aussi comprises dans un vers:
" Éclaire, corrige, console, pardonne, supporte, prie. " Le premier
mot englobe à la fois le conseil et l'enseignement. Or, il apparaît que ces
distinctions ne sont pas justes. L'aumône en effet, a pour but de venir en aide
au prochain. Mais, ensevelir les morts ne leur est utile d'aucune manière,
autrement la parole du Seigneur rapportée par S. Matthieu (25, 35) ne serait
pas vraie: " Ne craignez pas ceux qui tuent le corps, et, après cela, ne
peuvent plus rien faire. " C'est pourquoi, lorsqu'il rappelle les oeuvres
de miséricorde, Jésus ne fait pas mention d'ensevelir les morts. Il ne convient
donc pas, semble-t-il, de distinguer ainsi les aumônes.
2. L'aumône, a-t-on dit, est faite pour
subvenir aux nécessités du prochain; mais la vie humaine est sujette à bien
d'autres nécessités encore: ainsi l'aveugle a besoin d'un guide, le boiteux
d'un soutien, le pauvre de ressources. La précédente énumération ne convient
donc pas.
3. Faire l'aumône est un acte de miséricorde;
mais corriger le pécheur paraît plutôt ressortir à la sévérité; on ne doit donc
pas compter cet acte parmi les aumônes spirituelles.
4. L'aumône est ordonnée à soulager une
déficience; or il n'est personne qui ne souffre d'ignorance; chacun aurait donc
le devoir d'instruire les autres, quels qu'ils soient, s'ils ignoraient ce
qu'il sait lui-même.
Cependant, S. Grégoire dit dans une de ses homélies: " Celui qui sait doit bien prendre garde de ne pas se taire; celui qui est riche, de ne pas s'engourdir dans ses largesses miséricordieuses; l'homme possédant un art utile à la direction de la vie doit s'efforcer d'en partager l'usage et le bienfait avec son prochain; celui qui a l'oreille du riche doit craindre d'être puni, s'il enfouit son talent, en n'intercédant pas pour les pauvres lorsqu'il le peut. " Donc la distinction entre ces diverses aumônes est fondée à juste titre sur les biens que les uns possèdent abondamment et dont les autres sont dépourvus.
Conclusion:
La distinction des genres d'aumônes, dont on vient de parler, est fondée avec raison sur la diversité des déficiences du prochain. Certaines d'entre elles sont relatives à son âme, et les aumônes spirituelles leur sont ordonnées. Les autres sont relatives à son corps, et les aumônes corporelles leur sont ordonnées.
Les déficiences corporelles peuvent se produire soit pendant la vie, soit après la vie. Si c'est pendant la vie, ou bien c'est un défaut commun relatif aux biens dont tout homme a besoin, ou bien c'est un défaut particulier dont l'origine est accidentelle. Dans le premier cas, ce défaut est ou intérieur ou extérieur. Intérieur, il revêt deux formes, selon qu'on y subvient par un aliment solide, et c'est la faim, pour laquelle il est dit: " nourrir les affamés "; ou par un aliment liquide, et c'est la soif, à laquelle correspond cette parole: " désaltérer les assoiffés ". - Le défaut commun relatif à un secours extérieur est double: selon qu'il s'agit du manque de vêtements, pour lequel il est prescrit de " vêtir ceux qui sont nus " ou du manque de domicile auquel correspond le précepte " d'accueillir les étrangers ". - De même les défauts particuliers peuvent résulter soit d'une cause intérieure, de la maladie par exemple, pour laquelle il est dit: " visiter les malades "; soit d'une cause extérieure, à quoi correspond " racheter les captifs ". Enfin, après la vie, on donne aux morts la sépulture.
Pareillement, on subvient aux déficiences spirituelles par des actes spirituels de deux façons. D'abord en implorant le secours de Dieu, à quoi correspond la prière; en second lieu, par l'octroi d'un secours humain qui, lui-même, peut viser trois choses: un défaut de l'intelligence, auquel on remédie par l'enseignement s'il s'agit d'un défaut de l'intellect spéculatif, et par le conseil quand le défaut concerne l'intellect pratique; - un défaut affectant la puissance appétitive: le plus grand est ici la tristesse, à laquelle on porte remède par la consolation: - un défaut tenant à un acte déréglé, lequel peut lui-même être considéré au triple point de vue: 1° de celui qui pèche, pour autant que l'acte procède de sa volonté déréglée; le remède approprié est alors la correction; 2° de celui contre qui on pèche; s'il s'agit de nous, nous y portons remède en pardonnant l'offense; mais s'il s'agit de Dieu et du prochain, " il ne nous appartient pas de pardonner ", dit S. Jérôme dans son Commentaire sur S. Matthieu; 3° des conséquences de l'acte déréglé, qui, même sans que les pécheurs l'aient voulu, affectent péniblement ceux qui vivent avec eux; le remède consiste alors dans le support de celui qui pèche par faiblesse, selon cette parole de S. Paul (Rm 15, 1): " Nous devons, nous qui sommes forts, porter les faiblesses des autres. " Et il faut le faire, non seulement selon qu'ils sont faibles, ou difficiles à cause de leurs actes déréglés, mais encore pour tout ce qu'il peut y avoir chez eux de pénible à supporter, selon cette autre parole de l'Apôtre (Ga 6, 2): " Portez les fardeaux les uns des autres. "
Solutions:
1. La sépulture n'apporte évidemment rien au
mort, quant à ce que son corps pourrait ressentir. Et c'est en ce sens que le
Seigneur dit que ceux qui tuent le corps ne peuvent rien au-delà. C'est pour
cela aussi qu'il ne mentionne pas la sépulture parmi les oe s de miséricorde;
il énumère alors seulement celles dont la nécessité est plus évidente. Mais ce
que l'on fait pour son corps concerne le défunt: à la fois parce qu'il vit
encore dans la mémoire des hommes, et que son honneur serait flétri s'il
demeurait sans sépulture, et aussi en raison de l'affection qu'il eut, de son
vivant, pour son propre corps, et que les coeurs miséricordieux doivent
partager. Voilà pourquoi certains sont loués d'avoir enseveli les morts, comme
Tobie et ceux qui mirent Jésus au tombeau, ainsi que S. Augustin le montre dans
son livre sur les devoirs envers les morts.
2. Tous les autres besoins se ramènent à ceux-là.
La cécité et la claudication sont des infirmités: aussi guider l'aveugle et
soutenir le boiteux sont des oeuvres qui se ramènent à la visite des malades.
Pareillement, venir en aide à celui qui est sous le coup d'une contrainte
extérieure quelconque se rattache au rachat des captifs. La richesse enfin,
remède de la pauvreté, n'est recherchée que pour soulager toutes les indigences
énumérées; il n'y avait donc pas à faire une mention spéciale de cette
indigence.
3. La correction des pécheurs, considérée dans son exécution, paraît comporter la sévérité de la justice; mais par l'intention de celui qui la pratique en voulant arracher le coupable à son péché, elle relève de la miséricorde et d'un sentiment d'amour, selon la parole des Proverbes (27, 6): " Les coups de celui qui aime valent mieux que les baisers trompeurs de celui qui hait. " 4. Toute ignorance n'est pas un défaut, mais seulement celle qui porte sur ce que l'on devrait savoir. Y remédier par l'enseignement se rattache à l'aumône. Il faut toutefois tenir compte ici des circonstances de personnes, de lieu et de temps, comme pour les autres actes des vertus.
Objections:
1. On pourrait croire que ce sont les aumônes
corporelles. Car l'aumône mérite d'être louée parce qu'elle soulage l'indigent.
Mais le corps, objet des aumônes corporelles, est d'une nature plus indigente
que l'âme, que soulagent les aumônes spirituelles. Les aumônes corporelles sont
donc les meilleures.
2. Le bénéfice que l'on peut retirer d'une aumône
en diminue la valeur et le mérite; c'est ce qui faisait dire au Seigneur (Le
14, 2): " Quand tu donnes à déjeuner ou à dîner, n'invite pas... des
voisins riches, de peur qu'eux aussi le t'invitent à leur tour. " Mais les
aumônes spirituelles ne vont jamais sans profit en retour; ainsi, la prière que
l'on fait pour autrui est toujours utile à soi-même, suivant la parole du
Psaume (35, 13): " Ma prière reviendra dans mon sein. " De même,
celui qui en instruit un autre progresse lui-même en savoir. Or cela ne se
produit pas dans les aumônes corporelles. Donc celles-ci sont supérieures aux
autres.
3. On fait l'éloge de l'aumône parce que le
pauvre à qui elle est faite en reçoit consolation, selon la parole de Job (31,
20): " Ai-je vu un miséreux sans vêtements, un pauvre sans couverture,
sans qu'ils m'aient béni du fond du coeur "; et celle de S. Paul à
Philémon (7): " Frère, tu as soulagé le coeur des saints ! " Or il
arrive que l'aumône corporelle soit plus agréable à l'indigent que l'aumône
spirituelle. Donc celle-là l'emporte sur celle-ci.
Cependant, à propos de cette parole en S. Matthieu (5, 42): " Donne à qui te demande ", S. Augustin dit h: " Il faut donner ce qui ne peut nuire ni à toi ni à un autre; et quand tu refuseras ce qu'on te demande, explique pourquoi, afin de ne pas renvoyer sans rien le quémandeur. Et il pourra se faire que tu donnes quelque chose de meilleur en corrigeant celui qui fait une demande injuste. " Or la correction est une aumône spirituelle. Donc les aumônes spirituelles l'emportent sur les aumônes corporelles.
Conclusion:
Il y a deux manières de comparer ces aumônes. D'abord en les considérant de façon absolue. Sous ce rapport, les aumônes spirituelles l'emportent pour trois raisons 1° Parce que ce qui est donné a plus de valeur un don spirituel est en effet supérieur à un don corporel, selon la parole des Proverbes (4, 2): " C'est un don excellent que je vous ferai: n'abandonnez pas ma loi. " - 2° En raison de ce à quoi on porte secours: l'esprit, qui est plus noble que le corps. Aussi, de même que l'homme doit avoir soin de son âme plus que de son corps, ainsi doit-il faire pour son prochain, qu'il a le devoir d'aimer comme lui-même. - 3° En raison des actes par lesquels on vient en aide au prochain; les actes spirituels, en effet, sont plus nobles que les actes corporels, toujours marqués d'un certain caractère servile.
On peut comparer d'une autre façon les deux sortes d'aumônes et en tel cas particulier, montrer que l'aumône corporelle est préférable à la spirituelle. Ainsi, mieux vaut nourrir qu'instruire celui qui meurt de faim; ou, comme le remarque Aristote: " L'indigent a davantage besoin de s'enrichir que de philosopher ", bien 'absolument parlant philosopher soit meilleure
Solutions:
1. Toutes choses égales d'ailleurs, mieux vaut en
effet secourir le plus indigent. Mais si le moins indigent est meilleur et a
besoin d'une aumône meilleure, lui donner est meilleur aussi; et ainsi en
va-t-il dans notre propos.
2. Le profit ne rend pas l'aumône moins méritoire
et moins digne d'éloge, s'il n'a pas été voulu pour lui-même, pas plus que,
dans les mêmes conditions, la gloire ne diminue la vertu; c'est pourquoi,
parlant de Caton, Salluste disait: " Plus il fuyait la gloire, plus elle
le poursuivait. " C'est ce qui arrive pour l'aumône spirituelle. - Encore
faut-il ajouter que la recherche des biens spirituels ne diminue pas le mérite
comme celle des biens corporels.
3. Le mérite de celui qui fait l'aumône s'évalue d'après ce qui raisonnablement doit satisfaire la volonté de celui qui reçoit, et non pas d'après ce que celui-ci peut vouloir d'une façon désordonnée.
Objections:
1. Il semble qu'elles n'en ont pas, car un
effet n'est pas supérieur à sa cause; or les biens spirituels l'emportent sur
les biens corporels; les aumônes corporelles n'ont donc pas d'effet spirituel.
2. Donner des biens corporels pour avoir des
biens spirituels, c'est de la simonie; mais ce vice doit être évité à tout
prix; par conséquent il ne faut pas faire d'aumônes en vue d'obtenir un effet
spirituel.
3. En augmentant la cause, on augmente
nécessairement l'effet. Donc, si l'aumône corporelle produisait un effet
spirituel, il s'ensuivrait qu'une aumône plus grande produirait un effet
spirituel plus grand; mais ceci va contre ce que nous lisons dans l'évangile de
S. Luc (21, 2), au sujet de la veuve qui avait mis deux piécettes dans le
trésor du Temple, puisqu'au jugement du Seigneur " elle avait mis plus que
tous les autres ". L'aumône corporelle n'a donc pas d'effet spirituel.
Cependant, on lit dans l'Ecclésiastique (17, 22): " L'aumône de l'homme..., le Seigneur la conservera comme la prunelle de l'oeil. "
Conclusion:
L'aumône corporelle peut être considérée à un triple point de vue: 1° Dans sa substance; sous ce rapport elle n'a qu'un effet corporel, à savoir le soulagement des déficiences corporelles du prochain. 2° Par rapport à sa cause, selon que l'aumône corporelle est faite pour l'amour de Dieu et du prochain. Une telle aumône produit un fruit spirituel selon l'Ecclésiastique (29, 13-14): " Sacrifie ton argent pour ton frère, use de tes richesses selon le précepte du Très-Haut, cela te sera plus utile que l'or. " 3° Par rapport à son effet. Ici encore l'aumône corporelle a un fruit spirituel, car celui qui en a bénéficié est porté à prier pour son bienfaiteur. C'est pourquoi, au même texte, il est ajouté - " Cache ton aumône dans le sein du pauvre, et elle-même priera pour toi. "
Solutions:
1. Cette objection est valable pour l'aumône
corporelle considérée dans sa substance.
2. Celui qui fait une aumône corporelle n'entend
pas acheter un bien spirituel au moyen d'un bien corporel, parce qu'il sait que
les biens spirituels l'emportent infiniment sur les corporels, mais c'est par
le sentiment de charité qui l'anime qu'il espère obtenir un fruit spirituel.
3. La veuve de l'Évangile, qui a donné moins en quantité, a donné davantage en proportion de ce qu'elle pouvait; on estime donc qu'il y avait en elle un plus grand amour de charité, d'où l'aumône corporelle tire son efficacité spirituelle.
Objections:
1. Il semble bien que non. En effet, les
conseils sont distincts des préceptes. Or faire l'aumône est affaire de
conseil, selon la parole de Daniel (4, 24): " Ô roi, agrée mon conseil:
rachète tes péchés par tes aumônes. " Donc faire l'aumône n'est pas de
précepte.
2. Chacun est libre d'user de son bien et de le
garder; mais si on le garde, on ne fera pas l'aumône; il est donc permis de ne
pas la faire donc elle n'est pas de précepte.
3. Tout ce qui tombe sous un précepte oblige à un
certain moment sous peine de péché mortel, car les préceptes affirmatifs
obligent pour un temps déterminé. Donc, si la pratique de l'aumône tombait sous
un précepte, on pourrait déterminer un temps où ne pas la faire serait un péché
mortel. Or il ne paraît pas qu'il en soit ainsi, parce qu'on peut toujours
estimer probable qu'un indigent pourra être secouru d'une autre manière, et que
l'argent de ces aumônes nous sera nécessaire maintenant ou plus tard. Faire
l'aumône ne paraît donc pas être de précepte.
4. Tous les préceptes se ramènent à ceux du
décalogue; or, parmi eux rien ne concerne l'aumône; celle-ci n'est donc pas de
précepte.
Cependant, personne n'est condamné au châtiment éternel pour avoir omis ce qui n'est pas de précepte. Or certains devront subir cette peine parce qu'ils n'auront pas fait l'aumône, comme on le voit en S. Matthieu (25, 41). Faire l'aumône est donc de précepte.
Conclusion:
Puisque l'amour du prochain est de précepte, il est nécessaire que tout ce qui est indispensable pour le garder soit aussi de précepte. Or, en vertu de cet amour, non seulement nous devons vouloir du bien à notre prochain mais encore lui en faire: " N'aimons ni en paroles ni en discours, mais en acte et en vérité ", dit S. Jean (1 Jn 3, 18). Mais on ne saurait vouloir du bien à son prochain, si on ne le secourt pas dans la nécessité, c'est-à-dire si on ne lui fait pas l'aumône. Celle-ci est donc de précepte.
Mais parce que les préceptes portent sur les actes des vertus, faire l'aumône sera obligatoire dans la mesure où cet acte sera nécessaire à la vertu, c'est-à-dire selon que la droite raison l'exige. Or cela entraîne deux ordres de considérations, relatifs l'un à celui qui fait l'aumône, l'autre à celui qui doit la recevoir. - Du côté du donateur, il est à remarquer que les aumônes doivent être faites de son superflu. Comme il est prescrit en S. Luc (11, 41 Vg): " Faites l'aumône avec le surplus. " Par là il faut entendre non seulement ce qui dépasse les besoins du donateur, mais encore les besoins de ceux dont il a la charge. Chacun, en effet, doit pourvoir d'abord à ses besoins propres et aux besoins de ceux dont il a la charge (en ce sens on parle de ce qui est nécessaire à la " personne ", ce mot impliquant la responsabilité.) Cela fait, on viendra en aide aux autres avec le reste dont on disposera. C'est ainsi que la nature se procure d'abord la nourriture nécessaire à soutenir le corps; ensuite, par la génération, elle émet ce qui est superflu pour engendrer un être nouveau.
Du côté du bénéficiaire, il est requis qu'il soit dans le besoin; sans cela l'aumône n'aurait pas de raison d'être. Mais comme il est impossible à chacun de secourir tous ceux qui sont dans le besoin, le précepte n'oblige pas à faire l'aumône dans tous les cas de nécessité; seule oblige sous le précepte la nécessité de celui qui ne pourrait être secouru autrement. Alors s'applique la parole de S. Ambroise: " Nourris celui qui meurt de faim. Si tu ne le fais pas, tu es cause de sa mort. " En conclusion, voici ce qui est de précepte: faire l'aumône de son superflu, et la faire à celui qui est dans une extrême nécessité. En dehors de ces conditions, faire l'aumône est de conseil, comme n'importe quel bien meilleur.
Solutions:
1. Daniel s'adressait à un roi qui n'était pas
soumis à la loi de Dieu. C'est pourquoi ce qui était prescrit par cette loi,
qu'il ne reconnaissait pas, ne devait lui être proposé que sous forme de
conseil. - On peut dire encore qu'il s'agissait de cas où l'aumône n'est pas de
précepte.
2. Les biens temporels que l'homme a reçus de
Dieu sont à lui quant à la propriété, mais quant à l'usage 1 ils ne sont pas à
lui seul, mais également aux autres, qui peuvent être secourus par ce qu'il a
de superflu. Comme dit S. Basile: " Si tu confesses avoir reçu de Dieu ces
biens (c'est-à-dire les biens temporels), Dieu doit-il être accusé d'injustice
pour les avoir inégalement répartis? Tu es dans l'abondance, celui-ci est
réduit à mendier; pourquoi cela, sinon pour que toi tu acquières le mérite
d'une bonne dispensation, et lui, la récompense de la patience? C'est le pain
de l'affamé que tu retiens, le vêtement de celui qui est nu que tu gardes sous
clef, la chaussure de celui qui n'en a pas qui se détériore chez toi, l'argent
de 'celui qui en manque que tu tiens enfoui. En conséquence, tes injustices
sont aussi nombreuses que les dons que tu pourrais faire. " S. Ambroise
parle de même.
3. On peut déterminer un temps où faire l'aumône
oblige sous peine de péché mortel; du côté du bénéficiaire, l'aumône doit lui
être faite lorsqu'elle apparaît d'une évidente et urgente nécessité, et que nul
autre ne se présente à ce moment pour le secourir; du côté du donateur, il doit
donner lorsqu'il possède un superflu qui, selon toutes probabilités, ne lui est
pas présentement nécessaire. Et il n'y a pas ici à s'arrêter à tout ce qui
pourrait arriver dans l'avenir: ce serait " avoir souci du lendemain
", ce que le Seigneur interdit (Mt 6, 34). Ainsi, le superflu et le
nécessaire doivent être appréciés d'après les circonstances probables et
communes.
4. Tout secours donné au prochain se ramène au commandement d'honorer son père et sa mère. C'est ainsi que l'entend l'Apôtre (1 Tm 4, 8): " La piété est utile à tout; car elle a la promesse de la vie, de la vie présente comme de la vie future. " Il parle ainsi parce qu'au précepte d'honorer ses parents s'ajoute cette promesse: " afin d'avoir une longue vie sur terre " (Ex 20, 12). Or, dans la piété sont incluses toutes les espèces d'aumônes.
Objections:
1. Il ne semble pas, car l'ordre de la charité ne
vaut pas moins pour les bienfaits extérieurs que pour les sentiments
intérieurs. Or, on pèche lorsqu'on agit au rebours de l'ordre de la charité,
parce que cet ordre est de précepte. Donc, puisqu'en vertu de l'ordre de la
charité on doit s'aimer soi-même plus que le prochain, il apparaît que c'est
péché de prendre sur son nécessaire pour faire l'aumône.
2. Donner de son nécessaire, c'est gaspiller son
bien, ce qui est de la prodigalité, comme le montre Aristote; mais aucun acte
vicieux n'est permis; donc on ne doit pas faire l'aumône avec le nécessaire.
3. Comme dit S. Paul (1 Tm 6, 8): " Si
quelqu'un ne prend pas soin des siens, surtout de ceux qui vivent avec lui, il
a renié sa foi, il est pire qu'un infidèle. " Mais celui qui donne en
aumônes ce qui lui est nécessaire, ou ce qui est nécessaire aux siens, paraît
bien manquer à son devoir envers lui-même et les siens. Il semble donc qu'en
faisant l'aumône avec son nécessaire, on pèche toujours gravement.
Cependant, le Seigneur a dit (Mt 19, 21): " Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres. " Mais celui qui donne aux pauvres tout ce qu'il possède ne donne pas seulement le superflu, mais le nécessaire. Donc on peut faire l'aumône de son nécessaire.
Conclusion:
Le nécessaire peut signifier deux choses. Ou bien il désigne ce sans quoi une chose ne peut exister. Il ne faut absolument pas faire l'aumône avec ce nécessaire-là; celui qui en serait réduit à n'avoir que l'indispensable pour vivre avec ses enfants et sa famille, ne peut en faire l'aumône; ce serait s'ôter la vie, à lui-même et aux siens. Un cas cependant fait exception: celui où l'on se priverait pour donner à quelque personnage important dont le salut de l’Église ou de l'État dépendrait; car s'exposer à la mort soi et les siens pour la libération d'un tel personnage est digne d'éloge, puisqu'on doit toujours faire passer le bien commun avant son propre bien.
Le nécessaire peut encore signifier ce qui est indispensable pour vivre selon les exigences normales de sa condition ou de son état, et selon les exigences des autres personnes dont on a la charge. La limite d'un tel nécessaire ne constitue pas un point fixe et indivisible; on peut y ajouter beaucoup, sans estimer qu'on dépasse un tel nécessaire; on peut aussi en retrancher beaucoup et garder encore assez de biens pour pouvoir vivre de façon convenable et selon les exigences de son état. Faire l'aumône en prenant sur ce nécessaire est bon, mais c'est un conseil et non un précepte. Ce serait au contraire un désordre de prélever pour ses aumônes une part telle de ses biens qu'il serait désormais impossible de vivre avec ce qui reste de façon conforme à sa condition et aux affaires qu'on doit traiter; car personne n'est obligé de vivre d'une façon qui ne conviendrait pas à son état.
Trois cas cependant doivent être exceptés: le premier se présente lorsque quelqu'un change d'état, par exemple en entrant en religion; alors, faisant largesse de tous ses biens pour le Christ, il fait oeuvre de perfection et s'établit dans un nouvel état. - Le second, lorsque les biens dont on se prive, quoique nécessaires pour tenir son rang, peuvent se retrouver facilement, de sorte qu'on n'est pas gravement gêné. - Le troisième, lorsqu'une extrême nécessité affecte une personne privée, ou aussi lorsque l'État a de grands besoins; en ces cas-là il est louable en effet, pour un particulier, de sacrifier quelque chose de ce que semblerait exiger sa condition, pour répondre à des besoins plus importants.
Solutions:
Ce qui précède donne la réponse aux Objections.
Objections:
1. Oui, semble-t-il, puisqu'il est dit en S. Luc
(16, 9): " Faites-vous des amis avec le mammon d'iniquité. " (Mammona
signifie en effet les richesses.) On peut donc se faire des amis spirituels
en faisant l'aumône avec des biens injustement acquis.
2. On appelle gain honteux tout ce qui paraît
être le fruit d'une acquisition illicite. Or, tel est le gain de la
prostitution, si bien qu'il est interdit d'en faire des offrandes ou des
sacrifices à Dieu, selon le Deutéronome (23, 18): " Tu n'apporteras pas à
la maison de ton Dieu le salaire d'une prostituée. " Un gain honteux est
encore celui qui provient des jeux de hasard, car, selon la remarque d'Aristote,
" on gagne au détriment de ses amis, auxquels il conviendrait de donner
". Un gain plus honteux encore est celui qui est acquis par simonie,
puisque c'est faire injure à l'Esprit Saint. Et cependant on peut faire
l'aumône avec de pareils gains, et donc avec des biens mal acquis.
3. Les plus grands maux doivent être évités avec
plus de soin que les moindres. Or détenir le bien d'autrui est un péché moindre
que l'homicide dont on se rend coupable en ne secourant pas son prochain dans
un cas d'extrême nécessité, selon la parole de S. Ambroise: " Nourris
celui qui meurt de faim; si tu ne le fais pas, tu es cause de sa mort. "
Donc il est des cas où l'on peut faire l'aumône avec des biens mal acquis.
Cependant, S. Augustin dit: " Faites l'aumône du juste fruit de vos travaux. Vous ne pourrez en effet corrompre le Christ, votre juge, pour éviter qu'il vous confronte avec les pauvres que vous dépouillez. Cessez donc de faire l'aumône avec le fruit de vos prêts et de vos usures. C'est aux fidèles que je m'adresse, ceux à qui nous distribuons le Corps du Christ. "
Conclusion:
Il y a trois espèces de biens mal acquis. Les premiers restent dus à celui de qui on les tient, sans qu'on puisse les garder; c'est ce qui arrive dans la rapine, le vol et l'usure. Puisqu'on est obligé de restituer ces biens, on ne peut pas les donner en aumônes.
Les deuxièmes ne peuvent être gardés par l'acquéreur, sans cependant qu'ils soient dus à celui dont il les a acquis, parce qu'il les a pris contrairement à la justice, et l'autre les lui a donnés injustement; c'est le cas de la simonie, où les deux parties transgressent la loi divine. On ne doit pas restituer, mais donner en aumônes le bien en cause. Et cela vaut pour les cas semblables, c'est-à-dire chaque fois que don et acquisition sont contraires à la loi.
Dans le troisième cas, l'acquisition elle-même n'a pas été illicite, mais ce qui l'a permise était illicite; tel est le gain qu'une femme acquiert en se prostituant, ce qu'on appelle proprement " le gain honteux ". Agir ainsi est en effet honteux et contraire à la loi de Dieu. Mais la femme qui se livre à la prostitution n'a pas, en recevant de l'argent, commis d'injustice, ni agi contre la loi. Ce qui a été acquis ainsi peut donc être gardé, et on peut le donner en aumône.
Solutions:
1. S. Augustin s'explique ainsi au sujet de cette
parole du Seigneur: " Certains, la comprenant mal, s'emparent du bien
d'autrui, en donnent une part aux pauvres, et croient avoir accompli ce qui est
prescrit. Une telle interprétation doit être redressée. " Mais, dit-il à
un autre endroit,: " Toutes les richesses méritent d'être appelées
richesses d'iniquité, parce qu'elles ne sont des richesses que pour les hommes
iniques qui mettent en elles leur espoir. " - Ou bien on peut dire avec S.
Ambroise que le Seigneur " a appelé les richesses iniques parce que par
leurs attraits divers elles font tomber nos coeurs en tentation ". - Ou
bien encore, avec S. Basile, " parce que, parmi tous ceux qui ont possédé
tous ces biens avant toi, et dont tu es l'héritier, il peut s'en trouver un qui
les a acquis injustement, sans que tu le saches ". - Enfin, on peut parler
de " richesses d'iniquité ", à cause de leur inégale répartition qui
fait que l'un est dans l'indigence, tandis que l'autre surabonde S.
2. Comment le bien acquis par la prostitution
peut être donné en aumônes, nous venons de l'expliquer, mais il ne peut servir
pour les sacrifices et pour les offrandes faites à l'autel, soit en raison du
scandale soit à cause du respect dû aux choses saintes. - On peut également
faire l'aumône avec ce qui a été acquis par simonie; celui qui l'a donné n'y a
plus droit et mérite d'en être privé. - Quant à l'argent gagné aux jeux de
hasard, il peut, semble-t-il, y avoir là quelque chose d'illicite en vertu même
du droit divin: ce serait le cas par exemple de ceux qui feraient des gains sur
ceux qui ne peuvent aliéner leurs biens, comme les mineurs, les fous, etc.; ou
si l'on a entraîné un autre au jeu par désir de gagner; ou si l'on a gagné en
trichant. Dans tous ces cas on est tenu à restitution; on ne peut donc pas
utiliser le bien en cause pour faire l'aumône. - Il semble en outre qu'il y ait
dans de telles pratiques quelque chose d'illicite au regard du droit civil
positif, qui interdit en général cette manière de s'enrichir. Mais comme le
droit civil ne s'étend pas à tous, et oblige seulement ceux qui sont soumis à
ces lois; comme en outre il peut tomber en désuétude et se trouver alors
abrogé, il s'ensuit que ceux qui sont soumis à de telles lois sont tenus
universellement à restituer ce qu'ils auraient gagné, à moins qu'une coutume
contraire ne prévale, ou que celui qui a gagné l'ait fait aux dépens de celui
qui l'a entraîné au jeu. En ce cas on n'est pas tenu à restitution, car celui
qui a perdu ne mérite pas qu'on lui rende son bien; d'un autre côté, le gagnant
ne peut licitement retenir ce bien, aussi longtemps que le droit civil
considéré reste en vigueur. Il faut donc le donner en aumônes.
3. Dans le cas d'extrême nécessité tous les biens sont communs. Il est donc permis à celui qui se trouve dans une telle nécessité de prendre à autrui ce dont il a besoin pour sa subsistance, s'il ne trouve personne qui veuille le lui donner. Pour la même raison, il est permis de détenir quelque chose du bien d'autrui et d'en faire l'aumône, et même de le prendre, s'il n'y a pas d'autre moyen de secourir celui qui est dans le besoin. Cependant, quand on peut le faire sans péril, on doit venir en aide à celui qui est dans une nécessité extrême après avoir recherché le consentement du propriétaire.
Objections:
1. Il semble que l'homme soumis au pouvoir d'un
autre peut faire l'aumône. En effet, les religieux sont sous le pouvoir de
leurs supérieurs, auxquels ils ont fait voeu d'obéir. Mais, s'il ne leur était
pas permis de faire l'aumône, ils subiraient, du fait même de leur état, un
véritable préjudice, puisque, selon la remarque de S. Ambroise, " c'est
dans la piété que se résume la religion chrétienne "; et la piété se
recommande surtout par l'exercice de l'aumône. Donc ceux qui sont au pouvoir
d'autrui ont le droit de faire l'aumône.
2. L'épouse, est-il dit dans la Genèse (3, 16),
est " sous le pouvoir de son mari ". Cependant, ayant été associée à
lui, elle peut faire l'aumône; ainsi est-il rapporté de sainte Lucie qu’elle
faisait des aumônes à l'insu de son mari. Le fait qu'on soit placé sous le
pouvoir d'un autre n'empêche donc pas de faire l'aumône.
3. Les enfants sont naturellement soumis à leurs
parents, ce qui fait dire à l'Apôtre (Ep 6, 1): " Enfants, obéissez à vos
parents, dans le Seigneur. " Mais les enfants peuvent, semble-t-il, faire
l'aumône avec les biens paternels, parce que, étant héritiers, ces biens sont
en quelque façon à eux; et parce que, d'autre part, pouvant en user pour leur corps,
ils semblent à plus forte raison avoir le droit de s'en servir dans l'intérêt
de leur âme. Ceux qui sont en état de sujétion peuvent donc faire l'aumône.
4. Les esclaves sont sous le pouvoir de leurs
maîtres, selon cette parole de S. Paul (Tt 2, 9): " Que les esclaves
soient soumis en tout à leurs maîtres. " Or il leur est bien permis de
faire quelque chose dans l'intérêt de leur maître, ce qu'ils font très bien en
donnant l'aumône en son nom. Donc l'aumône est permise à ceux qui sont au
pouvoir d'autrui.
Cependant, comme S. Augustin l'a déclaré, il ne faut pas faire l'aumône avec le bien d'autrui, " mais avec le juste fruit de son propre labeur ". Mais si ceux qui sont sous la dépendance d'un autre faisaient l'aumône, ce serait avec le bien d'autrui; donc ils n'ont pas ce droit.
Conclusion:
Celui qui est sous le pouvoir d'un autre doit toujours, comme tel, se laisser diriger par son supérieur; c'est en effet l'ordre de la nature que les êtres inférieurs soient réglés par les supérieurs. Dans le domaine où il est soumis à son supérieur, l'inférieur ne peut distribuer les biens de celui-ci que selon ses ordres. Ainsi ne peut-il faire l'aumône des biens qui dépendent de son supérieur que dans la mesure où cela lui aura été permis. Mais s'il possède quelque chose en propre, dans un domaine où il est indépendant, il ne peut plus être considéré sous ce rapport comme relevant de la puissance d'un autre; il est alors son maître, et il est libre de faire l'aumône avec ce bien.
Solutions:
1. Le moine qui a reçu de son supérieur la charge
de la dépense peut faire l'aumône avec les biens du monastère, selon ce que sa
charge lui permet. S'il n'a pas cette charge, comme il ne possède rien en
propre, il ne peut faire l'aumône qu'avec la permission expresse ou raisonnablement
présumée de son abbé, sauf le cas d'extrême nécessité, où il lui serait permis
de voler pour faire l'aumône. Mais il n'est pas réduit à une condition moins
bonne du fait qu'il ne donne rien en aumône, car, ainsi qu'il est écrit au
livre des Dogmes Ecclésiastiques, " il est bon de faire l'aumône
aux pauvres, quand on en a la charge, mais il est meilleur, dans l'intention de
suivre le Seigneur, de donner tout à la fois, et ainsi, libre de tout souci,
d'être pauvre avec le Christ ".
2. Si, en dehors de sa dot, qui est destinée à
subvenir aux charges familiales, une femme possède quelques biens provenant de
son gain personnel, ou de toute autre source légitime, elle peut en faire
l'aumône sans demander le consentement de son mari, mais avec modération pour
que le mari ne soit pas appauvri par l'excès des aumônes. En dehors de ces
conditions, elle ne peut faire l'aumône sans le consentement exprès ou présumé
de son mari, sauf le cas d'extrême nécessité, comme nous venons de le voir pour
le moine. Car si elle est l'égale de l'homme dans l’acte du mariage, pour le
gouvernement de la maison " l'homme est le chef de la femme ", selon
S. Paul (1 Co 11, 3). Quant à sainte Lucie, elle avait un époux légal, mais non
un vrai conjoint puisqu'elle refusait le mariage et demeurait vierge. Aussi
pouvait-elle faire l'aumône avec le consentement de sa mère.
3. Les biens du fils appartiennent au père. C'est
pourquoi le fils ne peut pas les donner en aumônes, sauf peut-être s'il s'agit
de très petites aumônes dont il peut présumer qu'elle plaira au père, et mis à
part le cas où le père lui aurait confié l'administration d'un certain secteur.
On doit dire la même chose des serviteurs.
4. Cela donne la solution de la quatrième objection.
Objections:
1. Il ne faut pas, semble-t-il, faire
davantage l'aumône à ceux qui nous sont le plus proches. Car il est dit dans
l'Ecclésiastique (12, 4-5): " Donne à l'homme pieux et ne viens pas en
aide au pécheur. Fais-le bien à qui est humble et ne donne pas à l'impie.
" Or il arrive quelquefois que nos proches sont des pécheurs et des
impies. Donc on ne doit pas leur faire davantage l'aumône.
2. Les aumônes doivent être faites en vue de la
récompense éternelle, selon cette parole de S. Matthieu (6, 18): " Ton
Père qui voit dans le secret te le rendra. " Mais cette récompense
s'acquiert surtout par les aumônes faites aux saints, comme le montre ce qui
est dit en S. Luc (16, 9): " Faites-vous des amis avec le mammon
d'iniquité, afin qu'au jour où il viendra à manquer, ceux-ci vous reçoivent
dans les tentes éternelles. " Ce que S. Augustin commente ainsi: "
Qui sont ceux qui possèdent les tentes éternelles, sinon les saints de Dieu? Et
qui sont ceux qu'ils y recevront, sinon ceux qui auront secouru leur indigence?
" Donc, c'est aux plus saints et non aux plus proches qu'il faut de
préférence faire l'aumône.
3. Le plus proche de l'homme, c'est lui-même. Or
personne ne peut se faire l'aumône à soi-même. Il semble donc que ce n'est pas
à celui qui nous est le plus uni que nous devons de préférence faire l'aumône.
Cependant, l'Apôtre dit (1 Tm 5, 8) " Si quelqu'un ne prend pas soin des siens, surtout de ceux qui vivent avec lui, il a renié sa foi, il est pire qu'un incroyant. "
Conclusion:
" Ceux qui nous sont le plus étroitement unis, dit S. Augustin, nous sont en quelque sorte désignés par le sort pour que nous les secourions de préférence. " Il y a cependant ici à user de discernement, en tenant compte des divers degrés de parenté, de sainteté et d'utilité. Car il faut faire l'aumône de préférence, à celui qui étant plus saint souffre d'une plus grande indigence, et à celui qui est plus utile au bien général, plutôt qu'à un plus proche, surtout si celui-ci ne nous est pas très étroitement uni et n'est pas spécialement à notre charge, et s'il ne se trouve pas dans une grande nécessité.
Solutions:
1. Il ne faut pas secourir le pécheur comme tel,
de sorte qu'il soit encouragé à pécher, mais comme homme, pour soutenir sa
nature.
2. L'aumône est valable pour la récompense
éternelle à un double titre. D'abord, en raison de la charité qui est à sa
racine. A ce point de vue elle est méritoire selon qu'on y observe l'ordre de
la charité qui nous oblige, toutes choses égales d'ailleurs, à secourir
davantage ceux qui nous sont plus proches. C'est ce qui fait dire à S.
Ambroise: " Il faut approuver cette libéralité qui ne te laisse pas
négliger tes proches, si tu les sais dans l'indigence; il vaut mieux que tu
secoures toi-même les tiens, car ils pourraient avoir honte de demander à
d'autres. " - L'aumône, d'autre part, est valable pour la récompense
éternelle par le mérite de celui qui est secouru et qui prie pour son
bienfaiteur. C'est en ce sens que parle ici S. Augustin.
3. Puisque l'aumône est une oeuvre de miséricorde, et qu'il n'y a pas à proprement parler de miséricorde envers soi-même, sinon par une sorte de comparaison, nous l'avons dit; de même on ne fait pas, au sens propre, l'aumône à soi-même, sinon peut-être comme représentant d'une autre personne; par exemple, si l'on a la charge de distribuer des aumônes, on peut aussi, en cas de besoin, s'en donner à soi-même, au titre même où l'on en donne aux autres.
Objections:
1. Il semble qu'on ne doive pas faire l'aumône
avec abondance. En effet, nous devons la faire surtout à ceux qui nous sont le
plus proches. Or, observe S. Ambroise, il faut prendre garde de ne pas leur
donner, par nos générosités, " le désir de devenir plus riches ".
Donc, aux autres non plus il ne convient pas de donner avec abondance.
2. Au même endroit S. Ambroise dit encore "
Il ne faut pas donner à la fois et à profusion toutes ses richesses, mais les
répartir avec sagesse. " Mais faire d'abondantes aumônes, c'est donner à
profusion. Donc, on ne doit pas faire l'aumône avec abondance.
3. S. Paul dit (2 Co 8, 13) " Il ne s'agit
point, pour soulager les autres ", en sorte qu'ils vivent paresseusement
de nos biens, " de nous réduire à la gêne ", c'est-à-dire à la
pauvreté. Or, c'est ce qui arriverait si l'on faisait d'abondantes aumônes..
Cependant, il est écrit au livre de Tobie (4, 8): " Si tu as de grands biens, donne avec abondance."
Conclusion:
L'abondance de l'aumône peut être considérée par rapport à celui qui donne, et par rapport à celui qui reçoit. Au premier point de vue, l'aumône est abondante quand on donne beaucoup en proportion de ce qu'on possède. Il est alors louable de donner largement; ainsi le Seigneur loua-t-il la veuve qui, " de son indigence même, donna tout ce qu'elle avait pour vivre " (Lc 21, 3). Mais il faut tenir compte de ce qui a été dit plus haut d de l'aumône faite avec le nécessaire.
Par rapport à celui qui reçoit, l'aumône peut être abondante de deux manières: suffisante pour suppléer à ce qui manque, et en ce cas l'abondance est louable; surabondante jusqu'au superflu: une telle aumône n'est pas à approuver, car il vaudrait mieux la répartir entre un plus grand nombre d'indigents. De là, sur cette parole de S. Paul (1 Co 13, 3): " Quand je distribuerais tous mes biens pour nourrir les pauvres... ", la remarque de la Glose: " Par là il nous enseigne à faire l'aumône avec discernement, c'est-à-dire, non pas à un seul, mais à beaucoup, afin qu'elle profite à un plus grand nombre. "
Solutions:
1. Cette objection vaut pour les aumônes faites
avec une abondance dépassant les besoins des bénéficiaires.
2. Il est question ici de l'abondance de l'aumône
par rapport à celui qui la fait. Mais il faut comprendre que Dieu ne veut pas
que l'on donne tous ses biens à la fois, excepté quand on change d'état de vie.
C'est pourquoi S. Ambroise ajoute -: " A moins qu'on ne fasse comme Élisée
qui tua ses boeufs, et nourrit les pauvres de ce qu'il en reçut, afin d'être
libéré de tout souci domestique. "
3. En disant: " Il ne s'agit point, pour soulager les pauvres... " S. Paul veut parler de l'aumône dont l'abondance dépasse les besoins de celui la reçoit, alors qu'il ne faut pas la lui donner pour qu'il vive dans le luxe, mais pour assurer sa subsistance. Encore faut-il agir ici avec discrétion, en tenant compte de la diversité des conditions, car il en est qui, ayant été nourris avec recherche, ont par là même besoin d'aliments et d'habits plus délicats. D'où ces réflexions de S. Ambroise: " Quand on fait l'aumône, il faut tenir compte de l'âge et de la faiblesse; parfois aussi de la pudeur qui révèle une noble origine; il faut voir également si l'on a affaire à quelqu’un qui est tombé de la richesse dans la pauvreté sans qu'il y ait eu de sa faute. " - Dans les mots qui suivent: " de vous réduire à la gêne.. ", S. Paul parle de l'abondance de l'aumône par rapport à celui qui donne. Mais, comme la Glose en fait la remarque, " s'il parle ainsi, ce n'est pas que faire d'abondantes aumônes ne soit pas mieux; mais il craint pour les faibles, auxquels il conseille de donner sans se réduire à l'indigence ".
1. La correction fraternelle est-elle un acte de la charité? - 2. Est-elle de précepte? - 3. Ce précepte s'impose-t-il à tous, ou seulement aux supérieurs? - 4. Les inférieurs sont-ils tenus, en vertu de ce précepte, de corriger leurs supérieurs? - 5. Un pécheur peut-il corriger? - 6. Doit-on corriger celui qui en deviendra pire? - 7. Une correction secrète doit-elle précéder la dénonciation publique? - 8. L'appel à des témoins doit-il précéder la dénonciation publique?
Objections:
1. Il ne semble pas. En effet, sur ces paroles de
l'évangile selon S. Matthieu (18, 15): " Si ton frère a péché contre
toi... " la Glose dit qu'on doit le reprendre " par amour de la
justice ". Mais la justice est une vertu différente de la charité. Donc la
correction fraternelle n'est pas un acte de la charité, mais de la justice.
2. La correction fraternelle se fait par une
admonition secrète. Or l'admonition est une sorte de conseil, ce qui ressortit
à la prudence, car " au prudent il appartient d'être de bon conseil
", dit Aristote. La correction fraternelle n'est donc pas un acte
de la charité, mais de la prudence.
3. Des actes contraires n'appartiennent pas à la
même vertu. Mais supporter le pécheur est un acte de la charité, selon l'épître
aux Galates (6, 2): " Portez les fardeaux les uns des autres, et vous
accomplirez ainsi la loi du Christ. " Corriger celui qui pèche, ce qui est
le contraire de le supporter, ne peut donc être un acte de la charité.
Cependant, reprendre un fautif, c'est lui faire une espèce d'aumône spirituelle. Et l'aumône, avons-nous dit, est un acte de la charité. Donc la correction fraternelle est aussi un acte de la charité.
Conclusion:
La correction du fautif est un remède que l'on doit employer contre le péché du prochain. Or un péché peut être envisagé sous deux aspects: comme un acte nuisible à celui qui le commet; et comme un préjudice porté aux autres, qu'il lèse ou scandalise, et même au bien commun dont le bon ordre s'en trouve troublé. Il y a, en conséquence, deux sortes de corrections du fautif. La première remédie au péché en tant qu'il est un mal pour le pécheur, et c'est précisément la correction fraternelle, qui a pour but d'améliorer le fautif Or, enlever un mal à quelqu'un est un acte de même valeur que lui procurer un bien. Et cela est un acte de la charité, qui nous pousse à vouloir et à faire du bien à notre ami. C'en est donc un aussi de corriger son frère, car par là nous lui ôtons son mal, c'est-à-dire son péché. Et cette délivrance importe plus à la charité que la délivrance d'un dommage extérieur ou même d'un préjudice corporel, dans la mesure même où le bien opposé, celui de la vertu, a plus d'affinité avec la charité que le bien du corps ou les biens extérieurs. C'est ainsi que la correction fraternelle est un acte de la charité, plus que le soin des malades ou le soulagement des pauvres. - La seconde espèce de correction remédie au péché en tant qu'il porte préjudice aux autres, et surtout au bien commun. Une telle correction est un acte de la justice, qui a pour objet de régler équitablement les rapports entre les hommes.
Solutions:
1. La Glose parle de la seconde espèce de
correction, qui est un acte de la justice. Ou, si l'on veut parler aussi de la
première, il faut prendre la justice comme vertu générale, on le dira plus
loin, dans le sens où, selon la parole de S. jean (1 Jn 3, 4): " tout
péché est une iniquité ", comme s'opposant à la justice.
2. " La prudence, dit Aristote, établit la
rectitude dans l'ordre des moyens ", auxquels se rapportent la
délibération et le choix. Cependant, lorsque par la prudence nous ordonnons
correctement notre action à la fin d'une vertu morale, comme la tempérance ou
la force, l'action considérée appartient de façon principale à la vertu dont la
fin a été recherchée. Donc, parce que la remontrance que comporte la correction
fraternelle est ordonnée à ôter le péché de notre frère, ce qui ressortit à la
charité, il est clair qu'elle est de façon principale un acte de la charité,
comme de la vertu qui commande l'acte, et secondairement un acte de la prudence
qui exécute et dirige l'acte.
3. La correction fraternelle n'est pas opposée au support des faibles, dont elle est plutôt la conséquence. On supporte en effet d'autant mieux un pécheur qu'on ne s'irrite pas contre lui et qu'on reste bienveillant à son égard. C'est en raison de cette bienveillance que l'on s'efforce de l'amender.
Objections:
1. Non, semble-t-il. Car rien d'impossible ne
tombe sous un précepte, selon cette parole de S. Jérôme: " Maudit celui
qui dit que Dieu commande l'impossible. " Or il est écrit dans
l'Ecclésiaste (7, 13): " Regarde les oeuvres de Dieu: nul ne saurait
corriger celui qu'il aura abandonné. " Donc la correction fraternelle
n'est pas de précepte.
2. Tous les préceptes de la loi divine se
ramènent à ceux du décalogue; or la correction fraternelle ne rentre dans aucun
de ceux-ci. elle n'est pas de précepte.
3. L'omission d'un précepte divin est un péché
mortel, qui ne se rencontre pas chez les saints. Or c'est un fait que des
saints et des hommes spirituels omettent la correction fraternelle; S. Augustin
remarque en effet que " ce ne sont pas seulement les inférieurs, mais des
gens placés à un degré de vie plus élevé, qui s'abstiennent de reprendre les
autres: et cela en raison de leur désir égoïste, et non de leur fonction de
charité ". Donc la correction fraternelle n'est pas de précepte.
4. Ce qui est de précepte a raison de dette.
Donc, si la correction fraternelle était de précepte, nous aurions le devoir
envers nos frères de les corriger lorsqu'ils pèchent. Or celui qui doit à
quelqu'un un bien d'ordre matériel, comme de l'argent, ne doit pas se contenter
d'attendre que son créancier vienne à lui; il doit aller le trouver pour lui
rendre son dû. Il faudrait, par conséquent, qu'on se mît aussi à la recherche
de ceux qui ont besoin d'être corrigés pour leur rendre ce devoir. Conséquence
inadmissible, tant en raison de la multitude des pécheurs, qu'un seul homme ne
parviendrait jamais à corriger, qu'à cause de l'obligation où se verraient les
religieux de sortir de leurs cloîtres pour corriger les pécheurs, ce qui serait
choquant. La correction fraternelle n'est donc pas de précepte.
Cependant, S. Augustin dit: " Si tu négliges de corriger le pécheur, tu deviens par là pire que lui. " Ce qui n'arriverait pas si, par une telle négligence, on n'avait pas omis un précepte. La correction fraternelle tombe donc sous un précepte.
Conclusion:
La correction fraternelle est de précepte. Mais il faut bien considérer ceci: de même que les préceptes négatifs de la loi interdisent les actes peccamineux, les préceptes affirmatifs, eux, engagent aux actes vertueux. Or les actes des péchés sont mauvais en eux-mêmes, et d'aucune manière, en aucun temps et en aucun lieu, ils ne peuvent devenir bons, parce que, en eux-mêmes, ils sont liés à une fin mauvaise, dit Aristote h. C'est pourquoi les préceptes négatifs obligent toujours et à tout instant. Au contraire, les actes des vertus ne doivent pas être faits n'importe comment, mais en observant toutes les circonstances requises pour que l'acte soit vraiment vertueux: qu'il soit fait où il faut, quand il faut, et comme il faut. Et parce que la disposition de ces moyens est commandée par la fin, il faut, dans ces circonstances, tenir compte de la fin, qui est le bien même de la vertu. Donc, si l'on omet dans un acte vertueux une circonstance telle que le bien de la vertu soit entièrement compromis, on va contre le précepte. Si, en revanche, on omet une circonstance sans que cela supprime totalement la vertu, quoique l'acte n'atteigne pas parfaitement au bien de la vertu, on ne va pas contre le précepte. Ainsi, dit Aristote, s'écarter un peu du milieu vertueux ne va pas contre la vertu, mais s'en écarter beaucoup c'est détruire la vertu par son acte. Or, la correction fraternelle est ordonnée à l'amendement d'un frère. C'est pourquoi, dans la mesure où elle est nécessaire à cette fin, elle tombe sous le précepte; ce qui ne veut pas dire qu'il faille reprendre le fautif n'importe où et n'importe quand.
Solutions:
1. Toutes les fois qu'il s'agit d'un bien à
faire, l'activité humaine n'est efficace qu'avec le secours divin; cependant l'homme
doit faire ce qui dépend de lui. C'est pourquoi S. Augustin dit: " Ne
sachant qui est du nombre des prédestinés et qui n'en est pas, nos sentiments
de charité doivent être tels que nous voulions le salut de tous. " Donc
nous devons aussi rendre à tous le service de la correction fraternelle, en
espérant l'aide de Dieu.
2. Comme nous l'avons déjà dit, tous les
préceptes qui ont pour objet un certain bien à procurer au prochain se ramènent
à celui d'honorer ses père et mère.
3. On peut omettre la correction fraternelle de
trois façons. La première est méritoire: c'est celle qui provient de la
charité. En effet, selon S. Augustin, " on s'abstient de reprendre et de
corriger ceux qui font le mal, soit parce qu'on attend le moment propice, soit
parce qu'on craint qu'ils n'en deviennent pires, ou encore qu'ils ne détournent
d'instruire les faibles de la vertu et de la piété, et que faisant pression sur
eux ils ne les éloignent de la foi. Ce n'est plus là, semble-t-il, occasion de
cupidité, mais inspiration de charité ". - La deuxième omission est un
péché mortel: c'est celle qui est provoquée, dit S. Augustin au même endroit,
" par la crainte de l'opinion publique, des tourments corporels et de la
mort ", si du moins cette crainte va jusqu'à arrêter la charité
fraternelle. Le cas semble se présenter lorsque, malgré un espoir fondé de
retirer quelqu'un de son péché, on se laisse arrêter par la crainte ou la
cupidité. - La troisième omission est un péché véniel, lorsque la crainte ou la
cupidité retardent un peu trop celui qui devrait faire la correction
fraternelle; mais elles ne la lui feraient pas omettre s'il était sûr de
pouvoir détourner son frère du péché, le sentiment qui prédomine en lui étant
bien la charité fraternelle. C'est de cette façon que de saints personnages
négligent parfois de corriger les fautifs.
4. S'il s'agit d'une dette envers une personne déterminée, qu'il s'agisse d'un bien corporel ou spirituel, nous devons l'acquitter, sans attendre que cette personne vienne à nous, et en allant nous-même à sa recherche avec toute la sollicitude voulue. Ainsi, de même que le débiteur doit au moment voulu aller au-devant de son créancier pour lui rendre son dû, celui qui a la charge spirituelle de quelqu'un doit également partir à sa recherche, pour le corriger de son péché. Mais s'il s'agit de biens - matériels ou spirituels - que l'on devrait, non plus à une personne déterminée, mais au prochain en général, on n'est plus obligé d'aller chercher à qui payer cette dette; il suffit de la payer à ceux qui se présentent, et qu'on peut tenir, selon l'expression de S. Augustin, comme " désignés par un choix du sort ". Et c'est pourquoi S. Augustin dit encore: " Le Seigneur nous avertit d'être attentifs aux fautes les uns des autres, non en cherchant à faire des reproches, mais en voyant ce qu'il faut corriger. " Autrement nous agirions en espions de la conduite des autres, ce qui va contre cette parole des Proverbes (24, 15): " Ne cherche pas le mal dans la maison du juste, et ne trouble pas son repos. " On voit ainsi que les religieux n'ont pas à quitter leur cloître pour aller corriger les pécheurs.
Objections:
1. Il semble que la correction fraternelle
appartient seulement aux supérieurs. Car, dit S. Jérôme: " Que les prêtres
aient soin d'accomplir ce précepte de l'Évangile: "Si ton frère a péché
contre toi, etc." " Or, par le nom de " prêtre ", on
entendait alors désigner les supérieurs, qui ont la charge d'autrui. Il semble
donc que la correction fraternelle n'appartienne qu'aux supérieurs.
2. La correction fraternelle est une sorte
d'aumône spirituelle. Or, le devoir de faire l'aumône corporelle appartient à
ceux qui ont la supériorité dans l'ordre des biens temporels, c'est-à-dire aux
riches. Donc également la correction fraternelle ne regarde que ceux qui sont
supérieurs dans l'ordre spirituel, c'est-à-dire les prélats.
3. Celui qui en corrige un autre le meut par son
admonition vers un état meilleur. Mais, la nature, les êtres supérieurs meuvent
les inférieurs. Donc également dans l'ordre de la vertu, qui suit l'ordre de la
nature, il appartient aux seuls supérieurs de corriger les inférieurs.
Cependant, il est dit dans le Décret: " Aussi bien les prêtres que les autres fidèles doivent avoir le plus grand souci de ceux qui se perdent, de telle sorte que, par leurs reproches, ceux-ci soient, ou bien corrigés de leurs fautes, ou s'ils se montrent incorrigibles, retranchés de l’Église. "
Conclusion:
Comme nous l'avons dit, il y a deux sortes de correction. La première est un acte de charité, qui tend spécialement à l'amendement d'un frère tombé dans quelque faute, et dont le moyen est une simple admonition. Cette correction appartient à tout homme ayant la charité, qu'il soit supérieur ou inférieur.
La seconde sorte de correction est un acte de justice, qui vise le bien commun, et qui le procure, non seulement en admonestant le coupable, mais parfois aussi en le punissant, afin que par crainte les autres se détournent du péché. Cette correction appartient aux supérieurs seuls, à qui il ne revient pas seulement d'admonester, mais encore de corriger en punissant.
Solutions:
1. Même dans la correction fraternelle qui
appartient à tous, les supérieurs ont une responsabilité plus grande, comme le
remarque S. Augustin. De même en effet qu'on doit distribuer les biens
temporels d'abord à ceux dont on a matériellement la charge, de même on doit
procurer en priorité les biens spirituels, correction, instruction, etc., à
ceux dont on est chargé spirituellement. S. Jérôme ne veut donc pas dire que le
précepte de la correction fraternelle appartient seulement aux prêtres, mais
qu'il les concerne spécialement.
2. De même que celui qui a de quoi faire des
aumônes matérielles est riche sous ce rapport, de même celui qui est doué d'un
jugement sain, le rendant capable de corriger la faute d'autrui, est à ce point
de vue son supérieur.
3. Même dans l'ordre naturel, il y a des êtres qui agissent mutuellement l'un sur l'autre, chacun étant supérieur à l'autre sous quelque rapport, selon que tous deux sont à la fois en puissance et en acte par rapport à l'autre. Pareillement ici, celui qui juge sainement sur un point où l'autre est défaillant, peut le corriger, quoiqu'il ne soit pas purement et simplement son supérieurs.
Objections:
1. Il semble bien qu'on n'y est pas tenu. Il est
dit en effet dans l'Exode (19, 13): " Quiconque touchera la montagne devra
être mis à mort. " Et il est raconté (2 S 2, 7) qu'Uzza fut frappé par
Dieu pour avoir touché l'arche. Or, par la montagne et par l'arche, il faut
entendre ici les supérieurs. Donc ceux-ci ne doivent pas être corrigés par
leurs subordonnés.
2. Sur cette parole de Paul (Ga 2, 11): " je
lui résistai en face " (à Pierre), la Glose précise: " Comme son
égal. " Donc, n'étant pas l'égal de son supérieur, un inférieur ne doit
pas le corriger.
3. S. Grégoire dit: " Que personne n'ose
corriger la conduite des saints, s'il ne se sent pas meilleur qu'eux. "
Mais nul ne doit avoir une meilleure opinion de soi-même que de son supérieur.
Donc les supérieurs ne doivent pas être corrigés.
Cependant, S. Augustin dit dans sa " Règle ": " N'ayez pas pitié seulement de vous-mêmes, mais encore de votre supérieur, qui court un péril d'autant plus grand qu'il occupe parmi vous un rang plus élevé. " Or, reprendre fraternellement, c'est exercer la miséricorde: on doit donc le faire, même à l'égard des supérieurs.
Conclusion:
La correction qui est un acte de justice usant de punition n'appartient pas aux inférieurs vis-à-vis de leur supérieur. Mais celle qui est un acte de charité appartient à chacun à l'égard de tous ceux qu'il doit aimer, et chez lesquels il voit quelque chose à corriger. En effet, l'acte issu d'un habitus ou d'une puissance s'étend à ce qui est contenu dans l'objet de l'un ou de l'autre; comme la vision embrasse tout ce qui est contenu dans l'objet de la vue.
Mais comme un acte de vertu doit être réglé en tenant compte des circonstances requises, l'acte par lequel un inférieur reprend son supérieur doit également respecter certaines convenances, en sorte que la correction ne soit ni insolente, ni dure, mais douce et respectueuse. C'est ce qui fait dire à S. Paul (1 Tm 5, 1): " Ne reprends pas un vieillard avec rudesse, mais avertis-le comme un père. " Et c'est pourquoi Denys reproche au moine Démophile d'avoir corrigé un prêtre sans respect, en le frappant et en le chassant de l'église.
Solutions:
1. On peut dire qu'un supérieur est traité
indignement quand il est blâmé sans respect, ou lorsqu'il est abaissé. C'est ce
qui est signifié ici par l'interdiction divine de toucher la montagne et
l'arche.
2. " Résister en face ", c'est-à-dire devant tout le monde, dépasse la mesure de la correction fraternelle; et Paul n'aurait pas ainsi repris Pierre s'il n'avait été son égal en quelque manière pour la défense de la foi. Mais avertir en secret et avec respect peut être fait même par celui qui n'est pas un égal. Voilà pourquoi S. Paul, écrivant aux Colossiens (4, 17), leur demande de reprendre leur supérieur: " Dites à Archippe: "Prends garde au ministère que tu as reçu du Seigneur, et tâche de bien l'accomplir." "
Remarquons toutefois que, s'il y avait danger
pour la foi, les supérieurs devraient être repris par les inférieurs, même en
public. Aussi Paul, qui était soumis à Pierre, l'a-t-il repris pour cette
raison. Et à ce sujet la Glose d'Augustin explique: " Pierre lui-même
montre par son exemple à ceux qui ont la prééminence, s'il leur est arrivé de
s'écarter du droit chemin, de ne point refuser d'être corrigés, même par leurs
inférieurs. "
3. Se croire en tout point meilleur que son supérieur semble bien venir d'un orgueil présomptueux. Mais penser qu'on l'emporte sur un point n'a rien de présomptueux, parce qu'en cette vie personne n'est sans défauts. - Et il faut bien remarquer aussi que celui qui avertit charitablement son supérieur ne s'estime pas pour autant meilleur que lui; mais il rend service à celui qui " court un péril d'autant plus grand qu'il occupe un rang plus élevé ", comme le dit S. Augustin dans sa " Règle ".
Objections:
1. Oui, semble-t-il, car nul, parce qu'il est
tombé dans le péché, n'est dispensé d'observer un précepte. Mais la charité
fraternelle est de précepte, on vient de le voir. Il ne parent donc pas que,
pour avoir commis une faute, on doive négliger cette correction.
2. L'aumône spirituelle est supérieure à l'aumône
matérielle. Mais celui qui est en état de péché ne doit pas se dispenser pour
cela de faire une telle aumône. Donc, il doit encore moins s'abstenir de
corriger le fautif, parce que lui-même a précédemment péché.
3. " Si nous disons que nous sommes sans
péché, nous nous trompons nous-mêmes ", est-il dit dans la 1ère épître de
S. Jean (1, 8). Donc, si le péché est un obstacle à la correction fraternelle,
personne ne pourra l'exercer, ce qui est inadmissible. Donc le motif de
s'abstenir est également inadmissible.
Cependant, S. Isidore dit: " Celui qui est esclave du vice ne doit pas corriger les péchés des autres. " Et S. Paul (Rm 2, 1): " En jugeant autrui, tu juges contre toi-même, puisque tu agis de même, toi qui juges. "
Conclusion:
D'après ce que nous avons dit, le droit de corriger les fautifs appartient à celui qui a un jugement droit. Or, le péché, comme nous l'avons montré plus haut, ne détruit pas les biens d'ordre naturel au point qu'il ne laisse rien subsister de ce jugement droit chez le pécheur. C'est pourquoi il peut lui incomber de reprendre la faute d'autrui.
Toutefois, le péché antécédent est un obstacle à cette correction; et cela pour trois raisons.
1° Parce qu'il rend celui qui l'a corrigé indigne d'en corriger un autre; surtout s’il a commis un péché plus grave, il n'est pas digne de corriger autrui d'un péché moindre. C'est pourquoi, expliquant la parole de S. Matthieu (7, 3): " Qui es-tu pour regarder la paille, etc. ", S. Jérôme dit: " Ces paroles s'adressent à ceux qui, coupables de péchés mortels, ne peuvent tolérer chez leurs frères des péchés plus légers. "
2° La correction est viciée, en raison du scandale qu'elle peut causer, si le péché de celui qui corrige est connu; il semble alors qu'il agit moins par charité que par ostentation. C'est ce qui fait dire à S. Jean Chrysostome, expliquant cette parole de S. Matthieu (7, 4): " Comment peux-tu dire à ton frère, laisse-moi ôter la paille... ". " Pourquoi dis-tu cela? Par charité pour sauver ton prochain. Non, car tu te sauverais d'abord toi-même. Ce que tu veux, ce n'est pas sauver les autres, mais par tes bonnes paroles cacher tes mauvaises actions, et rechercher la louange des hommes pour ton savoir. "
3° La correction est faussée par l'orgueil lorsque le pécheur, minimisant ses propres fautes, se préfère dans son coeur au prochain, dont il juge les péchés avec une sévérité rigoureuse, comme si lui-même était juste. " Accuser les vices est l'office de ceux qui sont bons; si ceux qui sont mauvais le font, c'est usurpation de leur part ". Ainsi s'exprime S. Augustin qui ajoute: " Lorsque nous sommes obligés de reprendre quelqu'un, demandons-nous si nous n'avons jamais eu le même défaut; et pensons qu'étant homme nous aurions pu l'avoir. Ou peut-être nous l'avons eu et nous ne l'avons plus; et alors souvenons-nous de notre commune fragilité, afin que la correction ne procède pas de la haine, mais de la miséricorde. Si nous avons conscience d'être plongés dans le même vice, ne faisons pas de reproches, mais gémissons ensemble, et invitons-nous à faire pénitence tous deux. "
Cela montre qu'un pécheur, s'il corrige avec humilité, ne pèche pas, et ne s'attire pas une nouvelle condamnation; bien que par là il reconnaisse être condamnable par son péché passé, au regard de son frère, ou tout au moins au sien propre.
Solutions:
Cela donne la réponse aux Objections.
Objections:
1. Il semble qu'on ne doive pas renoncer à
corriger autrui par crainte qu'il ne devienne pire. Le péché, en effet, est une
certaine maladie de l'âme, selon la parole du Psaume (6, 3): " Pitié pour
moi, Seigneur, car je suis malade. " Mais celui qui a la charge
d'un malade ne doit se laisser arrêter ni par son refus ni par son mépris, car
c'est alors que le danger devient plus menaçant, comme on le voit dans les cas
de folie furieuse. Donc à plus forte raison faut-il corriger le pécheur, quand
bien même il le supporterait mal.
2. " On ne doit pas abandonner la vérité de
la vie par peur du scandale ", dit S. Jérôme c. Mais les préceptes divins
ressortissent à cette vérité de la vie. Donc la correction fraternelle, qui est
de précepte comme on l'a montré, ne doit pas être abandonnée à cause du
scandale causé chez celui que l'on corrige.
3. S. Paul (Rm 3, 8) " Il ne faut pas faire
le mal afin qu'il en résulte du bien. " Pour la même raison il ne faut pas
omettre le bien de peur qu'il en résulte du mal. Mais la correction fraternelle
est un bien. Il ne faut donc pas l'omettre par la crainte que celui qui en est
l'objet en soit rendu pire.
Cependant, il est dit dans les Proverbes (9, 8): " Ne reprends pas le railleur: il te haïrait. " Ce que la Glose commente ainsi: " Il ne faut pas craindre que le railleur t'insulte, si tu le reprends; mais il faut plutôt veiller à ce que, poussé par la haine, il ne devienne pire. " Donc il faut s'abstenir de la correction fraternelle lorsque l'on craint que le pécheur n'en devienne pire.
Conclusion:
Il y a, nous l'avons dit, deux sortes de correction. La première, réservée aux supérieurs, est ordonnée au bien commun, et a un pouvoir coercitif. Elle ne doit pas être omise par crainte de troubler celui qui en est l'objet. Car s'il ne veut pas s'amender de son plein gré, il faut le contraindre, en le punissant, à quitter ses péchés, et, s'il est incorrigible, on pourvoit encore par là au bien commun, en observant l'ordre de la justice, et en inspirant aux autres une crainte salutaire par cet exemple. Ainsi un juge n'omet pas de porter une sentence de condamnation contre un coupable, par crainte de troubler celui-ci, ou même ses amis.
La seconde correction a pour but l'amendement du pécheur; elle n'use pas de contrainte et procède par simple admonition. C'est pourquoi, lorsqu'on estime avec raison que le pécheur repoussera l'admonition et tombera par là même dans un état pire, mieux vaut s'abstenir, car l'usage des moyens doit être réglé d'après les exigences mêmes de la fin poursuivie.
Solutions:
1. Le médecin use d'une certaine contrainte à
l'égard du furieux qui repousse ses soins. Ainsi fait la correction du
supérieur qui a puissance coercitive, mais non la simple correction
fraternelle.
2. La correction fraternelle est de précepte
selon qu'elle est un acte de vertu, c'est-à-dire qu'elle est proportionnée à la
fin recherchée. Ainsi, quand elle y met obstacle, en rendant par exemple le
coupable pire qu'il n'était, elle n'appartient plus à la " vérité de la
vie ", et ne tombe plus sous le précepte.
3. Les moyens ont raison de bien en tant qu'ordonnés à la fin. C'est pourquoi la correction fraternelle, lorsqu'elle met obstacle à l'amendement de notre frère, qui est ici la fin poursuivie, n'a plus raison de bien. Aussi, abandonner cette correction n'est pas abandonner un bien par crainte de provoquer un mal.
Objections:
1. Il ne semble pas, car dans les oeuvres
de charité nous devons avant tout imiter Dieu, selon l'Apôtre (Ep 5, 1): "
Soyez des imitateurs de Dieu, comme des enfants bien-aimés, et marchez dans la
charité. " Or nous voyons Dieu punir parfois un pécheur publiquement, sans
qu'auparavant il l'ait secrètement admonesté. Il ne paraît donc pas nécessaire
de faire précéder la dénonciation publique d'une admonition secrète.
2. " Les actions des saints, dit S. Augustin
nous montrent de quelle manière il faut entendre les préceptes de l'Écriture.
" Or nous voyons que les saints ont parfois dénoncé publiquement des
péchés secrets sans admonition préalable: on lit ainsi dans la Genèse (37, 2
Vg) que " Joseph accusa ses frères d'un crime abominable auprès de leur
père "; de même il est dit dans les Actes (5, 3), que Pierre dénonça
publiquement, et sans avoir fait au préalable d'admonition secrète, Ananie et
Saphire qui avaient menti tacitement sur le prix de leur champ; on ne
voit pas non plus que Jésus ait averti judas en secret avant de le dénoncer. Il
n'est donc pas obligatoire par précepte qu'une admonition secrète précède la
dénonciation publique.
3. L'accusation est plus grave que la
dénonciation. Or il est permis de procéder à une accusation publique
sans la faire précéder d'une admonition secrète; dans les Décrétales il
est en effet prescrit " qu'une inscription doit précéder l'accusation
". On ne voit donc pas qu'un précepte oblige de faire précéder la
dénonciation publique d'une admonition secrète.
4. Il ne semble pas probable que ce qui est une
coutume générale chez les religieux aille contre les préceptes du Christ. Or il
est d'usage, chez les religieux, que l'on soit proclamé pour ses coulpes, au
chapitre, sans aucune admonition secrète préalable. Il ne paraît donc pas que
celle-ci soit obligatoire par précepte.
5. Les religieux sont tenus d'obéir à leurs
supérieurs. Or il arrive que des supérieurs commandent, ou bien à tous en
général, ou bien à quelqu'un en particulier, de leur signaler ce que l'on sait
avoir besoin de correction. Il semble donc qu'on soit tenu de le dire même
avant une admonition secrète. Il n'y a donc pas de précepte obligeant de faire
une admonition secrète avant la dénonciation publique.
Cependant, expliquant cette parole (Mt 18, 15): " Reprends-le seul à seul... ", S. Augustin dit: " Applique-toi à le corriger en évitant de l'humilier; peut-être, en effet, par honte commencera-t-il par justifier son péché; ainsi rendrais-tu pire celui que tu voulais rendre meilleur. " Mais la charité nous oblige à évite cette aggravation. L'ordre de priorité de la correction fraternelle tombe donc sous le précepte.
Conclusion:
Sur la dénonciation publique de péchés il faut distinguer. Les péchés sont en effet ou publics ou secrets. S'ils sont publics, il n'y as seulement à procurer un remède à celui qui a péché, pour le rendre meilleur, mais aussi à tous ceux qui en ont eu connaissance, afin d'éviter qu'ils ne soient scandalisés. De tels péchés méritent donc des reproches publics, selon cette parole de S. Paul (1 Tm 5, 20): " Le coupable, reprends-les devant tout le monde, afin que les autres en éprouvent de la crainte. " Ce qu'il faut entendre des péchés publics, comme S. Augustin en fait la remarque.
Aux péchés secrets paraît au contraire s'appliquer la parole du Seigneur (Mt 18, 15) " Si ton frère a péché contre toi... " En effet, s'il t’avait offensé publiquement devant d'autres, il aurait également péché contre eux, en les troublant. Mais parce que même des péchés secrets peuvent blesser le prochain, il faut encore distinguer.
Il y a en effet des péchés secrets qui sont nuisibles au prochain, corporellement ou spiritucllement; quand par exemple quelqu’un traite secrètement pour livrer la ville aux ennemis; ou lorsque, en privé, un hérétique détourne de la foi. Parce que celui qui pèche ainsi en secret ne s'en prend pas seulement à toi, mais également aux autres, il faut immédiatement procéder à une dénonciation, pour empêcher le mal; à moins qu'on ait de bonnes raisons de croire qu'on pourra atteindre aussitôt ce résultat par une admonition secrète.
Mais il y a des péchés secrets qui ne font de mal qu'à celui qui les commet, et à toi contre qui il a péché, soit que tu sois directement lésé, soit seulement que tu aies eu connaissance de ce mal. L'unique souci doit être alors de secourir notre frère tombé dans le péché. Et de même que le médecin du corps s'efforce de rendre la santé en évitant, s'il le peut, d'amputer un membre, et, s'il ne peut faire autrement, en retranchant le membre le moins nécessaire, en sorte que la vie de tout le corps soit conservée; de même celui qui cherche l'amendement de son frère doit, s'il le peut, guérir sa conscience, en sauvegardant sa réputation. Car celle-ci est utile, d'abord au pécheur lui-même, non seulement en ce qui concerne les biens temporels, où l'homme subit un détriment en beaucoup de choses lorsqu'il perd sa réputation, mais encore dans l'ordre spirituel, où la crainte du déshonneur en éloigne beaucoup du péché, car lorsqu'ils s'estiment perdus de réputation, ils pèchent sans retenue. D'où cette parole de S. Jérôme dans son Commentaire sur S. Matthieu: " Il faut prendre ton frère à part pour le réprimander, de peur que, si jamais il avait perdu le sentiment de la pudeur ou de la honte, il ne demeure dans le péché. " - Une autre raison de sauver la réputation d'un frère tombé dans le péché, est celle-ci: le déshonneur rejaillit sur les autres. Comme S. Augustin en fait la remarque: " Lorsque certains de ceux qui font profession d'une vie sainte sont, à tort ou à raison, accusés ou convaincus de quelque crime, ils insistent, ils se remuent, ils intriguent pour le faire croire au sujet de tous. " De plus, le péché de l'un étant rendu public, les autres sont incités à pécher à leur tour. - Mais comme la conscience doit passer avant la réputation, Dieu a voulu que, même au détriment de celle-ci, on délivre du péché la conscience d'un frère par une dénonciation publique.
On voit ainsi qu'il est obligatoire que l'admonition secrète précède la dénonciation publiques.
Solutions:
1. Tout ce qui est caché, Dieu le connaît; ainsi
les péchés secrets sont à ses yeux ce que sont les péchés publics aux yeux des
hommes. Cependant, la plupart du temps, Dieu use pour ainsi dire de
l’admonition secrète à l'égard des pécheurs, par les aspirations intimes qu'il
leur communique pendant la veille ou le sommeil, selon Job (33, 15): " Par
des songes, par des visions nocturnes, quand le sommeil s'appesantit sur les
hommes... alors il ouvre leurs oreilles, et en les instruisant il les forme à
la discipline, pour les détourner du mal qu'ils font. "
2. Pour Jésus, en tant qu'il était Dieu, le péché
de Judas était comme public; il pouvait donc le dénoncer aussitôt. Il ne le fit
pourtant pas, et se contenta de l'avertir en termes voilés. Pierre, lui, fit
connaître le péché d'Ananie et de Saphire au nom et de la part de Dieu qui le
lui avait révélé. On peut croire enfin, bien que l'Écriture ne le dise pas, que
joseph avait averti ses frères; on peut dire aussi que leur péché était public
entre eux, ce qui explique qu'il soit dit au pluriel: " Il accusa ses
frères. "
3. Quand il y a un péril imminent pour un grand
nombre, la parole du Seigneur: " Corrige-le seul à seul " ne
s'applique pas, car alors ton frère, par sa faute, ne pèche pas contre toi
seul.
4. Les proclamations faites aux chapitres des
religieux ne concernent que des manquements légers qui ne nuisent pas à la
réputation. Il faut y voir des sortes de rappels de coulpes oubliées, plutôt
que de véritables accusations ou dénonciations. S'il s'agissait de fautes qui
puissent nuire à la réputation, on irait contre le précepte du Seigneur en
rendant public de cette façon le péché d'un frère.
5. On ne doit pas obéir à un supérieur contre un précepte divin, selon cette parole des Actes (5, 29): " Il faut obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes. " Aussi, quand un supérieur ordonne qu'on lui révèle ce qu'on sait avoir besoin de correction, son ordre doit être entendu sainement, en respectant l'ordre à suivre dans la correction fraternelle; que le précepte soit fait en général à tous, ou à quelqu'un en particulier. Car si un prélat portait un précepte allant contre cet ordre qui a été établi par Dieu, lui-même qui a commandé, comme celui qui obéirait, pécheraient comme agissant contre le précepte du Seigneur: dans ce cas, il ne faudrait pas obéir à ce prélat. Un supérieur, en effet, n'est pas juge de ce qui est secret, mais Dieu seul. Aussi le supérieur n'a-t-il le droit de faire des préceptes sur ce qui est secret que dans la mesure où cela est manifesté par des indices, comme une mauvaise réputation ou des soupçons. Dans ce cas le supérieur peut porter des préceptes, tout comme un juge séculier ou ecclésiastique peut exiger le serment de dire la vérité.
Objections:
1. Il ne paraît pas, car les péchés secrets ne
doivent pas être manifestés aux autres; en le faisant, on serait plutôt un
" révélateur " du crime qu'un " correcteur " de son frère,
dit S. Augustin. Or celui qui fait appel à des témoins manifeste à d'autres le
péché de son frère. Par conséquent, pour des péchés secrets, cet appel aux
témoins ne doit pas précéder la dénonciation publique.
2. Il faut aimer son prochain comme soi-même mais
nul n'appelle des témoins pour son péché caché; on ne doit donc pas le faire
pour les péchés cachés d'un frère.
3. On appelle des témoins pour garantir quelque
chose. Mais, dans ce qui est secret, on ne peut rien garantir par témoins;
c'est donc en vain qu'on les appelle dans ce cas.
4. S. Augustin dit dans sa " Règle ":
" Le fait doit être montré au supérieur avant de le dire devant témoins.
" Or, montrer quelque chose à un supérieur revient à le dire à l’Église.
Donc l'appel de témoins ne doit pas précéder la dénonciation publique.
Cependant, le Seigneur a dit (Mt 18, 15): " Si ton frère ne t'écoute pas, prends encore avec toi un ou deux autres, etc. "
Conclusion:
Pour aller d'un extrême à l'autre, il est normal que l'on passe par le milieu. Or, dans la correction fraternelle, le Seigneur a voulu que le point de départ fût secret: c'est la réprimande faite par un frère à son frère, seul à seul; il a voulu également que le point d'arrivée fût public: c'est la dénonciation à l’Église. Entre les deux se place logiquement la convocation de témoins: le péché de notre frère n'est d'abord révélé qu'à un petit nombre d'hommes, qui pourront servir et non pas nuire, en permettant d'amender le coupable sans le déshonorer devant tous.
Solutions:
1. Certains ont ainsi compris l'ordre à suivre dans la correction fraternelle - reprendre d'abord son frère en secret; s'il consent à écouter, tout est bien. S'il ne veut rien entendre, et que le péché soit tout à fait occulte, s'en tenir là. Dans le cas où certains indices commenceraient à révéler ce péché à quelques personnes, il faudrait aller plus loin, selon que le Seigneur le prescrit. Cette interprétation va contre ce que S. Augustin dit dans sa " Règle ": que le péché de notre frère ne doit pas être dissimulé, " de peur qu'il n'engendre la putréfaction dans son coeur ".
Il faut donc parler autrement: après l'admonition
secrète faite une ou plusieurs fois, il faut y persévérer aussi longtemps qu'on
peut espérer voir le pécheur se corriger. Quand nous pouvons juger avec de sérieux
motifs que l'admonition secrète est inutile, il faut aller plus loin et, quel
que soit le caractère occulte du péché, appeler des témoins. Mais non pas si
l'on estimait pour de sérieux motifs que cela ne procurerait pas l'amendement
de notre frère, mais aggraverait son mal. Il faudrait alors arrêter totalement
le processus de correction, nous l'avons dit plus haut.
2. On n'a pas besoin de témoins pour se corriger
soi-même de son péché; mais cela peut être nécessaire pour amender le péché de
notre frère. Ce n'est donc pas pareil.
3. On peut faire venir des témoins à trois fins.
Pour prouver que quelqu'un a bien commis le péché dont il est accusé; ainsi parle S. Jérôme.
En second lieu, pour convaincre le coupable, si l'acte vient à se renouveler, comme S. Augustin le dit dans sa " Règle ".
Enfin pour témoigner que " le frère chargé
de l'admonition a fait ce qu'il a pu ", selon l'explication de S. Jean
Chrysostome.
4. S. Augustin, lorsqu'il dit qu'avant tout autre témoin il faut avertir le supérieur, parle de celui-ci comme étant une personne privée, plus capable que tout autre d'être utile; mais non comme représentant de l'Église, c'est-à-dire comme investi du pouvoir judiciaire.
LES VICES OPPOSÉS A LA CHARITÉ
I. La haine, qui s'oppose à la charité elle-même (Question 34) - II. L'acédie (Question 35) et l'envie (Question 36) qui s'opposent à la joie de la charité. - III. La discorde (Question 37) et le schisme, (Question 39) qui s'opposent à la paix. - IV. L'inimitié (Question 40-42) et le scandale (Question 43), qui s'opposent à la bienfaisance et à la correction fraternelle.
1. Est-il possible d'avoir de la haine contre Dieu? - 2. La haine de Dieu est-elle le plus grand des péchés? - 3. La haine du prochain est-elle toujours un péché? - 4. Est-elle le péché le plus grand parmi ceux qui se commettent contre le prochain? - 5. Est-elle un vice capital? - 6. De quel vice capital tire-t-elle son origine?
Objections:
1. Il semble que non. Denys a dit en effet que
" ce qui est bon et beau en soi-même est aimé et apprécié par tous ".
Or Dieu est la bonté et la beauté mêmes. On ne peut donc pas le haïr.
2. Il est dit au livre apocryphe d'Esdras que
" toute chose aspire à la vérité et se réjouit dans ses oeuvres ".
Or, Dieu est la vérité même, selon S. Jean (13, 6). Donc Dieu est aimé de tous
et personne ne peut avoir de haine contre lui.
3. La haine est une aversion. Or, selon Denys,
Dieu " tourne toutes choses vers lui ". Personne ne peut donc le
haïr.
Cependant, on lit dans le Psaume (74, 23): " L'orgueil de ceux qui te haïssent ne cesse de croître ", et en S. Jean (15, 24): " Maintenant ils ont vu, et ils me haïssent, moi et mon Père. "
Conclusion:
Il résulte de ce que nous avons dit précédemment que la haine est un mouvement de la puissance appétitive, laquelle a besoin pour se mouvoir d'une appréhension préalable. Mais Dieu peut être saisi par l'homme de deux façons. Ou bien il est saisi en lui-même par la vision de son essence, ou bien il est saisi dans ses effets, lorsque " ses oeuvres rendent visibles à l'intelligence ses attributs invisibles " (Rm 1, 20). Dieu est par essence la bonté même. On ne peut haïr la bonté même, car, par définition, le bien est ce qu'on aime. C'est pourquoi il est impossible à celui qui voit Dieu dans son essence d'avoir pour lui de la haine.
Mais pour ses effets, certains ne peuvent en aucune façon contrarier la volonté humaine. Ainsi l'existence, la vie, l'intelligence sont désirées et aimées de tous. On ne peut haïr Dieu lorsqu'on le considère comme l'auteur de ces biens.
En revanche, il y a des oeuvres de Dieu qui contrarient une volonté mal ordonnée, par exemple lorsqu'il inflige une peine, ou encore lorsque la loi divine interdit de pécher. Cela répugne à une volonté dépravée par le péché. En considération de tels effets, il se peut que Dieu soit haï par certains lorsqu'on le considère comme celui qui prohibe les péchés et qui inflige des peines.
Solutions:
1. L'argument est valable lorsqu'il s'agit de
ceux qui voient l'essence de Dieu, c'est-à-dire l'essence même de la bonté.
2. L'argument est valable lorsque l'on considère
Dieu comme l'auteur de ces effets qui sont aimés naturellement des hommes,
effets parmi lesquels se situent les oeuvres que la vérité offre à leur
connaissance.
3. Dieu tourne toutes choses vers lui-même en tant qu'il est le principe de l'être; toutes choses, en effet, en tant qu'elles existent, tendent à une similitude avec Dieu, qui est l'être même.
Objections:
1. Non, semble-t-il. Car le plus grave est le
péché contre l'Esprit Saint, qui est un péché irrémissible, comme il est écrit
en S. Matthieu (12, 32). Mais la haine de Dieu n'est pas comptée parmi les
espèces de péché contre l'Esprit Saint, on a pu le voir précédemment.
2. Le péché consiste à s'éloigner de Dieu. Mais
l'infidèle qui n'a pas la connaissance de Dieu semble plus éloigné de Dieu que
le fidèle, qui, tout en éprouvant de la haine contre Dieu, le connaît
néanmoins. Le péché d'infidélité semble donc plus grave que la haine contre
Dieu.
3. On ne peut haïr Dieu qu'en raison de ses
oeuvres parmi lesquelles il faut principalement citer la punition. Mais haïr la
punition n'est pas le plus grand des péchés.
Cependant, au meilleur s'oppose le pire, dit le Philosophe. Or la haine de Dieu s'oppose à l'amour de Dieu, en quoi consiste le meilleur de l'homme. La haine de Dieu est donc le pire des péchés de l'homme.
Conclusion:
La déficience propre au péché consiste dans le fait qu'il détourne de Dieu, nous l'avons dit précédemment. Cette aversion ne serait pas coupable si elle n'était pas volontaire. C'est pourquoi la faute consiste dans le fait de se détourner de Dieu volontairement.
Cette aversion volontaire de Dieu est directement impliquée dans la haine de Dieu, alors que les autres péchés ne la réalisent que par participation et indirectement. En effet, de même que la volonté s'attache par soi à ce qu'elle aime, de même par soi, elle fuit ce qu'elle hait. C'est pourquoi, lorsque quelqu'un hait Dieu, sa volonté essentiellement se détourne de lui. Dans les autres péchés au contraire, la fornication par exemple, on ne se détourne pas directement de Dieu, mais sous un certain rapport, dans la mesure où l'appétit se porte vers un plaisir désordonné, avec cette conséquence qu'on se détourne de Dieu. Toujours, en effet, ce qui est essentiel a plus d'importance que ce qui est accidentel. C'est pourquoi, parmi tous les péchés, la haine de Dieu est le plus grave.
Solutions:
1. Comme dit S. Grégoire: " c'est une chose
de ne pas faire le bien, c'en est une autre de haïr l'auteur du bien; tout
comme pécher par précipitation, et pécher de propos délibéré ". Ce qui
donne à entendre que la haine de Dieu, dispensateur de tout bien, est un péché
délibéré, c'est-à-dire un péché contre l'Esprit Saint. Il est donc clair que la
haine contre Dieu est par excellence le péché contre l'Esprit Saint, si tant
est que celui-ci désigne un genre particulier de péché. Si cependant on ne la
compte pas parmi les espèces de péché contre l'Esprit Saint, c'est parce qu'on
la trouve généralement dans toutes ces espèces.
2. L'infidélité n'est coupable que dans la mesure
où elle est volontaire. Et c'est pourquoi elle est d'autant plus grave qu'elle
est plus volontaire. Or, son caractère volontaire provient de ce qu'on a de la
haine contre la vérité proposée. Il est donc clair que la raison de péché, dans
l'infidélité, vient de la haine de Dieu, dont la foi reconnaît la vérité. Et
c'est pourquoi, de même qu'une cause est plus importante que son effet, ainsi
la haine de Dieu est un péché plus grand que l'infidélité.
3. Quiconque déteste le châtiment, ne hait pas pour autant Dieu son auteur. Beaucoup en effet haïssent les châtiments et les supportent cependant avec patience, par respect pour la justice divine. C'est pourquoi S. Augustin dit que " Dieu nous ordonne de supporter les maux qui nous châtient, non de les aimer. " Mais quand on fait éclater sa haine contre Dieu qui punit, c'est la justice elle-même qu'on hait. C'est là un péché très grave. C'est pourquoi S. Grégoire dit: " De même qu'il est parfois plus grave d'aimer le péché que de le commettre, de même parfois il est pire de haïr la justice que d'y manquer. "
Objections:
1. Il semble que non. En effet, il n'y a pas de
péché dans les préceptes ou les conseils de la loi divine. Comme disent les
Proverbes (8, 8): " Toutes les paroles de Dieu sont droites; en elles rien
de mauvais ni de pervers. " Or, il est écrit en S. Luc (14, 26): " Si
quelqu'un vient à moi sans haïr son père et sa mère, il ne peut être mon
disciple. " La haine du prochain n'est donc pas toujours un péché.
2. Il ne peut pas y avoir de péché à imiter Dieu.
Or l'imitation de Dieu nous conduit à avoir de la
haine pour certains. On peut lire en effet dans l'épître aux Romains (1, 30):
" Les médisants haïs de Dieu. " Nous pouvons donc avoir de la haine
pour certains sans pécher pour autant.
3. Rien de ce qui relève de la nature n'est
péché, puisque le péché consiste à " s'écarter de ce qui est conforme à la
nature ", selon S. Jean Damascène. Or il est naturel à tout être de haïr
ce qui lui est contraire et ce qui travaille à sa destruction. Il semble donc
qu'il n'y a pas de péché à haïr ses ennemis.
Cependant, il est écrit dans la Ière épître de S. Jean (2, 9): " Celui qui hait son frère est dans les ténèbres. " Or les ténèbres spirituelles sont les péchés. La haine du prochain ne peut donc exister sans péché.
Conclusion:
La haine est opposée à l'amour, nous l'avons vu. C'est pourquoi la haine a raison de mal dans la mesure où l'amour a raison de bien. Or on doit aimer le prochain en considération de ce qu'il tient de Dieu, c'est-à-dire en considération de la nature et de la grâce; on ne lui doit pas d'amour en considération de ce qu'il tient de lui-même et du diable, c'est-à-dire en considération du péché et du manquement à la justice. C'est pourquoi il est permis de haïr chez son frère le péché et tout ce qui est manquement à la justice divine, mais on ne peut haïr sans péché la nature et la grâce de son frère. Haïr chez son frère la faute et ses manquements au bien, relève de l'amour du prochain, car il y a une même raison pour vouloir du bien à quelqu'un et pour haïr le mal qui est en lui. Ainsi donc, si l'on considère de façon absolue la haine de son frère, elle s'accompagne toujours de péché.
Solutions:
1. Selon la nature et les affinités que nous
avons avec nos parents, nous sommes tenus de les honorer. C'est le commandement
de Dieu, comme le montre le livre de l'Exode (20, 12). Mais nous devons les
haïr selon qu'ils sont pour nous un obstacle dans notre montée vers la
perfection de la justice divine.
2. Ce que Dieu hait chez les médisants, c'est
leur faute, non leur nature. Ainsi nous pouvons haïr les médisants sans
commettre de faute.
3. Les hommes ne s'opposent pas à nous en raison des biens qu'ils tiennent de Dieu. C'est pourquoi, sous ce rapport, nous devons les aimer. Mais ils s'opposent à nous quand ils se font nos ennemis, ce qui est une faute de leur part. A ce titre, nous devons les haïr. Nous devons haïr en eux le fait qu'ils sont nos ennemis.
Objections:
1. Il semble bien que oui. On peut lire en effet
dans la 1ère épître de S. Jean (3, 15): " Celui qui hait son frère est un
homicide. " Or l'homicide est le plus grave des péchés que l'on commette
contre le prochain. La haine aussi par conséquent.
2. Ce qu'il y a de pire s'oppose à ce qu'il y a
de meilleur. Or, ce qu'il y a de meilleur parmi ce que nous témoignons au
prochain, c'est l'amour. Tout le reste, en effet, se ramène à l'amour. La haine
est donc ce qu'il y a de pire.
Cependant, le mal
" c'est ce qui nuit ", d'après S. Augustin. Or, il y a des péchés
autres que la haine, qui nuisent davantage au prochain: le vol, par exemple,
l'homicide ou l'adultère. La haine n'est donc pas le péché le plus grave.
2. De même, dans son commentaire de la phrase de S. Matthieu (5, 19): " Celui qui violera un seul de ces commandements, même des plus petits... ", S. Jean Chrysostome s'exprime ainsi: " Les commandements de Moïse: "Tu ne tueras pas, tu ne commettras pas d'adultère", ne sont pas très importants si l'on considère leur rétribution, mais ils le sont si l'on considère la faute. Les commandements du Christ: "Tu ne te mettras pas en colère, tu n'auras pas de mauvais désirs", sont de grande importance si l'on considère leur rétribution, et de peu d'importance si l'on considère la faute. " Or, la haine est un mouvement intérieur de l'âme, comme la colère et la concupiscence. La haine du prochain est donc un péché moins grand que l'homicide.
Conclusion:
Le péché que l'on commet contre le prochain a raison de mal pour deux motifs: d'abord, parce qu'il manifeste un désordre chez celui qui pèche; ensuite parce qu'il cause un dommage à celui contre qui l'on pèche. Sous le premier aspect, la haine est un péché plus grand que les dommages extérieurs infligés au prochain. La haine, en effet, manifeste le désordre de la volonté humaine, ce qu'il y a de plus précieux dans l'homme, ce en quoi le péché trouve sa racine. Aussi, même lorsqu'il y a désordre dans les actions extérieures, mais sans désordre dans la volonté, il n'y a pas péché. C'est le cas par exemple de celui qui tue un homme par ignorance ou par passion de la justice. Et s'il y a quelque culpabilité dans les fautes extérieures que l'on commet contre le prochain, tout vient de la haine intérieure. Mais quand on considère le dommage que l'on fait subir au prochain, il y a des péchés extérieurs qui sont plus graves que la haine intérieure.
Solution: Cela montre comment répondre aux Objections.
Objections:
1. Oui, semble-t-il. Car elle s'oppose
directement à la charité. Mais la charité est la principale et la mère des
autres vertus. La haine est donc éminemment un vice capital, et le principe de
tous les autres.
2. Les péchés naissent en nous de l'inclination
des passions, d'après l'épître aux Romains (7, 5): " Les passions des
péchés agissaient en nos membres et portaient ainsi des fruits de mort. "
Or, nous l'avons vu précédemment, dans le domaine des passions de l'âme, c'est
de l'amour et de la haine que toutes les autres semblent découler. La haine est
donc à placer parmi les vices capitaux.
3. Le vice est un mal moral. Or, la haine, dans
l'ordre du mal, a une primauté sur toutes les autres passions. Il semble donc
que la haine doive être considérée comme un vice capital.
Cependant, S. Grégoire ne compte pas la haine parmi les sept vices capitaux.
Conclusion:
Comme on l'a dit plus haut, le vice capital est celui qui, le plus fréquemment, donne naissance à d'autres vices. Or, le vice s'oppose à la nature de l'homme en tant que celui-ci est un animal raisonnable. Et quand on agit contre la nature, ce qui appartient à la nature se corrompt petit à petit. Ainsi s'éloigne-t-on d'abord de ce qui appartient à la nature à un moindre titre, et pour terminer, de ce qui appartient à la nature à titre principal. Ce qui, en effet, vient en premier au cours de la formation, vient en dernier au cours de la désagrégation. Or, ce qui est d'abord et avant tout naturel à l'homme, c'est d'aimer le bien, surtout le bien divin et le bien du prochain. C'est pourquoi la haine, qui s'oppose à cet amour, ne vient pas en premier au cours de la destruction de la vertu par les vices, mais en dernier. La haine n'est donc pas un vice capital.
Solutions:
1. Aristote écrit: " La vertu d'une chose
consiste en sa bonne disposition par rapport à sa nature. " C'est pourquoi
dans l'ordre vertueux il faut que soit premier et joue le rôle de principe ce
qui est premier et joue le rôle de principe dans l'ordre naturel. En raison de
quoi la charité est considérée comme la principale des vertus. Pour une raison
analogue, la haine ne peut venir en premier parmi les vices, on vient de le
dire.
2. La haine du mal qui s'oppose au bien naturel
vient en premier parmi les passions de l'âme, de même que l'amour du bien
naturel. Mais la haine d'un bien conforme à la nature ne peut venir en premier;
elle vient en dernier lieu, car une haine de cette sorte témoigne que la nature
est déjà corrompue. Il en est de même de l'amour d'un bien étranger à la
nature.
3. Le mal est double. Il y a le mal qui est véritable, celui qui s'oppose au bien de la nature. A l'égard de ce mal, la haine peut avoir raison de priorité parmi les passions. Et il y a aussi un autre mal qui n'est pas véritable mais apparent, celui qui en fait est un véritable bien, un bien conforme à la nature, mais que l'on considère comme un mal parce que la nature est corrompue. La haine de ce mal-là ne peut venir qu'en dernier lieu. Cette haine est vicieuse, mais elle n'est pas première.
Objections:
1. Il semble que la haine ne naît pas de
l'envie, car l'envie est une certaine tristesse que nous inspire le bien
d'autrui. Or, la haine ne naît pas de la tristesse; c'est plutôt l'inverse. Car
nous nous attristons de la présence de maux que nous haïssons. La haine ne naît
donc pas de l'envie.
2. La haine s'oppose à l'amour. Or, l'amour du
prochain se ramène à l'amour de Dieu, comme nous l'avons vu plus haut. Donc la
haine du prochain se ramène à la haine de Dieu. Or, la haine de Dieu n'a pas
l'envie pour cause; car nous n'envions pas ce qui est à une distance infinie de
nous, comme l'a montré le Philosophe'. Ainsi donc, la haine n'est pas causée
par l'envie.
3. Un effet unique a une cause unique. Or, la
haine a pour cause la colère. En effet, dit S. Augustin, " une colère qui
monte se transforme en haine ". La haine n'a. donc pas l'envie pour cause.
Cependant, S. Grégoire affirme: " La haine naît de l'envie. "
Conclusion:
La haine du prochain, nous venons de le dire, est l'ultime développement du péché, parce qu'elle est à l'opposé de l'amour, qui est un sentiment naturel à l'égard du prochain. Si l'on s'éloigne de ce qui est naturel, cela arrive parce qu'on veut éviter ce qu'il est naturel de fuir. Ainsi, il est naturel pour un animal de fuir la tristesse et de rechercher le plaisir, comme le montre Aristote. C'est pourquoi, de même que l'amour a pour cause le plaisir, la haine a pour cause la tristesse. De même, en effet que nous sommes poussés à aimer les choses qui nous font plaisir, pour la raison qu'elles nous apparaissent alors sous la raison de bien, de même nous sommes poussés à détester les choses qui nous attristent, pour la raison qu'elles nous apparaissent alors sous la raison de mal. Aussi, puisque l'envie est une tristesse provoquée par le bien du prochain, elle a pour résultat de nous rendre haïssable le bien du prochain. De là vient que la haine naît de l'envie.
Solutions:
1. Parce que la puissance d'appétit, comme la puissance d'appréhension, fait retour sur ses actes, il en résulte, dans les mouvements de l'appétit comme une espèce de circuit.
Suivant le premier processus du mouvement
appétitif, l'amour engendre le désir, et le désir engendre le plaisir, quand on
a obtenu ce que l'on désirait. Et parce que le fait même de se délecter d'un
bien qu'on aime a raison de bien., il s'ensuit que le plaisir cause l'amour.
Pour la même raison, la tristesse cause la haine.
2. Les choses ne se présentent pas de la même
façon selon qu'il s'agit de l'amour ou de la haine. Car l'amour a pour objet le
bien, qui découle de Dieu sur les créatures. C'est pourquoi la dilection
concerne d'abord Dieu, et ensuite le prochain. Tandis que la haine a pour objet
le mal, qui n'a pas de place en Dieu lui-même, mais seulement dans ses oeuvres.
Aussi avons-nous dit précédemment qu'on ne peut avoir de la haine pour Dieu à
moins de le considérer dans ses oeuvres. C'est pourquoi la haine du
prochain existe avant la haine de Dieu. Aussi, puisque l'envie que l'on a pour
le prochain est cause de la haine que l'on a contre lui, elle devient par voie
de conséquence cause de la haine que l'on a contre Dieu.
3. Rien n'empêche qu'une même chose provienne, selon des raisons diverses, de diverses causes. C'est ainsi que la haine peut naître et de la colère et de l'envie. Elle naît cependant plus directement de l'envie qui rend le bien du prochain attristant et par conséquent haïssable. Mais la haine naît aussi de la colère par une certaine progression. Tout d'abord la colère nous fait désirer le mal du prochain d'une manière mesurée, selon qu'elle a raison de vengeance; ensuite, si la haine persiste, on en arrive à désirer absolument le mal du prochain, ce qui par définition est de la haine. Il est donc clair que la haine naît formellement de l'envie à titre objectif, et de la colère à titre de disposition.
Il faut étudier maintenant les vices qui s'opposent à la joie de la charité. A la joie que donne le bien divin s'oppose l'acédie (Question 35); à la joie que donne le bien du prochain s'oppose l'envie (Question 36). C'est pourquoi nous étudierons d'abord l'acédie, puis l'envie.
1. Est-elle un péché? - 2. Est-elle un vice particulier? - 3. Est-elle un péché mortel? - 4. Est-elle un vice capital?
Objections:
1. Il ne semble pas. Car, selon le Philosophe
" nous ne méritons ni louange ni blâme pour nos passions ". Or
l'acédie est une passion, car elle est une espèce de tristesse, comme dit S.
Jean Damascène et nous l'avons vu plus haut. L'acédie n'est donc pas un péché.
2. Il n'y a pas de déficience corporelle se
produisant à heure fixe, que l'on puisse considérer comme un péché. Or il en
est ainsi pour l'acédie. Cassien nous dit: " C'est surtout aux environs de
la sixième heure que l'acédie tourmente le moine, comme une sorte de fièvre qui
monte à l'heure dite, attaquant l'âme malade par les accès les plus ardents de
ses feux à des heures régulières et déterminées. " L'acédie n'est donc pas
un péché.
3. Ce qui procède d'une bonne racine ne semble
pas être un péché. Or, l'acédie procède d'une bonne racine, puisque Cassien
fait remarquer que l'acédie vient de ce que quelqu'un se trouve douloureux de
ne pas produire de fruit spirituel; il fait alors grand cas des monastères qui
ne sont pas les siens. Ce qui semble une marque d'humilité. L'acédie n'est donc
pas un péché.
4. Il faut toujours fuir le péché. " Fuis le
péché comme le serpent ", dit l'Ecclésiaste (21, 2). Or, Cassien note que
" l'expérience prouve qu'il ne faut pas fuir les assauts de l'acédie, mais
la surmonter en lui résistant ". Donc, l'acédie n'est pas un péché.
Cependant, ce que défend la Sainte Écriture est un péché. Or, il en est ainsi pour l'acédie. Il est écrit en effet dans l'Ecclésiastique (6, 26): " Offre-lui tes épaules et porte-là ", il s'agit de la sagesse spirituelle - " et tu n'éprouveras pas d'acédie en restant dans ses liens ". Donc, l'acédie est un péché.
Conclusion:
L'acédie, selon S. Jean Damascène, est " une tristesse accablante " qui produit dans l'esprit de l'homme une dépression telle qu'il n'a plus envie de rien faire, à la manière de ces choses qui, étant acides, sont, de surcroît, froides (et inertes). Et c'est pourquoi l'acédie implique un certain dégoût de l'action. C'est ce que démontre la Glose commentant le Psaume (107, 18): " Ils avaient toute nourriture en horreur. " Certains la définissent " une torpeur de l'esprit qui ne peut entreprendre le bien ". Une telle tristesse est toujours mauvaise, parfois en elle-même, parfois en ses effets. Est mauvaise en elle-même la tristesse qui provient d'un mal apparent et d'un bien véritable; à l'inverse, est mauvaise la délectation d'un bien apparent et d'un mal véritable. Donc, puisque le bien spirituel est un vrai bien, la tristesse qui provient d'un bien spirituel est mauvaise en elle-même. Quant à la tristesse qui provient d'un mal véritable, elle est mauvaise dans ses effets lorsqu'elle accable l'homme au point de l'empêcher totalement de bien agir. Aussi l'Apôtre (2 Co 2, 7) ne veut-il pas que celui qui fait pénitence " sombre dans une tristesse excessive " à la vue de son péché. Donc, parce que l'acédie, comme nous l'envisageons ici, est une tristesse provenant d'un bien spirituel, elle est doublement mauvaise: en elle-même et dans ses effets. Et c'est pourquoi l'acédie est un péché, car, nous l'avons montré, ce qui est mauvais dans les mouvements de l'appétit est un péché.
Solutions:
1. En elles-mêmes les passions ne sont pas des
péchés, mais elles méritent le blâme quand elles s'appliquent à quelque chose
de mauvais, de même qu'elles sont dignes de louange quand elles s'appliquent à
quelque chose de bon. En elle-même la tristesse ne signale ni quelque chose de
louable ni quelque chose de blâmable. La tristesse est louable quand elle
provient d'un mal véritable et qu'elle reste modérée. La tristesse est blâmable
quand elle provient d'un bien, ou qu’elle est immodérée. C'est ainsi que
l'acédie est un péché.
2. Les passions de l'appétit sensible peuvent
être en elles-mêmes des péchés véniels, et incliner l'âme au péché mortel.
Parce que l'appétit sensible est lié à un organe corporel, il en résulte qu’à
la suite d'une modification d'ordre corporel, l’homme se trouve plus disposé à
quelque péché. Et c'est pourquoi il peut arriver qu'en raison des changements
d'ordre corporel survenant à des moments précis, certains péchés nous
assaillent davantage. Ainsi, toute déficience corporelle, de soi, dispose à la
tristesse, c'est pourquoi ceux qui jeûnent quand, vers le milieu du jour, ils
commencent à éprouver le manque de nourriture et sont accablés par l'ardeur du
soleil, subissent davantage les assauts de l'acédie.
3. C'est pour l'homme une marque d'humilité de ne
pas s'exalter lui-même, alors qu'il constate ses propres défauts. Mais ce n'est
pas de l'humilité, mais plutôt de l'ingratitude que de mépriser les biens qui
lui viennent de Dieu. C'est ce mépris qui engendre l'acédie. Nous nous
attristons en effet de ce que nous estimons mauvais ou de peu de prix. Il est
donc nécessaire que si quelqu'un apprécie les biens des autres, il ne méprise
pas pour autant les biens que Dieu lui réserve. Car alors ceux-ci deviendraient
attristants.
4. Il faut toujours fuir le péché. Mais il faut vaincre le péché parfois en le fuyant, parfois et lui résistant. En le fuyant, quand une rumination continue augmente l'excitation du péché, ce qui est le cas pour la luxure. C'est pourquoi S. Paul écrit (1 Co 6, 18): " Fuyez la fornication. " El il faut vaincre le péché en lui résistant, quand une réflexion prolongée supprime l'attrait du péché qui provient d'un examen superficiel. Ce qui est le cas pour l'acédie, car plus nous réfléchissons aux biens spirituels, plus aussi ils nous deviennent agréables; ce qui fait cesser l'acédie.
Objections:
1. Il ne semble pas. En effet, ce qui se vérifie
pour chaque vice ne constitue pas une raison particulière de vice. Or, tous les
vices font que l'homme s'attriste du bien spirituel opposé; car le luxurieux
s'attriste du bien de la continence, le gourmand s'attriste du bien de
l'abstinence. Puisque l'acédie est une tristesse qui provient du bien
spirituel, nous venons de le voir, il semble donc que l'acédie ne soit pas un
péché spécial.
2. Puisque l'acédie est une certaine tristesse,
elle s'oppose à la joie. Or la joie n'est pas une vertu spéciale. On ne peut
donc pas dire non plus que l'acédie soit un vice spécial.
3. Puisque le bien spirituel est un objet d'ordre
général que la vertu recherche et que le vice fuit, il ne constitue pas une
raison spéciale de vertu ou de vice, à moins qu'une addition n'en restreigne le
sens. Or, si l'acédie est un vice spécial, il n'y a que le labeur, semble-t-il,
pour apporter cette précision restrictive. C'est en effet parce que les biens
spirituels sont laborieux que certains les fuient, si bien que l'acédie est une
espèce d'ennui. Or, il n'appartient qu'à la paresse de fuir l'effort et de
chercher le repos corporel. L'acédie ne serait donc rien d'autre que la
paresse. Ce qui semble faux, car la paresse s'oppose au zèle, alors que
l'acédie s'oppose à la joie. L'acédie n'est donc pas un vice particulier.
Cependant, S. Grégoire distingue l'acédie des autres vices. Elle est donc un vice spécial.
Conclusion:
Puisque l'acédie est une tristesse qui provient du bien spirituel, si l'on considère le bien spirituel dans son acception générale, l'acédie ne pourra signifier un vice spécial. Tout vice, en effet, comme on l'a dit, fuit le bien de la vertu opposée. De même, on ne peut pas dire que l'acédie soit un vice spécial dans la mesure où elle fuit le bien spirituel en tant qu'il est fatigant ou pénible pour le corps, ou qu'il empêche sa délectation; car cela ne la distinguerait pas des vices charnels qui nous font rechercher le repos et le plaisir du corps.
Et c'est pourquoi nous devons dire qu'il y a un ordre parmi les biens spirituels; en effet, tous les biens spirituels qui se trouvent dans les actes de chaque vertu sont ordonnés à un bien spirituel unique qui est le bien divin, que concerne une vertu spéciale, la charité. Il appartient donc à chaque vertu de se réjouir de son bien spirituel propre, qui se trouve dans son acte propre; mais cette joie spirituelle qui se réjouit du bien divin appartient spécialement à la charité. Et de même, cette tristesse au sujet du bien spirituel qui se trouve dans les actes de chaque vertu n'appartient pas à un vice spécial, mais à tous les vices. Au contraire, s'attrister du bien divin, dont se réjouit la charité, cela appartient à un vice spécial qu'on appelle l'acédie.
Solutions:
On répond ainsi clairement aux Objections.
Objections:
1. L'acédie ne semble pas être un péché mortel.
En effet, tout péché mortel s'oppose à un précepte de la loi divine. Or,
l'acédie ne s'oppose à aucun précepte, semble-t-il, comme on le voit en
examinant l'un après l'autre les préceptes de décalogue.
2. Un péché d'action n'est pas moins grand qu'un
péché du coeur appartenant au même genre. Or, agir en s'écartant d'un bien
spirituel conduisant à Dieu, n'est pas péché mortel; autrement, quiconque
n'observerait pas les conseils pécherait mortellement. Donc l'acédie n'est pas
péché mortel.
3. On ne trouve pas de péché mortel chez les
hommes parfaits. Mais on trouve chez eux de l'acédie, et Cassien a pu dire que
l'acédie " est surtout éprouvée par les solitaires et qu'elle constitue
l'ennemi le plus pernicieux et le plus fréquent pour ceux qui demeurent au désert
". L'acédie n'est donc pas un péché mortel.
Cependant, S. Paul nous dit (2 Co 7, 10): " La tristesse selon ce monde produit la mort. " C'est le cas de l'acédie. Elle n'est pas en effet une " tristesse selon Dieu ", laquelle se distingue par opposition à la tristesse selon ce monde qui produit la mort. Donc elle est péché mortel.
Conclusion:
Comme nous l'avons dit antérieurement, on appelle péché mortel celui qui détruit la vie spirituelle. Celle-ci vient de la charité selon laquelle Dieu habite en nous. Aussi un péché est-il mortel en raison de son genre lorsque, de lui-même, selon sa raison propre, il s'oppose à la charité. Or, c'est le cas pour l'acédie. Car l'effet propre de la charité, nous l'avons déjà dit, est la joie qui vient de Dieu; tandis que l'acédie est la tristesse que nous inspire le bien spirituel en tant qu'il est le bien divin. Aussi, en raison de son genre, l'acédie est-elle péché mortel.
Il faut remarquer cependant que les péchés qui, par leur genre, sont mortels ne le sont que s'ils atteignent leur perfection. Car l'achèvement du péché est dans le consentement de la raison. Nous parlons en effet maintenant du péché humain, qui consiste dans un acte humain dont le principe est la raison. Aussi le péché qui commence dans la seule sensualité, sans parvenir jusqu'au consentement de la raison, est-il péché véniel à cause du caractère imparfait de son acte. C'est ainsi qu'en matière d'adultère le désir qui demeure dans la seule sensualité est péché véniel, mais s'il parvient jusqu'au consentement de la raison, il est péché mortel. C'est ainsi encore qu'un mouvement d'acédie existe parfois dans la seule sensualité, en raison de l'opposition de la chair à l'esprit, et il est alors péché véniel. Mais parfois le mouvement d'acédie parvient jusqu'à la raison qui accepte de fuir, de prendre en horreur et de détester le bien divin, la chair prévalant tout à fait contre l'esprit. Alors, il est évident que l'acédie est péché mortel.
Solutions:
1. L'acédie est contraire au précepte de
sanctification du sabbat qui prescrit, selon qu'il est un précepte moral, le
repos de l'esprit de Dieu. A cela s'oppose la tristesse spirituelle à l'égard
du bien divin.
2. L'acédie n'est pas un éloignement de l'esprit
envers un bien spirituel quelconque, mais envers le bien divin, auquel l'esprit
doit d'unir de toute nécessité. Si quelqu'un s'attriste parce qu'on l'oblige à
accomplir des oeuvres de vertu auxquelles il n'est pas tenu, il ne commet pas
le péché d'acédie. Mais il le commet lorsqu'il s'attriste de ce qu'il doit accomplir
pour Dieu.
3. Chez les saints hommes on trouve des mouvements imparfaits d'acédie, qui n'atteignent pas cependant jusqu'au consentement de la raison.
Objections:
1. Il semble que non. On appelle en effet vice
capital celui qui pousse à des actes de péchés, nous l'avons dit précédemment.
Or, l'acédie ne pousse pas à agir, mais retient plutôt d'agir. Elle n'est donc
pas un vice capital.
2. Le vice capital a des filles qui lui sont
attribuées. S. Grégoire attribue à l'acédie six filles qui sont " la
malice, la rancune, la pusillanimité, le désespoir, la torpeur vis-à-vis des
commandements, le vagabondage de l'esprit autour des choses défendues ",
qu'il ne semble pas exact de faire naître de l'acédie. La rancune, en effet,
semble bien être identique à la haine, et celle-ci naît de l'envie, nous
l'avons vu plus haut. La malice est un genre qui englobe tous les vices, de
même que le vagabondage de l'esprit autour de choses défendues. La torpeur
vis-à-vis des commandements semble bien identique à l'acédie. Quant à la
pusillanimité et au désespoir, ils peuvent provenir de n'importe quel péché. Il
n'est donc pas exact de considérer l'acédie comme un vice capital.
3. S. Isidore distingue le vice d'acédie du vice
de tristesse. Il y a tristesse, dit-il, quand on s'écarte d'un devoir onéreux
et pénible auquel on est tenu; acédie quand on se laisse aller à une inaction
coupable. Et il ajoute que la tristesse produit " la rancune, la
pusillanimité, l'amertume, le désespoir "; et que l'acédie a sept filles:
l'inaction, l'indolence, l'agitation de l'esprit, la nervosité, l'instabilité,
le bavardage, la curiosité. Il semble bien que l'un ou l'autre, S. Grégoire ou
S. Isidore, ait tort de ranger l'acédie parmi les vices capitaux chacun avec
ses filles.
Cependant, S. Grégoire affirme que l'acédie est un vice capital et qu'elle a les filles que l'on a dites.
Conclusion:
Comme nous l'avons vu antérieurement, un vice est appelé capital lorsqu'il est prêt à engendrer d'autres vices selon la raison de cause finale. De même que les hommes se donnent beaucoup de mal en vue du plaisir, soit afin de l'obtenir, soit parce que l'entraînement du plaisir les pousse à d'autres activités; de même ils se donnent beaucoup de mal en vue de la tristesse, soit afin de l'éviter, soit que pressés par elle, ils se hâtent de faire autre chose. Aussi, puisque l'acédie est une tristesse, comme nous l'avons vu', est-il juste d'en faire un vice capital.
Solutions:
1. Il est vrai que l'acédie, en pesant sur
l'esprit, retient l'homme des activités qui causent la tristesse. Mais elle
pousse aussi à certains actes qui, ou bien sont en accord avec la tristesse,
comme de pleurer, ou bien permettent d'éviter la tristesse.
2. S. Grégoire a désigné les filles de l'acédie comme il le fallait. En effet, selon le Philosophe, " personne ne peut rester longtemps sans plaisir, en compagnie de la tristesse ". C'est pourquoi la tristesse a nécessairement deux résultats; elle conduit l'homme à s'écarter de ce qui l'attriste; et elle le fait passer à d'autres activités où il trouve son plaisir. De même, ceux qui ne peuvent goûter les joies spirituelles se portent vers les joies corporelles selon Aristote. Dans ce mouvement de fuite par rapport à la tristesse, se remarque le processus suivant: d'abord, l'homme fuit les choses qui l'attristent; ensuite il combat ce qui lui apporte de la tristesse. Or, les biens spirituels dont l'acédie s'attriste sont la fin et les moyens qui regardent la fin. On fuit la fin par le désespoir. On fuit les biens ordonnés à la fin, s'il s'agit de biens difficiles appartenant à la voie des conseils, par la pusillanimité; s'il s'agit de biens qui relèvent de la justice commune, on les fuit par la torpeur à l'égard des préceptes. Le combat contre les biens spirituels attristants est parfois mené contre les hommes qui les proposent, et c'est alors la rancune; parfois le combat s'étend aux biens spirituels eux-mêmes, ce qui conduit à les détester, et c'est alors la malice proprement dite. Enfin, lorsqu'en raison de la tristesse causée par les biens spirituels, on se porte vers les choses extérieures qui procurent du plaisir, la fille de l'acédie est alors l'évasion vers les choses défendues.
La réponse aux objections faites à chacune des
filles de l'acédie est donc claire. En effet, la malice n'est pas prise ici
comme le genre commun à tous les vices, mais de la façon que nous venons de
dire. La rancune n'est pas prise ici dans un sens général qui rejoint la haine,
mais comme un ressentiment, nous venons de le dire. Et il faut en dire autant
pour les autres filles de l'acédie.
3. Cassien distingue, lui aussi, la tristesse de l'acédie; mais S. Grégoire est plus exact en appelant l'acédie une tristesse. Car, nous l'avons vu plus haut x, la tristesse n'est pas un vice distinct des autres en tant qu'on se refuse à un travail pénible et fatigant, ou en tant qu'on s'attriste pour quelque autre motif, mais selon qu'on s'attriste du bien divin. Cela fait partie de la définition de l'acédie, qui se tourne vers une inaction coupable en tant qu'elle dédaigne le bien divin.
Mais la descendance qu'Isidore attribue à la tristesse et à l'acédie se ramène aux affirmations de S. Grégoire. Car l'amertume qu'Isidore fait venir de la tristesse est un effet de la rancune. L'inaction et l'indolence se ramènent à la torpeur en face des commandements; celui qui est inactif les omet complètement, celui qui est indolent les accomplit avec négligence. Les cinq autres vices qu'il fait venir de l'acédie appartiennent tous à l'évasion de l'esprit vers les choses défendues. Quand cette évasion a son siège au sommet de l'esprit chez celui qui se dissipe à contretemps dans tous les sens, on l'appelle l'agitation de l'esprit; quand elle se rapporte à la puissance de connaissance, on l'appelle la curiosité; quand elle se rapporte à la faculté d'élocution, on l'appelle le bavardage; quand elle se rapporte au corps, incapable de demeurer en un même lieu, on l'appelle la nervosité, si l'on veut signaler le vagabondage de l'esprit que manifestent les membres se répandant en mouvements désordonnés; l'instabilité, si l'on veut signaler la diversité des lieux. L'instabilité peut désigner aussi l'inconstance dans les projets.
1. Qu'est-ce que l'envie? - 2. Est-elle un péché? - 3. Est-elle un péché mortel? - 4. Est-elle
un vice capital et quelles sont ses filles?
Objections:
1. Il semble que l'envie ne soit pas une
tristesse, car la tristesse a pour objet le mal, tandis que l'envie a pour
objet le bien. S. Grégoire a dit en effet en parlant de l'envie: " Elle
est une blessure pour l'esprit qui se ronge, torturé par le bonheur d'autrui.
" L'envie n'est donc pas une tristesse.
2. La ressemblance n'est pas une cause de
tristesse, mais bien plutôt de joie. Or la ressemblance est cause de l'envie.
Le Philosophe b dit en effet: " Ils connaîtront l'envie, ceux qui ont des
gens qui leur ressemblent selon la race ou la parenté, par la taille, le
comportement, ou l'opinion. " Donc l'envie n'est pas une tristesse.
3. La tristesse provient d'une déficience. C'est
pourquoi ceux à qui il manque beaucoup de choses sont enclins à la tristesse,
nous l'avons vu en étudiant les passions. Or ceux " à qui manquent peu de
choses, qui aiment les honneurs, et que l'on considère comme des sages, sont
envieux ", d'après Aristote. L'envie n'est donc pas une tristesse.
4. La tristesse s'oppose au plaisir. Or, des
contraires ne peuvent avoir la même cause. C'est pourquoi le souvenir des biens
que l'on a possédés étant une cause de plaisir, on l'a vu, ce souvenir ne sera
pas cause de tristesse. Or, ce souvenir est cause d'envie. Le Philosophe dit en
effet que certains envient " ceux qui possèdent ou ont possédé les biens
qui leur convenaient à eux-mêmes, ou qu'eux-mêmes avaient parfois possédés
". L'envie n'est donc pas une tristesse.
Cependant, le Damascène fait de l'envie une espèce de tristesse et dit que l'envie est " une tristesse des biens d'autrui ".
Conclusion:
La tristesse a 'pour objet un mal personnel. Or, il arrive que le bien d'autrui soit considéré comme un mal personnel. Sous ce rapport le bien d'autrui peut être objet de tristesse. Et cela de deux façons: ou bien l'on s'attriste du bien d'autrui parce qu'il nous menace de quelque dommage; c'est le cas de l'homme qui s'attriste de l'élévation de son ennemi, car il craint d'avoir à en souffrir. Une telle tristesse n'est pas de l'envie; elle est plutôt une effet de la crainte, selon le Philosophe. Ou encore le bien d'autrui est considéré comme un mal personnel parce qu'il a pour résultat de diminuer notre gloire et notre réussite propres. C'est ainsi que l'envie s'attriste du bien d'autrui. Voilà pourquoi on envie surtout " les biens qui comportent de la gloire, et d'où les hommes aiment tirer honneur et réputation ", dit Aristote.
Solutions:
1. Rien n'empêche que ce qui est bon pour l'un
soit considéré comme mauvais pour l'autre. C'est pourquoi la tristesse peut
provenir d'un bien, on vient de le dire.
2. L'envie vient de la gloire d'autrui en tant
que celle-ci diminue la gloire que l'on désire. En conséquence, on envie
seulement ceux que l'on veut égaler ou surpasser en gloire. Or cela n'est pas
possible envers ceux qui sont très loin de nous; personne en effet, à moins
d'être insensé, ne cherche à égaler ou à surpasser dans la gloire ceux qui sont
de beaucoup supérieurs; l'homme du peuple, par exemple, n'envie pas le roi, ni
le roi l'homme du peuple, qu'il dépasse de beaucoup. C'est pourquoi l'homme
n'envie pas ceux qui sont très loin de lui, par le lieu, par le temps, ou par
la situation, mais il envie ceux qui lui sont proches, qu'il s'efforce d'égaler
ou de surpasser. Car lorsque ceux-ci nous dépassent en gloire, cela va contre
notre intérêt, et il en résulte de la tristesse. Pour que la ressemblance soit
cause de joie, il faut qu'elle ait l'accord de la volonté.
3. Personne ne s'efforce d'atteindre à un bien
qui le dépasse de beaucoup. Et donc on ne porte pas envie à celui qui y
excellerait. Mais si l'écart n'est pas grand, il semble qu'on puisse atteindre
à ce bien, et alors on le recherche. Si cette recherche échoue parce que
l'autre a trop de gloire, on s'attriste. Et c'est pourquoi, ceux qui aiment les
honneurs sont les plus envieux. Et de même les pusillanimes sont envieux, parce
que, attachant de l'importance à toute chose, tout ce qui arrive de bon à
quelqu'un, ils y voient une grande défaite pour eux. C'est pourquoi il est dit
dans Job (5, 2 Vg): " L'envie fait mourir le petit. " Et S. Grégoire:
" Nous pouvons envier seulement ceux que nous estimons meilleurs que nous
sur quelque point. "
4. Le souvenir des biens passés, en tant qu'on les a possédés, cause du plaisir; mais en tant qu'on les a perdus, il cause de la tristesse. Et en tant qu'ils sont possédés par d'autres, ils causent de l'envie. Car cela surtout semble porter atteinte à notre gloire personnelle. Aussi, le Philosophe fait-il remarquer que " les vieillards envient les jeunes, et que ceux qui ont payé cher leurs acquisitions envient ceux qui les ont faites à peu de frais ". Ils s'affligent en effet de la perte de leurs biens et du fait que d'autres les ont acquis.
Objections:
1. Il semble que non. En effet, S. Jérôme écrit à
Laeta sur l'éducation de sa fille: " Qu'elle ait des compagnes d'études
qu'elle puisse envier, dont l'éloge la pique. " Mais personne ne doit être
incité à pécher. Donc l'envie n'est pas un péché.
2. L'envie est " la tristesse que donne le
bien d'autrui ", selon le Damascène. Or, cette tristesse peut être
louable, car il est dit dans les Proverbes (29, 2): " Quand les impies
dominent, le peuple gémit. " L'envie n'est donc pas un péché.
3. L'envie désigne un certain zèle. Mais un
certain zèle est bon, selon le Psaume (69, 10): " Le zèle de ta maison me
dévore. " Donc l'envie n'est pas toujours un péché.
4. La peine se distingue de la faute. Or, l'envie
est une peine, comme le montre S. Grégoire: " Lorsque, après une défaite,
le coeur est corrompu par l'envie, les signes extérieurs eux-mêmes indiquent la
gravité du délire qui s'empare de la raison: le visage pâlit, les joues se
creusent, l'esprit s'enflamme, les membres se glacent, la pensée est prise de
rage, les dents grincent. " Donc l'envie n'est pas un péché.
Cependant, S. Paul écrit aux Galates (5, 26): " Ne cherchons pas la vaine gloire en nous provoquant les uns les autres, en nous enviant mutuellement. "
Conclusion:
L'envie, nous l'avons vu, est une tristesse provoquée par " le bien d'autrui ". Mais cette tristesse peut naître de quatre façons.
1° On s'afflige du bien d'autrui parce qu'on en redoute un dommage pour soi-même et pour d'autres biens. Cette tristesse n'est pas de l'envie, nous l'avons vu, et elle peut exister sans péché. Aussi S. Grégoire peut-il écrire: " Il arrive souvent que, sans manquer à la charité, la ruine de l'ennemi nous réjouisse, ou encore son succès nous attriste, sans qu'il y ait péché d'envie, lorsque nous estimons que sa chute permettra à certains de se relever, lorsque nous craignons que son succès ne soit pour beaucoup le signal d'une injuste oppression. "
2° On peut s'attrister du bien d'autrui, non parce que lui-même possède un bien, mais parce que ce bien nous manque. Et cela, c'est proprement le zèle, d'après le Philosophe. Si ce zèle se rapporte à des biens honnêtes il est digne de louange; S. Paul écrit (1 Co 14, 1): " Ayez de l'émulation pour les dons spirituels. " S'il se rapporte à des biens temporels, il peut s'accompagner de péché ou non.
3° On s'attriste du bien d'autrui lorsque celui à qui le bien échoit en est indigne. Cette tristesse ne peut naître de biens honnêtes qui améliorent celui qui les reçoit; mais d'après le Philosophe,, elle provient de richesses et de biens de ce genre, qui peuvent échoir aux dignes comme aux indignes. Cette tristesse, selon lui, s'appelle la némésis ou l'indignation que cause l'injustice, et elle est conforme aux bonnes moeurs. Mais il parle ainsi parce qu'il considérait en eux-mêmes les biens temporels qui peuvent sembler grands à ceux qui ne prêtent pas attention aux biens éternels. Mais selon la doctrine de la foi, les biens temporels que reçoivent les indignes leur sont octroyés en vertu d'une juste ordonnance de Dieu, pour leur amendement ou pour leur condamnation. Ces biens ne sont pour ainsi dire d'aucune valeur en comparaison des biens futurs qui sont réservés aux bons. Aussi cette tristesse est-elle interdite par l'Écriture sainte selon le Psaume (37, 1): " N'envie pas les pêcheurs, ne jalouse pas ceux qui commettent l'iniquité. " Et dans un autre Psaume (73, 2.3): " Encore un peu, je faisais un faux pas, car j'étais jaloux des impies, voyant la prospérité des pécheurs. "
4° On s'attriste des biens d'autrui lorsque le prochain a plus de biens que nous. Et cela, c'est proprement l'envie. Elle est toujours mauvaise, selon le Philosophe 1. " parce que l'on s'afflige de ce dont il faut se réjouir, à savoir du bien du prochain ".
Solutions:
1. L'envie est prise ici pour le zèle qui doit
nous faire progresser en compagnie des meilleurs.
2. Cet argument se fonde sur la tristesse du bien
d'autrui dont nous avons parlé en premier lieu dans la Réponse.
3. L'envie diffère du zèle, nous venons de le
dire. Le zèle peut être bon, alors que l'envie est toujours mauvaise.
4. Rien n'empêche qu'un péché, lorsqu'il s'y ajoute quelque autre chose, ne prenne un caractère de peine. Nous l'avons vu précédemment en traitant des péchés.
Objections:
1. Il semble que non. Car, puisque l'envie est
une tristesse, elle est une passion de l'appétit sensible. Or, le péché mortel
ne se trouve pas dans la sensualité, mais seulement dans la raison; S. Augustin
l'a montré. L'envie n'est donc pas péché mortel.
2. Il ne peut y avoir de péché mortel chez les
enfants. Or, l'envie peut se trouver chez eux. S. Augustin dit en effet: "
J'ai vu, j'ai observé un enfant envieux: il ne parlait pas encore et, blême, il
jetait un regard méchant sur son frère de lait. " L'envie n'est donc pas
un péché mortel.
3. Tout péché mortel est contraire à une vertu.
Or, l'envie n'est pas contraire à une vertu, mais à l'indignation qui est une
passion, selon le Philosophe. L'envie n'est donc pas un péché mortel.
Cependant, il est écrit dans Job (5, 2 Vg): " L'envie fait mourir le petit. " Or, il n'y a que le péché mortel pour donner la mort spirituelle.
Conclusion:
L'envie, par son genre, est péché mortel. Le genre d'un péché se prend en effet de son objet. Or, l'envie, en raison de son objet, est contraire à la charité, qui fait vivre l'âme spirituelle, selon S. Jean (1 Jn 3, 14): " Nous savons que nous sommes passés de la mort à la vie, parce que nous aimons nos frères. " En effet, la charité et l'envie ont toutes deux pour objet le bien du prochain, mais selon un mouvement contraire: alors que la charité se réjouit du bien du prochain, l'envie s'en attriste, nous l'avons vu. Il est donc clair que l'envie, par son genre, est péché mortel.
Il reste, comme nous l'avons vu plus haute qu'on trouve en chaque genre de péchés mortels des mouvements imparfaits qui, demeurant dans la sensualité, ne sont que des péchés véniels; c'est le cas en matière d'adultère, pour le premier mouvement de concupiscence; ou en matière d'homicide, pour le premier mouvement de colère. De même, dans le genre de l'envie, on trouve, parfois même chez des hommes parfaits, des premiers mouvements qui sont des péchés véniels.
Solutions:
1. Le mouvement d'envie, en tant qu'il est une
passion de la sensualité, est un acte imparfait dans le genre des actes
humains, dont le principe est la raison. Cette envie-là n'est pas péché mortel.
Il en est de même de l'envie des enfants qui n'ont pas l'usage de la raison.
2. Cela répond aussi à la deuxième objection.
3. L'envie, d'après le Philosophe, s'oppose à l'indignation et à la miséricorde, mais différemment. Car elle s'oppose directement à la miséricorde selon leur objet principal: l'envieux, en effet, s'attriste du bien du prochain, alors que le miséricordieux s'attriste du mal du prochain. Aussi les envieux ne sont-ils pas miséricordieux, et l'inverse n'est pas vrai non plus. L'envie et l'indignation ou némésis s'opposent suivant ceux à qui appartient le bien dont elles s'attristent; car celui qui s'indigne s'attriste du bien de ceux qui agissent indignement, comme dit le Psaume (73, 3): " J'étais jaloux des impies, voyant la prospérité des pécheurs " tandis que l'envieux s'attriste du bien de ceux qui en sont dignes. La première opposition, entre l'envie et la miséricorde, est donc plus directe que la seconde, entre l'envie et l'indignation. Or la miséricorde est une vertu, elle est l'effet propre de la charité. L'envie s'oppose donc à la miséricorde et à la charité.
Objections:
1. Il semble que non, car les vices capitaux se
distinguent des vices qu'ils engendrent. Or, l'envie est fille de la vaine
gloire. Le Philosophe dit en effet que " ceux qui ont l'amour des honneurs
et de la gloire sont les plus envieux ". L'envie n'est donc pas un vice
capital.
2. Les vices capitaux paraissent moins graves que
les vices qui naissent d'eux. S. Grégoire dit en effet: " Il y a une
apparence de raison dans les premiers vices qui se présentent à un esprit
abusé, mais les vices qui leur font suite plongent l'esprit dans la folie la
plus complète et l'abrutissement de leur clameur bestiale. " Or, l'envie
semble être le péché le plus grave d'après ce que dit S. Grégoire: " Bien
que tout vice verse dans le coeur humain le poison de l'adversaire, c'est
l'envie qui permet au serpent de cracher son venin le plus secret et de vomir
la peste de sa méchanceté, pour la faire partager. " L'envie n'est donc
pas un vice capital.
3. D'après S. Grégoire, " de l'envie
naissent la haine, la rumeur malveillante, le dénigrement, la satisfaction de
voir les difficultés du prochain, et la déception de voir sa réussite ".
Cette désignation des filles de l'envie paraît inexacte. En effet, la satisfaction
de voir les difficultés du prochain et la déception de voir sa réussite
paraissent bien s'identifier à l'envie d'après tout ce que nous avons dit Il ne
faut donc pas les considérer comme des filles de l'envie.
Cependant, il y a l'autorité de S. Grégoire qui donne l'envie comme un vice capital et qui lui assigne les filles que nous avons dites.
Conclusion:
L'acédie est une tristesse provoquée par le bien spirituel divin; de même l'envie est une tristesse provoquée par le bien du prochain. Or, nous avons vu plus haut que l'acédie était un vice capital, pour cette raison qu'elle nous pousse à agir afin de fuir la tristesse ou de lui donner satisfaction. Pour la même raison, l'envie est donnée comme un vice capital.
Solutions:
1. D'après S. Grégoire, " les vices capitaux sont tellement bien liés entre eux que chacun vient d'un autre. C'est ainsi que l'orgueil a comme premier rejeton la vaine gloire; celle-ci corrompt l'esprit qu’elle domine, et engendre aussitôt l'envie. C'est qu'en effet désirant la puissance d'une vaine renommée, il se ronge d'envie en pensant qu'un autre puisse l'obtenir ". Il n'est donc pas contraire à la notion d'un vice capital qu'il naisse d'un autre vice capital; ce qui lui est contraire, c'est qu'il ne joue pas lui-même le rôle d'un principe dans la production de tout un ensemble d'autres péchés.
Néanmoins c'est peut-être parce que l'envie
provient manifestement de la vaine gloire que S. Isidore et Cassien ne l'ont
pas placée parmi les vices capitaux.
2. De la citation de S. Grégoire, on ne peut conclure que l'envie soit le plus grand des péchés, mais simplement que le démon, en suggérant l'envie, met en nous ce que lui-même a principalement dans le coeur. À preuve le texte qu'il ajoute ici même (Sg 2, 24): " C'est par l'envie du diable que la mort est entrée dans le monde. "
Il y a cependant une envie à placer parmi les
péchés les plus graves, c'est celle que suscite la grâce de nos frères. Dans ce
cas, on s'afflige du progrès en eux de la grâce divine, et non seulement de
leur bien. C'est un péché contre l'Esprit Saint, puisqu'en agissant ainsi,
l'envie s'adresse en quelque sorte à l'Esprit Saint glorifié dans ses oeuvres.
3. On peut dénombrer les filles de l'envie de la façon suivante. Dans la progression de l'envie, il y a comme un début, un milieu et un terme. Au début, on s'efforce d'amoindrir la gloire d'autrui, soit qu'on le fasse secrètement, et c'est alors le chuchotement malveillant; soit qu'on le fasse ouvertement, et c'est la diffamation. Le milieu, c'est qu'on cherche ainsi à diminuer la gloire d'autrui: ou bien on y réussit, et c'est alors la jubilation de voir ses difficultés, ou bien on échoue, et c'est alors la déception de voir sa réussite. Enfin, au terme, il y a la haine. De même en effet que le bien délecte et est cause d'amour, de même la tristesse est cause de haine, nous l'avons dit plus haut.
Il est vrai qu'en un certain sens la déception de voir la réussite du prochain s'identifie à l'envie, en tant que cette réussite procure au prochain une certaine gloire. Mais en un autre sens elle est une fille de l'envie, dans le cas où cette prospérité advient au prochain en dépit des efforts de l'envie pour l'empêcher.
De même, la jubilation de voir ses difficultés ne s'identifie pas directement à l'envie, mais elle en découle, car c'est la tristesse provoquée par le bien d'autrui, c'est-à-dire l'envie, qui engendre la jubilation du mal qui lui arrive.
LES PÉCHÉS QUI S'OPPOSENT A LA PAIX
Venons-en maintenant à l'étude des péchés qui s'opposent à la paix: I. La discorde, qui a son siège dans le coeur (Question 37). - II. La dispute, qui a son siège dans les paroles (Question 38). - III. Les péchés qui relèvent de l'action, à savoir le schisme (Question 39), la guerre (Question 40), la querelle (Question 4 1), et la sédition (Question 42).
1. Est-elle un péché? - 2. Est-elle fille de la vaine gloire?
Objections:
1. Il ne semble pas, car la discorde est le refus
de suivre la volonté de quelqu'un. Or, cela ne semble pas être un péché; car ce
n'est pas la volonté du prochain qui est une règle pour notre volonté, mais
seulement la volonté de Dieu. La discorde n'est donc pas un péché.
2. Quiconque pousse un autre à pécher commet
lui-même un péché. Or, jeter la discorde au sein d'une assemblée ne semble pas
être un péché. Il est dit en effet dans les Actes (23, 6) que " Paul, se
rendant compte qu'il y avait deux partis, les sadducéens et les pharisiens,
s'écria dans le Sanhédrin: " Frères, je suis pharisien, fils de
pharisiens; c'est à cause de notre espérance et de la résurrection des morts
que je suis mis en jugement ". A ces mots de Paul la discorde opposa
pharisiens et sadducéens. " La discorde n'est donc pas un péché.
3. On ne trouve pas de péché, et surtout pas de
péché mortel chez les saints. Or, on trouve de la discorde entre eux. On peut
lire en effet dans les Actes (15, 39): " Il y eut un dissentiment entre
Paul et Barnabé, si bien qu'ils se séparèrent. " La discorde n'est donc
pas un péché, surtout pas un péché mortel.
Cependant, dans l'épître aux Galates (5, 20) les dissensions, c'est-à-dire les discordes, sont placées parmi les oeuvres de la chair, et l'épître ajoute: " Ceux qui agissent ainsi n'obtiendront pas le royaume de Dieu. " Or, il n'y a que le péché mortel pour exclure du royaume de Dieu. Donc la discorde est péché mortel.
Conclusion:
La discorde s'oppose à la concorde. Or, la concorde, nous l'avons vu plus haut, est causée par la charité, car c'est le propre de la charité de réunir les coeurs dans l'unités unité qui a pour principe le bien divin et en conséquence le bien du prochain. La discorde est donc un péché en tant queue s'oppose à cette concorde. Disons cependant que la discorde peut supprimer la concorde de deux façons: par soi ou bien par accident. On appelle " par soi ", dans les actes et les mouvements humains, ce qui est conforme à l'intention. C'est pourquoi la discorde avec le prochain se réalise par soi lorsque, sciemment et intentionnellement, on se sépare du bien divin et du bien du prochain qui devraient nous mettre d'accord. C'est là un péché mortel par son genre, car il est contraire à la charité. Il reste cependant que les premiers mouvements vers cette discorde ne sont, en raison de leur caractère imparfait, que des péchés véniels.
Mais c'est par accident que se réalise dans les actes humains ce qui n'est pas intentionnel. C'est pourquoi, lorsqu'on est plusieurs à vouloir intentionnellement un bien se rapportant à l'honneur de Dieu ou à l'utilité du prochain, mais que l'un l'estime être ici, alors que l'autre a une opinion contraire, la discorde ne contrarie que par accident le bien divin ou le bien du prochaines Elle n'est pas un péché, et ne s'oppose pas à la charité, à moins que cette discorde ne s'accompagne d'une erreur sur les moyens nécessaires au salut, ou ne manifeste une obstination coupable. Nous avons vu plus haut que la concorde, effet de la charité, exige l'union des volontés, non celle des opinions.
On voit donc que la discorde vient parfois du péché d'un seul, lorsque par exemple l'un veut le bien auquel l'autre résiste sciemment; et parfois il y a péché des deux côtés lorsque, par exemple, tous deux s'opposent au bien de l'autre et que chacun est attaché à son bien propre.
Solutions:
1. La volonté d'un homme, considérée en
elle-même, n'est pas la règle de la volonté d'un autre. Mais en tant que la
volonté du prochain s'unit à la volonté de Dieu, elle devient alors une règle
mesurée par la première. Aussi est-ce un péché de ne pas s'y conformer, car on
se met par ce fait en désaccord avec la volonté divine.
2. Une volonté qui adhère à Dieu est une règle
juste, et il y a péché à se mettre en désaccord avec elle; de même, une volonté
qui s'oppose à Die est une règle mauvaise, et il est bon de ne pas s'accorder
avec elle. Provoquer une discorde qui supprime la bonne concorde réalisée par
la charité est un péché grave; c'est pourquoi il est écrit dans les Proverbes
(6, 16.19): " Il y a six choses que Dieu hait et une septième qu'il
abomine ", et cette septième " c'est celui qui sème la discorde entre
ses frères ". Mais causer la discorde pour supprimer une concorde
mauvaise, fondée sur une volonté mauvaise, mérite l'éloge. C'est pourquoi S.
Paul a eu raison de jeter la discorde entre ceux qui s'accordaient dans le mal.
Le Seigneur a bien dit en parlant de lui-même (Mt 10, 34): " je ne suis
pas venu apporter la paix, mais le glaive. "
3. La discorde qui opposa Paul et Barnabé eut un caractère accidentel et non essentiel. Tous les deux en effet voulaient le bien, mais l'un le voyait ici, et l'autre ailleurs, ce qui relevait d'un défaut humain. La controverse dans ce cas ne portait pas sur les choses nécessaires au salut. L'incident lui-même aura pris place dans le plan divin, en vue de l'utilité qui devait en résulter.
Objections:
1. Il semble que non, car la colère est un vice
différent de la vaine gloire. Mais la discorde paraît être fille de la colère,
selon les Proverbes (15, 18): " L'homme coléreux provoque les querelles.
" La discorde n’est donc pas fille de la vaine gloire.
2. S. Augustin, commentant la phrase de S. Jean
(7, 39) " L'Esprit n'avait pas encore été donné ", écrit c " La
jalousie sépare, la charité unit. " Or, la discorde n'est rien d'autre q
ue la division des volontés. Donc la discorde procède de la jalousie,
c'est-à-dire de l'envie, plutôt que de la vaine gloire.
3. Ce qui est à l'origine de beaucoup de maux
paraît être un vice capital. C'est le cas de la discorde. Commentant la phrase
de S. Matthieu (12, 35): " Tout royaume divisé contre lui-même devient un
désert ", S. Jérôme d écrit: " De même que les petites choses
progressent dans la concorde, ainsi les plus grandes se dissolvent dans la
discorde. " La discorde doit donc être placée parmi les vices capitaux,
plutôt qu'être considérée comme une fille de la vaine gloire.
Cependant, il y a l'autorité de S. Grégoire.
Conclusion:
La discorde implique une désagrégation des volontés en tant que la volonté de l'un va d'un côté, et que la volonté de l'autre va de l'autre côté. Or, que notre volonté s'arrête à son propre choix, cela provient de ce que nous le préférons à celui des autres. Lorsque cela se fait en dehors de l'ordre, cela tient à l'orgueil et à la vaine gloire. Et c'est pourquoi la discorde, qui nous fait suivre notre propre choix et refuser celui de l'autre, est une fille de la vaine gloire.
Solutions:
1. La querelle n'est pas la même chose que la
discorde. Par la querelle, on en vient aux mains. Il est donc assez normal
qu'elle ait pour cause la colère qui pousse à faire du dommage au prochain.
Mais la discorde consiste en la division des volontés que produit l'orgueil ou
la vaine gloire, pour la raison qu'on vient de dire.
2. La discorde a comme point de départ la
séparation d'avec la volonté d'autrui, et de ce fait elle a pour cause l'envie.
Et comme point d'arrivée, elle a le succès de son propre choix, ce qui a pour
cause la vaine gloire. Et comme dans un mouvement le point d'arrivée a plus
d'importance que le point de départ - la fin est en effet plus importante que
le principe - la discorde est davantage fille de la vaine gloire que fille de
l'envie; quoiqu'elle puisse provenir de l'une et de l'autre, à des titres
divers.
3. Les grandes choses progressent avec la concorde et se dissolvent par la discorde, car la vertu est d'autant plus forte qu'elle est plus unifiée, et la division l'affaiblit, comme dit le livre Des Causes. Aussi voit-on que cela ressortit à l'effet propre de la discorde, qui est la division des volontés; cela n'implique pas que des vices divers naîtraient de la discorde, ce qui lui donnerait le titre de vice principal.
1. Est-elle un péché mortel? - 2. Est-elle fille de la vaine gloire?
Objections:
1. Il semble que non, car le péché mortel ne se
trouve pas chez les spirituels. Or, on trouve chez eux la dispute, d'après S.
Luc (22,24): " Il s'éleva une dispute entre les disciples de Jésus: lequel
d'entre eux était le plus grand? " La dispute n'est donc pas un péché
mortel.
2. Quelqu'un de bien disposé ne peut approuver un
péché mortel contre le prochain. Or l'Apôtre écrit aux Philippiens (1, 17):
" Il en est qui annoncent le Christ par esprit de dispute ", et il
ajoute: " Et de cela je me réjouis; bien plus, je m'en réjouirai encore.
" La dispute n'est donc pas un péché mortel.
3. Il arrive que certains, dans les procès ou les
disputes, ne cherchent pas à faire du mal au prochain, mais plutôt à promouvoir
le bien; par exemple ceux qui disputent contre les hérétiques. C'est ainsi que
sur les mots (1 S 14, 1): " Il arriva un jour " la Glose ajoute:
" Les catholiques ne suscitent pas de disputes contre les hérétiques avant
d'être provoqués au combat. " La dispute n'est donc pas un péché mortel.
4. Job semble entrer en dispute avec Dieu. On lit
en effet au livre de Job (40, 2): " Celui qui dispute avec Dieu
cédera-t-il? " Job cependant n'a pas commis de péché mortel, puisque Dieu
dit de lui (42, 7): " Vous n'avez pas parlé de moi avec droiture, comme
l'a fait mon serviteur Job. " La dispute n'est donc pas toujours péché
mortel.
Cependant, la dispute est contraire au précepte de l'apôtre qui écrit (2 Tm 2, 14): " Évite les disputes de mots "; et dans l'épître aux Galates (5, 20) il met la dispute au nombre des convoitises de la chair: " Ceux qui s'y livrent, dit-il, n'obtiendront pas le royaume de Dieu. " Or, tout ce qui exclut du royaume de Dieu et qui est contraire aux commandements est péché mortel. La dispute est donc péché mortel.
Conclusion:
Disputer (contendere) c'est se dresser contre (tendere contra) quelqu'un. Aussi, alors que la discorde implique une opposition de volonté, la dispute implique une opposition dans les paroles. C'est pourquoi on appelle dispute un discours qui se développe par oppositions, et Cicéron considère la dispute comme une figure de rhétorique " Il y a dispute, dit-il, lorsque, dans un discours, on oppose des choses contraires comme ceci la flatterie a des commencements agréables, mais, à la fin, elle porte les fruits les plus amers. " Or, l'opposition, dans les discours, peut se présenter de deux façons: ou bien celui qui dispute a l'intention de contester, ou bien ce n'est qu'un procédé. Dans le premier cas, il faut encore distinguer: ou bien celui qui apporte la contradiction le fait contre la vérité, ce qui est blâmable; ou bien il le fait contre l'erreur, ce qui est louable. Quand il s'agit d'un simple procédé, ou bien ce mode de contradiction convient aux personnes et aux affaires, alors c'est louable, et Cicéron' dit que " la dispute est un discours mordant, propre à confirmer et à réfuter ", ou bien ce mode dépasse les limites qui conviennent aux personnes et aux affaires, et alors la dispute est blâmable.
Donc, si la dispute manifeste une opposition à la vérité et une démesure dans la forme, elle est péché mortel. C'est ainsi que S. Ambroise définit la dispute: " La dispute est un assaut contre la vérité, avec une insolence criarde. " Mais si la dispute combat le mensonge, et reste mesurée dans sa vivacité, elle est digne de louange. – Si maintenant la dispute implique lutte contre l'erreur, mais manque de mesure, elle peut être péché véniel; à moins que par hasard la démesure ne soit telle qu'elle engendre le scandale chez autrui. C'est pourquoi l'Apôtre après avoir dit à Timothée: " Évite les disputes de mots ", ajoute: " Elle sont bonnes seulement à perdre ceux qui les écoutent " (2 Tm 2, 14).
Solutions:
1. Les disciples du Christ n'avaient pas
l'intention en se disputant de combattre la vérité; chacun défendait ce qui lui
semblait vrai. Il y avait cependant dans leur dispute un désordre, car ils
disputaient sur un point qui n'était pas sujet à dispute, à savoir la primauté
d'honneur. Ils n'étaient pas encore des spirituels, comme dit la Glose. C'est
pourquoi le Seigneur les arrêta.
2. Ceux qui prêchaient le Christ dans un esprit
de dispute étaient répréhensibles parce que, s'ils ne combattaient pas la
vérité de la foi (au contraire ils la prêchaient), ils combattaient cependant
la vérité du fait qu'ils s'imaginaient " aggraver l'épreuve " de
l'Apôtre qui prêchait la vérité de la foi. Aussi l'Apôtre ne se réjouit-il pas
de leur dispute, mais du fruit qui en résulte, à savoir " que le Christ
est annoncé ", car le bien peut sortir du mal à l'occasion.
3. La raison complète de dispute, en tant qu'elle
est péché mortel, implique que celui qui s'en rend coupable combat, si c'est
dans un jugement, la vérité de la justice, ou, si c'est dans une dispute
ordinaire, la vérité de la doctrine. Ce n'est pas de cette façon que les
catholiques disputent contre les hérétiques, c'est plutôt l'inverse. Quant à la
dispute au sens faible, selon la raison imparfaite où elle implique seulement
une certaine vivacité de parole, elle n'est pas toujours péché mortel.
4. Ici la dispute s'entend au sens courant pour la discussion. Job avait dit en effet: " Je parlerai au Tout-Puissant, et je désire discuter avec Dieu. " Il n'a jamais cherché à combattre la vérité, mais à la découvrir; et dans cette recherche il n'a pas manifesté de démesure dans ses sentiments ou ses paroles.
Objections:
1. La dispute a des affinités avec la jalousie.
C'est pourquoi l'Apôtre décrit (1 Co 3, 3): " Puisqu'il y a parmi vous
jalousie et dispute, n'êtes-vous pas charnels, et votre conduite n'est-elle pas
tout humaine? " Mais la jalousie appartient à l'envie. La dispute provient
donc de l'envie.
2. La dispute s'accompagne d'éclats de voix. Or,
les éclats de voix, viennent de la colère, comme l'a montré S. Grégoire. La
dispute vient donc aussi de la colère.
3. Entre autre choses la science paraît bien être
matière à orgueil et à vaine gloire; selon l'Apôtre (1 Co 8, 1): " La science
nous gonfle d'orgueil. " Or la dispute provient le plus souvent d'un
défaut de science, car celle-ci fait connaître la vérité, elle ne la combat
pas. La dispute n'est donc pas fille de la vaine gloire.
Cependant, il y a l'autorité de S. Grégoire.
Conclusion:
La discorde, nous l'avons vu plus haut4 est fille de la vaine gloire. Ceux qui sont en désaccord maintiennent en effet leur propre point de vue, et l'un ne veut pas céder à l'autre; or le propre de l'orgueil et de la vaine gloire est de rechercher sa propre excellence. Et de même que ceux qui sont en désaccord le sont parce qu'ils tiennent de tout leur coeur à leurs idées personnelles, de même ceux qui sont en dispute le sont parce qu'ils défendent chacun par la parole ce qu'ils jugent bon. C'est pourquoi l'on considère que la dispute est, au même titre que la discorde, fille de la vaine gloire.
Solutions:
1. On s'éloigne de celui avec qui on est en
désaccord ou en dispute. Sous ce rapport la dispute comme la discorde ont une
affinité avec l'envie. Mais, si l'on considère à quoi s'arrête celui qui
dispute, on voit que cela rejoint l'orgueil et la vaine gloire, comme on vient
de le dire.
2. Dans la dispute dont nous parlons, les éclats
de voix ont pour fin de combattre la vérité. Aussi n'est-ce pas le principal
dans la dispute. Il n'est donc pas nécessaire que la dispute provienne d'une
même source que les éclats de voix.
3. L'orgueil et la vaine gloire prennent occasion surtout des choses bonnes, même quand elles leur sont contraires, par exemple quand on s'enorgueillit de son humilité. Cette dérivation en effet n'est pas essentielle mais accidentelle, et rien n'empêche que de cette façon un contraire naisse de son contraire. C'est pourquoi rien n'empêche que les effets essentiels et directs de l'orgueil et de la vaine gloire soient produits par des sentiments contraires à ceux qui, occasionnellement, conduisent à l'orgueil.
Nous devons étudier maintenant les vices qui s'opposent à la paix, et qui relèvent de l'action: le schisme (Question 39), la rixe (Question 4 1), la sédition (Question 42) et la guerre (Question 40).
1. Est-il un péché spécial? - 2. Est-il plus grave que l'infidélité? - 3. Le pouvoir des schismatiques. - 4. Le châtiment des schismatiques. 1
Objections:
1. Il semble que non. Comme dit le pape Pélage,
le schisme " évoque une déchirure". Mais cela se vérifie pour tout
péché. Il est écrit dans Isaïe (59, 2): " Vos péchés ont creusé abîme
entre vous et votre Dieu. " Donc le schisme n'est pas un péché spécial.
2. On considère comme schismatiques ceux n'obéissent
pas à l'Église. Or, en tous ses péchés, l'homme désobéit aux préceptes de
l’Église. Car le péché, d'après S. Ambroise, est une désobéissance aux
commandements célestes ". Tout péché est donc un schisme.
3. L'hérésie nous sépare de l'unité de la foi. Si
donc le nom de schisme implique une division, il semble qu'il ne diffère pas du
péché d'infidélité comme un péché spécial.
Cependant, S. Augustin distingue entre schisme et hérésie, lorsqu'il dit: " Le schismatique a les mêmes croyances et les mêmes rites que les autres; il ne se distingue que par sa complaisance à se séparer de l'assemblée. Tandis que l'hérétique a des opinions qui s'écartent de ce que croit l’Église catholique. " Le schisme est donc un péché spécial.
Conclusion:
D'après S. Isidore, le schisme " tire son nom de la scission des coeurs". Or la scission s'oppose à l'unité. Aussi dit-on que le péché de schisme s'oppose directement et par soi à l'unité. De même en effet que dans le domaine de la nature ce qui est accidentel ne constitue pas l'espèce, de même dans le domaine moral ce qui est intention est essentiel, tandis que ce qui est en dehors l'intention existe comme par accident. C'est pourquoi le péché de schisme est proprement un péché spécial du fait qu'on veut se séparer de l'unité que la charité réalise. La charité unit non seulement une personne à une autre par le lien de l'amour spirituel, mais encore rassemble l'Église tout entière dans l'unité de l'Esprit. On appellera donc schismatiques à proprement parler ceux qui d'eux-mêmes et intentionnellement se séparent de l'unité de l'Église, qui est l'unité primordiale. Car l'union particulière entre les individus est ordonnée à l'unité de l’Église, de même que l'organisation des différents membres dans le corps naturel est ordonnée à l'unité du corps entier.
Or, l'unité de l'Église est envisagée de deux façons: dans la connexion ou la communication réciproque des membres de l'Église entre eux; et en outre, dans l'ordre de tous les membres de l'Église i une tête unique, selon S. Paul (Col 2, 18): " Bouffi d'un vain orgueil par son intelligence charnelle, il ne s'attache pas à la Tête d’où le corps tout entier, par les ligaments et les jointures, tire nourriture et cohésion pour réaliser sa croissance en Dieu. " Or, cette tête, c'est le Christ lui-même, dont le souverain pontife tient la place dans l’Église. C'est pourquoi on appelle schismatiques ceux qui ne veulent pas se soumettre au souverain pontife, et qui refusent la communion avec les membres de l’Église qui lui sont soumis.
Solutions:
1. La séparation entre l'homme et Dieu par le
péché n'est pas voulue par le pécheur, mais se produit en dehors de son
intention, en raison de sa conversion désordonnée au bien périssable. Aussi
n'est-ce pas un schisme à proprement parler.
2. La désobéissance aux préceptes par rébellion
constitue essentiellement le schisme. je dis bien par rébellion, c'est-à-dire
quand on méprise obstinément les préceptes de l'Église et qu'on refuse de se
soumettre à son jugement. Tout pécheur ne fait pas cela. Donc tout péché n'est
pas un schisme.
3. L'hérésie et le schisme se distinguent selon
les choses auxquelles tous deux s'opposent par soi et directement. Car
l'hérésie s'oppose essentiellement à la foi; et le schisme s'oppose
essentiellement à 1'unité qui fait l'Église. C'est pourquoi, de même que la foi
et la charité sont des vertus différentes, bien que celui qui manque de foi
manque aussi de charité, le schisme et l'hérésie sont aussi des vices
différents, bien que tout hérétique soit aussi schismatique, mais non
l'inverse. C'est ce que dit S. Jérôme: " Entre le schisme et
l'hérésie, j'estime qu'il y a cette différence: l'hérésie professe un dogme
perverti, tandis que le schisme sépare de l'Église. "
Cependant, de même que la perte de la charité conduit à perdre la foi, selon S. Paul (1 Tm 1, 6): " Pour s'en être écartés (de la charité et des choses de ce genre), d'aucuns se sont perdus en de vains bavardages ", de même le schisme conduit aussi à l'hérésie. C'est pourquoi S. Jérôme ajoute que " le schisme, au début, peut bien, d'une certaine façon, être considéré comme différent de l'hérésie; mais il n'est aucun schisme qui ne se façonne quelque hérésie, pour justifier son éloignement de l'Église ".
Objections:
1. C'est ce qui semble, car un péché plus grave
est puni d'une peine plus grave, d'après le Deutéronome (25, 2): " Le
châtiment sera proportionné au péché. " Or, le péché de schisme a été puni
plus gravement que le péché d'infidélité ou d'idolâtrie. Nous lisons en effet
dans l'Exode (32, 27) qu'en raison de leur idolâtrie, certains périrent de la
main des hommes; quant au péché de schisme, nous lisons dans les Nombres (16,
30): " Si le Seigneur fait quelque chose d'inouï, si la terre s'ouvre et
les engloutit, eux et tout ce qui leur appartient, et qu'ils descendent vivants
dans le séjour des morts, vous saurez qu'ils ont blasphémé le Seigneur. "
Également les dix tribus, qui firent schisme d'avec le royaume de David, furent
très gravement punies, comme on le voit au 2e livre des Rois (1 7, 20). Le
péché de schisme est donc plus grave que le péché d'infidélité.
2. " Le bien de la multitude est plus grand
et plus divin que le bien d'un seul ", comme le montre Aristote. Or le
schisme est contraire au bien de la multitude, puisqu'il est contraire à
l'unité de l'Église; tandis que l'infidélité est contraire au bien particulier
d'un seul: la foi d'un individu. Il apparaît donc que le schisme est un péché
plus grave que l'infidélité.
3. À un grand mal s'oppose un plus grand bien,
selon le Philosophe. Or, le schisme s'oppose à la charité, vertu plus grande
que la foi, à laquelle s'oppose l'infidélité, comme nous l'avons montré
précédemment. Le schisme est donc un péché plus grave que l'infidélité.
Cependant, ce qui existe par addition à une autre chose l'emporte sur elle, soit en bien soit en mal. Or, l'hérésie existe par addition au schisme: elle y ajoute en effet une doctrine pervertie, comme le montre l'autorité de S. Jérôme invoquée plus haut . Le schisme est donc un péché moindre que l'infidélité.
Conclusion:
La gravité d'un péché peut être envisagée de deux façons: selon son espèce, ou bien selon les circonstances. Et comme les circonstances sont particulières et peuvent varier à l'infini, quand on se demande, de façon générale, lequel de deux péchés est le plus grave, la question doit s'entendre de la gravité qui dépend du genre du péché. Or le genre ou l'espèce du péché se prend de son objet, nous l'avons montré antérieurement. C'est pourquoi le péché qui s'oppose à un bien plus grand est dans son genre un péché plus grand; ainsi le péché contre Dieu, par rapport au péché contre le prochain. Or, il est évident que l'infidélité est un péché contre Dieu lui-même, selon qu'il est en lui-même la vérité première, sur laquelle s'appuie la foi. Le schisme au contraire s'oppose à l'unité de l'Église, qui est un bien participé, moindre que ne l'est Dieu lui-même. Il est donc évident que le péché d'infidélité est par son genre plus grave que le péché de schisme, quoiqu'il puisse arriver qu'un schismatique pèche plus gravement qu'un infidèle, soit en raison d'un plus grand mépris, soit parce qu'il présente un péril plus grand, soit pour une autre raison de ce genre.
Solutions:
1. Le peuple hébreu avait déjà l'évidence, par la loi donnée par Dieu, qu'il n'y avait qu'un seul Dieu et qu'il ne fallait pas adorer d'autres dieux; cela leur avait été confirmé par des prodiges multiples. Il n'était donc pas nécessaire de punir d'une peine inusitée et insolite, mais seulement d'une peine commune, ceux qui péchaient contre cette foi par idolâtrie. Mais ils ne savaient pas aussi certainement que Moïse devait toujours être leur chef. Voilà pourquoi il fallait que les rebelles à son autorité fussent punis d'une peine miraculeuse et inusitée.
On peut dire aussi que le péché de schisme était
parfois puni d'une peine plus grave, parce que ce peuple était porté aux
séditions et aux schismes. Nous lisons en effet au livre d'Esdras (4, 19):
" Cette cité, depuis les temps anciens, se rebelle contre son roi, et chez
elle se produisent des séditions et des guerres. " Or il arrive qu'on
punisse d'une plus grande peine un péché plus habituel, nous l'avons vu
précédemment; car les peines sont des remèdes pour éloigner les hommes du péché.
C'est pourquoi, là où la propension au péché est plus grande, il faut user de
peines plus sévères. Quant aux dix tribus, elles ne furent pas seulement punies
en raison de leur schisme, mais aussi en raison de leur idolâtrie, comme il est
dit au même endroit.
2. Si le bien de la multitude est plus grand que
le bien d'un seul individu membre de cette multitude, ce bien est moindre
cependant que le bien extérieur auquel la multitude est ordonnée, comme le bien
constitué par l'organisation de l'armée est moindre que le bien du chef. Et
semblablement le bien de l'unité de l'Église, auquel s'oppose le schisme, est
moindre que le bien de la vérité divine, auquel s'oppose l'infidélité.
3. La charité a deux objets: l'un qui est principal, à savoir la bonté de Dieu; et l'autre qui est secondaire, à savoir le bien du prochain. Or, le schisme et les autres péchés qui se commettent contre le prochain s'opposent à la charité quant à son bien secondaire, lequel est moindre que l'objet de la foi, qui est Dieu lui-même. C'est pourquoi ces péchés sont moindres que l'infidélité. Mais la haine de Dieu, qui s'oppose à la charité quant à son objet principal, n'est pas moindre que l'infidélité. Parmi les péchés contre le prochain, il semble néanmoins que le schisme soit le plus grand, car il va contre le bien spirituel de la multitude.
Objections:
1. Il semble que les schismatiques gardent un
certain pouvoir. En effet, S. Augustin nous dit: " De même qu'à leur
retour dans l'Église ceux qui étaient baptisés avant de la quitter ne sont pas
baptisés de nouveau, de même ceux qui reviennent et qui avaient été ordonnés
avant de la quitter ne sont pas ordonnés de nouveau. " Or l'ordre est un
pouvoir. Les schismatiques conservent donc un certain pouvoir, puisqu'ils
restent ordonnés.
2. Selon S. Augustin: " Celui qui est séparé
peut conférer les sacrements, de même qu'il peut les recevoir. " Or, le
pouvoir de conférer les sacrements est le plus grand des pouvoirs. Donc les
schismatiques, qui sont séparés de l'Église, gardent un pouvoir spirituel.
3. Le pape Urbain II a donné la prescription
suivante: " Ceux qui ont été consacrés par des évêques ordonnés selon le
rite catholique, mais séparés de l'Église romaine par le schisme et qui
reviennent à l'unité de l'Église en gardant leurs ordres respectifs, nous
ordonnons de les recevoir avec miséricorde, pourvu qu'ils se recommandent par
leur vie et leur loyauté. " Or cela serait impossible s'il ne restait pas
un pouvoir spirituel chez les schismatiques. Les schismatiques ont donc un
pouvoir spirituel.
Cependant, S. Cyprien écrit dans une lettre: " Celui qui n'observe ni l'unité de l'esprit ni la paix de l'union et se sépare du lien de l'Église et du collège sacerdotal, ne peut avoir ni le pouvoir ni les honneurs de l'épiscopat. "
Conclusion:
Il y a deux pouvoirs spirituels: le pouvoir sacramentel, et le pouvoir juridictionnel. Le pouvoir sacramentel est celui qui est conféré par une consécration. Toutes les consécrations de l'Église sont immuables, tant que dure la chose consacrée; on le voit même pour les choses inanimées; ainsi un autel une fois consacré n'est consacré de nouveau que s'il a été détruit. C'est pourquoi un tel pouvoir, selon son essence, demeure en celui qui l'a reçu par consécration aussi longtemps que celui-ci reste en vie, s'égarerait-il dans le schisme ou l'hérésie. Cela est clair du fait qu'il n'est pas consacré de nouveau s'il revient à l'Église. Mais, parce qu'un pouvoir inférieur ne doit passer à l'acte que sous la motion d'un pouvoir supérieur, comme on le voit même dans les choses de la nature, il en résulte que ces hommes perdent l'usage de leur pouvoir et qu'il ne leur est plus permis d'en user. S'ils en usent cependant, leur pouvoir obtient son effet dans le domaine sacramentel, car en celui-ci l'homme n'agit que comme instrument de Dieu; aussi les effets sacramentels ne sont-ils pas annulés par n'importe quelle faute chez celui qui confère le sacrement. Quant au pouvoir de juridiction, il est conféré par simple investiture humaine. Ce pouvoir ne demeure pas immuable. Et il ne subsiste pas chez les schismatiques et les hérétiques. C'est pourquoi ils ne peuvent ni absoudre, ni excommunier, ni donner des indulgences, ni faire quelque chose de ce genre; s'ils le font, rien ne se produit.
Donc, lorsqu'on dit que ces hommes n'ont pas de pouvoir spirituel, il faut l'entendre du second pouvoir; ou si on l'entend du premier, il ne s'agit pas de l'essence même de ce pouvoir, mais de son usage légitime.
Solutions:
Cela donne la réponse aux Objections.
Objections:
1. Il semble qu'il ne convienne pas de châtier
les schismatiques en les excommuniant. En effet l'excommunication sépare
totalement de la communion des sacrements. Or, S. Augustin dit que le baptême
peut être reçu d'un schismatique. Il semble donc que l'excommunication ne soit
pas la peine qui convient pour les schismatiques.
2. Il appartient aux fidèles du Christ de ramener
ceux qui se sont dispersés, aussi lisons-nous ce reproche dans Ézéchiel (34,
4): " Ce qui était tombé vous ne l'avez pas ramené; vous n'avez pas
cherché la brebis qui s'était perdue. " Or les schismatiques sont ramenés
plus normalement par ceux qui communiquent avec eux. Il ne semble donc pas
qu'il faille les excommunier.
3. Pour un même péché, on n'inflige pas une
double peine, d'après Nahum (1, 9): " Dieu ne jugera pas deux fois la même
chose. " Or, pour le péché de schisme, il en est qui sont punis d'une
peine temporelle, d'après la prescription du Décret: " Les lois
divines et humaines ont décidé que ceux qui se séparent de l'unité de l'Église
et troublent sa paix seront réprimés par le pouvoir séculier. " Il ne faut
donc pas les punir par l'excommunication.
Cependant, il est écrit au livre des Nombres (16, 26): " Éloignez-vous des tentes de ces impies ", c'est-à-dire de ceux qui ont fait schisme, " et ne touchez pas ce qui leur appartient, de peur d'être impliqué dans leurs péchés".
Conclusion:
Celui qui pèche doit être puni par où il a péché, d'après la Sagesse (11, 16). Or, le schismatique, nous l'avons montré, pèche doublement. D'abord en ce qu'il se sépare de la communion des membres de l'Église, et à cet égard, il convient que les schismatiques soient punis d'excommunication. Ensuite, en ce qu'ils refusent de se soumettre au chef de l'Église. Aussi, puisqu'ils ne veulent pas être contraints par le pouvoir spirituel, il est juste qu'ils le soient par le pouvoir temporel.
Solutions:
1. Il n'est pas permis de recevoir le baptême de
la main d'un schismatique, sauf dans une extrême nécessité, car il est
préférable de quitter cette vie avec la marque du Christ, quel que soit celui
qui la donne, serait-il juif ou païen, que sans cette marque conférée par le
baptême.
2. L'excommunication n'interdit pas cette communication
qui, par des conseils salutaires ramène à l'unité de l'Église ceux qui en
étaient séparés. Au surplus, la séparation elle-même les ramène d'une certaine
façon; parce que bouleversés d'être ainsi séparés, ils sont amenés parfois à la
pénitence.
3. Les peines de la vie présente sont médicinales. Et c'est pourquoi, quand une peine ne suffit pas à contraindre un homme, on en ajoute une autre; de même, les médecins appliquent des remèdes corporels différents, quand un seul n'est pas efficace. Et ainsi l'Église, quand il s'agit d'hommes que l'excommunication ne réprime pas suffisamment, utilise la coercition du bras séculier. Mais si une seule peine est suffisante, on ne doit pas en utiliser une autre.
1. Y a-t-il une guerre qui soit licite? - 2. Est-il permis aux clercs de combattre? - 3. Est-il permis, à la guerre, d'employer la ruse? - 4. Est-il permis de guerroyer les jours de fêtes?
Objections:
1. Il semble que faire la guerre soit toujours un
péché. Car on n'inflige de châtiment que pour un péché. Or, le Seigneur, en S.
Matthieu (26, 52), notifie un châtiment pour ceux qui font la guerre: "
Tous ceux qui prennent l'épée périront par l'épée. " La guerre est donc
toujours illicite.
2. Tout ce qui est contraire à un précepte divin
est péché. Or, faire la guerre est contraire à un précepte divin. Il est dit en
S. Matthieu (5, 39): " Et moi, je vous dis de ne pas tenir tête au méchant
", et dans l'épître aux Romains (12, 19): " Ne vous faites pas
justice vous-mêmes, mes bien-aimés; laissez agir la colère de Dieu. "
C'est donc toujours un péché de faire la guerre.
3. Il n'y a que le péché qui soit contraire à un
acte de vertu. Or la guerre est contraire à la paix. La guerre est donc
toujours un péché.
4. Tout entraînement en vue d'une activité licite
est lui-même licite; c'est le cas pour les exercices intellectuels. Mais les
exercices guerriers comme les tournois sont prohibés par l'Église, et ceux
qui meurent dans des exercices de ce genre, privés de la sépulture
ecclésiastique. La guerre semble donc être absolument un péché.
Cependant, S. Augustin écrit: " Si la morale chrétienne jugeait que la guerre est toujours coupable, lorsque dans l'Évangile, des soldats demandent un conseil pour leur salut, on aurait dû leur répondre de jeter les armes et d'abandonner complètement l'armée. Or, on leur dit (Lc 3, 14): "Ne brutalisez personne, contentez-vous de votre solde." Leur prescrire de se contenter de leur solde ne leur interdit pas de combattre. "
Conclusion:
Pour qu'une guerre soit juste, trois conditions sont requises: 1° L'autorité du prince, sur l'ordre de qui on doit faire la guerre. Il n'est pas du ressort d'une personne privée d'engager une guerre, car elle peut faire valoir son droit au tribunal de son supérieur; parce qu'aussi le fait de convoquer la multitude, nécessaire pour la guerre, n'appartient pas à une personne privée. Puisque le soin des affaires publiques a été confié aux princes, c'est à eux qu'il appartient de veiller au bien public de la cité, du royaume ou de la province soumis à leur autorité. De même qu'ils le défendent licitement par le glaive contre les perturbateurs du dedans quand ils punissent les malfaiteurs, selon cette parole de l'Apôtre (Rm 13, 4): " Ce n'est pas en vain qu'il porte le glaive; il est ministre de Dieu pour faire justice et châtier celui qui fait le mal "; de même aussi il leur appartient de défendre le bien public par le glaive de la guerre contre les ennemis du dehors. C'est pour cela qu'il est dit aux princes dans le Psaume (82, 4): " Soutenez le pauvre, et délivrez le malheureux de la main des pécheurs ". et que S. Augustin écrit: " L'ordre naturel, appliqué à la paix des mortels, demande que l'autorité et le conseil pour engager la guerre appartiennent aux princes. "
2° Une cause juste: il est requis que l'on attaque l'ennemi en raison de quelque faute. C'est pour cela que S. Augustin écrit: " On a coutume de définir guerres justes celles qui punissent des injustices quand il y a lieu, par exemple de châtier un peuple ou une cité qui a négligé de punir un tort commis par les siens, ou de restituer ce qui a été enlevé par violence. "
3° Une intention droite chez ceux qui font la guerre: on doit se proposer de promouvoir le bien ou d'éviter le mal. C'est pour cela que S. Augustin écrit: " Chez les vrais adorateurs de Dieu les guerres mêmes sont pacifiques, car elles ne sont pas faites par cupidité ou par cruauté, mais dans un souci de paix, pour réprimer les méchants et secourir les bons. " En effet, même si l'autorité de celui qui déclare la guerre est légitime et sa cause juste, il arrive néanmoins que la guerre soit rendue illicite par le fait d'une intention mauvaise. S. Augustin écrit en effet: " Le désir de nuire, la cruauté dans la vengeance, la violence et l'inflexibilité de l'esprit, la sauvagerie dans le combat, la passion de dominer et autres choses semblables, voilà ce qui dans les guerres est jugé coupable par le droit. "
Solutions:
1. D'après S. Augustin: " Celui-là prend
l'épée qui, sans autorité supérieure ou légitime qui le commande ou le
permette, s'arme pour verser le sang. " Mais celui qui, par l'autorité du
prince ou du juge s'il est une personne privée, ou s'il est une personne
publique par zèle de la justice, et comme par l'autorité de Dieu, se sert de
l'épée, celui-là ne prend pas lui-même l'épée, mais se sert de l'épée qu'un
autre lui a confiée. Il n'encourt donc pas de châtiment. Cependant, ceux qui se
servent de l'épée en commettant un péché ne tombent pas toujours sous l'épée.
Mais ils périssent toujours par leur propre épée; car ils sont éternellement punis
pour avoir péché par l'épée, sauf s'ils se repentent.
2. Ces sortes de préceptes, selon S. Augustin,
doivent toujours être observés à titre de disposition intérieure, c'est-à-dire
qu'on doit toujours être prêt à ne pas résister ou à ne pas se défendre alors
qu'il le faudrait. Mais parfois il faut agir autrement, pour le bien commun, et
même pour le bien de ceux que l'on combat. C'est pour cela que S. Augustin
écrit: " Il faut agir fortement même avec ceux qui s'y refusent, afin de
les plier par une certaine dureté bienveillante. Car celui que l'on prive du
pouvoir de mai faire subit une défaite profitable. Rien n'est plus malheureux,
en effet, que l'heureux succès des pécheurs, car l'impunité qui est leur peine
s'en trouve nourrie, et leur mauvaise volonté, qui est leur ennemi intérieur,
s'en trouve fortifiée ".
3. Ceux qui font des guerres justes recherchent
la paix. Et par suite, ils ne s'opposent pas à la paix, sinon à la paix
mauvaise que le Seigneur " n'est pas venu apporter sur la terre ",
selon S. Matthieu (10, 34). C'est pour cela que S. Augustin écrit: " On ne
cherche pas la paix pour faire la guerre, mais on fait la guerre pour obtenir
la paix. Sois donc pacifique en combattant, afin de conduire ceux que tu
connais au bienfait de la paix, en remportant sur eux la victoire. "
4. Les exercices guerriers ne sont pas universellement prohibés. Ce qui est défendu, ce sont seulement les exercices désordonnés et dangereux qui donnent lieu à des meurtres et à des pillages. Chez les anciens, on pratiquait des exercices ordonnés à la guerre qui n'avaient aucun de ces dangers. Aussi les appelait-on des " préparations d'armes " ou des " guerres non sanglantes ", comme on le voit par S. Jérôme, dans une de ses lettres.
Objections:
1. Il semble qu'il soit permis aux clercs et aux
évêques de combattre. En effet les guerres sont licites et justes, nous venons
de le voir, dans la mesure où elles protègent les pauvres et tout l'État contre
les violences des ennemis. Or, cela semble être surtout le rôle des prélats, S.
Grégoire dit en effet dans une homélie: " Le loup se jette sur les brebis,
chaque fois qu'un ravisseur injuste opprime les fidèles et les humbles; celui
qui semblait être le pasteur et qui ne l'était pas, abandonne les brebis et
s'enfuit; car, tandis qu'il craint le danger pour lui-même, il n'ose pas
résister à l'injustice. " Il est donc permis aux prélats et aux clercs de
combattre.
2. Le pape Léon IV écrit dans le Décret
" Comme on recevait souvent de mauvaises nouvelles du pays des Sarrasins,
certains disaient que les Sarrasins allaient se glisser furtivement dans le
port des Romains. Aussi avons-nous commandé que notre peuple se rassemble et
descende jusqu'au rivage. " Il est donc permis aux évêques d'aller à la
guerre.
3. Cela revient au même, que l'homme fasse
quelque chose ou qu'il consente à ce qu'un autre le fasse, selon l'épître aux
Romains (1, 32): " Ils méritent la mort, non seulement ceux qui agissent
ainsi, mais encore ceux qui les approuvent. " Or, on approuve surtout en
poussant les autres à agir, comme il est permis aux évêques et aux clercs de
pousser les autres à la guerre, puisqu'il est dit dans le Décret qu'"
à la demande d'Hadrien, évêque de Rome qui l'y poussait par ses prières, Charlemagne
entreprit la guerre contre les Lombards ". Donc il leur est permis aussi
de combattre.
4. Ce qui est en soi honnête et méritoire n'est
pas défendu aux prélats et aux clercs. Or, faire la guerre est parfois honnête
et méritoire, comme en témoigne ce texte du Décret: " Si quelqu'un
meurt pour la vérité de la foi, le salut de la patrie et la défense des
chrétiens, il recevra de Dieu la récompense céleste. " Il est donc permis
aux évêques et aux clercs de faire la guerre.
Cependant, à Pierre, représentant les évêques et les clercs, il est dit en S. Matthieu (26, 52): " Remets ton épée au fourreau. " Il ne leur est donc pas permis de combattre.
Conclusion:
Quantité de choses sont nécessaires au bien de la société humaine. Or, des fonctions diverses sont mieux et plus facilement exercées par des individus différents que par un seul, comme le montre Aristote. Et il est même des fonctions tellement opposées l'une à l'autre qu'elles ne peuvent être bien exercées simultanément. C'est pour cela qu'on interdit à ceux qui sont chargés de fonctions supérieures d'exercer des fonctions inférieures. Ainsi les lois humaines interdisent le commerce aux militaires, chargés de conduire la guerre. Or, la conduite de la guerre est tout à fait incompatible avec les fonctions exercées par les évêques et les clercs, pour deux raisons.
D'abord, pour une raison d'ordre général. Parce que la conduite de la guerre comporte les plus grands soucis; aussi détournent-ils fortement l'esprit de vaquer à la contemplation des choses divines, à la louange de Dieu et à la prière pour le peuple, toutes choses qui appartiennent à la fonction des clercs. C'est pourquoi, de même que le commerce est interdit aux clercs parce qu'il absorbe trop l'esprit, de même aussi la conduite de la guerre, selon S. Paul (2 Tm 2, 4): " Celui qui appartient à la milice de Dieu ne s'encombre pas des affaires du siècle. "
Ensuite, pour une raison plus particulière. Parce que les ordres des clercs sont tous ordonnés au service de l'autel, dans lequel, sous le signe du sacrement, est représentée la passion du Christ, selon cette parole de l'Apôtre (1 Co 11, 26): " Chaque fois que vous manger ce pain et buvez cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu'à ce qu'il vienne. " Il ne convient donc pas aux clercs de tuer ou de répandre le sang, mais plutôt d'être prêts à verser leur propre sang pour le Christ, afin d'imiter par leur vie ce qu'ils accomplissent par leur ministère. C'est pour cela que le droit frappe d'irrégularité ceux qui répandent le sang, même sans péché de leur part. Or, jamais, à quelqu'un qui est député à une fonction on ne permet ce qui le rend impropre à cette fonction. Aussi n'est-il absolument pas permis aux clercs de faire la guerre, qui conduit à répandre le sang.
Solutions:
1. Les prélats doivent résister, non seulement
aux loups qui, spirituellement tuent le troupeau, mais encore aux ravisseurs et
aux tyrans qui le maltraitent corporellement. Non pas toutefois en usant
personnellement d'armes matérielles, mais d'armes spirituelles selon cette
parole de l'Apôtre (2 Co 10, 4): " Les armes de notre combat ne sont pas
charnelles, mais spirituelles. " Entendons par là les avis salutaires, les
prières ferventes et, contre les obstinés, les sentences d'excommunication.
2. Les prélats et les clercs, sur l'ordre de
leurs supérieurs, peuvent participer à la guerre, non sans doute pour combattre
eux-mêmes de leurs propres mains, mais pour soutenir spirituellement ceux qui
combattent selon le droit, par leurs exhortations, leurs absolutions, et autres
secours spirituels de ce genre, de même que, dans l'ancienne loi, on ordonnait
aux prêtres de sonner des trompettes sacrées pour le combat (Jos 6, 4). C'est
d'abord pour cela que l'on a concédé aux évêques et aux clercs de partir à la
guerre. Mais que certains combattent de leurs propres mains, c'est un abus.
3. Nous avons vu antérieurement que toutes les
puissances, arts ou vertus ordonnés à la fin, sont chargés d'organiser les
moyens qui s'y rapportent. Or, les guerres charnelles, dans le peuple des
croyants, doivent être référées, comme à leur fin, au bien spirituel divin,
dont les clercs sont chargés. C'est pourquoi il appartient aux clercs de
préparer et d'encourager les autres à faire de justes guerres. En effet, il
leur est interdit de combattre non parce que ce serait un péché, mais parce
qu'un tel exercice ne convient pas à leur rôle 5.
4. Bien qu'il soit méritoire de faire une guerre juste, cela devient illicite pour les clercs, parce qu'ils sont destinés à des activités plus méritoires. C'est ainsi que l'acte conjugal peut être méritoire et cependant il devient condamnable pour ceux qui ont fait voeu de virginité, ce qui les oblige à un bien plus grand.
Objections:
1. Il semble que ce ne soit pas licite, car on
lit au Deutéronome (16, 20): " Accomplis avec justice ce qui est juste.
" Or, les ruses puisque ce sont des tromperies, semblent relever de
l'injustice. Il ne faut donc pas employer la ruse, même dans les guerres justes.
2. Les pièges et les tromperies semblent
s'opposer à la loyauté, comme les mensonges. Parce que nous devons être de
bonne foi envers tous, il ne faut mentir à personne, comme l'a montré S.
Augustin. Puisque d'après lui, " on doit rester loyal envers son ennemi
", il semble qu'il ne faille pas employer la ruse contre l'adversaire.
3. Il est dit en S. Matthieu (7, 12): " Ce
que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux
", et cela doit s'observer à l'égard du prochain quel qu'il soit. Or, les
ennemis sont notre prochain. C'est pourquoi, comme personne ne veut qu'on use
envers lui de ruses ou de tromperies, il semble que nul ne doit faire la guerre
en employant la ruse.
Cependant, S. Augustin écrit: " Lorsqu'une guerre juste est entreprise, que l'on combatte ouvertement ou avec ruse, cela n'importe en rien à la justice. " Et il le prouve en invoquant l'autorité du Seigneur qui commande à Josué de dresser une embuscade contre les habitants de la ville d'Aï (Jos 8, 2).
Conclusion:
Les ruses sont destinées à tromper l'ennemi. Or, il y a deux manières pour quelqu'un d'être trompé par les actions ou les paroles d'un autre. Ou bien, parce qu'on lui dit une chose fausse ou qu'on ne tient pas une promesse. Et cela est toujours illicite. Personne ne doit tromper l'ennemi de cette façon; il y a en effet des droits de la guerre et des conventions qui doivent être observées, même entre ennemis, dit S. Ambroise.
Ou bien quelqu'un peut se tromper sur nos paroles ou nos actes parce que nous ne lui découvrons pas notre but ou notre pensée. Or, nous ne sommes pas toujours tenus de le faire car, même dans l'enseignement de la foi, il y a beaucoup de choses qu'il faut cacher, surtout aux infidèles, de peur qu'ils ne s'en moquent, selon S. Matthieu (7, 6): " Ne jetez pas aux chiens les choses saintes. " A plus forte raison devons-nous cacher ce que nous préparons pour combattre les ennemis. C'est pourquoi, entre autres instructions militaires, celle-ci se place au premier rang: cacher ses plans, pour qu'ils ne parviennent pas à l'ennemi, comme on le voit dans le livre Des Stratagèmes, de Frontin. Cette dissimulation fait partie des ruses dont il est permis d'user dans les guerres justes. Et les ruses de ce genre ne sont pas appelées à proprement parler des tromperies; elles ne s'opposent pas à la justice, ni à une volonté bien ordonnée. On ferait preuve en effet d'une volonté désordonnée si l'on voulait que rien ne nous fût caché par les autres.
Solutions:
Et cela répond aux Objections.
Objections:
1. Il semble que non, car les fêtes sont
instituées pour que nous vaquions aux choses divines. C'est pourquoi elles se
trouvent comprises dans l'observance du sabbat, prescrite au livre de l'Exode
(20, 8) (" sabbat ", en effet, signifie repos). Or, les guerres
comportent une grande agitation. En aucune manière, il ne faut donc combattre
les jours de fête.
2. Au livre d'Isaïe (58, 3), certains sont blâmés
parce que, durant les jours de jeûne, " ils réclament ce qui leur est dû
et engagent des querelles en frappant du poing ". A plus forte raison
est-il défendu de faire la guerre les jours de fête.
3. On ne doit jamais faire quelque chose de
contraire à l'ordre pour éviter un dommage temporel. Or, faire la guerre les
jours de fête paraît être de soi quelque chose de contraire à l'ordre. Donc, on
ne doit jamais faire la guerre les jours de fête, serait-ce pour éviter un
dommage temporel inéluctable.
Cependant, d'après le premier livre des Maccabées (2, 41), " les Juifs prirent une sage résolution en disant: "Quiconque viendra nous faire la guerre un jour de sabbat, nous combattrons contre lui." "
Conclusion:
L'observance des fêtes n'empêche pas de faire ce qui est ordonné au salut, même corporel, de l'homme. C'est pourquoi le Seigneur reprend les juifs en disant en S. Jean (7, 23): " Vous vous irritez contre moi parce que j'ai guéri un homme tout entier le jour du sabbat. " De là vient que les médecins ont le droit de soigner les malades un jour de fête. A bien plus forte raison, plutôt qu'au salut corporel d'un seul, faut-il veiller au salut public, qui empêche la mort de beaucoup et des maux innombrables, temporels et spirituels. C'est pourquoi, pour la défense du bien public des fidèles, il est permis de faire des guerres justes les jours de fête, pourvu toutefois que la nécessité le demande. Ce serait en effet tenter Dieu que de vouloir s'abstenir de faire la guerre en présence d'une telle nécessité. Mais, en l'absence de nécessité, il n'est pas permis de faire la guerre les jours de fête, pour les raisons qui ont été données.
Solutions:
Cela donne la réponse aux Objections.
1. Est-elle un péché? - 2. Est-elle fille de la colère?
Objections:
1. Il ne semble pas. La rixe paraît être, en
effet, une certaine dispute. Car S. Isidore a dit que " le mot
"rixe" vient du "rictus" du chien. Car celui qui aime les
rixes est toujours prêt à contredire, il trouve son plaisir dans la querelle,
et cherche la dispute ". Or, la dispute n'est pas toujours un péché. La rixe
non plus par conséquent.
2. On peut lire dans la Genèse (26, 21), que les
serviteurs d'Isaac " creusèrent un autre puits, et qu'à son sujet il se
produisit des rixes ". Or, on ne peut pas croire que les serviteurs
d'Isaac se seraient livrés à des rixes en public sans qu'il s'y fût opposé, si
cela avait été un péché. La rixe n'est donc pas un péché.
3. La rixe paraît être une espèce de guerre
privée. Or, la guerre n'est pas toujours un péché. La rixe n'est donc pas
toujours un péché.
Cependant, dans l'épître aux Galates (5, 20), les rixes sont placées parmi les oeuvres de la chair, et " ceux qui commettent ces oeuvres n'obtiendront pas le royaume de Dieu ". Donc, les rixes non seulement sont des péchés, mais encore sont des péchés mortels.
Conclusion:
De même que la dispute implique une certaine opposition en paroles, de même la rixe implique une certaine opposition en acte. C'est pourquoi, à propos du texte des Galates, la Glose dit que les rixes ont lieu " quand, sous l'empire de la colère, on se frappe mutuellement ". Il apparaît donc que la rixe est comme une sorte de guerre privée, qui a lieu entre personnes privées, non en vertu de quelque autorité publique, mais plutôt en vertu d'une volonté déréglée. Et c'est pourquoi la rixe implique toujours un péché. En celui qui attaque un autre injustement, elle est péché mortel; car nuire au prochain en portant les mains sur lui ne va pas sans péché mortel. Mais en celui qui se défend, elle peut être sans péché, parfois avec péché véniel, et parfois avec péché mortel. Cela dépend de la diversité des sentiments qui animent celui qui se défend, et de la manière dont il se défend. Car s’il se défend dans le seul esprit de repousser l'attaque injuste et avec la modération requise, il n'y a pas de péché, et l'on ne peut lui attribuer proprement la rixe. Mais s'il se défend dans un esprit de vengeance ou de haine, ou en dépassant la modération requise, il y a toujours péché. Péché véniel quand s'y mêle un léger mouvement de haine ou de vengeance, ou quand il n'y a qu'un léger excès dans la défense; péché mortel quand il se précipite sur celui qui l'attaque dans le dessein arrêté de le tuer ou de le blesser gravement.
Solutions:
1. Par rixe on ne désigne pas seulement la
dispute. Il y a trois choses dans la citation de S. Isidore qui marquent bien
le désordre de la rixe: d'abord la promptitude de l'esprit à contredire,
indiquée par ces mots: " toujours prêt à contredire ", quoi que
l'autre ait dit ou fait, en bien ou en mal. Ensuite, le plaisir que l'on trouve
à contredire: " il trouve son plaisir dans la querelle ". Enfin, la
provocation à ces sortes d'actes: " il cherche la dispute ".
2. Il faut entendre ce passage non en ce sens que
les serviteurs d'Isaac se prirent de querelle, mais en ce sens que les
habitants du pays leur cherchèrent querelle. Ce sont donc ces derniers qui
commirent un péché, non les serviteurs d'Isaac qui étaient faussement accusés.
3. Pour qu'une guerre soit juste, il est requis qu'elle soit engagée par l'autorité du pouvoir public, nous l'avons vu plus haute. Or, la rixe se produit par un mouvement privé de colère ou de haine. Si le ministre du prince ou du juge investi d'un pouvoir public s'attaquent à des gens qui se défendent, il n'y a pas rixe du côté de ceux qui attaquent, mais du côté de ceux qui résistent au pouvoir public. Ainsi, ceux qui attaquent ne commettent pas de rixe et ne pèchent pas, mais ceux qui se défendent contrairement à l'ordre.
Objections:
1. Apparemment non. Car il est écrit en S.
Jacques (4, 1): " D'où viennent les guerres et les litiges parmi vous?
N'est-ce pas de vos passions charnelles qui combattent dans vos membres? "
Or, la colère n'appartient pas au concupiscible. La rixe n'est donc pas fille
de la colère, mais plutôt de la concupiscence.
2. Il est dit au livre des Proverbes (28, 25 Vg)
" L'homme vantard et prétentieux excite la querelle. " Or, il semble
que la rixe soit la même chose que la querelle. La rixe est donc fille de
l'orgueil et de la vaine gloire, à qui se rattachent la vantardise et la
prétention.
3. Encore dans les Proverbes (18, 6): " Les
lèvres du sot se mêlent aux rixes. " Or, la sottise diffère de la colère,
car elle ne s'oppose pas à la douceur, mais plutôt à la sagesse et à la
prudence. Donc la rixe n'est pas fille de la colère.
4. Encore dans les Proverbes (10, 12): " La
haine suscite les rixes. " Or, " la haine naît de l'envie ", dit
S. Grégoire. Donc la dispute n'est pas fille de la colère, mais de l'envie.
5. Toujours dans les Proverbes (17, 19): "
Celui qui médite la discorde provoque des rixes. " Mais la discorde est
fille de la vaine gloire, nous l'avons vu plus haut. Donc aussi la rixe.
Cependant, S. Grégoire dit que " de la colère naît la rixe ". De même les Proverbes (15, 18 et 29, 22): " L'homme coléreux provoque les rixes. "
Conclusion:
La rixe, nous venons de le dire, implique une certaine opposition allant jusqu'aux voies de fait, puisqu'un homme cherche à en blesser un autre. Mais un homme peut chercher à blesser de deux façons. Ou bien il cherche purement et simplement le mal de l'autre. Cela relève de la haine, dont l'intention est de blesser l'ennemi, ouvertement ou secrètement. Ou bien il cherche à blesser l'autre, celui-ci le sachant et s'y opposant. C'est là ce qu'implique le mot de rixe. Et cela appartient proprement à la colère, qui est appétit de vengeance. Il ne suffit pas en effet à celui qui est en colère de nuire secrètement à celui contre lequel il s'irrite, il veut encore que celui-ci le sente, et qu'il souffre contre sa volonté, en représailles de ce qu'il a fait. Tout cela, nous l'avons vu plus haut lorsqu'il s'est agi de la passion de la colère. C'est pourquoi la rixe naît proprement de la colère.
Solutions:
1. Toutes les passions de l'irascible naissent
des passions du concupiscible, nous l'avons vu. Par le fait, ce qui naît de la
colère d'une manière prochaine vient aussi de la concupiscence comme d'une
première racine.
2. La vantardise et la prétention, manifestations
d'orgueil ou de vaine gloire, ne provoquent pas directement la querelle ou la
rixe, mais occasionnellement, pour autant que la colère en résulte, lorsque
quelqu'un tient pour une injure personnelle qu'un autre se préfère à lui. Ainsi
les querelles et les rixes viennent-elles de la colère.
3. La colère, nous l'avons vu, empêche le
jugement de la raison. De là vient queue a une ressemblance avec la sottise. Il
s'ensuit qu'elles ont un effet commun. Par défaut de la raison il arrive en
effet que quelqu'un cherche à en blesser un autre de façon désordonnée.
4. La rixe, même si elle naît parfois de la
haine, n'est pourtant pas l'effet propre de la haine. Car il n'est pas dans
l'intention de celui qui hait de blesser son ennemi au cours d'une rixe et
d'une manière ouverte. Parfois il cherche à blesser secrètement; mais, quand il
se voit sur le point d'avoir le dessus, il cherche à le blesser au cours d'une
rixe ou d'une querelle. Par contre, c'est l'effet propre de la colère de
blesser quelqu'un dans une rixe, pour la raison qu'on vient de dire.
5. Les rixes introduisent la haine ou le désaccord dans le coeur de ceux qui s'y livrent. C'est pourquoi celui qui médite, c'est-à-dire qui se propose, de semer la discorde chez les autres, s'arrange pour qu'ils en viennent à se quereller; c'est ainsi du reste que chaque péché peut commander l'acte d'un autre péché, en l'ordonnant à sa fin. Mais il ne suit pas de cela que la rixe soit proprement et directement fille de la vaine gloire.
1. Est-elle un péché spécial? - 2. Est-elle un péché mortel?
Objections:
1. Apparemment non. En effet, d'après S. Isidore,
" le séditieux est celui qui jette la dissension parmi les esprits
et provoque des discordes ". Or, celui qui fait commettre un péché ne
commet pas un péché différent de celui qu'il suscite. Il semble donc que la
sédition ne soit pas un péché spécial, distinct de la discorde.
2. La sédition implique une division. Or, le mot
même de schisme se prend de la scission, nous l'avons vu plus haut. Le péché de
sédition ne semble donc pas distinct du péché de schisme.
3. Tout péché spécial, distinct des autres, ou
bien est un vice capital, ou bien découle d'un vice capital. Or, la sédition
n'est pas comptée parmi les vices capitaux, ni non plus parmi les vices qui
proviennent des vices capitaux, comme on le voit dans Les Morales de S.
Grégoire où ces deux catégories de vices sont énumérées. Donc la sédition n'est
pas un vice spécial, distinct des autres.
Cependant, dans la 2e épître aux Corinthiens (12, 20), les séditions sont distinguées des autres péchés.
Conclusion:
La sédition est un péché spécial qui, par un côté coïncide avec la guerre et la rixe, et, par un autre côté, en diffère. Elle coïncide avec elles en ce qu'elle implique une certaine contradiction. Mais elle en diffère sur deux points. D'abord, parce que la guerre et la rixe impliquent une attaque réciproque, en acte. Or, on peut appeler sédition soit une attaque de ce genre, en acte, soit sa préparation. C'est pourquoi la Glose, à propos du texte des Corinthiens, dit que les séditions sont " des soulèvements en vue du combat ", ce qui a lieu quand les hommes se préparent au combat et le recherchent. La seconde différence, c'est que la guerre se fait à proprement parler contre les ennemis du dehors, comme une lutte de peuple à peuple. La rixe, elle, se fait d'un particulier à un autre particulier, ou d'un petit groupe à un autre. La sédition, au contraire, se produit à proprement parler entre les parties d'un même peuple qui ne s'entendent plus; lorsqu'une partie de la cité, par exemple, se soulève contre une autre. Voilà pourquoi la sédition, parce qu’elle s'oppose à un bien spécial, à savoir l'unité et la paix de la multitude, est un péché spécial.
Solutions:
1. On appelle séditieux celui qui excite la
sédition. Et parce que la sédition implique une certaine discorde, le séditieux
est celui qui cause non pas une discorde quelconque, mais celle qui divise les
parties d'un même peuple. D'autre part, le péché de sédition n'est pas
seulement en celui qui sème la discorde, mais aussi en tous ceux qui, d'une
manière désordonnée, sont divisés entre eux.
2. La sédition diffère du schisme en deux points.
D'abord parce que le schisme s'oppose à l'unité spirituelle de la multitude,
qui est l'unité de l'Église, alors que la sédition s'oppose à l'unité
temporelle ou séculière du peuple, par exemple de la cité ou du royaume. En
outre, parce que le schisme ne comporte pas de préparation à une lutte
corporelle et n'implique qu'un désaccord spirituel, alors que la sédition
implique la préparation à une lutte corporelle.
3. La sédition, comme le schisme, est contenue dans la discorde. Tous deux sont une certaine discorde, non des particuliers entre eux, mais entre une partie du peuple et une autre partie.
Objections:
1. Il semble que non. En effet, la sédition
implique " un soulèvement en vue du combat ", comme nous le montrait
la Glose citée plus haut. Or, le combat n'est pas toujours péché mortel. Il est
parfois permis et juste, nous l'avons vu précédemment. A plus forte raison, par
conséquent, la sédition peut-elle exister sans péché mortel.
2. La sédition est une certaine discorde, on l'a
vu. Or, la discorde peut exister sans péché mortel, et parfois même sans aucun
péché. Donc la sédition également.
3. On félicite ceux qui délivrent le peuple d'un
pouvoir tyrannique. Or, cela ne peut guère se faire sans quelque dissension au
sein du peuple, alors qu'une partie s'efforce de garder le tyran, et que
l'autre s'efforce de le renverser. La sédition peut donc exister sans péché.
Cependant, l'Apôtre (2 Co 12, 20) interdit les séditions; et les place parmi d'autres péchés mortels. La sédition est donc un péché mortel.
Conclusion:
Nous venons de le voir, la sédition s'oppose à l'unité de la multitude, c'est-à-dire à l'unité du peuple, de la cité ou du royaume. Or, S. Augustin dit que le peuple, selon le témoignage des sages, désigne " non point l'ensemble de la multitude, mais le groupement qui se fait par l'acceptation des mêmes lois et la communion aux mêmes intérêts ". Il est donc manifeste que l'unité à laquelle s'oppose la sédition est l'unité des lois et des intérêts. La sédition s'oppose ainsi à la justice et au bien commun. C'est pourquoi elle est, de sa nature, péché mortel, et d'autant plus grave que le bien commun auquel s'attaque la sédition est plus grand que le bien privé auquel s'attaquait la rixe.
Toutefois, le péché de sédition appartient d'abord et à titre de principe à ceux qui excitent la sédition. Ceux-là pèchent très gravement. Secondairement, à ceux qui les suivent, et qui troublent le bien commun. Quant à ceux qui défendent le bien commun en leur résistant, ils ne doivent pas être appelés séditieux; pas plus que ceux qui se défendent ne sont coupables de rixes, nous l'avons dit.
Solutions:
1. Le combat qui est permis se fait pour
l'utilité commune, nous l'avons vu plus haut. La sédition, au contraire, se
fait contre le bien commun du peuple. C'est pourquoi elle est toujours un péché
mortel.
2. La discorde au sujet de ce qui n'est pas
manifestement un bien peut exister sans péché. Mais la discorde au sujet de ce
qui est manifestement un bien ne le peut pas. La sédition est une discorde de
cette espèce, puisqu'elle s'oppose à l'utilité du peuple, qui est manifestement
un bien.
3. Le régime tyrannique n'est pas juste parce qu'il n'est pas ordonné au bien commun, mais au bien privé de celui qui détient le pouvoir, comme le montre Aristote. C'est pourquoi le renversement de ce régime n'est pas une sédition; si ce n'est peut-être dans le cas où le régime tyrannique serait renversé d'une manière si désordonnée que le peuple qui lui est soumis éprouverait un plus grand dommage du trouble qui s'ensuivrait que du régime tyrannique. C'est davantage le tyran qui est séditieux, lui qui nourrit dans le peuple les discordes et les séditions, afin de pouvoir le dominer plus sûrement. C'est de la tyrannie, puisque c'est ordonné au bien propre du chef, en nuisant au peuple.
Il nous reste maintenant à étudier les vices qui s'opposent à la bienfaisance. Parmi eux, il en est qui regardent la justice: ceux qui causent un tort injuste au prochain; mais c'est à la charité que le scandale semble s'opposer tout spécialement. C'est pourquoi nous l'étudions ici.
1. Qu'est-ce que le scandale? - 2. Est-il un péché? - 3. Est-il un péché spécial? - 4. Est-il un péché mortel? - 5. Les parfaits peuvent-ils être scandalisés? - 6. Peuvent-ils causer du scandale? - 7. Doit-on renoncer aux biens spirituels pour éviter le scandale? - 8. Doit-on renoncer aux biens temporels pour éviter le scandale?
Objections:
1. Il semble qu'on ne puisse approuver sa
définitions comme " une parole ou un acte peu régulier offrant une
occasion de chute ". Car le scandale est un péché, nous le verrons
bientôt. Mais d'après S. Augustin, le péché " est une parole, une action
ou un désir contre la loi de Dieu ". La définition précédente paraît donc
incomplète, puisqu'elle omet la pensée ou le désir.
2. Puisque, parmi les actes vertueux ou
réguliers, l'un est plus vertueux ou plus droit qu'un autre, il semble que seul
ne sera pas moins droit ce qui l'est au-dessus de tous. Si donc le scandale est
une parole ou une action moins droite, il s'ensuit que tout acte vertueux à
l'exception du plus excellent serait un scandale.
3. On appelle occasion une cause par accident. Or
ce qui est par accident ne doit pas figurer dans la définition, car cela ne donne
pas le caractère spécifique. On ne doit pas mettre l'occasion dans la
définition du scandale.
4. En tout ce que fait un autre, quelqu'un peut
trouver une occasion de chute, parce que les causes par accident sont
indéterminées. Si donc le scandale est ce qui fournit à autrui une occasion de
tomber, n'importe quelle action ou parole pourra être un scandale. Ce qui
paraît inacceptable.
5. On donne à autrui occasion de chute quand on
le heurte ou l'affaiblit. Or, le scandale se distingue de ces deux fautes.
L'Apôtre dit en effet (Rm 14, 21): " Ce qui est bien, c'est s'abstenir de
viande et de vin, et de tout ce qui pourrait heurter, scandaliser ou affaiblir
ton frère. " Donc cette définition du scandale est impropre.
Cependant, S. Jérôme expliquant cette phrase de S. Matthieu (15, 2): " Sais-tu qu'en entendant cette parole, les pharisiens... ", dit: " Quand nous lisons: "quiconque aura scandalisé", nous comprenons: celui qui, par ses paroles ou ses actes, aura fourni une occasion de chute. "
Conclusion:
d'après S. Jérôme, " nous pouvons traduire le grec scandalon par faux pas, chute ou heurt du pied ". Il arrive parfois en effet qu'un obstacle se présente sur le chemin et qu'en le heurtant on s'expose à tomber. Cet obstacle est appelé scandale. Pareillement il arrive qu'au cours de l'itinéraire spirituel, les paroles et les actions d'autrui exposent à la chute spirituelle dans la mesure où cet autre, par ses conseils, ses suggestions ou son exemple, entraîne au péché.
C'est proprement cela qu'on appelle scandale. Or, il n'est rien qui, en raison de sa nature propre, expose à la chute spirituelle, sinon pour un défaut de rectitude. Ce qui est parfaitement droit, en effet, préserve de la chute plutôt qu'il n'y conduit. Voilà pourquoi cette définition du scandale est bonne: " Une parole ou un acte peu régulier offrant une occasion de chute. "
Solutions:
1. La pensée ou la convoitise du mal se cache au
fond du coeur et ne peut par conséquent offrir à autrui un obstacle amenant la
chute. C'est pourquoi cela ne peut entrer dans la définition du scandale.
2. L'expression " peu régulier " ne
s'applique pas ici à ce qui se trouve dépassé en rectitude par un autre. Elle
signifie un manque de rectitude, soit parce que cela est mauvais en soi comme
le péché; soit parce que cela offre une apparence de mal, comme de "
s'attabler dans un temple d'idoles " (1 Co 8, 10). Ce n'est pas en soi un
péché, lorsqu'on le fait sans mauvaise intention, et cependant, comme il y a là
une apparence de vénération pour les idoles, cela peut fournir à autrui une
occasion de chute. On comprend dès lors la recommandation de l'Apôtre (1 Th 5,
22): " Gardez-vous de toute apparence de mal. " Il est donc correct
de dire " peu régulier ", expression qui permet d'entendre aussi bien
ce qui est péché en soi-même, que ce qui a une apparence de mal.
3. Nous avons vu que rien ne pouvait être pour
l'homme une cause suffisante de péché, donc de chute spirituelle, sinon sa
propre volonté. C'est pourquoi les paroles, les actes ou les désirs d'un autre
ne peuvent être qu'une cause imparfaite de péché, conduisant plus ou moins à la
chute. Pour cette raison, on ne dit pas " qui offre une cause de chute
" mais " qui offre une occasion ", ce qui signale une cause
imparfaite, et non pas toujours une cause par accident. Rien n'empêche
d'ailleurs de mentionner dans certaines définitions ce qui est accidentel, car
ce qui est accidentel pour quelqu'un peut convenir essentiellement à un autre.
C'est ainsi que dans la définition du hasard, selon le Philosophe figure la cause
par accident.
4. Les paroles et les actions de quelqu'un peuvent être pour un autre une cause de péché de deux façons: de soi, ou par accident. De soi, lorsque quelqu'un, par ses paroles ou ses actions mauvaises, vise à entraîner un autre au péché; ou bien, même si telle n'est pas son intention, lorsque ce qu'il fait est cependant de nature à entraîner au péché, lorsque par exemple il commet ostensiblement un péché ou ce qui ressemble à un péché. Celui qui fait une action de ce genre fournit proprement une occasion de chute. C'est pourquoi il s'agit dans ce cas d'un scandale actif.
Mais par accident, les paroles ou les actions de quelqu'un peuvent être pour un autre cause de péché, lorsque, même en dehors de l'intention de celui qui agit, et en dehors des circonstances de son action, elles amènent cet autre à pécher parce qu'il se trouve dans de mauvaises dispositions, par exemple s'il est envieux des biens d'autrui. Celui qui agit ainsi, et dont l'action est droite, ne fournit pas d'occasion de péché autant qu'il dépend lui; c'est l'autre qui en prend occasion, comme l'indique l'épître aux Romains (7, 8): " Ayant pris occasion, etc. " Aussi doit-on parler ici de scandale passif, et non de scandale actif; car celui qui agit avec droiture ne donne pas, pour ce qui lui, occasion à la chute subie par l'autre.
Il arrive donc parfois qu'il y ait en même temps
scandale actif chez l'un et scandale passif chez l’autre, lorsque par exemple
cet autre pèche à l'instigation du premier. Parfois il y a scandale actif, mais
non scandale passif, lorsque par exemple quelqu'un, par ses paroles et ses
actions, pousse un autre à pécher, mais que celui-ci n'y consent pas. Enfin, il
y a parfois scandale passif sans qu'il y ait scandale actif, on l'a déjà dit.
5. La faiblesse désigne ici la facilité à se scandaliser; le heurt désigne l'indignation éprouvée par quelqu'un contre celui qui pèche, laquelle peut exister parfois sans chute de sa part; quant au scandale, il implique le choc qui amène la chute.
Objections:
1. Il semble que non. En effet, les péchés
n'arrivent pas de façon nécessaire parce que tout péché est volontaire, nous
l'avons vu précédemment. Or nous lisons en S. Matthieu (18, 7): " Il est
nécessaire que les scandales arrivent. " Donc le scandale n'est pas un
péché.
2. Il n'est pas de péché procédant d'un sentiment
affectueux, car " un bon arbre ne peut produire de mauvais fruits "
(Mt 7, 18). Or, le scandale procède parfois d'un tel sentiment, comme on le
voit en S. Matthieu (16, 23), lorsque le Seigneur dit à Pierre: " Tu es
pour moi un scandale. " Pour S. Jérôme en effet, " l'erreur de
l'Apôtres procédant d'un sentiment affectueux, ne provenait nullement d'une
inspiration du démon ". Le scandale n'est donc pas toujours un péché.
3. Le scandale implique que l'on reçoive un
certain choc. Or, tous ceux qui trébuchent ainsi ne tombent pas. Le scandale,
qui est une chute d'ordre spirituel, peut donc exister sans le péché.
Cependant, le scandale est " une parole ou un acte peu régulier ". Or, tout ce qui manque de rectitude a raison de péché. Donc le scandale comporte toujours un péché.
Conclusion:
Nous venons de le dire, il y a deux sortes de scandales: passif en celui qui est scandalisé, actif en celui qui scandalise et fournit une occasion de chute. Le scandale passif est toujours un péché en celui qui est scandalisé, car nul n'est scandalisé que s'il tombe par une certaine chute spirituelle, qui est un péché. Cependant, le scandale passif peut exister sans qu'il y ait péché en celui par qui le scandale est arrivé; lorsqu'on se scandalise par exemple de ce qu'un autre a bien agi.
Pareillement, le scandale actif est toujours un
péché chez celui qui scandalise. Ou bien parce que l'action même qu'il fait est
un péché; ou encore, si ce qu'il fait a l'apparence du péché, il doit toujours
s'en abstenir par charité envers le prochain, car la charité impose à chacun de
veiller au salut de son prochain; ainsi celui qui ne s'abstient pas agit
contrairement à la charité.
Cependant, le scandale actif peut exister sans qu'il y ait péché chez celui qui est scandalisé, nous l'avons vu plus haut.
Solutions:
1. La parole du Seigneur " Il est nécessaire
que les scandales arrivent ", ne doit pas s'entendre d'une nécessité
absolue, mais d'une nécessité conditionnelle, en ce sens qu'il est nécessaire
que ce qui a été prévu et annoncé par Dieu arrive, si du moins nous prenons
cette phrase en un sens composé, comme nous l'avons dit dans la première
Partie. On peut dire encore qu'il est nécessaire que les scandales arrivent en
considération de la fin, en ce sens qu'ils sont utiles " pour permettre
aux hommes éprouvés de se manifester " (1 Co 11, 19). Ou bien encore, il
est nécessaire que les scandales arrivent étant donné la condition des hommes,
qui ne se gardent pas des péchés. C'est comme si un médecin, voyant certains
hommes suivre un régime contre-indiqué, disait . il est nécessaire que ces
hommes soient malades; ce qui doit s'entendre avec cette condition: s'ils ne
changent pas de régime. De même, il est nécessaire que les scandales arrivent
si les hommes ne changent pas leur mauvais genre de vie.
2. Le scandale est pris ici au sens large, pour
désigner tout empêchement. Pierre voulait en effet empêcher la passion du
Christ par un sentiment d'affection pour lui.
3. Nul ne trébuche spirituellement, sans être retardé de quelque façon dans sa marche vers Dieu. Ce qui suppose au moins un péché véniel.
Objections:
1. Il semble que non, car le scandale est "
une parole ou un acte peu régulier ". Or, c'est le cas de tout péché. Donc
le scandale n'est pas un péché spécial.
2. Tout péché spécial, toute injustice spéciale,
se rencontre séparément des autres, dit Aristote. Or, le scandale ne se
rencontre pas séparément des autres péchés. Il n'est donc pas un péché spécial.
3. Tout péché spécial est constitué par quelque
chose qui spécifie l'acte moral. Or, le scandale se définit par le fait que
l'on pèche devant les autres. Pécher publiquement, même si cela constitue une
circonstance aggravante, ne semble pas constituer une espèce particulière de
péché. Donc, le scandale n'est pas un péché spécial.
Cependant, un péché spécial s'oppose à une vertu spéciale. Or, le scandale s'oppose à une vertu spéciale, qui est la charité. On lit en effet dans l'épître aux Romains (14, 15): " Si pour un aliment tu centristes ton frère, tu ne te conduis plus selon la charité. " Donc, le scandale est un péché spécial.
Conclusion:
Nous avons vu qu'il y a deux sortes de scandale: actif et passif. Le scandale passif ne peut être un péché spécial, car c'est dans toute espèce de péché qu'il arrive à quelqu'un de tomber par suite des paroles ou des actions d'un autre; et le fait de trouver dans les paroles ou les actions d'un autre une occasion de péché ne constitue pas une espèce particulière de péché, parce que ce fait n'implique pas une difformité spéciale opposée à une vertu spéciale.
Quant au scandale actif, il peut être entendu de deux façons, selon qu'il s'agit d'un scandale par soi ou par accident. Le scandale a lieu par accident, quand il arrive en dehors de l'intention de celui qui agit; par exemple lorsque celui-ci n'a pas l'intention, par ses actions ou ses paroles désordonnées, de donner à autrui une occasion de chute, mais simplement de satisfaire sa volonté. En ce cas, le scandale actif n'est pas un péché spécial, car l'accident ne constitue pas l'espèce.
Le scandale actif est un scandale par soi lorsque, par une parole ou une action désordonnée, on cherche à entraîner un autre au péché. En ce cas, le fait de rechercher une fin spéciale donne lieu à une espèce particulière de péché. C'est en effet la fin qui donne aux actes moraux leur spécificité, nous l'avons dit antérieurement. Ainsi, de même que le vol ou l'homicide sont des péchés spéciaux, en raison du dommage spécial qu'on veut infliger au prochain, de même le scandale est un péché spécial pour la même raison. Le scandale s'oppose directement à la correction fraternelle, où l'on remarque une manière spéciale d'écarter ce qui nuit au prochain.
Solutions:
1. Tout péché peut servir de matière au scandale
actif. Mais la raison formelle de péché spécial vient au scandale en raison de
la fin poursuivie, nous venons de le dire.
2. Le scandale actif peut se rencontrer séparément
des autres péchés; lorsque par exemple on scandalise le prochain en faisant
quelque chose qui de soi n'est pas un péché, mais qui en a l'apparence.
3. Le scandale n'a pas raison de péché spécial du fait de la circonstance indiquée, mais du fait de la fin poursuivie, on vient de le dire.
Objections:
1. Il semble bien, car tout péché contraire à la
charité est un péché mortel, on l'a vu plus haut. Or, le scandale est contraire
à la charité, on l'a vu également. Donc, le scandale est un péché mortel.
2. Le péché mortel est le seul péché qui mérite
la damnation éternelle. Or, le scandale est puni de damnation éternelle (Mt 18,
6) - " Quiconque scandalise un de ces petits qui croient en moi, mieux
vaudrait pour lui qu'on lui suspende une meule pour âne autour du cou, et qu'on
le précipite au fond de la mer. " Car, explique S. Jérôme r " il vaut
beaucoup mieux recevoir pour son péché une courte peine que d'être livré aux
tourments éternels ". Donc le scandale est un péché mortel.
3. Tout péché que l'on commet contre Dieu est
péché mortel, car seul le péché mortel détourne l'homme de Dieu. Or, le
scandale est un péché contre Dieu. L'Apôtre dit en effet (1 Co 8, 12): "
En blessant la conscience de vos frères, qui est faible, c'est contre le Christ
que vous péchez. Donc, le scandale est toujours un péché mortel.
Cependant, pousser quelqu'un à pécher véniellement peut être un péché véniel. Or, cela rentre dans la définition du scandale. Le scandale peut donc être un péché véniel.
Conclusion:
Nous avons vu plus haut que le scandale implique un certain choc, disposant à la chute. Pour cette raison, le scandale passif peut être quelquefois un péché véniel, quand il ne comporte que le choc, par exemple, lorsque, par suite d'une parole ou d'une action désordonnée d'autrui, on éprouve un mouvement de péché véniel. Mais quelquefois le scandale est péché mortel quand, avec le choc, il comporte aussi une chute, dans le cas par exemple où, par suite d'une parole ou d'une action désordonnée d'autrui, on va jusqu'au péché mortel.
Quant au scandale actif, s'il a lieu par accident, il peut être quelquefois péché véniel. Par exemple, lorsque l'on commet un péché véniel, ou bien un acte qui n'est pas en soi un péché mais qui a une apparence de mal, et qu'on le fait avec un léger manque de discrétion. Mais quelquefois il est péché mortel, soit quand l'acte commis est péché mortel, soit quand on méprise le salut du prochain au point de ne pas s'abstenir, pour le préserver, de ce qui fait plaisir. Si le scandale actif a lieu par soi - quand, par exemple, on a l'intention d'entraîner un autre à pécher, si c'est pour l'entraîner au péché mortel, le scandale est péché mortel. De même, lorsqu'on cherche à entraîner le prochain au péché véniel en commettant un acte qui est un péché mortel. Mais si l'on cherche à pousser le prochain au péché véniel en commettant un péché véniel, le scandale est péché véniel.
Solutions:
Cela répond clairement aux Objections.
Objections:
1. Il semble bien, car le Christ fut absolument
parfait. Or, lui-même dit à S. Pierre (Mt 16, 23): " Tu es pour moi un
scandale. " A plus forte raison les autres parfaits peuvent-ils subir le
scandale.
2. Le scandale implique un certain empêchement
qui s'oppose à la vie spirituelle. Or, les hommes parfaits eux-mêmes peuvent
rencontrer des obstacles dans le progrès de leur vie spirituelle, selon cette
parole (1 Th 2, 18): " Nous avons voulu nous rendre chez vous, moi Paul en
particulier, et non pas une fois, mais deux; mais Satan nous en a empêchés.
" Ainsi donc, les hommes parfaits eux-mêmes peuvent subir le scandale.
3. Les péchés véniels peuvent se rencontrer même
chez les parfaits, comme le prouve la 1e épître de S. Jean (1, 8): " Si
nous nous prétendons sans péché, nous nous égarons nous-mêmes. " Or, le
scandale passif n'est pas toujours péché mortel, il est parfois péché véniel,
nous venons de le voir. Donc, le scandale passif peut se trouver chez les parfaits.
Cependant, S. Jérôme, commentant le texte de S. Matthieu (18, 6) " Celui qui scandalisera un de ces petits ", dit " Notez que celui qui est scandalisé est un petit, les grands, en effet, ne sont pas atteints par le scandale. "
Conclusion:
Le scandale passif implique en celui qui le subit un certain ébranlement de l'âme à l'égard du bien. Or, nul n'est ébranlé quand il adhère fermement à quelque chose d'immuable. Et les grands, c'est-à-dire les parfaits, adhèrent à Dieu seul, dont la bonté est immuable; car s'ils adhèrent à leurs supérieurs, ils n'adhèrent à eux que dans la mesure où ceux-ci adhèrent au Christ, selon le mot de Paul (1 Co 4, 16): " Soyez mes imitateurs, comme je le suis moi-même du Christ. " C'est pourquoi, s'ils voient les autres céder au désordre dans leurs paroles ou leurs actes, eux-mêmes ne se détournent pas pour autant de la voie droite, selon la parole du Psaume (125, 1): " Ceux qui mettent leur confiance dans le Seigneur sont comme le mont Sion; celui qui habite Jérusalem ne sera jamais ébranlé. " Voilà pourquoi, en ceux qui adhèrent parfaitement à Dieu par l'amour, le scandale ne se trouve pas, selon le mot du Psaume (119, 165): " Abondance de paix pour ceux qui aiment ta loi, et il n'y a pas en eux de scandale. "
Solutions:
1. Comme nous l'avons vu plus haut v, le scandale
doit s'entendre ici au sens large, et signifie toute espèce d'empêchement.
C'est pourquoi le Seigneur dit à Pierre: " Tu es pour moi un scandale
", parce que Pierre voulait l'empêcher de subir la Passion.
2. Dans leurs actions extérieures, les hommes
parfaits peuvent éprouver des empêchements. Mais pour ce qui est de leur
volonté intérieure, les paroles ou les actions d'autrui ne les empêchent pas de
tendre vers Dieu, selon l'épître aux Romains (8, 38): " Ni la mort ni la
vie ne peuvent nous séparer de l'amour de Dieu. "
3. Les hommes parfaits tombent quelquefois et des péchés véniels par la faiblesse de leur chair; mais les paroles et les actions des autres ne les scandalisent pas, selon la vraie notion du scandale. Il peut se trouver en eux toutefois comme une approche du scandale, selon la parole du Psaume (73, 2): " Un peu plus, et nos pieds trébuchaient. "
Objections:
1. Il semble que oui, car pâtir est un effet de
l'agir. Or, il y a des gens qui sont passivement scandalisés en raison des
paroles ou des actions des parfaits, selon S. Matthieu (15, 12): " Sais-tu
qu'en entendant cette parole, les pharisiens ont été scandalisés 6 > "
On peut donc trouver le scandale actif chez les hommes parfaits.
2. Après avoir reçu l'Esprit Saint, S. Pierre
était dans l'état des parfaits. Mais dans la suite il scandalisa les païens. On
lit en effet dans l'épître aux Galates (2, 14): " Quand je vis qu'ils ne
marchaient pas droit selon la vérité de l’Évangile, je dis à Céphas
(c'est-à-dire à Pierre), en face de tous: "Si toi, qui es Juif, tu vis à
la païenne et non à la juive, comment peux-tu forcer les païens à vivre en
Juifs?" " Donc le scandale actif peut exister chez les hommes
parfaits.
3. Le scandale actif est quelquefois péché
véniel. Or, les péchés véniels peuvent exister même chez les hommes parfaits.
Cependant, le scandale actif s'oppose à la perfection plus que le scandale passif. Or, le scandale passif ne peut pas exister chez les hommes parfaits. A plus forte raison le scandale actif.
Conclusion:
Il y a proprement scandale actif lorsque quelqu'un dit ou fait quelque chose qui est de nature à faire tomber autrui; ce qui n'a lieu que pour des actions ou des paroles désordonnées. Or, il appartient aux parfaits d'ordonner tout ce qu'ils font conformément à la règle de la raison, selon S. Paul (1 Co 14, 40): " Que tout se passe chez vous dignement et dans l'ordre. " Surtout, ils apportent tout spécialement ce souci dans les choses où non seulement ils pourraient eux-mêmes trébucher, mais aussi faire trébucher les autres. Si parfois, dans ce qu'ils disent ou font en public, il se produit quelque chose qui manque à cette mesure, cela provient de la faiblesse humaine qui les fait déchoir de la perfection. Ils n'en déchoient pas toutefois au point de s'écarter beaucoup de l'ordre de la raison; ils ne le font qu'un peu et de manière légère. Et cela n'est pas d'une telle importance qu'un autre puisse raisonnablement y trouver une occasion de pécher.
Solutions:
1. Le scandale passif est toujours causé par un
scandale actif, mais non toujours par le scandale actif d'un autre; ce peut
être par le scandale actif de celui-là même qui est scandalisé, parce que c'est
lui-même qui se scandalise.
2. Pierre commit une faute, et il fut
répréhensible en se séparant des païens pour éviter le scandale des Juifs:
ainsi pensent S. Augustin et S. Paul lui-même. Pierre commettait en cela une
certaine imprudence, scandalisant ainsi les païens nouvellement convertis à la
foi. Cependant, l'acte de Pierre n'était pas un péché si grave que les autres
pussent raisonnablement en être scandalisés. C'est pourquoi ils souffraient un
scandale passif, mais chez Pierre il n'y avait pas de scandale actif.
3. Les péchés véniels des parfaits consistent surtout en des mouvements soudains, qui lorsqu'ils restent cachés, ne peuvent scandaliser Si, même extérieurement, dans leurs paroles ot leurs actions, ils commettent des péchés véniels ces péchés sont choses si légères qu'elles n'ont pas de soi, le pouvoir de scandaliser.
Objections:
1. Il apparaît que oui. Car S. Augustin enseigne
que là où l'on peut craindre le danger d'un schisme, il faut abandonner la
punition des pécheurs. Or, la punition des pécheurs est pour certain bien
spirituel, puisqu'elle est un acte de justice. Donc il faut abandonner le bien
spirituel pour éviter le scandale.
2. L'enseignement sacré paraît être ce qu'il y a
de plus spirituel. Or, il faut l'abandonner en raison du scandale, d'après S.
Matthieu (7, 6): " Ne donnez pas aux chiens ce qui est sacré, ne jetez pas
vos perles devant les pourceaux: ils pourraient bien se retourner contre vous
et vous déchirer. " Donc il faut abandonner le bien spirituel pour éviter
le scandale.
3. La correction fraternelle est un bien
spirituel, puisqu'elle est un acte de la charité. Or, il arrive parfois qu'on
l'omette par charité pour éviter le scandale d'autrui, d'après S. Augustin. Il
faut donc abandonner le bien spirituel pour éviter le scandale.
4. S. Jérôme demande qu'on abandonne, pour éviter
le scandale, tout ce qui peut être délaissé sans toucher à la triple vérité de
la vie, de la justice et de la doctrine. Or, l'accomplissement des conseils et
la distribution des aumônes peuvent souvent être abandonnés sans porter
atteinte à cette triple vérité. Autrement tous ceux qui les omettent
pécheraient toujours. Et pourtant elles sont au premier rang des oeuvres spirituelles.
Donc les oeuvres spirituelles doivent être omises pour éviter le scandale.
5. Éviter n'importe quel péché est un bien
spirituel, car tout péché cause un dommage spirituel à celui qui le commet. Or
il semble que, pour éviter le scandale du prochain, il faille quelquefois
pécher véniellement ainsi par exemple lorsqu'en péchant véniellement on empêche
le prochain de pécher mortellement. Car on doit empêcher la damnation du
prochain autant qu'on le peut, sans détriment pour son propre salut, lequel n'est
pas empêché par le péché véniel. On doit donc omettre certain bien spirituel
pour éviter le scandale.
Cependant, S. Grégoire dit en commentant Ézéchiel: " Si l'on tire scandale de la vérité, il est préférable de laisser naître le scandale que d'abandonner la vérité. " Or les biens spirituels ressortissent plus que tout à la vérité. Il ne faut donc pas abandonner les biens spirituels pour éviter le scandale.
Conclusion:
Puisqu'il y a deux sortes de scandale, actif et passif, cette question ne se pose pas à propos du scandale actif, car, puisque le scandale actif est une parole ou un acte peu régulier, il ne faut jamais rien faire avec scandale actif. Mais la question se pose à propos du scandale passif Il faut donc examiner ce qu'on doit abandonner pour qu'un autre ne soit pas scandalisé. Or, parmi les biens spirituels, il y a lieu de distinguer. Certains parmi ces biens sont nécessaires au salut et l'on ne peut les omettre sans péché mortel. Il est manifeste que nul ne doit pécher mortellement pour empêcher le péché d'autrui, car, selon l'ordre de la charité, on doit aimer davantage son propre salut spirituel que celui d'autrui. Ce qui est nécessaire au salut ne doit donc pas être omis pour éviter le scandale.
Quant aux biens spirituels qui ne sont pas nécessaires au salut, il apparaît qu'il faut distinguer. C'est qu'en effet le scandale qui en résulte provient quelquefois de la malice, lorsque certains veulent empêcher ces biens spirituels en provoquant le scandale. Ce scandale est celui des pharisiens qui se scandalisent de la doctrine du Seigneur. Celui-ci enseigne en S. Matthieu (15, 14), que ce scandale doit être méprisé. Mais quelquefois le scandale provient de la faiblesse ou de l'ignorance, et c'est le scandale des petits. Pour l'éviter, les oeuvres spirituelles doivent être cachées, parfois même différées, quand il n'y a pas péril à cela, jusqu'à ce qu'on puisse en rendre compte et éviter ainsi le scandale. Si, après qu'on en a rendu compte, le scandale dure encore, il semble bien alors qu'il provient de la malice, et il n'y a plus lieu d'abandonner ces oeuvres spirituelles à cause de lui.
Solutions:
1. On ne cherche pas à infliger des punitions
pour elles-mêmes, mais comme des remèdes pour réprimer les péchés. C'est
pourquoi elles appartiennent à la justice dans la mesure où elles répriment les
péchés. Mais s'il était évident que l'application des peines engendrerait des
péchés plus nombreux et plus graves, ce ne serait plus une oeuvre de justice.
C'est le, cas dont parle S. Augustin, quand une excommunication peut entraîner
le péril d'un schisme. Porter une excommunication n'appartiendrait plus alors à
la vérité de la justice.
2. Au sujet de l'enseignement, il y a deux choses
à considérer: la vérité qu'on enseigne, et l'acte même d'enseigner. De ces deux
choses, la première est nécessaire au salut, c’est-à-dire qu'on ne doit pas
enseigner le contraire de la vérité, mais que l'homme chargé d'enseigner doit
proposer la vérité en s'adaptant au temps et aux personnes. C'est pourquoi
quelque scandale qui semble devoir en résulter, on ne doit jamais délaisser la
vérité et enseigner l'erreur. Quant à l'acte même d'enseigner, il compte parmi
les aumônes spirituelles, comme nous l'avons vu plus haut. C'est pourquoi il
faut traiter de même façon l'enseignement et les autres oeuvres de miséricorde
dont il va être parlé dans un instant.
3. La correction fraternelle, nous l'avons vu, a
pour but l'amendement d'un frère. Elle compte donc parmi les biens spirituels
dans la mesure où elle peut y réussir. Mais elle ne l'atteint pas si notre
frère se trouve scandalisé par cette correction. C'est pourquoi, lorsque l'on
abandonne la correction en raison du scandale, le bien spirituel n'est pas
délaissé pour autant.
4. Dans la vérité de la vie, de la doctrine et de la justice on englobe non seulement ce qui est nécessaire au salut, mais aussi ce qui conduit au salut de manière plus parfaite, selon la parole de S. Paul (1 Co 12, 31): " Aspirez aux dons supérieurs. " Aussi, ni les conseils, ni non plus les oeuvres de miséricorde ne doivent être purement et simplement délaissés par crainte du scandale, mais il arrive quelquefois qu'ils doivent être cachés et différés en raison du scandale des petits, comme nous l'avons dit.
Quelquefois cependant, l'observation des conseils
et l'accomplissement des oeuvres de miséricorde sont nécessaires au salut. Cela
apparaît clairement quand il s'agit de ceux qui se sont déjà engagés par voeu
dans la voie des conseils, ou de ceux qui ont le devoir de subvenir aux besoins
des autres, soit dans le domaine temporel, par exemple en nourrissant les
affamés, soit dans le domaine spirituel, par exemple en instruisant les
ignorants, ou bien encore quand ces bienfaits deviennent obligatoires en raison
de la fonction que l'on exerce, ce qui est le cas pour les prélats, ou en
raison de la nécessité des indigents. Alors, la raison est la même pour ces
devoirs que pour ce qui est nécessaire au salut.
5. Certains ont dit que l'on devait commettre le péché véniel pour éviter le scandale. Mais cela implique contradiction. En effet, si une chose doit être faite, elle n'est déjà plus un mal ni un péché, car le péché ne peut être objet de choix. Il peut arriver toutefois qu'en telle ou telle circonstance une chose ne soit plus un péché véniel, qui le serait en dehors de cette circonstance. C'est ainsi qu'un mot pour rire est un péché véniel s'il est dit sans utilité, mais il n'est plus une parole oiseuse ni un péché s'il est dit pour un motif raisonnable. Bien que le péché véniel ne supprime pas la grâce qui procure le salut de l'homme, cependant, pour autant qu'il dispose au péché mortel, il devient nuisible au salut.
Objections:
1. Il semble bien, car nous devons aimer le salut
spirituel du prochain, que le scandale empêche plus que n'importe quel bien
temporel. Or, nous laissons ce que nous aimons moins pour ce que nous aimons
davantage. Nous devons donc plutôt laisser les biens temporels pour éviter le
scandale du prochain.
2. D'après la règle énoncée par S. Jérôme, tout
ce qu'on peut omettre, hormis la triple vérité, doit être abandonné pour éviter
le scandale. Or on peut abandonner les biens temporels en sauvegardant cette
triple vérité. Donc il faut les abandonner pour éviter le scandale.
3. Parmi les biens temporels aucun n'est plus
nécessaire que la nourriture. Or la nourriture doit être laissée de côté en
raison du scandale, d'après l'épître aux Romains (14, 15): " Ne va pas,
avec ton aliment, faire périr celui pour qui le Christ est mort. " A plus
forte raison il nous faut donc laisser tous les autres biens temporels pour
éviter le scandale.
4. Il n'est pas de moyen plus adapté qu'un procès
pour conserver ou recouvrer les biens temporels. Or, il n'est pas permis de
recourir aux procès, surtout quand ils s'accompagnent de scandale. Il est dit
en effet en S. Matthieu (5, 40): " A qui veut te citer en justice et
prendre ta tunique, laisse encore ton manteau. " Et dans la 1e épître aux
Corinthiens (6, 7): " C'est déjà pour vous une défaite que d'avoir entre
vous des procès. Pourquoi ne pas souffrir plutôt l'injustice? Pourquoi ne pas
vous laisser plutôt dépouiller? " Il semble donc qu'il faille abandonner
les biens temporels pour éviter le scandale.
5. Parmi tous les biens temporels, aucun ne
paraît devoir être moins abandonné que ceux qui sont liés à des biens
spirituels. Or, il faut abandonner ceux-ci en raison du scandale. L'Apôtre en
effet, qui prodiguait les biens spirituels, ne reçut point de salaire temporel,
" pour ne pas créer d'obstacle à l'Évangile du Christ ", comme on le
voit dans la 1e épître aux Corinthiens (9, 12). Et pour un motif semblable,
l'Église en certains pays n'exige pas les dîmes, pour éviter le scandale. A
plus forte raison faut-il donc laisser les autres biens temporels pour éviter
le scandale.
Cependant, le bienheureux Thomas de Cantorbery réclama les biens de l'Église malgré le scandale du roi.
Conclusion:
Parmi les biens temporels, il faut distinguer. Ou ces biens nous appartiennent; ou ils nous sont confiés afin que nous les conservions pour d'autres. Les biens de l'Église par exemple sont confiés aux prélats, et les biens publics aux gouvernants. La conservation de ces biens, comme aussi celle des dépôts, incombe de toute nécessité à ceux à qui ils sont confiés. C'est pourquoi ils ne doivent pas être abandonnés en raison du scandale, pas plus que les autres biens qui sont nécessaires au salut.
Quant aux biens temporels dont nous sommes les maîtres, les abandonner, en les distribuant si nous les avons chez nous, ou en ne les réclamant pas s'ils sont chez les autres, pour éviter le scandale, nous devons parfois le faire, et parfois non. En effet, si le scandale se produit à ce sujet en raison de l'ignorance ou de la faiblesse des autres, ce que nous avons appelé plus haut le scandale des petits, nous devons ou abandonner totalement ces biens temporels, ou faire cesser le scandale autrement, par quelque avertissement pa exemple. C'est pourquoi S. Augustin écrit: " Il faut donner ce qui ne fait de mal ni à toi ni autrui, autant qu'on peut humainement le savoir. Si tu refuses ce qu'on te demande, montre où est la justice. Tu donneras quelque chose de meilleur en redressant celui qui te demande injustement. " Parfois le scandale provient de la malice. C'est le scandale des pharisiens. Il ne faut pas abandonner les biens temporels à cause de ceux qui suscitent de tels scandales, car on nuirait au bien commun en donnant aux méchants une occasion de s'en emparer et l'on nuirait à ceux qui, en volant et en retenant le bien d'autrui, demeureraient dans le péché. C'est pourquoi, dit S. Grégoire: " Parmi ceux qui nous prennent les biens temporels, il en est qui doivent être seulement tolérés; et d'autres qui doivent en être empêchés, l'équité étant sauve. Cela, non par le seul souci que nos biens ne nous soient pas enlevés, mais pour éviter la perdition de ceux qui prennent ce qui ne leur appartient pas. "
Solutions:
1. Cela donne clairement la solution.
2. Si l'on permettait habituellement aux méchants
de prendre le bien d'autrui, cela tournerait au détriment de la vérité de la
vie et de la justice. C'est pourquoi il ne faut pas abandonner les biens
temporels en raison de n'importe quel scandale.
3. Il n'est pas dans l'intention de l'Apôtre de
faire abandonner toute nourriture en raison du scandale, car prendre de la
nourriture est nécessaire à la santé. C'est telle nourriture déterminée qu'il
faut laisser en raison du scandale, selon la 1e épître aux Corinthiens (8, 13):
" je me passerai de viande à tout jamais, afin de ne pas scandaliser mon
frère. "
4. Selon S. Augustin, ce précepte du Seigneur
doit s'entendre de la disposition intérieure, en ce sens qu'il faut être prêt,
si c'est utile, à subir le dommage et l'injustice plutôt qu'à recourir au
jugement. Mais parfois ce n'est pas utile, nous l'avons vu. Le mot de l'Apôtre
doit s'entendre dans le même sens.
5. Le scandale que l'Apôtre évitait serait provenu de l'ignorance des païens, chez qui cette coutume n'existait pas. C'est pourquoi il fallait s'abstenir momentanément, afin de leur enseigner auparavant que c'est chose due. Pour une raison semblable, 1'Ëglise s'abstient d'exiger les dîmes dans les pays où la coutume n'est pas de les payer.
1. Faut-il donner des préceptes au sujet de la charité? - 2. Y a-t-il un seul précepte, ou bien deux? - 3. Deux préceptes suffisent-ils? - 4. Convient-il de prescrire que Dieu soit aimé de tout notre coeur? - 5. Convient-il d'ajouter: de toute notre âme? - 6. Ce précepte peut-il être accompli en cette vie? - 7. Le commandement: "Tu aimeras le prochain comme toi-même." - 8. L'ordre de la charité tombe-t-il sous le précepte?
Objections:
1. Il semble que non, car la charité donne le
mode aux actes de toutes les vertus. Elle est en effet la forme des vertus,
nous l'avons vu plus haut. Or, on dit généralement que le mode n’est pas
contenu dans le précepte. Donc, il ne pas donner de préceptes au sujet de la
charité.
2. La charité qui " est répandue dans nos
coeurs par le Saint-Esprit " (Rm 5, 5) nous rend libres, car " là où
est l'Esprit du Seigneur, là est la liberté " (2 Co 3, 17). Or
l'obligation qui naît du précepte s'oppose à la liberté, puisqu'elle impose
nécessité. Il ne faut donc pas donner de préceptes au sujet de la charité.
3. La charité est la plus importante de toutes s
vertus, auxquelles sont ordonnés les préceptes, ainsi qu'il ressort de ce que
nous avons vu plus haut. Donc, si l'on donnait certains préceptes sur charité,
il faudrait qu'ils fussent compris parmi les préceptes majeurs, qui sont ceux
du décalogue. Or, ils ne s'y trouvent pas. Donc il ne faut donner un précepte
sur la charité.
Cependant, ce que Dieu réclame de nous tombe sous le précepte. Or, Dieu demande à l'homme de l'aimer, comme on le voit dans le Deutéronome (10, 12). Concernant l'amour de charité, qui est l'amour de Dieu, il faut donc donner des préceptes.
Conclusion:
Nous l'avons dit antérieurement, le précepte inclut la raison d'obligation. Une chose tombe donc sous le précepte dans la mesure où elle a raison de dette. Or une chose est due de deux façons: ou bien par soi ou bien pour autre chose. En toute affaire, ce qui est dû par soi, c'est la fin, car par soi la fin a raison de bien. Ce qui est dû pour autre chose, c'est le moyen ordonné à la fin. Ainsi, pour un médecin, ce qui est dû par soi, c'est la guérison, et ce qui est requis pour autre chose, c'est le remède destiné à la guérison. Or, la fin de la vie spirituelle, c'est que l'homme soit uni à Dieu, ce qui se fait par la charité. A cela s'ordonne, comme à leur fin, tout ce qui appartient à la vie spirituelle. C'est pourquoi l'Apôtre écrit (1 Tm 1, 5): " La fin du précepte, c'est la charité qui naît d'un coeur pur, d'une bonne conscience et d'une foi sincère. " Car toutes les vertus dont les actes sont objet de préceptes sont ordonnées ou bien à purifier le coeur du tourbillon des passions, ce qui est le cas des vertus qui concernent les passions; ou du moins à procurer une bonne conscience, ce qui est le cas des vertus qui concernent l'action; ou à assurer la rectitude de la foi, ce qui est le cas des vertus qui concernent le culte divin. Ces trois conditions sont requises pour aimer Dieu, car le coeur impur est détourné de l'amour de Dieu par la passion qui l'incline vers les biens terrestres; une mauvaise conscience fait prendre en horreur la justice divine par crainte de la peine; et une foi imaginaire entraîne le coeur vers la représentation qu'elle se fait de Dieu, loin de la divinité et de la réalité divine. Or. en tout domaine, ce qui est par soi l'emporte sur ce qui est pour autre chose; il s'ensuit que le plus grand commandement a pour objet la charité, ainsi qu'il est dit en S. Matthieu (22, 38).
Solutions:
1. Ainsi que nous l'avons vu antérieurement en
traitant des autres préceptes, le mode de la charité ne tombe pas sous les
préceptes qui ont pour objet les autres actes de vertu. Par exemple, sous ce
précepte: " Honore ton père et ta mère ", il ne tombe pas que cela se
fasse par charité. Toutefois, l'acte de dilection tombe sous des préceptes
spéciaux.
2. L'obligation du précepte ne s'oppose à la
liberté qu'en celui dont l'esprit est détourné de ce qui est prescrit, comme on
le voit chez ceux qui n'observent les préceptes que par crainte. Le précepte de
la charité ne peut être accompli que si on le veut à proprement parler. Aussi
ne s'oppose-t-il pas à la liberté.
3. Tous les préceptes du décalogue sont ordonnés à l'amour de Dieu et du prochain. C'est pourquoi les préceptes de la charité n'avaient pas à être énumérés parmi les préceptes du décalogue ils se trouvent compris en tous.
Objections:
1. Il semble qu'il ne fallait pas donner deux
préceptes sur la charité. En effet, les préceptes de la loi sont ordonnés à la
vertu, nous venons de le voir. Or, la charité constitue une seule vertu, nous
l'avons vu précédemment. Il ne fallait donc donner qu'un seul précepte
sur la charité.
2. Comme le dit S. Augustin, la charité n'aime
que Dieu dans le prochain. Or, nous sommes suffisamment ordonnés à aimer Dieu
par ce précepte (Dt 6, 5): " Tu aimeras le Seigneur ton Dieu. " Il ne
fallait donc pas ajouter un autre précepte sur la charité envers le prochain.
3. Des péchés différents s'opposent à des
préceptes différents. Or, on ne pèche pas si, en laissant de côté l'amour du
prochain, on ne laisse pas l'amour de Dieu, puisqu'il est même dit en S. Luc
(14, 26): " Si quelqu'un vient à moi et ne hait pas son père et sa mère,
il ne peut pas être mon disciple. " Il n'y a donc pas deux préceptes
différents, l'un de l'amour de Dieu et l'autre de l'amour du prochain.
4. L'Apôtre écrit (Rm 13, 8): " Celui qui
aime son prochain a accompli la loi. " Mais on n'accomplit la loi qu'en
observant tous les préceptes. Tous les préceptes sont donc inclus dans l'amour
du prochain, et il ne doit pas y avoir deux commandements de la charité.
Cependant, il est dit dans la 1e épître de S. Jean (4, 21): " Nous tenons de Dieu ce commandement -. celui qui aime Dieu, qu'il aime aussi son frère. "
Conclusion:
Comme nous l'avons dit précédemment en traitant des préceptes, les préceptes tiennent dans la loi la même place que les propositions dans les sciences spéculatives. Là, les conclusions se trouvent virtuellement contenues dans les premiers principes. C'est pourquoi celui qui connaîtrait parfaitement les principes dans toute leur virtualité n'aurait pas besoin que les conclusions lui soient proposées séparément. Mais parce que ceux qui connaissent les principes ne les connaissent pas assez pour considérer tout ce qui s'y trouve contenu virtuellement, il est nécessaire à cause d'eux que, dans les sciences, les conclusions soient déduites des principes. Dans le domaine de l'action, où les préceptes de la loi nous dirigent, la fin a raison de principe, nous l'avons vu. Or, l'amour de Dieu est la fin à laquelle l'amour du prochain est ordonné. C'est pourquoi il a fallu donner non seulement le précepte de l'amour de Dieu, mais aussi celui de l'amour du prochain, à cause de ceux qui, moins capables, n'apercevraient pas facilement qu'un de ces préceptes est contenu dans l'autre.
Solutions:
1. Si la charité est une seule vertu, elle a
cependant deux actes, dont l'un est ordonné à l'autre comme à sa fin. Or, les
préceptes ont pour objet les actes des vertus. C'est pourquoi il a fallu qu'il
y ait plusieurs préceptes de la charité.
2. Dieu est aimé dans le prochain, comme la fin
dans ce qui est ordonné à la fin. Et cependant, il a fallu qu'il y ait des
préceptes explicites pour l'un et pour l'autre, pour le motif qu'on vient de
dire.
3. Ce qui est ordonné à la fin a raison de bien
par son ordre à la fin. De la même façon, et non autrement, s'écarter de la fin
a raison de mal.
4. Dans l'amour du prochain est inclus l'amour de Dieu comme la fin est incluse dans ce qui lui est ordonné et inversement. Cependant, il a fallu que soient donnés explicitement l'un et l'autre précepte, pour la raison qu'on vient de dire.
Objections:
1. Il semble que non. Les préceptes, en effet,
portent sur les actes des vertus. Or, les actes se distinguent selon les
objets. Comme il se trouve que l'on doit aimer de charité quatre objets, à
savoir Dieu, soi-même, le prochain et son propre corps, nous l'avons montré
précédemment, il semble qu'il doit y avoir quatre préceptes de la charité. Par
suite, deux préceptes ne suffisent pas.
2. L'acte de charité n'est pas seulement l'amour,
mais aussi la joie, la paix et la bienfaisance. Or il doit y avoir un
précepte pour tout acte vertueux. Deux préceptes pour la charité ne suffisent
donc pas.
3. Comme il appartient à la vertu d'accomplir le
bien, il lui appartient aussi d'éviter le mal. Or, nous sommes amenés à faire
le bien par les préceptes affirmatifs, et à éviter le mal par les préceptes
négatifs. Il eût donc fallu que soient donnés, pour la charité, non seulement
des préceptes affirmatifs, mais aussi des préceptes négatifs. Ainsi, les deux
préceptes de la charité que l'on a cités ne suffisent pas.
Cependant, le Seigneur a dit en S. Matthieu (22, 40): " Sur ces deux préceptes reposent toute la Loi et les Prophètes. "
Conclusion:
La charité, on l'a vu plus haute, est une amitié. Or, l'amitié s'adresse à l'autre. C'est pourquoi S. Grégoire dit, dans une de ses homélies: " La charité ne peut exister si l'on n'est pas deux. " Comment l'on peut s'aimer soi-même de charité, on l'a vu précédemment. Comme, d'autre part, la dilection et l'amour ont pour objet le bien, et que le bien n'est autre que la fin ou ce qui est ordonné à la fin, il convient qu'il n'y ait que deux préceptes pour la charité: l'un nous conduit à aimer Dieu comme notre fin, et l'autre nous conduit à aimer le prochain à cause de Dieu, c'est-à-dire à cause de cette fin.
Solutions:
1. Selon S. Augustin, " Sur les quatre
choses qu'il faut aimer de charité, il n'y avait pas à donner de préceptes pour
la deuxième et la quatrième, savoir l'amour de soi et de son propre corps. Car
l'homme peut s'écarter de la charité autant qu'on voudra, il lui restera
toujours l'amour de soi et de son propre corps. " C'est la manière d'aimer
qui devait être prescrite à l'homme, afin qu'il s'aime lui-même et aime son
propre corps de façon ordonnée; cela se réalise du fait qu'il aime Dieu et le
prochain.
2. Tous les actes de la charité découlent de
l'acte de dilection, comme l'effet découle de sa cause, on l'a montré
précédemment. C’est pourquoi dans les préceptes concernant la dilection ou
l'amour se trouvent virtuellement contenus les préceptes concernant les autres
actes. Pourtant, à l'intention de ceux qui sont plus lents à comprendre, nous
trouvons pour chacun de ces actes des préceptes explicitement donnés: pour la
joie (Ph 4, 4): " Réjouissez-vous toujours dans le Seigneur "; pour
la paix (He 12, 14): " Recherchez la paix avec tous "; pour la
bienfaisance (Ga 6, 10): " Pendant que nous avons le temps, faisons du
bien à tous. " Pour chacune des parties de la bienfaisance, nous trouvons
des préceptes qui sont donnés dans la Sainte Écriture, comme le voient ceux qui
la lisent avec attention.
3. Faire le bien est plus qu'éviter le mal. C'est pourquoi dans les préceptes affirmatifs sont virtuellement contenus les préceptes négatifs. On trouve cependant explicitement donnés des préceptes contre les vices opposés à la charité. Contre la haine, par exemple (Lv 19, 17): " Tu ne haïras pas ton frère dans ton coeur "; contre l'acédie (Si 6, 26): " Tu ne prendras point les liens (de la sagesse) en dégoût "; contre l'envie (Ga 5,26): " Ne cherchons pas la vaine gloire; pas de provocations entre nous, entre nous pas de jalousies "; contre la discorde (1 Co 1, 10): " Ayez tous même sentiment; qu'il n'y ait point parmi vous de divisions "; contre le scandale (Rm 14, 13): " Ne soyez pas pour votre frère une occasion de chute ou de scandale. "
Objections:
1. Il semble que non, car le mode de l'acte de
vertu n'est pas contenu dans le précepte, comme nous l'avons vu précédemment O.
Or, lorsqu'on dit: " de tout notre coeur ", on exprime le mode de
notre amour pour Dieu. Il ne convient donc pas de le prescrire.
2. " Le tout et le parfait est ce à quoi il
ne manque rien ", d'après Aristote. Donc s'il tombe sous le précepte que
Dieu soit aimé de tout coeur, tous ceux qui font ce qui ne relève pas de
l'amour de Dieu agissent contre le précepte, et par conséquent commettent un péché
mortel. Mais le péché véniel ne relève pas de l'amour de Dieu. Le péché véniel
sera donc mortel. Conclusion inadmissible.
3. Aimer Dieu de tout son coeur relève de la
perfection, car, selon le Philosophe, " le tout et le parfait sont
identiques ". Or, ce qui relève de la perfection ne tombe pas sous le
précepte, mais sous le conseil. Il ne faut donc pas prescrire d'aimer Dieu de
tout son coeur.
Cependant, nous lisons dans le Deutéronome (6, 5): " Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur. "
Conclusion:
Les préceptes ayant pour objet les actes des vertus, un acte tombe sous le précepte pour autant qu'il est acte de vertu. Or, il est demandé à tout acte de vertu, non seulement de porter sur la matière voulue, mais encore d'être revêtu des circonstances qui le proportionnent à cette matière. Or, Dieu doit être aimé comme la fin ultime à laquelle toutes choses doivent être rapportées. Aussi fallait-il marquer une certaine totalité dan le commandement de l'amour de Dieu.
Solutions:
1. Sous le précepte qui concerne l'acte d'une
vertu ne tombe pas le mode que cet acte reçoit d'une vertu supérieure.
Cependant, le mode qui appartient à l'essence même de la vertu tombe sous le
précepte. C'est un tel mode qui désigne l'expression: " de tout coeur
".
2. On peut aimer Dieu de tout son coeur de deux
façons. 1° En acte, c'est-à-dire que le coeur de l'homme se porte tout entier
et d'une manière toujours actuelle vers Dieu. Telle est la perfection de la
patrie. 2° Le coeur de l'homme est porté tout entier vers Dieu en vertu de
l'habitus, de telle sorte qu'il n'accepte rien de contraire à l'amour de Dieu.
Telle est la perfection dans l'état de voyageur. A cela le péché véniel n'est
pas contraire, car il ne supprime pas l'habitus de charité, puisqu'il ne se porte
pas vers l'objet opposé; il empêche seulement l'exercice de la charité.
3. Cette perfection de la charité à quoi sont ordonnés les conseils occupe une position médiane entre les deux perfections qu'on vient de distinguer. Elle signifie que l'homme, autant que c'est possible, se détache des choses temporelles, même licites, dont le souci entrave le mouvement actuel du coeur vers Dieu.
Objections:
1. Il semble que le précepte du Deutéronome (6,
5) a tort d'ajouter " ... de toute ton âme et de toute ta force. " En
effet, le coeur ne signifie pas ici l'organe corporel, car aimer Dieu n'est pas
un acte du corps. Il faut donc que le coeur soit pris dans un sens spirituel.
Or, en ce sens le coeur désigne ou bien l'âme elle-même, ou quelque chose de
l'âme. Il est donc superflu de mentionner le coeur et l'âme.
2. La force de l'homme dépend surtout du coeur,
qu'on l'entende au sens spirituel ou au sens corporel. Après avoir dit: "
Tu aimeras ton Seigneur de tout ton coeur ", il était donc superflu
d'ajouter " et de toute ta force ".
3. Le texte de S. Matthieu porte: " Et de
tout ton esprit ", ce qui n'est pas exprimé ici. Il semble donc que ce
commandement ne soit pas donné comme il faut dans le Deutéronome.
Cependant, il y a l'autorité de l'Écriture.
Conclusion:
Ce commandement a été transmis de façon différente en divers endroits. C'est ainsi que dans le Deutéronome se trouvent les trois expressions: " de tout ton coeur, de toute ton âme et de toute ta force ". En Matthieu (22, 37) se trouvent deux d'entre elles: " de tout ton coeur et de toute ton âme "; on omet: " de toute ta force ", mais on ajoute: " de tout ton esprit ". En Marc (12, 30), il y a quatre expressions: " de tout ton coeur, de toute ton âme, de tout ton esprit, et de toute ta vertu ", ce qui équivaut à " de toute ta force ". Ces quatre expressions se retrouvent encore en S. Luc (10, 27) où toutefois au lieu de force ou vertu il y a de " toutes tes forces ". Il faut donc assigner une raison à ces quatre expressions. Car si l'une d'entre elles manque ici ou là, c'est parce qu'on la comprend dans les autres.
Il y a lieu de considérer que l'amour est un acte de la volonté, désignée ici par le coeur. En effet, de même que le coeur, organe corporel, est le principe de tous les mouvements du corps, de même la volonté, surtout dans son orientation vers la fin ultime, qui est l'objet de la charité, est le principe de tous les mouvements spirituels. Or, il y a trois principes d'action soumis à la motion de la volonté: l'intelligence, désignée par " l'esprit "; la puissance appétitive inférieure désignée par " l'âme ", et la puissance extérieure d'exécution, désignée par " la force ", " la vertu " ou " les forces ". Il nous est donc prescrit que toute notre intention se porte vers Dieu, ce qu'exprime: " de tout ton coeur "; que toute notre intelligence soit soumise à Dieu, ce qu'exprime: " de tout ton esprit "; que tout notre appétit soit réglé selon Dieu, ce qu'exprime: " de toute ton âme "; et que notre activité extérieure obéisse à Dieu, ce qu'exprime: aimer Dieu " de toute ta force " ou " de toute ta vertu " ou " de toutes tes forces ".
Chrysostome r pourtant, dans son Commentaire sur S. Matthieu, entend le coeur et l'âme à l'inverse de ce qui vient d'être dit. S. Augustin met le coeur en relation avec les pensées, l'âme avec la vie, l'esprit avec l'intelligence. Il en est d'autres qui par coeur entendent l'intelligence; par âme, la volonté; par esprit, la mémoire. Ou encore, selon S. Grégoire de Nysse le coeur signifie l'âme végétative; l'âme, l'âme sensitive; l'esprit, l'âme intellectuelle; car nous devons rapporter à Dieu nutrition, sensation et intelligence.
Objections:
Il semble bien, car S. Jérôme a dit: "
Malheur à celui qui affirme que Dieu a commandé quelque chose d'impossible.
" Or, c'est Dieu qui a donné ce précepte, comme on le voit dans le
Deutéronome. Ce précepte peut donc être accompli sur cette terre.
2. Quiconque n'accomplit pas le précepte commet
un péché mortel car, selon S. Ambroise, le péché n'est rien d'autre que "
la transgression de la loi divine et la désobéissance aux commandements du ciel
". Donc, si ce précepte ne peut pas être accompli dans l'état de voyageur,
il en découle que nul ne peut, en cette vie, être sans péché mortel. Ce qui va
contre l'affirmation de l'Apôtre (1 Co 1, 8): " Il vous gardera fermes
jusqu'au bout, pour que vous soyez irréprochables "; et aussi (1 Tm 3,
10): " Qu'on n'en fasse des diacres que s'ils sont irréprochables. "
3. Les préceptes sont donnés en vue de diriger
les hommes sur le chemin du salut, selon le Psaume (19, 9): " Le
commandement du Seigneur est une lumière qui éclaire les yeux. " Or, c'est
en vain qu'on dirige quelqu'un vers l'impossible. Il n'est donc pas impossible
d'accomplir ce commandement en cette vie.
Cependant, S. Augustin nous dit " C'est dans la plénitude de la charité de la patrie que s'accomplira ce précepte: "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, etc.", car tant qu'il y a encore quelque convoitise charnelle à refréner, on n'aime pas tout à fait Dieu avec toute son âme. "
Conclusion:
Un précepte peut être accompli de deux façons: parfaitement ou imparfaitement. Il est accompli parfaitement quand on parvient à la fin que se propose l'auteur du précepte; et il est accompli imparfaitement lorsque, sans atteindre la fin proposée, on ne s'écarte cependant pas de l'ordre qui mène à cette fin. De même, quand le chef de l'armée commande aux soldats de combattre, celui-ci accomplit parfaitement le précepte si, en combattant, il triomphe de l'ennemi, ce qui est l'intention du chef; et celui-là l'accomplit aussi, mais imparfaitement, si, sans obtenir la victoire par le combat, il ne fait rien de contraire à la discipline militaire. Or Dieu veut, par ce précepte, que l'homme lui soit totalement uni, ce qui se fera dans la patrie, lorsque " Dieu sera tout en tous " (1 Co 15, 28). Ce précepte se trouvera donc pleinement et parfaitement accompli dans la patrie. Il s'accomplit aussi dans la condition de voyageur, mais imparfaitement. Et cependant, sur cette terre, l'un accomplit ce précepte plus parfaitement qu'un autre dans la mesure où il approche davantage, par quelque ressemblance, de la perfection de la patrie.
Solutions:
1. Cet argument prouve que le précepte peut être,
d'une certaine façon, accompli dans la condition de voyageur, bien que non
parfaitement.
2. Le soldat qui combat selon les règles, bien
que n'obtenant pas la victoire, n'est pas inculpé et ne mérite pas de
châtiment. De même aussi celui qui, dans la condition de voyageur, accomplit ce
précepte sans rien faire contre l'amour de Dieu, ne commet pas de péché mortel.
3. Comme dit S. Augustin: " Pourquoi cette perfection ne serait-elle pas commandée à l'homme, bien que personne ne l'obtienne sur cette terre? On ne court pas bien si l'on ignore dans quelle direction il faut courir. Et comment le saurait-on s'il n'y avait pas de préceptes pour le montrer? "
Objections:
1. Ce précepte est donné, semble-t-il, d'une
façon qui n'est pas satisfaisante. En effet l'amour de charité s'étend à tous
les hommes, même aux ennemis, comme on le voit en S. Matthieu (5, 44). Or le
nom même de prochain indique une proximité qui ne semble pas exister à l'égard
de tous les hommes. Par conséquent, il semble que ce précepte ne soit pas donné
d'une manière satisfaisante.
2. D'après le Philosophe, " l'amitié que
l'on a pour les autres vient de l'amitié qu'on a pour soi-même ". Il
semble d'après cela que l'amour de soi-même soit le principe de l'amour du
prochain. Or, le principe l'emporte sur ce qui en découle. Donc l'homme ne doit
pas aimer son prochain comme soi-même.
3. L'homme s'aime naturellement soi-même, mais
non pas le prochain. Il n'est donc pas normal de commander à l'homme d'aimer
son prochain comme soi-même.
Cependant, il est dit en S. Matthieu (22, 30) " Le second précepte est semblable au premier tu aimeras ton prochain comme toi-même. "
Conclusion:
Ce précepte est donné comme il faut, car on y voit indiqués à la fois la raison que nous avons d'aimer, et le mode de l'amour. La raison d'aimer est touchée dans le mot même de prochain. Ce pourquoi, en effet, nous devons aimer les autres de charité, c'est qu'ils nous sont proches en raison de l'image naturelle de Dieu et aussi de leur capacité d'entrer dans la gloire. Il n'importe en rien d'ailleurs qu'on l'appelle prochain ou frère, comme dans la 1e épître de S. Jean (4, 20), ou ami comme dans le Lévitique (19, 18), car tous ces mots signalent une même affinité.
Quant au mode de l'amour, il est signalé lorsqu'on dit: " comme toi-même ", ce qui ne veut pas dire qu'il faut aimer le prochain autant que soi-même, mais de la même manière. Et cela de trois façons.
1° A considérer la fin: on aime le prochain pour Dieu, comme aussi l'on doit s'aimer soi-même pour Dieu; et ainsi l'amour du prochain est-il saint.
2° A considérer la règle de l'amour: on ne s'accorde pas avec le prochain dans le mal, mais seulement dans le bien, comme aussi on ne doit satisfaire sa propre volonté que dans le bien; ainsi l'amour du prochain est-il juste.
3° A considérer la raison de la dilection: on n'aime pas le prochain pour son avantage ou pour son plaisir propre mais pour cette raison que l'on veut pour le prochain du bien, de même que l'on se veut du bien à soi-même; et ainsi l'amour du prochain est vrai, car lorsqu'on aime le prochain pour son avantage ou son plaisir propre, ce n'est pas le prochain que l'on aime vraiment, mais soi-même.
Solutions:
Cela donne la réponse aux Objections.
Objections:
1. Il apparaît que non, car celui qui transgresse
un précepte commet une injustice. Or, si l'on aime quelqu'un autant qu'on le
doit et que cependant l'on aime un autre davantage, on ne commet d'injustice à
l'égard de personne On ne transgresse donc pas le précepte. Donc l'ordre de la
charité ne tombe pas sous le précepte.
2. Ce qui fait partie du précepte nous est
suffisamment indiqué dans la Sainte Écriture. Or, l'ordre à mettre dans la
charité dont il a été question précédemment ne nous est indiqué nulle part dans
la Sainte Écriture. Donc il ne tombe pas sous le précepte.
3. L'ordre implique toujours quelque distinction.
Or, c'est sans distinction que l'amour du prochain nous est prescrit par cette
parole: " Tu aimeras ton prochain comme toi-même. " Donc l'ordre à
mettre dans la charité ne fait pas partie du précepte.
Cependant, ce que Dieu fait en nous par la grâce, il nous l'enseigne par les préceptes, selon cette parole de Jérémie (31, 33): " je mettrai ma loi dans leur coeur. " Or Dieu cause en nous l'ordre qu'il faut mettre dans la charité, selon cette parole du Cantique (2, 4): " Il a ordonné en moi la charité. " Donc, l'ordre de la charité tombe sous le précepte de la loi.
Conclusion:
On l'a dit, le mode qui fait essentiellement partie de l'acte vertueux tombe sous le précepte qui nous commande celui-ci. Or, l'ordre à mettre dans la charité fait essentiellement partie de la vertu, puisqu'il se prend de la proportion qui doit exister entre l'amour et ce qu'on doit aimer, nous l'avons montré. Il est donc manifeste que l'ordre de la charité doit tomber sous le précepte.
Solutions:
1. On accorde davantage à celui qui aime
davantage. C'est pourquoi, si l'on aime moins celui que l'on doit aimer
davantage, on accorde davantage à celui à qui il faudrait donner moins. On
commet alors une injustice envers celui que l'on devrait aimer davantage.
2. L'ordre à mettre dans les quatre objets qu'il faut aimer de charité est indiqué dans la Sainte Écriture. Quand on nous commande en effet d'aimer Dieu de tout notre coeur, on nous laisse entendre que nous devons aimer Dieu par-dessus toute chose. Quand on nous commande d'aimer le prochain comme nous-même, on fait prévaloir l'amour de soi-même sur l'amour du prochain. De même encore, quand on nous commande (1 Jn 3, 16) de " donner notre vie pour nos frères ", c'est-à-dire la vie de notre corps, on nous laisse entendre que nous devons aimer le prochain davantage que notre propre corps.
Enfin, quand on nous commande (Ga 6, 10) "
de faire plus de bien à nos frères dans la foi ", et quand on blâme (1 Tm
5, 8) " celui qui ne prend pas soin des siens, surtout de ses familiers
", on nous laisse entendre que nous devons aimer davantage ceux qui sont
meilleurs et ceux qui nous sont plus proches.
3. L'expression: " Tu aimeras ton prochain " laisse entendre, par voie de conséquence, que ceux qui sont plus proches doivent être aimés davantage.
Nous allons maintenant considérer le don de sagesse qui correspond à la charité. D'abord la sagesse elle-même (Question 45), ensuite le vice qui lui est opposé (Question 46).
1. Doit-elle être comptée parmi les dons du Saint-Esprit? - 2. Quel est son siège dans l'homme? - 3. Est-elle seulement spéculative, ou bien est-elle aussi pratique? - 4. La sagesse, qui est un don, peut-elle coexister avec le péché mortel? - 5. Existe-t-elle chez tous ceux qui ont la grâce sanctifiante? - 6. Quelle béatitude lui correspond?
Objections:
1. Non, semble-t-il. En effet, les dons sont plus
parfaits que les vertus, nous l'avons dit précédemment. Or la vertu ne se
réfère qu'au bien, ce qui a fait dire à S. Augustin que " personne ne fait
un mauvais usage des vertus ". A plus forte raison en est-il ainsi des
dons du Saint-Esprit, qui ne se réfèrent qu'au bien. Mais la sagesse se réfère
aussi au mal. S. Jacques (3, 15) parle d'une sagesse " terrestre, animale,
diabolique ". La sagesse ne doit donc pas être placée parmi les dons du
Saint-Esprit.
2. D'après S. Augustin, " la sagesse est la
connaissance des choses divines ". Or la connaissance des choses divines
dont l'homme est naturellement capable relève de la sagesse, qui est une vertu
intellectuelle. Quant à la connaissance surnaturelle des choses divines, elle
appartient à la foi qui est une vertu théologale, nous l'avons montré
antérieurement. On devrait donc appeler la sagesse une vertu plutôt qu'un don.
3. Nous lisons au livre de Job (28, 28): "
La crainte du Seigneur, voilà la sagesse; s'écarter du mal, voilà
l'intelligence. " Quant au texte des Septante utilisé par S. Augustin, il
porte: " La piété, voilà la sagesse. " Or, la crainte aussi bien que
la piété sont déjà placées parmi les dons du Saint-Esprit. Il n'y a donc pas
lieu de compter la sagesse comme un don différent des autres.
Cependant, nous lisons en Isaïe (11, 2): " Sur lui reposera l'esprit du Seigneur, esprit de sagesse et d'intelligence, etc. "
Conclusion:
Selon le Philosophe, il revient au sage de considérer la cause la plus élevée par laquelle on peut juger de tout avec une grande certitude et d'après laquelle il faut tout ordonner. Or, la cause la plus élevée peut s'entendre d'une double façon: ou bien d'une manière absolue ou bien dans un certain domaine. Celui qui connaît la cause la plus élevée dans un domaine, peut grâce à elle juger et ordonner tout ce qui appartient à cet ordre de choses. Il est sage en ce domaine, par exemple en médecine ou en architecture. " Comme un sage architecte, j'ai posé les fondations ", écrit S. Paul (1 Co 3, 10). Mais celui qui connaît d'une manière absolue la cause la plus élevée qui est Dieu, on dit qu'il est sage absolument, en tant qu'il peut juger et ordonner toutes choses selon les règles divines. Or, c'est le Saint-Esprit qui donne à l'homme d'avoir un tel jugement. " L'homme spirituel juge toutes choses ", selon S. Paul, car " l'Esprit scrute tout, jusqu'aux profondeurs divines " (1 Co 2, 15). Il est donc évident que la sagesse est un don du Saint-Esprit.
Solutions:
1. On parle du bien de deux façons. D'une
première façon, le bien est ce qui est vraiment bien et absolument parfait.
D'une autre façon, par similitude, on dira qu'un être est bon lorsqu'il est
parfait en malice. Ainsi on parlera d'un " bon voleur " ou d'un
" parfait voleur ", comme le montre Aristote. Et de même qu’il existe
une cause suprême dans le domaine des êtres vraiment bons, et c'est le
souverain bien, fin ultime dont la connaissance rend l'homme vraiment sage; de
même il existe dans le domaine des êtres mauvais un être auquel les autres
réfèrent comme à la fin ultime. L'homme qui connaît est un sage pour faire le
mal. " Ils sont sages pour faire le mal, mais ils ne savent pas faire le
bien ", dit Jérémie (4, 22). Quiconque en effet se détourne de la fin
requise se donne nécessairement une fin mauvaise, parce que tout agent agit en
vue de la fin. Quand on met sa fin dans biens terrestres, la sagesse est "
une sagesse terrestre "; si c'est dans les biens corporels, la sagesse est
" une sagesse animale "; si c'est dans quelque supériorité, la
sagesse est " une sagesse diabolique ", car on imite l'orgueil du
diable qui est (Jb 41, 26) " le roi de tous les fils de l'orgueil ".
2. La sagesse comptée parmi les dons du
Saint-Esprit est différente de celle qui est comptée comme une vertu
intellectuelle acquise. Car celle-ci s'obtient par l'effort humain, et
celle-la, au contraire " descend d'en-haut ", comme dit S. Jacques
(3, 15). Elle diffère aussi de la foi, car la foi donne son assentiment à la
vérité divine considérée en elle-même, tandis que c'est le jugement conforme à
la vérité divine qui est le fait du don de sagesse. Et c'est pourquoi le don de
sagesse présuppose la foi, car " chacun juge bien ce qu'il connaît ",
dit le Philosophe.
3. La piété qui relève du culte divin, manifeste notre foi en tant que nous professons cette foi en rendant un culte à Dieu; c'est de la même manière que la piété manifeste la sagesse. Voilà pourquoi l'on dit que " la piété est sagesse ". Il en est de même pour la crainte. En effet, l'homme montre qu'il a un jugement juste en ce qui concerne les choses divines, parce qu'il craint et honore Dieu.
Objections:
1. Il ne semble pas qu'elle réside dans
l'intelligence, car pour S. Augustin " la sagesse est la charité de Dieu
". Mais la charité a son siège dans la volonté et non pas dans
l'intelligence, comme on l'a vu plus haut. Donc la sagesse n'a pas son siège
dans l'intelligence.
2. " La sagesse qui instruit justifie son
nom " (Si 6, 22). Or, la sagesse s'appelle ainsi (sapientia) parce
qu'elle est une science savoureuse (sapida scientia), ce qui semble
relever du sentiment, auquel il appartient d'éprouver les joies et douceurs
spirituelles. La sagesse n'a donc pas son siège dans l'intelligence, mais
plutôt dans le sentiment.
3. La puissance intellectuelle est pleinement
perfectionnée par le don d'intelligence. Et quand une chose suffit pour en
parfaire une autre, ü est inutile d'en supposer plusieurs. La sagesse n'a donc
pas son siège dans l'intelligence.
Cependant, selon S. Grégoire, la sagesse est contraire à la sottise. Mais la sottise est dans l'intelligence. Donc aussi la sagesse.
Conclusion:
La sagesse, nous venons de le dire, implique que l'on juge avec une certaine rectitude selon les raisons divines. Mais cette rectitude de jugement peut exister de deux façons: ou bien en raison d'un usage parfait de la raison; ou bien en raison d'une certaine connaturalité avec les choses sur lesquelles porte le jugement. Ainsi, en ce qui regarde la chasteté, celui qui apprend la science morale juge-t-il bien par suite d'une enquête rationnelle; tandis que celui qui a l'habitus de chasteté en juge bien par une certaine connaturalité avec elle. Ainsi donc, en ce qui regarde le divin, avoir un jugement correct, en vertu d'une enquête de la raison, relève de la sagesse, qui est une vertu intellectuelle. Mais bien juger des choses divines par mode de connaturalité relève de la sagesse en tant qu'elle est un don du Saint-Esprit. Denys, parlant d'Hiérothée, dit de lui qu'il est parfait en ce qui concerne le divin " non seulement parce qu'il l'a appris, mais parce qu'il l'a éprouvé ". Cette sympathie ou connaturalité avec le divin nous est donnée par la charité qui nous unit à Dieu selon S. Paul (1 Co 6, 17): " Celui qui s'unit à Dieu est avec lui un seul esprit. " Ainsi donc, la sagesse qui est un don a pour cause la charité qui réside dans la volonté; mais elle a son essence dans l'intelligence, dont l'acte est de bien juger, comme on l'a vu antérieurement.
Solutions:
1. S. Augustin parle ici de la sagesse quant à sa
cause. C'est de celle-ci qu'elle tient son nom de sagesse, selon qu'elle
comporte une certaine saveur.
2. Cela éclaire la réponse à la deuxième
objection, si cependant c'est bien le sens qu'il faut donner à ce texte. Il ne
le semble pas, parce qu'une telle explication ne convient à la sagesse que
selon son nom latin. En grec, ni peut-être en d'autres langues, cela ne va pas.
Aussi semble-t-il plutôt que le mot sagesse est pris ici pour la réputation
qu'elle possède aux yeux de tous.
3. L'intelligence a deux activités: elle perçoit et elle juge. A la première de ces activités est ordonné le don d'intelligence; à la seconde, selon les valeurs divines, le don de sagesse, et, en ce qui concerne les valeurs humaines, le don de science.
Objections:
1. Il semble que la sagesse ne soit pas pratique,
mais seulement spéculative. En effet, le don de sagesse dépasse en excellence
la sagesse considérée comme vertu intellectuelle. Or, comme vertu
intellectuelle, la sagesse est uniquement spéculative. Donc, à plus forte
raison, le don de sagesse est-il d'ordre spéculatif et non d'ordre pratique.
2. L'intelligence pratique concerne les actions à
faire, qui sont contingentes. Mais la sagesse concerne le divin, qui est
éternel et nécessaire. Donc la sagesse ne peut pas être pratique.
3. Selon S. Grégoire, " dans la
contemplation on cherche le principe, qui est Dieu; dans l'action au contraire,
on peine sous le fardeau de la nécessité ". Or, la sagesse s'occupe de la
vision du divin qui n'est pas un labeur écrasant; comme dit le livre de la
Sagesse (8, 16): " Sa société ne cause pas d'amertume ni son commerce,
d'ennui. " La sagesse est donc uniquement contemplative, elle n'est ni
pratique ni active.
Cependant, il est écrit dans l'épître aux Colossiens (4, 5): " Conduisez-vous en toute sagesse à l'égard de ceux du dehors. " Cela relève bien de l’action. Donc la sagesse n’est pas seulement spéculative, mais aussi pratique.
Conclusion:
Selon S. Augustin, la partie supérieure de la raison est consacrée à la sagesse, et sa partie inférieure à la science. Or la raison supérieure, toujours selon S. Augustin, porte son attention sur les valeurs suprêmes " pour les considérer et les consulter ". Pour les considérer en ce qu'elle contemple le divin en lui-même; pour les consulter en ce qu'à partir du divin elle juge les activités humaines, qu'elle dirige selon les règles divines. Ainsi donc, la sagesse comme don n'est pas seulement spéculative, mais aussi pratique.
Solutions:
1. Plus une vertu est élevée, plus son domaine
est étendu, d'après le livre Des Causes. C'est pourquoi, du fait que la
sagesse comme don est plus excellente que la sagesse comme vertu
intellectuelle, puisqu'elle atteint Dieu de beaucoup plus près en raison de
l'union qui s'établit entre l'âme et lui, elle a le pouvoir de diriger non
seulement la contemplation, mais aussi l'actions.
2. Le divin en lui-même est nécessaire et
éternel. Cependant il règle les affaires contingentes qui sont la matière des
actes humains.
3. Il faut considérer une chose en elle-même avant de la comparer à une autre. C'est pourquoi la contemplation du divin appartient d'abord à la sagesse, qui est la vision du principe; ultérieurement il lui appartient de diriger les actes humains selon les valeurs divines. Mais la sagesse n'apporte ni amertume ni labeur aux actes humains queue dirige. A cause d'elle au contraire, l'amertume se tourne plutôt en douceur, et le labeur en repos.
Objections:
1. Il semble que oui. En effet, les saints se
glorifient avant tout de ces choses qui ne peuvent coexister avec le péché
mortel, selon S. Paul, qui dit (2 Co 1, 12): " Notre gloire, c'est le
témoignage de notre conscience. " Mais nul ne doit se glorifier de sa
sagesse, selon Jérémie (9, 23): " Que le sage ne se glorifie pas de sa
sagesse. " Donc la sagesse peut exister sans la grâce, en compagnie du
péché mortel.
2. La sagesse comporte une connaissance du divin,
nous venons de le voir. Mais on peut avoir une connaissance de la vérité
divine, même avec le péché mortel, si l'on en croit S. Paul (Rm 1, 18) - "
Ils tiennent la vérité divine captive de l'injustice. " La sagesse peut
donc coexister avec le péché mortel.
3. Parlant de la charité, S. Augustin écrit:
" Il n'y a rien de plus excellent que ce don de Dieu; il est le seul à
séparer les fils du royaume éternel et les fils de la perdition éternelle.
" Or la sagesse est distincte de la charité; elle ne sépare donc pas les
fils du Royaume et les fils de la perdition. Donc elle peut coexister avec le
péché mortel.
Cependant, on lit au livre de la Sagesse (1, 4): " La sagesse n'entrera pas dans une âme de mauvaise volonté, et n'habitera pas dans un corps soumis au péché. "
Conclusion:
La sagesse, don du Saint-Esprit, permet de juger correctement le divin, comme on l'a dit , et les autres choses à partir des règles divines, en vertu d'une certaine connaturalité ou union avec le divin. Ce qui se réalise par la charité, nous l'avons dit. C'est pourquoi la sagesse dont nous parlons présuppose la charité. Or la charité ne peut pas exister en même temps que le péché mortel, comme nous l'avons montré plus haut'. Aussi faut-il conclure que la sagesse dont nous parlons ne peut coexister avec le péché mortel.
Solutions:
1. Cette parole doit s'entendre de la sagesse qui
concerne les choses du monde, ou les choses divines, mais jugées à partir des
raisons humaines. De cette sagesse les saints ne se glorifient pas, mais ils
avouent ne pas la posséder, selon cette parole des Proverbes (30, 2): " La
sagesse des hommes n'est pas en moi. " Mais ils se glorifient de la
sagesse divine, selon S. Paul (1 Co 1, 30): " Le Christ est devenu pour
nous sagesse de Dieu. "
2. Il s'agit ici de la connaissance du divin que
l'on obtient par une étude et une enquête de la raison. Elle peut coexister
avec le péché mortel. Tel n'est pas le cas de la sagesse dont nous parlons.
3. Si la sagesse diffère de la charité, elle la suppose cependant. C'est pourquoi elle sépare les fils de la perdition et les fils du Royaume.
Objections:
1. Il ne semble pas. Car il vaut mieux posséder
la sagesse que l'écouter. Or, il n'appartient qu'aux parfaits d'écouter la
sagesse, selon cette parole de S. Paul (1 Co 2, 6): " Nous parlons sagesse
parmi les parfaits. " Ainsi donc, puisque tous ceux qui sont en état de
grâce ne sont pas parfaits, il semble beaucoup moins vrai encore que tous ceux
qui sont en état de grâce possèdent la sagesse.
2. " Il appartient au sage d'ordonner
", d'après Aristote u. Et S. Jacques (3, 17) dit que " la sagesse
juge sans hypocrisie ". Mais il n'appartient pas à tous ceux qui ont la
grâce de juger les autres ou de leur donner des ordres, mais seulement aux
prélats. Ceux qui sont en état de grâce ne possèdent donc pas tous la sagesse.
3. " La sagesse nous est donnée contre la
sottise ", dit S. Grégoire. Or il y a beaucoup de gens ayant la grâce, qui
sont sots par nature. Le cas est net par exemple pour ceux qui, lors de leur
baptême étaient déjà en état de démence, ou pour ceux qui ensuite, sans
commettre de péché, sont devenus fous. Ainsi donc, la sagesse n'existe pas
forcément chez tous ceux qui sont en état de grâce.
Cependant, celui qui est sans péché mortel est aimé de Dieu, car ayant la charité il aime Dieu, et " Dieu aime ceux qui l'aiment " (Pr 8, 17). Or, d'après le livre de la Sagesse (7, 28): " Dieu n'aime que celui qui habite avec la Sagesse. " Donc, chez tous ceux qui sont en état de grâce et qui sont sans péché mortel, il y a la sagesse.
Conclusion:
La sagesse dont nous parlons comporte une certaine rectitude de jugement en ce qui concerne le divin à considérer et à consulter, nous venons de le dire.
A ce double point de vue, les hommes obtiennent la sagesse à des degrés divers, selon leur union à Dieu. En effet, certains possèdent, en fait de jugement droit, aussi bien dans la contemplation du divin que dans l'organisation des affaires humaines selon les règles divines, uniquement ce qui est nécessaire au salut. Cette sagesse ne manque à personne qui soit sans péché mortel, par la grâce qui rend agréable à Dieu; car, si la nature n'échoue jamais pour ce qui est nécessaire, la grâce y échoue beaucoup moins encore. C'est pourquoi, dit S. Jean (1 Jn 2, 27): " L'onction vous enseignera toutes choses. "
Mais certains reçoivent le don de sagesse à un degré plus élevé. D'abord pour la contemplation des choses divines, dans la mesure où ils pénètrent les mystères les plus profonds et où ils peuvent les manifester aux autres. Et aussi pour la direction des choses humaines selon les règles divines, dans la mesure où ils peuvent non seulement se gouverner eux-mêmes selon ces règles, mais encore gouverner les autres. Ce degré de sagesse n'est pas commun à tous ceux qui sont en état de grâce, il est du domaine des grâces gratuites que le Saint-Esprit " distribue comme il veut ", selon S. Paul (1 Co 12, 8): " A l'un c'est une parole de sagesse qui est donnée par l'Esprit, etc. "
Solutions:
1. L'Apôtre parle ici de la sagesse qui s'étend
au mystère caché des choses divines, comme il l'explique au même endroit (1 Co
2, 7): " Ce dont nous parlons, c'est d'une sagesse divine, mystérieuse et
demeurée cachée. "
2. Quoiqu'il appartienne aux seuls prélats de
donner des ordres aux autres hommes et de les juger, il appartient cependant à
tout homme d'ordonner ses propres actes et de porter un jugement sur eux, comme
le montre Denys.
3. Ceux qui sont baptisés sans avoir la raison, comme les enfants, ont cependant l'habitus de sagesse, selon qu'il est un don du Saint-Esprit. Mais ils n'en possèdent pas encore l'acte, à cause de l'obstacle corporel qui empêche en eux l'usage de la raison.
Objections:
1. Il semble que la septième béatitude ne
corresponde pas au don de sagesse. Cette béatitude dit: " Heureux les
artisans de paix car ils seront appelés fils de Dieu. " Ces deux termes
ressortissent immédiatement à la charité. Car on dit dans le Psaume (119, 165):
" Il y a une grande paix pour ceux qui aiment ta loi. " De son côté
S. Paul a écrit (Rm 5, 5): " L'amour de Dieu a été diffusé dans nos coeurs
par l'Esprit Saint qui nous a été donné ", lui qui est " l'Esprit
d'adoption des fils, lui qui nous fait crier: "Abba, Père" " (Rm
8, 15). La septième béatitude doit donc être attribuée à la charité plutôt qu'à
la sagesse.
2. Tout être se manifeste davantage par son effet
prochain que par son effet éloigné. Or, l'effet prochain de la sagesse semble
bien être la charité, selon cette parole (Sg 7, 27) sur la Sagesse: " Elle
se répand à travers les nations dans les âmes saintes, elle en fait des amis de
Dieu et des prophètes. " Quant à la paix et à l'adoption des fils, qui
procèdent de la charité, on l'a dit, ce sont, semble-t-il, des effets éloignés
de la sagesse. La béatitude qui répond à la sagesse devrait donc être
déterminée selon l'amour de charité plutôt que selon la paix.
3. D'après S. Jacques (3, 17): " La sagesse
d'en-haut est premièrement pure, ensuite pacifique, discrète, compréhensive,
conciliante, pleine de miséricorde et féconde en bonnes oeuvres, sans
partialité, sans hypocrisie. " La béatitude qui correspond à la sagesse ne
doit donc pas être comprise selon la paix plutôt que selon les autres effets de
la sagesse divine.
Cependant, d'après S. Augustin, " la sagesse convient aux pacifiques en qui l'on ne trouve aucun mouvement rebelle, mais l'obéissance à la raison ".
Conclusion:
La septième béatitude s'adapte très bien au don de sagesse, quant au mérite et quant à la récompense. Au mérite se rattache la parole: " Heureux les artisans de paix. " On appelle ainsi ceux qui font la paix, en eux ou chez les autres. Or, faire la paix, c'est ramener les choses à l'ordre qui convient; la paix est en effet " la tranquillité de l'ordre ", selon S. Augustin. Et comme mettre de l'ordre est du ressort de la sagesse, dit Aristote, il en résulte que la qualité d'artisan de paix est attribuée à la sagesse.
A la récompense se rattache la suite: " Ils seront appelés fils de Dieu. " On appelle certains " fils de Dieu " en tant qu'ils participent d'une similitude avec le Fils unique selon la nature divine, comme dit S. Paul (Rm 8, 29): " Il les a prédestinés à reproduire l'image de son Fils ", qui est la Sagesse engendrée. Et c'est pourquoi, par la participation du don de sagesse, l'homme parvient à devenir fils de Dieu.
Solutions:
1. Il appartient à la charité de posséder la
paix; mais il appartient à la sagesse ordonnatrice de faire la paix. De même
l'Esprit Saint reçoit la dénomination d'Esprit d'adoption en tant qu'il nous
donne une ressemblance avec le Fils selon la nature, qui est la Sagesse
engendrée.
2. Cela doit s'entendre de la Sagesse incréée qui
s'unit à nous d'abord par le don de l'amour, et de ce fait nous révèle les
mystères, dont la connaissance constitue la sagesse infuse. C'est pourquoi la
sagesse infuse, qui est un don, n'est pas la cause de la charité, mais plutôt
son effet.
3. Comme nous l'avons dit récemment, il appartient à la sagesse, qui est don, non seulement de contempler le divin, mais aussi de régler les actes humains. Dans cette régulation se présente d'abord l'éloignement des maux qui sont contraires à la sagesse. C'est pourquoi l'on dit que la crainte est " le commencement de la sagesse ", parce qu'elle nous fait fuir les maux. Au terme, par manière de fin, tout est ramené à l'ordre qui convient, ce qui relève de la paix. C'est pourquoi S. Jacques a très bien dit que la sagesse d'en haut qui est don de l'Esprit Saint, premièrement est pure, parce queue évite la corruption du mal; et qu'elle est ensuite pacifique, ce qui correspond à son effet dernier. C'est pourquoi on lui attribue la béatitude. Ce qui suit dans la citation de S. Jacques montre bien que la sagesse ramène à la paix dans l'ordre qui convient. A celui qui, par la pureté, s'écarte de la corruption, la sagesse se présente d'abord pour qu'il garde la mesure en tout, autant qu'il le peut par lui-même; en cela elle est dite discrète. Deuxièmement, elle le rend attentif aux conseils des autres, pour ce qui le dépasse; en cela elle est dite compréhensive. Deux qualités qui permettent à l'homme d'établir la paix en lui-même.
Mais ensuite, pour que l’homme soit en paix avec les autres, il faut d’abord qu’ils ne s’oppose pas au bien des autres; en cela, la sagesse est dite conciliante. Ensuite, qu’il compatisse par son affection et subvienne par son action aux déficiences d'autrui; en cela la sagesse est dite pleine de miséricorde et féconde en bonnes oeuvres. Enfin, il est nécessaire qu'il s'efforce de corriger les péchés avec charité, et en cela la sagesse est dite sans partialité et sans hypocrisie, car en cherchant la correction, il ne doit pas chercher à apaiser sa haine.
1. S'oppose-t-elle à la sagesse? - 2. Est-elle un péché? - 3. A quel vice capital se ramène-t-elle?
Objections:
1. La sottise ne semble pas s'opposer à la
sagesse. A la sagesse, en effet semble s'opposer directement la déraison. Or la
sottise n'est pas la même chose que la déraison, car la déraison, comme la
sagesse, a trait seulement aux choses divines, tandis que la sottise a trait
aux choses divines et aux choses humaines.
2. De deux opposés, l'un ne peut être la voie
pour parvenir à l'autre. Or la sottise est la voie pour parvenir à la sagesse,
comme dit S. Paul (1 Co 3,18): " Si quelqu'un parmi vous se croit un sage
à la manière du monde, qu'il se fasse sot pour devenir sage. " La sottise
n'est donc pas opposée à la sagesse.
3. De deux opposés, l'un ne peut être cause de
l'autre. Or la sagesse est cause de la sottise; en effet, selon Jérémie (10,
14): " Tout homme devient sot par sa science. " Et la sagesse est une
certaine science. De même Isaïe (47, 10): " Ta sagesse et ta science, ce
sont elles qui t'ont trompé. " Or cette déception se réfère à la sottise.
Donc la sottise ne s'oppose pas à la sagesse.
4. Isidore a dit que " le sot est celui qui
n'est pas attristé par l'ignominie ni ébranlé par l'outrage ". Or cela
appartient à la sagesse spirituelle, comme l'affirme S. Grégoire. La sottise ne
s'oppose donc pas à la sagesse.
Cependant, pour S. Grégoire, " le don de sagesse nous est donné contre la sottise ".
Conclusion:
Le mot stultitia (sottise) semble venir de stupor (stupeur). C'est pourquoi Isidore dit: " Le sot est celui qui, par stupeur, ne bouge pas. " La sottise diffère de la folie, comme il est dit au même endroit, en ce qu'elle comporte un engourdissement du coeur et obscurcissement des sens, tandis que la folie implique une totale privation de sens. C'est pourquoi il est juste d'opposer la sottise à la sagesse. " En effet, dit Isidore, "sage" (sapiens) vient de saveur (sapor) parce que, de même que le goût est capable de distinguer la saveur des aliments, de même le sage est capable de discerner les réalités et les causes. " Aussi est-il clair que la sottise s'oppose à la sagesse comme à son contraire, tandis que la folie s'y oppose comme sa pure négation. Car le fou est dépourvu du sens du jugement; le sot, lui, a ce sens, mais hébété, tandis que le sage l'a subtil et pénétrants.
Solutions:
1. Comme dit Isidore au même endroit, l'insensé (insipiens)
est le contraire du sage (sapiens) parce qu'il n'a pas la saveur du
discernement et du sens. Aussi le manque de sens semble-t-il être identique à
la sottise. Mais on dira principalement que quelqu'un est sot lorsqu'il
présentera un manque de jugement à l'égard de la cause suprême; car s'il manque
de jugement sur un menu détail, on ne le traitera pas de sot pour cela.
2. De même qu'il y a une mauvaise sagesse, on
vient de le dire, celle qui est appelée sagesse du monde, parce qu'elle tient
un bien terrestre pour la cause suprême et pour la fin ultime, de même il y a
une bonne sottise, qui s'oppose à la mauvaise sagesse, celle par laquelle on
méprise les choses de la terre. C'est de cette sottise-là que parle l'Apôtre.
La sagesse du monde est celle qui déçoit et qui rend sot aux yeux de Dieu. Cela
ressort des paroles de l'Apôtre (1 Co 3, 19).
4. Ne pas être ébranlé par les outrages provient parfois de ce qu'on ne goûte pas les choses de la terre, mais seulement les choses du ciel. Aussi cela relève de la sottise pour le monde, et de la sagesse selon Dieu, dit S. Grégoire. Mais parfois aussi cela provient de ce qu'on est simplement stupide en face de tout. Ce qui est le cas des déments, qui ne saisissent pas les outrages. Et cela relève de la sottise absolue.
Objections:
1. La sottise ne semble pas être un péché, car il
n'y a pas de péché qui provienne en nous de la nature. Or il y a des gens qui
sont sots par nature. Donc la sottise n'est pas un péché.
2. Tout péché est volontaire, dit S. Augustin. Or
la sottise n'est pas volontaire. Elle n'est donc pas un péché.
3. Tout péché s'oppose à un précepte divin. Mais
la sottise ne s'oppose à aucun précepte. Donc la sottise n'est pas un péché.
Cependant, on lit dans les Proverbes (1, 32 Vg): " La prospérité des sots les perdra. " Or personne ne se perd à moins de pécher. Donc la sottise est un péché.
Conclusion:
Comme nous venons de le dire, la sottise comporte une certaine hébétude dans le jugement, et surtout en ce qui concerne la cause suprême, qui est la fin ultime et le souverain bien. Mais on peut souffrir d'hébétude dans le jugement de deux façons. 1° En vertu d'une mauvaise disposition naturelle, comme il apparaît chez les déments. Cette sottise-là n'est pas un péché. 2° En tant que l'homme est tellement plongé par les sens dans les choses terrestres qu'il en devient inapte à percevoir les choses divines, comme dit S. Paul (1 Co 2, 14): " L'homme animal ne perçoit plus ce qui vient de l'Esprit Saint ", de même que pour celui qui a le goût infecté par une humeur mauvaise, les aliments sucrés ont perdu leur saveur.
Solutions:
1. Cela répond à la première objection.
2. Bien que personne ne veuille la sottise, on
veut cependant ce qui conduit à la sottise: se détourner des biens spirituels
et se plonger dans les terrestres. La même chose se produit pour les autres
péchés. Car le luxurieux veut le plaisir sans lequel il n'y a pas de péché,
bien qu'il ne veuille pas le péché: il voudrait en effet obtenir la jouissance
sans le péché.
3. La sottise s'oppose aux préceptes relatifs à la contemplation de la vérité, préceptes dont on a parlé plus haut quand il s'est agi de la science et de l'intelligence.
Objections:
1. Il semble que la sottise ne soit pas fille de
la luxure, car S. Grégoire énumère les filles de la luxure, parmi lesquelles on
ne trouve pas la sottise.
2. L'Apôtre dit (1 Co 3, 19): " La sagesse
de ce monde est sottise devant Dieu. " Mais selon S. Grégoire, "
c'est une sagesse du monde que de cacher ses sentiments par des artifices
", ce qui appartient à la duplicité. La sottise est donc davantage fille
de la duplicité que de la luxure.
3. C'est par la colère principalement que
certains tournent à la fureur et à la dérision. La sottise naît donc davantage
de la colère que de la luxure.
Cependant, on lit dans les Proverbes (7, 22): " Aussitôt il suit la courtisane, comme un sot ignorant les liens vers lesquels elle l'attire. "
Conclusion:
Comme on vient de le dire, la sottise qui est un péché, provient de ce que le sens spirituel est hébété et n'est plus apte à juger des choses spirituelles. Or le sens de l'homme est plongé dans les biens terrestres surtout par la luxure, qui recherche les plaisirs les plus puissants, ceux qui absorbent l'âme au maximum. C'est pourquoi la sottise qui est un péché, naît surtout de la luxure.
Solutions:
1. Il appartient à la sottise de donner le dégoût
de Dieu et de ses dons. Aussi S. Grégoire nomme-t-il parmi les filles de la
luxure deux péchés qui se rapportent à la sottise; " la haine de Dieu et
le désespoir du siècle futur ", ce qui divise ainsi la sottise en deux
parties.
2. Ce mot de l'Apôtre n'est pas à entendre à
titre causal mais à titre essentiel. Car c'est la sagesse du monde elle-même
qui est sottise devant Dieu. Il n'est donc pas nécessaire que tout ce qui
appartient à la sagesse du monde soit cause de cette sottise.
3. Nous l'avons dit antérieurement, la colère, en raison de son agressivité, est ce qui modifie le plus la complexion du corps. C'est pourquoi elle est surtout cause de la sottise qui provient d'un obstacle corporel. Mais la sottise, qui provient d'un obstacle spirituel, c'est-à-dire de l'enlisement de l'esprit dans le terrestre, naît surtout de la luxure, on vient de le dire.
Logiquement, à la suite des vertus théologales, vient en premier lieu, au sujet des vertus cardinales, l'étude de la prudence. I. La nature de la prudence (Question 47). - II. Ses parties (Question 48-51). - III. Le don qui lui correspond (Question 52). - IV. Les vices opposés (Question 53-55). - V. Les préceptes qui s'y rapportent (Question 56).
1. La prudence est-elle dans la volonté ou dans la raison? - 2. Si elle est dans la raison, est-elle seulement dans la raison pratique, ou aussi dans la raison spéculative? - 3. A-t-elle connaissance des singuliers? - 4. Est-elle une vertu? - 5. Est-elle une vertu spéciale? - 6. Fournit-elle leur fin aux vertus morales? - 7. Établit-elle leur milieu? - 8. Commander est-il son acte principal? - 9. La sollicitude ou vigilance se rapporte-t-elle à la prudence? - 10. La prudence s'étend-elle au gouvernement de la multitude? - 11. La prudence qui regarde le bien propre est-elle de même espèce que celle qui s'étend au bien commun? - 12. La prudence est-elle chez les sujets ou seulement chez les princes? - 13. Se trouve-t-elle chez les pécheurs? - 14. Se trouve-t-elle chez tous les bons? - 15. Est-elle en nous par nature? - 16. La perd-on par l'oubli?
Objections:
1. Il semble que la prudence ne soit pas dans la
faculté cognitive mais dans la faculté appétitive. S. Augustin dit en effet:
" La prudence est un amour qui choisit avec sagacité ce qui lui est utile
en le discernant de ce qui lui fait obstacle. " Or l'amour n'est pas dans
la faculté cognitive mais dans la faculté appétitive. Celle-ci est donc le
siège de la prudence.
2. Comme il ressort de la définition citée, il
appartient à la prudence de " choisir avec sagacité ". Mais le choix
ou élection est l'acte de la puissance appétitive, on l'a montré précédemment.
Donc la prudence n'est pas dans la puissance cognitive, mais dans la puissance
appétitive.
3. Le Philosophe dit que " si en art celui
qui se trompe volontairement est d'un plus grand mérite, en prudence il est
d'un mérite moindre, comme en matière de vertu ". Mais les vertus morales,
dont il parle dans ce texte, sont dans la partie appétitive, tandis que l'art
est dans la raison. Donc la prudence est plutôt dans la partie appétitive que
dans la raison.
Cependant, S. Augustin écrit: " La prudence est la connaissance des choses qu'il faut vouloir et des choses qu'il faut fuir. "
Conclusion:
Comme dit Isidore: " Le prudent est ainsi appelé comme voyant loin (prudens = porro videns); il est perspicace en effet et voit les vicissitudes des choses incertaines. " Or, l'acte de voir n'appartient pas à la puissance appétitive mais à la puissance cognitive. Il est donc évident que la prudence concerne directement la faculté cognitive. Non toutefois la faculté sensible: par celle-ci en effet l'on connaît seulement les choses présentes et proposées aux sens. Tandis que connaître le futur à partir du présent et du passé, ce qui est le fait de la prudence, appartient proprement à la raison; on y procède en effet par le moyen d'une certaine confrontation. Il reste que la prudence est proprement dans la raison.
Solutions:
1. Comme il a été dit précédemment, la volonté
meut toutes les puissances à leurs actes. Or, le premier acte de la faculté
appétitive est l'amour, comme on l'a dit. Ainsi donc la prudence est appelée un
amour, non pas essentiellement, mais en tant que l'amour pousse à l'acte de la
prudence. Aussi S. Augustin ajoute-t-il à la suite que " la prudence est
un amour discernant bien ce qui l'aide à tendre vers Dieu de ce qui peut l'en
empêcher ". Et l'on dit de l'amour qu'il discerne en tant qu'il pousse la
raison à discerner.
2. Le prudent considère ce qui est loin pour
autant qu'une aide ou un empêchement en provient envers ce qui doit être
accompli présentement. D'où il est clair que ce qui tombe sous la considération
du prudent dit ordre à autre chose comme à sa fin. Or, pour les moyens en vue
d'une fin il y a le conseil dans la raison, et l'élection dans l'appétit. De
ces deux actes, le conseil concerne plus proprement la prudence: le Philosophe
h dit en effet que le prudent " délibère bien ". Mais parce que
l'élection présuppose le conseil - elle est en effet " l'appétit de ce qui
a été préalablement délibéré ", selon Aristote - l'acte même de
choisir peut être attribué de façon logique à la prudence, en ce sens que par
le conseil elle dirige l'élection.
3. La réussite de la prudence ne consiste pas dans la simple considération, mais dans l'application à l'oeuvre, ce qui est la fin de la raison pratique. Et c'est pourquoi il serait souverainement contraire à la prudence de manquer cette application; car, de même que la fin est ce qu'il y a de plus important en tout domaine, ainsi manquer la fin est ce qu'il y a de pire. D'où la remarque complémentaire du Philosophe au même endroit, selon laquelle la prudence " n'est pas seulement avec la raison ", comme l'art; elle comporte en effet, comme on l'a dit, l'application à l'oeuvre, ce qui se fait par la volonté.
Objections:
1. Il semble que la prudence n'ait pas rapport
seulement à la raison pratique mais aussi à la raison spéculative. Il est dit
en effet dans les Proverbes (10, 23): " La prudence est sagesse pour
l'homme. " Mais la sagesse consiste principalement dans la contemplation.
Donc aussi la prudence.
2. S. Ambroise déclare: " La prudence
s'occupe de la recherche du vrai, et elle inspire le désir d'une science plus
complète. " Mais cela relève de la raison spéculative. Donc la prudence
consiste aussi dans la raison spéculative.
3. L'art et la prudence sont situés par le
Philosophe dans la même partie de l'âme. Mais l'art n'est pas seulement
pratique, il est aussi spéculatif, comme on le voit dans les arts libéraux.
Donc il y a aussi et une prudence pratique et une prudence spéculative.
Cependant, le Philosophe dit que " la prudence est la droite règle de l'action ". Mais cela ne relève que de la raison pratique. Donc la prudence n'est nulle part ailleurs que dons la raison pratique.
Conclusion:
Comme dit le Philosophe " il appartient au prudent de pouvoir bien délibérer. " Or la délibération ou conseil porte sur ce que nous avons à faire par rapport à une fin. Mais la raison relative aux actions en vue d'une fin est la raison pratique. D'où il est évident que la prudence ne consiste en rien d'autre que la raison pratique.
Solutions:
1. Comme il a été dit plus haut, la sagesse
considère la cause absolument la plus élevée. Aussi la considération de la
cause la plus élevée en un genre donné prend-elle rang de sagesse en ce
genre-là. Or, dans le genre des actes humains, la cause la plus élevée est la
fin commune à la vie humaine tout entière. Et telle est la fin que vise la
prudence. Le Philosophe dit en effet que celui qui raisonne bien à l'égard
d'une fin particulière, par exemple la victoire, est appelé prudent, non
absolument, mais dans ce genre, à savoir dans l'art de la guerre; ainsi celui
qui raisonne bien à l'égard du bien vivre tout entier est appelé prudent
absolument. D'où il est évident que la prudence est sagesse en l'ordre des choses
humaines, mais non pas sagesse absolument, car elle ne s'attache pas à la cause
la plus élevée absolument; en effet la prudence a pour objet le bien humain, et
l'homme n'est pas ce qu'il y a de meilleur entre tous les êtres. Aussi est-il
dit expressément que la prudence est " sagesse pour l'homme ", et non
pas sagesse absolument.
2. S. Ambroise et de même Cicéron emploient le
mot prudence au sens large, comme signifiant toute connaissance humaine, tant
spéculative que pratique. On peut dire pourtant que l'acte de la raison
spéculative lui-même, en tant qu'il est volontaire, tombe sous l'élection et le
conseil quant à son exercice, et par conséquent tombe sous l'ordre et
l'autorité de la prudence. Mais quant à son espèce, en tant qu'on le rapporte à
son objet qui est le vrai nécessaire, il ne tombe ni sous le conseil ni sous la
prudence.
3. Toute application de la raison droite à une fabrication relève de l'art. Mais de la prudence relève la seule application de la raison droite aux objets de la délibération. Et l'on délibère là où les voies conduisant à la fin ne sont pas déterminées, comme dit Aristote. Donc, puisque la raison spéculative produit certains effets, comme le syllogisme, la proposition, etc., où l'on procède selon des voies fixes et déterminées, la raison d'art est sauve par rapport à cela, mais non pas la raison de prudence. Et c'est pourquoi l'art est quelquefois spéculatif, tandis que la prudence ne l'est jamais.
Objections:
1. Il semble que non. La prudence est en effet
dans la raison, comme on vient de le dire. Mais la raison a pour objet les
universels, dit Aristote. Donc la prudence n'a connaissance que des universels.
2. Les singuliers sont infinis. Mais la raison ne
peut embrasser ce qui est infini. Donc la prudence, qui est une raison droite,
n'a pas pour objet les singuliers.
3. Ce qui est particulier est connu par le sens.
Mais la prudence n'est pas dans le sens; beaucoup en effet, qui sont doués de
sens extérieurs perspicaces, ne sont pas prudents. Donc la prudence n'a pas
pour objet les singuliers.
Cependant, le Philosophe dit que " la prudence ne se rapporte pas seulement aux universels, mais doit connaître aussi les singuliers ".
Conclusion:
Nous l'avons dit plus haut, il revient à la prudence, non seulement de considérer selon la raison, mais encore de s'appliquer à l'oeuvre, ce qui est la fin de la raison pratique. Or, personne ne peut appliquer convenablement une chose à une autre s'il ne les connaît toutes deux: ce qu'il faut appliquer, et ce à quoi il faut l'appliquer. Mais les actions ont lieu dans le singulier. Et c'est pourquoi il est nécessaire que le prudent connaisse et les principes universels de la raison et les singuliers, objets des opérations.
Solutions:
1. La raison concerne en premier lieu et à titre
principal les universels; elle peut cependant appliquer les raisons
universelles aux particuliers, et de là vient que les conclusions des
syllogismes ne sont pas seulement universelles mais aussi particulières; car
l'intelligence s'étend à la matière par le moyen d'une certaine réflexion,
selon Aristote.
2. L'infinité des singuliers ne pouvant être
embrassée par la raison humaine, il s'ensuit que " nos providences sont
incertaines ", comme dit le livre de la Sagesse (9, 14). Cependant, par
l'expérience, l'infinité des singuliers est réduite au nombre fini des cas les
plus fréquents, dont la connaissance suffit à la prudence humaine.
3. Comme dit le Philosophe, la prudence ne consiste pas dans le sens extérieur par lequel nous connaissons les sensibles propres, mais dans le sens intérieur, rendu apte par la mémoire et l'expérience à juger promptement des choses particulières qu'on a perçues. Non toutefois en ce q ' ne la prudence serait dans le sens intérieur comme dans son siège principal: mais elle est à titre principal dans la raison, et c'est par une certaine application queue s'étend jusqu'au sens dont on vient de parler.
Objections:
1. Il semble que non. S. Augustin dit en effet
que la prudence est " la science des choses à vouloir et à éviter ".
Mais la science se divise contre la vertu, comme le montre Aristote. Donc la
prudence n'est pas une vertu.
2. Il n'y a pas de vertu de la vertu. Mais l'art
a sa vertu, dit le Philosophe. Donc l'art n'est pas une vertu. Mais dans l'art
est contenue la prudence: il est dit en effet de Hiram (2 Ch 2, 14) qu'il
savait " graver toute sorte de figures et inventer avec prudence tout ce
qui est nécessaire pour un ouvrage ". Donc la prudence n'est pas une
vertu.
3. Aucune vertu ne peut être démesurée. Mais la
prudence est démesurée; sinon il n'y aurait pas de raison de dire dans les
Proverbes (23, 4): " Mets une mesure à ta prudence. " Donc la
prudence n'est pas une vertU3.
Cependant, S. Grégoire dit que " les quatre vertus sont: la prudence, la tempérance, la force et la justice ".
Conclusion:
Comme il a été dit lorsqu'on traitait des vertus en général, " la vertu rend bon celui qui la possède, et bonne l'oeuvre qu'il accomplit ". Or, le bien peut se dire en deux sens: matériellement, pour désigner ce qui est bon; formellement, où il s'entend selon la raison de bien. Mais le bien, en tant que tel, est objet de la faculté appétitive. C'est pourquoi, s'il y a des habitus qui rectifient l'acte rationnel de la connaissance, sans égard à la rectitude de l'appétit, ils vérifient à un moindre degré la raison de vertu; ils se rapportent en effet au bien compris matériellement, c'est-à-dire à quelque chose qui de fait est bon, mais non pas considéré sous la raison de bien. Tandis que les habitus qui regardent la rectitude de l'appétit vérifient davantage la raison de vertu, car ils regardent le bien non seulement matériellement mais encore formellement, c'est-à-dire qu'ils se rapportent au bien considéré sous la raison de bien. Or, il revient à la prudence, nous l'avons dit, d'appliquer la raison droite à l'oeuvre, ce qui ne se fait pas sans un appétit droit. C'est pourquoi la prudence ne vérifie pas seulement la raison de vertu que possèdent les autres vertus intellectuelles, mais elle possède en outre la raison de vertu que possèdent les vertus morales, au nombre desquelles elle figure aussi.
Solutions:
1. S. Augustin dans ce texte entend la science au
sens large pour signifier tout ce qui est raison droite.
2. Le Philosophe soumet l'art à une vertu parce
qu'il n'inclut pas la rectitude de l'appétit; aussi, pour qu'on se serve
correctement de l’art, faut-il posséder la vertu qui rend l'appétit droit. Or
la prudence n'a pas sa place dans ce qui relève de l'art; parce que l'art est
ordonné à une fin particulière, et aussi parce qu'il emploie des moyens
déterminés pour parvenir à sa fin. Si l'on dit cependant de quelqu'un qu'il
oeuvre avec prudence dans le domaine de l'art, c'est par similitude; dans
certains arts en effet, à cause de l'indétermination des moyens par lesquels on
parvient à la fin, une délibération est nécessaire: ainsi en médecine et en
navigation, comme dit encore Aristote.
3. Cette parole du Sage n'est pas à entendre comme si la prudence elle-même devait être mesurée; mais en ce sens qu'il faut imposer à toutes choses la mesure de la prudence.
Objections:
1. Il semble que non. Aucune vertu spéciale en
effet ne figure dans la définition générale de la vertu. Mais la prudence y
figure, puisque, chez Aristote, la vertu est définie: " Un habitus électif
consistant dans un milieu déterminé par la raison à notre égard, tel que
l'homme sage le déterminera. " Or la droite raison s'entend selon la
prudence, dit encore Aristote. Donc la prudence n'est pas une vertu spéciale.
2. Le Philosophe dit: " La vertu morale fait
que l'on agit droit à l'égard de la fin, la prudence à l'égard des moyens
ordonnés à la fin. " Mais en toute vertu il y a quelque chose à accomplir
en vue de la fin. Donc la prudence se trouve en toute vertu. Elle n'est donc
pas une vertu spéciale.
3. Une vertu spéciale a un objet spécial. Mais la
prudence n'a pas d'objet spécial: elle est en effet " la droite raison de
l'action ", dit Aristote; or toutes les oeuvres vertueuses relèvent de
l'action. Donc la prudence n'est pas une vertu spéciale.
Cependant, elle figure avec les autres dans la division et l'énumération des vertus. Il est dit en effet de la Sagesse (8, 7): " Elle enseigne la sobriété et la prudence, la justice et la force. "
Conclusion:
L'acte et l'habitus recevant leur espèce des objets, comme il ressort de ce qu'on a dit, nécessairement, l'habitus auquel répond un objet spécial distinct des autres doit être un habitus spécial; et s'il est bon, c'est une vertu spéciale. Or, l'objet spécial s'entend non selon qu'on le considère matériellement, mais plutôt selon sa raison formelle, comme il ressort de ce qu'on a dit plus haut: car une seule et même réalité tombe sous l'acte de divers habitus et même de diverses puissances, selon des raisons diverses. Mais pour fonder une diversité de puissance il est requis une plus grande diversité de l'objet que pour fonder une diversité d'habitus, étant donné que plusieurs habitus se trouvent dans une seule puissance, nous l'avons vu. La diversité de la raison objective diversifiant, la puissance diversifie donc bien davantage l'habitus.
En conséquence, on dira que la prudence étant dans la raison, nous l'avons dit h, elle se distingue des autres vertus intellectuelles selon la diversité matérielle des objets. Car la sagesse, la science et l'intelligence concernent les réalités nécessaires; l'art et la prudence, les réalités contingentes; mais l'art a pour objet les choses fabriquées, c'est-à-dire constituées dans une matière extérieure, comme une maison, un couteau, etc., tandis que la prudence concerne les actions, lesquelles ont leur existence dans l'agent lui-même, nous l'avons montré. Mais par rapport aux vertus morales, la prudence se distingue selon la raison formelle qui fonde la distinction des puissances: d'une part la puissance intellectuelle, sujet de la prudence; d'autre part la puissance appétitive, sujet de la vertu morale. D'où il est évident que la prudence est une vertu spéciale, distinguée de toutes les autres vertus.
Solutions:
1. Cette définition n'est pas celle de la vertu
en général, mais de la vertu morale. Il est convenable de faire figurer dans la
définition de celle-ci la vertu intellectuelle ayant une matière commune avec
elle, à savoir la prudence; de même en effet que le sujet de la vertu morale
participe de la raison, ainsi la vertu morale a-t-elle raison de vertu en tant
qu'elle participe de la vertu intellectuelle.
2. Il suit de ce raisonnement que la prudence
aide toutes les vertus et opère en toutes. Mais cela ne suffit pas pour montrer
qu'elle n'est pas une vertu spéciale; car rien n'empêche qu'il y ait dans un
genre une espèce opérant de quelque façon dans toutes les espèces du même
genre: comme le soleil répand son influence de quelque façon sur tous les
corps.
3. L'action est matière de la prudence selon qu'elle est objet de la raison, à savoir sous la raison de vrai. Mais elle est matière des vertus morales selon qu'elle est objet de la puissance appétitive, à savoir sous la raison de bien.
Objections:
1. Il semble bien, car, puisque la prudence est
dans la raison, et la vertu morale dans l'appétit, il semble que la prudence
soit avec la vertu morale dans le rapport de la raison avec l'appétit. Mais la
raison assigne sa fin à la puissance appétitive. Donc la prudence assigne leur
fin aux vertus morales.
2. L'homme dépasse les êtres irrationnels par sa
raison, mais pour le reste il leur est semblable. Les autres parties de l'homme
sont donc avec sa raison dans le même rapport que l'homme avec les créatures
irrationnelles. Mais l'homme est la fin des créatures irrationnelles, dit
Aristote. Donc toutes les autres parties de l'homme sont ordonnées à la raison
comme à leur fin. Mais la prudence est la droite raison de l'action comme il a
été dit plus haut. Donc toutes les actions à faire sont ordonnées à la prudence
comme à leur fin. Elle assigne donc leur fin à toutes les vertus morales.
3. Le propre de la vertu, de l'art ou de la
puissance à laquelle appartient la fin, est de commander aux autres vertus ou
aux autres arts auxquels appartient ce qui est ordonné à la fin. Mais la
prudence dispose des autres vertus morales et elle leur commande. Donc elle
leur assigne la fin.
Cependant, le Philosophe dit que " la vertu morale rectifie l'intention de la fin, la prudence, les moyens ordonnés à la fin ". Donc il n'appartient pas à la prudence de fournir leur fin aux vertus morales, mais seulement de disposer de ce qui est ordonné à la fin.
Conclusion:
La fin des vertus morales est le bien humain. Or, le bien de l'âme humaine est d'être conformée à la raison, comme le montre Denys. Aussi est-il nécessaire que les fins des vertus morales préexistent dans la raison. Mais comme il y a dans la raison spéculative certaines connaissances naturelles, relevant de l'intelligence et certaines connaissances obtenues par le moyen de celles-là, à savoir les conclusions, relevant de la science; ainsi préexistent dans la raison pratique certaines connaissances naturelles au titre de principes et telles sont les fins des vertus morales car la fin dans l'action tient la place du principe dans la spéculation comme nous l'avons montré; et certaines connaissances sont dans la raison pratique comme des conclusions; et telles sont les connaissances relatives à ce qui est ordonné a la fin, auxquelles nous parvenons à partir des fins elles-mêmes. La prudence concerne ces connaissances-là, puisqu'elle applique les principes universels aux conclusions particulières en matière d'action. C'est pourquoi il n'appartient pas à la prudence de fournir leur fin aux vertus morales, mais seulement d'organiser ce qui est en vue de la fin.
Solutions:
1. Les vertus morales reçoivent leur fin de la
raison naturelle appelée syndérèse, comme on l'a vu dans la première Partie,
mais non pas de la prudence, pour la raison qu'on, vient de dire.
2. Cela répond à la deuxième objection.
3. La fin n'appartient pas aux vertus morales comme si elles-mêmes assignaient la fin, mais parce qu'elles tendent à la fin assignée par la raison naturelle. Elles y sont aidées par la prudence qui leur prépare la voie en disposant ce qui est ordonné à la fin. D'où il suit que la prudence est plus noble que les vertus morales et les met en mouvement. Mais la syndérèse meut la prudence comme l'intelligence des principes meut la science.
Objections:
1. Il semble que non. En effet, atteindre le
milieu est la fin des vertus morales. Mais la prudence n'assigne pas leur fin
aux vertus morales, comme on vient de le voir. Donc elle ne trouve pas le
milieu qui leur convient.
2. Ce qui existe par soi ne semble pas avoir de
cause mais être soi-même cause de soi; car toute chose est dite exister par sa
cause. Mais se situer dans un milieu convient à la vertu morale par soi, cette
clause figurant dans sa définition, comme il ressort de ce qu'on a dit. La
prudence ne cause donc pas le milieu dans les vertus morales.
3. La prudence opère par mode de raison. Mais la
vertu morale tend à son milieu par mode de nature; comme le dit en effet
Cicéron " la vertu est un habitus conforme à la raison par mode de nature
". Donc la prudence n'assigne pas leur milieu aux vertus morales.
Cependant, il est dit dans la définition de la vertu rapportée plus haut qu'elle consiste dans un milieu déterminé par la raison, tel que l'homme sage le déterminera.
Conclusion:
La conformité à la raison droite est la fin propre de toute vertu morale; car l'intention de la tempérance est que l'homme ne s'écarte pas de la raison sous l'effet des convoitises; pareillement, celle de la force est qu'il ne s'écarte pas du droit jugement de la raison sous l'effet de la crainte ou de l'audace. Et cette fin est assignée à l'homme selon la raison naturelle, car celle-ci dicte à chacun d'agir selon la raison. Mais comment et par quelles voies l'homme qui agit peut atteindre le milieu raisonnable, cela appartient à la disposition de la prudence. En effet, bien qu'atteindre le milieu soit la fin de la vertu morale, cependant ce milieu n'est trouvé que par la droite disposition de ce qui est ordonné à la fin.
Solutions:
1. Cela répond à la première objection.
2. L'agent naturel fait que la forme se trouve
dans la matière; cependant il ne fait pas que les propriétés appartenant par
soi à la forme conviennent à celle-ci. De même la prudence, elle aussi,
constitue le milieu dans les passions et opérations; elle ne fait pas cependant
que rechercher le milieu convenant à la vertu.
3. La vertu morale tend par mode de nature à parvenir à son milieu. Mais parce que le milieu ne se trouve pas de la même manière dans tous les cas, l'inclination naturelle, qui agit toujours de la même manière, n'y suffit pas, et la raison prudente y est requise.
Objections:
1. Il semble que non. En effet, commander se
rapporte au bien qui est à faire. Mais S. Augustin attribue pour acte à
la prudence de " prévoir et éviter les embûches ". Donc commander
n'est pas l'acte principal de la prudence.
2. Le Philosophe dit qu' " il appartient au
prudent de bien délibérer ". Mais délibérer et commander semblent être
deux actes différents, comme il ressort de ce qu'on a dit précédemment. Donc
l'acte principal de la prudence n'est pas de commander.
3. Commander ou donner un ordre semble appartenir
à la volonté; en effet cette puissance a pour objet la fin et elle met en
mouvement les autres puissances de l'âme. Or la prudence n'est pas dans la
volonté mais dans la raison. Donc l'acte de la prudence n'est pas de commander.
Cependant, le Philosophe dit que " la prudence est impérative ".
Conclusion:
La prudence est la droite règle des actions à faire, on l'a dit plus haut. D'où il faut que l'acte principal de la prudence soit l'acte principal de la raison préposée à l'action. Celle-ci émet trois actes. Le premier est le conseil: il se rattache à l'invention, car délibérer c'est chercher, comme il a été établi antérieurement. Le deuxième acte est le jugement relatif à ce qu'on a trouvé, ce que fait la raison spéculative. Mais la raison pratique, ordonnée à l'oeuvre effective, va plus loin et son troisième acte est de commander; cet acte-là consiste en ce qu'on applique à la réalisation le résultat du conseil et du jugement. Et parce que cet acte est plus proche de la fin de la raison pratique, il est l'acte principal de la raison pratique et par conséquent de la prudence. Et le signe en est que la perfection de l'art consiste dans le jugement, non dans le commandement. C'est pourquoi l'on tient pour meilleur artiste celui qui volontairement commet une faute en son art, comme ayant le jugement meilleur; au contraire on tient pour moindre artiste celui qui commet une faute sans le faire exprès, ce qui semble provenir d'un jugement défectueux. Mais en prudence c'est l'inverse, dit Aristote. En effet, celui-là est davantage imprudent, qui commet une faute volontairement, en ce qu'il manque l'acte principal de la prudence qui est de commander; celui-là l'est moins, qui commet une faute involontairement.
Solutions:
1. L'acte de commander s'étend au bien à
accomplir et au mal à éviter. Et cependant " prévoir et éviter les
embûches " n'est pas attribué par S. Augustin à la prudence au titre
d'acte principal de cette vertu, mais parce que cet acte de la prudence ne
demeure pas dans la patrie.
2. La bonne délibération est requise afin que ce
qu'on a dûment trouvé soit appliqué à l'action. Et c'est pourquoi commander
appartient à la prudence, qui est bonne conseillère.
3. Mouvoir, entendu absolument, appartient à la volonté. Mais commander implique une motion accompagnée d'ordination. Aussi est-ce un acte de la raison, comme nous l'avons dit antérieurement.
Objections:
1. Il semble que non, car la sollicitude implique
une certaine inquiétude; Isidore dit en effet qu'on appelle soucieux (sollicitus)
l'homme inquiet. Mais le mouvement appartient surtout à la faculté
appétitive. Donc aussi la sollicitude. Or la prudence n'est pas dans la faculté
appétitive mais dans la raison, on l'a établi plus haute. Donc la sollicitude
ne se rapporte pas à la prudence.
2. A la sollicitude semble s'opposer la certitude
de la vérité d'où la parole de Samuel à Saül (1 S 19, 20) " Ne sois pas
soucieux des ânesses que tu as perdues avant-hier, car on les a trouvées.
" Mais la certitude de la vérité concerne la prudence, puisqu'elle est une
vertu intellectuelle. Donc la sollicitude s'oppose à la prudence, loin de s'y
rattacher.
3. Le Philosophe dit qu'il appartient au
magnanime " d'être tranquille et en repos ". Mais la sollicitude
s'oppose à la tranquillité. Donc, puisque la prudence ne s'oppose pas à la
magnanimité, le bien n'étant pas contraire au bien, dit Aristote, il semble que
la sollicitude ne se rapporte pas à la prudence.
Cependant, il est dit dans la Ir, épître de S. Pierre (4, 7): " Soyez prudents et veillez dans la prière. " Mais la vigilance est identique à la sollicitude. Donc la sollicitude se rapporte à la prudence.
Conclusion:
Comme dit Isidore, le mot de sollicitude vient de sollers (habile) et de citus (prompt), en ce que le mot s'applique à un homme habile d'esprit, et prompt de ce fait à accomplir ce qu'il doit faire. Mais ce trait s'applique à la prudence, dont l'acte principal est de commander en matière d'action ce qui a été d'abord délibéré et jugé. Aussi le Philosophe dit-il qu' " il faut mettre promptement en oeuvre ce qui a été délibéré, mais délibérer lentement ". De là vient que la sollicitude a proprement rapport à la prudence. Et pour cette raison S. Augustin écrit: " A la prudence il appartient de monter la garde et de veiller avec le plus grand soin de peur que, par l'effet d'une fausse persuasion se glissant peu à peu en nous, nous ne soyons induits en erreur. "
Solutions:
1. Le mouvement appartient bien à la faculté
appétitive comme au principe du mouvement. Elle meut toutefois selon le
précepte et la direction donnés par la raison, et c'est en cela que consiste
essentiellement la sollicitude.
2. Selon le Philosophe, " la certitude ne
doit pas être cherchée de la même façon en toute chose mais en chaque matière
selon son mode propre ". Et puisque la matière de la prudence consiste
dans les singuliers contingents, objet des actions humaines, la certitude de la
prudence ne peut être si grande que toute sollicitude en soit ôtée.
3. Le magnanime est appelé un homme tranquille et en repos, non parce qu'il ne se soucie de rien, mais parce qu'il ne se soucie pas exagérément d'un grand nombre de choses; il a confiance là où il faut avoir confiance et il n'a pas à ce sujet de soucis superflus. C'est en effet la superfluité de la crainte et de la défiance qui cause les soucis exagérés, parce que la crainte inspire aux gens de s'entourer de conseils, comme il a été dit lorsqu'on étudiait la passion de craintes.
Objections:
1. Il semble queue ne s'étende pas au
gouvernement de la multitude, mais seulement au gouvernement de soi-même. Le
Philosophe dit en effet que la vertu relative au bien commun est la justice.
Mais la prudence diffère de la justice. Donc la prudence n'a pas rapport au
bien commun.
2. Celui-là semble être prudent qui se cherche et
se procure du bien à lui-même. Mais souvent ceux qui cherchent le bien commun
négligent leur bien propre. Donc ils ne sont pas prudents.
3. La prudence partage le genre vertueux avec la
tempérance et la force. Mais la tempérance et la force semblent s'entendre
seulement par rapport au bien propre. Donc aussi la prudence.
Cependant, le Seigneur dit (Mt 24,45): " Quel est, pensez-vous, le serviteur fidèle et prudent, que le maître a établi sur sa famille? "
Conclusion:
Comme dit le Philosophe, certains ont affirmé que la prudence ne s'étend pas au bien commun, mais seulement au bien propre. Et cela parce qu'ils n'estiment pas que l'homme doive rechercher autre chose que son bien propre. Mais cette estimation s'oppose à la charité, laquelle " ne recherche pas son avantage " (1 Co 13, 5). Aussi l'Apôtre dit-il de lui-même (1 Co 10, 33): " je ne recherche pas ce qui m'est utile, mais ce qui l'est au grand nombre, afin qu'ils soient sauvés. " Cela s'oppose en outre à la raison droite, laquelle juge que le bien commun est meilleur que le bien d'un seul. Donc, parce qu'il appartient à la prudence de bien délibérer, juger et commander en ce qui concerne les voies conduisant à la fin requise, il est manifeste que la prudence ne regarde pas seulement le bien privé d'un seul homme, mais encore le bien commun de la multitude.
Solutions:
1. Le Philosophe à cet endroit parle de la vertu
morale. Et de même que toute vertu morale rapportée au bien commun se nomme
justice légale, ainsi la prudence rapportée au bien commun est appelée prudence
politique; de sorte que la politique est avec la justice légale dans le même
rapport que la prudence entendue absolument avec la vertu morale.
2. Lorsque l'on cherche le bien commun de la
multitude, par voie de conséquence on cherche en outre son bien propre, pour
deux raisons. La première est que le bien propre ne peut exister sans le bien
commun de la famille, de la cité ou du royaume. Aussi Valère Maxime 0 dit-il
des anciens Romains, qu'" ils aimaient mieux être pauvres dans un état
riche que riches dans un état pauvre ". La seconde raison est que, l'homme
étant partie de la maison et de la cité, il doit considérer le bien qui lui
convient d'après ce qui est prudent relativement au bien de la multitude; en
effet, la bonne disposition des parties se prend de leur rapport au tout. Comme
dit S. Augustin: " Toute partie est laide qui ne s'accorde pas avec son
tout. "
3. Même la tempérance et la force peuvent être rapportées au bien commun; aussi la loi intervient-elle pour commander leurs actes, dit Aristote. Cependant, la prudence et la justice s'y rapportent davantage, comme appartenant à la partie rationnelle, à laquelle ce qui est commun se rattache directement, comme ce qui est singulier se rattache à la partie sensible.
Objections:
1. Il semble bien. Le Philosophe dit en effet:
" Politique et prudence sont un même habitus, mais leur manière d'être
n'est pas la même. "
2. Le Philosophe dit que " la vertu
de l'homme de bien est identique à la vertu du bon prince ". Mais la
politique se trouve surtout chez le prince, en qui elle a rang architectonique.
La prudence étant donc la vertu de l'homme de bien, il semble que prudence et
politique soient un même habitus.
3. Les objets dont l'un est ordonné à l'autre ne
diversifient pas l'espèce ou la substance de l'habitus. Mais le bien propre,
objet de la prudence entendue absolument, est ordonné au bien commun, objet de
la politique. Donc politique et prudence ne diffèrent ni quant à l'espèce ni
quant à la substance de l'habitus.
Cependant, les disciplines que voici constituent des sciences diverses: politique, ordonnée au bien commun de la cité; domestique, relative à ce qui intéresse le bien commun de la maison ou de la famille; individuelle, relative à ce qui intéresse le bien d'une seule personne. Donc et pour la même raison, il y a aussi des espèces diverses de prudence, selon cette diversité de la matière.
Conclusion:
Nous l'avons dit plus haut, les espèces des habitus sont diversifiées selon la diversité de l'objet, laquelle se prend de sa raison formelle Or la raison formelle de tout ce qui est en vue de la fin se considère du point de vue de la fin, selon ce qu'on a dit antérieurement. Et c'est pourquoi la relation à des fins diverses diversifie nécessairement les espèces de l'habitus. Or, le bien propre d'un seul, le bien de la famille, le bien de la cité et du royaume constituent autant de fins diverses. Aussi est-il nécessaire que les prudences diffèrent spécifiquement selon la différence de ces fins, c'est-à-dire qu'il y ait une prudence absolument dite, ordonnée au bien propre; une autre, la prudence domestique, ordonnée au bien commun de la maison ou famille; une troisième, la prudence politique, ordonnée au bien commun de la cité ou du royaume.
Solutions:
1. Le Philosophe n'entend pas dire que la
politique est identique selon la substance de l'habitus avec n'importe quelle
prudence, mais avec la prudence ordonnée au bien commun. Celle-ci est appelée
prudence selon la raison commune de prudence, c'est-à-dire en tant qu’elle est
une certaine raison droite relative à l'action, et elle est appelée politique
selon l'ordre quelle a au bien commun.
2. Comme dit le Philosophe au même endroit:
" L'homme de bien doit pouvoir bien commander et bien obéir. " C'est
pourquoi la vertu du bon prince est incluse aussi dans la vertu de l'homme de
bien. Mais la vertu du prince et celle du sujet diffèrent spécifiquement, comme
aussi la vertu de l'homme et de la femme, dit-il au même endroit.
3. Même les fins diverses dont l'une est ordonnée à l'autre diversifient l'espèce de l’habitus: comme l'art équestre, l'art militaire et l'administration civile diffèrent spécifiquement, bien que la fin de l'un soit ordonnée à la fin de l'autre. Et pareillement, quoique le bien d'un seul soit ordonné au bien de la multitude, cela n'empêche pas qu'une diversité de cette sorte entraîne une diversité spécifique dans les habitus. Mais il s'ensuit que l'habitus ordonné à la fin suprême est le principal et commande aux autres habitus.
Objections:
1. Il semble que la prudence ne soit pas chez les
sujets mais seulement chez les princes. Le Philosophe dit en effet: " La
prudence seule est la vertu propre du prince. Les autres vertus sont communes
aux sujets et aux princes. La vertu du sujet n'est pas la prudence mais une
opinion vraie. "
2. Pour Aristote, " l'esclave ne possède
absolument rien qui le rende apte à délibérer ". Mais la prudence rend
ceux qui la possèdent hommes de bon conseil, dit-il ailleurs. Donc la prudence
ne convient pas aux esclaves ou sujets.
3. La prudence est impérative, comme il a été dit
plus haut. Or, commander n'appartient pas aux esclaves ou sujets, mais
seulement aux princes. Donc la prudence n'est pas dans les sujets mais
seulement dans les princes.
Cependant, le Philosophe affirme que la prudence politique a deux espèces: l'une, qui établit les lois, regarde les princes; l'autre, qui retient le nom commun de politique, concerne les affaires particulières. Mais traiter ce genre d'affaires particulières regarde aussi les sujets. Donc la prudence n'appartient pas seulement aux princes mais aussi aux sujets.
Conclusion:
La prudence est dans la raison. Mais diriger et gouverner appartient en propre à la raison. C'est pourquoi il convient à chacun de posséder la mesure de raison et de prudence en rapport avec la part qu'il prend à la direction et au gouvernement. Or, il est manifeste qu'il n'appartient pas au sujet en tant que sujet, à l'esclave en tant qu'esclave, de diriger et de gouverner, mais plutôt d'être dirigé et d'être gouverné. C'est pourquoi la prudence n'est pas une vertu de l'esclave en tant qu'esclave ni du sujet en tant que sujet. Mais parce que tout homme, en tant qu'être raisonnable, exerce une part de gouvernement selon l'arbitrage de sa raison, dans cette mesure il lui convient de posséder la prudence. Aussi est-il manifeste que la prudence est dans le prince à la façon d'un art architectonique, comme dit Aristote a; et dans les sujets à la manière d'un art manuel d'exécution.
Solutions:
1. Le mot du Philosophe doit s'entendre au sens
formel: il veut dire que la vertu de prudence n'est pas la vertu du sujet en
tant que tel.
2. L'esclave est démuni de la faculté de
délibérer en tant qu'esclave; à ce titre en effet il est l'instrument de son
maître. Il délibère néanmoins en tant qu'il est animal raisonnable.
3. Par la prudence l'homme commande non seulement aux autres mais aussi à lui-même, dans le sens où l'on dit que la raison commande au puissances inférieures.
Objections:
1. Il semble que oui. Le Seigneur dit en effet (Lc
16, 8): " Les fils de ce siècle sont plus prudents entre eux que
les fils de la lumière. " Mais les fils de ce siècle sont les pécheurs.
Donc la prudence peut se trouver chez les pécheurs.
2. La foi est une vertu plus noble que la
prudence. Mais la foi peut se trouver chez les pécheurs. Donc aussi la
prudence.
3. " L'acte principalement attribué au
prudent est celui de bien délibérer ", dit Aristoté-b. Mais beaucoup de
pécheurs sont de bon conseil. Donc beaucoup de pécheurs possèdent la prudence.
Cependant, le Philosophe déclarec" Impossible d'être prudent si l'on n'est pas bon. " Mais aucun pécheur n'est bon. Donc aucun pécheur n'est prudent.
Conclusion:
La prudence s'entend selon une triple signification.
1° Il y a en effet une certaine prudence fausse, à laquelle ce nom est donné selon l'apparence. En effet, puisque l'homme prudent est celui qui dispose bien les actions à faire en vue d'une fin bonne, quiconque dispose en vue d'une fin mauvaise ce qui convient à cette fin possède une fausse prudence, en ce qu'il adopte pour fin non un bien véritable mais un semblant de bien; c'est ainsi qu'on parle d'un bon cambrioleur. De cette manière en effet on peut par similitude appeler prudent le cambrioleur qui découvre des procédés habiles pour cambrioler. Et telle est la prudence dont l'Apôtre dit (Rm 8, 6): " La prudence de la chair, c'est la mort "; il parle de la prudence qui met sa fin dernière dans le plaisir de la chair.
2° La deuxième prudence est vraie en ce queue trouve les voies conduisant à une fin vraiment bonne, mais elle est imparfaite pour deux raisons. La première, parce que ce bien qu'elle prend pour fin n'est pas la fin commune de la vie humaine tout entière, mais d'un ordre spécial d'activité; par exemple, celui qui découvre les moyens appropriés pour commercer ou naviguer est appelé un homme d'affaires prudent ou un marin prudent. L'autre raison est qu'il manque ici l'acte principal de la prudence; tel est le cas de celui qui délibère bien et juge exactement, même au sujet de ce qui concerne la vie tout entière, mais ne commande pas efficacement.
3° La troisième prudence, vraie et parfaite à la fois, est celle qui délibère, juge et commande comme il faut en vue de la fin bonne de la vie tout entière. Celle-là seule est appelée prudence absolument. Elle ne peut pas se trouver chez les pécheurs. Tandis q ' ne la première ne se trouve que chez eux. Pour la prudence imparfaite, elle est commune aux bons et aux méchants, celle surtout qui est imparfaite en raison de sa fin particulière. Car pour celle qui est imparfaite en raison de l'omission de l'acte principal, elle ne se trouve aussi que chez les méchants.
Solutions:
1. Cette parole du Seigneur s'entend de la
première prudence. Aussi n'est-il pas dit absolument qu'ils sont prudents, mais
qu'ils le sont " entre eux ".
2. La foi en sa notion essentielle ne comporte pas une conformité des actions droites avec l’appétit, mais elle consiste dans la seule connaissance. Or, la prudence inclut l'ordre à l'appétit droit. Soit parce que les principes de la prudence sont les fins pratiques, dont on a la droite estimation grâce aux habitus des vertus morales, lesquelles rectifient l'appétit: aussi n'y a-t-il pas prudence sans les vertus morales, comme nous l'avons montré. Soit encore parce que la prudence commande les actions droites, ce qui ne va pas sans un appétit droit. Aussi, bien que la foi soit plus noble que la prudence à cause de son objet, la prudence par sa nature répugne davantage au péché, qui procède d'un appétit corrompus 3. Les pécheurs peuvent bien être hommes de bon conseil en vue d'une fin mauvaise ou d'un bien particulier; mais par rapport à la fin bonne de la vie tout entière ils ne sont pas parfaitement hommes de bon conseil, car ils ne conduisent pas leur conseil jusqu'à l'effet. Aussi n'ont-ils pas la prudence, qui ne s'intéresse qu'au bien; mais, dit le Philosophe , on trouve chez eux ce qu'il appelle la deinotica, c'est-à-dire une habileté naturelle qui se prête au bien comme au mal; ou la ruse qui ne se prête qu'au mal; nous l'appelions tout à l'heure fausse prudence ou prudence de la chair.
Objections:
1. Il semble que la prudence ne se trouve pas
chez tous ceux qui ont la grâce. La prudence requiert en effet une certaine
habileté par laquelle on sache bien pourvoir aux actions à faire. Mais beaucoup
qui ont la grâce sont dépourvus d'une telle habileté. Donc la prudence ne se
trouve pas chez tous ceux qui ont la grâce.
2. On a pelle prudent l'homme de bon conseil,
comme il a été dit. Or beaucoup qui ont la grâce ne sont pas gens de bon
conseil, mais ont besoin d'être dirigés par le conseil d'autrui. Donc, la
prudence ne se trouve pas chez tous ceux qui ont la grâce.
3. Le Philosophe dit: " Les jeunes gens
manquent manifestement de prudence. " Mais beaucoup de jeunes gens
possèdent la grâce. Donc la prudence ne se trouve pas chez tous ceux qui ont la
grâce.
Cependant, personne ne possède la grâce s'il n'est vertueux. Mais personne ne peut être vertueux s'il ne possède la prudence. S. Grégoire dit en effet que les autres vertus " si elles n'opèrent pas avec prudence ce qu'elles désirent, ne peuvent être de vraies vertus ". Donc tous ceux qui possèdent la grâce possèdent la prudence.
Conclusion:
Les vertus sont nécessairement connexes, en sorte que celui qui en possède une les possède toutes, on l'a montré précédemment. Or, quiconque possède la grâce possède la charité. Aussi possède-t-il nécessairement toutes les autres vertus. De cette manière, la prudence étant une vertu comme on l'a montré, il possède nécessairement la prudence.
Solutions:
1. Il y a deux sortes d'habiletés. L'une est
suffisante pour ce qui est nécessaire au salut. Et cette habileté-là est donnée
à tous ceux qui possèdent la grâce, " puisque l'onction leur enseigne
toute chose " (1 Jn 2, 27). Mais il y a une autre habileté plus complète,
par laquelle on est capable de subvenir à soi-même et aux autres, non seulement
pour ce qui est nécessaire au salut, mais encore pour tout ce qui a rapport à
la vie humaine. Et une habileté de cette sorte ne se trouve pas chez tous ceux
qui possèdent la grâce.
2. Ceux qui ont besoin d'être dirigés par le
conseil d'autrui savent au moins se conduire, s'ils ont la grâce, en ce qu'ils
recourent aux conseils d'autrui et qu'ils discernent les bons conseils des
mauvais.
3. La prudence acquise a pour cause l'exercice des actes; aussi " a-t-elle besoin pour naître, de l'expérience et du temps ", dit Aristote. Aussi ne peut-elle se trouver chez les jeunes gens, ni selon l'habitus ni selon l'acte. Mais la prudence qui vient de la grâce a pour cause l'infusion divine. Aussi la prudence se trouve-t-elle selon l'habitus, quoique non selon l'acte, chez les enfants baptisés qui n'ont pas encore l'usage de la raison; et de même chez les fous. Chez ceux qui ont déjà l'usage de la raison elle existe aussi selon l'acte, pour ce qui est nécessaire au salut; mais en s'exerçant elle mérite d'être augmentée jusqu'à la perfection, comme les autres vertus. Aussi l'Apôtre dit-il: " Elle est pour les parfaits, la nourriture solide, pour ceux dont les facultés ont été exercées par la pratique à discerner le bien et le mal " (He 5, 14).
Objections:
1. Il semble bien. Le Philosophe dit en effet que
les qualités ayant rapport à la prudence " semblent être naturelles "
- il s'agit de la synésis, de la gnômè, etc.; tandis que les
qualités ayant rapport à la sagesse spéculative ne le sont pas. Mais tout ce
qui est d'un même genre relève aussi d'une commune origine. Donc la prudence,
elle aussi, est en nous par nature.
2. C'est par nature qu'on passe d'un âge à
l'autre. Mais la prudence est un effet de l'âge, selon le livre de Job (12,
12): " Chez les anciens se trouve la sagesse, et dans l'âge avancé la prudence.
" Donc la prudence est naturelle.
3. La prudence convient davantage à la nature
humaine qu'à la nature des animaux sans raison. Mais les animaux sans raison
possèdent certaines prudences naturelles, comme le montre Aristote dans son Histoire
des animaux. Donc la prudence est naturelle.
Cependant, le Philosophe dit que " la vertu intellectuelle naît et grandit principalement grâce à l'enseignement, c'est pourquoi elle demande de l'expérience et du temps ". Mais la prudence est une vertu intellectuelle, on l'a établi plus haut. Donc la prudence n'est pas en nous par nature, mais grâce à l'enseignement et à l'expérience.
Conclusion:
Comme il ressort de ce qu'on a avancé plus haut, la prudence inclut la connaissance des principes universels et aussi des circonstances singulières relatives à l'action, l'homme prudent appliquant à celles-ci les principes universels. En ce qui regarde par conséquent la connaissance universelle, il en va de même pour la prudence et pour la science spéculative. Car l'une et l'autre connaissent par nature les premiers principes universels, selon ce qu'on a dit plus haut; avec cette différence que les principes communs de la prudence sont plus connaturels à l'homme; comme dit en effet le Philosophe: " La vie spéculative est au-dessus de la nature de l'homme. " Mais les principes universels postérieurs, soit de la raison spéculative soit de la raison pratique, on ne les possède pas par nature: on les découvre par l'expérience, ou par l'enseignement.
En ce qui regarde la connaissance particulière de ce que l'opération concerne, il faut de nouveau distinguer. Car l'opération a rapport ou à la fin ou à ce qui est en vue de la fin. Or les fins droites de la vie humaine sont déterminées. Il peut donc y avoir inclination naturelle à l'égard de ces fins; ainsi a-t-on dit précédemment que certains, par disposition naturelle, possèdent certaines vertus les inclinant vers des fins droites, et donc possèdent par nature aussi un jugement droit relatif à ces fins. Mais les moyens de réaliser la fin, dans le domaine des choses humaines, ne sont pas déterminés; ils sont sujets à toute sorte de variations selon la diversité des personnes et des affaires. Aussi, parce que l'inclination de la nature se porte toujours vers du déterminé, une telle connaissance ne peut être innée par nature chez l'homme; toutefois, l'un peut être naturellement plus apte que l'autre à discerner ce genre d'actions, comme il arrive aussi pour les conclusions des sciences spéculatives. Donc, parce que la prudence n'a pas pour objet les fins mais les moyens en vue de la fin, comme on l'a établi plus haut' elle n'est pas non plus naturelle à l'homme.
Solutions:
1. Dans ce passage le Philosophe parle des
qualités ayant rapport à la prudence pour autant qu'elles disent ordre aux fins.
C'est pourquoi il avait dit auparavant de ces qualités qu'elles sont "
les principes de ce pourquoi l'on agit ", c'est-à-dire de la fin. Et c'est
la raison pour laquelle il ne fait pas mention de l'eubulia, laquelle
délibère au sujet des moyens ordonnés à la fin.
2. La prudence se rencontre davantage chez les
vieillards, non seulement par une disposition naturelle du fait que leurs
passions sensibles sont apaisées, mais aussi par suite d'une expérience
prolongée.
3. Chez les animaux sans raison, il y a des voies déterminées pour parvenir à la fin; c'est pourquoi nous voyons tous les animaux de la même espèce agir semblablement. Mais cela ne peut se retrouver chez l'homme, à cause de sa raison: par là même qu'elle connaît les principes universels, elle à l'infinité des circonstances singulières.
Objections:
1. Il semble que oui. En effet, la science, qui a
pour objet le nécessaire, est plus certaine que la prudence, qui a pour objet
le contingent des actions humaines. Mais la science se perd par l'oubli. Donc à
plus forte raison la prudence.
2. Comme dit le Philosophe: " La
vertu est produite et détruite par les mêmes causes opérant en sens contraire.
" Mais la prudence n’est produite que moyennant l'expérience, laquelle est
faite d'un grand nombre de souvenirs, dit aussi Aristote. Donc, puisque l'oubli
s'oppose au souvenir, il semble que la prudence puisse se perdre par l'oubli.
3. La prudence ne va pas sans la connaissance des
principes universels. Mais la connaissance des principes universels peut se
perdre par l'oubli. Donc aussi la prudence.
Cependant, le Philosophe dit qu'on " oublie l'art, mais non la prudence ".
Conclusion:
L'oubli concerne seulement la connaissance. Aussi peut-on par l'oubli perdre totalement un art, et semblablement une science, lesquels siègent dans la raison. Or la prudence ne consiste pas dans la seule raison, mais aussi dans l'appétit: car, nous l'avons dit, son acte principal est de commander, ce qui revient à appliquer une connaissance à l'appétit et à l'opération. C'est pourquoi la prudence ne disparaît pas directement par l'oubli; elle est plutôt détruite par les passions. Le Philosophe dit en effet que " le délectable et le triste corrompent l'estimation de la prudence ". Aussi est-il dit dans Daniel (13, 56): " La beauté t'a séduit et la concupiscence a retourné ton coeur "; et dans l'Exode (23, 8): " N'accepte pas de présents; ils aveuglent même les prudents. " L'oubli toutefois peut empêcher la prudence, en tant qu'elle passe à l'acte de commander à partir d'une connaissance, laquelle peut disparaître par l'oubli.
Solutions:
1. La science est dans la raison seule. Il faut
donc en juger autrement, comme on vient de le dire.
2. L'expérience de la prudence ne s'acquiert pas
par la seule mémoire, mais par l'exercice de l'acte de bien commander.
3. La prudence consiste principalement non dans la connaissance des principes universels mais dans leur application aux actes, on vient de le dire. Et c'est pourquoi l'oubli de la connaissance universelle ne détruit pas ce qu'il y a de principal dans la prudence, mais lui porte de l'empêchement, on vient de le dire.
LES PARTIES DE LA PRUDENCE
À ce sujet, quatre questions: 1. Quelles sont les parties de la prudence? (Question 48) - 2. Les parties de la prudence qu'on peut appeler intégrantes (Question 49) - 3. Ses parties subjectives (Question 50) - 4. Ses parties potentielles (Question 51).
Objections:
1. La manière dont sont énumérées les parties de
la prudence ne satisfait pas. Cicéron propose en effet trois parties: " la
mémoire, l'intelligence, la prévoyance ". Mais Macrobe de son côté,
conformément à Plotin, attribue à la prudence six parties: " la raison,
l'intelligence, la circonspection, la prévoyance, la docilité, l'attention
précautionneuse ". Aristote nomme comme ayant rapport à la prudence,
" l'eubulia, la synésis, la gnômè ". Il fait en outre
mention en ce qui concerne la prudence, de l'eustochia et de la
sagacité, du sens et de l'intelligence. Un autre philosophe grec dit pour sa
part que dix qualités se rapportent à la prudence: l'eubulia, la
sagacité, la prévoyance, la royale, la militaire, la politique, la domestique,
la dialectique, la rhétorique, la physique. Donc il semble que certaines de ces
répartitions soient surabondantes ou d'autres incomplètes.
2. La prudence s'oppose à la science. Mais la
politique, la domestique, la dialectique, la rhétorique, la physique sont
autant de sciences. Elles ne sont donc pas des parties de la prudence.
3. Les parties ne débordent pas le tout. Mais la
mémoire intellectuelle, ou l'intelligence, la raison, le sens et la docilité,
non seulement concernent la prudence, mais encore tous les habitus de
connaissance. Donc il ne faut pas les donner comme des parties de la prudence.
4. Comme délibérer juger et commander sont des
actes de la raison pratique, ainsi l'usage, comme on l'a établi plus haute.
Donc, de même que sont adjointes à la prudence l'eubulia, qui concerne
le conseil, la synésis et la gnômè, qui concernent le jugement,
de même fallait-il aussi poser une qualité relative à l'usage.
5. La sollicitude a rapport à la prudence, on l'a dit. Il fallait donc aussi poser la sollicitude parmi les parties de la prudence.
Conclusion:
Il y a trois sortes de parties intégrantes, ainsi le mur, le toit, les fondations comme parties d'une maison; subjectives, ainsi le boeuf et le lion comme parties du genre animal; et potentielles, ainsi la faculté nutritive et la faculté sensitive comme parties de l'âme. On peut donc attribuer des parties à une vertu de trois manières.
Tout d'abord, à la manière des parties intégrantes: en ce cas, on appellera parties d'une vertu les éléments concourant nécessairement à l'acte parfait de cette vertu. Et en ce sens on peut retenir, de toutes les qualités énumérées, huit parties de la prudence: les six énumérées par Macrobe, auxquelles on ajoutera comme septième la mémoire proposée par Cicéron, plus l'eustochia ou sagacité proposée par Aristote. Car pour ce qui est du sens de la prudence, on l'appelle encore intelligence; aussi le Philosophe dit-il: " A l'égard de ces objets, il faut poser un sens; et celui-ci est une intelligence. " De ces huit parties, cinq concernent la prudence en tant queue est connaissance: la mémoire, la raison, l'intelligence, la docilité, la sagacité; les trois autres s'y rapportent en tant qu'elle exerce l'art de commander, appliquant la connaissance à l'action: la prévoyance, la circonspection, l'attention précautionneuse. La raison de cette diversité se prend de ce que trois considérations interviennent à propos de la connaissance. Premièrement, il faut considérer la connaissance elle-même. Si elle porte sur le passé, elle est mémoire; si elle porte sur le présent, soit contingent, soit nécessaire, elle s'appelle intellect ou intelligence. Deuxièmement, il faut considérer l'acquisition de la connaissance. Elle se fait par l'enseignement, à quoi se rapporte la docilité; ou bien par découverte personnelle et c'est à cela que se rapporte l'eustochia, ou le bonheur dans la découverte. Une partie de celle-ci h est la sagacité, qui consiste à découvrir rapidement le moyen terme, comme dit encore Aristote i ' Troisièmement il faut considérer l'usage de la connaissance; car on use de celle-ci lorsque, à partir de ce que l'on connaît, on passe à des connaissances ou à des jugements nouveaux. Et cela relève de la raison. S'il s'agit maintenant de commander comme il faut, la raison doit avoir trois qualités. Premièrement, pour ordonner à la fin ce qui y est adapté, et cela relève de la prévoyance. Deuxièmement, pour considérer les circonstances de l'action entreprise, ce qui relève de la circonspection. Troisièmement, pour éviter les obstacles, ce qui relève de l'attention précautionneuse.
On appelle parties subjectives d'une vertu ses diverses espèces. Ainsi entendues, les parties de la prudence, à les prendre au sens propre, sont la prudence par laquelle chacun se gouverne soi-même, et la prudence par laquelle on gouverne la multitude, l'une et l'autre différant spécifiquement, on l'a dit. À son tour, la prudence qui gouverne la multitude se divise en espèces diverses selon les diverses espèces de multitudes. Il y a une multitude rassemblée en vue de s'acquitter d'une fonction spéciale, comme l'armée organisée pour le combat; sa règle est la prudence militaire. Il y a une multitude rassemblée en vue d'assurer le bien de la vie humaine en sa totalité, comme la multitude composant une maison ou famille, que gouverne la prudence domestique; ou encore la multitude composant une cité ou un royaume, que dirige chez le prince la prudence royale, et chez les sujets la politique, entendue sans autre détermination. Si l'on prend maintenant la prudence au sens large, telle queue inclut même la science spéculative, comme on l'a dit plus haut, elle a aussi pour parties la dialectique, la rhétorique et la physique, selon les trois méthodes en usage dans les sciences. Dans l'une, on procède par démonstration pour obtenir la science: cela relève de la physique, en comprenant sous ce nom toutes les sciences démonstratives. Dans l'autre, on procède à partir de probabilités pour fonder une opinion: cela relève de la dialectique. Dans la troisième, on procède à partir de certaines conjectures pour créer le soupçon ou pour persuader: cela relève de la rhétorique. On peut dire néanmoins que ces trois derniers noms se rapportent aussi à la prudence proprement dite; car elle raisonne tantôt à partir du nécessaire, tantôt à partir du probable, tantôt à partir de conjectures.
On appelle parties potentielles d'une vertu les vertus annexes ordonnées à des actes ou matières secondaires, signifiant par ce nom qu'elles ne possèdent pas toute la puissance de la vertu principale. En cette acception, sont attribuées comme parties à la prudence: l'eubulia, qui concerne le conseil, la synésis, qui concerne le jugement relatif aux circonstances ordinaires, la gnômè, qui concerne le jugement pour les cas où l'on doit s'écarter de la loi commune. Quant à la prudence, elle concerne l'acte principal, qui est de commander.
Solutions:
1. Les diverses répartitions répondent aux
différents genres de parties; ou bien elles s'entendent en ce sens qu'une seule
partie dans l'une contient plusieurs parties distinctement énumérées dans
l'autre. C'est ainsi que Cicéron, sous la prévoyance, comprend l'attention
précautionneuse et la circonspection; sous l'intelligence, la raison, la
docilité et la sagacité.
2. La domestique et la politique ne s'entendent
pas ici comme des sciences mais comme étant de certaines prudences. Pour les
trois autres, on vient de voir comment il faut répondre.
3. Ces qualités sont désignées comme des parties
de la prudence, non selon leur signification générale mais selon le rapport
qu'elles ont aux objets de la prudence.
4. Bien commander et faire bon usage vont
toujours ensemble; car le précepte de la raison entraîne l'obéissance des
puissances inférieures, ce qui concerne l'usage.
5. La sollicitude est comprise dans la prévoyance.
1. La mémoire - 2. L'intellect ou intelligence - 3. La docilité - 4. La sagacité - 5. La raison - 6. La prévoyance - 7. La circonspection - 8. L'attention précautionneuse.
Objections:
1 - Il semble que la mémoire ne soit pas une
partie de la prudence. En effet, la mémoire, comme le prouve le Philosophe, est
dans la partie sensible de l'âme. La prudence au contraire est dans sa partie
rationnelle, comme il le montre ailleurs. Donc la mémoire n'est pas une partie
de la prudence.
2. La prudence s'acquiert et grandit par
l'exercice. Mais la mémoire est en nous par nature. Donc la mémoire n'est pas
une partie de la prudence.
3. La mémoire a pour objet le passé. La prudence
au contraire concerne ce qui est encore à faire, au sujet de quoi l'on
délibère, dit Aristote. Donc la mémoire n'est pas une partie de la prudence.
Cependant, Cicéron met la mémoire dans les parties de la prudence.
Conclusion:
La prudence a pour objet les actions humaines en leur contingence, nous l'avons dit. En ce domaine, l'homme ne peut être dirigé par des vérités absolues et nécessaires, mais selon des règles dont le propre est d'être vraies dans la plupart des cas; il faut en effet que les principes soient proportionnés aux conclusions et que, à partir de ceux-ci, on obtienne des conclusions qui leur soient homogènes, dit Aristote. Or, ce qui est vrai dans la plupart des cas, on ne peut le savoir que par l'expérience: aussi le Philosophe dit-il que " la vertu intellectuelle naît et grandit grâce à l'expérience et au temps ". " A son tour l'expérience est le produit d'un grand nombre de souvenirs ", dit-il encore. En conséquence, il est requis à la prudence d'avoir beaucoup de souvenirs. C'est donc à bon droit que la mémoire est comptée parmi les parties de la prudence.
Solutions:
1. La prudence, nous l'avons dit, applique la
connaissance universelle aux réalités particulières, objets de la perception
sensible. C'est pourquoi nombre de qualités appartenant aux facultés sensibles
sont requises à la prudence. La mémoire est l'une d'entre elles.
2. De même que la prudence existe par nature à l'état d'aptitude, mais reçoit son achèvement de l'exercice ou de la grâce; de même aussi, dit Cicéron, la mémoire ne tient pas de la nature seule son accomplissement, mais elle doit beaucoup aussi à l'art et à l'habileté. Quatre moyens font progresser la mémoire. Le premier est que l'on choisisse des similitudes adaptées à ce que l'on veut se rappeler, à condition toutefois qu'elles ne soient pas trop banales; car ce qui est inhabituel nous étonne davantage, et l'esprit pour cette raison le retient davantage et plus vivement; de là vient que nous gardons meilleur souvenir de ce que nous avons vu dans l'enfance. C'est pourquoi il est nécessaire de découvrir ces similitudes ou images parce que les idées simples et spirituelles disparaissent trop facilement de l'esprit si elles ne sont pas attachées pour ainsi dire par des similitudes matérielles; car la connaissance humaine saisit plus fortement les objets sensibles. C'est pourquoi la faculté du souvenir appartient à la partie sensible de l'âme. Le deuxième moyen est que l'on s'exerce à disposer dans un certain ordre ce que l'on veut se rappeler, en sorte que l'on passe facilement d'un souvenir à l'autre. Aussi le Philosophe dit-il k: " Les réminiscences se font quelquefois à partir du souvenir des lieux, et la cause en est que l'on passe rapidement (en pensée) de l'un à l'autre. " Le troisième moyen est que l'on porte de l'attention et de l'affection à ce qu'on veut se rappeler, parce que plus une chose a fait impression sur l'esprit, moins on l'oublie. Cicéron dit en ce sens que " la sollicitude conserve intact le contour des images ". Le quatrième moyen est de méditer fréquemment ce que l'on veut se rappeler. D'où le mot du Philosophe: " Les pensées assidues sauvent la mémoire ", car, com forme dans le sujet; soit en raison du sujet, s'il n'est pas lui-même susceptible d'une perfection ultérieure.
Or, pour aucun de ces motifs, on ne peut assigner de terme à l'accroissement de la charité ici-bas. En effet, la charité, considérée dans sa nature spécifique propre, n'a rien qui limite son accroissement, car elle est une participation de la charité infinie qui est l'Esprit Saint. De même, la cause qui accroît la charité est d'une vertu infinie, puisque c'est Dieu. Enfin, du côté du sujet, on ne saurait non plus fixer de terme à l'accroissement de la charité; car, toujours, la charité augmentant, l'aptitude à augmenter encore s'accroît d'autant plus; il reste donc qu'ici-bas l'on ne peut assigner aucune limite à l'accroissement de la charité.
Solutions:
1. Sans doute, l'accroissement de la charité tend
vers une fin; mais cette fin n'est pas dans la vie présente; elle est dans la
vie future.
2. La capacité de la créature spirituelle est
augmentée par la charité, car celle-ci dilate notre coeur, selon la parole de
S. Paul (2 Co 6, 11): " Notre coeur s'est grand ouvert. " C'est
pourquoi, après chaque accroissement, demeure toujours l'aptitude à un plus
grand.
3. Cet argument vaut pour des choses qui ont une quantité de même nature, et non pour celles dont les quantités sont de nature différente; ainsi une ligne aura beau croître, elle n'atteindra jamais les dimensions d'une surface. Or la charité d'ici-bas, qui suit la connaissance de foi, et la charité du ciel, qui suit la vision face à face, n'ont pas des quantités de même nature. L'argument n'est donc pas valable.
Objections:
1. Non, semble-t-il, car c'est surtout chez les Apôtla raison procède de propositions acceptées comme premières. Aussi faut-il que toute démarche de la raison procède d'une intelligence. Donc, parce que la prudence est la droite règle de l'action, il est nécessaire que son développement tout entier procède de l'intelligence. C'est pourquoi l'intelligence est donnée comme l'une des parties de la prudence.
Solutions:
1. Le raisonnement de la prudence atteint son
terme dans une action particulière qui est comme une conclusion, et à laquelle
est appliquée la connaissance universelle, nous l'avons montré. Or, une
conclusion particulière s'obtient par voie de syllogisme à partir d'une
proposition universelle et d'une proposition particulière. Il faut donc que le
raisonnement de la prudence procède d'une double intelligence. L'une a pour
objet l'universel. Et celle-là ressortit à l'intelligence qui figure parmi les
vertus intellectuelles; car nous connaissons par nature non seulement les
principes universels spéculatifs mais aussi pratiques, tel celui-ci: il ne faut
nuire à personne, comme on l'a montré plus haut. L'autre intelligence est celle
qui a connaissance d'un extrême, dit Aristote, c'est-à-dire de quelque chose de
premier, relatif à une action particulière et contingente - de là se forme la
mineure, laquelle doit être particulière dans le syllogisme de prudence, comme
on vient de le dire. Or, ce principe particulier est une fin particulière, comme
il est dit au même endroit. Aussi l'intelligence qui figure comme partie de la
prudence est-elle la droite estimation d'une fin particulière.
2. L'intelligence entendue comme un don du
Saint-Esprit est une certaine pénétration aiguë des choses divines, nous
l'avons montré plus haut. C'est dans un autre sens que l'intelligence est tenue
pour une partie de la prudence, on vient de le dire.
3. La même estimation droite de la fin particulière est appelée intelligence, en tant qu'elle concerne un principe, et aussi sens, en tant qu'elle porte sur du particulier. Et c'est ce que dit le Philosophe: " Il faut que les singuliers aient un sens; et celui-ci est une intelligence. " Ne l'entendons pas du sens particulier par lequel nous connaissons les sensibles propres, mais du sens intérieur par lequel nous jugeons du particulier.
Objections:
1. Il semble que la docilité ne doive pas figurer
parmi les parties de la prudence. En effet, ce qui est requis pour toute vertu
intellectuelle ne doit pas être attribué en propre à l'une d'entre elles. Mais
la docilité est nécessaire pour n'importe quelle vertu intellectuelle. Donc il
ne faut pas en faire une partie de la prudence.
2. Ce qui concerne les vertus humaines est en
nous; car nous sommes loués ou blâmés selon ce qui est en nous. Mais il n'est
pas en notre pouvoir d'être dociles: cela convient à certains par une
disposition de leur nature. Donc la docilité n'est pas une partie de la
prudence.
3. La docilité appartient au disciple. Mais la prudence
est préceptive, et à ce titre elle semble plutôt appartenir aux maîtres, qu'on
appelle aussi précepteurs. Donc la docilité n'est pas une partie de la
prudence.
Cependant, Macrobe conformément à Plotin, fait figurer la docilité parmi les parties de la prudence.
Conclusion:
Comme on l'a dit plus haut, la prudence concerne les actions particulières. En ce domaine, la diversité est comme infinie, et il n'est pas possible qu'un seul homme soit pleinement informé de tout ce qui s'y rapporte, surtout en peu de temps; il lui en faut beaucoup, au contraire. C'est pourquoi la prudence est une matière où l'homme a besoin plus qu'ailleurs d'être formé par autrui; les vieillards surtout sont qualifiés pour l'éclairer, eux qui sont parvenus à la saine intelligence des fins relatives à l'action. D'où ces mots du Philosophe: " Il faut être attentif aux dires et opinions indémontrables des vieillards et des hommes prudents, et y croire non moins qu'aux démonstrations; car par leur expérience ils voient les principes. " Dans le même sens il est dit aux Proverbes (3, 5): " Ne prends pas appui sur ta prudence "; et dans l'Ecclésiatique (6,35): " Tiens-toi au milieu des anciens (c'est-à-dire des vieillards) prudents, et unis-toi de coeur à leur sagesse. " Or, il appartient à la docilité de bien se laisser instruire. Voilà pourquoi la docilité est légitimement tenue pour une partie de la prudence.
Solutions:
1. Bien que la docilité soit utile à toute vertu
intellectuelle, elle l'est particulièrement à la prudence pour la raison qu'on
vient de dire.
2. La docilité, comme les autres qualités
rattachées à la prudence, est naturelle comme aptitude; mais pour qu'elle soit
consommée, le zèle est très important, c'est-à-dire que l'homme applique son
esprit avec soin, assiduité et respect aux enseignements des anciens, évitant
de les négliger par paresse comme de les mépriser par orgueil.
3. Par la prudence l'homme ne commande pas seulement aux autres mais aussi à soi-même, nous l'avons dit. Aussi se trouve-t-elle même chez les sujets, comme on l'a dit aussi, et c'est à leur prudence qu'appartient la docilité. Bien que les supérieurs eux-mêmes doivent être dociles quant à certaines choses; car il n'est personne qui se suffise en tout dans les matières relevant de la prudence, nous venons de le dire.
Objections:
1. Il semble que la sagacité ne soit pas une
partie de la prudence. En effet, la sagacité a pour effet de découvrir
facilement les moyens termes dans les démonstrations, selon Aristote. Mais le
raisonnement de la prudence n'est pas démonstratif, puisqu'il porte sur du
contingent. Donc la sagacité n'appartient pas à la prudence.
2. Il appartient à la prudence de bien délibérer,
dit Aristote. Mais la sagacité n'a pas sa place dans la délibération: elle est
en effet une eustochia, c'est-à-dire le bonheur dans la découverte, et
celle-ci est rapide, ne s'embarrassant pas de raisonnement. La délibération au
contraire doit être lente, dit encore Aristote. Donc la sagacité ne doit pas
figurer comme partie de la prudence.
3. La sagacité, on vient de le dire, est une
heureuse conjecture. Mais recourir aux conjectures est le propre des rhéteurs.
Donc la sagacité appartient davantage à la rhétorique qu'à la prudence.
Cependant, comme dit Isidore, le mot sollicitus vient de sollers et de citus. Mais la sollicitude a rapport à la prudence, on l'a dit plus haut. Donc aussi la sagacité ou sollertia.
Conclusion:
L'homme prudent est celui qui possède la droite estimation de ce qu'il faut faire. Or la droite estimation ou opinion, dans l'ordre pratique comme dans l'ordre spéculatif, s'acquiert de deux manières, soit qu'on la trouve soi-même, soit qu'on l'apprenne d'un autre. Et comme la docilité dispose à bien recevoir l'opinion droite provenant d'un autre, ainsi la sagacité fait-elle qu'on est apte à acquérir par soi-même la droite estimation. La sagacité prend alors le sens de l'eustochia, dont elle est une partie. Car l'eustochia inspire l'heureuse conjecture en toute matière, la sagacité étant pour sa part une facile et prompte conjecture relative à la découverte du moyen terme, dit Aristote. Toutefois le philosophe, qui nomme la sagacité comme l'une des parties de la prudence, l'entend généralement de l'eustochia en toute son extension, puisqu'il dit que " la sagacité est une disposition par laquelle tout d'un coup l'on découvre ce qui convient ".
Solutions:
1. La sagacité est la découverte du moyen terme
non seulement dans les démonstrations mais aussi dans l'ordre pratique. Si par
exemple je vois que certains individus sont devenus amis, je conjecture qu'ils
ont un ennemi commun, dit le Philosophe au même endroit. C'est en ce sens que
la sagacité a rapport à la prudence.
2. Dans son Éthique le Philosophe indique
la vraie raison pour laquelle l’eubulia, principe de la bonne
délibération, n'est pas la même chose que l'eustochia, grâce à quoi l'on
découvre rapidement ce qu'il faut; et l'on peut être homme de bon conseil même
si l'on délibère longuement ou lentement. Il ne s'ensuit pas que l'heureuse
conjecture soit sans intérêt pour une bonne délibération. Et il arrive qu’elle
soit nécessaire, lorsqu'il faut prendre une décision à l'improviste. C'est donc
à juste titre que la sagacité est donnée comme une partie de la prudence.
3. La rhétorique raisonne aussi sur l'action. Rien n'empêche par conséquent qu'une même qualité concerne la rhétorique et la prudence. Et cependant l'acte de conjecturer que nous signalons ici ne s'entend pas seulement des conjectures auxquelles se livrent les rhéteurs, mais dans le sens où l'on parle de conjecturer la vérité, en quelque domaine que ce soit.
Objections:
1. Il semble que la raison ne doive pas figurer
parmi les parties de la prudence. En effet, le sujet d'un accident n'est pas
l'une de ses parties. Mais la prudence est dans la raison comme dans son sujet,
dit Aristote. Donc la raison ne doit pas figurer parmi les parties de la
prudence.
2. Ce qui est commun à de nombreuses qualités ne
doit pas figurer comme une partie de l'une d'elles; ou bien, si l'on en fait
une partie, que ce soit à l'égard de la qualité à laquelle se rapporte très
spécialement cet élément commun. Or, la raison est nécessaire dans toutes les
vertus intellectuelles, et principalement dans la sagesse et la science, qui
mettent en jeu la raison démonstrative. Donc la raison ne doit pas être donnée
comme une partie de la prudence.
3. La raison n'est pas une puissance
essentiellement différente de l'intelligence, nous l'avons établi précédemment.
Donc, si l'intelligence figure comme une partie de la prudence, il a été
superflu d'y ajouter la raison.
Cependant, Macrobe, conformément à Plotin, compte la raison dans les parties de la prudence.
Conclusion:
L'oeuvre de la prudence est de bien délibérer, selon Aristote. Or la délibération est une recherche où, partant de certaines données, on tend vers des conclusions. Telle est l'oeuvre de la raison. Il est donc nécessaire à la prudence que l'homme sache bien raisonner. Et puisque ce qui est exigé pour la perfection de la prudence prend le nom de parties pour ainsi dire intégrantes de la prudence, il y a lieu de compter la raison par elles.
Solutions:
1. La raison ne s'entend pas ici de la puissance
de ce nom, mais de son bon usage.
2. La certitude de la raison vient de
l'intelligence, mais la nécessité de la raison vient des limites de
l'intelligence. En effet, les êtres chez qui l'intelligence possède une pleine
vigueur n'ont pas besoin de la raison, mais ils saisissent la vérité par un
simple regard, ainsi Dieu et les anges. Or, les actions dans leurs
particularité, dont la prudence assume la direction, s’éloignent
considérablement de la condition des intelligibles, et d'autant plus, qu'elles
sont moins certaines ou moins déterminées. Car les moyens de l'art, quoique
particuliers, sont néanmoins plus déterminés et plus certains; et c'est
pourquoi dans la plupart des arts il n'y a pas à instituer de délibération, la
certitude étant d'avance acquise, selon Aristote. C'est pourquoi, bien que la
raison soit plus certaine dans d'autres vertus intellectuelles que la prudence,
elle est surtout requise en celle-ci pour que l'homme sache bien raisonner, en
sorte qu'il applique comme il faut les principes universels aux cas
particuliers, lesquels sont variés et incertains.
3. Bien que l'intelligence et la raison ne soient pas des puissances différentes, elles prennent cependant leur nom d'actes différents. Car le mot d'intelligence se prend de l'intime pénétration de la vérité; celui de raison, de la recherche discursive. C'est pourquoi l'une et l'autre figurent comme parties de la prudence, on vient de le montrer.
Objections:
1. Il semble que la prévoyance ne doive pas
figurer comme partie de la prudence. Car rien n'est partie de soi-même. Mais
prévoyance et prudence semblent être identiques. Isidore dit en effet: "
Le prudent est ainsi appelé comme voyant loin " (prudens =porro
videns). Mais c'est aussi de là que dérive le nom de prévoyance, dit
Boèce'. Donc la prévoyance n'est pas une partie de la prudence.
2. La prudence est uniquement pratique. Mais la
prévoyance peut être aussi spéculative, car la s vision, d'où vient le nom de
prévoyance, concerne davantage la spéculation que l'action. Donc la prévoyance
n'est pas une partie de la prudence.
3. L'acte principal de la prudence est de
commander, son acte secondaire, de juger et conseiller. Mais le nom de
prévoyance ne semble se rapporter proprement ni à l'un ni à l'autre. Donc la
prévoyance n'est pas une partie de la prudence.
Cependant, l'autorité de Cicéron et de Macrobe fait de la prévoyance une partie de la prudence, on l'a dit.
Conclusion:
Comme il a été dit plus haut, la prudence concerne proprement ce qui est en vue de la fin, et son office propre consiste à ordonner en fonction de la fin requise tout ce qui est de l'ordre des moyens. Et bien que certaines réalités nécessaires aient ordre à une fin et soient soumises à la providence divine, seules sont soumises à la prudence humaine les réalités contingentes relatives aux opérations accomplies par l'homme en vue d'une fin. Or, celles d'entre ces réalités qui appartiennent au passé sont devenues de quelque façon nécessaires, parce qu'il est impossible que ce qui est déjà fait ne soit pas. De même les réalités présentes, en tant que telles, ont une certaine nécessité, car il est nécessaire que Socrate soit assis tandis qu'il est assis. Il suit de là que les contingents futurs relèvent de la prudence, selon qu'ils tombent sous l'action de l'homme pour être ordonnés à la fin de la vie humaine. Or, le mot de prévoyance implique l'un et l'autre: il implique en effet que le regard s'attache à quelque chose de lointain comme à un terme auquel doivent être ordonnées des actions présentes. La prévoyance est donc une partie de la prudence.
Solutions:
1. Chaque fois qu'un grand nombre d'éléments sont
requis pour une action déterminée, l'un d'eux est nécessairement le principal,
et tous les autres y sont ordonnés. Aussi y a-t-il dans chaque tout une partie
formelle et dominante, d'où le tout reçoit son unité. En ce sens la prévoyance
est principale entre toutes les parties de la prudence - car tous les autres
éléments requis à cette vertu ne sont nécessaires que pour assurer le bon ordre
de l'action à sa fin. Pour cette raison le mot même de prudence dérive de
prévoyance, car ce mot désigne sa partie principale.
2. La spéculation a pour objet l'universel et le
nécessaire, réalités qui, de soi, ne sont pas lointaines, puisqu'elles sont
partout et toujours. Elles ne sont lointaines que par rapport à nous, en tant
que nous ne parvenons pas à les connaître parfaitement. C'est pourquoi il n'y a
pas proprement prévoyance dans la spéculation mais seulement dans l'action.
3. Dans l'acte de bien ordonner à la fin, inclus dans la raison de prévoyance, est comprise la rectitude du conseil, du jugement et du précepte, sans lesquels il ne peut y avoir de bon ordre à la fin.
Objections:
1. Il semble que la circonspection ne puisse être
une partie de la prudence. Elle semble consister en effet dans la considération
des circonstances. Mais il y a une infinité de circonstances, et l'infini ne
peut être saisi par la raison, à laquelle appartient la prudence. Donc la
circonspection ne doit pas figurer comme partie de la prudence.
2. Les circonstances semblent concerner les
vertus morales plutôt que la prudence. Mais la circonspection ne semble être
rien d'autre que l'inspection des circonstances. Donc elle semble concerner les
vertus morales plutôt que la prudence.
3. Quiconque peut voir ce qui est loin, à plus
forte raison peut-il voir ce qui est alentours Mais la prévoyance permet à
l'homme de regarder ce qui est loin. Donc elle suffit à la considération des
circonstances. Il n'était donc pas nécessaire, outre la prévoyance, de faire
figurer la circonspection comme partie de la prudence.
Cependant, il y a l'autorité de Macrobe, comme on l'a dit.
Conclusion:
Il revient principalement à la prudence, on l'a dit plus haut, de bien ordonner une action à sa fin. Cela n'est possible que si la fin est bonne et si les éléments ordonnés à la fin sont eux-mêmes bons et adaptés à celle-ci. Mais parce que la prudence, on l'a dit, concerne l'action dans ses particularités où sont engagées beaucoup de choses, il arrive qu'un élément de l'action, considéré en lui-même, soit bon et adapté à la fin, mais devienne mauvais ou inopportun par un concours de circonstances. C'est ainsi que montrer des signes d'amour à quelqu'un, considéré en soi, semble être un bon moyen d'exciter en lui amour; mais s'il s'agit d'une personne orgueilleuse ou qui soupçonne la flatterie, le moyen cesse d'être adapté à la fin. C'est pourquoi la circonspection est nécessaire à la prudence, en ce sens qu'il lut juger aussi d'après les circonstances ce qui est ordonné à la fin.
Solutions:
1. Bien que les circonstances puissent être
infinies, en fait, dans une situation donnée, elles ne le sont pas. Il n'y a
que peu d'éléments amour modifier le jugement de la raison sur ce qu'il faut
faire.
2. Les circonstances concernent la prudence en ce
qu'elle doit les déterminer; elles concernent les vertus morales en ce que
celles-ci trouvent leur perfection grâce à la détermination des circonstances.
3. Comme il appartient à la prévoyance de regarder ce qui de soi convient à la fin, ainsi appartient-il à la circonspection de considérer si cette même manière d'agir convient à la fin, compte tenu des circonstances. Or, l'un et l'autre comporte une difficulté spéciale. Et c'est pourquoi l'un comme l'autre figure distinctement comme partie de la prudence.
Objections:
1. Il semble que l'attention précautionneuse ne
doive pas figurer comme partie de la prudence. En effet, là où le mal ne peut
arriver, les précautions ne sont pas nécessaires. " Personne ne fait un
mauvais usage des vertus ", dit S. Augustin. Donc l'attention
précautionneuse ne concerne pas la prudence, directrice des vertus.
2. Il appartient au même principe de prévoir le
bien et d'éviter le mal; c'est ainsi que le même art cause la santé et guérit
la maladie. Mais prévoir le bien est l'affaire de la prévoyance. Donc aussi
éviter le mal. L'attention précautionneuse ne doit donc pas figurer comme
partie de la prudence distincte de la prévoyance.
3. Aucun homme prudent ne s'efforce à
l'impossible. Mais personne ne peut prendre garde à tous les maux qui peuvent
arriver. Donc l'attention précautionneuse ne concerne pas la prudence.
Cependant, l'Apôtre dit aux Éphésiens (5, 15): " Prenez garde à vous conduire avec précaution. "
Conclusion:
La matière de la prudence, ce sont les réalités contingentes relatives à l'action. De même que le vrai s'y mêle au faux, ainsi le mal se mêle au bien, à cause de la grande diversité de ces actions où le bien est souvent empêché par le mal, et où le mal prend l'apparence du bien. C'est pourquoi l'attention précautionneuse est nécessaire à la prudence pour que le bien soit accueilli de façon à éviter le mal.
Solutions:
1. L'attention précautionneuse n'est pas
nécessaire en morale pour qu'on se mette en garde contre les actes vertueux;
mais pour qu'on se mette en garde contre ce qui peut empêcher ceux-ci.
2. Éviter les maux opposés et poursuivre le bien
relève du même genre d'activité. Mais se soustraire à des empêchements
survenant de l'extérieur, c'est quelque chose de différent. L'attention
précautionneuse se distingue de la prévoyance pour cette raison, bien que l'une
et l'autre concerne la même vertu de prudence.
3. Parmi les maux que l'homme doit éviter, certains arrivent le plus souvent. Il est possible de s'en faire une idée. C'est contre de tels maux qu’est dirigée l'attention précautionneuse, pour qu’on y échappe totalement ou qu'ils causent un moindre dommage. Il est d'autres maux qui n'arrivent que rarement et par hasard. Puisqu'ils sont infinis ni la raison ne peut les embrasser ni l'homme s'y soustraire entièrement. Il reste néanmoins que par l'activité de sa prudence l'homme peut ainsi se préparer à subir tous les assauts de la fortune pour en limiter les atteintes.
Il faut étudier maintenant les parties subjectives de la prudence. Et puisqu'on a traité déjà de la prudence par laquelle chacun se gouverne soi-même, il reste à traiter des espèces de prudence intéressant le gouvernement de plusieurs.
1. L'institution des lois doit-elle être comptée comme une espèce de la prudence? - 2. La politique? - 3. Le gouvernement domestique? - 4. L'art militaire?
Objections:
1. Il semble que la science royale ne doive pas
être comptée comme une espèce de la prudence. En effet cette science est
ordonnée au maintien de la justice car, pour Aristote? " Le prince est le
gardien de la justice ". Donc la science royale concerne davantage la
justice que la prudence.
2. Selon le Philosophe, la monarchie est l'une
des six formes de régime politique. Mais on ne trouve aucune espèce de prudence
dans les cinq autres régimes qui sont: l'aristocratie, la timocratie (électorat
censitaire), la tyrannie, l'oligarchie, la démocratie. Donc il ne faut pas non
plus trouver dans la monarchie la prudence royale.
3. Créer des lois n'appartient pas seulement aux
rois mais encore à certaines autres autorités et même au peuple, comme le
montre Isidore. Mais le Philosophe fait de l'institution des lois une partie de
la prudence. Il ne convient donc pas de substituer à celle-ci la prudence royale.
Cependant, le Philosophe dit que " la prudence est la vertu propre du prince ". Donc il doit y avoir une prudence spéciale: celle du roi.
Conclusion:
D'après ce qu'on a dit plus haut, il appartient à la prudence de gouverner et de commander. C'est pourquoi, là où se trouve dans les actes humains un gouvernement et un commandement d'une nature spéciale, il se trouve aussi une prudence spéciale. Or, il est clair que l'on trouve une sorte éminente et parfaite de gouvernement chez celui qui non seulement est chargé de se conduire lui-même, mais doit aussi gouverner la société parfaite qu'est une cité ou un royaume; en effet, un gouvernement est d'autant plus élevé qu'il est plus universel, c'est-à-dire qu'il s'étend à un plus grand nombre de biens et qu'il atteint une fin plus éloignée. Pour cette raison il revient au roi, à qui incombe le gouvernement de la cité ou du royaume, de posséder une prudence spéciale et qui soit la plus parfaite de toutes. Pour cette raison, la prudence royale est comptée comme une espèce de la prudence.
Solutions:
1. Tout ce qui a rapport aux vertus morales
concerne la prudence comme directrice de ces vertus; aussi la droite règle de
la prudence figure-t-elle dans la définition de la vertu morale, nous l'avons
dit plus haut. C'est pourquoi même l'exécution de la justice au service du bien
commun, telle quelle appartient à la fonction royale, a besoin de la direction
de la prudence. Aussi ces deux vertus sont-elles souverainement propres au roi,
savoir la prudence et la justice, selon Jérémie (23, 5): " Le roi régnera
et il sera sage, et il accomplira jugement et justice sur la terre. "
Toutefois, parce que diriger appartient davantage au roi et exécuter aux
sujets, la prudence royale s'entend plutôt comme une espèce de la prudence,
laquelle est directrice, que de la justice, laquelle est exécutrice.
2. Entre tous les régimes, la monarchie est le
meilleur d'après Aristote,. C'est pourquoi il fallait qu'une espèce de la
prudence reçoive son nom avant tout de la royauté. Sous la prudence royale on
comprendra néanmoins toutes les formes justes de gouvernement, mais non pas les
formes corrompues qui s'opposent à la vertu; elles sont de ce fait étrangères à
la prudence.
3. Le Philosophe nomme la prudence royale d'après la fonction principale du roi, qui est d'instituer les lois. Il est vrai que d'autres exercent la même fonction; ils ne le font néanmoins qu'au titre où ils ont une participation au gouvernement du roi.
Objections:
1. Il semble que non. En effet, la prudence
royale est une partie de la prudence politique, on vient de le dire. Mais la
partie ne doit pas être opposée au tout. Donc la politique ne doit pas figurer
comme une autre espèce de la prudence.
2. Les espèces des habitus se distinguent selon
les divers objets. Mais ce que le souverain commande et ce que le sujet exécute
c'est la même chose. Donc la politique, en tant qu'elle concerne les sujets, ne
doit pas figurer comme une espèce de prudence distincte de la prudence royale.
3. Chacun des sujets est une personne singulière.
Mais toute personne singulière peut suffisamment se diriger d'elle-même par la
prudence prise en son sens général. Inutile donc de poser une autre espèce de
prudence appelée politique.
Cependant, selon le Philosophe, il y a deux parties dans la prudence relative à la cité: l'une est architectonique et s'identifie à la fonction législatrice; l'autre a pour objet les cas particuliers et elle garde le nom général de prudence politique.
Conclusion:
Lorsqu'ils reçoivent un ordre, l'esclave est mû par son maître et le sujet par son prince. Mais autrement que ne sont mus les êtres irrationnels et inanimés. Car ceux-ci sont seulement mus par un autre sans se mettre eux-mêmes en mouvement, parce qu'ils ne sont pas les maîtres de leurs actes par le libre arbitre. C'est pourquoi la rectitude du gouvernement qui les dirige n'est pas en eux-mêmes mais seulement dans leurs moteurs. Mais quand des hommes sont esclaves ou sujets, ils sont soumis à la motion des autres par voie de commandement, de telle sorte qu'ils se meuvent cependant eux-mêmes par leur libre arbitre. C'est pourquoi une certaine rectitude de gouvernement doit se trouver en eux, par laquelle ils puissent se diriger eux-mêmes dans l'obéissance qu'ils accordent à leurs princes. Et c'est en quoi consiste l'espèce de la prudence qui est appelée politiques.
Solutions:
1. Comme on vient de le dire, la prudence royale
est la plus parfaite espèce de prudence. C'est pourquoi la prudence des sujets,
inférieure à la prudence royale, retient pour soi le nom générique et s'appelle
prudence politique. C'est ainsi qu'en logique, le prédicable qui ne signifie
pas l'essence, retient pour soi le nom générique et s'appelle un propre.
2. C'est la diversité dans la raison d'objet qui
diversifie spécifiquement l'habitus, on l'a montré précédemment. Or, les mêmes
actions à accomplir sont considérées par le roi selon une raison plus
universelle que par le sujet, qui obéit selon une raison moins universelle. En
effet, beaucoup obéissent à un seul et même roi dan leurs fonctions diverses.
Et c'est pourquoi la prudence royale est, par rapport à cette prudence
politique dont nous parlons maintenant, comme un art architectonique par
rapport à un art manuel d'exécution.
3. Par la prudence communément dite un homme se gouverne lui-même en rapport avec son bien propre; par la prudence politique dont il s'agit ici, en rapport avec le bien commun.
Objections:
1. Il semble que non. Le Philosophe dit en effet
que la prudence est ordonnée " au bien vivre en sa totalité ". Mais
le gouvernement domestique est ordonné à une fin particulière, c'est-à-dire aux
richesses, comme il dit ailleurs. Donc le gouvernement domestique n'est pas une
espèce de la prudence.
2. Comme on l'a établi plus haut, la prudence ne
se trouve que chez les bons. Mais le gouvernement domestique peut se trouver
aussi chez les mauvais; nombre de pécheurs en effet pourvoient bien à l'administration
de leur famille. Donc le gouvernement domestique ne doit pas être donné comme
une espèce de la prudence.
3. De même que dans le royaume on trouve prince
et sujet, ainsi dans la maison. Donc, si la prudence domestique est une espèce
comparable à la prudence politique, il devrait y avoir aussi une prudence
paternelle, comme il y a une prudence royale. Mais il n'y en a pas. Donc la
prudence domestique ne doit pas non plus être comptée comme une espèce de la
prudence.
Cependant, le Philosophe dit que " parmi les prudences préposées au gouvernement de plusieurs, l'une est domestique, l'autre législative, la troisième politique ".
Conclusion:
La raison d'objet, diversifiée selon l'universel et le particulier, ou selon le tout et la partie, diversifie les arts et les vertus; du fait de cette diversité, l'une est principale par rapport à l'autre. Or, il est clair que la maison occupe le milieu entre une personne individuelle et la cité ou royaume; car, de même qu'une personne individuelle est une partie de la maison, ainsi la maison est une partie de la cité ou royaume. C'est pourquoi, comme la prudence en général qui gouverne une seule personne, se distingue de la prudence politique, ainsi la prudence domestique doit-elle être distinguée de l'une et de l’autre.
Solutions:
1. Les richesses ne sont pas la fin ultime du
gouvernement domestique, mais elles lui tiennent lieu d'instruments, comme dit
Aristote. Or la fin ultime du gouvernement domestique est le bien-vivre total à
l'intérieur de la société familiale. C'est par manière d'exemple que le
Philosophe fait des richesses la fin du gouvernement domestique, et il se
réfère alors à ce qui est la préoccupation du grand nombre.
2. Certains pécheurs peuvent pourvoir
convenablement à des biens particuliers intéressant la maison, mais non au
bien-vivre total de la société domestique qui requiert avant toute chose la vie
vertueuse.
3. Le père, dans la maison, porte quelque ressemblance de la souveraineté royale, dit Aristote. Toutefois, il ne possède pas la pleine puissance de gouvernement que détient le roi. C'est pourquoi l'on ne pose pas une espèce distincte de prudence paternelle, comme il y a une prudence royale.
Objections:
1. Il semble que non. Car la prudence s'oppose à
l'art selon Aristote. Mais ce mot de militaire semble bien signifier l'art de
la guerre, comme il le montre ailleurs. Donc il ne faut pas proposer une espèce
militaire de la prudence.
2. Comme les activités militaires sont contenues
sous la politique, ainsi nombre d'autres activités comme le commerce, les
métiers. Mais aucune des autres activités exercées dans la cité ne donne lieu à
une espèce de la prudence. Donc les activités militaires non plus.
3. Dans la guerre, le courage des soldats est ce
qui compte le plus. Donc l'art militaire concerne davantage la force que la
prudence.
Cependant, il est dit dans les Proverbes (24, 6): " C'est par les calculs que tu feras la guerre, et le salut sera assuré là où les conseils abondent. " Mais les conseils sont affaire de prudence. Donc dans les choses de la guerre il y a la plus grande nécessité de posséder cette espèce de prudence qu'on appelle militaire.
Conclusion:
Les oeuvres de l'art et de la raison doivent être conformes aux oeuvres de la nature instituées par la raison divine. Or, la nature vise deux fins: premièrement gouverner chaque chose en elle-même, deuxièmement résister aux attaques extérieures et aux causes de destruction. C'est pour cette raison qu'elle a donné aux animaux non seulement la puissance concupiscible par laquelle ils sont mus à rechercher ce qui est conforme à leur bien, mais encore la puissance irascible par laquelle l'animal résiste à ceux qui l'attaquent. Aussi, dans les oeuvres de la raison, n'est-il pas besoin seulement de la prudence politique par laquelle soit convenablement disposé ce qui a rapport au bien commun, mais il faut encore la prudence militaire, par laquelle soient repoussés les assauts ennemis.
Solutions:
1. " Militaire " peut qualifier
cet art qui consiste à appliquer les règles intéressant le bon usage de
certains objets extérieurs, comme les armes et les chevaux. Mais en tant qu'un
tel art est ordonné au bien commun, il a plutôt raison de prudence.
2. Les autres activités exercées dans la cité ont
pour fin des utilités particulières. Mais l'activité militaire a pour fin de
protéger la totalité du bien commun.
3. L'exécution du combat appartient bien à la force, mais sa direction appartient à la prudence, surtout à celle du chef de l'armée.
1. L'eubulia est-elle une vertu? - 2. Est-elle une vertu spéciale, distincte de la prudence?- 3. La synésis est-elle une vertu spéciale? - 4. La gnômè est-elle une vertu spéciale?
Objections:
1. Il semble que non, car selon S. Augustin,
personne ne fait mauvais usage de la vertu. Mais certains font mauvais usage de
l'eubulia, qui signifie l'aptitude à bien délibérera; soit qu'ils
conçoivent des plans subtils en vue d'atteindre de mauvaises fins, soit aussi
qu'ils combinent des péchés en vue d'atteindre des fins bonnes, comme celui qui
vole pour faire l'aumône. Donc l'eubulia n'est pas une vertu.
2. La vertu est un certain achèvement. Mais l'eubulia
a pour matière la délibération, et celle-ci comporte doute et recherche,
qui sont des états imparfaits de l'esprit. Donc l'eubulia n'est pas une
vertu.
3. Les vertus sont connexes entre elles, nous
l'avons établi antérieurement. Mais l'eubulia n'est pas en connexion
avec les autres vertus; nombre de pécheurs en effet sont gens de bon conseil,
et nombre de justes n'en finissent pas de délibérer. Donc l'eubulia n'est
pas une vertu.
Cependant, l'eubulia est la rectitude de la délibération, dit le Philosophe. Mais c'est la raison droite qui fait la parfaite vertu. Donc l'eubulia est une vertu.
Conclusion:
Nous l'avons dit plus haut, il est de l'essence de la vertu humaine qu'elle rende bon l'acte accompli par l'homme. Or, entre autres actes, l'homme a en propre celui de délibérer, ce qui implique une recherche conduite par la raison relativement à l'action en laquelle consiste la vie humaine, car la vie spéculative, elle, est au-dessus de l'homme, d'après le Philosophe. Or l'eubulia désigne la bonté de la délibération, car ce mot est formé de eu qui signifie " bien " et de boule qui signifie " délibération ", c'est-à-dire l'acte de bien délibérer ou plutôt l'aptitude à bien délibérer. Il est donc clair que l'eubulia est une vertu humaine.
Solutions:
1. La délibération n'est pas bonne, soit queue
poursuive une fin mauvaise, soit queue invente des voies mauvaises pour
atteindre une fin bonne. Semblablement en spéculation, le raisonnement n'est
pas bon, qu'il ait une conclusion fausse ou bien qu'il ait une conclusion vraie
à partir de prémisses fausses, parce qu'il n'emploie pas le moyen terme
approprié. C'est pourquoi chacun des deux cas est contraire à l'eubulia
bien comprise, dit le Philosophe.
2. Bien que la vertu soit essentiellement une
certaine perfection, il n’est pas nécessaire cependant que la matière de la
vertu implique toujours quelque chose de parfait. Tout ce qui est humain en
effet doit être perfectionné par des vertus, non seulement les actes de la
raison parmi lesquels le conseil, mais aussi les passions de l'appétit
sensible, qui sont encore beaucoup plus imparfaites. Ou bien l'on peut répondre
que la vie humaine est une perfection à la mesure de l'homme; or l'homme ne
peut saisir avec certitude la vérité des choses d'un simple regard, surtout
dans l'action, où l'on a affaire à du contingent.
3. Chez aucun pécheur en tant que tel on ne trouve l'eubulia. Car tout péché est opposé à la bonne délibération. Il est requis en effet, pour bien délibérer, non seulement que l’on découvre ou l'on imagine ce qui est adapté à la fin, mais aussi que l'on observe les autres circonstances: le temps convenable, en sorte qu'on ne soit ni trop lent ni trop rapide dans les conseils; la manière de délibérer, en sorte qu'on soit ferme dans son conseil; et les autres circonstances obligatoires que le pécheur ne respecte pas lorsqu'il pèche. Tout homme vertueux d'autre part délibère des choses ordonnées à la fin de la vertu; il peut avec cela n'être pas de bon conseil dans un ordre particulier d'activités, par exemple dans le négoce, la guerre, etc.
Objections:
1. Il semble bien que non, car le Philosophe dit
" qu'il semble appartenir au prudent de bien délibérer ". Mais tel
est, nous venons de le dire, l'acte de l'eubulia. L'eubulia ne se
distingue donc pas de la prudence.
2. Les actes humains auxquels sont ordonnées les
vertus humaines reçoivent leur espèce avant tout de la fin, comme on l'a montré
antérieurement. Mais l'eubulia et la prudence sont ordonnées à la même
fin, selon Aristote, non à une fin particulière déterminée, mais à la fin
universelle de la vie tout entière. Donc l'eubulia n'est pas une vertu
distincte de la prudence.
3. En science spéculative, il appartient à la
même science de chercher et de déterminer. Pareillement ces actes appartiennent
donc à la même vertu dans l'ordre pratique. Mais chercher relève de l'eubulia,
déterminer de la prudence. Donc l'eubulia n'est pas une vertu différente
de la prudence.
Cependant, " la prudence a pour rôle de prescrire ", dit Aristote. Or, cet acte ne convient pas à l'eubulia. Donc celle-ci est une vertu différente de la prudence.
Conclusion:
Nous venons de le dire, la vertu au sens propre est ordonnée à l'acte, qu’elle rend bon. C'est pourquoi, selon la diversité des actes, il doit y avoir aussi des vertus diverses, et surtout quand la bonté des actes n'est pas de même nature. S'ils avaient en effet la même sorte de bonté, les actes divers relèveraient de la même vertu; c'est ainsi que d'une même cause dépend la bonté de l’amour, du désir, de la joie, et pour cette raison tous trois relèvent de la même vertu de charité. Or, les actes de la raison ordonnés à la vie pratique sont divers et ils n'ont pas la même sorte de bonté. En effet, il dépend d'une autre cause qu'un homme soit de bon conseil, de bon jugement, ou de bon commandement; et la preuve en est que ces qualités sont quelquefois séparées l'une de l'autre. Donc autre doit être la vertu d'eubulia, par laquelle un homme délibère bien, autre la prudence par laquelle il commande bien. Et de même que la délibération est ordonnée au commandement comme à l'acte principal, pareillement l'eubulia est ordonnée à la prudence comme à la vertu principale, faute de laquelle elle ne serait pas vertu, tout comme il n'y a pas de vertus morales sans la prudence, ni aucune vertu sans la charité.
Solutions:
1. Il appartient à la prudence de commander la
bonne délibération, à l'eubulia de la produire.
2. A l'unique fin ultime, qui est le bien-vivre
dans sa totalité, sont ordonnés des actes divers selon une certaine gradation;
car le conseil précède, puis vient le jugement et en dernier lieu le
commandement; celui-ci a rapport immédiat à la fin dernière, tandis que les
deux autres actes n'ont avec elle qu'un rapport éloigné. Ils ont cependant des
fins prochaines; celle du conseil est de découvrir ce qu'il faut faire, celle
du jugement est de le décider. Il ne suit donc pas de là que l'eubulia et
la prudence ne sont pas des vertus diverses, mais que l'eubulia est
ordonnée à la prudence comme une vertu secondaire à la vertu principale.
3. Même en spéculation, autre est la science rationnelle nommée dialectique, par laquelle on cherche à découvrir la vérité, autre la science démonstrative, par laquelle on la détermine.
Objections:
1. Il semble que non. En effet, les vertus ne
nous sont pas données avec la nature d'après Aristote. Mais il dit aussi que la
synésis est naturelle chez quelques-uns. Donc la synésis n'est
pas une vertu.
2. La synésis, dit-il au même livre,
se borne à juger. Mais le jugement seul, sans le commandement, peut se trouver
même chez les mauvais. Puisque la vertu ne se trouve que chez les bons, il
semble donc que la synésis ne soit pas une vertu.
3. Jamais il n'y a défaut dans le commandement
s'il n'y a défaut dans le jugement, du moins relatif à une action particulière,
car quiconque fait le mal s'est trompé en cela. Donc, si l'on fait de la synésis
la vertu du bon jugement, une autre vertu, ordonnée au bon commandement, ne
semble plus nécessaire. En conséquence la prudence sera superflue, ce qui est
inadmissible. La synésis n'est donc pas une vertu.
Cependant, le jugement est plus parfait que le conseil. Mais l'eubulia, qui inspire le bon conseil, est une vertu. Donc à bien plus forte raison la synésis qui inspire le bon jugement.
Conclusion:
La synésis désigne un jugement droit, non en matière de spéculation, mais en matière d'actions particulières, qui sont aussi l'objet de la prudence. Aussi, en rapport avec ce mot, dit-on en grec que certains sont synétoi, c'est-à-dire sensés, ou eusynétoi, c'est-à-dire hommes de bon sens; au contraire, on appelle ceux qui sont privés de cette vertu asynétoi, c'est-à-dire insensés. Or, la diversité des vertus doit correspondre à la différence des actes qui ne se ramènent pas à la même cause. Mais il est clair que la bonté du conseil et la bonté du jugement ne se ramènent pas à la même cause; beaucoup en effet sont de bon conseil qui ne sont pas cependant de bon sens, c'est-à-dire doués d'un jugement droit. En spéculation aussi, certains sont de bons chercheurs, ayant une raison prompte à se porter de tous côtés, grâce, semble-t-il, à une disposition de leur imagination, apte à former facilement des représentations diverses; et cependant il arrive que ces esprits n'aient pas un bon jugement; la cause en est dans un défaut de l'intelligence, lui-même dû surtout à une mauvaise disposition du sens commun qui juge mal. Outre l'eubulia, il faut donc une autre vertu par laquelle on juge bien. C'est celle qu'on appelle synésis.
Solutions:
1. Le jugement droit consiste en ce que la
faculté de connaissance saisit une chose comme elle est. L'effet en est dû à la
droite disposition de la faculté de connaissance; c'est ainsi que dans un
miroir bien conditionné, les formes corporelles s'impriment comme elles sont;
mais s'il est mal conditionné, les images apparaissent tordues et déformées.
Or, si une faculté de connaissance est bien conditionnée pour recevoir les
réalités comme elles sont, l'aptitude radicale en provient de la nature, mais
l'accomplissement en vient de l'exercice, ou du don de la grâce. Et ceci de
deux manières. Directement, à considérer la faculté de connaissance elle-même -
en ce sens par exemple qu'elle n'est pas imbue de conceptions déformées, mais
vraies et droites, et cette disposition relève de la synésis comme vertu
spéciale. L'autre manière est indirecte et concerne la droite disposition de
l'appétit, par laquelle l'homme juge bien des objets qui se proposent à cette
puissance appétitive. Ainsi le bon jugement vertueux résulte de l'habitus des
vertus morales, mais il s'agit alors du jugement relatif aux fins, tandis que
la synésis regarde plutôt ce qui est en vue de la fin.
2. Chez les mauvais, le jugement peut être droit
par rapport à l'universel. Mais quand il s'agit de l'action particulière à
accomplir, leur jugement est toujours vicié, comme on l'a établi
antérieurement.
3. Il arrive que ce qui a été bien jugé soit différé, accompli négligemment ou de manière désordonnée. C'est pourquoi après la vertu du bon jugement, la vertu principale du bon commandement, la prudence est encore nécessaire en dernier lieu.
Objections:
1. Il semble qu'elle ne soit pas distincte
de la synésis. Selon celle-ci en effet on est homme de bon jugement.
Mais nul n'est homme de bon jugement s'il ne juge bien en toute chose. Donc la synésis
s'étend à juger de tout. Il n'y a donc pas une autre vertu du bon jugement
appelée gnômè.
2. Le jugement tient le milieu entre le conseil
et le commandement. Mais il n'y a qu'une vertu du bon conseil, l'eubulia et
une vertu du bon commandement, la prudence. Donc il n'y a qu'une seule vertu du
bon jugement, et c'est la synésis.
3. Les événements rares, pour lesquels il faut
s'écarter des lois communes, sont surtout des effets du hasard. Or on ne rend
pas raison du hasard, dit Aristote. Mais toutes les vertus intellectuelles
concernant la raison droite. Donc, relativement à ces événements, il n'y a pas
de vertu intellectuelle.
Cependant, le Philosophe a précisé que la gnômè est une vertu spéciale.
Conclusion:
Les habitus de la connaissant se distinguent selon les principes plus ou moins élevés; par exemple la sagesse, en spéculation, considère des principes plus élevés que la science et c'est pourquoi elle en est distincte. Il doit en aller de même aussi dans l'ordre pratique. Or, il est clair que ce qui échappe à l'ordre d'un principe ou d'une cause inférieure tombe parfois sous l'ordre d'un principe plus élevé; c'est ainsi que l'enfantement d'un monstre, chez les animaux, enfreint l'ordre de la vertu séminale, mais elle est conforme à l'ordre d'un principe plus élevé, qui est le corps céleste ou au-delà, la providence divine. C'est pourquoi celui qui considérerait la vertu séminale ne pourrait porter un jugement certain sur ces monstres; on peut en juger cependant du point de vue de la providence divine. Or, il arrive quelquefois que l'on doive agir sans observer les règles communes de l'action: par exemple ne pas rendre un dépôt à l'ennemi de la patrie, et autres cas semblables. C'est pourquoi il faut juger de ces cas selon des principes plus élevés que les règles communes dont s'inspire la synésis. Et selon ces principes plus élevés une plus haute vertu est exigée: on l'appelle gnômè et elle implique une certaine perspicacité du jugement,
Solutions:
1. La synésis juge bien de tous les cas
tombant sous les règles communes. Mais d'autres actions doivent être jugées en
dehors des règles communes, nous venons de le dire.
2. Le jugement doit se prendre des principes
propres de la chose, tandis que la recherche a lieu encore selon les voies
communes. De là vient qu'en spéculation aussi la dialectique, qui concerne la
recherche, procède à partir de principes communs, tandis que la science
démonstrative, qui juge, procède de principes propres. Pour cette raison l'eubulia,
de laquelle relève la recherche de la délibération, est unique dans tous
les cas, mais non pas la synésis, qui concerne le jugement. Quant au
précepte, il regarde dans tous les cas une raison de bonté. Et c'est pourquoi
la prudence, elle aussi, est unique.
3. Considérer la totalité des choses qui peuvent arriver en dehors du cours commun appartient à la seule providence divine. Mais parmi les hommes, celui qui est plus perspicace peut juger par sa raison un plus grand nombre de ces cas. Et tel est le rôle de la gnômè, qui implique une certaine perspicacité de jugement.
1. Faut-il placer le conseil parmi les sept dons du Saint-Esprit? - 2. Le don de conseil correspond-il à la vertu de prudence? - 3. Le don de conseil subsiste-t-il dans la patrie? - 4. La cinquième béatitude: " Bienheureux les miséricordieux " correspond-elle au don de conseil?
Objections:
1. Il semble que non, car les dons du
Saint-Esprit sont donnés pour aider les vertus, comme le montre S. Grégoire.
Mais avec la vertu de prudence ou encore d'eubulia, l'homme possède
tout ce qu'il faut pour délibérer, d'après ce que nous avons dit b. Donc le
conseil ne doit pas figurer parmi les dons du Saint-Esprit.
2. La différence entre les sept dons du
Saint-Esprit et les grâces gratuitement données semble consister en ce que
celles-ci ne sont pas données à tous, mais distribuées aux uns ou aux autres,
tandis que les dons du Saint-Esprit sont donnés à tous ceux qui possèdent le
Saint-Esprit. Mais le conseil semble être au nombre de ces faveurs qui sont
accordées par le Saint-Esprit à quelques-uns spécialement, témoin ce texte du 1er
livre des Maccabées (2, 65): " Voici Siméon votre frère. Lui, il est un
homme de conseil. " Donc le conseil doit figurer plutôt parmi les grâces
gratuitement données que parmi les sept dons du Saint-Esprit.
3. Il est dit (Rm 8, 14): " Ceux-là sont les
fils de Dieu qui sont mus par l'Esprit de Dieu. " Mais ceux qui sont mus
par un autre n'ont pas besoin de conseil. Donc, puisque les dons du
Saint-Esprit conviennent surtout aux fils de Dieu " qui ont reçu l'esprit
d'adoption des fils " (Rm 8, 15), il semble que le conseil ne doive pas
figurer parmi les dons du Saint-Esprit.
Cependant, il est dit dans Isaïe (11, 2) " L'esprit de conseil et de force reposera sur lui. "
Conclusion:
Les dons du Saint-Esprit, comme nous l'avons dit, sont certaines dispositions par lesquelles l'âme se laisse facilement mouvoir par le Saint-Esprit. Or, Dieu meut chaque chose selon le mode de l'être qui est mû: c'est ainsi qu'il meut la créature corporelle dans le temps et dans le lieu, la créature spirituelle dans le temps et non dans le lieu, dit S. Augustin. Mais le propre de la créature douée de raison est qu'elle est mue à l'action par sa recherche rationnelle, et cette recherche prend le nom de conseil. C'est pourquoi le Saint-Esprit meut la créature raisonnable par mode de conseil. Et c'est pourquoi le conseil figure parmi les dons du Saint-Esprit.
Solutions:
1. La prudence ou eubulia, qu'elle soit
acquise ou infuse, dirige l'homme dans la recherche du conseil selon ce que
peut comprendre la raison; aussi, par la prudence ou eubulia, est-on de
bon conseil pour soi ou pour les autres. Mais parce que la raison humaine ne
peut comprendre dans leur singularité les événements contingents, il en résulte
que " les pensées des mortels sont timides, et incertaines nos prévoyances
", dit le livre de la Sagesse (9, 14). Pour cette raison, l'homme a besoin
dans la recherche du conseil d'être dirigé par Dieu qui comprend toute chose.
Tel est le rôle du don du conseil, par lequel l'homme est dirigé pour ainsi
dire par le conseil qu'il reçoit de Dieu. Pareillement, dans les affaires
humaines, ceux qui ne trouvent pas par euxmêmes le conseil voulu requièrent le
conseil d'hommes plus sages.
2. Qu'un homme soit à ce point de bon conseil
qu'il puisse conseiller les autres, cela peut relever d'une grâce gratuitement
donnée. Mais qu'un homme reçoive de Dieu le conseil relatif à une action
nécessaire au salut, cela est commun à tous ceux qui ont la grâce sanctifiante.
3. Les fils de Dieu sont mus par le Saint-Esprit selon leur mode d'être, c'est-à-dire en gardant leur libre arbitre, qui est faculté de volonté et de raison. Ainsi, en tant que la raison est instruite par le Saint-Esprit de ce qu'il faut faire, le don de conseil convient aux enfants de Dieu.
Objections:
1. Il semble qu'il n'y corresponde pas
exactement, car la réalité inférieure, en ce quelle a de plus élevé, rejoint la
réalité supérieure, comme le montre Denys; c'est ainsi que l'homme rejoint
l'ange par son intelligence. Mais la vertu cardinale est inférieure au don,
nous l'avons dit. Donc, puisque le conseil est le premier et le moins élevé des
actes de la prudence, tandis que l'acte le plus élevé de cette vertu est le
commandement et que son acte intermédiaire est le jugement, il semble que le
don correspondant à la prudence ne soit pas le conseil, mais plutôt le jugement
ou le commandement.
2. Une seule vertu est pleinement aidée par un
seul don; car plus un être est élevé, plus il est unifié, comme il est prouvé
au livre Des causes. Mais la prudence est secourue par le don de
science, qui n'est pas seulement spéculatif mais pratique, comme on l'a établi
plus haut. Donc le don de conseil ne correspond pas à la vertu de prudence.
3. Il appartient en propre à la prudence de
diriger, comme on l'a établi plus haut. Mais il relève du don de conseil que
l'homme soit dirigé par Dieu, nous venons de le dire. Donc le don de conseil
n'a pas rapport à la vertu de prudence.
Cependant, le don de conseil concerne les actions à accomplir en vue de la fin. Mais la prudence a le même objet. Donc ils se correspondent.
Conclusion:
Un principe inférieur de mouvement est secouru et perfectionné avant tout en étant mû par un principe moteur plus élevé, comme le corps lorsqu'il est mû par l'esprit. Or, il est clair que la rectitude de la raison humaine se rapporte à la raison divine comme un principe inférieur de mouvement se rapporte à un principe plus élevé; car la raison éternelle est la règle suprême de toute rectitude humaine. Et c'est pourquoi la prudence qui implique rectitude de raison est souverainement perfectionnée et aidée en ce qu'elle est réglée et mue par le Saint-Esprit. Telle est l'oeuvre du don de conseil, comme on l'a dit. Donc le don de conseil correspond à la prudence, comme la secourant et la perfectionnant.
Solutions:
1. Juger et commander n'est pas le fait de ce qui
est mû, mais de ce qui meut. Et parce que dans les dons du Saint-Esprit l'âme
humaine n'a pas pour rôle de mouvoir mais plutôt d'être mue, comme nous l'avons
dit, il ne convenait pas que le don correspondant à la prudence fût appelé
commandement ou jugement, mais conseil, car ce mot signifie la motion reçue
dans l'esprit conseillé de la part de celui qui conseille.
2. Le don de science ne correspond pas
directement à la prudence, puisqu'il se trouve dans la partie spéculative, mais
vient à son secours par une certaine extension. Tandis que le don de conseil
correspond directement à la prudence, ayant le même objet.
3. Tout être qui meut en étant mû lui-même, meut du fait qu'il est mû. Aussi l'âme humaine, du fait queue est dirigée par le Saint-Esprit, devient capable de se diriger, elle-même et les autres.
Objections:
1. Il semble que non, car le conseil concerne les
actions à accomplir en vue d'une fin. Mais dans la patrie aucune action ne
devra être accomplie en vue d'une fin, puisque les hommes y seront en
possession de leur fin. Donc il n'y a pas de don de conseil dans la patrie.
2. Le conseil suppose un doute, car il est
ridicule de délibérer en matière évidente, comme le montre le Philosophe. Or
dans la patrie tout doute sera supprimé. Donc il n'y a pas de don de conseil
dans la patrie.
3. Dans la patrie, les saints seront rendus
parfaitement conformes à Dieu, selon le mot de S. Jean (1 Jn 3, 2): "
Lorsqu'il apparaîtra, nous lui serons semblables. " Mais le conseil ne
sied pas à Dieu, selon S. Paul (Rm 11, 34): " Qui a été son conseil?
" Donc le don de conseil ne convient pas non plus aux saints dans la
patrie.
Cependant, S. Grégoire déclare: " Lorsque la faute ou la justice de chaque nation est déférée au conseil de la cour céleste, le chef de cette nation est proclamé vainqueur ou non dans le combat. "
Conclusion:
Nous l'avons dit, les dons du Saint-Esprit se rapportent à la motion par Dieu de la créature raisonnable. Or deux choses sont à considérer relativement à cette motion. La première, c'est que la disposition de ce qui est mû tant que dure le mouvement, est différente de sa disposition au terme du mouvement. Et tout d'abord, dans le cas où ce qui meut est seulement principe du mouvement, lorsque cesse le mouvement, cesse aussi l'action du moteur sur le mobile désormais parvenu au terme; ainsi la maison, une fois construite, ne continue pas d'être bâtie par le bâtisseur. Mais quand ce qui meut est cause non seulement du mouvement, mais aussi de la forme à laquelle le mouvement était ordonné, l'action du moteur ne cesse pas une fois la forme acquise; c'est ainsi que le soleil continue d'éclairer l'air après que celui-ci a reçu la lumière. De la même manière, Dieu cause en nous la vertu et la connaissance non seulement lorsque nous les acquérons pour la première fois, mais encore aussi longtemps que nous y persévérons. Dieu cause ainsi chez les bienheureux la connaissance des actions à faire, non en leur apprenant ce qu'ils ignoraient, mais en maintenant en eux la connaissance de ces actions.
Il y a cependant certaines choses que les bienheureux, anges ou hommes, ne connaissent pas; elles n'appartiennent pas à l'essence de la béatitude, mais concernent le gouvernement providentiel du monde. Et sur ce point intervient la seconde considération: à savoir que Dieu ne meut pas de la même manière les âmes des bienheureux et les âmes des voyageurs. Car pour ces dernières, la motion divine qui dirige leurs actions apaise en elles l'anxiété d'un doute qu'elles avaient d'abord éprouvée. Chez les bienheureux au contraire il y a simple ignorance de ce qu'ils ne connaissent pas, et les anges même ont à en être purifiés, selon Denys. Chez eux il n'y a pas d'abord recherche et incertitude, mais simple conversion à Dieu. C'est ce qui s'appelle demander conseil à Dieu. S. Augustin dit en ce sens que les anges consultent Dieu sur les réalités d'ici-bas. On nomme donc conseil l'instruction qu'ils reçoivent de Dieu.
De cette façon, le don de conseil se trouve chez les bienheureux en tant que Dieu leur continue la connaissance de ce qu'ils savent; et en tant qu'ils reçoivent de Dieu la lumière sur ce qu'ils ignorent relativement à leur action.
Solutions:
1. Même chez les bienheureux, il y a des actes
qui sont ordonnés à la fin, soit qu'ils procèdent, pour ainsi dire, de la fin
déjà obtenue, comme la louange qu'ils adressent à Dieu; soit que ces actes
aient pour effet d'attirer les autres à la fin qu'eux-mêmes possèdent, comme
font les ministères des anges et les prières des saints. A l'égard de tels
actes, le don de conseil a sa place chez eux.
2. Le doute qui se rattache au conseil
caractérise l'état de la vie présente; il ne se rattache plus au conseil dans
la patrie. Semblablement, les vertus cardinales n'ont pas tout à fait les mêmes
actes dans la patrie et au cours du voyage.
3. Le conseil n'est pas chez Dieu comme en celui qui le reçoit, mais comme en celui qui le donne. Or les saints dans la patrie sont conformés à Dieu comme celui qui reçoit est conformé au principe dont il subit l'influence.
Objections:
1. Il ne semble pas, car toutes les béatitudes
sont des actes vertueux déterminés, nous l'avons établi. Mais le conseil nous
dirige dans tous les actes des vertus. Donc la cinquième béatitude ne
correspond pas plus qu'une autre au conseil.
2. Les préceptes prescrivent ce qui est
nécessaire au salut, le conseil ce qui n'est pas nécessaire au salut. Or la
miséricorde est nécessaire au salut, selon ce texte (Jc 2, 13): " Celui-là
subira un jugement sans miséricorde, qui n'a pas fait miséricorde. " La
pauvreté au contraire n'est pas nécessaire au salut mais appartient à la vie
parfaite, selon l'Évangile (Mt 19, 21). Donc la béatitude de la pauvreté répond
mieux au don de conseil que celle de la miséricorde.
3. Les fruits font suite aux béatitudes; ils
disent en effet un certain plaisir spirituel qui suit les actes parfaits des
vertus. Mais aucun fruit ne répond au don de conseil, comme il ressort de la
lettre aux Galates (5, 22. 23). Donc la béatitude de la miséricorde ne répond
pas non plus au don de conseil.
Cependant, S. Augustin affirme que " le conseil convient aux miséricordieux; car le seul remède qui nous délivre de si grands maux est de remettre aux autres et de pardonner ".
Conclusion:
Le conseil concerne proprement ce qui est utile en vue de la fin. Ce qui a le plus d'utilité en vue de la fin est donc aussi ce qui correspond le mieux au don de conseil. Or, telle est la miséricorde, selon cette parole de S. Paul (1 Tm 4, 8): " La piété est utile à tout. " Et c'est pourquoi au don de conseil correspond spécialement la béatitude de la miséricorde, non comme l'acte que ce don produit lui-même, mais comme celui qu'il dirige.
Solutions:
1. Bien que le conseil dirige dans tous les actes
vertueux, il dirige spécialement dans les oeuvres de miséricorde, pour la
raison qu'on vient de dire.
2. Le conseil comme don du Saint-Esprit nous
dirige en toute action ordonnée à la fin de la vie éternelle, qu'elle soit
nécessaire au salut ou non. Mais il est vrai que toute oeuvre de miséricorde
n'est pas nécessaire au salut.
3. Le fruit dit quelque chose d'ultime. Dans la vie pratique, l'ultime n'est pas dans la connaissance mais dans l'opération, qui est la fin recherchée. C'est pourquoi parmi les fruits, il n'en est aucun qui se rapporte à la connaissance pratique; on ne mentionne que ce qui concerne les opérations à l'égard desquelles la connaissance pratique est directrice. Parmi eux figurent la bonté et la bénignité, qui correspondent à la miséricorde.
LES VICES OPPOSÉS A LA PRUDENCE
S. Augustin nous dit: " Pour toutes les vertus il y a non seulement des vices qui s'opposent a chacune par une différence évidente, comme la témérité s'oppose à la prudence, mais encore des vices voisins des vertus en quelque manière et ayant avec elles une ressemblance non point véritable, mais apparente et trompeuse, comme la ruse avec la prudence elle-même. " Il faut donc étudier: I. Les vices qui s'opposent manifestement à la prudence; ils proviennent d'un défaut dans la prudence ou dans les qualités requises à cette vertu (Question 53-54). II. Les vices qui ont avec elle une fausse ressemblance (Question 55); ceux-là sont dus au mauvais usage de ce qui est requis à la prudence. Et puisque la sollicitude se rattache à la prudence, on traitera de deux vices à propos de la première catégorie: 1. l'imprudence (Question 53); 2. la négligence, qui s'oppose à la sollicitude (Question 54).
1. L'imprudence est-elle un péché? - 2. Est-elle un péché spécial? - 3. La précipitation ou témérité. - 4. L'inapplication. - 5. L'inconstance. - 6. L'origine de ces vices.
Objections:
1. Il semble que non, car tout péché est
volontaire, dit S. Augustin. Or, l'imprudence n'est pas volontaire, car
personne ne veut être imprudent. Donc l'imprudence n'est pas un péché.
2. Aucun péché ne naît avec l'homme, en dehors du
péché originel. Mais l'imprudence naît avec l'homme: d'où l'imprudence des
jeunes gens. Et elle n'est pas le péché originel, qui s'oppose à la justice
originelle. Donc l'imprudence n'est pas un péché.
3. Tout péché est ôté par la pénitence. Mais
l'imprudence n'est pas ôtée par la pénitence. Donc elle n'est pas un péché.
Cependant, le trésor spirituel de la grâce n'est ôté que par le péché. Or il est ôté par l'imprudence, selon les Proverbes (21, 20): " Il y a un trésor précieux et de l'huile dans la demeure du juste, mais l'homme imprudent les dissipera. "
Conclusion:
L'imprudence peut se prendre en deux sens: comme privant de la prudence, comme s'opposant à la prudence. Dans le sens négatif, le mot ne s'emploie pas avec propriété car, en rigueur de termes, il ne signifie pas autre chose que l'absence de prudence, qui peut être sans péché. On parle d'imprudence au sens privatif lorsqu'un sujet manque de prudence, alors qu'il peut et doit en avoir. L'imprudence ainsi comprise est péché en raison de la négligence, parce qu'on ne s'applique pas à posséder la prudence.
Par mode d'opposition, il y a imprudence lorsque la raison agit et procède d'une manière contraire à la prudence. Par exemple, si la droite raison prudente agit par voie de délibération, l'imprudence dédaigne de délibérer, et ainsi des autres qualités de l'acte prudent. En ce sens, l'imprudence est péché au titre propre de la prudence, car on ne peut agir contre la prudence que si l'on s'écarte des règles garantissant sa rectitude. Donc, si l'on agit ainsi par aversion des règles divines, il y a péché mortel; c'est le cas de l'homme qui méprisant et répudiant les enseignements divins, agit précipitamment. Mais si l'on agit en dehors des règles divines sans mépris et sans dommage pour ce qui est nécessaire au salut, le péché est véniel.
Solutions:
1. Personne ne veut la difformité de
l'imprudence, mais le téméraire qui veut agir avec précipitation veut l'acte
d'imprudence. Aussi le Philosophe dit-il: " Celui qui pèche volontairement
en matière de prudence est moins approuvé. "
2. Cet argument se réfère à l'imprudence entendue
au sens négatif. Disons toutefois que l'absence de prudence comme de n'importe
quelle vertu est comprise dans l'absence de la justice originelle qui rendait
parfaite l'âme entière. Ainsi compris, tous ces manques de vertus peuvent être
ramenés au péché originel.
3. Par la pénitence, la prudence infuse est restituée, et son absence prend fin. Mais l'habitus de la prudence acquise n'est pas restitué pour autant; ce qui est enlevé, c'est l'acte contraire, en lequel consiste proprement le péché d'imprudence.
Objections:
1. Il semble que non. En effet, quiconque pèche
agit contre la raison droite, qui est la prudence. Mais l'imprudence consiste à
agir contre la prudence, on vient de le dire. Donc l'imprudence n'est pas un
péché spécial.
2. La prudence a plus d'affinité que la science
avec les actes moraux. Mais l'ignorance, qui s'oppose à la science, est classée
parmi les causes générales du péché. Donc à bien plus forte raison
l'imprudence.
3. Les péchés proviennent de ce que les
circonstances des vertus sont désordonnées: d'où le mot de Denys selon lequel
" le mal provient de chacun des défauts affectant la chose mauvaise
". Mais nombre d'éléments sont requis à la prudence: la raison,
l'intelligence, la docilité et les autres dont on a parlé plus haut. Donc
l'imprudence donne lieu à beaucoup d'espèces. Donc elle n'est pas un péché
spécial.
Cependant, l'imprudence est le contraire de la prudence, comme on l'a dit. Mais la prudence est une vertu spéciale. Donc l'imprudence est un vice spécial.
Conclusion:
Un vice ou péché peut être dit général de deux manières: ou bien absolument, parce qu'il est général à l'égard de tous les péchés; ou bien, parce qu'il est général à l'égard de certains vices, ses espèces. Dans le premier sens un vice peut être dit général doublement. A titre essentiel lorsqu'il s'attribue à tous les péchés. En cc sens l'imprudence n'est pas un péché général, de même que la prudence n'est pas en ce sens une vertu générale, car elles concernent des actes spéciaux, à savoir les actes mêmes de la raison.
Au titre de la participation ensuite. En ce sens l'imprudence est un péché général. De même effet que la prudence est de quelque manière participée dans toutes les vertus en tant qu’elle les dirige; ainsi l'imprudence, dans tous les vices et péchés; aucun péché en effet, ne peut être commis s'il n'y a un défaut dans un acte de la raison dirigeante, ce qui est une imprudence.
Mais, si l'on entend le péché général non pas absolument mais dans un genre donné, en cc qu'il contient et comprend plusieurs espèces, l’imprudence est alors un péché général. Elle contient en effet des espèces diverses de trois manières.
1° Par opposition aux diverses parties subjectives de la prudence. En effet, comme on distingue la prudence en prudence privée, qui gouverne une seule personne, et en prudences préposées au gouvernement de la multitude, qui constituent d'autres espèces, comme on l'a établi plus haut, de même l'imprudence.
2° En référence aux parties pour ainsi dire potentielles de la prudence, qui sont les vertus annexes et se prennent selon les différents actes de la raison. De cette façon, en ce qui concerne le manque de conseil, objet de l'eubulia, on a comme espèce d'imprudence la précipitation ou témérité; en ce qui concerne le manque de jugement, objet de la synésis et de la gnômè, on a l'inapplication. En ce qui concerne le commandement lui-même, qui est l'acte propre de la prudence, on a l'inconstance et la négligence.
3° L'imprudence peut se diviser par opposition aux qualités requises à la prudence, qui sont pour ainsi dire les parties intégrantes de cette vertu. Mais parce que toutes ces qualités ont pour fin de diriger les trois actes de la raison susdits, tous les défauts contraires se réduisent aux quatre espèces qu'on vient de nommer. C'est ainsi que l'absence d'attention précautionneuse et de circonspection sont comprises dans l'inconsidération. Si l'on manque de docilité, de mémoire ou de raison, il s'agit de précipitation. Mais l'imprévoyance, le défaut d'intelligence et de sagacité, se réduisent à la négligence et à l'inconstance.
Solutions:
1. L'argument se réfère à la généralité par
participation.
2. Parce que la science est plus éloignée de la
moralité que la prudence, selon la signification propre de l'une et de l'autre,
l'ignorance n'a pas en soi raison de péché moral, mais seulement à cause de la
négligence qui la précède ou de l'effet qui suit. On la classe en conséquence
parmi les causes générales du péché. Mais l'imprudence, dans sa raison propre,
signifie un vice moral. C'est pourquoi l'on est plus fondé à en faire un péché
spécial.
3. Quand le dérèglement des diverses circonstances procède du même motif, l'espèce du péché n'en est pas diversifiée; le péché, par exemple, est de même espèce si quelqu'un prend le bien d'autrui dans un lieu qui ne convient pas et dans un temps qui ne convient pas. Mais si les motifs étaient divers, les espèces le seraient aussi, par exemple si quelqu'un prend le bien d'autrui là où il ne doit pas, dans l'intention de profaner le lieu saint, ce qui en ferait une espèce de sacrilège; un autre, dans le temps où il ne doit pas, pour la seule satisfaction de son désir démesuré de posséder, ce qui serait de l'avarice pure et simple. C'est pourquoi le défaut des qualités requises à la prudence ne donne lieu à des espèces diverses que pour autant qu'elles disent ordre aux actes divers de la raison, comme on vient de le dire.
Objections:
1. Il semble que la précipitation ne soit pas un
péché compris dans l'imprudence. L'imprudence en effet s'oppose à la vertu de
prudence. Mais la précipitation s'oppose au don de conseil. car S. Grégoire
affirme: " Le don de conseil est donné contre la précipitation. "
Donc la précipitation n'est pas un péché compris dans l'imprudence.
2. La précipitation semble se rattacher à la
témérité. Mais la témérité implique la présomption, qui se rattache à
l'orgueil. Donc la précipitation n'est pas un vice compris dans l'imprudence.
3. La précipitation semble impliquer une hâte
désordonnée. Or, dans l'acte de délibérer il n'y a pas seulement péché du fait
que l'on se hâte, mais aussi si l'on tarde trop, en sorte qu'on laisse passer
l'occasion d'agir, et aussi selon le dérèglement des autres circonstances selon
Aristote. Donc il n'y a pas plus de raison de comprendre dans l'imprudence le
péché de précipitation que la lenteur excessive ou quelque autre désordre
relatif à la délibération.
Cependant, il est dit aux Proverbes (4, 19): " Le chemin des impies est ténébreux, ils ne savent sur quoi ils trébuchent. " Mais les ténèbres du chemin d'impiété se rattachent à l'imprudence. Donc trébucher, ou être précipité, se rattache à l'imprudence.
Conclusion:
La précipitation se dit métaphoriquement des actes de l'âme par ressemblance avec le mouvement corporel. En ce sens, se précipiter désigne ce qui passe de haut en bas par son propre mouvement ou sous l'effet d'une impulsion reçue, sans observer l'ordre et les degrés de la descente. Or, le haut de l'âme est la raison: le bas, c'est l'action exercée par le corps; les degrés intermédiaires, par lesquels il faut descendre en bon ordre, sont la mémoire du passé, l'intelligence du présent, la sagacité à l'égard des événements futurs, le raisonnement qui compare une chose avec l'autre, la docilité qui acquiesce aux avis des anciens: par ces degrés on descend en bon ordre selon le cours d'une délibération bien faite. Tandis que si l'on se porte à agir par élan de volonté ou de passion en sautant ces degrés, on tombe dans la précipitation. Donc, puisque le désordre de la délibération se rattache à l'imprudence, il est clair que le vice de précipitation est compris dans ce péché.
Solutions:
1. La rectitude du conseil relève du don de
conseil et de la vertu de prudence, quoique de manière différente, nous l'avons
dit. C'est pourquoi la précipitation s'oppose à l'un et à l'autre.
2. On appelle actes téméraires ceux qui ne sont
pas gouvernés par la raison. Ce qui arrive de deux manières. Ou bien sous
l'effet de la volonté ou de la passion, ou bien par mépris de la règle
directrice, et c'est proprement ce qui implique la témérité. Elle semble donc
provenir de la racine d'orgueil, qui refuse de se soumettre à une règle
étrangère. Tandis que la précipitation vérifie les deux manières. La témérité
est donc comprise dans la précipitation, bien que la précipitation concerne
plutôt le premier genre d'actions.
3. Dans la délibération il y a beaucoup de particularités à considérer. D'où le parole du Philosophe: " Il faut délibérer lentement. " Aussi la précipitation s'oppose-t-elle à la rectitude de la délibération plus directement que la lenteur exagérée, qui a quelque ressemblance avec la délibération droite.
Objections:
1. Il semble que l'inapplication ne soit pas un
péché spécial compris dans l'imprudence. La loi divine nous engage en effet à
ne commettre aucun péché, selon le Psaume (19, 8): " La loi du Seigneur
est sans tache. " Or, elle nous engage à ne pas nous appliquer, puisqu'il
est dit (Mt 10, 19): " Ne réfléchissez pas à la manière dont vous
répondrez ou sur ce que vous direz. " Donc l'inapplication n'est pas un
péché.
2. Quiconque délibère doit s'appliquer à beaucoup
de choses. Mais lorsque la délibération est insuffisante, on a la
précipitation, qui provient par conséquent de l'inapplication. Donc la
précipitation est comprise dans l'inapplication. Donc celle-ci n'est pas un
péché spécial.
3. La prudence consiste dans les actes de la
raison pratique, qui sont: délibérer, juger de ce qu'on a délibéré, commander.
Mais s'appliquer est un acte qui précède tous ceux-là, puisqu'il appartient
aussi à l'intellect spéculatif. Donc l'inapplication n'est pas un péché spécial
compris dans l'imprudence.
Cependant, il est dit (Pr 4, 25): " Que tes yeux voient ce qui est droit, et que tes regards précèdent tes pas ", ce qui relève de la prudence. Mais l'inapplication fait le contraire. Donc elle est un péché spécial compris dans l'imprudence.
Conclusion:
La considération ou l'application implique l'acte de l'intelligence regardant une vérité. Or, de même que la recherche relève de la raison, ainsi le jugement relève de l'intelligence; aussi la science démonstrative en spéculation est-elle appelée judicative en tant qu'elle vérifie ce qui a été cherché, en résolvant les conclusions dans les premiers principes intelligibles. C'est pourquoi la considération concerne avant tout le jugement. Aussi le manque de jugement droit tombe-t-il sous le vice d'inapplication, dans le cas où l'on manque au jugement droit du fait que l'on méprise ou que l'on néglige de faire attention aux règles d'où procède le jugement droit. Il est clair en conséquence que l'inapplication est un péché.
Solutions:
1. Le Seigneur ne défend pas de considérer ce
qu'il faut faire et dire, lorsqu'on en a l'opportunité. Mais dans les paroles
citée il encourage ses disciples à mettre leur confiance dans le seul conseil
divin, pour le cas où l'opportunité ferait défaut, soit parce qu'ils manquent
de savoir, soit parce qu'ils sont brusquement surpris car " lorsque nous
ignorons comment agir, il nous reste la seule ressource de diriger nos regards
vers Dieu " (2 Ch 20, 12). Autrement, si l'homme néglige de faire ce qu'il
peut et attend tout du secours divin, il semble qu'il tente Dieu.
2. Toute la considération de ce qui tombe sous le
conseil est ordonné au droit jugement; c'est pourquoi la considération
s'accomplit dans le jugement. Aussi est-ce encore l'inapplication qui s'oppose
surtout à la rectitude du jugement.
3. On entend ici l'inapplication relativement à une matière déterminée, c'est-à-dire aux actions humaines. Pour être bien jugées, celles-ci demandent qu'on fasse attention à plus de choses que même en matière spéculative, pour la raison que les actions ont lieu dans le singulier.
Objections:
1. Il semble que l'inconstance ne soit pas un
vice compris dans l'imprudence. Car elle semble consister en ce que l'homme ne
persiste pas dans une entreprise difficile. Mais persister dans les difficultés
relève de la force. Donc l'inconstance s'oppose à la force plus qu'à
l'imprudence.
2. On lit en S. Jacques (3, 16): " Là où il
y a jalousie et dispute, il y a inconstance et toute sorte de désordre. "
Mais la jalousie se rattache à l'envie. Donc l'inconstance ne se rattache pas à
l'imprudence, mais plutôt à l'envie.
3. On attribue l'inconstance à celui qui ne
persévère pas dans ce qu'il s'était proposé. Si c'est par plaisir, c'est le
fait de l'incontinent; si c'est par tristesse, c'est le fait d'un homme mou et
délicat, selon Aristote. Donc l'inconstance ne se rattache pas à l'imprudence.
Cependant, il appartient à la prudence de préférer un bien plus grand à un bien moindre. Donc renoncer au meilleur est un acte d'imprudence. Mais c'est là de l'inconstance. Donc l'inconstance se rattache à l'imprudence.
Conclusion:
L'inconstance implique l'abandon d'un bon propos déterminé. Un tel abandon a son principe dans l'appétit; en effet, on ne s'écarte après coup d'un bon propos que parce que l'on cède à une complaisance désordonnée. Mais il n'est consommé que par la défaillance de la raison, qui s'égare en répudiant ce qu'elle avait admis à bon droit; et parce qu'elle pouvait résister à la poussée de la passion, elle ne doit qu'à sa faiblesse de ne pas résister et de ne pas soutenir fermement le bon propos qu'elle avait conçu. C'est pourquoi l'inconstance, lorsqu'elle est consommée, signale une défaillance de la raison. Or, de même que toute rectitude de la raison pratique relève en quelque façon de la prudence, ainsi toute défaillance de sa part se rattache à l'imprudence. C'est pourquoi la consommation de l'inconstance est de l'imprudence. Et de même que la précipitation provient d'un défaut relatif à la délibération, et l'inapplication d'un défaut relatif au jugement, ainsi l'inconstance provient d'un défaut relatif au commandement; car on appelle inconstant celui dont la raison néglige de commander ce qui a été délibéré et jugé.
Solutions:
1. Le bien de la prudence est participé dans
toutes les vertus morales; et en ce sens il appartient à toutes les vertus
morales de persister dans le bien. On l'attribue toutefois de préférence à la
force, qui subit une plus grande poussée en sens contraire.
2. L'envie et la colère, qui sont à l'origine de
la dispute, produisent l'inconstance du côté de la puissance appétitive où se
trouve le principe de l'inconstance, comme on vient de le dire.
3. Il semble que la continence et la persévérance ne soient pas dans l'appétit, mais seulement dans la raison. Le continent en effet subit des convoitises déréglées et le persévérant de pénibles tristesses, ce qui dénonce une insuffisance de la puissance appétitive. Mais leur raison tient bon: celle du continent contre les convoitises, celle du persévérant contre les tristesses. Si bien, que la continence et la persévérance apparaissent comme des espèces de la constance, rattachée à la raison; et c'est à la raison aussi que se rattache l'inconstance.
Objections:
1. Il semble que tous ces vices ne naissent pas
de la luxure. En effet l'inconstance naît de l'envie comme on vient de le dire.
Mais l'envie est un vice distinct de la luxure. Donc ces vices ne naissent pas
de la luxure.
2. Il est écrit (Jc 1, 8): " L'homme à l'âme
partagée est inconstant dans toutes ses voies. " La duplicité ne semble
pas se rattacher à la luxure, mais plutôt au penchant à la tromperie laquelle
est fille de l'avarice, selon S. Grégoire. Donc ces vices ne naissent pas de la
luxure.
3. Ces vices signalent un défaut de la raison. Mais les vices spirituels sont plus proches de la raison que les vices charnels. Donc ces vices naissent plutôt des vices spirituels que des vices charnels.
En sens contraire: S. Grégoire donne tous ces vices comme naissant de la luxure.
Conclusion:
Selon le Philosophe, le plaisir est ce qui trouble au maximum l'estimation de la prudence, surtout le plaisir charnel, qui absorbe l'âme entière et l'entraîne au plaisir des sens. Or la perfection de la prudence, comme de toute vertu intellectuelle, consiste à se détacher du sensible. Par conséquent, les vices dont on a parlé plus haut et qui signalent un défaut de la prudence et de la raison pratique, comme on l'a montré que naissent surtout de la luxure.
Solutions:
1. L'envie et la colère causent l'inconstance en
détournant la raison vers un autre objet, mais la luxure cause l'inconstance en
éteignant totalement le jugement de la raison. Aussi le Philosophe dit-il:
" Celui qui ne peut contenir sa colère entend la raison, quoique non
parfaitement, mais celui qui ne peut contenir sa convoitise ne l'entend pas du
tout. "
2. Même la duplicité de l'âme est une conséquence
de la luxure, tout comme l'inconstance, en ce que la duplicité de l'âme
signifie qu'on passe incessamment d'un objet à l'autre. D'où le mot de Térence:
" L'amour cause la guerre, puis de nouveau la paix et la trêve. "
3. Les vices charnels éteignent d'autant plus le jugement de la raison qu'ils détournent et éloignent davantage de la raison.
1. La négligence est-elle un péché spécial? - 2. A quelle vertu s'oppose-t-elle? - 3. Est-elle
péché mortel?
Objections:
1. Il ne le semble pas. La négligence s'oppose à
la diligence. Mais la diligence est requise en toute vertu. Donc la négligence
n'est pas un péché spécial.
2. Ce qui se trouve en tout péché n'est pas un
péché spécial. Mais la négligence se trouve en tout péché; car celui qui pèche,
néglige ce qui le détournerait du péché; et celui qui persévère dans le péché,
néglige de s'en repentir. Donc la négligence n'est pas un péché spécial.
3. Tout péché spécial a une matière déterminée.
Mais la négligence ne semble pas avoir une matière déterminée; elle ne concerne
en effet ni les actions mauvaises ni les actions indifférentes, parce qu'on ne
taxe pas de négligence le fait de les omettre; elle ne concerne pas non plus le
bien, parce que si on l'accomplit négligemment, il cesse d'être le bien. Il
semble donc que la négligence ne soit pas un vice spécial.
Cependant, on distingue les péchés commis par négligence des péchés commis par mépris.
Conclusion:
La négligence implique qu'on manque de la sollicitude requise. Or le manquement à un acte requis a toujours raison de péché. Il est donc évident que la négligence a raison de péché; et de même que la sollicitude est un acte spécial de vertu, la négligence est nécessairement un péché spécial. Il y a en effet des péchés spéciaux dont la matière est spéciale: ainsi la luxure, qui a pour matière les plaisirs sexuels. Mais d'autres vices sont spéciaux en raison de la spécialité de leur acte qui s'étend à toute matière. Et tous les vices relatifs à un acte de la raison sont de cet te sorte, car tout acte de la raison s'étend à toute matière morale. C'est pourquoi, puisque la sollicitude est un acte spécial de la raison comme on l'a établi plus haut, la négligence, qui implique le manque de sollicitude, est un péché spécial.
Solutions:
1. La diligence (diligentia) semble être
identique à la sollicitude, car nous apportons une sollicitude plus grande à ce
que nous préférons (diligimus). Aussi la diligence, comme la
sollicitude, est-elle requise pour toute vertu, en tant que sont requis en
toute vertu les actes de la raison qui sont nécessaires.
2. En tout péché, il y a nécessairement un manque
affectant un acte de la raison, par exemple la délibération ou un autre acte
semblable. En conséquence, de même que la précipitation est un péché spécial à
cause de l'acte spécial de la raison qui est omis, à savoir la délibération,
encore qu'il puisse y avoir précipitation en tout genre de péché; de même la
négligence est un péché spécial à cause d'un manque affectant l'acte spécial de
la raison qu'est la sollicitude, bien qu'on la trouve plus ou moins en tout
péché.
3. Le bien que l'on doit faire constitue la matière propre de la négligence; non que des actions puissent négligemment être bonnes en étant négligemment accomplies, mais en ce sens que par négligence il leur manque la bonté qu'elles devraient avoir, soit que par manque de sollicitude on ait complètement omis d'accomplir l'acte requis, soit qu'on ait négligé l'une des circonstances de l'acte qui sont requises.
Objections:
1. Il semble que la négligence ne s'oppose pas à
la prudence. En effet, elle semble être identique à la paresse ou torpeur qui
se rattache à l'acédie, comme le montre S. Grégoire. Or l'acédie ne s'oppose
pas à la prudence mais plutôt à la charité, comme on l'a dit plus haute. Donc
la négligence ne s'oppose pas à la prudence.
2. Tout péché d'omission semble relever de la
négligence. Mais le péché d'omission ne s'oppose pas à la prudence, il s'oppose
plutôt aux vertus morales préposées à l'exécution des actes bons. Donc la
négligence ne s'oppose pas à la prudence.
3. L'imprudence concerne un des actes de la
raison. Mais la négligence n'implique pas un manque relatif à la délibération,
ce qui est le défaut de la précipitation, ni relatif au jugement, ce qui est le
défaut de l'inapplication, ni relatif au commandement, ce qui est le défaut de
l'inconstance. Donc la négligence ne se rattache pas à l'imprudence.
4. On lit dans l'Ecclésiaste (7, 19): " Qui
craint Dieu, ne néglige rien. " Mais tout péché est exclu surtout par la
vertu contraire. Donc la négligence s'oppose davantage à la crainte qu'à la
prudence.
Cependant, il est dit dans l'Ecclésiastique (20, 7): " Le vantard et l'imprudent laissent passer le bon moment. " Mais cela revient à la négligence. Donc la négligence s'oppose directement à la prudence.
Conclusion:
La négligence s'oppose directement à la sollicitude. Or la sollicitude se rattache à la raison, et la rectitude de la sollicitude se rattache à la prudence. Par opposition, la négligence se rattache donc à l'imprudence. Le nom même en fait foi. Selon Isidore, négligent (negligens) équivaut à non élisant (nec eligens). Or la juste élection des moyens en vue de la fin relève de la prudence. Donc la négligence se rattache à l'imprudence.
Solutions:
1. La négligence consiste dans le défaut de
l'acte intérieur auquel se rattache aussi l'élection. Tandis que la paresse et
la torpeur concernent plutôt l'exécution; en ce sens toutefois que la paresse
implique le retard à exécuter tandis que la torpeur implique un relâchement
dans l'exécution même. Il est donc logique que la torpeur naisse de l'acédie,
car l'acédie est une tristesse qui accable l'âme, c'est-à-dire l'empêche
d'agir.
2. L'omission concerne l'acte extérieur. Il y a
omission en effet quand on n'accomplit pas un acte requis. Elle s'oppose donc à
la justice. Et elle est un effet de la négligence, comme l'exécution de
l'action juste est l'effet de la raison droite.
3. La négligence concerne l'acte du commandement,
auquel se rattache aussi la sollicitude. Mais le négligent manque à cet acte
autrement que l'inconstant. L'inconstant en effet commande mal par suite d'un
empêchement, le négligent par manque de promptitude dans la volonté.
4. La crainte de Dieu fait éviter tout péché, comme il est dit dans les Proverbes (15, 27 Vg): " Par la crainte du Seigneur chacun s'écarte du mal. " Par conséquent la crainte fait éviter la négligence. Non en ce sens toutefois que la négligence s'oppose directement à la crainte, mais en tant que la crainte stimule l'homme à accomplir les actes de la raison. On a établi pareillement au traité des passions e que la crainte amène à bien délibérer.
Objections:
1. Il semble que non, car sur ce texte de Job (9,
28): " Je redoutais tout ce que je faisais, etc. ", la Glose de S.
Grégoire déclare que " c'est un moindre amour de Dieu qui favorise la
négligence ". Mais partout où il y a péché mortel, l'amour de Dieu
disparaît totalement. Donc la négligence n'est pas péché mortel.
2. Sur ce texte de l'Ecclésiastique (7, 34 Vg)
" Purifie-toi à peu de frais de la négligence ", la Glose de Raban
Maur déclare: " Bien que l'offrande soit mince, elle purifie les
négligences de nombreux péchés. " Ce ne serait pas vrai si la négligence
était péché mortel. Donc la négligence n'est pas péché mortel.
3. Dans la loi, des sacrifices ont été établis
pour les péchés mortels, comme on le voit au Lévitique (4 et suiv.). Mais aucun
sacrifice n'y est statué pour la négligence. Donc la négligence n'est pas péché
mortel.
Cependant, on lit aux Proverbes (19, 16): " Celui qui néglige son chemin trouvera la mort. "
Conclusion:
Comme on vient de le dire, la négligence provient d'un certain relâchement de la volonté, par l'effet duquel la raison manque de la sollicitude qui lui ferait commander ce qu'elle doit ou comme elle doit. Donc il peut arriver de deux manières que la négligence soit péché mortel.
L'une tient à ce qui est omis par négligence. Si ce qu'on omet, soit acte, soit circonstance, est nécessaire au salut, la négligence sera péché mortel. L'autre manière tient à la cause de la négligence. En effet, si la volonté est à ce point relâchée en ce qui concerne les choses de Dieu qu'elle perde la charité, une telle négligence est péché mortel. Cela se produit surtout quand la négligence est un effet du mépris. En revanche, si la négligence consiste à omettre un acte ou une circonstance qui n'est pas nécessaire au salut et ne résulte pas du mépris mais d'un manque de ferveur, comme celui que produit parfois un péché véniel, la négligence n'est pas péché mortel mais véniel.
Solutions:
1. " Un moindre amour de Dieu "
peut s'entendre de deux façons. Ou bien par défaut de ferveur de charité, et
cela produit une négligence qui est péché véniel. Ou bien par défaut de la
charité elle-même, comme on parle de moindre amour de Dieu lorsque Dieu est
aimé seulement d'amour naturel. La négligence qui a une telle cause est péché
mortel.
2. " Une modeste offrande, faite d'un coeur
humble et dans un sentiment de pure dilection ", comme il est dit au même
endroit, purifie non seulement des péchés véniels, mais encore des mortels.
3. Quand la négligence consiste dans l'omission de ce qui est nécessaire au salut, elle passe au genre de péché plus manifeste, car les péchés qui consistent dans les actes intérieurs restent plus cachés. Et c'est la raison pour laquelle la loi ne prescrivait pas à leur sujet de sacrifices déterminés; l'offrande des sacrifices était en effet un aveu public de péché, qu'on ne doit pas faire pour un péché occulte.
1. La prudence de la chair est-elle un péché? - 2. Est-elle péché mortel? - 3. La ruse est-elle un péché spécial? - 4. La tromperie. - 5. La fraude. - 6. Le souci pour les affaires temporelles. - 7. Le souci de l'avenir. - 8. L'origine de ces vices.
Objections:
1. Il semble que non, car la prudence est une
vertu plus noble que les autres vertus morales, puisqu'elle les gouverne
toutes. Mais aucune justice ni tempérance n'est péché. Donc aucune prudence non
plus n'est péché.
2. Agir avec prudence en vue d'une fin qu'il est
licite d'aimer n'est pas un péché. Mais il est licite d'aimer la chair: "
Personne n'a jamais haï sa propre chair " (Ep 5, 29). Donc la prudence de
la chair n'est pas un péché.
3. Comme l'homme est tenté par sa chair, il l'est
aussi par le monde, voire par le diable. Mais aucune prudence du monde ni non
plus du diable ne figure parmi les péchés. Donc aucune prudence de la chair ne
doit non plus figurer parmi les péchés.
Cependant, nul n'est ennemi de Dieu si ce n'est à cause de l'iniquité, selon ce passage de la Sagesse (14, 9): " L'impie et son impiété pareillement haïs de Dieu. " Mais comme il est dit aux Romains (8, 7): " La prudence de la chair est révolte contre Dieu. " Donc la prudence de la chair est un péché.
Conclusion:
Nous l'avons dit plus haut, la prudence a pour objet ce qui s'ordonne à la fin de la vie entière. C'est pourquoi la prudence de la chair signifie proprement qu'un homme traite les biens charnels comme la fin ultime de sa vie. Or, il est clair que cela est péché; de cette manière en effet il abandonne l'ordre à l'égard de la fin ultime, qui ne consiste pas dans les biens du corps, ainsi qu'on l'a établi précédemment b. C'est pourquoi la prudence de la chair est péché.
Solutions:
1. La justice et la tempérance impliquent dans
leur raison même ce qui fait louer la vertu, à savoir l'égalité et la
modération des convoitises; et c'est pourquoi elles ne sont jamais prises en
mauvaise part. Tandis que le mot de prudence dérive de prévoyance, nous l'avons
dit plus haute. Or, celle-ci peut s'étendre même au mal. C'est pourquoi, bien
que la prudence sans autre qualification soit prise en bonne part, elle peut
moyennant une addition recevoir un sens défavorable. C'est ainsi que la
prudence de la chair est le nom d'un péché.
2. La chair est pour l'âme, comme la matière est
pour la forme, et l'instrument pour l'agent principal. Aussi aime-t-on
licitement la chair pour qu'elle soit ordonnée au bien de l'âme comme à sa fin.
Mais si l'on va jusqu'à établir sa fin dernière dans le bien de la chair,
l'amour qu'on a pour elle sera désordonné et illicite. Et c'est de cette
manière que la prudence de la chair s'ordonne à l'amour de la chair.
3. Le diable nous tente non en devenant désirable, mais par ses suggestions. C'est pourquoi, puisque la prudence implique l'ordre à une fin désirable, on ne parle pas d'une prudence du diable comme on parle d'une prudence en rapport avec quelque fin mauvaise, en raison de laquelle le monde et la chair nous tentent: car on veut dire par là que les biens du monde et de la chair s'offrent à nos désirs. C'est pourquoi l'on parle d'une prudence de la chair et aussi d'une prudence du monde, selon ce texte de Luc (16, 8): " Les fils de ce siècle sont plus prudents entre eux, etc. " S. Paul, pour son compte, renferme tout dans la prudence de la chair, car même les biens extérieurs du monde, c'est à cause de la chair que nous les convoitons.
On peut dire néanmoins ceci: Parce que la prudence est une sorte de sagesse, nous l'avons reconnu plus haut, on peut entendre une triple prudence conformément aux trois tentations. Aussi S. Jacques (3, 15) parle-t-il d'une sagesse terrestre, animale, diabolique comme on l'a exposé plus haut en traitant de la sagesse.
Objections:
1. Il semble que la prudence de la chair soit
péché mortel. En effet, s'insurger contre la loi divine est péché mortel, car
de cette manière on méprise le Seigneur. Mais " la prudence de la chair ne
se soumet pas à la loi de Dieu " (Rm 8, 7). Donc la prudence de la chair
est péché mortel.
2. Tout péché contre le Saint-Esprit est péché
mortel. Mais la prudence de la chair semble être un péché contre le
Saint-Esprit: elle ne peut en effet être " soumise à la loi de Dieu
". comme il est écrit au même endroit, et ainsi semble-t-elle être un
péché irrémissible, ce qui est le trait propre du péché contre le Saint-Esprit.
Donc la prudence de la chair est péché mortel.
3. Au plus grand bien est opposé le plus grand
mal, selon Aristote. Mais la prudence de la chair s'oppose à la prudence, qui
est la plus importante des vertus morales. Donc la prudence de la chair est le
plus important des désordres moraux. Donc elle est péché mortel.
Cependant, ce qui diminue le péché n'a pas de soi raison de péché mortel. Mais prendre soin de la chair avec précaution, ce qui semble relever de la prudence de la chair, diminue le péché. Donc la prudence de la chair, de soi, n'implique pas péché mortel.
Conclusion:
Nous l'avons dit plus haut, un homme est appelé prudent selon deux significations possibles: ou bien il est prudent absolument, c'est-à-dire par rapport à la fin de la vie entière; ou bien il l'est relativement, c'est-à-dire par rapport à une fin particulière, dans le sens où l'on parle d'un homme prudent en affaires ou autres choses semblables. Donc, si l'on entendait prudence de la chair au sens d'une prudence absolue, en sorte que la fin ultime de la vie consisterait dans le soin de la chair, elle est péché mortel. En effet, une telle fin détourne l’homme de Dieu, puisqu'il est impossible d'avoir plusieurs fins dernières, nous l'avons établi antérieurement.
Mais si l'on entend la prudence de la chair au sens d'une prudence particulière, en ce cas la prudence de la chair est un péché véniel. Il arrive en effet que l'on soit porté de façon désordonnée vers un plaisir charnel sans que l'on se détourne de Dieu par un péché mortel; ainsi ne met-on pas la fin de sa vie entière dans le plaisir de la chair. Chercher à se procurer un plaisir de cette sorte est un péché véniel qui se rattache à la prudence de la chair. Et si l'on ordonne effectivement le soin de la chair à une fin honnête, comme lorsqu’on tient à manger pour soutenir son corps, il ne s’agit plus de prudence de la chair. Car en ce cas l'homme utilise le soin de la chair comme un moyen en vue d'une fin.
Solutions:
1. L'Apôtre parle de la prudence de la chair dans
le sens où l'on met dans les biens charnels la fin de la vie humaine tout
entière. Et en ce sens elle est péché mortel.
2. La prudence de la chair n'implique pas le
péché contre le Saint-Esprit. Lorsqu'il est dit qu'elle ne peut être "
soumise à la loi de Dieu ", il ne faut pas l'entendre comme si l'homme,
sujet de la prudence de la chair, ne pouvait se convertir et se soumettre à la
loi de Dieu; mais en ce sens que la prudence de la chair comme telle ne peut
être soumise à la loi de Dieu, de même que l'injustice ne peut être juste, ni
la chaleur froide, bien qu'un corps chaud puisse être froid.
3. Tout péché s'oppose à la prudence, de même que la prudence est participée en toute vertu. Il n'en résulte pas que tout péché opposé à la prudence soit le plus grave; il ne l'est que lorsqu'il s'oppose à la prudence dans une matière de la plus grande importance.
Objections:
1. Il semble que non. En effet, les paroles de la
Sainte Écriture n'engagent personne à pécher. Or, elles engagent à la ruse (Pr
1, 4) " Afin qu'aux tout-petits soit donnée la ruse. " Donc la ruse
n'est pas un péché.
2. On lit aux Proverbes (13, 16): " L'homme
rusé fait tout avec conseil. " C'est ou bien en vue d'une fin bonne, ou
bien en vue d'une fin mauvaise. S'il agit en vue d'une fin bonne, il ne semble
pas y avoir péché. S'il agit en vue d'une fin mauvaise, son péché semble
relever de la prudence de la chair ou du siècle. Donc la ruse n'est pas un
péché spécial distinct de la prudence de la chair.
3. Sur ce passage de Job (12, 4): " La
simplicité du juste est tournée en dérision ", S. Grégoire déclare: "
La sagesse de ce monde consiste à cacher son coeur sous des machinations, à
voiler sa pensée par ses paroles, à présenter comme vrai ce qui est faux, à
montrer comme faux ce qui est vrai. " Il ajoute plus loin: " Cette
sorte de prudence, les jeunes gens la connaissent par la pratique, les enfants
paient pour l'apprendre. " Mais la description qu'il en fait semble
concerner la ruse. Donc celle-ci ne se distingue pas de la prudence de la chair
ou du monde. Et par là elle ne semble pas être un péché spécial.
Cependant, l'Apôtre écrit (2 Co 4, 2) " Nous repoussons les dissimulations honteuses, nous ne nous conduisons pas avec ruse, et nous ne falsifions pas la parole de Dieu. " Donc la ruse est un péché.
Conclusion:
La prudence est la droite règle des actions comme la science est la droite règle de la connaissance. Or, on pèche de deux façons contre la rectitude de la science dans l'ordre spéculatif: ou bien lorsque la raison aboutit à une conclusion fausse qui paraît vraie; ou bien lorsque la raison procède de prémisses fausses qui semblent être vraies, soit qu'elle en tire une conclusion vraie, soit qu'elle en tire une conclusion fausse. De même, un péché peut s'opposer à la prudence en ayant une certaine ressemblance avec cette vertu, de deux manières. 1° Parce que la raison s'emploie au service d'une fin qui a une bonté non pas vraie mais apparente, et cela relève de la prudence de la chair. 2° En tant qu'on se sert, pour atteindre une fin, bonne ou mauvaise, de moyens qui ne sont pas vrais, mais simulés et apparents, et l'on a le péché de ruse. Celle-ci est donc un péché opposé à la prudence et distinct de la prudence de la chair.
Solutions:
1. Comme dit S. Augustin, on emploie par extension
le mot de ruse dans un bon sens, comme par extension l'on emploie celui de
prudence dans un mauvais sens. La cause en est dans la ressemblance de l'une
avec l'autre. A proprement parler cependant, la ruse se prend en mauvaise part,
comme dit aussi le Philosophe k.
2. La ruse peut délibérer ou bien en vue d'une
fin bonne, ou bien en vue d'une fin mauvaise. Il ne faut pas toutefois
atteindre une fin bonne par des voies fausses et simulées, mais par des voies
vraies. Donc la ruse est un péché, même si elle est ordonnée à une fin bonne.
3. Dans la prudence du monde, S. Grégoire inclut tout ce qui peut se rattacher à la fausse prudence. Elle comprend donc aussi la ruse.
Objections:
1. Il semble que la tromperie ne soit pas un péché
se rattachant à la ruse. En effet, il n'y a pas de péché, surtout mortel, chez
les hommes parfaits. Or, il y a chez eux de la tromperie, selon ce texte (2 Co
12, 16): " je vous ai trompés. " Donc la tromperie n'est pas toujours
un péché.
2. La tromperie semble se rapporter surtout à la
langue, selon ce passage du Psaume (5, 11) " Par leurs langues ils
agissaient de façon trompeuse. " Mais la ruse, comme la prudence, est dans
l'acte même de la raison. Donc la tromperie ne se rattache pas à la ruse.
3. Il est dit aux Proverbes (12, 20): " La
tromperie est dans le coeur de ceux qui méditent le mal. " Mais méditer le
mal ne se rapporte pas toujours à la ruse. Donc la tromperie ne semble pas se
rapporter à la ruse.
Cependant, la ruse a pour but de circonvenir, selon ce mot de l'Apôtre (Ep 4, 14): " Par ruse, afin de circonvenir et d'entraîner dans l'erreur. " Mais c'est aussi le but de la tromperie. Donc la tromperie se rattache à la ruse.
Conclusion:
Comme on vient de le dire, il appartient à la ruse d'adopter des voies non pas vraies mais simulées et apparentes en vue d'atteindre une fin, qu'elle soit bonne ou mauvaise. Or on adopte de telles voies selon deux degrés. Ou bien on les conçoit, et cela relève de la ruse, de même que concevoir des voies droites en vue d'une fin bonne relève de la prudence. Ou bien adopter ces voies consiste en l'exécution effective des desseins qu'on a médités, et l'on a cette fois la tromperie. En conséquence, la tromperie consiste à exécuter la ruse. Et en ce sens elle s'y rattache.
Solutions:
1. De même que la ruse se prend à proprement
parler du mal, et par extension du bien, de même la tromperie qui en est
l'exécution.
2. L'exécution de la ruse destinée à tromper les
autres a lieu avant tout et principalement par le moyen des paroles, qui
occupent le premier rang parmi les signes dont les hommes se servent pour
communiquer avec leurs semblables comme le montre S. Augustin'. C'est pourquoi
la tromperie est attribuée surtout au langage. Mais il arrive aussi qu'il y ait
de la tromperie dans les actes, selon le Psaume (105, 25): " Ils ont agi
avec tromperie envers les serviteurs (de Dieu). " Il y a même tromperie
dans le coeur, selon ce passage de l'Ecclésiastique (19, 23 Vg): " Leur
coeur est plein de tromperie. " Mais il s'agit alors de concevoir des
tromperies selon le Psaume (38, 13): " Tout le jour, ils ruminent des
tromperies. "
3. Tous ceux qui pensent faire le mal doivent concevoir des procédés qui leur permettent d'exécuter leur dessein; et le plus souvent ils conçoivent des procédés trompeurs grâce auxquels ils obtiennent plus facilement ce qu'ils veulent. Il arrive néanmoins que certains accomplissent le mal ouvertement et par violence, sans ruse ni tromperie. Mais parce que c'est plus difficile, c'est aussi plus rare.
Objections:
1. Il semble que la fraude ne se rattache pas à
la ruse. Il n'est pas louable en effet de se laisser tromper, ce qui est
l'objet de la ruse. Mais il est louable de subir la fraude, selon ce texte (1
Co 6, 7): " Pourquoi ne subissez-vous pas plutôt la fraude? " Donc la
fraude ne se rattache pas à la ruse.
2. La fraude semble se rapporter au fait
d'acquérir illicitement les biens extérieurs. Il est dit en effet dans les
Actes des Apôtres (5, 1-2): " Un homme du nom d'Ananie, avec Saphire son
épouse, vendit un champ et frauda sur son prix. Mais s'approprier illicitement
ou retenir des biens extérieurs tombe sous l'injustice ou l'illibéralité. Donc
la fraude ne se rattache pas à la ruse, qui s'oppose à la prudence.
3. Personne n'emploie la ruse contre soi-même.
Mais les fraudes de certains sont tournées contre eux-mêmes. Il est dit en
effet aux Proverbes (1, 18) que certains " trament des fraudes contre
leurs propres âmes ". Donc la fraude ne se rattache pas à la ruse.
Cependant, la fraude a pour but de tromper, selon le texte de Job (13, 9): " Dieu serait-il trompé comme un homme par vos procédés frauduleux? " Or la ruse a le même but. Donc la fraude se rattache à la ruse.
Conclusion:
De même que la tromperie consiste en l'exécution de la ruse, pareillement aussi la fraude. Mais on peut marquer la différence en disant que la tromperie concerne l'exécution de la ruse universellement, soit par paroles soit par actions, tandis que la fraude concerne plus proprement l'exécution de la ruse par des actions.
Solutions:
1. L'Apôtre n'engage pas les fidèles à se laisser
tromper au plan de la connaissance. Il les engage à supporter patiemment
l'effet de la tromperie en tenant bon sous les torts qu'on leur a
frauduleusement causés.
2. L'exécution de la ruse peut être assurée par
un autre vice, comme celle de la prudence est assurée par les vertus. Et en ce
sens rien n'empêche que l'acte de fraude ne tombe sous l'avarice ou
l'illibéralité.
3. Ceux qui commettent des fraudes n'entreprennent rien intentionnellement contre eux-mêmes ou contre leurs âmes. Mais en vertu du juste jugement de Dieu il se fait que ce qu'ils ont entrepris contre les autres se retourne contre eux-mêmes, selon ce mot du Psaume (7, 16): " Il est tombé dans la fosse qu'il a creusée. "
Objections:
1. Il semble licite d'avoir du souci pour les
affaires temporelles. Car il appartient au supérieur d'avoir de la sollicitude
pour ses sujets, selon ce mot de l'épître aux Romains (12, 8): " Celui qui
préside, qu'il le fasse avec sollicitude. " Mais, en vertu de l'ordination
divine, l'homme règne sur les biens temporels, selon le Psaume (8, 8): "
Tu as mis toutes choses sous ses pieds, les brebis et les boeufs, etc. "
Donc l'homme doit avoir de la sollicitude pour les affaires temporelles.
2. Chacun est en souci de la fin en vue de
laquelle il agit. Mais il est licite à l'homme de travailler en vue des biens
temporels qui soutiennent sa vie. D'où le mot de l'Apôtre (2 Th 3, 10): "
Si quelqu'un ne veut pas travailler, qu'il ne mange pas. " Donc il est
licite de se mettre en souci des choses temporelles.
3. La sollicitude dans les oeuvres de miséricorde
est louable, selon la deuxième épître à Timothée (1, 17): " Venu à Rome,
Onésiphore me chercha avec sollicitude. " Mais la sollicitude des biens
temporels a rapport quelquefois avec les oeuvres de miséricorde; ainsi
lorsqu'on apporte de la sollicitude à traiter des affaires des orphelins et des
pauvres. Donc la sollicitude des choses temporelles n'est pas illicite.
Cependant, le Seigneur nous dit (Mt 6, 31): " Ne soyez pas en souci, disant: "Que mangerons-nous? Que boirons-nous? De quoi nous vêtirons-nous?" " Et cependant ces choses sont des plus nécessaires.
Conclusion:
La sollicitude comporte l'application qu'on met à obtenir quelque chose. Or, il est clair qu'on met plus d'application là où l'on craint de manquer; et donc la sollicitude est moindre là où l'on est sûr d'obtenir. Par conséquent la sollicitude des biens temporels peut être illicite de trois manières. 1° En ce qui regarde l'objet de la sollicitude, si nous recherchons les biens temporels comme notre fin. D'où ce mot de S. Augustin: " Quand le Seigneur dit: "Ne soyez pas en souci, etc.", il le dit afin que les disciples n'aient pas ces biens en vue, et ne fassent pas à cause d'eux tout ce qu'il ont reçu l'ordre de faire en prêchant l'Évangile. "
2° La sollicitude des biens temporels peut être illicite d'une deuxième manière, du fait de l’application superflue que l’on met à se procurer ces biens, d'où il suit que l'homme s'éloigne des biens spirituels auxquels il doit s'appliquer principalement. C'est pourquoi il est dit (Mt 13, 22) " Le souci du monde étouffe la parole. "
3° Ce souci est illicite du fait de la crainte superflue, lorsque l'on craint, faisant ce que l'on doit, que le nécessaire ne vienne à manquer. Le Seigneur exclut ce sentiment d'une triple façon. Tout d'abord, à cause des bienfaits plus grands accordés par Dieu à l'homme sans qu'il les sollicite, bienfaits qui sont le corps et l'âme. Ensuite, à cause de l'aide accordée par Dieu aux animaux et aux plantes indépendamment de toute oeuvre humaine, à proportion de leur nature. Enfin, au nom de la providence divine; c'est parce qu'ils l'ignoraient que les païens mettaient leur principale sollicitude à rechercher les biens temporels. Le Seigneur conclut en conséquence que notre principal souci doit être celui des bienfaits spirituels, dans l'espérance que même les temporels nous seront fournis selon nos besoins, si nous faisons ce que nous devons.
Solutions:
1. Les biens temporels sont soumis à l'homme pour
qu'il en use à la mesure de ses nécessités, non pour qu'il mette en eux sa fin
et dépense à leur sujet une sollicitude excessive.
2. La sollicitude de l'homme qui gagne son pain
par le labeur de son corps n'est pas excessive si elle est mesurée. C'est
pourquoi S. Jérôme dit: " Il faut travailler, mais sans sollicitude
", ce qui veut dire sans ce souci excessif qui trouble l’esprit.
3. La sollicitude du temporel dans les oeuvres de miséricorde est ordonnée à la fin de la charité. Elle n'est donc pas illicite, sauf si elle est excessive.
Objections:
1. Il semble que l'on doive se soucier de
l'avenir. On lit en effet dans les Proverbes (6, 6-8): " Va voir la
fourmi, paresseux, considère ses moeurs et apprends la sagesse. Elle n'a ni
chef ni maître, et cependant elle prépare dès l'été sa nourriture, et au temps
de la moisson elle rassemble ce qu'elle mangera plus tard. " Voilà qui est
se soucier de l'avenir. Donc la sollicitude de l'avenir est louable.
2. La sollicitude se rattache à la prudence. Mais
la prudence a pour objet principalement ce qui est à venir; en effet, sa partie
principale est la prévoyance du futur, nous l'avons dit plus haut. Donc il est
vertueux d'être en souci de l'avenir.
3. Quiconque met de côté quelque chose et le
réserve pour plus tard est en souci de l'avenir. Mais le Christ en personne,
lisons-nous (Jn 12, 6) avait une bourse pour y garder de l'argent qui était
confié à judas. Les Apôtres eux aussi conservaient le prix des domaines qu'on
" venait jeter à leurs pieds " (Ac 4, 35). Donc il est permis de se
soucier de l'avenir.
Cependant, le Seigneur dit (Mt 6, 34) " Ne soyez pas en souci du lendemain. " Or le lendemain est mis ici pour l'avenir, explique S. Jérôme.
Conclusion:
Aucune oeuvre ne peut être vertueuse si elle n'est revêtue des circonstances requises. Le temps est l'une d'entre elles, selon l'Ecclésiaste (8, 6): " Il y a un temps et un moment pour tout. " La règle vaut non seulement pour les oeuvres extérieures, mais encore pour la sollicitude intérieure. A chaque temps, en effet, convient sa sollicitude propre, comme à l'été le souci de la moisson, à l'automne le souci de la vendange. Donc si l'on avait déjà en été du souci pour la vendange, on devancerait inutilement le souci de la saison prochaine. C'est pourquoi le Seigneur interdit comme superflue une telle sollicitude, disant . " Ne soyez pas en souci du lendemain. " Aussi ajoute-t-il: " Demain se souciera de lui-même ", c'est-à-dire: il aura sa propre sollicitude, et qui suffit à affliger l'âme. C'est ce qu'il dit ensuite: " A chaque jour suffit sa peine ", c'est-à-dire l'affliction du souci.
Solutions:
1. La fourmi a le souci approprié au moment. Et
c'est cela qui est proposé à notre imitation.
2. A la prudence appartient la juste prévoyance
de l'avenir. Or, la prévoyance de l'avenir ou sollicitude serait désordonnée si
l'on recherchait comme des fins les biens temporels pour lesquels on
parle de passé et d'avenir; ou bien si l'on recherchait le superflu au-delà des
besoins de la vie présente; ou bien si l'on devançait le temps du souci.
3. Comme dit S. Augustin: " Quand nous voyons un serviteur de Dieu pourvoir à ce que le nécessaire ne lui manque pas, ne pensons pas qu'il est en souci du lendemain. " Car le Seigneur en personne a daigné pour l'exemple avoir une bourse; et il est écrit dans les Actes des Apôtres (1 1, 28) que l'on a fait des provisions de vivres en raison d'une famine imminente. Le Seigneur ne blâme donc pas celui qui prend de telles mesures conformément à la manière d'agir humaine, mais celui qui servirait Dieu en vue de cette sorte de biens.
Objections:
1. Il semble que les vices ci-dessus, ne naissent
pas de l'avarice. Car nous l'avons dit, c'est par la luxure surtout que la
raison manque à sa rectitude. Mais les vices dont on vient de parler s'opposent
à la raison droite, c'est-à-dire à la prudence. Donc ces vices naissent principalement
de la luxure, surtout si l'on observe que, selon le Philosopher . Vénus
est trompeuse et ses liens sont chatoyants; il dit encore que l'homme qui ne
peut maîtriser sa convoitise agit par stratagèmes.
2. Ces vices ont une certaine ressemblance avec
la prudence, nous l'avons dit'. Mais puisque la prudence est dans la
raison, les vices les plus spirituels, comme l'orgueil et la vaine gloire,
semblent s'en rapprocher davantage. Donc les vices dont on vient de parler
semblent nàltre plutôt de l'orgueil que de l'avarice.
3. L'homme recourt aux pièges, non seulement pour
s'emparer du bien d'autrui mais encore pour machiner des meurtres; le premier
péché relève de l'avarice, le second de la colère. Mais recourir aux pièges est
le fait de la ruse, de la tromperie, et de la fraude. Donc ces vices ne
naissent pas seulement de l'avarice mais aussi de la colère.
Cependant, S. Grégoire fait de la fraude la fille de l'avarice.
Conclusion:
Nous l'avons dit, la prudence de la chair et la ruse, avec la tromperie et la fraude, ressemblent à la prudence en ce qu'elles font toutes quelque usage de la raison. Or, parmi les vertus morales, l'usage de la raison droite apparaît principalement dans la justice, qui se trouve dans l'appétit rationnel. C'est pourquoi aussi l'usage indu de la raison apparent surtout dans les vices opposés à la justice. Or, à la justice s'oppose avant tout l'avarice. C'est pourquoi les vices en question naissent de l'avarice.
Solutions:
1. La luxure, à cause de la véhémence du plaisir
et de la convoitise, étouffe totalement la raison et l'empêche d'agir. Mais
dans les vices en question on trouve un certain usage de la raison, quoique
désordonné. Donc ces vices ne naissent pas directement de la luxure. Et quand
le Philosophe dit que Vénus est trompeuse, il le dit par similitude; en effet,
l'amour surprend l'homme soudainement comme on fait lorsqu'on procède par
tromperie; toutefois elle n'agit pas par ruse, mais plutôt par la violence de
la convoitise et du plaisir. Aussi le Philosophe ajoute-t-il que " Vénus
dérobe l'esprit du plus sage ".
2. Agir en dressant des pièges semble être le
fait d'une certaine pusillanimité. En effet, le magnanime veut toujours être à
découvert, dit le Philosophe. Et c'est pourquoi, l'orgueil ayant ou affectant
une certaine ressemblance avec la magnanimité, les vices en question, qui usent
de fraude et de tromperie, ne naissent pas directement de l'orgueil. Ces
procédés ont plus d'affinité avec l'avarice, qui recherche son profit et
méprise la supériorité.
3. La colère est soudaine, aussi agit-elle précipitamment et sans délibération; au contraire les vices dont on a parlé délibèrent, quoique d'une manière désordonnée. Pour ceux qui, ayant dessein d'attenter à la vie des autres, recourent aux pièges, ils sont inspirés plus par la haine que par la colère; car l'homme en colère veut nuire à découvert, dit le Philosophe.
1. Les préceptes relatifs à la prudence. - 2. Les préceptes concernant les vices opposés.
Objections:
1. Il semble qu'il aurait dû y avoir un précepte
relatif à la prudence parmi les préceptes du décalogue, car les préceptes
principaux doivent être promulgués relativement à la vertu principale. Mais les
préceptes principaux de la loi sont ceux du décalogue. La prudence étant la
principale des vertus morales, il semble donc qu'il aurait dû y avoir un
précepte relatif à la prudence parmi les préceptes du décalogue.
2. La loi est contenue dans l'enseignement
évangélique, surtout en ce qui concerne les préceptes du décalogue. Mais il y a
un précepte de la prudence dans l'enseignement évangélique (Mt 10, 16): "
Soyez prudents comme les serpents. " Donc l'acte de la prudence devait
tomber sous les préceptes du décalogue.
3. Les autres prescriptions de l'Ancien Testament
sont ordonnées aux préceptes du décalogue. Aussi est-il dit dans Malachie (3,
22): " Souvenez-vous de la loi de Moïse, mon serviteur, que je lui ai
prescrite au mont Horeb. " Mais dans les autres prescriptions de l'Ancien
Testament figurent des préceptes relatifs à la prudence. Ainsi dans les
Proverbes (3, 5) - " Ne prends pas appui sur ta prudence "; et plus
loin (4, 25): " Que tes regards devancent tes pas. " Donc il aurait
dû y avoir aussi dans la loi un précepte relatif à la prudence, et notamment
parmi les préceptes du décalogue.
Cependant, il suffit d'énumérer les préceptes du décalogue.
Conclusion:
Comme nous l'avons dit lorsqu'il était question des préceptes, les préceptes du décalogue, de même qu'ils ont été donnés au peuple tout entier, sont compris par tous comme relevant de la raison naturelle. Or, ce qui est dicté avant tout par la raison naturelle ce sont les fins de la vie humaine, qui sont pour l'action ce que les principes naturellement connus sont pour la spéculation, comme on l'a montré ci-dessus. Mais la prudence ne concerne pas la fin, elle concerne ce qui est en vue de la fin, comme on l'a dit. C'est pourquoi il ne convenait pas de faire figurer parmi les préceptes du décalogue un précepte se rapportant directement à la prudence. Tous les préceptes du décalogue s'y rapportent cependant, en tant qu'elle est directrice de tous les actes
Solutions:
1. Bien que la prudence soit, à parler
absolument, la principale de toutes les autres vertus morales, la justice est
cependant principale du point de vue de l'obligation, laquelle est requise au
précepte, comme nous l'avons dit. Et c'est pourquoi les principaux préceptes de
la loi, ceux du décalogue, devaient se rapporter à la justice plutôt qu'à la
prudence.
2. La doctrine évangélique est une doctrine de
perfection: il fallait donc que l'homme fût parfaitement instruit par elle de
tout ce qui concerne la rectitude de la vie, qu'il s'agisse de la fin ou des
moyens. Pour cette raison il fallait que même les préceptes relatifs à la prudence
figurent dans la doctrine évangélique.
3. De même que les autres prescriptions de l'Ancien Testament sont ordonnées aux préceptes du décalogue comme à leur fin, ainsi convenait-il que dans les documents postérieurs de l'Ancien Testament les hommes fussent instruits de l'acte de la prudence, qui porte sur les moyens de parvenir à la fin.
Objections:
1. Il semble que dans l'ancienne loi les
préceptes prohibitifs concernant les vices opposés à la prudence n'ont pas été
bien présentés. En effet, les vices qui s'opposent directement à la prudence,
comme l'imprudence et ses parties, ne s'opposent pas moins à cette vertu que
les vices qui lui ressemblent, comme la ruse et ce qui s'y rattache. Or, ces
derniers sont défendus dans la loi. Il est dit en effet au Lévitique (19, 13):
" Tu ne calomnieras pas ton prochain ", et au Deutéronome (25, 13):
" Tu n'auras pas dans ton sac deux sortes de poids, des grands et des
petits. " Il fallait donc que des préceptes prohibitifs soient aussi
promulgués à l'égard des vices directement opposés à la prudence.
2. Il peut y avoir fraude en bien d'autres
affaires que l'achat et la vente. La loi n'est donc pas bien faite, qui n'a
interdit la fraude qu'en matière d'achat et de vente.
3. La même raison inspire de commander l'acte
vertueux et d'interdire l'acte vicieux qui s'y oppose. Mais on ne voit pas que
la loi ait commandé les actes de la prudence. Il ne fallait donc pas non plus
interdire dans la loi certains vices opposés.
Cependant, nous trouvons les préceptes de la loi cités dans la première objection.
Conclusion:
Comme on l'a dit plus haut,, la justice concerne surtout la raison de dette, qui est requise au précepte; car la justice est ordonnée à acquitter ce qu'on doit à autrui comme on le dira ci-dessous. Or la ruse, quant à son exécution, se commet surtout en matière de justice, on l'a dit. C'est pourquoi il convenait que des préceptes prohibitifs soient promulgués dans la loi relativement à l'exécution de la ruse, en tant qu'elle relève de l'injustice: comme lorsque par ruse ou par fraude on calomnie quelqu'un ou qu'on lui prend ce qu'il possède.
Solutions:
1. Les vices directement opposés à la prudence
par une contrariété manifeste ne tombent pas sous l'injustice au même point que
l'exécution de la ruse. C'est pourquoi ils ne sont pas prohibés par la loi
comme la fraude et la tromperie, qui se rattachent à l'injustice.
2. On peut comprendre comme prohibée au chapitre
19 du Lévitique, dans l'interdiction de la calomnie, toute tromperie ou fraude
commise contre la justice. Mais la fraude et la tromperie se pratiquent
d'ordinaire en matière d'achat et de vente, selon l'Ecclésiastique (26, 28 Vg):
" Le cabaretier ne sera pas justifié du péché de ses lèvres. " Pour
cette raison, il y a dans la loi un précepte prohibitif spécial relativement à
la fraude commise dans les achats et les ventes.
3. Tous les préceptes de la loi relatifs aux actes de la justice se rattachent à l'exécution de la prudence, comme les préceptes prohibitifs concernant le vol, la calomnie, la vente frauduleuse, intéressent l'exécution de la ruse.
LA JUSTICE AU SENS STRICT
Après la prudence, il faut étudier la justice. Cette étude aura quatre parties: I. La justice (Question 57-60). - II. Ses parties (Question 61-120). - III. Le don qui s'y rattache (Question 121). - IV. Les préceptes qui la concernent (Question 122).
Au sujet de la justice, on étudiera 1° Le droit (Question 57); 2° La justice elle-même (Question 58); 3° L'injustice (Question 59); 4° Le jugement (Question 60).
1. Le droit est-il l'objet de la justice? - 2. Convient-il de le diviser en droit naturel et droit positif? - 3. Le droit des gens est-il identique au droit naturel? - 4. Y a-t-il lieu de distinguer spécialement le droit du maître et celui du père?
Objections:
1. Le droit n'est pas l'objet de la justice. En
effet le jurisconsulte Celte nous dit que « le droit est l'art du bien
et du juste »; or l'art, étant par lui-même une vertu intellectuelle, n'est pas
l'objet de la justice, donc le droit non plus.
2. La loi, dit Isidore, est « une espèce de droit
»; or la loi n'est pas l'objet de la justice, mais plutôt de la prudence, d'où
le nom de législative donné par Aristote à une partie de la prudence; le droit
n'est donc pas l'objet de la justice.
3. La justice a pour fonction principale de
soumettre l'homme à Dieu; car, selon S. Augustin . « elle est un amour
exclusivement consacré au service de Dieu, et qui, pour cette raison, s'impose
justement à tout ce qui est soumis à l'homme »; or le droit ne concerne pas les
choses divines, mais seulement les choses humaines: « Le devoir sacré, remarque
Isidore. caractérise la loi divine, et le droit, la loi humaine »; la justice
n'a donc pas le droit pour objet.
Cependant, Isidore, au même endroit nous déclare « que le droit jus) est ainsi appelé parce qu'il est juste (justum) »; or le juste est l'objet de la justice: « Tout le monde, dit Aristote convient de donner le nom de justice à l'habitus dont on se sert pour faire des actions justes. » Le droit est donc bien l'objet de la justice.
Conclusion:
La justice, parmi les autres vertus, a pour fonction propre d'ordonner l'homme en ce qui est relatif à autrui. En effet, elle implique une certaine égalité, comme son nom lui-même l'indique: ce qui s'égale « s'ajuste », dit-on communément; or l'égalité se définit par rapport à autrui. Les autres vertus au contraire ne perfectionnent l'homme que dans ce qui le concerne personnellement.
Ainsi donc, ce qui est droit dans les oeuvres de ces vertus, et à quoi tend l'intention vertueuse comme à son objet propre, ne se définit que par rapport au sujet vertueux, tandis que le droit, dans les oeuvres de justice, est constitué par son rapport avec autrui, même abstraction faite du sujet; en effet, nous appelons juste dans notre action ce qui correspond à autre chose selon une certain égalité, par exemple le paiement du salaire qui est dû en raison d'un service.
En conséquence, on appelle juste, avec tout la rectitude de justice que cela comporte, le terni auquel aboutit l'acte de la vertu de justice, sans même considérer la façon dont le sujet l'accomplis alors que, pour les autres vertus, c'est au contraire la façon dont le sujet agit qui sert à détermine la rectitude de ce qu'il fait. C'est pourquoi l'objet de la justice, contrairement à des autres vertus, se détermine en lui-même spécialement, et porte le nom de juste. Et précisément le droit. Celui-ci est donc bien l'objet de la justice.
Solutions:
1. Il est courant que les mots soient détournés
de leur acception première pour signifier d'autres choses: ainsi le mot médecine
employé d'abord pour signifier le remède destiné à guérir un malade, a été
ensuite appliqué à l'art de guérir. Pareillement le mot droit. Il a été
utilisé d'abord pour signifier la chose juste elle-même, puis il a désigné
l'art de discerner le juste; ensuite le lieu même où se rend la justice, comme
quand on dit de quelqu'un qu'il a comparu en justice; et enfin l'arrêt, fût-il
inique, rendu par celui qui est chargé de faire justice.
2. Une oeuvre d'art suppose dans l'esprit de
l'artiste une idée préexistante qui est comme la règle de l'art; pareillement
en matière de justice: la raison ne détermine une oeuvre juste qu'en vertu
d'une notion préexistant dans l'esprit, et qui est une sorte de règle de
prudence. Écrite, on lui donne le nom de loi; en effet, selon Isidore la loi
est « une constitution écrite ». C'est pourquoi la loi n'est pas à proprement
parler le droit, mais plutôt la règle du droit.
3. Parce que la justice implique l'égalité et que nous ne pouvons rendre à Dieu l'équivalent de ce que nous avons reçu, il s'ensuit que le juste, au sens parfait du mot, ne peut être atteint par nous dans nos rapports avec Dieu. Voilà pourquoi la loi divine ne peut strictement s'appeler droit, mais devoir sacré, parce qu'il suffit à Dieu que nous remplissions à son égard ce que nous pouvons. Toutefois la justice exige que l'homme; acquitte envers Dieu autant que possible, en lui omettant entièrement son âme.
Objections:
1. Il semble que non, car ce qui est naturel est
immuable et pareil chez tous. Or il n'y a rien de tel dans les choses humaines,
où l'on voit que toutes les règles du droit humain sont insuffisantes pour
certains cas et n'exercent pas partout leur vertu. Il n'y a donc pas de droit
nature.
2. On appelle positif ce qui procède de la
volonté humaine; or ce n'est pas pour cela qu'une chose est juste; autrement
une volonté injuste ne pourrait exister chez l'homme. Donc, si le juste s'identifie
avec le droit, il semble qu'il n'y ait pas de droit positif.
3. Le droit divin n'est pas naturel, puisqu'il
dépasse la nature humaine; ni positif, car il ne s'appuie pas sur l'autorité
humaine, mais sur l'autorité divine. Il ne convient donc pas de diviser ainsi
le droit en droit naturel et positif.
Cependant, le Philosophe affirme « En droit politique l'un est naturel, et l'autre légal », autrement dit établi par la loi.
Conclusion:
Ainsi que nous venons de le voir, le droit ou le juste se disent d'une oeuvre quelconque ajustée à autrui sous un certain mode d'égalité.
Et cela peut se produire de deux façons: de par la nature même des choses, comme si je donne tant pour recevoir autant; alors c'est le droit naturel; - ou bien par convention, d'un commun accord, comme lorsque quelqu'un s'estime content de recevoir tant. Mais ici deux cas peuvent se présenter: le cas d'une convention privée, ainsi qu'il arrive à la suite d'un pacte entre personnes privées; et le cas d'une convention publique, lorsque l'adéquation ou la proportion avec autrui résulte du consentement populaire, ou de l'ordre du prince qui a la charge du peuple et tient sa place. Alors c'est le droit positif.
Solutions:
1. Ce qui est naturel à un être doué d'une nature
immuable doit être partout et toujours le même. Mais ce n'est pas le cas de la
nature humaine, qui est soumise au changement; voilà pourquoi ce qui est
naturel à l'homme peut quelquefois manquer. Par exemple, c'est en vertu d'une
égalité naturelle qu'un dépôt doit être rendu à qui l'a confié; donc, si la
nature humaine était toujours droite, cette règle ne souffrirait pas
d'exception. Mais parce qu'il arrive parfois que la volonté humaine se déprave,
il y a des cas où il ne faut pas rendre un dépôt confié, pour éviter qu'un
homme dont la volonté est pervertie en use mal, par exemple si un fou furieux
ou un ennemi de l’État réclamait les armes qu'il a déposées.
2. La volonté humaine peut, en vertu d'une
convention commune, faire qu'une chose soit juste parmi celles qui d'elles-mêmes
n'impliquent aucune opposition à la justice naturelle. Et c'est là qu'il y a
place pour le droit positif. D'où cette définition du Philosophe concernant le
droit légal: A savoir qu'« avant d'être posé, il n'importait pas qu'il fût
ainsi ou autrement, mais qu'une fois posé, cela importe ». En revanche, une
chose qui de soi répugne au droit naturel ne peut devenir juste par la volonté
humaine, par exemple, si l'on décrète qu'il est permis de voler ou de commettre
l'adultère. C'est pourquoi il est écrit dans Isaïe (10, 1): « Malheur à ceux
qui font des lois iniques. »
3. On appelle droit divin ce qui est promulgué par Dieu, qu'il s'agisse de choses naturellement justes, mais dont la justice est cachée aux hommes, ou de choses qui deviennent justes par institution divine. En sorte que le droit divin, comme le droit humain, se dédouble: d'un côté, dans la loi divine, les choses commandées parce qu'elles sont bonnes, et défendues parce qu'elles sont mauvaises; d'un autre, celles qui sont bonnes parce que commandées, ou mauvaises parce que défendues.
Objections:
1. Il semble que oui, car il n'y a d'accord
possible entre tous les hommes que sur ce qui leur est naturel; or cet accord
existe pour le droit des gens, qui, au dire du Jurisconsulte, est
utilisé par toutes les nations humaines.
2. L'esclavage parmi les hommes est naturel il y
a en effet, dit Aristote, des individus qui sont esclaves naturellement; or
l'esclavage relève du droit des gens selon Isidore; il relève donc du droit
naturel.
3. le droit, nous venons de le dire, se divise en
droit naturel et en droit positif; or le droit des gens n'est pas positif, car
jamais toutes les nations réunies n'ont convenu entre elles d'établir quoi que
ce soit d'un commun accord; il est donc naturel.
Cependant, selon Isidore: « en de droit, il n'y a que le naturel, le civil, et celui des gens » celui-ci diffère donc du droit naturel.
Conclusion:
Ainsi que nous venons de le dire. droit (jus) ou
juste naturel, c'est ce qui par nature s'ajuste ou se proportionne à autrui.
Mais cela peut arriver de deux manières: soit qu'on envisage la chose
absolument et en soi, par exemple l'homme qui, comme tel, s'adapte à une femme
pour avoir des enfants, ou un père à son fils pour l'élever; soit qu'on
l'envisage, non plus absolument, mais relativement à ses conséquences; par
exemple, la propriété privée. En effet, à considérer ce champ absolument et en soi,
il n'y a rien en lui qui le fasse appartenir à un individu plutôt qu’à un
autre. Mais si l'on envisage l'intérêt de sa culture ou de son paisible usage,
il vaut mieux qu'il appartienne à l'un et non à l'autre, remarque Philosophe.
Cependant, le fait d'envisager une chose absolument ne convient pas seulement à l'homme, mais encore aux animaux; c'est pourquoi nous partageons avec eux le droit naturel première manière, « dont le droit des gens, au dire du jurisconsulte,, diffère en ce qu'il ne s'applique qu'aux rapports des hommes entre eux et non à tous les animaux, comme le droit naturel » ainsi entendu. Au contraire, le fait d'envisager une chose en la comparant à ses conséquences n'appartient qu'à la raison. De là vient que la conduite dictée à l'homme par la raison lui est naturelle au titre d'être raisonnable. C'est aussi l'opinion du jurisconsulte Gaïus: « Ce que la raison naturelle établit chez tous les hommes, ce que toutes les nations observent, on l'appelle le droit des gens.
Solutions:
1. Ainsi se trouve résolue la première objection.
2. Il n'y a pas de raison naturelle pour qu'un
individu soit esclave plutôt qu'un autre, si on le considère en lui-même, mais
seulement si l'on se place au point de vue de l'utilité qui en dérive, par
exemple pour cet individu d'être dirigé par un plus sage, et pour celui-ci
d'être aidé par lui, selon Aristote. Voilà pourquoi l'esclavage qui relève du
droit des gens est naturel au second sens et non au premier.
3. Parce que la raison naturelle dicte ce qui appartient au droit des gens comme réalisant le plus possible l'égalité, ces choses-là n'ont pas besoin d'une institution spéciale; c'est la raison naturelle elle-même qui les établit, comme le dit Gaïus.
Objections:
1. Il semble que non car, dit S. Ambroise, c'est
le propre de la justice de rendre à chacun ce qui lui est dû; or le droit est
l'objet de la justice, on vient de le dire; il appartient donc également à
chacun, sans qu'il y ait lieu de distinguer un droit du père et du maître.
2. C'est à la loi que revient la détermination du
juste, nous l'avons dit. Or la loi concerne le bien commun de la cité et du royaume,
comme nous l'avons établi, non le bien privé d'une personne ou d'une famille,
en sorte qu'il ne doit pas y avoir de droit spécial du maître ou du père,
1'un'et l'autre faisant partie de la maison, selon Aristote.
3. Il y a entre les hommes beaucoup d'autres
différences de degrés, puisque les uns sont soldats, d’autres prêtres, ou
princes; on serait donc obligé du déterminer pour chacun d'eux des droits
spéciaux.
Cependant, le Philosophe distingue du droit politique ceux du maître et du père, et d'autres du même genre.
Conclusion:
Le droit ou le juste, se définit par rapport à autrui. Mais il y a deux façons d'entendre autrui: la première absolue, où l'autre est absolument autre, et tout à fait distinct, comme le sont deux hommes individuellement indépendants, quoique soumis tous deux au même chef de la cité; entre ces hommes, au dire du Philosophe, le droit est absolu; - la seconde relative, où l'autre n'est pas absolument autre, mais fait pour ainsi dire partie de celui avec qui il est en relations, tel, dans les choses humaines, le fils à l'égard de son père dont il est en quelque sorte une partie; et pareillement l'esclave à l'égard de son maître dont il est l'instrument, selon Aristote. Ainsi, entre un père et son fils le rapport n'est pas celui d'un être à quelqu'un d'absolument autre, et par conséquent un droit absolu, mais une sorte de droit, qui est le droit paternel. De même, entre le maître et l'esclave., il y a un droit spécial de domination.
L'épouse au contraire: bien queue soit quelque chose du mari, parce que, selon le mot de l'Apôtre (Ep 5, 28), elle se rattache à lui comme étant son propre corps, elle se distingue de lui plus que le fils de son père, ou l'esclave de son maître; car elle est engagée avec lui dans une certaine vie de société, celle du mariage. C'est pourquoi, d'après le Philosophe, la notion de droit se réalise davantage entre un mari et sa femme qu'entre un père et son fils, ou un maître et son esclave. Toutefois, parce que l'homme et la femme sont en relation immédiate avec la communauté domestique, il s'ensuit qu'il n'y a pas entre eux de droit politique absolu, mais plutôt un droit domestiques.
Solutions:
1. Il appartient à la justice de rendre à chacun
son dû, mais en supposant qu'il s'agit d'un autre à qui le rendre; si quelqu'un
en effet se rend à soi-même son dû, il n'y a pas là de droit à proprement
parler. De même entre un père et son fils, entre un maître et son esclave, il
n'y a pas de justice proprement dite.
2. Le fils, comme tel, est quelque chose du père,
ainsi que l'esclave, comme tel, est quelque chose de son maître. Cela ne les
empêche pas l'un et l'autre, considéré comme tel homme, d'avoir une subsistance
propre qui les distingue des autres, et d'être, sous cet angle, en relation de
justice. Et c'est pour cela aussi qu'on donne certaines lois sur les rapports
du père avec son fils, du maître avec son esclave. Néanmoins, du fait que l'un
est quelque chose de l'autre, la notion parfaite de droit et de juste est ici
boiteuse.
3. Toutes les autres différences de personnes qu'on trouve dans la cité soutiennent avec la communauté et son chef une relation immédiate. C'est pourquoi le droit s'applique à elles en toute rigueur de justice, ce qui d'ailleurs n'empêche pas de distinguer selon les fonctions. Aussi parle-t-on du droit du soldat, ou des magistrats, ou des prêtres. Cela ne signifie pas qu'il y ait là une réalisation imparfaite du droit pur et simple comme dans le cas du droit paternel, ou du droit de domination, mais seulement qu'on doit rendre en propre à chacun selon sa condition ce qui lui est dû à raison de ses services.
Somme Théologique IIa-IIae
1. Qu'est-ce que la justice? - 2. S'exerce-t-elle toujours envers autrui? - 3. Est-elle une vertu? - 4. A-t-elle son siège dans la volonté? - 5. Est-elle une vertu générale? - 6. A ce titre, se confond-elle avec les autres vertus? - 7. Y a-t-il une justice particulière? - 8. La justice particulière a-t-elle une matière propre? - 9. Concerne-t-elle les passions, ou seulement les activités? - 10. Le « milieu » de la justice est-il un caractère objectif? - 11. L'acte de la justice consiste-t-il à rendre à chacun son dû? - 12. La justice est-elle la plus grande des vertus morales?
Objections:
1. Il semble qu'on ne puisse accepter la
définition des juristes: « La justice est une volonté perpétuelle et constante
d'accorder à chacun son droit. » En effet, d'après le Philosophe: « La
justice est un habitus qui porte les hommes à faire des choses justes, et qui
est cause qu'on les fait et qu'on les veut. » Mais qui dit volonté, dit
puissance et aussi acte. Donc, la justice ne peut pas être appelée une volonté.
2. La rectitude de la volonté n'est pas la
volonté; autrement, nulle volonté ne pourrait être déviée. Or, selon S. Anselme,
« la justice est une certaine rectitude »; donc la justice n'est pas une
volonté.
3. Seule est perpétuelle la volonté divine; si la
justice était une volonté perpétuelle, la justice n'existerait qu'en Dieu.
4. Tout ce qui est perpétuel est constant, parce
que immuable; il y a donc pléonasme à poser dans la définition de la justice
les deux épithètes « perpétuelle et constante ».
5. Il appartient au chef de rendre à chacun son
dû. Donc, si la justice consistait à rendre à chacun son dû, il s'ensuivrait que
la justice est exclusivement chez les chefs, ce qui est inadmissible.
6. S. Augustin dit: « La justice est un amour au service de Dieu seul. » Donc elle n'a pas à rendre à chacun son dû.
Conclusion:
Cette définition de la justice est exacte, si elle est bien comprise. Toute vertu étant un habitus, c'est-à-dire le principe d'actes bons, il faut définir la vertu par l'acte bon ayant pour objet la matière même de la vertu. Or, la justice envisage comme sa matière propre tout ce qui est relation avec autrui, on le verra bientôt. C'est pourquoi l'on considère l'acte de la justice dans sa relation avec sa matière propre et son objet lorsqu'on dit qu'elle attribue à chacun son droit car Isidore donne l'étymologie suivante du mot juste: « Celui qui observe le droit gus). » Mais pour qu'un acte, quelle que soit la matière sur laquelle il s'exerce, soit vertueux, il faut qu'il soit volontaire et qu'il soit stable et ferme; car le Philosophe nous dit que tout acte de vertu requiert trois conditions:
1° que son auteur sache ce qu'il fait, 2° qu'il le fasse par un choix réfléchi et pour la fin requise, 3° qu'il agisse avec constance. La première condition est incluse dans la deuxième, parce que « l'action faite par ignorance est involontaire », dit encore Aristote. C'est pourquoi, dans la définition de la justice que nous avons donnée, on a d'abord posé la volonté, pour montrer que tout acte de justice doit être volontaire. On a ensuite ajouté la constance et la perpétuité, pour indiquer la fermeté de l'acte. Et cette définition de la justice est ainsi complète, si ce n'est qu'à la place de l'habitus on a posé l'acte qui le spécifie, l'habitus se définissant par l'acte. Si l'on voulait mettre cette définition dans une forme logique parfaite, il faudrait dire que « la justice est l'habitus par lequel on donne, d'une perpétuelle et constante volonté, à chacun son droit ». Et c'est presque la définition que nous trouvons chez Aristote: « La justice est un habitus qui fait agir quelqu'un conformément au choix qu'il a fait de ce qui est juste. »
Solutions:
1. Le mot volonté signifie ici l’acte et non la
puissance. Les auteurs ont coutume de définir les habitus par l'acte; c'est
ainsi que S. Augustin nous dit: « La foi consiste à croire ce qu'on ne voit
pas. »
2. La justice n'est pas non plus essentiellement
une rectitude, elle ne l'est qu'à titre de cause. Elle est en effet, un habitus
qui rend droites l'action et la volonté.
3. Une volonté peut être dite perpétuelle de deux
façons: 1° du côté de l'acte même qui dure perpétuellement, et en ce sens, la
volonté de Dieu seul est perpétuelle; 2° du côté de l'objet, quand quelqu'un
veut faire quelque chose perpétuellement; et cette perpétuité est nécessaire à
la justice, dans sa définition même. Il ne suffit pas en effet à la notion de
justice que l'on veuille dans une certaine affaire, à un certain moment, la
respecter; en effet, on trouverait difficilement quelqu'un qui, de parti pris,
voudrait en toute chose agir injustement; mais il est nécessaire que l'homme
ait toujours et en toute chose la volonté de garder la justice.
4. Ce mot « perpétuel » ne doit pas être entendu
comme signifiant la durée perpétuelle d'un acte de volonté; c'est pourquoi le
mot « constante » n'est pas superflu; en disant « volonté perpétuelle », on a
indiqué qu'il fallait se proposer de garder toujours la justice; en disant «
constante», on signifie qu'il faut persévérer avec fermeté dans cette
résolution.
5. Le juge rend à chacun son dû en donnant des
ordres ou des directions, car « le juge est la justice vivante », et « le
prince est le gardien de la justice », dit Aristote. Mais les sujets rendent à
chacun ce qui lui est dû en exécutant ces décisions.
6. De même que l'amour du prochain est inclus dans l'amour de Dieu, nous l'avons dit l, ainsi le service de Dieu implique que l'on rende à chacun ce qu'on lui doit.
Objections:
1. Il semble que non, car S. Paul écrit
(Rm 3, 22): « La justice de Dieu est donnée par la foi en Jésus Christ. » Mais
la foi n'implique pas un rapport d'un homme à un autre; donc, la justice non
plus.
2. D'après S. Augustin, il appartient à la
justice, qui assujettit toutes choses au service de Dieu, de « bien commander à
tout ce qui est soumis à l'homme ». Or, l'appétit sensible est soumis à
l'homme. L'Écriture nous le montre quand elle dit (Gn 4, 7): « Le désir [du
péché] est en toi, mais tu le domineras. » Donc, il appartient à la justice de
dominer son propre désir; il y a donc une justice qui implique une relation
avec soi-même.
3. La justice de Dieu est éternelle. Mais rien
d'autre que Dieu ne lui est coéternel. Donc, il n'est pas essentiel à la
justice d'avoir rapport à autrui.
4. De même qu'il est nécessaire aux opérations
qui impliquent un rapport avec autrui d'être soumises à une règle, de même
celles qui comportent relation à soi-même. Or, les opérations sont réglées par
la justice, selon les Proverbes (11, 5): « La justice de l'homme intègre rend droit
son chemin. » Donc, la justice ne s'occupe pas seulement de ce qui implique
rapport avec autrui, mais aussi de ce qui n'a rapport qu'avec soi-même.
Cependant, Cicéron nous dit: « La justice est la règle qui maintient la société des hommes entre eux, et leur communauté de vie », ce qui implique rapport à autrui. Donc la justice s'occupe de ce qui a rapport à autrui.
Conclusion:
Nous l'avons vu: justice signifie égalité: par définition, la justice implique rapport avec autrui. On n'est jamais égal à soi-même, mais à un autre. Or, puisqu'il appartient à la justice de rectifier les actes humains, comme on l'a dit, il faut que cette altérité qu'elle exige affecte des agents différents. Les actions, en effet, émanent de la personne et du tout, et non pas des parties, des formes ou des puissances. On ne dit pas, à proprement parler, que la main frappe, mais que l'homme frappe avec la main, ni que la chaleur chauffe, mais que le feu chauffe par la chaleur. Cependant on parle ainsi par figure. Donc, la justice proprement dite exige la diversité des sujets, et il n'y a de justice que d'un homme par rapport à un autre. Mais on peut, au figuré, considérer dans un même homme divers principes d'actions comme émanant de sujets distincts: tels la raison, l'irascible, le concupiscible. Et c'est pourquoi l'on dit métaphoriquement qu'il y a une justice dans un seul et même homme, en ce sens que sa raison commande à son irascible et à son concupiscible et que ceux-ci obéissent à la raison, et en général, selon qu'on attribue à chaque partie de l'homme ce qui ne convient qu'à lui. Aussi le Philosophe dit-il que cette justice est appelée ainsi « par métaphore ».
Solutions:
1. La justice qui est en nous par la foi et qui
justifie l'impie consiste en la bonne ordonnance réciproque des parties de
l'âme, nous l'avons dit en traitant de la justification des impies. Cela
concerne donc la justice prise au sens métaphorique, qu'on peut trouver même
dans la vie d'un solitaire.
2. Cette réponse résout la deuxième objection.
3. La justice de Dieu est de toute éternité,
provenant d'une volonté et d'une pensée éternelles, et c'est surtout là-dessus
que se fonde la justice. Mais ses effets ne sont pas de toute éternité, car
rien n'est coéternel à Dieu.
4. Les actions de l'homme qui ont lui-même pour objet, sont rectifiées quand ses passions le sont par les autres vertus morales. Mais les actions qui ont trait à autrui ont besoin d'une rectification spéciale, non seulement dans leurs rapports avec leur auteur, mais aussi dans leurs rapports avec celui qu'elles atteignent. C'est pourquoi il doit y avoir une vertu spéciale à leur égard, qui est la justice.
Objections:
1. Non, car il est écrit dans S. Luc (17, 10): «
Lorsque vous aurez accompli tout ce qui vous a été commandé, dites: "Nous
sommes des serviteurs inutiles; nous avons fait ce que nous devions
faire." » Or l'accomplissement d'une oeuvre vertueuse n'est pas inutile,
selon ce mot de S. Ambroise: « Nous appelons utile, non ce qui procure un
bénéfice pécuniaire, mais ce qui acquiert la piété. » Donc, faire ce qu'on doit
ne relève pas de la vertu; c'est cependant une oeuvre de justice; celle-ci par
conséquent n'est pas une vertu.
2. Ce qui se fait par nécessité n'est pas
méritoire. Or tel est le cas de la justice, qui consiste à rendre à quelqu'un
son dû; il n'y a pas là de mérite. Et comme nous méritons par nos actes
vertueux, il s'ensuit que la justice n'est pas une vertu.
3. Toute vertu morale a trait à l'action. Mais ce
qui se produit au-dehors ne relève pas de l'action, mais de la fabrication,
selon le Philosophe. Et puisqu'il appartient à la justice « de faire »
au-dehors une oeuvre juste en soi, elle ne saurait être une vertu morale.
Cependant, S. Grégoire nous assure que « toute la structure de l'oeuvre bonne résulte des quatre vertus »: tempérance, prudence, force et justice.
Conclusion:
La vertu humaine « consiste à rendre bons les actes humains, et l'homme lui-même », ce qui convient à la justice. La bonté d'un acte humain lui vient de sa soumission à la règle de la raison, d'où les actes humains tirent leur rectitude. Aussi, puisque la justice rectifie les opérations humaines, il est clair qu'elle les rend bonnes. Ainsi que le déclare Cicéron: « C'est surtout à cause de la justice que les hommes sont appelés bons. » Aussi, comme il l'ajoute: « C'est en elle qu'éclate souverainement la splendeur de la vertu. »
Solutions:
1. Faire ce que l'on doit n'est pas procurer un
gain à autrui, c'est simplement lui éviter un dommage. C'est à soi-même qu'on
est utile, car faire ce que l'on doit d'une volonté prompte et spontanée, c'est
agir vertueusement L'Écriture nous dit (Sg 8, 7): « La sagesse Dieu enseigne la
sobriété et la justice, la prudence et la vertu; dans cette vie il n'est rien
de plus utile aux hommes », c'est-à-dire aux vertueux.
2. Il y a deux sortes de nécessités: la nécessité
de contrainte, qui contrarie la volonté et supprime le mérite; et la nécessité
qui tient à l'obligation du précepte, nécessité qui vient de la fin, par
exemple, quand on ne peut réaliser la fin de telle vertu qu’à telle condition.
Et cette sorte de nécessité n'exclut pas la possibilité du mérite; car on fait
volontairement l'acte ainsi nécessaire exclut cependant la gloire de
surérogation, selon S. Paul (1 Co 9, 16) « Annoncer l’Évangile n’est pas une
gloire pour moi, c'est une nécessité qui m'incombe. »
3. La justice concerne les choses extérieures non pour les fabriquer: cela concerne l'art pour s'en servir dans l'intérêt d'autrui.
Objections:
1. Il ne le semble pas, car on donne parfois à la
justice le nom de vérité; or la vérité est dans l'intelligence, non dans la
volonté.
2. La justice concerne ce qui a rapport à autrui;
or c'est à l'intelligence qu'il appartient d'établir ce rapport; la justice est
donc une vertu de l'intelligence plutôt que de la volonté.
3. La justice, puisqu'elle n'est pas ordonnée la connaissance, n'est pas une vertu intellect Il Reste donc qu'elle soit une vertu morale. vertu morale a pour siège « ce qui, dans l'homme participe de la raison », c'est-à-dire l'irascible et le concupiscible d'après Aristote. C'est donc là, et non dans la volonté, que la justice a son siège.
En sens contraire: S. Anselme nous dit: « La justice est la rectitude de la volonté observés pour elle-même. »
Conclusion:
La vertu a son siège dans la puissance, dont elle a pour fonction de rectifier l'acte. Or la justice n'a pas à rectifier un acte quelconque de connaissance; on ne nous appelle pas justes du fait que nous connaissons quelque chose avec rectitude. Elle n'a donc pas son siège dans l'intelligence ou la raison, qui est une faculté de connaissance. Mais parce que nous sommes appelés justes du fait que nous accomplissons quelque chose avec droiture, et parce que c'est l'appétit qui est le principe prochain d'un acte, il est nécessaire duc la justice ait son siège dans une puissance appétitive. Or l'appétit est double: la volonté, qui est dans la raison, et l'appétit sensible qui suit la perception sensible et qui se divise en irascible et concupiscible, comme on l'a vu dans la première Partie. Mais rendre à chacun son dû ne peut dépendre de l'appétit sensible, car la perception sensible ne va pas jusqu'à pouvoir considérer le rapport d'une chose à une autre: c'est là le propre de la raison. Il s'ensuit que la justice ne saurait avoir son siège dans l'irascible ou le concupiscible, mais dans la volonté. C'est pourquoi le Philosophe définit la justice par l'acte de la volonté, comme nous l'avons montré précédemment.
Solutions:
1. La volonté est un appétit de la raison;
c'est pourquoi, quand la rectitude de la raison, autrement dit la vérité,
pénètre dans la volonté, elle conserve ce nom de vérité, et de là vient que la
justice est appelée parfois vérité.
2. La volonté se porte vers son objet après qu'il
a été saisi par la raison. C'est pourquoi, parce que la raison établit un
rapport avec autrui, la volonté point vouloir quelque chose relativement à
autrui, la volonté est du domaine de la justice.
3. Il n'y a pas, pour participer de la raison, que et le concupiscible. C'est toute puissance appétitive, dit Aristote, parce que tout appétit obéit à la raison. Or la volonté est faculté appétitive; c'est pourquoi elle peut être le siège d'une vertu morale.
Objections:
1. Il ne semble pas, car la justice est énumérée
avec les autres vertus, comme cela se voit au livre de la Sagesse (8, 7): «
Elle enseigne la sobriété et la justice, la prudence et la force. » Or on ne
divise pas, ou on n'énumère pas ainsi un genre avec les espèces qu'il contient.
La justice n'est donc pas une vertu générale.
2. De même que la justice est considérée comme
une vertu cardinale, il en est ainsi pour la force et la tempérance. Or
celles-ci ne sont pas des vertus générales. Donc, la justice non plus, à aucun
titre.
3. La justice implique toujours rapport à autrui,
nous l'avons dite. Mais le péché contre le prochain n'est pas un péché général;
il s'oppose seulement au péché que l'on commet contre soi-même. Donc la justice
n'est pas une vertu générale.
Cependant, le Philosophe nous dit que « la justice est toute vertu ».
Conclusion:
La justice a pour but de régler nos rapports avec autrui, et cela de deux manières: soit avec autrui considéré individuellement, soit avec autrui considéré socialement, c'est-à-dire en tant que le serviteur d'une communauté sert tous les hommes qui en font partie. Sous ce double aspect la justice peut intervenir selon sa raison propre. Il est manifeste, en effet, que tous ceux qui vivent dans une société sont avec elle dans le même rapport que des parties avec un tout. Or la partie, en tant que telle, est quelque chose du tout; d'où il résulte que n'importe quel bien de la partie doit être subordonné au bien du tout. C'est ainsi que le bien de chaque vertu, de celles qui ordonnent l'homme envers soi-même, ou de celles qui l'ordonnent envers d'autres individus, doit pouvoir être rapporté au bien commun auquel nous ordonne la justice. De cette manière les actes de toutes les vertus peuvent relever de la justice en ce que celle-ci ordonne l'homme au bien commun. Et en ce sens la justice est une vertu générale. Et parce que c'est le rôle de la loi de nous ordonner au bien commun, nous l'avons vu, cette justice dite générale est appelée justice légale: car, par elle, l'homme s'accorde avec la loi qui ordonne les actes de toutes les vertus au bien commun.
Solutions:
1. Ce n'est pas en tant que vertu générale que la
justice est énumérée parmi les autres vertus, mais en tant que vertu spéciale,
comme nous allons le voir.
2. La tempérance et la force ont leur siège dans
l'appétit sensible, c'est-à-dire dans le concupiscible et l'irascible. Ces
puissances désirent des biens particuliers, de même que les sens ne connaissent
que l'individuel. Au contraire, la justice a pour siège l'appétit intellectuel,
qui peut se porter vers le bien universel appréhendé par l'intelligence. C'est
pourquoi la justice peut être une vertu générale plus que la tempérance et la
force.
3. Ce qui nous concerne personnellement peut être ordonné à autrui, surtout en raison du bien commun. De là vient que la justice légale, qui a le bien commun pour objet, peut être qualifiée de vertu générale. Pour la même raison l'injustice peut être appelée un péché général car « tout péché est une iniquité » (1 Jn 3, 4).
Objections:
1. Il semble bien, car le Philosophe dit que
vertu et justice légale « s'identifient avec n'importe quelle vertu, n'en
différant que par l'existence ». Mais les êtres qui diffèrent ainsi seulement
par l'existence, ou par une distinction de raison, ne diffèrent pas
essentiellement. La justice est donc identique par essence à n'importe quelle
vertu.
2. Toute vertu qui ne diffère pas d'une autre
essentiellement, en est une partie. Or la justice en question, d'après le
Philosophe « n'est pas une partie de vertu, mais toute vertu »; la justice ne
fait donc qu'un essentiellement avec toutes les vertus.
3. Du fait qu'une vertu ordonne son acte à une
fin plus haute, l'habitus n'en est pas diversifié pour autant dans son essence,
par exemple l'habitus de tempérance, même si son acte était ordonné au bien
divin. Or, c'est le propre de la justice légale d'ordonner les actes de toutes
les vertus au bien commun de la multitude, qui l'emporte en valeur sur le bien
privé de l'individu. Il apparaît donc que la justice légale se confond
essentiellement avec toute autre vertu.
4. Tout le bien de la partie doit pouvoir être
ordonné à celui du tout, sous peine d'être vain et inutile. Mais ce qui se
conforme à la vertu ne peut être ainsi. Il semble donc qu'il ne puisse y avoir
aucun acte d'une vertu qui ne relève de la justice générale, ordonnée au bien
commun. Il semble ainsi que la justice légale ne ferait qu'un essentiellement
avec les autres vertus.
Cependant, le Philosophe nous dit que « beaucoup de gens pensent exercer la vertu dans leurs biens privés, qui ne le peuvent pas lorsqu'il s'agit du bien d'autrui ». Il dit encore que « la vertu d'un homme bon n'est pas purement et simplement la vertu du bon citoyen ». Or la vertu de ce dernier n'est autre que la justice générale qui nous ordonne au bien commun. La justice générale ne se confond donc pas avec la vertu commune; elles peuvent exister l'une sans l'autre.
Conclusion:
Le mot « général » s'entend de deux manières. Premièrement, sous forme d'attribution, comme le mot animal attribué à l'homme, au cheval, et à tous les êtres semblables. Dans ce cas, ce qui est général doit s'identifier essentiellement avec les êtres auxquels il est attribué, puisque le genre appartient essentiellement à l'espèce, et entre dans sa définition. Deuxièmement, un être est appelé général au point de vue de sa puissance, telle une cause universelle par rapport à tous ses effets, par exemple le soleil qui illumine ou transforme tous les corps par sa puissance. En ce sens, il n'est pas nécessaire que la puissance générale s'identifie avec les êtres auxquels elle s'étend; la cause et ses effets n'ont pas la même essence.
C'est précisément dans ce sens, d'après ce qui a été dit plus haut qu'on donne le nom de vertu générale à la justice légale: en tant qu'elle ordonne les actes des autres vertus à sa fin, ce qui revient à les mouvoir par son commandement. De même en effet que la charité peut être qualifiée de vertu générale en tant qu'elle ordonne les actes de toutes les vertus au bien divin, ainsi la justice légale qui ordonne leurs actes au bien commun. Cependant cela n'empêche pas la charité, qui a pour objet propre le bien divin, d'être par essence une vertu spéciale; pareillement la justice légale demeure une vertu spéciale, du fait qu'elle a pour objet propre le bien commun. Ainsi elle réside dans le prince à titre de principe, dotée d'une qualité architectonique, ne se trouvant chez les sujets que de façon secondaire, comme agents d'exécution.
Néanmoins n'importe quelle vertu peut être appelée justice légale en ce qu'elle est ordonnée au bien commun par la vertu dont nous venons de parler, laquelle est à la fois spéciale par son essence, et générale par sa puissance motrice. Alors, d'après cette façon de parler, il n'y aurait entre n'importe quelle vertu et la justice légale qu'une différence de raison. Et c'est ainsi que parle Aristote.
Solutions:
1 et 2. Ainsi se trouvent résolues la première et
la deuxième objections.
3. Ici encore l'objection porte sur la justice
légale en tant que l'on donne son , nom à la vertu elle commande.
4. Chaque vertu, selon sa raison propre, ordonne son acte à sa propre fin. Mais que, toujours ou quelquefois, cet acte soit ordonné à une fin supérieure, cela ne provient pas de cette vertu sous sa raison propre, mais il faut que cela vienne d'une autre vertu supérieure par qui elle est ordonnée à cette fin. Ainsi faut-il qu'une vertu supérieure ordonne au bien commun toutes les vertus; et elle n'est autre que la justice légale, essentiellement différente de toute autre vertu.
Objections:
1. Il ne semble pas, car, dans le domaine des
vertus, pas plus que dans celui de la nature, il n'y a rien de superflu. Or la
justice générale ordonne suffisamment l'homme à tout ce qui concerne autrui.
Donc aucune justice particulière n'est nécessaire.
2. L'un et le multiple ne changent pas l'espèce
d'une vertu. Or la justice légale a pour objet de mettre l'homme en relation
avec autrui pour tout ce qui concerne la multitude, ainsi que nous venons de le
montrer. Il ne peut donc y avoir une autre vertu, spécifiquement différente,
qui l'ordonne à autrui pour ce qui concerne l'individu.
3. Entre l'individu et la foule des citoyens se
place le groupe domestique. Si donc, en plus de la justice générale, il existe
une justice particulière qui regarde les individus, il faudra, pour la même
raison, trouver une justice domestique qui ordonne l'homme au bien commun de la
famille, ce dont on ne parle pas. Donc il n'existe pas de justice particulière
à côté de la justice légale.
Cependant, S. Jean Chrysostome à propos de ce verset de S. Matthieu (5, 6): « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice », nous dit que « la justice désigne ou une vertu universelle, ou une vertu particulière qui s'oppose à l'avarice ».
Réponse . Nous venons de voir que la justice légale ne se confond pas essentiellement avec n'importe quelle vertu. Il faut donc qu'en plus de cette vertu générale qui ordonne l'homme de façon immédiate au bien commun, il y en ait d'autres qui l'ordonnent immédiatement aux biens particuliers. Les uns peuvent nous concerner personnellement, ou bien regarder un autre individu. Donc, de même qu'en dehors de la justice légale il faut qu'il existe des vertus particulières qui ordonnent l'homme en lui-même, telles la tempérance et la force, ainsi une justice particulière est encore requise pour l'ordonner au sujet de ce qui appartient à d'autres personnes que lui.
Solutions:
1. Que la justice légale ordonne suffisamment
l'homme envers autrui, c'est vrai de façon immédiate par rapport au bien
commun; mais seulement d'une façon médiate par rapport au bien individuel.
C'est pourquoi en ce qui concerne le bien particulier des individus, une
justice particulière est requise.
2. Le bien commun de la cité et le bien
particulier d'une personne différent entre eux formellement, et non pas
seulement en quantité. La notion de bien commun et celle de bien individuel
diffèrent en effet entre elles comme celles de tout et de partie. C'est
pourquoi le Philosophe blâme ceux qui n'admettent entre la cité, la maison, et
autres choses du même ordre, qu'une différence selon le grand ou le petit
nombre, et non selon l'espèce.
3. Selon le Philosophe, le groupe domestique implique trois relations: entre l'épouse et l'époux; entre parents et enfants; entre maîtres et serviteurs. On voit que l'une de ces personnes est quelque chose de l'autre. C'est pourquoi entre ces personnes il n'y a pas de justice stricte, mais une espèce de justice qu'on appelle domestique.
Objections:
1. Il ne semble pas, car, au sujet de ce texte de
la Genèse (2, 14), « le quatrième fleuve est l'Euphrate », la glose ordinaire
remarque que « Euphrate a le sens de fructueux; et qu'on ne dit pas où il va,
parce que la justice concerne toutes les parties de l'âme ». Or cela ne serait
pas si elle avait une matière spéciale, car toute matière spéciale appartient à
une puissance spéciale de l'âme. La justice particulière n'a donc pas de
matière spéciale.
2. S. Augustin nous dit « qu'il existe quatre
vertus assurant ici-bas notre vie spirituelle: la tempérance, la prudence, la
force et la justice », et il ajoute, à propos de la quatrième, « qu'elle se
diffuse en tous ». Donc la justice particulière ne comporte pas de matière
spéciale.
3. La justice dirige suffisamment l'homme dans
ses relations avec autrui. Mais tout ce qui existe en cette vie peut l'ordonner
à autrui. Donc la matière de la justice est générale, et non spéciale.
Cependant, le Philosophe postule une justice particulière pour ce qui a trait spécialement aux échanges résultant de la vie entre les hommes.
Conclusion:
Tout ce qui peut être rectifié par la raison constitue la matière d'une vertu morale, laquelle se définit par la droite raison, selon le Philosophe,. Or les passions intérieures de l'âme, les actions extérieures, et même les biens extérieurs qui sont à l'usage de l'homme sont susceptibles de cette rectification rationnelle, avec cette différence que, dans les actions et les choses extérieures par quoi les hommes peuvent communiquer entre eux, on prend garde à l'ordination d'un homme à l'égard d'un autre, tandis que dans les passions intérieures, on ne considère que sa propre rectification en lui-même. Et puisque la justice a pour objet d'ordonner à autrui, elle n'embrasse pas toute la matière de la vertu morale, mais seulement les actions et les choses extérieures, sous une raison d'objet qui est spéciale, c'est-à-dire en tant que par elles un homme est mis en relation avec un autre.
Solutions:
1. La justice appartient essentiellement à une
puissance de l'âme, la volonté, qui meut par son commandement toutes les autres
puissances. A cause de cela on peut dire que la justice s'étend à toutes, non
de façon directe mais par une sorte de rejaillissement.
2. Comme nous l'avons dit précédemment, il y a
deux façons d'entendre les vertus cardinales: soit comme des vertus spéciales
ayant des matières déterminées; soit comme des manières générales d'être
vertueux. C'est dans ce dernier sens que l'entend ici S. Augustin. Il dit en
effet que la prudence est « la connaissance des réalités désirables ou
évitables »; la tempérance, « un refrènement de la cupidité à l'égard des
délectations temporelles »; la force, « une fermeté d'âme en présence des
choses pénibles d'ici-bas »; et la justice, « qui se diffuse dans les autres
vertus, un amour de Dieu et du prochain » que l'on trouve à la racine de toutes
nos relations avec autrui.
3. Les passions intérieures, qui sont une partie de la matière morale, n'impliquent pas d'elles-mêmes une ordination à autrui, en quoi au contraire consiste la raison propre de justice; mais leurs effets, autrement dit les opérations extérieures, peuvent être rapportés à autrui. Il ne s'ensuit pas que la matière de la justice soit générale.
Objections:
1. Il semble que la justice concerne les
passions. Car le Philosophe nous dit que « les voluptés et les tristesses
relèvent d'une vertu morale ». Or ce sont là des passions, nous l'avons vu;
elles relèvent donc de la justice qui est une vertu morale.
2. Il appartient à la justice de rectifier les
opérations qui ont trait au prochain; or cela est impossible sans une
rectification préalable des passions, dont le désordre rejaillit sur les
opérations en question; c'est ainsi que la convoitise charnelle conduit à
l'adultère, et l'avarice au vol. La justice doit donc s'occuper des passions.
3. Comme la justice particulière, la justice
légale concerne autrui. Or celle-ci doit s'étendre aux passions, sans quoi elle
ne s'étendrait pas à toutes les vertus, dont quelques-unes ont manifestement
les passions pour objet. Les passions relèvent donc de la justice.
Cependant, le Philosophe nous dit qu'elle a trait aux activités.
Conclusion:
La vérité sur cette question ressort de deux considérations. La première concerne le siège de la justice, c'est-à-dire la volonté dont les mouvements et les actes ne sont pas les passions, nous l'avons établi; car on ne donne le nom de passions qu'aux mouvements de l'appétit sensitif. Les passions ne regardent donc pas la justice mais la force et la tempérance, qui sont des vertus de l'irascible et du concupiscible.
La seconde considération se tire de la matière même de la justice, à savoir les rapports avec autrui. En effet, les passions intérieures ne nous mettent pas d'elles-mêmes et immédiatement en relation avec le prochain. Elles ne relèvent donc pas de la justice.
Solutions:
1. Toutes les vertus n'ont pas pour
matière les plaisirs et les tristesses, car la force porte sur les craintes et
les audaces. Mais toute vertu morale est en relation avec le plaisir et la
tristesse comme avec des fins qui en sont la conséquence. En effet, remarque
Aristote « la délectation et la tristesse sont la fin principale en vue de quoi
nous qualifions toute chose de bonne ou de mauvaise ». Et cela aussi relève de
la justice: car « il n'y a pas d'homme juste qui ne se réjouisse d'activités
justes », dit Aristote.
2. Les activités extérieures tiennent pour ainsi
dire le milieu entre les réalités extérieures, qui sont leur matière, et les
passions intérieures qui sont leurs principes. Or il peut arriver qu'il y ait
un défaut sur un point et non sur l'autre: par exemple si quelqu'un s'empare du
bien d'autrui non par désir cupide de posséder, mais par volonté de nuire; ou
inversement, s'il convoite le bien d'autrui, mais sans vouloir le prendre.
Aussi est-ce à la justice de rectifier les activités sous le rapport où elles
aboutissent aux choses extérieures; mais en tant qu'elles dérivent des
passions, leur rectification relève des vertus morales qui ont les passions
pour objet. De là vient que la justice empêche la soustraction du bien d'autrui
pour autant qu'elle s'oppose à l'égalité à établir dans les choses extérieures;
et la libéralité, en tant que cette soustraction procède d'un amour immodéré
des richesses. Toutefois, parce que les activités extérieures ne tirent pas
leur espèce des passions intérieures, mais plutôt des réalités extérieures, il
s'ensuit, à proprement parler, que les réalités extérieures sont la matière de
la justice plus que des autres vertus morales.
3. Le bien commun est la fin de chacune des personnes vivant en communauté, comme le bien du tout est la fin de chacune des parties. Or le bien d'une personne en particulier n'est pas la fin d'une autre. C'est pourquoi la justice légale qui a le bien commun pour objet peut s'étendre davantage aux passions intérieures, par quoi l'homme est plus ou moins déterminé en lui-même, plus que ne fait la justice particulière qui est ordonnée au bien d'une autre personne en particulier. Ce qui n'empêche pas la justice légale de s'étendre à titre de principe aux autres vertus considérées dans leurs activités extérieures, c'est-à-dire en tant que « la loi ordonne d'accomplir les oeuvres qui conviennent à l'homme fort, tempérant et doux », dit Aristote.
Objections:
1. Il semble que non. Une raison générique doit se retrouver dans toutes les espèces.
Or la vertu morale se définit: « Un habitus de choix qui consiste dans un milieu que la raison détermine par rapport à nous. » Le milieu visé par la justice est donc un milieu rationnel, et non objectif
2.Quand il s'agit de choses bonnes purement et
simplement, il n'y a pas lieu de parler de trop ou de trop peu, ni par
conséquent de « milieu », comme c'est le cas pour les vertus selon Aristote. Or
la justice concerne des « choses purement et simplement bonnes », d'après
Aristote. Donc le juste milieu de la justice n'a pas de caractère objectif.
3. Dans les autres vertus, le juste milieu est
appelé rationnel et non objectif, parce qu'il se diversifie relativement à
diverses personnes: ce qui est beaucoup pour l'un, est peu pour un autre. Or
cela s'observe aussi en justice: on ne punit pas de la même peine celui qui
frappe le prince, et celui qui frappe une personne privée. Le juste milieu de
la justice n'a donc pas de caractère objectif, mais un caractère rationnel.
Cependant, d'après le Philosophe le juste milieu de la justice se détermine selon une proportionnalité arithmétique, ce qui en fait un « milieu » objectif.
Conclusion:
Nous avons dit précédemment que les autres vertus morales ont trait principalement aux passions, dont la rectification ne se prend que par rapport à l'homme lui-même, sujet des passions, de façon qu'il s'irrite ou convoite comme il le doit selon les diverses circonstances. C'est pourquoi le juste milieu propre à ces vertus ne s'apprécie pas d'après la proportion d'une chose à une autre, mais seulement par rapport au sujet vertueux lui-même. C'est pourquoi, chez elles, le juste milieu est fixé par la raison et relatif à nous. Au contraire, la matière de la justice est une activité extérieure qui, par elle-même ou par la réalité qu'elle emploie, implique une juste proportion avec autrui. C'est donc dans l'égalité de proportion de cette réalité extérieure avec autrui que consistera le juste milieu de la justice. Or l'égalité tient réellement le milieu entre le plus et le moins. Le juste milieu de la justice a donc un caractère objectif.
Solutions:
1. Cette réalité du juste milieu de la justice ne
l'empêche pas d'être en même temps rationnel. C'est pourquoi on retrouve dans
la justice la raison de vertu morale.
2. Le bien pur et simple s'entend de deux
manières. D'abord en ce sens qu'il est bon de toutes manières; c'est ainsi que
les vertus sont bonnes. Dans ce sens-là il n'y a ni milieu ni extrêmes. Mais
dans un autre sens, on dit d'une chose qu'elle est bonne purement et simplement
lorsqu'elle l'est absolument, c'est-à-dire selon sa nature, bien que par suite
d'abus elle puisse devenir mauvaise; c'est évident pour les richesses et les
honneurs. Dans ce cas, il y a place pour des excès, des déficiences et un juste
milieu, à cause des hommes qui peuvent en faire un bon ou un mauvais usage.
C'est précisément le cas de la justice, qui concerne ces réalités absolument
bonnes en elles-mêmes.
3. Entre la violence faite au prince, ou faite à une personne privée, la proportion est différente. C'est pourquoi l'égalité à rétablir par le châtiment n'est pas la même dans les deux cas. Il s'agit donc bien là d'une différence réelle, et non seulement rationnelle.
Objections:
1. Il semble que non, car S. Augustin attribue à
la justice de « secourir les malheureux ». Mais alors nous leur donnons ce qui
est à nous et non ce qui est à eux. Donc l'acte de la justice ne consiste pas à
rendre à chacun son dû.
2. Cicéron déclare que « la bienfaisance, qu'on
peut appeler libéralité ou bénignité », appartient à la justice. Mais la
libéralité consiste aussi à donner de son propre bien à quelqu'un, et non de ce
qui lui appartient. Donc l'acte de la justice ne consiste pas à rendre à chacun
son dû.
3. Il appartient à la justice non seulement de
distribuer les ressources dans la mesure requise, mais encore de réprimer les
actions injustes, comme les homicides, les adultères, etc. Mais rendre à chacun
son dû ne concerne que la dispensation des ressources. Donc on ne signale pas
suffisamment l'acte de la justice en disant qu'il consiste à rendre à chacun
son dû.
Cependant, pour S. Ambroise, « la justice est la vertu qui rend à chacun son dû, ne réclame pas le bien d'autrui, et néglige son propre intérêt pour sauvegarder l'équité commune ».
Conclusion:
Nous venons de voire que la matière de la justice est l'activité extérieure qui, par elle-même ou par la réalité dont elle fait usage, se trouve proportionnée à la personne avec qui la justice nous met en relation. Or on dit qu'une chose appartient en propre à une personne donnée, lorsqu'elle lui est due selon une égalité de proportion. C'est pourquoi l'acte propre de la justice consiste bien à rendre à chacun son dû.
Solutions:
1. Certaines vertus secondaires, telles que la miséricorde,
la libéralité, etc., se sont ajoutées à la justice, du fait que celle-ci est
une vertu cardinale, comme on le montrera plus loin. C'est en ce sens que le
secours aux malheureux qui relève de la miséricorde ou de la piété, ou la
largesse dans les bienfaits, qui relève de la libéralité, sont ramenés à la
justice comme à la vertu principale.
2. Et par là se trouve résolue la deuxième
objection.
3. Selon Aristote, on donne le nom de gain, par extension, à tout ce qui dépasse les exigences de la justice, comme on donne celui de dommage à ce qui leur est inférieur. Et c'est pourquoi, du fait que la justice s'est d'abord exercée et s'exerce encore le plus souvent dans les échanges volontaires de biens, tels que les achats et les ventes, où ces mots sont employés dans leur sens propre, ou en a étendu l'appellation à tout ce qui, de près ou de loin, peut être l'objet de la justice. Il en est de même pour l'expression - « rendre à chacun ce qui lui est dû ».
Objections:
1. Il ne semble pas; car il est plus
vertueux de donner à quelqu'un, par libéralité, de son propre bien que de lui
rendre en justice ce qui lui est dû. La libéralité est donc une vertu
supérieure à la justice.
2. On ne confère un ornement qu'en donnant un
objet plus digne. Or, d'après Aristote « la magnanimité est l'ornement
de la justice et de toutes les vertus ». Elle est donc plus noble que la
justice.
3. « La vertu concerne ce qui est difficile et
bon », dit Aristote. Mais, selon lui la force concerne des actions plus
difficiles: les périls de mort. Donc la force est plus noble que la justice.
Cependant, Cicéron affirme: « C'est dans la justice que la vertu brille de son plus vif éclat; car c'est à cause d'elle que les hommes sont appelés bons. »
Conclusion:
Si nous parlons de la justice légale, il est manifeste qu'elle dépasse en valeur toutes les vertus morales, du fait que le bien commun l'emporte sur le bien particulier d'un individu. C'est en ce sens qu'Aristote nous dit que « la plus éclatante des vertus paraît être la justice, et que ni l'étoile du soir, ni celle du matin ne sont aussi admirables ».
Mais, si nous parlons de la justice particulière, elle dépasse en excellence les autres vertus morales pour deux raisons. La première, prise du côté du sujet, est que la justice a son siège dans la partie la plus noble de l'âme, c'est-à-dire l'appétit rationnel ou la volonté, alors que les autres vertus morales ont pour siège l'appétit sensible et pour matière les passions qui s'y rapportent, lesquelles sont la matière des autres vertus morales. La seconde raison se prend du côté du sujet. Car les vertus morales autres que la justice sont louées seulement à cause du bien qu'elles réalisent dans l'homme vertueux, tandis que la justice est louée en outre pour le bien que l'homme vertueux réalise dans ses rapports avec autrui, de telle sorte qu'elle est d'une certaine manière le bien d'autrui, dit Aristote. C'est pourquoi il remarque' que « les plus grandes vertus sont nécessairement les plus honorables pour autrui, puisque la vertu est une puissance bienfaisante. C'est pourquoi on honore davantage les forts et les justes, la force étant utile aux autres dans la guerre, et la justice dans la guerre et dans la paix ».
Solutions:
1. La libéralité, tout en donnant du sien, ne le
fait qu'en considérant le bien de sa vertu propre; la justice au contraire
donne aux autres ce qui leur est dû en considération du bien commun. En outre,
la justice concerne tous les hommes, alors que la libéralité ne peut s'étendre
à tous. Enfin la libéralité, qui donne du sien, a son fondement dans la justice
qui garantit à chacun son dû.
2. La magnanimité, quand elle s'ajoute à la
justice, accroît sa bonté. Mais sans la justice, elle n'aurait pas raison de
vertu.
3. La force, si elle vise au plus difficile, ne vise pas au meilleur, car elle n'est utile que dans la guerre; tandis que la justice est utile dans la guerre et dans la paix, on vient de le dire.
Somme Théologique IIa-IIae
1. L'injustice est-elle un vice spécial? - 2. Agir injustement est-il propre à l'homme injuste?- 3. Peut-on subir une injustice volontairement? - 4. L'injustice est-elle, par son genre, péché mortel?
Objections:
1. « Tout péché est une iniquité » (1 Jn
3, 4). Or il semble que l'iniquité se confonde avec l'injustice, la justice
étant une égalité, si bien que l'injustice semble identique à l'inégalité ou
iniquité. Donc l'injustice n'est pas un péché spécial.
2. Aucun péché spécial ne s'oppose à toutes les
vertus, tandis que c'est là le fait de l'injustice; ainsi l'adultère s'oppose à
la chasteté, l'homicide à la mansuétude, et ainsi de suite. Donc l'injustice
n'est pas un péché spécial.
3. L'injustice s'oppose à la justice qui a son
siège dans la volonté; or, comme le remarque S. Augustin a, « la volonté est le
siège de tous les péchés ». Il s'ensuit que l'injustice n'est pas un péché
spécial.
Cependant, l'injustice s'oppose à la justice qui est une vertu spéciale; elle est donc aussi un péché spécial.
Conclusion:
Il y a deux sortes d'injustice. D'abord une injustice illégale qui s'oppose à la justice légale, et qui est par essence un vice spécial en tant qu'elle regarde un objet spécial - le bien commun - qu'elle méprise. Mais si l'on tient compte de l'intention, elle est un vice général, en ce sens que le mépris du bien commun peut conduire l'homme à commettre tous les péchés, de même que tous les vices, sous le rapport où ils s'opposent au bien commun, dérivent en quelque sorte de l'injustice, comme nous venons de le dire au sujet de la justice. En plus de cette injustice légale, il y en a une autre qui consiste dans une certaine inégalité par rapport à autrui, en tant qu'on veut plus de bien, comme des richesses et des honneurs, et moins de maux, comme des labeurs et des dommages. En ce sens l'injustice a une matière spéciale, et constitue un vice particulier opposé à la justice particulière.
Solutions:
1. De même qu'on définit la justice légale par
rapport au bien commun humain, de même la justice divine par rapport au bien
divin, auquel s'oppose tout péché. A ce point de vue tout péché mérite le nom
d'iniquité.
2. Même l'injustice particulière s'oppose à toutes
les vertus indistinctement, en tant que les actes extérieurs relèvent à la fois
de la justice et des autres vertus morales, mais sous des aspects différents,
nous l'avons dit.
3. La volonté, comme la raison, s'étend à toute la matière morale, c'est-à-dire aux passions et aux opérations extérieures ayant trait à autrui. Cependant, la justice ne perfectionne la volonté que dans la mesure où elle s'étend à ces opérations. Pareillement l'injustice n'est dans la volonté qu'à ce titre.
Objections:
1. Il semble bien, car les habitus reçoivent leur
espèce de leurs objets, nous l'avons montré précédemment; or le juste est
l'objet propre de la justice, comme l'injuste de l'injustice. Il faut donc
appeler juste ou injuste celui qui commet une action juste ou injuste.
2. Le Philosophe déclare fausse l'opinion de ceux
pour lesquels il est au pouvoir de l'homme de commettre subitement une injustice,
si bien que l'homme juste n'en est pas moins capable que l'homme injuste. Or
cela ne serait pas, si le fait de commettre l'injustice n'était pas le propre
d'un homme injuste. On doit donc qualifier quelqu'un d'injuste du fait qu'il
commet l'injustice.
3. Toutes les vertus ont le même rapport à leur
acte propre, et il faut en dire autant des vices opposés. Or on appelle
intempérant quiconque fait un acte d'intempérance. Donc tout homme qui commet
une injustice est appelé injuste.
Cependant, le Philosophe soutient « qu'on peut faire quelque chose d'injuste sans pour cela être injuste ».
Conclusion:
De même que l'égalité dans les biens extérieurs est l'objet de la justice, ainsi l'inégalité est l'objet de l'injustice, par exemple d'attribuer à quelqu'un plus ou moins que ce qui lui revient. C'est à cet objet que se rapporte l'habitus de l'injustice, moyennant son acte propre qui consiste à faire quelque chose d'injuste. Il peut donc arriver à quelqu'un d'agir ainsi sans être injuste, et cela doublement. D'abord du fait que cet acte injuste n'a pas de rapport avec l'objet propre de l'injustice. C'est en effet d'un objet propre et non accidentel qu'une opération reçoit son nom et son espèce. Or, dans les actes qui sont accomplis pour une fin, est essentiel ce qui est voulu, et accidentel ce qui ne l'est pas. C'est pourquoi, si quelqu'un commet une injustice sans en avoir l'intention, par exemple par ignorance, et sans penser faire quelque chose d'injuste, il ne commet pas d'injustice à proprement parler, c'est-à-dire formellement, mais accidentellement et matériellement. Une pareille action ne peut être qualifiée d'injustice. - Cela peut arriver aussi du fait que cette action est sans rapport avec l'habitus. Une injustice peut en effet provenir d'une passion, par exemple de la colère ou de la convoitise; ou du libre choix, quand cette injustice plaît par elle-même. Dans ce dernier cas, elle procède proprement de l'habitus, s'il est vrai que quiconque a un habitus trouve agréable ce qui s'accorde avec cet habitus. - Donc le fait de commettre une injustice, intentionnellement et librement, est le propre d'un homme injuste, c'est-à-dire de celui qui possède l'habitus d'injustice; mais il peut arriver aussi que quelqu'un qui en est dépourvu, commette une injustice sans le vouloir, ou sous le coup d'une passion.
Solutions:
1. Ce qui spécifie un habitus est l'objet
envisagé formellement et proprement, et non un objet envisagé accidentellement
et matériellement.
2. Il n'est pas facile à n'importe qui
d'accomplir délibérément une injustice comme quelque chose qui plaît par soi et
non pour d'autres motifs; c'est le propre de quelqu'un qui en a acquis
l'habitus, remarque le Philosophe.
3. L'objet de la tempérance n'a pas, comme celui de la justice, une consistance extérieure; il se définit seulement par rapport au sujet. C'est pourquoi on ne peut donner le nom de « tempérant », ni formellement, ni matériellement, à un acte accidentel, et non voulu; de même pour ce qui est « intempérant ». En cela consiste la différence entre la justice et les autres vertus morales. Mais quant au rapport entre l'acte et l'habitus correspondant, il existe de façon semblable dans toutes les vertus.
Objections:
1. Il semble bien, car ce qui est injuste est
inégal, nous l'avons dit. Or on s'éloigne de l'égalité en se nuisant à
soi-même aussi bien qu'en nuisant à autrui; on peut donc être injuste envers
soi comme envers autrui: mais quiconque commet l'injustice la commet
volontairement. Donc on peut souffrir une injustice volontairement, surtout
lorsqu'elle vient de soi-même.
2. Personne n'est puni selon la loi civile s'il
n'a commis une injustice; or ceux qui se donnent la mort sont punis d'après les
lois des cités, en ce qu'autrefois ils étaient privés des honneurs de la
sépulture; donc on peut être injuste envers soi, et ainsi on peut supporter
l'injustice volontairement.
3. On ne peut commettre d'injustice qu'à l'égard
de quelqu'un qui la subit; or il arrive que ce quelqu'un y consente, par
exemple si on lui vend une chose plus cher qu'elle ne vaut; on peut donc
souffrir une injustice volontairement.
Cependant, le fait de souffrir une injustice s'oppose au fait de la commettre; or nul ne commet une injustice qu'à la condition de la vouloir; donc par opposition, nul se subit l'injustice que s'il ne la veut pas.
Conclusion:
Une action, par définition, procède de l'agent, tandis que la passion, par définition, provient d'un autre; c'est pourquoi on ne peut être à la fois et sous le même rapport agent et patient, selon Aristote. Or la volonté est le principe propre de l'action humaine. Il s'ensuit qu'à parler proprement et essentiellement, un homme ne fait que ce qu'il fait volontairement, et à l'inverse il ne souffre que ce qui échappe à sa volonté; car, en tant qu'il veut, il est le principe de son acte, et par conséquent, comme tel, plus actif que passif Il faut donc soutenir qu'à parler essentiellement et formellement, nul ne peut commettre une injustice qu'à condition de la vouloir, et ne peut la subir qu'à condition de ne pas la vouloir. Au contraire, à parler selon l'accident et pour ainsi dire matériellement, il peut arriver que quelqu'un commette quelque chose de vraiment injuste sans le vouloir, lorsqu'il agit sans intention, ou supporte volontairement l'injustice par exemple s'il donne volontairement à quelqu'un plus qu'il ne lui doit.
Solutions:
1. Si quelqu'un donne volontairement à un autre
plus qu'il ne lui doit, il ne commet ni injustice, ni inégalité. En effet,
c'est par sa volonté qu'un homme possède les choses, et ainsi, lorsqu'on les
lui enlève ou s'il les donne de son propre gré, ce n'est pas étranger à son
dessein, ni à l'égalité.
2. Une personne quelconque peut être considérée à
deux points de vue. Individuellement d'abord. En ce cas, si elle se nuit à
elle-même, elle pourra commettre un péché soit d'intempérance, soit
d'imprudence, mais non d'injustice; car l'injustice, comme la justice, implique
toujours rapport à autrui. Ou bien on peut considérer un homme en tant que
membre de la cité, ou en tant qu'il appartient à Dieu comme sa créature et son
image. A ce point de vue, quiconque se donne la mort est injuste non envers
soi, mais envers la cité et envers Dieu. C'est pourquoi la loi divine comme la
loi civile lui inflige une punition, ainsi qu'au fornicateur dont l'Apôtre (1
Co 3, 17) nous dit: « Si quelqu'un détruit le temple de Dieu, Dieu le détruira.
»
3. La passion est l'effet d'une action extérieure. Or, dans le fait de commettre et de souffrir une injustice, l'élément matériel se rapporte à l'acte extérieur, considéré en soi, nous l'avons dit au contraire l'élément formel et essentiel se rapporte à la volonté de l'agent et du patient, nous venons de le montrer. A parler matériellement, on doit donc dire que le fait de commettre une injustice et celui d'en subir une, vont toujours ensemble.
Mais, si nous parlons formellement, il peut arriver que quelqu'un commette une injustice volontairement alors que le patient ne souffre pas d'injustice parce qu'il y consent. Inversement, il peut arriver que quelqu'un souffre une injustice parce qu'il la subit contre son gré, alors que celui qui en est cause l'ignore, et à cause de cela ne commet pas l'injustice formellement, mais matériellement seulement.
Objections:
1. Il ne semble pas. Car le péché véniel s'oppose
au péché mortel. Or il arrive qu'on pèche véniellement en commettant une
injustice. C'est l'avis d'Aristote qui, parlant de ceux qui accomplissent des
choses injustes, prétend que « quels que soient les péchés commis, s'ils le
sont dans l'ignorance et à cause d'elle, ils sont véniels ». On ne pèche donc
pas toujours mortellement en commettant une injustice.
2. Celui qui commet une injustice en matière
légère, s'éloigne peu du milieu vertueux. Or cela semble tolérable, et être
compté parmi les petits malheurs, d'après Aristote. Toute injustice n'est donc
pas péché mortel.
3. La charité est la mère de toutes les vertus,
et c'est pour son opposition à la charité qu'un péché est appelé mortel. Or
tous les péchés opposés aux autres vertus ne sont pas mortels; donc toute
injustice n'est pas péché mortel.
Cependant, tout ce qui est contre la loi de Dieu est péché mortel; or quiconque fait une injustice agit contre la loi de Dieu, qu'il s'agisse d'un vol, d'un adultère, d'un homicide, etc., comme on le verra par la suite. Donc celui qui commet une injustice fait un péché mortel.
Conclusion:
Comme nous l'avons dit précédemment à propos de la différence des péchés, le péché mortel est celui qui est contraire à la charité, laquelle fait vivre l'âme. Or tout dommage causé à autrui s'oppose par soi à la charité, qui nous pousse à vouloir le bien d'autrui. C'est pourquoi l'injustice, qui consiste toujours dans un dommage causé à autrui, constitue, par son genre, un péché mortel.
Solutions:
1. Le mot d'Aristote doit s'entendre d'une
ignorance de fait que lui-même qualifie « d'ignorance des circonstances
particulières », et qui mérite le pardon, mais non d'une ignorance de droit qui
est sans excuse. Celui qui commet une injustice sans le savoir, n'agit que par
accident, nous l'avons dit.
2. Celui qui commet une injustice dans les
petites choses ne réalise pas l'injustice de façon parfaite, dans la mesure où
il peut penser que ce n'est pas absolument contraire à la volonté de celui qui
la subit; c'est le cas par exemple de quelqu'un qui volerait une pomme, ou quelque
chose d'équivalent, en présumant que cela ne léserait pas le propriétaire et ne
lui déplairait pas.
3. Les péchés commis contre les autres vertus morales n'impliquent pas toujours un dommage à l'égard d'autrui, mais un certain désordre à l'égard des passions.
Somme Théologique IIa-IIae
1. Le jugement est-il un acte de justice? - 2. Est-il licite de juger? - 3. Faut-il juger sur des soupçons? - 4. Le doute doit-il être interprété favorablement? - 5. Le jugement doit-il toujours être porté conformément aux lois écrites? - 6. Le jugement est-il vicié par l'usurpation?
Objections:
1. Il semble que non, car le Philosophe dit que «
chacun juge bien ce qu'il connaît », en sorte que le jugement semble relever de
la faculté de connaissance. Or c'est la prudence qui perfectionne cette
faculté. Le jugement paraît donc relever de la prudence plutôt que de la
justice, qui est dans la volonté, comme on l'a dit.
2. L'Apôtre déclare (1 Co 2, 15): « L'homme
spirituel juge toutes choses. » Or l'homme se spiritualise surtout par la
charité « répandue dans nos coeurs par l'Esprit Saint qui nous a été donné ».
Le jugement relève donc de la charité plutôt que de la justice.
3. Il appartient à chaque vertu de porter un jugement
droit sur sa propre matière, parce que, dit le Philosophe, « l'homme vertueux
est en chaque chose règle et mesure ». Le jugement ne relève donc pas plus de
la justice que des autres vertus morales.
4. Le jugement semble n'appartenir qu'aux juges.
Or l'acte de la justice se trouve chez tous les justes. Donc puisque les juges
ne sont pas les seuls justes, il semble que le jugement ne soit pas l'acte
propre de la justice.
Cependant, nous lisons dans le Psaume (94, 15): « jusqu'à ce que la justice soit convertie en jugement. »
Conclusion:
A proprement parler, le jugement signifie l'acte du juge en tant que tel. Or, on l'appelle « juge » (judicem) comme étant celui qui « énonce le droit » (jus dicens). Et d'autre part le droit est l'objet de la justice, nous l'avons établi. Il s'ensuit que le jugement, dans l'acception première du mot, implique une définition ou détermination du juste ou du droit. Or le fait pour quelqu'un de bien définir dans les actions vertueuses provient proprement de l'habitus vertueux; c'est ainsi que l'homme chaste détermine avec exactitude ce qui a trait à la chasteté. Il s'ensuit que le jugement, qui comporte une détermination exacte de ce qui est juste, appartient proprement à la justice. C'est pourquoi le Philosophe remarque que les hommes « recourent au juge comme à une sorte de justice animée ».
Solutions:
1. Le mot de jugement qui, dans sa première
acception, signifie une détermination exacte des choses justes, s'est élargi au
point de signifier la détermination exacte de toutes choses, dans l'ordre
spéculatif aussi bien que pratique. Cependant, pour qu'il y ait en toutes
choses un jugement droit, deux conditions sont requises, dont l'une se confond
avec la vertu même qui profère le jugement. Dans ce sens, le jugement est un
acte de la raison, dont c'est la fonction de dire ou de définir. L'autre
condition concerne la disposition de celui qui juge, selon laquelle ü est apte
à juger correctement. C'est ainsi qu'en matière de justice le jugement procède
de la vertu de justice, comme ü procède de la force en tout ce qui relève de
cette vertu. Le jugement est donc l'acte de la justice en tant quelle incline à
juger exactement, et de la prudence en tant queue profère le jugement. D'où la synésis
(bon sens moral), qui appartient à la prudence, est appelée une vertu « de
bon jugement », nous l'avons établi précédemment
2. L'homme spirituel tient de l'habitus de
charité une inclination à juger sainement de toutes choses selon les règles
divines, à partir desquelles il porte son jugement grâce au don de sagesse; de
même le juste, par la vertu de la prudence, porte son jugement à partir des
règles du droit.
3. Les autres vertus morales ordonnent l'homme
par rapport à lui-même, tandis que la justice l'ordonne par rapport à autrui,
nous l'avons montrés. Or, si l'homme est maître de ce qui lui appartient, il ne
l'est pas de ce qui appartient à autrui. C'est pourquoi, dans le domaine des
autres vertus morales, on ne requiert que le jugement d'un homme vertueux, en
l'entendant du jugement au sens le plus large du mot, comme nous l'avons dit.
En matière de justice au contraire, le jugement d'une autorité supérieure est
requis, « qui soit capable de reprendre les deux parties et de poser sa main
sur les deux ». Pour cette raison le jugement convient à la justice plus
spécialement qu'aux autres vertus.
4. Chez le prince, la justice est une vertu architectonique: elle commande et prescrit ce qui est juste; tandis que, chez les sujets, c'est une vertu qui est d'exécution et de service. Aussi l'acte de juger, qui comporte une déclaration de ce qui est juste, relève-t-il de la justice selon le mode particulier qu'elle a chez le prince.
Objections:
1. Il semble que non, car on n'inflige de
châtiment que pour une action illicite; or ceux qui jugent sont menacés d'un
châtiment auquel se soustraient ceux qui ne jugent pas, selon cette parole du
Christ (Mt 7, 1): « Ne jugez pas si vous ne voulez pas être jugés. »
2. S. Paul écrit (Rm 14, 4): « Toi, qui es-tu
pour juger le serviteur d'autrui? Qu'il reste debout ou qu'il tombe, cela ne
concerne que son maître. » Et le maître de tous, c'est Dieu. Donc il n'est
permis à aucun homme de juger.
3. Personne n'est sans péché: « Lorsque nous
prétendons être sans péché, nous nous faisons illusion » (1 Jn 1, 8). Or il
n'est pas permis au pécheur de juger, selon cette parole (Rm 2, 1): « Qui que
tu sois , ô homme qui juges, tu es sans excuse; car sur le point où tu juges les
autres, tu te condamnes toi-même, en faisant toi-même ce que tu juges. » Il
n'est donc permis à personne de juger.
Cependant, il est écrit dans le Deutéronome (16, 18): « Tu établiras des juges et des maîtres dans toutes les villes qui t'appartiennent, pour qu'ils jugent le peuple par des jugements justes. »
Conclusion:
Un jugement est licite dans la mesure où il est un acte de justice. Or, d'après ce qui a été dit, trois conditions sont requises pour cela: la première, qu'il procède d'une inclination à la justice; la deuxième, qu'il émane de l'autorité d'un supérieur; la troisième, qu'il soit proféré selon la droite règle de la prudence. Là où l'une de ces conditions fait défaut, le jugement devient vicieux et illicite. D'abord s'il va contre la droiture de la justice, il est pervers ou injuste. Ensuite, quand l'homme juge en des matières où il n'a pas autorité, on dit que le jugement est usurpé. Enfin, là où la certitude fait défaut, par exemple lorsque sur de légères conjectures quelqu’un juge de choses douteuses ou cachées, son jugement est entaché de suspicion, ou téméraires.
Solutions:
1. Le Christ interdit par ces paroles le jugement
téméraire qui porte sur quelque intention secrète du coeur ou sur d'autres
objets incertains, selon S. Augustin - ou encore il interdit tout jugement sur
les choses divines: parce qu'elles nous sont supérieures, nous ne devons pas
les juger mais simplement les croire, dit S. Hilaire- ou enfin, le Christ
interdit tout jugement inspiré non par la bienveillance, mais par l'aigreur,
selon S. Chrysostome.
2. Le juge est établi ministre de Dieu: c'est
pourquoi il est écrit (Dt 1, 16): « Jugez selon la justice », et aussi: « Parce
que c'est le jugement de Dieu. »
3. Ceux qui sont tombés dans des péchés graves ne doivent pas juger ceux qui sont coupables des mêmes fautes, ou de péchés moindres, dit S. Jean Chrysostome. Et cela doit s'entendre surtout quand ces péchés sont publics, à cause du scandale qui s'élèverait de ce fait dans le coeur des gens. Si les péchés ne sont pas publics, mais occultes, et que le pécheur, du fait de ses fonctions, soit dans la nécessité de rendre immédiatement son arrêt, il peut requérir ou juger, mais qu'il le fasse dans l'humilité et la crainte. Aussi S. Augustin dit-il: « Si nous découvrons en nous le même vice, gémissons ensemble, et invitons-nous réciproquement aux mêmes efforts. » Cependant, pour autant, le juge ne se condamne pas lui-même, et n'encourt pas une nouvelle condamnation, si ce n'est qu'en condamnant un autre, il se montre condamnable de la même façon, pour un péché identique ou semblable.
Objections:
1. Il semble que le jugement fondé sur le soupçon
ne soit pas illicite, car le soupçon est une opinion incertaine au sujet d'un
mal. Le soupçon, d'après Aristote, porte aussi bien sur le vrai que sur le
faux. Or sur les faits singuliers et Contingents on ne peut avoir qu’une
opinion incertaine. Donc, puisque le jugement des hommes a pour objet les actes
humains qui sont des faits singuliers et contingents, il semble que nul
jugement ne serait licite, s'il n'était pas permis de fonder un jugement sur le
soupçon.
2. Le jugement illicite est cause d'injustice
envers le prochain. Mais le soupçon mauvais consiste seulement dans une opinion
humaine, et ainsi elle ne semble pas comporter d'injustice envers l'autre. Le
jugement fondé sur le soupçon n'est donc pas illicite.
3. Si un tel jugement est illicite, il faut qu'il
se ramène à l'injustice, puisque, comme on vient de le voir, le jugement est
l'acte de la justice. Mais l'injustice, par son genre même, est péché mortel
nous l'avons dit plus haut. Donc, le jugement fondé sur un soupçon, s'il était
illicite, serait toujours péché mortel. Mais cela est faux, car « nous ne
pouvons pas éviter les soupçons », nous dit S. Augustin dans sa glose sur ces
mots de S. Paul (1 Co 4, 5): « Ne jugez pas avant le temps. » Donc un tel
jugement ne semble pas illicite.
Cependant, selon S. Jean Chrysostome: « Par cet ordre: "Ne jugez pas", le Christ n'empêche pas les chrétiens de corriger les autres par bienveillance; mais il ne veut pas que, par l'étalage de leur propre justice, des chrétiens méprisent des chrétiens en haïssant et condamnant les autres, sur de simples soupçons la plupart du temps. »
Conclusion:
Comme dit Cicéron. le soupçon doit être considéré comme une faute lorsqu'il n'est fondé que sur de légers indices. Trois cas peuvent se présenter: 1° Quelqu'un est méchant en soi-même, et, en conséquence, conscient de sa propre méchanceté, il attribue facilement le mal aux autres. Comme dit l'Ecclésiaste (10, 3 Vg): « Dans ses voyages, l'insensé, parce qu'il est lui-même sans sagesse, estime que tous les autres sont insensés. » 2° Quelqu'un est mal disposé envers son prochain; or, lorsqu'un homme en méprise ou en déteste un autre, qu'il s'irrite contre lui ou qu'il l'envie, de légers signes suffisent pour qu'il le juge coupable; car chacun croit facilement ce qu'il désire. 3° Le soupçon peut encore provenir d'une longue expérience. Aussi Aristote dit-il que « les vieillards sont soupçonneux à l'excès pour avoir éprouvé nombre de fois les défauts des autres ».
Les deux premières causes de soupçon relèvent manifestement d'une disposition vicieuse. Mais la troisième élimine le soupçon dans la mesure où l'expérience approche de la certitude, laquelle est contraire à la notion de soupçon. En conséquence, il y a un vice dans tout soupçon, et un vice proportionnel au soupçon lui-même. 1° Il y a d'ailleurs trois degrés dans le soupçon: Il Un homme, sur de faibles indices, commence à douter de la bonté d'un autre. C'est là un péché véniel et léger, car « cela tient à la faiblesse humaine, inhérente à cette vie », ainsi que dit la glose sur la parole de S. Paul (1 Co 4, 5): « Ne jugez de rien avant le temps. » 2° Quelqu'un tient pour certaine la malice d'autrui, d'après de faibles indices. En ce cas, si la matière est grave, il y a péché mortel, parce que cela ne peut aller sans mépris du prochain. La glose ajoute au même endroit: « Bien que nous ne puissions éviter les soupçons, puisque nous sommes des hommes, nous devons cependant nous abstenir des jugements, c'est-à-dire des sentences fermes et définitives. » 3° Un juge se prépare à condamner sur un simple soupçon: cela relève directement de l'injustice, et par conséquent est péché mortel.
Solutions:
1. Dans les actes humains, on ne requiert pas la
certitude des sciences démonstratives, mais seulement celle qui convient à une
telle matière, par exemple la preuve établie par les témoins qualifiés.
2. Du fait même que quelqu'un a mauvaise opinion d'autrui sans cause suffisante, il le méprise injustement; donc il est injuste envers lui.
3.Comme on l'a vu, la justice et l'injustice concernent. les activités extérieures. Le jugement fondé sur le soupçon relève directement de l'injustice quand il porte sur un acte extérieur; et il est alors péché mortel, nous venons de le dire. Le jugement intérieur ne relève de la justice que dans sa relation avec le jugement extérieur; c'est le cas de tout acte intérieur par rapport à l'acte extérieur: la convoitise par rapport à la fornication, la colère par rapport à l'homicide.
Objections:
1. Il semble que non, car la majorité des
jugements doit être conforme à ce qui arrive dans la majorité des cas; or, dans
la majorité des cas, il arrive que l'on agit mal: car « le nombre des insensés
est infini », dit l'Ecclésiaste (1, 15 Vg), et la Genèse (8, 21): « Les
desseins de l'homme sont portés au mal dès son enfance. » Donc nous devons
interpréter le doute dans le sens du mal, plutôt que dans celui du bien.
2. D'après S. Augustin, « celui qui vit dans la
justice et la piété est un appréciateur impartial », car il ne penche vers
aucun des deux côtés. Or, interpréter en bien ce qui est douteux, c'est
incliner dans l'autre sens. Donc il ne faut pas le faire.
3. L'homme doit aimer son prochain comme
soi-même. Mais, en ce qui le concerne personnellement, l'homme doit interpréter
ses doutes en mauvaise part, conformément à cette parole de Job (9, 28): «
L'effroi me saisit en face de tous mes maux. » Donc, il semble bien qu'il
faille interpréter en mal tout ce qui, dans le prochain, laisse place au doute.
Cependant, sur ce texte de l'épître aux Romains (14, 3): « Que celui qui ne mange pas ne juge pas celui qui mange », la Glose écrit: « Les doutes doivent être interprétés en bonne part. »
Conclusion:
Comme on vient de le dire, celui qui a une mauvaise opinion du prochain sans motif suffisant est injuste et méprisant envers lui. Or, nul ne doit mépriser autrui, ni lui causer aucun dommage, sans motif contraignant. C'est pourquoi, tant que des indices de perversité ne sont pas évidents chez un homme, nous devons le tenir pour vertueux et interpréter en bonne part tout ce qui est douteux.
Solutions:
1. Il peut arriver que celui qui interprète
toujours en bonne part ce qui est douteux se trompe le plus souvent. Mais il
vaut mieux se tromper souvent en ayant bonne opinion d'un homme mauvais, que de
faire très rarement erreur en ayant mauvaise opinion d'un homme vertueux; dans
ce dernier cas, on commet une injustice envers le prochain; mais non pas dans
le premier.
2. Ce n'est pas pareil, de juger des choses ou de juger des hommes. Dans le jugement que nous portons sur les choses, on ne considère pas le bien ou le mal chez elles, c'est pourquoi la façon dont nous les jugeons ne peut leur nuire. Ce qui est seulement à considérer, c'est le bien de celui qui juge si son jugement est conforme à la vérité; et c'est son mal si ce jugement est erroné, car, dit Aristote, « la vérité est le bien de l'esprit, l'erreur est son mal ». Que chacun s'efforce donc de juger des choses comme elles sont.
Mais dans le jugement que nous portons sur les
personnes, il faut considérer surtout le bien ou le mal chez celui qui est
jugé; car le jugement porté le rendra honorable s'il est jugé bon; méprisable
s'il est jugé mauvais. C'est pourquoi nous devons nous efforcer de porter sur
autrui un jugement favorable, à moins que nous n'ayons un motif évident en sens
contraire. Quant à l'homme qui juge, le jugement faux qu'il porte en bonne part
ne constitue pas un mal pour son intelligence, pas plus que la connaissance des
singuliers contingents n'appartient, de soi, à la perfection de son
intelligence; cela contribue davantage au bien de ses dispositions affectives.
3. Interpréter en bonne ou mauvaise part peut se faire de deux façons: 1° Par hypothèse. Ainsi, quand nous devons employer un remède pour certaines maladies - les nôtres ou celles d'autrui - il est bon que nous apportions un remède efficace contre une maladie supposée plus grave; parce que le remède efficace contre un mal plus grave, l'est bien davantage contre un mal moindre. 2° Nous interprétons en bien ou en mal en définissant ou en précisant. Et ainsi, dans un jugement sur des choses, on doit s'efforcer de les interpréter chacune comme elle est; mais en jugeant les personnes, on doit interpréter en bonne part, nous l'avons dit.
Objections:
1. Il semble que non, car on doit toujours éviter
de rendre un jugement injuste. Or, les lois écrites sont parfois injustes: nous
lisons en effet dans Isaïe (10, 1): « Malheur à ceux qui font des lois injustes
et qui écrivent des décrets oppressifs » Donc il ne faut pas toujours juger
selon la loi écrite.
2. Le jugement porte sur des cas particuliers.
Or, aucune loi écrite ne peut prévoir tous les cas particuliers, comme le
Philosophe le démontre. On voit qu'on ne doit pas toujours juger d'après les
lois écrites.
3. La loi est écrite pour faire connaître la
décision du législateur. Or, il arrive parfois que, si le législateur était
présent, il jugerait autrement qu'il n'a décidé dans la loi. Donc il ne faut
pas toujours juger selon la loi écrite.
Cependant, S. Augustin déclare: « Les hommes peuvent discuter lorsqu'ils instituent des lois temporelles; mais quand elles ont été instituées et confirmées, il n'est pas permis aux juges de les juger, mais seulement de juger d'après elles. »
Conclusion:
Comme on l'a dit le jugement est une définition ou détermination de ce qui est juste. Or, ce qui est juste est déterminé, 1° par la nature même de la chose: c'est le droit naturel; 2° par un contrat consenti entre des personnes, ce qui et du droit positif, nous l'avons établi plus haut. Les lois sont écrites pour assurer l'application de l'un et l'autre droit, mais de façon différente. La loi écrite contient le droit naturel, mais ne le constitue pas; car le droit naturel ne fonde pas son autorité sur la loi, mais sur la nature. Au contraire, la rédaction écrite de la loi contient et constitue le droit positif et fonde son autorité. C'est pourquoi il est nécessaire que les jugements soient rendus conformément à la loi écrite: autrement, le jugement manquerait soit au droit naturel, soit au droit positif.
Solutions:
1. La loi écrite ne donne pas au droit naturel
son autorité et par conséquent ne peut ni diminuer, ni supprimer cette
autorité, car la volonté de l'homme ne peut pas changer la nature. C'est
pourquoi, si la loi écrite contient quelque prescription contraire au droit
naturel, elle est injuste et ne peut obliger; il n'y a de place, en effet, pour
le droit positif que là où il est indifférent à l'égard du droit naturel, qu'il
soit ainsi ou autrement, comme nous l'avons montré. C'est pourquoi de tels
écrits ne peuvent être appelés des lois, mais plutôt des corruptions de la loi,
nous l'avons dit précédemment. On ne peut donc pas se régler sur eux pour
juger.
2. Les lois injustes en elles-mêmes sont
contraires au droit naturel, soit toujours, soit le plus souvent; de même, les
lois bien faites sont, dans certains cas, défectueuses: à les suivre on irait
contre le droit naturel; il ne faut pas alors juger selon l'intention du
législateur. Ce qui fait dire au jurisconsultes: « Aucune raison de droit, ni
la bienveillance de la justice ne peuvent souffrir que des prescriptions
sagement introduites en vue de l'utilité des hommes, tournent à leur préjudice
du fait d'une interprétation trop stricte par laquelle on en arrive à la
sévérité. » Et d'ailleurs, en telles conjonctures, le législateur lui-même
jugerait autrement; et s'il avait considéré ce cas, il l'aurait précisé dans sa
loi.
3. Cette réponse résout aussi la troisième objection.
Objections:
1. Il semble que non, car la justice est une
rectitude dans l'action. Mais rien ne diminue la vérité, dite par n'importe
qui, et elle doit être reçue par tous. Donc, de même, rien ne diminue la
justice, quel que soit celui qui détermine ce qui est juste, détermination qui
constitue le jugement même.
2. Il appartient au jugement de punir le péché.
Or, dans l’Écriture, certains hommes sont loués pour avoir puni des péchés,
alors qu'ils n'avaient pas autorité sur ceux qu'ils châtiaient: tel Moïse, loué
pour avoir tué un Égyptien (Ex 2, 11) et Phinéès, fils d'Éléazar, pour avoir
fait périr Zimri, fils de Salu (Nb 25, 7); « et cet acte lui fut imputé à
justice », dit le Psaume (106, 31). Donc, l'usurpation des fonctions
judiciaires ne relève pas de l'injustice.
3. Le pouvoir spirituel se distingue du pouvoir
temporel. Mais quelquefois, les prélats qui ont le pouvoir spirituel
interviennent dans des questions qui ne relèvent que de la puissance séculière:
donc l'usurpation des fonctions judiciaires n'est pas toujours illicite.
4. Un jugement droit requiert chez le juge, au
même titre que l'autorité, la vertu de justice et la science, nous l'avons
montré plus haute. Or, il n'est dit nulle part qu'un jugement rendu par un juge
à qui manque la vertu de justice ou la science du droit, est, de ce fait même,
injuste. Donc, l'usurpation de fonction, par laquelle on manque d'autorité, ne
cause pas toujours l'injustice du jugement.
Cependant, il est dit dans l'épître aux Romains (14, 4): « Qui es-tu, toi qui juges le serviteur d'autrui? »
Conclusion:
On vient de le voir, un jugement doit être rendu selon la loi écrite. Celui qui porte un jugement interprète donc de quelque façon le texte de la loi, en l'appliquant à une affaire particulière. Or, il appartient à la même autorité d'interpréter la loi et de la fonder; en conséquence, de même qu'une loi ne peut être fondée que par la puissance publique, un jugement ne peut être rendu que par l'autorité publique, qui a pouvoir sur tous les membres de la société. Or, il serait injuste qu'un homme en contraignît un autre à observer une loi non sanctionnée par l'autorité publique; de même, il est injuste que quelqu'un impose à un autre de subir un jugement qui n'est pas porté par l'autorité publique.
Solutions:
1. L'énoncé de la vérité ne contraint pas à la
recevoir: libre à chacun de l'accepter ou de la refuser, comme il le veut. Au
contraire, le jugement implique une contrainte; c'est pourquoi il est injuste
d'être jugé par quelqu'un qui ne détient pas l'autorité publique.
2. Moïse paraît bien avoir tué l'Égyptien après
avoir reçu l'autorité publique par une inspiration divine; c'est ce qui ressort
de ce que disent les Actes des Apôtres (7, 25): « Moïse pensait que ses frères
comprendraient que Dieu accorderait par sa main la délivrance au peuple
d'Israël. » On peut dire encore que Moïse tua l'Égyptien en prenant à bon droit
la défense de celui qui avait été victime de violence. S. Ambroise nous dit: «
Celui qui ne repousse pas la violence faite à son compagnon est aussi coupable
que celui qui la commet », et il donne l'exemple de Moïse. Ou enfin on peut
dire avec S. Augustin: « De même qu'une terre est estimée à son prix, avant de
porter des fruits utiles, par sa fertilité en herbes inutiles, de même cet acte
de Moïse fut mauvais, mais il était le signe d'une grande fécondité. » Il
était, en effet, le signe de cette vigueur avec laquelle il devait libérer le
peuple. De Phinéès, il faut dire qu'il agit de cette façon parce qu'il était
poussé par le zèle de la gloire de Dieu et sous l'inspiration divine; ou
encore, parce que, bien qu'il ne fût pas encore grand prêtre, il était le fils
du grand prêtre, et que le jugement lui appartenait comme aux autres juges qui
en avaient reçu l'ordre.
3. Le pouvoir séculier est soumis au pouvoir
spirituel, comme le corps est soumis à l'âme. C'est pourquoi il n'y a pas
usurpation quand le supérieur spirituel intervient dans celles des affaires
temporelles ou le pouvoir séculier lui est soumis, ou que ce pouvoir lui
abandonne.
4. L'habitus de la science et l'habitus de la justice sont des perfections de l'individu; c'est pourquoi leur absence ne cause pas une usurpation, comme le défaut de l'autorité publique, laquelle donne au jugement sa force de coercition.
LES PARTIES DE LA JUSTICE
Elles se divisent en trois groupes. I. Les parties subjectives, qui sont les espèces de la justice: distributive et commutative (Question 61-78). - II. Les parties intégrantes (Question 79). - III. Les parties potentielles, c'est-à-dire les vertus annexes (Question 80-120).
Les parties subjectives appellent une double étude: 1) Les parties proprement dites de la justice. 2) Les vices opposés (Question 63-78).
Et parce que la restitution apparaît comme un acte de la justice commutative, il faut d'abord étudier la distinction entre justice commutative et justice distributive (Question 61), ensuite la restitution (Question 62).
Somme Théologique IIa-IIae
1. Y a-t-il deux espèces de justice: commutative et distributive 2. Leur juste milieu se détermine-t-il de la même façon? - 3. Ont-elles la même matière, ou une matière multiple? - 4. Dans quelques-unes de ses espèces, la justice s'identifie-t-elle à la réciprocité?
Objections:
1. Il semble que cette distinction soit
malheureuse, car il ne peut exister une sorte de justice qui nuise à la
multitude, puisque la justice est ordonnée au bien commun. Mais distribuer les
biens communs à beaucoup nuit au bien commun de la multitude parce que cela
épuise les ressources communes, et aussi parce que cela corrompt les moeurs,
car Cicéron déclare: « Celui qui reçoit un don devient pire et de plus en plus
prêt à en attendre autant. » Donc, la distribution ne relève d'aucune espèce de
justice.
2. L'acte de la justice consiste comme on l'a vu,
à rendre à chacun son dû. Or, dans une distribution, on ne rend pas à chacun ce
qui était son dû, mais chacun s'approprie un bien nouveau qui était un bien
commun. Donc, cela ne relève pas de la justice.
3. La justice n'est pas seulement chez le prince;
comme on l'a dit, elle est aussi chez les sujets. Mais distribuer concerne
toujours le prince, donc la justice n'a pas à s'en occuper.
4. « Une juste distribution, dit Aristote, est
une distribution de biens communs. » Or les biens communs sont du ressort de la
justice légale. Donc la justice distributive n'est pas une espèce de la justice
particulière, mais de la justice légale.
5. L'unité et la multiplicité ne peuvent être le
fondement d'une distinction spécifique dans la vertu. Or la justice commutative
consiste à rendre quelque chose à quelqu'un, et la justice distributive, à
donner quelque chose à plusieurs. Ce ne sont donc pas des espèces différentes
de la justice.
Cependant, Aristote distingue deux sortes de justice et dit que « l'une nous dirige dans les distributions et l'autre dans les échanges ».
Conclusion:
Ainsi que nous l'avons dit, la justice particulière s'ordonne à une personne privée, qui est avec la société dans un rapport comparable à celui de la partie avec le tout. Or une partie comporte une double relation: d'abord celle de partie à partie, à laquelle correspond dans la société la relation d'individu à individu. C'est cet ordre de relations que dirige la justice commutative, qui a pour objet les échanges mutuels entre deux personnes.
Entre le tout et les parties on envisage un autre ordre, auquel ressemble l'ordre de ce qui est commun aux individus. Cet ordre est celui que dirige la justice distributive, appelée à répartir proportionnellement le bien commun de la société. Il y a donc bien deux espèces de justice, l'une distributive, l'autre commutatives.
Solutions:
1. Dans les libéralités des personnes privées, la
modération est recommandée, tandis que la dissipation est coupable; de même,
dans la distribution des biens communs, il faut observer une certaine
modération, que détermine la justice distributive.
2. La partie et le tout sont, d'un certain point
de vue, identiques, en ce que tout ce qui appartient au tout appartient d'une
certaine façon à la partie; et c'est ainsi que lorsqu'on partage entre les
membres de la communauté un bien commun, chacun reçoit en quelque sorte ce qui
est à lui.
3. Procéder à la répartition des biens communs
appartient à celui-là seul qui a la charge de ces biens. Les sujets à qui ils
sont distribués n'en ont pas moins à pratiquer la justice distributive, en se
montrant satisfaits si la répartition est juste. Il arrive parfois que les
biens communs à distribuer appartiennent non pas à la cité, mais à une famille;
en ce cas, c'est l'autorité d'une personne privée qui fixe la répartition.
4. Tout mouvement est spécifié par son terme
final. C'est pourquoi il appartient à la justice légale d'ordonner au bien
commun les biens particuliers; mais inversement, ordonner le bien commun au
bien des individus en le leur distribuant concerne la justice particulière.
5. La justice distributive et la justice commutative ne se distinguent pas seulement par leur objet un et multiple, mais par la nature même de la dette qui les concerne: devoir à quelqu'un un bien commun est autre Chose que lui devoir un bien qui lui est propre.
Objections:
1. Il semble bien, car ces deux justices sont des
parties de la justice particulière, nous venons de le dire. Or, dans toutes les
parties de la tempérance ou de la force, le juste milieu est déterminé de la
même façon. Donc, il doit l'être aussi dans les deux justices, distributive et
commutative.
2. La forme de la vertu morale consiste en un
juste milieu déterminé rationnellement. Donc, puisqu'une seule vertu n'a qu'une
seule forme, il semble bien que dans ces deux espèces d'une seule vertu, le
juste milieu doit être déterminé de la même façon.
3. Dans la justice distributive, le juste milieu
s'établit en tenant compte de la dignité différente des personnes. Mais cette
dignité intervient aussi dans la justice commutative, par exemple dans les
peines, car celui qui frappe le prince est plus sévèrement puni que celui qui
frappe une personne privée. Donc, le juste milieu s'établit de la même façon
dans l'une et l'autre justices.
Cependant, le Philosophe dit que dans la justice distributive le juste milieu s'établit selon une proportion géométrique, et dans la justice commutative selon une proportion arithmétique.
Conclusion:
Comme nous venons de le dire, il appartient à la justice distributive de donner quelque chose à une personne privée pour autant que ce qui appartient au tout est dû à la partie. Mais ce dû est d'autant plus considérable que la partie occupe dans le tout une plus grande place. Et c'est pourquoi, en justice distributive, il est donné d'autant plus des biens communs à une personne que sa place dans la communauté est prépondérante. Dans les communautés à régime aristocratique, cette prépondérance est donnée à la vertu; dans les oligarchies, à la richesse; dans les démocraties, à la liberté; et sous d'autres régimes, d'autres façons. C'est pourquoi, dans la justice distributive, le juste milieu vertueux ne se détermine pas par une égalité de chose à chose, mais selon une proportion des choses aux personnes; de telle sorte que si une personne est supérieure à une autre, ce qui lui est donné doit dépasser ce qui est donné à l'autre. Et c'est pourquoi le Philosophe dit qu'un tel milieu vertueux s'établit selon une proportion géométrique, où l'égalité n'est pas une égalité de quantité, mais une égalité proportionnelle. Nous disons ainsi que 6 est à 4 comme 3 est à 2, parce que nous y trouvons la même proportion sesquialtère, c'est-à-dire telle que le plus grand nombre égale une fois et demie le plus petit. Cette égalité n'est pas, comme on le voit, une égalité de différences entre les quantités comparées, puisque la différence entre 6 et 4 est 2, et celle entre 3 et 2 est 1.
Au contraire, dans les échanges, on rend à une personne particulière quelque chose en remplacement de ce que l'on a reçu d'elle; ce qui est évident dans l'achat et la vente, qui nous donnent la définition élémentaire de l'échange. Il faut égaler objet à objet, de telle façon que, tout ce que l'un a reçu en plus en prenant sur ce qui est à l'autre, il le lui restitue en égale quantité. Et ainsi l'égalité s'établit selon une moyenne arithmétique que fixe un excédent quantitatif égal: ainsi, 5 est le milieu entre 6 et 4; il dépasse l'un des deux nombres d'une unité et est dépassé par l'autre d'autant. Si donc, avant tout échange, les deux parties avaient 5 et que l'une d'elles reçoit 1 de ce qui appartient à l'autre, elle aura 6 et il ne restera à l'autre que 4. Pour revenir au juste milieu, il faudra, en justice, que la partie qui a 6 donne 1 à celle qui a 4; en effet, l'une et l'autre auront ainsi 5 qui est le milieu.
Solutions:
1. Dans les autres vertus, le milieu est
déterminé selon la raison, et non pas selon la réalité objective. Mais, dans la
vertu de justice, il est fixé objectivement le juste milieu varie avec les
objets.
2. La forme générale de la justice est l'égalité,
pour la justice distributive comme pour la justice commutative; mais dans la
première elle s'établit selon une proportionnalité géométrique; dans 1 seconde,
selon une proportionnalité arithmétique.
3. Dans les actions et les passions, la condition de la personne est un élément de la valeur quantitative de la chose considérée objectivement; l'offense est plus grave si l'on frappe le prince que si l'on frappe une personne privée. Et ainsi la condition d la personne est considérée en soi, par la justice distributive; et par la justice commutative, dans la mesure où elle est cause de distinctions réelles.
Objections:
1. Il semble que la matière de ce deux justices
ne soit pas différente. En effet, un diversité de matière fait une diversité de
vertu c'est évident pour la tempérance et la force. Donc, si la matière de la
justice distributive est différente de la matière de la justice commutative, il
semble qu'elles ne pourront appartenir à la même vertu de justice.
2. La distribution qui concerne la justice
distributive « a pour objet l'argent ou l'honneur, ou tout autre bien pouvant
être réparti entre les membres d'une communauté », dit Aristote. C'est donc
bien un échange réciproque entre personnes, qui relève de la justice
distributive. Donc ces deux justices ont une matière identique.
3. Supposons que la matière de la justice
distributive soit autre que celle de la justice commutative; cette différence
de matière causera une différence spécifique; donc, là où il n'y aura pas de
différence spécifique, il n'y aura pas de différence de matière. Or le
Philosophe pose une seule espèce de justice commutative, dont la matière est
pourtant multiple. Il semble donc que ces deux espèces de justice ont la même
matière.
Cependant, Aristote l'affirme: « Une espèce de justice règle les distributions; une autre, les échanges. »
Conclusion:
Comme nous l'avons dit plus haut, la justice concerne les oeuvres extérieures, c'est-à-dire la répartition et l'échange qui sont un usage de réalités extérieures: biens, personnes, ou même actions. Un usage de biens, quand par exemple on prend ou on rend à quelqu'un un objet lui appartenant; de personnes, lorsqu'on commet une injustice contre la personne même d'un homme, en le frappant ou en l'injuriant, ou bien encore quand on lui rend des marques extérieures de respect; d'actions enfin, si quelqu'un en exige d'autrui à juste titre, ou lui rend un service. Donc, si nous prenons comme matière de l'une ou l'autre justice tout ce dont l'usage est une activité externe, la justice distributive et la justice commutative ont la même matière; car ces biens peuvent être, ou retirés d'un ensemble commun pour être distribués à des personnes privées, ou être échangés de l'une à l'autre; il y a aussi une certaine distribution, et un certain échange compensatoire de travaux pénibles.
Mais si nous prenons comme matière, dans chacune de ces deux justices, les actes principaux eux-mêmes par quoi nous faisons usage des personnes, des biens ou des actions, nous devons distinguer deux matières, car la justice distributive règle la répartition, et la justice commutative les échanges entre deux individus.
De ces échanges, les uns sont involontaires, les autres volontaires. Ils sont involontaires quand quelqu'un se sert du bien, de la personne ou d l'action d'un autre contre son gré, ce qui peut s faire, soit secrètement par fraude, soit au grand jour par violence; et cet abus peut avoir pour objet un bien, une personne libre, ou une personne lié à une autre. Un bien: Si quelqu'un prend le bien d'autrui en se cachant, il y a vol; s'il le prend a grand jour, il y a rapine. Une personne libre, alors deux cas sont à distinguer: La personne est lésée dans son existence même, ou dans sa dignité. Dans son existence, elle peut être attaquée par quelqu'un qui en se cachant la tue, la frappe, ou lui donne du poison; ou qui, au grand jour, la tue, l'emprisonne, la frappe, ou la mutile. Dans sa dignité, quelqu'un peut être lésé de façon occulte, par de faux témoignages, des médisances qui ternissent sa réputation, ou d'autres procédés du même genre; ou bien au grand jour, par une accusation devant les tribunaux ou une attaque injurieuse. Si l'injustice atteint une personne liée à une autre: On peut être lésé dans son épouse, et la plupart du temps, secrètement, par l'adultère; ou dans un serviteur quand quelqu'un le débauche pour qu'il quitte son maître; et tout cela peut aussi se faire au grand jour. Il en va de même des autres personnes conjointes à l'égard desquelles des injustices peuvent aussi être commises de toutes manières, comme à l'égard de la personne dont elles dépendent. Cependant l'adultère et le débauchage du serviteur sont proprement des injustices vis-à-vis de ces personnes. Remarquons que le serviteur étant une sorte de propriété, cette faute contre la justice se rattache au vol.
Les échanges sont appelés volontaires quand quelqu'un transfère volontairement sa propriété à autrui. Si le bien est transféré à titre gratuit, comme dans la donation, ce n'est pas un acte de justice, mais de libéralité. Le transfert volontaire d'une propriété concerne la justice dans la mesure où il soulève une question de dette. Ce qui peut arriver de trois manières: 1° Quelqu'un transmet simplement sa propriété à un autre en compensation de la propriété d'autrui: c'est le cas de l'achat et de la vente - 2° Quelqu'un cède sa propriété à autrui en lui concédant l'usage de ce bien, à charge pour le cessionnaire de le rendre. Si cet usage est concédé gratuitement, il s'appelle usufruit pour tout ce qui peut produire un fruit; prêt ou avance pour tout ce qui est incapable d'en donner, comme l'argent, les instruments, etc. Si l'usage n'est pas gratuit, on a une location ou un bail. - 3° Quelqu'un confie une propriété avec l'intention de la reprendre, et non pas à fin d'usage mais à fin de conservation, comme lorsqu'on met son bien en gage, ou lorsqu'on se porte caution pour un autre.
Dans tous les actes de cette sorte, volontaires ou involontaires, le juste milieu se détermine de la même manière: l'égalité de la compensation; et c'est pourquoi toutes ces actions relèvent d'une seule espèce de justice: la justice commutatives. Et cette Réponse résout les objections.
Objections:
1. Il semble bien, car le jugement divin est la
justice même; or, c'est une formule du jugement divin, que l'on doit souffrir
ce qu'on a fait endurer. Nous lisons en S. Matthieu (7, 2): « On vous jugera du
jugement dont vous aurez jugé, on vous mesurera avec la mesure dont vous aurez
mesuré. » Donc la justice consiste simplement dans la réciprocité.
2. Dans l'une et l'autre espèces de justice, la
rétribution suit une certaine règle d'égalité; eu égard à la dignité de la
personne, dans la justice distributive, et cette dignité doit être déterminée
surtout par les services rendus à la communauté; dans la justice commutative
cette égalité est calculée d'après ce que l'on a subi. Dans l'un et l'autre
cas, par conséquent, on supporte, par voie de réciprocité, tout ce que l'on a
fait.
3. Surtout, il semble qu'il ne faudrait pas qu'un
coupable ait à supporter le mal qu'il a fait sans qu'il soit tenu compte
d'aucune différence entre le volontaire et l'involontaire: en effet, celui qui
commet une injustice involontairement est moins puni. Or le volontaire et
l'involontaire, qui viennent de nous, ne changent pas le juste milieu de la
justice, qui est fixé objectivement et non subjectivement. Donc la justice
semble être absolument identique à la réciprocité.
Cependant, le Philosophe prouve que la justice ne s'identifie pas toujours à la réciprocité.
Conclusion:
La réciprocité implique la compensation exacte de ce qu'on a subi, par rapport à l'action antérieure. Elle s'applique très proprement à ces cas d'injustice où quelqu'un lèse la personne de son prochain; il le frappe: qu'il soit frappé. La législation mosaïque proclame la justice de ce principe: on lit en effet dans l'Exode (21, 23): « Vie pour vie, oeil pour oeil, etc. » Et parce que prendre le bien d'autrui, c'est encore accomplir une action, on peut là encore parler de réciprocité: celui qui a causé un dommage à autrui doit subir un dommage dans ses propres biens. Et la justice de cette peine se trouve aussi dans la loi de Moïse (Ex 22, 1): « Si un homme a volé un boeuf ou une brebis, et qu'il l'ait tué ou vendu, il rendra cinq boeufs pour un boeuf, et quatre brebis pour une brebis. » Enfin, ce terme de réciprocité peut s'appliquer encore dans les cas d'échange volontaire, où il y a action et passion des deux côtés; mais alors le caractère volontaire diminue le caractère de passion, comme nous l'avons dit.
En tout cela, le principe de la justice commutative exige une égalité de compensation: il faut que la passion subie soit compensée exactement par l'action. Mais cette égalité ne serait pas toujours réalisée si un coupable avait à subir une souffrance spécifiquement semblable à celle qu'il a causée. Ainsi, quelqu'un qui blesse injustement une personne plus élevée que lui, commet une action plus grave que ne serait la punition par laquelle il souffrirait la même douleur. C'est pourquoi celui qui frappe le prince n'est pas seulement frappé: il est châtié beaucoup plus sévèrement. Pareillement, lorsqu'on inflige à quelqu'un un tort involontaire dans ses biens, l'action est plus grave que la passion de même espèce que le coupable aurait à subir lui-même; car celui qui a fait du tort à autrui n'en subirait aucun dans son propre bien. C'est pourquoi il est puni en restituant davantage, parce qu'il n'a pas fait tort seulement à un individu, mais à l'autorité publique en détruisant la sécurité qu'elle est chargée d'assurer. De même encore, dans les échanges volontaires, la parfaite égalité ne serait pas réalisée toujours si quelqu'un transmettait son bien en retour du bien d'autrui parce que ce bien peut être plus considérable que le sien. Et c'est pourquoi il faut, dans tous les échanges, que ce que l'on reçoit soit égal, suivant une mesure proportionnelle, à ce que l'on a donné. La monnaie a été inventée à cette fin. Ainsi, la réciprocité est un principe exact de justice commutative.
Dans la justice distributive, au contraire, la loi de réciprocité n'a pas sa raison d'être; il n'y est pas question, en effet, d'une égalité proportionnelle entre un bien et un autre, ou entre une passion et une action, mais entre les biens et la personne, nous l'avons dit.
Solutions:
1. Cette formule de jugement divin est à entendre
dans un sens de justice commutative, en tant qu'elle égale les récompenses aux
mérites, et les supplices aux péchés.
2. Si l'on accordait à celui qui a rendu service
à la communauté une rétribution pour le service rendu, celle-ci relèverait de
la justice commutative, et non de la justice distributive. La question qui se
pose en justice distributive n'est pas celle de l'égalité à réaliser entre ce
que quelqu'un reçoit pour ce qu'il a dépensé, mais pour ce que l'autre a reçu
selon la situation des deux personnes.
3. Quand l'injustice est volontaire, elle est plus grave, et ainsi elle peut être considérée comme d'un montant plus élevé; il faut donc qu'un châtiment plus sévère vienne la compenser; mais la différence est prise dans les biens en question, et non par rapport à nous, objectivement et non subjectivement.
Somme Théologique IIa-IIae
1. De quelle vertu est-elle l'acte? - 2. Est-il nécessaire au salut de restituer tout ce qu'on a dérobé? - 3. Faut-il restituer plus que ce que l'on a pris? - 4. Faut-il restituer ce que l'on n'a pas pris? - 5. Faut-il restituer à celui de qui l'on a reçu? - 6. Est-ce celui qui a pris qui doit restituer? - 7. Est-ce quelqu'un d'autre? - 8. Faut-il restituer sans délai?
Objections:
1. Il semble que la restitution ne soit pas
l'acte de la justice commutative. En effet l'objet de la justice est le dû. Or,
on peut faire donation de ce qu'on ne doit pas, et il en est de même pour la
restitution. Donc, la restitution n'est l'acte d'aucune partie de la justice.
2. Ce qui est passé et n'existe plus ne peut être
restitué; or la justice et l'injustice ont pour objet des actions et des
passions qui ne demeurent pas, mais qui passent. Donc la restitution n'est pas
un acte de la vertu de justice.
3. La restitution est une compensation de ce qui
a été soustrait. Mais on peut soustraire quelque chose à quelqu'un, non
seulement dans les échanges, mais aussi dans les distributions; par exemple,
quand quelqu'un en distribuant des biens donne à l'un des bénéficiaires moins
qu'il ne devrait avoir. Donc la restitution n'est pas plus un acte de la
justice commutative que de la justice distributive.
Cependant, la restitution s'oppose à la soustraction; mais la soustraction du bien d'autrui est un acte d'injustice commis dans un échange. Donc la restitution est un acte de cette justice qui règle les échanges.
Conclusion:
Restituer ne paraît être rien d'autre que d'établir à nouveau quelqu'un dans la possession ou la maîtrise de son bien. Et ainsi on vise dans la restitution une égalité de justice commutative. La restitution est donc un acte de la justice commutative, que le bien de l'autre soit acquis conformément à sa volonté, comme dans l'échange ou le dépôt, ou contrairement à elle, comme dans le vol ou la rapine.
Solutions:
1. Ce qui n'est pas dû à quelqu'un qu'il ait pu
l'être auparavant. Et c'est pourquoi il semble qu'il y ait une nouvelle
donation plutôt qu'une restitution, quand on rend à autrui quelque chose qu'on
ne lui doit pas. Il demeure cependant une certaine ressemblance avec la
restitution, parce que la chose est matériellement la même. Cependant elle ne
l'est pas au point de vue formel que considère la justice, c'est-à-dire
d'appartenir à quelqu'un: on ne peut donc pas l'appeler proprement une
restitution.
2. Le mot de restitution, en tant qu'il implique
une reprise, suppose une identité d'objet. C'est pourquoi, dans le sens premier
du mot, la restitution semble s'appliquer surtout aux choses extérieures, du
fait que leur substance et le droit de les posséder demeurent les mêmes, si
bien qu'elles peuvent passer de l'un à l'autre. Mais le mot d'échange, tout
d'abord réservé aux seuls biens de ce genre, a été transféré ensuite aux
actions et aux passions qui ont trait au respect ou au mépris d'une personne, à
son préjudice ou à son avantage; de même, le mot de restitution s'est appliqué
en un sens dérivé à des choses qui ne demeurent que dans leurs effets, et non
dans leur substance; ces effets peuvent d'ailleurs être corporels, comme, par
exemple, quand on a blessé quelqu'un en le frappant, ou encore ils peuvent
rester dans l'opinion humaine, par exemple, quand quelqu'un demeure noté
d'infamie, ou diminué par une parole déshonorante.
3. La compensation accordée par celui qui distribue à celui à qui ü a donné moins que son dû est déterminée par une comparaison entre les biens: plus il y a d'écart entre ce qu'il a reçu et ce qui lui était dû, plus il doit recevoir. Aussi est-ce du ressort de la justice commutatives.
Objections:
1. Il ne semble pas, car ce qui est impossible
n'est pas nécessaire au salut. Or il est quelquefois impossible de restituer ce
qu'on a dérobé: dans le cas par exemple où l'on a enlevé un membre, ou même la
vie à autrui. Donc il ne paraît pas être nécessaire au salut de restituer ce
que l'on a dérobé.
2. Commettre un péché n'est pas nécessaire au
salut: car alors, on serait acculé au péché. Or parfois la chose soustraite ne
peut être restituée sans péché, par exemple dans le cas où l'on a diffamé
autrui en disant la vérité. Donc restituer ce qu'on a soustrait n'est pas
nécessaire au salut.
3. Rien ne peut empêcher que ce qui a été fait ne
l'ait été; or il arrive parfois qu'une personne ait perdu l'honneur par des
critiques injustes. On ne peut donc pas lui rendre ce qu'elle a perdu, et
ainsi, il n'est pas nécessaire au salut de restituer ce qu'on a soustrait.
4. Empêcher autrui d'acquérir un bien est
identique à le lui enlever, parce que, dit le Philosophe: « Un léger dommage
apparaît comme un rien. » Mais celui qui empêche autrui d'acquérir une
prébende, ou quelque autre avantage, ne peut être tenu à la restituer parce
que, le plus souvent, il ne le pourra pas; donc il n'est pas nécessaire au
salut de restituer ce qu'on a dérobé.
Cependant, S. Augustin affirme: « Si le bien d'autrui, objet du péché, peut être rendu et ne l'est pas, la pénitence n'est pas réelle, mais simulée; mais si elle est véritable, le péché n'est pas remis sans restitution, à condition, comme je l'ai dit, que celle-ci soit possible4. »
Conclusion:
La restitution, on vient de le dire, est un acte de la justice commutative qui consiste en une certaine égalité. La restitution exige donc la remise de ce bien qui avait été injustement pris; c'est ainsi que l'égalité se rétablit par cette remise. Mais si la prise a été juste, l'inégalité viendra de la restitution, parce que la justice consiste dans l'égalité. Puisqu'il est nécessaire au salut d'observer la justice, il s'ensuit qu'il est nécessaire au salut de restituer ce qui a été soustrait injustement à autrui.
Solutions:
1. Quand il est impossible de faire la
compensation exacte, il faut la faire le mieux qu'on peut; le Philosophe e nous
dit la même chose au sujet « des honneurs dus à Dieu et aux parents ». C'est
pourquoi, quand ce qui a été enlevé n'est pas restituable du fait qu'on ne peut
rendre rien d'égal, on doit compenser le dommage causé, autant que c'est
possible. Si quelqu'un a enlevé un membre à autrui, il doit, en compensation,
lui remettre de l'argent, ou lui rendre des honneurs, selon la situation
sociale respective du coupable et de la victime, selon l'arbitrage d'un bon
juge.
2. On peut dérober à quelqu'un sa réputation de
trois façons: l) En disant le vrai selon la justice, par exemple quand on
dévoile un crime en observant les règles établies. Et dans ce cas on n'est pas
tenu à réhabiliter cette réputation. - 2) En disant le faux, et injustement. On
est tenu alors de restituer en avouant qu'on a accusé faussement. - 3) En
disant la vérité, mais sans respecter la justice, par exemple quand on dévoile
un crime, sans observer les règles du droit. On est alors tenu de restituer
cette réputation, mais sans mentir: en disant, par exemple, qu'on s'est mal
exprimé, ou que la diffamation a été injuste. Enfin, si la réputation atteinte
ne peut pas être réhabilitée, on doit compenser de la façon qu'on a dite
ci-dessus.
3. On ne peut faire qu'un outrage qui a été porté
contre autrui ne l'ait pas été. Mais son effet: le tort fait à la dignité de la
personne dans l'opinion publique, peut être réparé par des marques extérieures
de respect.
4. On peut empêcher autrui d'acquérir une prébende de multiples façons. 1° A juste titre c'est le cas par exemple où la recherche de l'honneur de Dieu ou de l'utilité de l'Église nous pousse à la faire donner à une personne plus digne de la posséder; et alors il ne peut être question ni de restitution, ni de compensation. 2° Injustement, quand on cherche à nuire par haine, par vengeance, etc., à celui qu'on veut écarter. Et ici encore une distinction doit être faite: si l'on a empêché le plus digne d'obtenir la prébende, en conseillant de la donner à un autre, avant qu'il ait été désigné définitivement, on est tenu à une certaine compensation, en rapport avec les conditions des personnes et l'état de l'affaire, au jugement d'un expert; mais on n'est pas tenu à rendre autant, parce que le candidat n'était pas encore nommé et que bien des empêchements pouvaient survenir. Mais au cas où l'on aurait obtenu indûment la révocation du titulaire, c'est comme si on lui avait enlevé ce qui lui appartenait. On est donc tenu à une restitution égale, du moins selon qu'on en est capable.
Objections:
1. Il apparaît qu'il ne suffit pas de restituer
seulement ce qu'on a pris injustement, car il est écrit dans l'Exode (22, 1): «
Si un homme a volé un boeuf ou une brebis, et qu'il l'a tué ou vendu, il rendra
cinq boeufs pour un, et quatre brebis pour une. » Or on est tenu d'obéir au
commandement divin; donc le voleur est tenu de restituer le quadruple ou le
quintuple.
2. Dans l'épître aux Romains (15, 4), l'Apôtre
nous dit: « Tout ce qui a été écrit a été écrit pour notre instruction. » Or
dans l'évangile selon S. Luc (19, 8), Zachée dit au Seigneur: « Si j'ai fait
tort à quelqu'un, je lui rendrai le quadruple. » Donc on doit, dans la
restitution, multiplier la valeur de ce qu'on a pris injustement.
3. Il ne peut pas être juste d'enlever à
quelqu'un ce qu'il ne doit pas donner. Mais le juge enlève au voleur, pour le
châtier, plus qu'il n'a volé, donc tout homme doit s'acquitter de même, et il
n'est pas suffisant de rendre seulement ce qu'on a pris.
Cependant, la restitution ramène à l'égalité l'inégalité causée par le vol. Or en restituant simplement ce qu'on a dérobé, on ramène cette égalité. On n'est donc tenu qu'à restituer autant qu'on a pris.
Conclusion:
Prendre injustement à autrui a deux conséquences. L'une est une inégalité dans les biens, et celle-ci peut même exister sans injustice, comme dans les échanges mutuels. L'autre, c'est la faute d'injustice, qui peut même exister en gardant objectivement l'égalité, comme dans le cas où l'on veut faire violence, mais sans succès la réparation de la première conséquence est assurée par la restitution qui rétablit l'égalité, et il suffit pour y parvenir que l'on rende seulement ce qu'on a dérobé. Mais pour effacer la faute, il faut un châtiment qu'il appartient au juge d'infliger. C'est pourquoi, tant qu'on n'a pas été condamné par le juge, on n'est pas tenu de restituer plus qu'on n'a pris. Mais une fois condamné, on doit subir la peine.
Solutions:
1. Cela répond clairement à la première
objection: c'est la loi qui détermine la peine que doit infliger le juge. Bien
que depuis l'avènement du Christ, les préceptes judiciaires de l'ancienne loi
n'obligent plus personne, comme on l'a dit précédemment il peut se faire
pourtant que la loi humaine porte un jugement identique ou semblable sur les
mêmes questions.
2. Zachée parle en homme qui veut faire plus que
son devoir; il avait dit auparavant: « Je donne la moitié de mes biens aux
pauvres. »
3. Le juge peut, en guise de châtiment, exiger quelque chose de plus que ce qui a été volé; mais avant la condamnation, ce surplus n'était pas dû.
Objections:
1. Il semble que certains doivent restituer ce
qu'ils n'ont pas dérobé. En effet, celui qui cause du tort à quelqu'un est tenu
de réparer le dommage. Mais parfois le dommage causé à autrui dépasse de
beaucoup le profit qu'on en a tiré; par exemple, arracher les semences détruit
toute la future récolte; ainsi le coupable semble tenu à la restituer. Donc il
est tenu de rendre ce qu'il n'a pas pris.
2. Le débiteur qui retient l'argent de son
créancier au-delà du terme fixé lui fait tort de tout ce qu'il aurait pu gagner
avec cet argent. Cependant lui-même n'a pas dérobé ce profit. Donc il semble
bien qu'on peut être tenu de rendre ce qu'on n'a pas pris.
3. La justice humaine découle de la justice
divine; or il faut rendre à Dieu plus qu'on n'a reçu de lui, selon S. Matthieu
(25, 26): « Tu savais que je moissonne où je n'ai, pas semé, et que je ramasse
où je n'ai rien répandu. » Il est donc juste qu'on restitue aussi à autrui
quelque chose qu'on n'a pas reçu.
Cependant, la compensation réclamée par la justice a pour but de rétablir l'égalité. Or restituer ce qu'on n'a pas reçu n'y aboutit pas; donc une telle restitution n'est pas réclamée par la justice.
Conclusion:
Celui qui a causé à autrui un dommage semble lui prendre le montant de ce dommage. Or, il y a dommage quand quelqu'un a moins qu'il ne devrait avoir, dit le Philosophe. D'où il suit que l'on est tenu de restituer ce dont on a fait tort à autrui. Mais il y a deux façons de causer du dommage à son prochain. 1° En lui enlevant ce qu'il avait effectivement; et en ce cas il faut réparer en restituant exactement ce qu'on a pris; par exemple si quelqu'un a fait tort à autrui en détruisant sa maison, il doit lui rendre la valeur de cette maison. 2° On fait tort à son prochain en l'empêchant de recueillir ce qu'il était en voie de posséder. Et alors la compensation n'a pas à se fonder sur l'égalité. Parce qu'une possession virtuelle est inférieure à une possession actuelle. Être en voie d'acquérir un bien ne vous rend maître de ce bien qu'en puissance ou virtuellement. Or, rendre, en compensation, un bien dont on jouirait immédiatement, ce serait rendre plus qu'on n'a dérobé, ce qui n'est pas nécessaire à la juste restitution, comme on vient de le dire. On est cependant tenu à une compensation selon la condition des personnes et des affaires.
Solutions:
1 et 2. La réponse est évidente par ce que nous
avons dit. Celui qui sème n'a pas encore effectivement la moisson; il ne la
possède qu'en puissance; de même, celui qui a l'argent n'en a le profit qu'en
puissance; l'un et l'autre peuvent rencontrer toute sorte d'obstacles.
3. Dieu ne réclame rien de l'homme, si ce n'est le bien dont lui-même a mis la semence en nous. Il faut interpréter ce qu'il nous dit ici comme se rapportant au jugement faux du mauvais serviteur qui estime qu'il n'a rien reçu; ou encore comme nous rappelant que Dieu réclame de nous les fruits de ses dons, fruits qui viennent de lui et de nous, bien que les dons viennent de Dieu sans nous.
Objections:
1. Il semble qu'il ne faut pas toujours restituer
à celui dont on a reçu quelque chose. En effet, nous ne devons nuire à
personne. Or il arriverait parfois qu'on nuirait à quelqu'un en lui rendant ce
qu'on a reçu de lui, et même qu'on ferait tort aux autres, par exemple en
rendant à un furieux l'épée qu'il nous aurait confiée. Donc on n'est pas
toujours tenu de restituer à celui de qui l'on a reçu.
2. Celui qui a donné une chose illicitement ne
mérite pas de la récupérer. Mais quelquefois le donateur et le bénéficiaire
agissent illicitement; cela est évident dans le cas de simonie. Donc on ne doit
pas toujours restituer à celui qui a donné.
3. A l'impossible nul n'est tenu. Mais il est
parfois impossible de rendre à celui qui vous a donné, soit parce qu'il est mort,
soit parce qu'il est trop loin, soit parce qu'il est inconnu. La restitution ne
doit donc pas toujours être faite à celui de qui l'on a reçu.
4. Il faut rendre davantage à celui dont on a
reçu plus de bienfaits. Mais on reçoit plus de certaines personnes, par exemple
de ses parents, que de quelqu'un qui vous consent un emprunt ou un dépôt. Donc
on doit d'abord subvenir aux besoins d'autres personnes, plutôt que de
restituer à un créancier.
5. Il est vain de restituer d'une main ce qui
vous est restitué dans l'autre. Or si un prélat a soustrait injustement quelque
chose à son église, et qu'il le lui restitue, en définitive cela lui revient,
puisqu'il est l'administrateur de l'église. Donc il n'est pas obligé de
restituer. Par conséquent, on n'est pas toujours tenu de restituer à celui à
qui on a dérobé.
Cependant, il est dit dans l'épître aux Romains (13, 7): « Rendez à chacun ce que vous lui devez: l'impôt à qui vous devez l'impôt; à qui les taxes, les taxes. »
Conclusion:
La restitution établit l'égalité exigée par la justice commutative, qui consiste en une certaine proportion entre les biens, nous l'avons dit. Or cette proportion objective ne pourrait se réaliser si celui qui a moins que son dû ne recevait pas ce qui lui manque. Or il est nécessaire, pour qu'il le reçoive, que la restitution lui en soit faite.
Solutions:
1. Quand la chose à restituer doit être gravement
nuisible à celui à qui il faut la restituer, ou à un autre, on ne doit pas la
rendre, parce que le but d'une restitution est l'utilité de celui à qui on
restitue; en effet, la raison d'être de toute possession est son utilité.
Cependant, celui qui détient le bien d'autrui ne doit pas se l'approprier; mais
il doit, ou le conserver pour le restituer en temps opportun, ou même le transférer
pour mieux le conserver.
2. On donne illicitement de deux façons. 1° Parce
que la donation elle-même est illicite et contraire à la loi; c'est le cas
quand elle est simoniaque. Le donateur mérite alors de perdre ce qu'il a donné;
et l'on ne doit rien lui en restituer. Quant au donataire, il a reçu un bien
contrairement à la loi; il ne doit pas le garder pour son usage, mais
l'employer à des oeuvres pieuses. 2° On donne illicitement lorsque la cause de
la donation est illicite, quoique la donation elle-même ne le soit pas: par
exemple, quand on donne à une prostituée pour la fornication. La femme peut, en
ce cas, garder ce qui lui a été donné, mais si, par fraude ou par tromperie,
elle a extorqué quelque chose de plus, elle doit le restituer.
3. Si le bénéficiaire de la restitution est
complètement inconnu, il faut restituer comme on peut, par exemple en faisant
des aumônes pour son salut, qu'il soit mort ou vivant. Cependant, il faut
d'abord faire toutes les recherches possibles, pour retrouver l'intéressé. -
S'il est mort, il faut restituer à son héritier qui doit être considéré comme
ne faisant qu'une seule personne avec lui. - Enfin s'il est très loin, ce qui
lui est dû doit lui être transmis, surtout si c'est un bien de grande valeur et
facilement transportable. Autrement, il faut le mettre en lieu sûr et en aviser
son propriétaire.
4. On doit employer ses biens propres plutôt à
s'acquitter envers ses parents, ou ceux dont on a reçu le plus de bienfaits.
Mais on ne doit pas rembourser un bienfaiteur avec le bien d'autrui; et c'est
ce que l'on ferait si l'on restituait à l'un ce qu'on doit à l'autre. Pourtant,
en cas d'extrême nécessité, on pourrait et on devrait même prendre à autrui
pour subvenir aux besoins de ses propres parents.
5. Un prélat peut dérober les biens d'une église de trois manières. 1° En usurpant à son profit un bien qui ne lui est pas destiné; par exemple, si un évêque s'appropriait les biens du chapitre. Et alors il est clair qu'il doit restituer en remettant ce qu'il a détourné entre les mains de ceux qui en sont de droit les bénéficiaires. - 2° En transférant à un autre un bien d'une église confiée à sa garde; et alors il doit le restituer à l'église, et prendre soin qu'il parvienne à son successeur. - 3° Enfin, un prélat peut soustraire du bien de son église en esprit seulement, quand il commence à avoir une âme de propriétaire, à le posséder comme le sien, et non plus comme celui de l'église. Et il doit restituer en quittant un tel état d'esprit.
Objections:
1. Il semble que celui qui a pris n'est pas
toujours tenu de restituer. En effet, la restitution rétablit la juste égalité
qui consiste à ôter à celui qui possède davantage, pour donner à celui qui a
moins. Mais il arrive parfois que le voleur ne possède pas ce bien qui passe
dans les mains d'un autre. Ce n'est donc pas celui qui l'a pris qui doit
restituer, mais celui qui le détient.
2. Nul n'est tenu de déclarer sa faute. Mais
parfois en restituant, on découvre sa faute; c'est évident en cas de vol. Donc
celui qui a dérobé n'est pas toujours tenu de restituer.
3. Il n'y a pas lieu de restituer plusieurs fois
la même chose. Or quelquefois on s'est mis à plusieurs pour voler, et l'un des
coupables a restitué intégralement. Donc celui qui a profité du vol n'est pas
toujours tenu de restituer.
Cependant, celui qui a péché est tenu de satisfaire. Mais la restitution relève de la réparation. Donc le voleur doit restituer.
Conclusion:
Il y a lieu de considérer deux choses concernant celui qui a reçu le bien d'autrui: ce qu'il a reçu et la manière dont il l'a reçu. En raison de ce bien, on est tenu de le restituer du moment qu'on l'a encore en sa possession. Le principe de la justice commutative exige en effet que celui qui possède plus que son bien propre le rende à celui qui a été frustré. Mais on peut avoir pris ce bien d'autrui de trois façons: 1° Parfois c'est injuste parce que contraire à la volonté du propriétaire: c'est évident pour le vol ou la rapine. Et alors la restitution est obligatoire, que l'on considère ce bien en lui-même, ou l'action injuste par laquelle on se l'est approprié; le voleur doit restituer, même si le bien volé n'est pas demeuré en sa possession. Comme celui qui a frappé autrui est tenu de réparer l'injustice subie, quoique lui-même n'y ait rien gagné, de même le voleur ou le pillard est tenu de compenser le tort qu'il a causé, même s'il n'en a rien tiré; et de plus, il doit subir un châtiment pour l'injustice commise. - 2° On reçoit le bien d'autrui et l'on en dispose, mais sans injustice, c'est-à-dire avec l'agrément du propriétaire de ce bien; c'est le cas des emprunts. Le bénéficiaire est tenu à restitution, que l'on considère le bien en lui-même, ou la façon de le prendre, même s'il a tout perdu. Il doit en effet reconnaître l'obligeance gratuite dont il a été l'objet, ce qu'il ne ferait pas si le donateur en subissait un dommage. - 3° On peut enfin recevoir le bien d'autrui sans injustice, mais sans pouvoir l'utiliser; c'est le cas des dépôts. Du fait qu'il a reçu ce bien, le dépositaire n'est tenu à rien; au contraire, puisqu'il rend service en le recevant. Mais il est tenu en raison du bien confié. C'est pourquoi si le dépôt lui est soustrait sans qu'il y ait de sa faute, il n'est pas tenu à restitution; au cas contraire, il le serait s'il avait perdu le dépôt par une faute grave.
Solutions:
1. Le but principal de la restitution n'est pas
d'enlever son surplus à celui qui possède plus que son dû; mais de donner ce
qui lui manque à celui qui a moins. C'est pourquoi il ne peut pas être question
de restitution à propos de ce que l'on reçoit d'autrui sans lui causer de
préjudice; par exemple quand on prend de la lumière à la chandelle d'autrui. Et
c'est pourquoi, quand même celui qui a dérobé à autrui n'a plus le bien qu'il a
pris, parce qu'il l'a transmis à un autre, il est pourtant tenu à restitution,
parce que l'autre a été frustré de son bien; celui qui a dérobé y est obligé, à
cause de son acte injuste; celui qui possède ce bien, à cause de ce bien
lui-même.
2. Bien qu'on ne soit pas obligé de découvrir sa
faute aux hommes, on est tenu de la découvrir à Dieu en confession. Et ainsi,
on peut restituer à autrui son bien, par l'intermédiaire du prêtre à qui l'on
s'est confessé.
3. Le but principal de la restitution est la réparation du dommage causé au propriétaire injustement dépouillé; c'est pourquoi, lorsqu'une restitution suffisante a été faite par l'un des coupables, les autres ne sont pas tenus de la renouveler, mais plutôt de rendre à celui qui a restitué; celui-ci peut d'ailleurs leur en faire cadeau.
Objections:
1. Il semble que ceux qui n'ont rien pris ne sont
pas tenus de restituer. En effet, la restitution est le châtiment de celui qui
a volé. Or on ne doit être puni que si l'on a péché. Donc personne ne doit
restituer, sinon celui qui a volé.
2. La justice n'oblige personne à augmenter le
bien d'autrui. Or, si étaient tenus à restitution, non seulement celui qui a
pris, mais encore ceux qui ont coopéré de quelque façon, cela accroîtrait les
biens de celui à qui l'on a dérobé quelque chose; soit parce que la restitution
serait faite plusieurs fois, soit encore parce que l'on coopère à une
soustraction de biens qui n'aboutit pas. Donc les autres ne sont pas tenus à
restituer.
3. Nul n'est obligé de s'exposer à un péril pour
sauver le bien d'autrui; or quelquefois, en dénonçant un voleur, ou en lui
résistant, on s'expose au danger de mort. On ne peut donc être tenu à
restitution pour n'avoir pas dénoncé un voleur, ou ne pas lui avoir résisté.
Cependant, il est dit dans l'épître aux Romains (1, 32): « Sont dignes de mort non seulement les auteurs de pareilles actions, mais encore ceux qui approuvent ceux qui les commettent. » Donc, au même titre, ceux qui approuvent le vol doivent restituer.
Conclusion:
On est tenu à restitution non seulement, comme on vient de le voir, en raison du bien d'autrui dont on s'est emparé, mais encore en raison de cette prise injuste. Donc, tous ceux qui en sont la cause sont tenus de restituer. Or on peut l'être de deux manières: directement ou indirectement. Directement, quand on pousse quelqu'un à s'emparer du bien d'autrui. Et cela peut se faire de trois façons. D'abord en poussant à prendre, en le prescrivant, en le conseillant, en y consentant expressément et en félicitant le voleur de son habileté. Ensuite, du côté de celui qui prend, parce qu'on lui donne asile, ou qu'on l'aide de quelque manière. Enfin, du côté du bien qui est pris, en participant au vol ou à la rapine, comme complice du méfait. On participe au vol indirectement, en n'empêchant pas ce qu'on pourrait et devrait empêcher: soit en dissimulant l'ordre ou le conseil qui empêcherait le vol ou la rapine, soit en refusant un secours qui pourrait y mettre obstacle, soit en tenant secret le fait accompli. Toutes causes énumérées dans ces vers: « Ordre, Conseil, Consentement, Flatterie, Recours, Participant, Muet, Ne s'opposant pas, Ne dénonçant pas ».
Cinq de ces causes obligent à restitution 1° L'ordre, car celui qui ordonne est le principal moteur; aussi est-il tenu principalement à restitution. 2° Le consentement, si la rapine n'avait pu se commettre sans lui. 3° Le recours, quand on reçoit des voleurs et qu'on les protège. 4° La participation, quand on participe à un vol ou à un pillage. 5° Est tenu à restitution celui qui ne s'oppose pas au vol quand il y est tenu, comme les princes qui sont tenus de maintenir la justice sur la terre. Si, par leur négligence, les vols se multiplient, ils sont tenus à restitution. Car leurs revenus sont comme un salaire institué pour qu'ils maintiennent sur terre la justice.
Dans les autres cas énumérés, la restitution n'est pas toujours obligatoire. Le conseil, la flatterie, etc., ne sont pas toujours une cause effective de rapine. Le conseiller ou le flatteur n'est tenu à restituer que s'il peut estimer avec probabilité que l'acquisition injuste a découlé d'une de ces causes.
Solutions:
1. Celui qui pèche, ce n'est pas seulement celui
qui accomplit le péché, mais encore celui qui, de quelque façon, est cause du
péché, soit par un conseil, soit par un ordre, soit de toute autre façon.
2. Est tenu principalement à restituer celui qui
a tenu la place principale dans l'accomplissement du vol; principalement,
certes, celui qui commande; en second lieu, l'exécutant et les autres à la
suite, dans l'ordre. Si l'un d'eux a restitué à la victime du vol, nul autre
n'est plus tenu à restitution; mais' ceux qui ont été les principaux acteurs,
et à qui le vol a profité, sont tenus de rendre à ceux qui ont restitué. Mais
quand on a commandé un vol qui n'a pas réussi, il n'y a rien à restituer,
puisque la restitution a pour but principal de rendre son bien à celui qui en a
été injustement dépouillé.
3. Ne pas dénoncer un voleur, ne pas l'empêcher, ne pas l'arrêter, n'oblige pas toujours à restituer, mais seulement ceux qui en ont la charge, comme les chefs temporels. Mais le plus souvent, cela ne leur fait courir aucun péril; ils sont en effet maîtres de la puissance publique, en tant que gardiens de la justice.
Objections:
1. Il semble que l'on ne soit pas obligé de
restituer sans délai, mais qu'on peut licitement différer la restitution. En
effet, les préceptes affirmatifs n'obligent pas en tout temps et toujours; or
le précepte de restituer est affirmatif; donc on n'est pas obligé de restituer
immédiatement.
2. A l'impossible nul n'est tenu. Ou quelquefois
on ne peut pas restituer immédiatement.
3. La restitution est un acte de vertu, de la
vertu de justice. Or le temps est une des circonstances requises à l'acte de
vertu. Puisque les autres circonstances ne sont pas déterminées, mais
déterminables par les règles de la prudence, il semble que dans la restitution
non plus, il n'y ait pas de temps déterminé, pour qu'on soit tenu de restituer
immédiatement.
Cependant, toutes les questions de restitution doivent être résolues de la même façon. Or celui qui embauche un salarié n'a pas le droit de différer la restitution qui lui est due, comme le Lévitique (19, 13) le dit expressément: « Tu ne retiendras pas le salaire du mercenaire jusqu'au lendemain matin. » Donc, dans les autres restitutions non plus on ne peut pas souffrir de délai, et la restitution doit être immédiate.
Conclusion:
De même que prendre le bien d'autrui est un péché contre la justice, le retenir l'est aussi. Car retenir ainsi contre le gré de son propriétaire un de ses biens, c'est l'empêcher d'en user, et donc commettre envers lui une injustice. Or, il est évident qu'on ne peut pas demeurer dans le péché, on doit en sortir au plus tôt. L'Ecclésiastique (21, 2) dit à ce sujet: « Fuis le péché comme si tu étais devant un serpent. » On est donc tenu de restituer immédiatement, ou de demander un délai à celui qui peut vous accorder l'usage de ce bien.
Solutions:
1. Le précepte de la restitution, quoique la
forme en soit affirmative, implique un précepte négatif, qui nous interdit de
détenir le bien d'autrui.
2. L'impossibilité de restituer aussitôt dispense
de la restitution immédiate, de même que l'impossibilité absolue de la
restitution en dispense totalement. On doit cependant demander par soi-même ou
par un autre un délai ou une remise à son créancier.
3. Parce que l'omission de n'importe quelle circonstance s'oppose à la vertu, on doit considérer comme obligatoire de l'observer. Et parce que, en retardant la restitution, on commet le péché d'une injuste rétention, qui est contraire à la justice, il est nécessaire de déterminer le temps, pour que la restitution se fasse aussitôt.
LES VICES OPPOSÉS AUX PARTIES SUBJECTIVES DE LA JUSTICE
Étudions: I. L'acception des personnes qui s'oppose à la justice distributive (Question 63). Les péchés qui s'opposent à la justice commutative (Question 64-78).
Somme Théologique IIa-IIae
1. Est-elle un péché 2. Peut-il y en avoir dans la dispensation des biens spirituels? - 3.les honneurs l'on rend? - 4. Dans les jugements.
Objections:
1. Il ne semble pas. Le terme de « personne », en
effet, exprime une idée de dignité; or, avoir égard à la dignité des personnes
relève de la justice distributive. L'acception des personnes n'est donc pas un
péché.
2. Dans les affaires humaines les personnes sont
plus importantes que les choses, puisque celles-ci sont ordonnées à celles-là,
et non inversement; mais faire acception des choses n'est pas un péché. Donc
encore moins l'acception des personnes.
3. En Dieu il ne peut y avoir ni injustice ni
péché. Mais Dieu semble bien faire acception des personnes, puisque parfois,
entre deux hommes de même condition, il s'attache l'un par la grâce et laisse
l'autre dans le péché, selon cette parole en S. Matthieu (24, 40): « De deux
personnes qui seront dans le même lit, l'une sera prise et l'autre pas. » Donc
l'acception des personnes n'est pas un péché.
Cependant, la loi divine n'interdit que le péché. Or elle interdit l'acception des personnes par ce texte du Deutéronome (1, 17): « Vous ne ferez pas acception des personnes. » Donc l'acception des personnes est un péché.
Conclusion:
L'acception des personnes s'oppose à la justice distributive. En effet, l'égalité de la justice distributive consiste en ce qu'on accorde des parts diverses à différentes personnes proportionnellement à leurs mérites. Donc, si l'on considère dans la personne cette qualité propre en vertu de laquelle ce qu'on lui accorde lui est dû, on ne fait pas acception de la personne, mais bien d'une cause réelle. Aussi la Glose, sur ce passage de l'épître aux Éphésiens (6, 9): « Dieu ne fait pas acception des personnes », dit-elle: « Le juste juge discerne les causes sans égard pour les personnes. » Si par exemple on élève quelqu'un à la maîtrise, parce qu'il a la science suffisante, on prend en considération, non le sujet, mais le motif exigé. Au contraire, lorsqu'on ne considère pas, chez celui à qui l'on accorde un avantage, si la charge qu'on lui confie est en rapport avec son mérite ou lui est due, mais seulement que cet homme est un tel, Pierre ou Martin: il y a acception de personne, parce qu'on ne lui accorde pas ce bien pour un motif qui l'en rendrait digne, mais simplement parce qu'il est telle personne.
Par le terme de « personne » il faut entendre toute qualité du sujet qui ne constitue pas un motif à l'égard d'un don précis dont elle rendrait digne. Ainsi, par exemple, promouvoir quelqu'un à la prélature ou à la maîtrise parce qu'il est riche ou qu'il est notre parent, c'est faire acception de la personne. Il arrive cependant que telle qualité personnelle rende quelqu'un digne d'une chose mais non d'une autre. C'est ainsi que les liens du sang habilitent un parent à être institué héritier d'un patrimoine, mais non à recevoir une prélature ecclésiastique. La même qualité personnelle, si l'on en tient compte dans une affaire donnée, fera donc acception de la personne, mais non dans une autre affaire.
Il est donc clair que l'acception des personnes s'oppose à la justice distributive en ce queue fait agir en dehors de l'égalité de proportion propre à cette justice; et puisque le péché seul s'oppose à la vertu, il s'ensuit que l'acception des personnes est un péché.
Solutions:
1. La justice distributive considère la situation
ou les qualités qui rendent telle personne apte à telle dignité ou lui en
donnent le droit. Mais les qualités auxquelles on a égard dans l'acception des
personnes sont étrangères à ce mérite, nous venons de le dire 3.
2. Les personnes reçoivent leur part et
deviennent dignes de ce qu'on leur répartit à cause de certaines réalités qui
ressortissent à leur condition personnelle. On doit donc regarder cette
condition de la personne comme la cause propre de l'attribution. Mais si l'on
envisage les personnes en elles-mêmes, on considère comme une cause ce qui n'en
est pas une. Il est donc évident qu'une personne peut être plus digne
absolument parlant, et ne l'est pas vis-à-vis de telle charge ou de, telle
faveur.
3. Il y a deux sortes de dons; les uns relèvent de la justice stricte: on donne à quelqu'un ce qu'on lui doit, et c'est dans de tels dons qu'on peut faire acception des personnes. Les autres dons sont de pure libéralité: on donne gratuitement à quelqu'un ce qui ne lui est pas dû. Tels sont les dons de la grâce par lesquels Dieu attire à lui les pécheurs. A propos de ces largesses on ne saurait parler d'acception des personnes puisque chacun est libre d'accorder ses faveurs autant qu'il veut et à qui il veut, sans commettre d'injustice, d'après ces paroles en S. Matthieu (20, 14) « Ne m'est-il pas permis de faire ce que je veux Prends ce qui te revient, et va-t'en. »
Objections:
1. Il ne semble pas que ce soit possible. Sans
doute conférer une dignité ecclésiastique ou un bénéfice à quelqu'un pour une
raison de parenté semble être une acception des personnes, puisque les liens du
sang ne sauraient constituer une cause qui rende digne d'un bénéfice
ecclésiastique. Mais comme telle est la coutume observée dans l'Église par les
prélats, on ne voit pas comment ce pourrait être un péché. Donc le péché
d'acception des personnes n'a pas sa place dans la dispensation des biens
spirituels.
2. Préférer le riche au pauvre semblerait,
d'après S. Jacques (2, 1), un cas d'acception des personnes. Mais puisque les
dispenses des empêchements de mariage pour degré prohibé de parenté sont plus
facilement accordées aux riches et aux puissants, c'est donc que dans la
dispensation des biens spirituels il n'y a pas lieu de faire acception des
personnes.
3. Selon les prescriptions du droit, il suffit
d'élire à une charge quelqu'un qui en soit digne, et il n'est pas requis
d'élire le plus digne. Mais choisir le moins bon pour une charge plus élevée
semble bien faire acception des personnes. Donc l'acception des personnes dans
la dispensation des biens spirituels n'est pas un péché.
4. Selon les statuts ecclésiastiques, l'élu doit
« appartenir à l'église » qu'il s'agit de pourvoir. Mais cela semble faire
acception de personnes, car on pourrait trouver ailleurs des candidats plus
capables. Donc, dans la dispensation des biens spirituels, l'acception des
personnes n'est pas un péché.
Cependant, il est écrit dans l'épître de S. Jacques (2, 1): « Ne mêlez pas à des acceptions de personnes la foi en notre Seigneur Jésus Christ. » Sur quoi S. Augustin glose: « Qui tolérerait qu'on élève un riche à un siège d'honneur dans l'église, au mépris d'un pauvre plus instruit et plus saint? »
Conclusion:
Comme nous venons de le dire à l'Article précédent, c'est parce qu'elle s'oppose à la justice que l'acception des personnes est un péché. Or le péché est d'autant plus grave que la transgression de la justice se réalise dans une matière plus importante. Aussi, puisque les choses spirituelles priment sur les temporelles, ce sera un péché plus grave de faire acception des personnes dans la dispensation des biens spirituels que dans celle des biens temporels.
Et parce qu'il y a acception des personnes lorsque l'on attribue à quelqu'un ce dont il n'est pas digne, on peut observer que la dignité d'une personne peut être appréciée de deux manières: 1° Absolument et en soi; ainsi celui-là est le plus digne, chez qui les dons de la grâce sont plus abondants. 2° Par rapport au bien commun; en effet, il arrive parfois que le moins élevé en sainteté et en science soit plus utile au bien commun en raison de sa puissance ou de son habileté profane, ou pour quelque autre qualité de cet ordre. Et parce que la dispensation des biens spirituels est ordonnée avant tout à l'utilité commune, selon qu'il est écrit (1 Co 12, 7): « La manifestation de l'Esprit est accordée à chacun pour le bien de tous », il peut arriver que dans la dispensation de tels biens, ceux qui sont moins parfaits absolument soient préférés aux meilleurs sans qu'il y ait acception des personnes. C'est ainsi que Dieu accorde parfois à des hommes moins bons que d'autres des grâces gratuitement donnée.
Solutions:
1. Lorsqu'il s'agit des parents d'un prélat, il
faut distinguer. Parfois ce sont les moins dignes, et absolument et par rapport
au bien commun. Si alors on les préfère à des candidats plus dignes, on commet
vraiment un péché d'acception des personnes dans la dispensation des biens
spirituels; car le prélat ecclésiastique n'est pas maître de ces biens de telle
sorte qu'il puisse en faire des largesses à son gré; il n'en est que le
dispensateur, selon la parole de l'Apôtre (1 Co 4, 1): « Que l'on nous regarde
comme des serviteurs du Christ et des dispensateurs des mystères de Dieu. »
Mais parfois les parents d'un prélat sont aussi dignes que d'autres, et alors on
peut légitimement les préférer sans se rendre coupable d'acception des
personnes, parce qu'ils offrent au moins cet avantage que le prélat pourra
,avoir plus de confiance en eux et qu'ils administrant d'un commun accord avec
lui les affaires de l'Église. Il faudrait cependant renoncer à tel choix par
crainte du scandale, si d'autres prélats s'autorisaient de cet exemple pour
confier les biens d'Église à leurs proches sans tenir compte de leurs
capacités.
2. Les dispenses de mariage sont accordées
principalement pour garantir l'union dans la paix, et cela importe davantage au
bien commun lorsque des personnes haut placées sont en cause. C'est pourquoi,
si on leur accorde plus facilement la dispense, on ne commet pas d'acception
des personnes.
3. Pour qu'une élection soit inattaquable devant
la justice, il suffit que le candidat élu soit bon; il n'est pas nécessaire
qu'il soit le meilleur, autrement toutes les élections pourraient être
contestées. Mais en conscience on est tenu d'élire le meilleur, qu'il soit tel
absolument parlant ou par rapport aux services qu'il peut rendre au bien
commun. S'il existe en effet un sujet plus apte à une dignité, et qu'on lui en
préfère un autre, il faut avoir pour cela un motif Si ce motif se rapporte à la
nature même de la charge, celui qui a été élu est bien le plus digne; mais si
ce motif est sans rapport avec l'affaire, il y aura certainement acception des
personnes.
4. Si le candidat d'une Église doit être pris dans son sein, c'est qu'ordinairement, il en servira mieux le bien commun, puisqu'il aimera d'avantage cette Église qui est sa mère. Aussi le Deutéronome (17,15) prescrit-il: « Tu ne pourras pas te donner pour roi un étranger qui ne serait pas ton frère. »
Objections:
1. Il semble qu'en montrant de la considération
et du respect on ne commette pas le péché d'acception des personnes. En effet,
la considération n'est rien d'autre que du respect manifesté à quelqu'un en
témoignage de sa vertu; ainsi la définit Aristote. Or, on doit honorer les
supérieurs même si la vertu leur fait défaut; de même nos parents, au sujet
desquels l'Exode prescrit (20, 12): « Honore ton père et ta mère »; ainsi
encore les esclaves doivent-ils honorer leurs maîtres, même s'ils sont mauvais,
selon cette recommandation de S. Paul (1 Tm 6, 1): « Que tous ceux qui sont
sous le joug comme esclaves, estiment leurs maîtres dignes de tout honneur. »
C'est donc que l'acception des personnes ne constitue pas un péché dans les
marques d'honneur que l'on donne à autrui.
2. Le Lévitique (19,32) prescrit: «Tu te lèveras
devant une tête blanche, et tu honoreras la personne du vieillard. » Mais cela
semble ressortir à l'acception des personnes, puisque l'on rencontre des
vieillards qui ne sont pas vertueux comme dit Daniel (13, 5): « A Babylone,
l'iniquité est partie des plus anciens du peuple. » Donc il n'y a pas de péché
à faire acception des personnes en leur rendant honneur.
3. Sur le mot de S. Jacques (2, 1): « Ne faites
pas acception des personnes... », S. Augustin remarque: « S'il faut
entendre des réunions quotidiennes ce que Jacques ajoute: "Si un homme
portant au doigt un anneau d'or et revêtu d'un habit magnifique entre dans
votre assemblée, etc." qui ne pécherait sur ce point s'il y a matière à
pécher? » Mais c'est faire acception des personnes que d'honorer les riches
pour leurs richesses. S. Grégoire dit en effet: « Nous abaissons notre orgueil lorsque,
dans les hommes, nous honorons, non leur nature faite à l'image de Dieu, mais
leurs richesses »; et puisque les richesses ne sont pas un motif légitime
d'honneur, en tenir compte c'est faire acception des personnes. Donc faire
acception des personnes en les honorant n'est pas un péché.
Cependant, la Glose affirme sur le texte de S. Jacques (2, 1): « Quiconque honore le riche pour ses richesses commet un péché. » Il en est de même toutes les fois que l'on honore quelqu'un pour des motifs qui ne légitiment pas ces témoignages de respect; ce qui est le fait de l'acception des personnes. Donc faire acception des personnes par des témoignages d'honneur est un péché.
Conclusion:
L'honneur est dans un témoignage rendu à la vertu d'autrui, c'est pourquoi il n'y a que la vertu qui soit la cause légitime de cet honneur. Toutefois un homme pourra être légitimement honoré, non seulement pour sa propre vertu, mais pour la vertu d'autrui. C'est ainsi qu'on honore les princes et les prélats même s'ils sont mauvais, parce qu'ils tiennent la place de Dieu et de la société dont ils ont la charge. « Celui qui rend honneur à l'insensé, dit le livre des Proverbes (26, 8 Vg), est comme celui qui apporte une pierre au monceau amassé en l'honneur de Mercure. » Parce que les païens attribuaient le calcul à Mercure, on appelle « monceau de Mercure » une somme de calculs où le marchand met parfois un petit caillou tenant la place de cent marcs. De même on honore l'insensé qui tient la place de Dieu et de toute la communauté. Pour la même raison, on doit honorer ses parents et ses maîtres parce qu'ils participent de la dignité de Dieu, Père et Seigneur de tout. Les vieillards aussi doivent être honorés pour la vertu que symbolise la vieillesse, encore que ce signe puisse parfois tromper; ce qui fait dire au Sage (Sg 4, 8): « Une vieillesse honorable n'est pas celle que donne une longue vie; elle ne se mesure pas au nombre des années. Mais la prudence tient lieu pour l'homme de cheveux blancs; et l'âge de la vieillesse, c'est une vie sans tache. » Enfin, c'est parce qu'ils occupent une place prépondérante dans la communauté que les riches sont honorés, et non uniquement en raison de leurs richesses, ce qui serait commettre le péché d'acception des personnes.
Solution: Ainsi se trouvent résolues les Objections.
Objections:
1. Il semble que non. Nous avons dit en effet que
l'acception des personnes s'oppose à la justice distributive. Les jugements, au
contraire, relèvent surtout de la justice commutative; donc l'acception des
personnes n'a pas sa place dans les jugements.
2. Les peines sont infligées d'après un jugement.
Mais on y fait acception de personnes, sans qu'il y ait péché, parce qu'on
punira plus sévèrement celui qui outrage le prince que celui qui offense une
personne privée. Donc l'acception des personnes n'a pas sa place dans les
jugements.
3. Le Siracide (4, 10 Vg), demande que « dan, les
jugements, on soit miséricordieux pour l'orphelin ». Mais c'est là faire
acception de la personne du pauvre. Donc l'acception des personnes dans les
jugements n'est pas un péché.
Cependant, il est écrit au livre de, Proverbes (18, 5 Vg): « Ce n'est pas bien de fair, acception de personne dans un jugement. »
Conclusion:
Le jugement, avons-nous dit, est un acte de justice, en ce que le juge ramène à l'égalité requise par la justice ce qui peut constituer une inégalité contraire. Or, l'acception des personnes entraîne une certaine inégalité, du fait qu’elle attribue à telle personne plus que sa part, en laquelle consiste l'égalité de la justice. Il est donc évident qu'un tel jugement est vicié par l'acception des personnes.
Solutions:
1. Le jugement peut être envisagé sous un double
aspect. 1° Quant à sa matière, c'est-à-dire la chose jugée. Alors il se
rapporte aussi bien à la justice commutative qu'à la justice distributive. On
peut en effet déterminer par un jugement aussi bien la manière de distribuer à
plusieurs ce qui est à tous, que le mode de restitution de telle personne à
telle autre. 2° Quant à la forme même du jugement, à savoir lorsque le juge,
même dans le domaine propre de la justice commutative, ôte à l'un ce qu'il
donne à l'autre; et cela relève de la justice distributive. Ce qui montre qu'en
tout jugement on peut faire acception des personnes.
2. Punir plus sévèrement une injure faite à un
personnage plus haut placé n'est pas faire acception des personnes, car les
dignités différentes des personnes entraînent dans ce cas une différence
objective, comme on l'a vu plus haut.
3. On doit aider le pauvre autant que faire se peut, mais sans léser la justice. Autrement on ne tient pas compte de cette parole de l'Exode (23, 3): « Tu ne favoriseras pas même le pauvre en rendant ton jugement. »
LES VICES OPPOSÉS A LA JUSTICE COMMUTATIVE,
I1 faut maintenant étudier les vices opposés à la justice commutative. Nous traiterons d'abord des péchés qui se commettent dans les échanges involontaires, puis de ceux qui se commettent dans les échanges volontaires (Question 77-78).
Les premiers se commettent du fait que l'on porte préjudice au prochain contre sa volonté, ce qui peut se faire de deux façons: par action et en parole (Question 67-76).
Par action lorsque le prochain est atteint dans sa propre personne (Question 64), ou dans une personne qui lui est unie (Question 65, a. 4), ou dans ses biens (Question 66).
Nous allons les étudier dans cet ordre. Et en premier lieu l'homicide, par quoi on fait au prochain le plus grand tort qui soit.
Somme Théologique IIa-IIae
1. Est-ce un péché de mettre à mort les animaux ou même les plantes? - 2. Est-il permis de tuer le pécheur? - 3. Est-ce permis à un particulier, ou seulement à l'autorité publique? - 4. Et à un clerc? - 5. Est-il permis de se tuer? - 6. Est-il permis de tuer un homme juste? - 7. Est-il permis de tuer un homme pour se défendre? - 8. L'homicide accidentel est-il péché mortel?
Objections:
1. Il semble qu'il soit illicite de tuer
n'importe quel être vivant. En effet, S. Paul écrivait aux Romains (13, 2): «
Celui qui résiste à l'ordre voulu de Dieu, attire sur lui-même la condamnation.
» Or c'est l'ordre providentiel qui conserve tous les êtres en vie, selon ce
mot du Psaume (147, 8): « Dieu fait croître l'herbe sur les montagnes et donne
au bétail leur nourriture. » Donner la mort à un être doué de vie est donc
illicite.
2. L'homicide est un péché parce qu'il prive un
homme de la vie. La vie est commune à tous les animaux et à toutes les plantes.
Il semble donc que pour la même raison ce soit un péché de tuer des animaux et
des plantes.
3. La loi divine ne fixe de peine déterminée que
pour le péché. Or elle établit une peine déterminée pour celui qui tue le boeuf
ou la brebis d'autrui, comme le montre l'Exode (22, 1). Donc le meurtre des
animaux est un péché.
Cependant, S. Augustin déclare « Quand nous entendons le précepte "Tu ne tueras pas", nous ne croyons pas que cela concerne les arbres fruitiers, qui n'ont aucun sentiment, ni les animaux, qui n'ont pas la raison en commun avec nous. C'est donc de l'homme qu'il faut entendre cette parole: "Tu ne tueras pas." »
Conclusion:
On ne pèche pas en utilisant une chose en vue de la fin pour laquelle elle existe. Or, dans la hiérarchie des êtres, ceux qui sont imparfaits sont créés pour les parfaits; comme aussi dans la génération d'un seul être, la nature va de l'imparfait au parfait. De même donc que dans la génération de l'homme ce qui existe d'abord c'est ce qui a vie, puis un animal et en dernier lieu l'homme; ainsi les êtres qui n'ont que la vie, comme les végétaux, existent tous ensemble pour tous les animaux, et les animaux eux-mêmes existent pour l'homme. Voilà pourquoi, si l'homme se sert des plantes pour l'usage des animaux, et des animaux pour son propre usage, ce n'est pas illicite, comme le montre déjà Aristote.
Parmi tous les usages possibles, le plus nécessaire est que les plantes servent de nourriture aux animaux, et les animaux à l'homme, ce qui comporte inévitablement leur mise à mort. Voilà pourquoi il est permis de tuer des plantes pour l'usage des animaux et des animaux pour l'usage de l'homme, en vertu de l'ordre divin. Car on lit dans la Genèse (1, 29): « Voici que je vous donne toutes les herbes et tous les arbres; ce sera votre nourriture, et tous les animaux... »; et encore (9, 3): « Tout ce qui se meut et tout ce qui vit vous servira de nourritures. »
Solutions:
1. Si l'ordre divin conserve la vie des animaux
et des plantes, ce n'est pas pour elle-même, mais pour l'homme. Aussi S.
Augustin peut-il écrire: « Par la disposition très juste du Créateur, la vie et
la mort de ces êtres sont à notre service. »
2. Les bêtes et les plantes ne possèdent pas
cette vie rationnelle qui leur permettrait de se conduire par eux-mêmes; ils
sont toujours menés par l'instinct naturel comme par une force étrangère. C'est
là le signe qu'ils sont par nature esclaves, et destinés à l'usage d'autres
êtres.
3. Celui qui tue le boeuf de son prochain pèche, non parce qu'il tue un boeuf, mais parce qu'il porte préjudice à autrui dans ses biens. Ce n'est donc pas un péché de meurtre, mais de vol ou de rapine.
Objections:
1. Il semble que non, car notre Seigneur interdit
d'arracher l'ivraie qui, dans la parabole, représente les « fils du Mauvais »
(Mt 13, 38). Or tout ce que Dieu interdit est péché.
2. La justice des hommes se modèle sur la justice
de Dieu; or celle-ci ménage les pécheurs pour qu'ils fassent pénitence - « je
ne veux pas la mort du pécheur, mais qu'il se convertisse et qu'il vive » (Ez
18, 23). Il est donc absolument injuste de tuer les pécheurs.
3. Il n'est jamais permis de faire pour une bonne
fin ce qui est mauvais en soi; on le voit chez S. Augustin et chez Aristote. Or
tuer un homme est une chose mauvaise en soi, puisque opposée à la charité que
nous devons avoir pour tous les hommes; et comme le remarque le Philosophe: «
Nous voulons à nos amis l'existence et la vie. » Il n'est donc aucunement
permis de tuer un pécheur.
Cependant, il est écrit dans l'Exode (22, 18): « Tu ne laisseras pas vivre les magiciens », et dans le Psaume (101, 8): « Chaque matin, j'exterminerai tous les pécheurs du pays. »
Conclusion:
Nous venons de le dire: il est permis de tuer des animaux parce qu'ils sont ordonnés par la nature à l'usage de l'homme, comme ce qui est moins parfait est ordonné au parfait. Or cette subordination existe entre la partie et le tout, et donc toute partie, par nature, existe en vue du tout. Voilà pourquoi, s'il est utile à la santé du corps humain tout entier de couper un membre parce qu'il est infecté et corromprait les autres, une telle amputation est louable et salutaire.
Mais tout individu est avec la société dont il est membre dans le même rapport qu'une partie avec le tout. Si donc quelque individu devient un péril pour la société et que son péché risque de la détruire, il est louable et salutaire de le mettre à mort pour préserver le bien commun; car « un peu de ferment corrompt toute la pâte » (1 Co 5, 6).
Solutions:
1. Le Seigneur, en défendant d'arracher l'ivraie, avait en vue la conservation du blé, c'est-à-dire des bons. Ceci s'applique lorsqu'on ne peut faire périr les méchants sans tuer en même temps les bons; soit parce qu'on ne peut les discerner les uns des autres, soit parce que les méchants ayant de nombreux partisans, leur mise à mort serait dangereuse pour les bons. Aussi le Seigneur préfère-t-il laisser vivre les méchants et réserver la vengeance jusqu'au jugement dernier, plutôt que de s'exposer à faire périr les bons en même temps.
Toutefois, si la mise à mort des méchants
n'entraîne aucun danger pour les bons, mais assure au contraire leur protection
et leur salut, il est licite de mettre à mort les méchants.
2. Selon l'ordre de sa sagesse, Dieu tantôt
supprime immédiatement les pécheurs afin de délivrer les bons; tantôt leur
accorde le temps de se repentir, ce qu'il prévoit également pour le bien de ses
élus. La justice humaine fait de même, selon son pouvoir. Elle met à mort ceux
qui sont dangereux pour les autres, mais elle épargne, dans l'espoir de leur
repentance, ceux qui pèchent gravement sans nuire aux autres.
3. Par le péché l'homme s'écarte de l'ordre prescrit par la raison; c'est pourquoi il déchoit de la dignité humaine qui consiste à naître libre et à exister pour soi; il tombe ainsi dans la servitude qui est celle des bêtes, de telle sorte que l'on peut disposer de lui selon qu'il est utile aux autres, selon le Psaume (49, 21): « L'homme, dans son orgueil ne l'a pas compris; il est descendu au rang des bêtes; il leur est devenu semblable », et ailleurs (Pr 11, 29): « L'insensé sera l'esclave du sage. » Voilà pourquoi, s'il est mauvais en soi de tuer un homme qui garde sa dignité, ce peut être un bien que de mettre à mort un pécheur, absolument comme on abat une bête; on peut même dire avec Aristote qu'un homme mauvais est pire qu'une bête et plus nuisible.
Objections:
1. Il semble qu'il soit permis à un particulier
de tuer un pécheur. En effet, la loi divine ne saurait prescrire rien de mal.
Or Moïse a prescrit (Ex 32, 27): « Que chacun tue son frère, chacun son ami,
chacun son parent », pour avoir commis le crime d'adorer le veau d'or. Donc,
même des personnes privées peuvent licitement tuer un pécheur.
2. Puisque, on vient de le voir, le péché rend
l'homme comparable aux bêtes, et que tout homme peut tuer une bête sauvage,
surtout nuisible, il est permis, au même titre, de tuer un pécheur.
3. Tout homme, même un individu privé, agit
louablement en servant le bien commun. Or la mise à mort des malfaiteurs est
utile au bien commun, on vient de le voir.
Cependant, S. Augustin parle ainsi « Celui qui sans mandat officiel tuera un malfaiteur sera homicide, et d'autant plus qu'il n'a pas craint de s'arroger un droit que Dieu ne lui avait pas donné. »
Conclusion:
Nous venons de dire que la mise à mort d'un malfaiteur est permise en tant qu'elle est ordonnée à la sauvegarde de la société. C'est pourquoi elle appartient à celui-là seul qui pourvoit au bien commun de la société, de même que l'ablation d'un membre corrompu revient au médecin auquel on a confié la santé du corps tout entier. Or le soin du bien commun est confié aux princes qui détiennent l'autorité publique. C'est donc à eux seuls et non aux particuliers qu'il revient de mettre à mort les malfaiteurs.
Solutions:
1. Denys remarque que le véritable responsable
d'une action est l'autorité qui l'ordonne; aussi, comme S. Augustin l'écrit:
« Celui qui tue, ce n'est pas celui qui doit son service à celui qui
commande, comme le glaive à celui qui s'en sert. » C'est ainsi qu'il faut juger
le cas de ceux qui tuèrent leurs parents et leurs amis sur l'ordre de Dieu; le
véritable auteur de ces meurtres était l'autorité qui le leur avait ordonné; il
en est de même du soldat qui tue un ennemi sur l'ordre du prince, et du
bourreau qui exécute un bandit d'après la sentence du juge.
2. Il y a une différence de nature entre la bête
et l'homme. Aussi n'y a-t-il pas besoin d'un jugement pour tuer la bête, si
elle est sauvage. Mais si c'est une bête domestique, un jugement sera requis,
non pour elle, mais pour le dommage subi par son maître. Mais l'homme pécheur
n'est pas d'une autre nature que les justes. C'est pourquoi il faudra un
jugement public pour décider s'il doit être mis à mort pour le salut de la
société.
3. Faire quelque chose pour l'utilité commune sans nuire à personne est permis à toute personne privée. Mais si cela doit nuire à autrui, cela ne peut se faire qu'au jugement de celui qui peut apprécier ce que l'on peut enlever aux parties pour le salut de tous.
Objections:
1. Il semble qu'il soit permis aux clercs de tuer
les malfaiteurs. C'est surtout aux clercs, en effet, d'accomplir cet ordre de
l'Apôtre (1 Co 4, 16): « Soyez mes imitateurs comme je le suis du Christ. » Ce
qui nous engage à imiter Dieu et ses saints. Or le Dieu que nous adorons tue
les malfaiteurs, d'après le Psaume (136, 10): « Il frappa les Égyptiens dans
leurs premiers-nés. » En outre, Moïse fit exterminer par les lévites
vingt-trois mille hommes qui avaient adoré le veau d'or (Ex 32, 28). Phinéès,
prêtre, tua l'Israélite qui s'était uni à une Madianite (Nb 25, 6). Samuel fit
mourir Agag roi d'Amalec (1 S 15, 33). Élie fit périr les prêtres de Baal (1 R
18, 40). Matthatias mit à mort l'apostat qui s'apprêtait à sacrifier (1 M
2,24). Dans le Nouveau Testament, S. Pierre punit de mort Ananie et Saphire (Ac
5, 3). On voit donc que même les clercs sont autorisés à tuer les pécheurs.
2. La puissance spirituelle est plus grande que
la puissance temporelle et plus proche de Dieu. Si donc S. Paul accorde au
pouvoir séculier le droit de mettre à mort les pécheurs, comme exerçant le rôle
de « ministre de Dieu » (Rm 13, 4), à plus forte raison les clercs auront-ils
ce droit, eux qui sont ministres de Dieu dans l'exercice d'un pouvoir
spirituel.
3. Quiconque
reçoit licitement une charge peut licitement exercer toutes les fonctions qui
s'y rattachent. Or, l'une des fonctions du prince temporel, avons-nous dit dans
l'Article précédent, est de supprimer les malfaiteurs; donc les clercs, qui
sont princes sur la terre, peuvent licitement tuer les malfaiteurs.
Cependant, S. Paul exige que « l'évêque soit irréprochable... qu'il ne soit pas adonné au vin, ne frappant personne » (1 Tm 3, 2).
Conclusion:
Il n'est pas permis aux clercs de tuer, pour une double raison. 1° Ils sont choisis pour le service de l'autel où est rendue présente la passion du Christ mis à mort, et qui, comme le dit S. Pierre (1 P 2, 23), « frappé, ne frappait pas à son tour ». Il ne convient donc pas aux clercs de frapper ou de tuer puisque les serviteurs doivent imiter leur Maître, selon la parole de l'Ecclésiastique (10, 2): « Tel le chef du peuple, tel ses ministres. » 2° De plus, les clercs sont les ministres de la loi nouvelle, qui ne comporte aucune peine de mort ou de mutilation corporelle. C'est pourquoi, afin d'être « des ministres authentiques de la nouvelle Alliance » (2 Co 3, 6), ils doivent s'abstenir de tels châtiments.
Solutions:
1. Dieu accomplit de façon universelle en tous
les êtres ce qui est bon, mais il l'accomplit en chaque être conformément à la
nature de celui-ci. Ainsi chacun doit-il imiter Dieu conformément à sa condition
propre. Donc, bien que Dieu puisse tuer physiquement les malfaiteurs, il ne
faut pas que tous les hommes l'imitent en cela. Ce n'est pas de son autorité et
de sa propre main que S. Pierre punit de mort Ananie et Saphire, il a plutôt
promulgué la sentence divine à leur égard. Quant aux prêtres et aux lévites de
l'Ancien Testament, ils étaient les ministres de la loi ancienne qui
prescrivait des châtiments corporels, et c'est pourquoi ils pouvaient tuer un
malfaiteur de leur propre main.
2. Le ministère des clercs est ordonné à une fin
plus haute que celle des exécutions corporelles; ils ont pour but le salut
spirituel; il ne leur convient donc pas d'employer des sanctions d'un ordre
inférieur.
3. Les supérieurs ecclésiastiques sont investis d'un pouvoir temporel, non pour exercer eux-mêmes une sentence capitale, mais pour faire exercer par d'autres leur autorité.
Objections:
1. Il semble que le suicide soit permis.
L'homicide, en effet, n'est défendu que comme péché contre la justice. Mais il
est impossible de pécher par injustice envers soi-même, ainsi que le prouve
Aristote. Donc nul ne pèche en se tuant.
2. Il est permis à celui qui détient l'autorité
publique de tuer les malfaiteurs. Mais parfois il est lui-même un malfaiteur.
Il est donc permis de se tuer.
3. Il est permis de s'exposer spontanément à un
péril moindre pour en éviter un plus grand, de même qu'il est permis, pour
sauver tout son corps, de se couper un membre gangrené. Or il peut arriver
qu'en se donnant la mort on évite un plus grand mal, comme serait une vie
misérable ou la honte d'un péché. Il est donc permis parfois de se tuer.
4. Samson s'est suicidé (Jg 16, 30). Pourtant il
est compté, d'après l'épître aux Hébreux (11, 32), parmi les saints.
5. Le deuxième livre des Maccabées (14, 41)
rapporte l'exemple de Razis qui se donna la mort, « aimant mieux périr
noblement que de tomber entre des mains criminelles et de subir des outrages
indignes de sa noblesse ». Mais rien de noble et de courageux n'est illicite.
Donc se tuer n'est pas illicite.
Cependant, S. Augustin écrit « C'est de l'homme que doit s'entendre le précepte: "Tu ne tueras point." Ni ton prochain par conséquent, ni toi-même; car c'est tuer un homme que se tuer soi-même. »
Conclusion:
Il est absolument interdit de se tuer. Et cela pour trois raisons:
1° Tout être s'aime naturellement soi-même; de là vient qu'il s'efforce, selon cet amour inné, de se conserver dans l'existence et de résister autant qu'il le peut à ce qui pourrait le détruire. C'est pourquoi le suicide va contre cette tendance de la nature et contre la charité dont chacun doit s'aimer soi-même.
2° La partie, en tant que telle, est quelque chose du tout. Or chaque homme est dans la société comme une partie dans un tout; ce qu'il est appartient donc à la société. Par le suicide l'homme se rend donc coupable d'injustice envers la société à laquelle il appartient, comme le montre Aristote.
3° Enfin la vie est un don de Dieu accordé l'homme, et qui demeure toujours soumis a pouvoir de celui qui « fait mourir et qui fait vivre » Aussi quiconque se prive soi-même de la vie pèche contre Dieu, comme celui qui tue l'esclave d'autre pèche contre le maître de cet esclave, ou comme pèche encore celui qui s'arroge le droit de juger une cause qui ne lui est pas confiée. Décider de la mort ou de la vie n'appartient qu'à Dieu seul, selon le Deutéronome (32, 39): « C'est moi qui fais mourir et qui fais vivre. »
Solutions:
1. L'homicide est un péché non seulement parce qu'il s'oppose à la justice, mais parce qu'il est contraire à la charité que chacun doit avoir envers soi-même. De ce point de vue le suicide est un péché par rapport à soi-même.
Mais il a encore raison de péché comme opposé à
la justice par rapport à la société et à Dieu.
2. Celui qui détient l'autorité publique peut
licitement faire périr un malfaiteur puisqu'il a le droit de le juger. Mais nul
n'est juge de soi-même. Par conséquent, il n'est pas permis à celui qui détient
l'autorité publique de se tuer pour n'importe quel péché. Il peut cependant se
livrer au jugement d'autres autorités.
3. Par le libre arbitre, l'homme est constitué maître de soi-même. C'est pourquoi il peut disposer de soi-même dans tout le domaine de la vie soumis à son libre arbitre; mais le passage de cette vie à une autre plus heureuse relève du pouvoir divin, non du libre arbitre de l'homme. Il n'est donc pas permis à l'homme de se tuer pour passer à une vie meilleure.
Le suicide n'est pas non plus permis pour échapper aux misères de la vie présente; puisque, comme Aristote l'a montré: « Le dernier des maux de cette vie, et de beaucoup le plus redoutable, c'est la mort. » Se donner la mort pour fuir les misères de l'existence présente est donc recourir à un plus grand mal pour en éviter un moindre.
Il n'est pas d'avantage permis de se tuer à cause d'un péché qu'on a commis. Soit parce que l'on se cause le plus grand préjudice en se privant du temps nécessaire pour faire pénitence. Soit encore parce que la mise à mort d'un malfaiteur n'est licite qu'après un jugement prononcé par la puissance publique.
Il n'est pas non plus permis à une femme de se tuer pour éviter d'être souillée. Parce qu'elle ne peut pas commettre sur elle-même le pire crime, le suicide, pour empêcher autrui de commettre un crime moindre. En effet, il n'y a pas de crime chez une femme à qui l'on fait violence, si elle refuse son consentement; comme disait sainte Lucie: « Le corps n'est souillé que si l'âme y consent. » Or il est évident que le péché de fornication ou d'adultère est moindre que l'homicide et surtout que le suicide; ce dernier crime est le pire, puisque d'une part, on se nuit à soi-même, alors qu'on se doit le plus grand amour; et que, d'autre part, il est le plus dangereux, puisqu'on n'a plus le temps de l'expier par la pénitence.
Enfin, il est encore interdit de se tuer dans la
crainte de consentir au péché. Car « on ne doit pas faire le mal pour qu'il
arrive du bien » ou pour éviter d'autres maux, surtout moindres et moins
certains. Or, il n'est pas sûr que l'on consentira plus tard au péché. Car Dieu
est assez puissant pour préserver l'homme du péché, quelles que soient les
tentations qui l'assaillent.
4. D'après S. Augustin: « Samson, qui s'est enseveli
avec ses ennemis sous les ruines de leur temple, n'est exempt de péché que
parce qu'il obéissait ainsi à l'ordre secret du Saint-Esprit qui, par lui,
faisait des miracles. » Et il attribue le même motifs aux saintes femmes qui se
donnèrent la mort en temps de persécution, et dont l'Église célèbre la mémoire.
5. C'est un acte de la vertu de force de ne pas craindre de subir la mort pour le bien de la vertu et pour fuir le péché. Mais si quelqu'un se tue pour éviter un châtiment, ce n'est là qu'une apparence de force; certains se sont tués en croyant agir avec courage, c'est le cas de Razis; mais ce n'est pas là une vertu de force authentique. C'est bien plutôt le fait d'une âme faible, incapable de supporter la souffrance. Aristote et S. Augustin l'ont montré tous deux.
Objections:
1. Il semble qu'en certains cas il soit permis de
tuer un homme innocent. Car la crainte de Dieu ne se manifeste pas par le
péché, mais plutôt « la crainte de Dieu détourne du péché », dit
l'Ecclésiastique (1, 27 Vg). Or Abraham est loué d'avoir craint Dieu parce
qu'il voulut tuer son fils innocent. On peut donc tuer un innocent sans que ce
soit un péché.
2. La gravité des péchés envers le prochain est
d'autant plus grave qu'on lui inflige un plus grand préjudice par ce péché. Or
le meurtre nuit davantage au pécheur qu'à l'innocent, puisque pour celui-ci la
mort n'est que le passage des misères de cette vie à la gloire céleste. Donc
puisqu'en certains cas il est permis de tuer un pécheur, à plus forte raison
est-il permis de tuer un innocent ou un juste.
3. Lorsqu'on observe l'ordre de la justice, on ne
commet pas de péché. Mais parfois on est contraint, selon l'ordre de la
justice, de tuer un innocent; ainsi lorsque le juge qui doit juger conformément
aux dépositions des témoins, condamne à mort un inculpé qu'il sait innocent,
mais qui est accablé par de faux témoins; de même le bourreau qui, sur l'ordre
du juge, exécuterait un homme injustement condamné. On peut donc parfois tuer
un innocent sans commettre de péché.
Cependant, il est écrit dans l'Exode (23, 7): « Tu ne feras pas mourir l'innocent et le juste. »
Conclusion:
On peut envisager un homme sous un double aspect: en lui-même ou par rapport aux autres. A considérer l'homme en lui-même, il n'est jamais permis de le tuer, parce que dans tout homme, fût-il pécheur, nous devons aimer sa nature qui est l'oeuvre de Dieu et que le meurtre supprime. Si la mort du pécheur peut devenir licite, ce n'est, on l'a déjà vu, que pour préserver le bien commun que détruit le péché. Mais la vie des justes au contraire conserve et accroît le bien commun, car ils sont la partie la plus influente de la société. C'est pourquoi il n'est aucunement permis de tuer un innocent.
Solutions:
1. Dieu est le maître de la vie et de la mort;
car c'est par son ordre que meurent et les pécheurs et les justes. C'est
pourquoi celui qui, par l'ordre de Dieu, met à mort un innocent, ne pèche pas
plus que Dieu, dont il est l'exécutant; et il montre qu'il craint Dieu, en
obéissant à son ordre.
2. Pour apprécier la gravité d'un péché, il faut
considérer l'essentiel plus que l'accidentel. Ainsi, celui qui tue un juste
pèche plus gravement que celui qui tue un pécheur. 1° Parce qu'il nuit à celui
qu'il devrait aimer davantage, il commet donc une faute plus grave contre la
charité. 2° Il fait tort à celui qui le mérite le moins; il offense donc
davantage la justice. 3° Il prive la société d'un plus grand bien. 4° Il montre
un plus grand mépris de Dieu, selon cette parole (Lc 10, 16): « Qui vous
méprise me méprise. » Et que le juste mis à mort soit conduit par Dieu à la
gloire, c'est un effet accidentel de sa mise à mort.
3. Si le juge sait que l'inculpé, accablé par de faux témoins, est innocent, il doit contrôler les dépositions avec une scrupuleuse attention afin de trouver le moyen de délivrer un innocent, comme le fit Daniel (ch. 13). S'il ne le peut pas, il doit renvoyer la cause à un tribunal supérieur. Si cela lui est impossible, il ne pèche pas en prononçant un jugement conforme aux dépositions, car ce n'est pas lui qui condamne un innocent, mais ceux qui affirment sa culpabilité. Quant à l'exécuteur du juge condamnant un innocent, si la sentence contient une erreur intolérable, il ne doit pas obéir, sinon il faudrait innocenter tous ceux qui torturèrent les martyrs. Mais si l'injustice de l'arrêt n'est pas évidente, celui qui l'applique ne pèche pas, car il n'a pas à discuter l'ordre de son supérieur, et ce n'est pas lui qui tue l'innocent, mais le juge dont il exécute les ordres.
Objections:
1. Il semble que non, car S. Augustin écrit: « Je
trouve mauvais de conseiller quelqu'un de tuer d'autres hommes pour ne pas être
tué par eux, à moins que ce soit un solda ou un agent de l'ordre public; de
telle sorte qu'il n'agit pas pour lui-même mais pour les autres, et parce qu'il
en a reçu le pouvoir légitime conformément à ses fonctions. » Or celui qui tu
un homme pour sa défense le tue uniquement pou n'être pas tué lui-même. Un tel
acte est don défendu.
2. S. Augustin dit encore: « Comment
seront-ils exempts de péché devant la Providence divine, ceux qui se souillent
d'un meurtre pour conserver des biens que nous devons mépriser? » Ces biens à
mépriser sont « ceux que les hommes peuvent perdre malgré eux », d'après le
contexte. Or telle est la vie corporelle. Donc il n'est permis à personne de
tuer pour préserver sa vie corporelle.
3. Voici la décision du pape Nicolas, que l'on
peut lire dans les Décrets: « Vous m'avez consulté au sujet de ces
clercs qui pour se défendre ont tué un païen, afin de savoir si, après avoir
fait pénitence, ils pourraient être réintégrés dans leur premier état, ou même
monter plus haut. Sachez que nous n'admettons aucun prétexte et ne leur
accordons aucune permission de tuer n’importe quel homme de n’importe quelle
manière. » Or clercs et laïcs sont tenus indistinctivement d'observer les
préceptes de la morale. Donc même les laïcs ne peuvent tuer quelqu'un pour se
défendre.
4. L'homicide est un péché plus grave que la
fornication simple ou l'adultère. Mais il n'est jamais permis à personne de
forniquer, d'être adultère, ou de commettre tout autre péché mortel pour
conserver sa propre vie, car la vie de l'âme doit être préférée à celle du
corps. Donc personne ne peut tuer pour conserver sa propre vie.
5. Selon l’Évangile, si l'arbre est mauvais, les
fruits le seront aussi (Mt 7, 17). Or, d'après S. Paul, il semble interdit de
se défendre: « Bien-aimés, ne vous défendez pas », écrit-il aux Romains (12,
9). Donc on n'a pas le droit de tuer un homme pour se défendre.
Cependant, l'Exode (22, 2) stipule « Si le voleur est surpris en train de percer un mur, et qu'alors il soit blessé mortellement, celui qui l'a frappé ne sera pas responsable du sang versé. » Mais il est bien davantage permis de défendre sa propre vie que sa maison. Donc, même si l'on tue quelqu'un pour défendre sa vie, on ne sera pas coupable d'homicide.
Conclusion:
Rien n'empêche qu'un même acte ait deux effets, dont l'un seulement est voulu, tandis que l'autre ne l'est pas. Or les actes moraux reçoivent leur spécification de l'objet que l'on a en vue, mais non de ce qui reste en dehors de l'intention, et demeure, comme nous l'avons dit, accidentel à l'acte. Ainsi l'action de se défendre peut entraîner un double effet: l'un est la conservation de sa propre vie, l'autre la mort de l'agresseur. Une telle action sera donc licite si l'on ne vise qu'à protéger sa vie, puisqu'il est naturel à un être de se maintenir dans l'existence autant qu'il le peut. Cependant un acte accompli dans une bonne intention peut devenir mauvais quand il n'est pas proportionné à sa fin. Si donc, pour se défendre, on exerce une violence plus grande qu'il ne faut, ce sera illicite. Mais si l'on repousse la violence de façon mesurée, la défense sera licite. Les droits civil et canonique statuent, en effet: « Il est permis de repousser la violence par la violence, mais avec la mesure qui suffit pour une protection légitime. » Et il n'est pas nécessaire au salut que l'on omette cet acte de protection mesurée pour éviter de tuer l'autre; car on est davantage tenu de veiller à sa propre vie qu'à celle d'autrui.
Mais parce qu'il n'est permis de tuer un homme qu'en vertu de l'autorité publique et pour le bien commun, nous l'avons montré, il est illicite de vouloir tuer un homme pour se défendre, à moins d'être investi soi-même de l'autorité publique. On pourra alors avoir directement l'intention de tuer pour assurer sa propre défense, mais en rapportant cette action au bien public; c'est évident pour le soldat qui combat contre les ennemis de la patrie et les agents de la justice qui luttent contre les bandits. Toutefois ceux-là aussi pèchent s'ils sont mus par une passion personnelle.
Solutions:
1. Le texte de S. Augustin doit s'entendre
seulement du cas où un homme voudrait en tuer un autre pour échapper lui-même à
la mort.
2. C'est ce même cas que vise le texte cité par
la deuxième objection où il est dit expressément: « pour conserver les biens...
», ce qui précise l'intention du meurtrier.
3. Tout homicide, même si l'on n'en est pas
responsable, entraîne une irrégularité, ainsi le juge qui, en toute justice,
condamne à mort un coupable. Aussi le clerc qui tue son agresseur pour se
défendre devient irrégulier, encore qu'il n'ait pas eu l'intention de tuer,
mais uniquement celle de se défendre.
4. L'acte de fornication ou d'adultère n'est pas
ordonné par un rapport nécessaire à la conservation de la vie, comme tel acte
qui entraîne parfois un homicide.
5. Ce que l'Apôtre interdit, c'est de se défendre avec un désir de vengeance. Aussi la Glose précise-t-elle: « Ne vous défendez pas », c'est-à-dire: « Ne cherchez pas à rendre à vos adversaires coup pour coup. »
Objections:
1. Il semble que quelqu'un qui tue un homme
accidentellement soit coupable d'homicide. La Genèse (4, 24) rapporte, en
effet, que Lamech croyant tuer une bête, donna la mort à un homme, et que cette
action lui fut imputée à homicide. Il est donc coupable d'homicide, celui qui
tue un homme accidentellement.
2. Il est prescrit au livre de l'Exode (21,
22,23): « Si quelqu'un frappe une femme enceinte et provoque par là un
avortement ... , si mort s'ensuit, il rendra vie pour vie. » Mais cela peut
arriver sans aucune intention de donner la mort. Donc l'homicide accidentel
revêt toute la culpabilité de l'homicide.
3. Plusieurs canons insérés dans les Décrets
punissent les homicides accidentels. Or une peine ne peut être portée que pour
une faute. Donc celui qui tue accidentellement un homme encourt la culpabilité
de l'homicide.
Cependant, S. Augustin écrivait « Qu'on évite de nous imputer un tel acte que nous faisons licitement et pour le bien - si du moins c'est le cas - et d'où résulte accidentellement un mal que nous n'avons pas voulu. » Mais il arrive parfois qu'un homicide soit le résultat accidentel d'une action entreprise dans une bonne intention. Donc son auteur ne sera pas jugé coupable.
Conclusion:
Le hasard, selon Aristote, est une cause qui agit en dehors de notre intention. Aussi les choses accidentelles, absolument parlant, ne sont ni intentionnelles ni volontaires. Et parce que tout péché est volontaire, selon S. Augustin, il s'ensuit que les effets du hasard ne peuvent comme tels constituer des péchés. Il arrive cependant qu'un but auquel on ne tend pas et que l'on ne veut pas actuellement et pour lui-même, soit dans l'intention et voulu par accident, selon que « l'on appelle cause par accident ce qui supprime l'obstacle ». Aussi celui qui ne supprime pas une cause d'homicide, alors qu'il doit la supprimer, sera d'une certaine manière coupable d'homicide volontaire.
Ceci arrive de deux manières. Ou bien l'on s'expose à un homicide en faisant une chose défendue que l'on n'aurait pas dû se permettre. Ou bien on ne prend pas toutes les précautions requises. Voilà pourquoi, selon les règles du droit, si quelqu'un se livrant à une action licite y apporte la vigilance requise et que, cependant, il provoque la mort d'un homme, il ne sera pas tenu coupable de l'homicide. Si, au contraire, il se livre à une action mauvaise, ou même à une action permise mais sans y apporter tout le soin nécessaire, n'échappe pas à la responsabilité de l'homicide si son acte entraîne la mort d'un homme.
Solutions:
1. Si Lamech a été jugé coupable d'homicide c'est
qu'il n'avait pas pris les précautions suffisantes pour éviter ce meurtre.
2. Celui qui frappe une femme enceinte contribue
à une action illicite. C'est pourquoi, s'il en résulte la mort de la femme ou
de l'enfant, déjà doté d'une âme, le crime d'homicide sera imputé au coupable,
surtout si la mort suit de près les coups qu'il a portés.
3. Les canons cités infligent un châtiment à ceux qui donnent la mort accidentellement en coopérant à une action illicite, ou en n'apportant pas toute l'attention requise.
Somme Théologique IIa-IIae
1. La mutilation. - 2. Les coups. - 3. L'emprisonnement. - 4. Le péché de ces violences est-il aggravé parce qu'elles sont commises contre une personne unie à d'autres?
Objections:
1. Il semble qu'il ne puisse être permis en aucun
cas de mutiler quelqu'un. En effet, S. Jean Damascène a dit qu'il y a péché «
dès qu'on s'écarte de ce qui est conforme à la nature pour faire ce qui lui est
contraire ». Or il est conforme à la nature telle que Dieu l'a créée que le
corps humain possède tous ses membres, et il est contraire à la nature qu'il
soit privé d'un membre. La mutilation paraît donc toujours être un péché.
2. Aristote établit que toute l'âme est avec tout
le corps dans le même rapport que chaque partie de l'âme avec chaque partie du
corps. Or il est défendu, si ce n'est aux pouvoirs publics, de priver quelqu'un
de son âme en le tuant. De même sera-t-il interdit de lui couper un membre, si
ce n'est peut-être en vertu de ce même pouvoir.
3. On doit préférer le salut de l'âme à celui du
corps. Or il n'est pas permis de se mutiler pour assurer le salut de son âme.
En effet, le 1er concile de Nicée a condamné ceux qui se châtraient
pour conserver la chasteté. Donc, pour quelque cause que ce soit, on ne pourra
retrancher un membre à quelqu'un.
Cependant, il est écrit au livre de l'Exode (21, 24): « Oeil pour oeil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied. »
Conclusion:
Puisque chaque membre est une partie de tout le corps humain, il existe pour le tout, comme l'imparfait existe pour le parfait. On devra donc traiter un membre selon ce que demande le bien de tout le corps. Or si, de soi, un membre est utile au bien de tout le corps, il arrive cependant accidentellement qu'il soit nuisible; ainsi un membre infecté peut corrompre le corps tout entier. Donc, si un membre est sain et dans son état normal, il ne peut être coupé sans que tout le corps en pâtisse. Mais parce que tout l'homme est ordonné comme à sa fin à toute la société dont il est une partie, comme nous l'avons dit plus haut il pourra se faire que l'ablation d'un membre, bien qu'elle cause un préjudice à tout le corps, soit ordonnée au bien de la société, en tant qu'elle est imposée comme un châtiment pour réprimer certains péchés. C'est pourquoi, de même que l'autorité publique peut priver quelqu'un de la vie pour certaines fautes majeures, elle a également le droit de lui retrancher un membre pour des fautes moins graves. Mais une personne privée ne peut pratiquer une telle ablation, même avec le consentement du patient; ce serait commettre une injustice envers la société, à laquelle l'homme appartient avec tous ses membres.
Si toutefois la corruption d'un membre infecté menace tout le corps, il est permis de couper ce membre pour la santé du corps entier, mais avec l'accord du malade, car chacun est responsable de sa propre santé. Les mêmes principes s'appliquent dans le cas où l'opération serait décidée avec l'accord du responsable de la santé du malade. En dehors de cette nécessité, mutiler un homme est absolument interdit.
Solutions:
1. Rien n'empêche qu'une chose contraire à telle
nature particulière soit conforme à la nature universelle: ainsi la mort et la
corruption dans les êtres de la nature nuisent à la nature particulière de ces
êtres, et sont cependant conformes à la nature universelle. De même mutiler un
homme, encore que ce soit contraire à la nature particulière de son corps, est
cependant conforme à l'ordre raisonnable par rapport au bien commun.
2. La vie totale de l'homme n'est pas ordonnée à
quelque bien propre à cet homme; ce sont plutôt tous ces biens particuliers de
l'homme qui doivent s'ordonner à la vie totale. C'est pourquoi priver un homme
de la vie n'est jamais permis, si ce n'est aux pouvoirs publics chargés de
pourvoir au bien commun. Mais l'ablation d'un membre peut être utile à la vie
personnelle de tel homme; c'est pourquoi, en certains cas, celui-ci peut en
décider.
3. On ne peut couper un membre que s'il n'y a pas d'autre manière d'assurer la santé du corps entier. Mais on pourra toujours garantir le salut de l'âme par d'autres moyens que la mutilation corporelle, car le péché est essentiellement volontaire; la mutilation ne sera donc jamais permise pour supprimer l'occasion de pécher. Aussi, commentant la parole de l’Évangile (Mt 19, 12): « Il y a des eunuques qui se sont eux-mêmes rendus tels à cause du Royaume des cieux », S. Jean Chrysostome expliques « Il ne s'agit pas de l'ablation d'un membre, mais de mettre fin aux mauvaises pensées; car celui qui se mutile est voué à la malédiction; il s'assimile ainsi aux homicides. » Puis il ajoute: « D'ailleurs par là on n'apaise pas la concupiscence, elle devient plus tyrannique. La convoitise qui est en nous a, en effet, d'autres causes, notamment les désirs impurs et le manque de vigilance; l'ablation d'un membre ne supprime pas aussi sûrement les tentations que le fait de mettre un frein à ses pensées. »
Objections:
1. Il semble qu'il ne soit pas permis aux pères
de frapper leurs enfants, ni aux maîtres de frapper leurs serviteurs. S. Paul
écrit, en effet, aux Éphésiens (6, 4): « Vous, pères, n'exaspérez pas vos
enfants », et plus loin (6, 9) il ajoute « Et vous, maîtres, agissez de même à
l'égard de vos serviteurs et laissez là les menaces. » Or les coups poussent à
l'exaspération, et ils sont plus redoutables que les menaces. Ils sont donc
interdits.
2. Aristote note que « le langage paternel comporte
seulement l'admonition, mais non la contrainte ». Or on peut contraindre par
des coups. les parents ne doivent donc pas frapper leurs enfants.
3. Il est permis de corriger son prochain; c'est
une aumône spirituelle à lui faire, comme on l'a établi au traité de la
charité. Si donc il était permis aux parents de battre leurs enfants pour les
corriger, il serait également permis à tout le monde de battre n'importe qui;
ce qui est faux.
Cependant, « Celui qui ménage la verge hait son fils » (Pr 13, 24) et plus loin (23, 13): « N'épargne pas à l'enfant la correction; si tu le fouettes, il n'en mourra pas ! Tu le fouettes et tu délivres son âme de l'enfer. » De même l'Ecclésiastique (33, 27) « A l'esclave méchant la torture et les fers. »
Conclusion:
Comme la mutilation, mais d'une autre manière, les coups que l'on donne à quelqu'un nuisent à son corps. En effet, la mutilation porte atteinte à l'intégrité du corps, alors que les coups causent seulement une impression de douleur. C'est donc un préjudice bien moindre que l'ablation d'un membre. Or il est interdit de nuire à quelqu'un, si ce n'est pas manière de châtiment pour faire régner la justice. En outre, une punition ne sera pleinement juste que si l'on a juridiction sur le délinquant. Par conséquent, il n'y a que celui qui a autorité sur un autre qui puisse le frapper. Et parce que le fils est soumis à l'autorité du père, et le serviteur à celle de son maître, le père pourra battre son fils et le maître son serviteur pour les corriger et les former.
Solutions:
1. Puisque la colère est un désir de vengeance,
elle sera surtout provoquée chez celui qui s'estime injustement frappé, comme
le montre Aristote. Donc, quand on prescrit aux parents de ne pas exaspérer
leurs enfants, on ne leur défend pas de les frapper pour les corriger, mais
seulement de le faire sans mesure. Quant à la recommandation faite aux maîtres
de ne pas menacer leurs serviteurs, elle peut s'entendre de deux manières. Ou
bien en ce sens que les maîtres n'usent de menaces qu'avec discrétion, ce qui
relève d'une éducation bien réglée. Ou bien parce qu'ils ne doivent pas
toujours exécuter leurs menaces; la décision d'infliger un châtiment doit
parfois être tempérée de miséricorde.
2. Quiconque jouit d'une plus grande autorité
doit disposer d'un plus grand pouvoir de répression. Puisque la cité est une
société parfaite, le chef suprême de la cité aura plein pouvoir coercitif; il
pourra donc infliger des peines irréparables comme la mort ou la mutilation.
Mais le père ou le maître, chefs de la société domestique, société imparfaite,
jouiront d'un pouvoir de répression moindre, et ne pourront donc appliquer que
des peines plus légères, dont les effets ne sont pas irréparables. Tel est le
droit de fouetter.
3. Tout homme peut corriger son prochain pourvu que celui-ci y consente. Mais le droit d'infliger une correction à celui qui s'y refuse n'appartient qu'à celui qui a charge pour cela. C'est ainsi qu'il lui revient de fouetter.
Objections:
1. Il semble que l'on n'ait pas le droit
d'incarcérer un homme. En effet, l'acte qui porte sur une matière illégitime
est mauvais par son genre, on l'a vu précédemment. Or, l'homme étant doué de
liberté par la nature, ne peut être justement soumis à l'incarcération, qui
supprime sa liberté. Donc l'incarcération est illicite.
2. La justice humaine doit se conformer à la
justice divine. Or celle-ci, selon l'Ecclésiastique (15, 14) « a laissé l'homme
aux mains de son conseil ». Il semble qu'on n'ait pas le droit de contraindre
un homme en l'enchaînant ou en l'emprisonnant.
3. On ne doit exercer une contrainte sur un homme
que pour l'empêcher de mal agir, et dans ce cas toute personne peut licitement
en empêcher une autre de commettre une mauvaise action. Donc, s'il était permis
de mettre quelqu'un en prison pour l'empêcher de mai agir, on aboutirait à ce
que tout le monde pourrait incarcérer n'importe qui. Ce qui est manifestement
faux.
Cependant, il est rapporté dans le Lévitique (24, 11) « que l'on jeta un homme en prison pour avoir blasphémé ».
Conclusion:
Les biens corporels se hiérarchisent de la façon suivante: 1° L'intégrité substantielle du corps; on lui porte atteinte par la mort ou la mutilation; 2° la délectation ou le repos des sens, auxquels nuisent les coups reçus ou toute sensation douloureuse; 3° le mouvement et l'usage des membres que l'on entrave par des liens, l'emprisonnement, ou tout autre mode de détention. Et c'est pourquoi mettre quelqu'un en prison ou le détenir de quelque manière est interdit, si ce n'est conformément à la justice, soit à titre de châtiment, soit par mesure préventive contre certains maux.
Solutions:
1. L'homme qui abuse du pouvoir qu'on lui a donné
mérite de le perdre. Donc l'homme qui par le péché abuse du libre usage de ses
membres, mérite d'en être privé par l'emprisonnement.
2. Dieu, selon l'ordre de sa sagesse, retient
parfois les pécheurs d'accomplir leur péché, comme il est dit dans Job (5, 12):
« Il déjoue les projets des perfides, il les empêche de réaliser leurs
complots. » Mais parfois il leur permet de faire ce qu'ils veulent.
Pareillement, la justice humaine ne punit de l'incarcération que certaines
fautes et non pas toutes.
3. Chacun a le droit d'empêcher momentanément un homme de faire une mauvaise action qu'il est sur le point d'accomplir; ainsi de le retenir pour l'empêcher de se tuer ou de frapper un autre. Mais à parler absolument, le droit d'enfermer ou de lier une personne appartient uniquement à celui qui dispose tout à la fois des actes et de la vie d'un autre; car celui-ci se trouvera alors empêché non seulement de faire le mal, mais aussi le bien.
Objections:
1. Il semble que non. Car de telles violences
injustes ont raison de péché en tant qu'elles nuisent à quelqu'un contre sa
volonté. Mais le tort causé à notre personne est contraire à notre volonté plus
que s'il atteint une personne qui nous est unie. Donc la violence injuste
contre cette personne est moins grave.
2. La Sainte Écriture blâme surtout les
injustices commises contre les veuves et les orphelins; on lit dans
l'Ecclésiastique (35, 14): « Le Seigneur ne dédaigne pas les prières de
l'orphelin ni les plaintes de la veuve. » Mais la veuve et l'orphelin n'ont
aucun lien qui les rattache à d'autres. Donc une injustice atteignant une
personne liée à d'autres n'aggrave pas le péché.
3. La personne qui détient l'autorité et celle
qui lui est unie gardent chacune sa volonté personnelle. Il peut donc arriver
qu'une chose soit voulue par l'une tandis qu'elle s'oppose à la volonté de
l'autre plus haut placée. C'est ainsi que l'adultère plaît à la femme et
déplaît au mari. Or des injustices de ce genre ont raison de péché en tant
qu'elles constituent un échange contraire à l'assentiment de la victime. Donc
de telles injustices ont moins raison de péché.
Cependant, le Deutéronome (20, 32) menace comme d'un surcroît de châtiment: « Tes fils et tes filles seront livrés à un autre peuple tes yeux le verront. »
Conclusion:
Un péché d'injustice est d'autant plus grave qu'il atteint un plus grand nombre de personnes, toutes choses égales d'ailleurs. Ce sera donc un péché plus grave de frapper le prince plutôt qu'un simple particulier, car alors l'injure rejaillit sur tous les sujets, comme nous l'avons vu. Or, lorsqu'on commet une injustice à l'égard d'une personne que certains liens unissent à une autre, l'injustice atteint deux personnes à la fois. C'est pourquoi, toutes choses égales d'ailleurs, le péché en est aggravé. Il peut arriver cependant qu'en vertu de circonstances particulières un péché commis envers une personne indépendante soit plus grave, soit à cause du rang que cette personne occupe, soit en raison de la grandeur du préjudice.
Solutions:
1. L'injustice qui atteint une personne liée à
une autre nuit moins à celle-ci que si elle l'atteignait immédiatement, et de
ce point de vue il y a un péché moindre. Mais tout ce qui constitue une
injustice vis-à-vis de cette seconde personne s'ajoute au péché déjà commis
contre la première, laquelle est directement lésée par l'injustice.
2. Les injustices commises envers les veuves et
les orphelins sont plus graves, et parce qu'elles s'opposent davantage à la
miséricorde, et parce que le mal causé à ces malheureux leur est plus pénible,
parce qu'ils n'ont personne pour le réconforter.
3. Du fait que l'homme consent volontairement à l'adultère, le péché et l'injustice sont moindres par rapport à la femme. Car ils seraient plus graves si l'adultère lui faisait violence. Mais l'injustice causée au mari reste la même, puisque selon S: Paul (1 Co 7, 4): « Ce n'est pas l'épouse qui dispose de son corps, c'est son mari. » Ces principes valent pour tous les cas semblables. La question de l'adultère sera examinée pour elle-même au traité de la tempérance. Car c'est un péché non seulement contre la justice, mais encore contre la vertu de chasteté.
Somme Théologique IIa-IIae
Étudions maintenant les péchés opposés à la justice par lesquels on nuit au prochain dans ses biens, péchés qui sont le vol et la rapine.
1. La possession de biens extérieurs est-elle naturelle à l'homme. - 2. Est-il licite de posséder en propre un de ces biens? - 3. Le vol consiste-t-il à prendre secrètement le bien d'autrui - 4. La rapine est-elle un péché spécifiquement distinct du vol? - 5. Tout vol est-il un péché? - 6. Le vol est-il péché mortel? - 7. Est-il permis de voler en cas de nécessité? - 8. Toute rapine est-elle péché mortel? - 9. Est-elle un péché plus grave que le vol?
Objections:
1. Il ne semble pas. Car personne ne doit
s'attribuer ce qui appartient à Dieu. Or la souveraineté sur toutes les
créatures est propre à Dieu, selon ce mot du Psaume (24, 1): « La terre est au
Seigneur, etc. » Donc la possession de biens créés n'est pas naturelle à
l'homme.
2. Commentant la parole du riche insensé: « je
ramasserai dans mes greniers tous mes produits et tous mes biens » (Lc 12, 18),
S. Basile l'interrogea: « Dis-moi, quels biens sont à toi, et d'où les as-tu
pris pour les apporter en ce monde? » Mais on peut à juste titre dire siens les
biens qu'on possède par nature. La possession de biens extérieurs n'est donc
pas naturelle à l'homme.
3. Selon S. Ambroise: « Le nom de maître
implique la puissance. » Mais l'homme n'a aucune puissance sur les biens
extérieurs, il ne peut rien changer à leur nature. La possession des biens
extérieurs ne lui est donc pas naturelle.
Cependant, le Psaume (8, 8) dit à Dieu: « Tu as mis toutes choses sous les pieds » de l'homme.
Conclusion:
Les biens extérieurs peuvent être envisagés sous un double aspect. D'abord quant à leur nature, qui n'est pas soumise au pouvoir de l'homme mais de Dieu seul, à qui tout obéit docilement. Puis quant à leur usage; sous ce rapport l'homme a un domaine naturel sur ces biens extérieurs, car par la raison et la volonté il peut s'en servir pour son utilité, comme étant faits pour lui. On a démontré plus haut, en effet, que les êtres imparfaits existent pour les plus parfaits. C'est ce principe qui permet à Aristote de prouvera que la possession des biens extérieurs est naturelle à l'homme. Et cette domination naturelle sur les autres créatures, qui convient à l'homme parce qu'il a la raison, ce qui fait de lui l'image de Dieu, cette domination se manifeste dans sa création même, lorsque Dieu dit (Gn 1, 26): « Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu'il domine sur les oiseaux du Ciel ... »
Solutions:
1. Dieu a la maîtrise de tous les êtres, étant
leur principe. Et c'est lui qui, selon l'ordre de sa providence, a ordonné
certaines choses à sustenter la vie corporelle de l'homme. C'est pour cela que
l'homme a la possession naturelle de ces choses, en ce qu'il a le pouvoir d'en
faire usage.
2. Ce riche est blâmé parce qu'il croyait que les
biens extérieurs lui appartenaient à titre principal, comme s'il ne les avait
pas reçus d'un autre, c'est-à-dire de Dieu.
3. L'objection vise la maîtrise qui s'exerce sur la nature même des choses extérieures; elle appartient en effet à Dieu seul, comme on vient de le dire.
Objections:
1. Il semble que nul n'ait le droit de posséder
une chose comme lui appartenant en propre. Tout ce qui s'oppose au droit
naturel, en effet, est illicite. Or selon le droit naturel tout est commun; et
à cette communauté des biens s'oppose la propriété des possessions. Il est donc
illicite à tout homme de s'approprier n'importe quel bien extérieur.
2. S. Basile dans le commentaire de la parabole
du riche insensé déclare: « Les riches qui considèrent comme leur appartenant
en propre les biens appartenant à tous, dont ils se sont emparés les premiers,
sont semblables à celui qui, arrivé le premier au théâtre, empêcherait les
autres d'entrer, se réservant pour lui seul ce qui est destiné à la jouissance
de tous. » Or il est illicite d'interdire aux autres la jouissance de biens
destinés à tous. Il est donc illicite de s'approprier ces biens.
3. Nous lisons dans S. Ambroise et il est
spécifié dans les Décrets: « Que personne n'appelle son bien
propre ce qui est commun. » Or S. Ambroise considère les biens extérieurs comme
communs, ainsi qu'il ressort du contexte. Il semble donc illicite que quelqu'un
s'approprie un bien extérieur.
Cependant, S. Augustin affirme: « On appelle « apostoliques », écrit-il, ces hommes d'une arrogance sans pareille, qui se sont donné ce nom parce qu'ils ne reçoivent pas dans leur communion ceux qui usent du mariage et possèdent des biens en propre; en cela ils imiteraient la conduite des moines et de nombreux clercs dans l'Église catholique. » Mais ces orgueilleux sont hérétiques parce que, se séparant de l'Église, ils refusent tout espoir de salut à ceux qui usent des biens dont eux-mêmes s'abstiennent. Il est donc faux de soutenir que l'homme ne peut posséder quelque chose en propre.
Conclusion:
Deux choses conviennent à l'homme au sujet des biens extérieurs. D'abord le pouvoir de les gérer et d'en disposer; et sous ce rapport il lui est permis de posséder des biens en propre. C'est même nécessaire à la vie humaine, pour trois raisons: 1° Chacun donne à la gestion de ce qui lui appartient en propre des soins plus attentifs qu'il n'en donnerait à un bien commun à tous ou à plusieurs; parce que chacun évite l'effort et laisse le soin aux autres de pourvoir à l'oeuvre commune; c'est ce qui arrive là où il y a de nombreux serviteurs. 2° Il y a plus d'ordre dans l'administration des biens quand le soin de chaque chose est confié à une personne, tandis que ce serait la confusion si tout le monde s'occupait indistinctement de tout. 3° La paix entre les hommes est mieux garantie si chacun est satisfait de ce qui lui appartient; aussi voyons-nous de fréquents litiges entre ceux qui possèdent une chose en commun et dans l'indivis.
Ce qui convient encore à l'homme au sujet des biens extérieurs, c'est d'en user. Et sous tout rapport l'homme ne doit pas posséder ces biens comme s'ils lui étaient propres, mais comme étant à tous, en ce sens qu'il doit les partager volontiers avec les nécessiteux. Aussi S. Paul écrit-il (1 Tm 6, 17-18): « Recommande aux riches de ce monde... de donner de bon coeur et de savoir partager. »
Solutions:
1. La communauté des biens est dite de droit
naturel, non parce que le droit naturel prescrit que tout soit possédé en
commun et rien en propre, mais parce que la division des possessions est
étrangère au droit naturel; elle dépend plutôt des conventions humaines et
relèvera par là du droit positif, comme on l'a établi plus haut. Ainsi
la propriété n'est pas contraire au droit naturel, mais elle s'y surajoute par
une précision due à la raison humaine.
2. Celui qui, arrivé le premier au théâtre, en
faciliterait l'accès aux autres n'agirait pas d'une manière illicite, mais bien
s'il leur en interdisait l'entrée. De même, le riche n'est pas injuste, lorsque
s'emparant le premier de la possession d'un bien qui était commun à l'origine,
il en fait part aux autres. Il ne pèche qu'en leur interdisant à tous d'en
user. C'est pourquoi S. Basile peut dire: « Pourquoi es-tu dans l'abondance, et
lui dans la misère, sinon pour que tu acquières les mérites du partage et lui
pour qu'il obtienne le prix de la patience? »
3. Lorsque S. Ambroise dit: « Que personne n'appelle son bien propre ce qui est commun », il parle de la propriété au point de vue de l'usage. Aussi ajoute-t-il: « Tout ce qui dépasse les besoins, on le détient par la violence. »
Objections:
1. Il semble que ce soit une mauvaise définition,
car ce qui diminue le péché ne saurait appartenir à l'essence du péché. Or
pécher en secret est une circonstance qui diminue le péché; au contraire, pour
montrer l'excès de certains pécheurs, Isaïe remarque (3, 9): « Comme Sodome,
ils étalent leurs péchés et ne s'en cachent pas. » Donc le secret n'entre pas
dans la définition du vol.
2. Par ailleurs, selon S. Ambroise, et nous
retrouvons ses termes dans les Décrets: « On est moins coupable en
enlevant à autrui ce qui lui appartient, qu'en refusant à ceux qui sont dans le
besoin, alors qu'on pouvait leur donner et que l'on est dans l'abondance. » Le
vol ne consiste donc pas simplement à s'emparer du bien d'autrui, mais aussi à
le garder.
3. Un homme peut reprendre furtivement ce qui lui
appartient, par exemple un objet qu'il a mis en dépôt chez un autre ou que
celui-ci lui a injustement dérobé. Donc prendre en secret le bien d'autrui
n'est pas nécessairement un vol.
Cependant, S. Isidore a écrit dans ses Etymologies: « Le terme de voleur (fur) vient de (furvum), c'est-à-dire de furvum (obscurité), parce que le voleur profite de la nuit. »
Conclusion:
La définition du vol comporte trois éléments. Le premier est son opposition à la justice, qui attribue à chacun ce qui lui appartient; de ce chef le vol est l'usurpation du bien d'autrui. Le deuxième élément distingue le vol des péchés contre les personnes, comme l'homicide et l'adultère. A ce titre le vol s'attaque aux biens possédés par autrui. En effet, prendre à quelqu'un, non ce qui lui appartient comme sa possession, mais ce qui est comme une partie de lui-même, ainsi lui enlever un membre, ou une personne qui lui est unie, sa fille ou son épouse par exemple, ce n'est pas à proprement parler un vol. Enfin le troisième élément qui achève la notion de vol, est de s'emparer du bien d'autrui en secret. Le vol est donc rigoureusement défini: « L'usurpation secrète du bien d'autrui. »
Solutions:
1. Le secret est parfois une cause de
péché, lorsque l'on en use pour pécher, par exemple pour frauder et tromper;
alors, loin d'être une circonstance atténuante, le secret constitue l'espèce du
péché; tel est le cas du vol. Mais parfois le secret n'est qu'une simple
circonstance du péché et en atténue la gravité, soit parce qu'il est un signe
de honte, soit parce qu'il évite le scandale.
2. Garder ce qui est dû à autrui et s'en emparer
injustement, c'est tout un. Aussi sous les termes « prendre injustement », il
faut également entendre « détenir injustement ».
3. Rien n'empêche qu'une chose appartenant absolument à une personne, soit à une autre de façon relative. Ainsi un dépôt appartient purement et simplement au déposant, mais appartient au dépositaire afin qu'il le conserve. Quant au bien enlevé par rapine, le ravisseur n'en a certes pas la propriété absolument parlant, mais il a charge de le garder.
Objections:
1. Il semble plutôt que le vol et la rapine ne
soient qu'un seul et même péché d'injustice. En effet, ils ne diffèrent que par
le caractère occulte de l'un, et flagrant de l'autre. Or dans les autres genres
de péchés, le secret et la publicité ne constituent pas des espèces
différentes. Donc le vol et la rapine ne diffèrent pas d'espèce.
2. Les actes moraux reçoivent leur espèce de leur
fin, comme on l'a dit précédemment. Or vol et rapine sont ordonnés à la même
fin: s'approprier le bien d'autrui; ils sont donc de même espèce.
3. Comme on ravit un objet pour s'en assurer la
possession, on ravit une femme pour en jouir; aussi, selon les Étymologies de
S. Isidore: « Le ravisseur (raptor) est appelé corrupteur (corruptor)
et les objets ravis (rapta), corrompus (corrupta). » Mais qu'une
femme soit enlevée publiquement ou en secret, c'est toujours un rapt. On commet
donc une rapine quelle que soit la manière, occulte ou flagrante, dont on
s'empare du bien d'autrui. Donc il n'y a pas de différence entre vol et rapine.
Cependant, Aristote distingue vol et rapine. Il caractérise le premier par le secret et la seconde par la violence.
Conclusion:
Le vol et la rapine sont des vices opposés à la justice par le tort injuste qu'ils font à autrui. Or nul n'est victime d'une injustice lorsqu'il y consent, comme le prouve Aristote. Et c'est pourquoi le vol et la rapine ont raison de péché par le fait qu'on s'empare d'une chose contre la volonté de la victime. Mais il y a deux espèces d'involontaire, celle qui est l'effet de l'ignorance, et celle qui résulte de la violence, toujours d'après Aristote. Et c'est pourquoi la raison de péché n'est pas la même pour le vol et la rapine. Donc ils sont d'espèce différente.
Solutions:
1. Dans les autres genres de péché, on ne tire
pas la raison de péché d'un élément involontaire. Cela est propre aux péchés
opposés à la justice, où les différentes espèces d'involontaire entraînent des
espèces différentes de péché.
2. La fin éloignée de la rapine et du vol est
sans doute la même, mais cela ne suffit pas à constituer une seule espèce de
péché, car les fins prochaines sont diverses. Le ravisseur en effet veut
obtenir le bien d'autrui par force, le voleur par ruse.
3. Un rapt ne peut évidemment pas être caché à la femme qui en est victime. Donc si ses ravisseurs s'enveloppent de mystère, la raison de rapine subsiste du côté de la femme à qui l'on fait violence.
Objections:
1. Il ne semble pas. Aucun péché en effet, ne
tombe sous un précepte divin, selon cette parole de l'Ecclésiastique (15, 20):
« Dieu n'a commandé à personne de mal faire. » Or Dieu a prescrit de voler,
d'après l'Exode (12, 35): « Les enfants d'Israël firent comme le Seigneur
l'avait ordonné à Moïse, et ils dépouillèrent les Égyptiens. » Donc le vol
n'est pas toujours un péché.
2. Celui qui trouve un objet qui ne lui
appartient pas, et s'en empare, semble commettre un vol, puisqu'il s'approprie
le bien d'autrui. Mais, disent les juristes, un tel acte semble être licite
selon l'équité naturelle. Le vol n'est donc pas toujours un péché.
3. Celui qui prend ce qui lui appartient ne pèche
pas, semble-t-il, puisqu'il ne lèse pas la justice dont il respecte l'égalité.
Mais on commet un vol même si l'on reprend secrètement son propre bien qu'un autre
détient ou garde en dépôt. Donc il apparaît que le vol n'est pas toujours un
péché.
Cependant, il est écrit au livre de l'Exode (20, 15): « Tu ne voleras pas. »
Conclusion:
En considérant la notion de vol, on peut y découvrir deux raisons de péché. D'abord son opposition à la justice, qui rend à chacun ce qui lui est dû. Et ainsi le vol s'oppose à la justice parce qu'il consiste à prendre le bien d'autrui. De plus il est entaché de tromperie ou de fraude, puisque le voleur agit en secret et comme par stratagème en usurpant ce qui appartient à autrui. Il est donc manifeste que tout vol est un péché.
Solutions:
1. Prendre le bien d'autrui, de façon occulte ou
publique, sur l'ordre du juge, n'est pas un vol, puisque ce bien nous devient
dû par le fait qu'une sentence nous l'a adjugé. Encore bien moins, par
conséquent, y a-t-il vol dans le cas des Hébreux spoliant les Égyptiens sur
l'ordre de Dieu, en compensation des maux dont les Égyptiens les avaient
injustement accablés. Aussi est-il expressément noté par le livre de la Sagesse
(10, 20): « Les justes dépouillèrent les impies. »
2. Il y a une distinction à faire au sujet des
objets trouvés. Certains n'ont jamais appartenu à personne, comme les pierres
précieuses et les perles que l'on trouve au bord de la mer; ils sont au premier
qui s'en empare. Il en va de même pour les trésors enfouis depuis des siècles
et dont personne n'est possesseur; à moins toutefois que la loi civile oblige
celui qui les trouve dans une propriété à en donner la moitié au propriétaire.
C'est pourquoi il est dit dans la parabole de l'Évangile (Mt 13, 44) que
l'homme qui a trouvé « un trésor caché dans un champ, achète ce champ », comme
pour avoir le droit de posséder le trésor tout entier. - Mais il est d'autres
objets trouvés qui récemment avaient un propriétaire. Alors, si celui qui les
prend n'a pas l'intention de les garder, mais de les restituer à leur
propriétaire qui n'en a pas fait l'abandon, il n'y a pas vol. Pareillement,
lorsque certains objets sont censés abandonnés, et que celui qui les trouve les
considère comme tels, il ne commet pas de vol en les gardant. Dans tous les
autres cas, il y aurait vol; ce qui fait dire à S. Augustin dans une homélie ce
qu'on trouve aussi dans le Décret: « Si tu trouves un objet et ne le restitues
pas, tu le voles. »
3. Celui qui prend son dépôt à l'insu du dépositaire lèse ce dernier qui est tenu à restituer ou à faire la preuve de sa non-culpabilité. Une telle action n'est évidemment pas sans péché et l'on est tenu de dédommager le dépositaire du tort qu'on lui cause.
Mais celui qui reprend furtivement son propre bien chez quelqu'un qui le détenait injustement, pèche aussi, non pas qu'il lèse le détenteur - et c'est pourquoi il n'est tenu à aucune sorte de restitution ou de dédommagement -, mais il pèche contre la justice légale en s'arrogeant le droit de se faire justice lui-même, en négligeant la règle du droit. Aussi est-il tenu de faire réparation à Dieu, et d'atténuer le scandale, s'il en est résulté un.
Objections:
1. Le vol n'est pas péché mortel, car il est
écrit dans les Proverbes (6, 30 Vg): « Ce n'est pas une grande faute si
quelqu'un vole. » Or tout péché mortel est une grande faute. Donc le vol n'est
pas péché mortel.
2. La peine de mort est due au péché mortel. Or
la loi n'inflige pas la peine de mort pour vol, mais seulement une amende,
selon l'Exode (21, 37): « Si un homme dérobe un boeuf ou un agneau, il
restituera cinq boeufs pour le boeuf et quatre agneaux pour l'agneau. » Donc le
vol n'est pas un péché mortel.
3. On peut voler de petites choses comme de
grandes. Or il semble absurde qu'un homme soit puni de la mort éternelle pour
avoir dérobé une petite chose, une aiguille par exemple, ou une plume. Le vol
n'est donc pas un péché mortel.
Cependant, nul n'est damné, selon le jugement divin, que pour un péché mortel. Or il damne pour le vol, selon cette parole du prophète Zacharie (5, 3): « Voici la malédiction qui va s'étendre sur toute la terre, car, selon ce qui est ici écrit: « Tout voleur sera condamné. » » Donc le vol est péché mortel.
Conclusion:
Nous avons défini précédemment le péché mortel: celui qui est directement opposé à la charité, cette vertu étant la vie spirituelle de l'âme. Or, la charité consiste principalement dans l'amour de Dieu et secondairement dans l'amour du prochain; elle exige donc que nous voulions et fassions du bien à notre prochain. Mais par le vol on nuit au prochain dans ses biens, et si de telles pratiques se généralisaient parmi les hommes, la société humaine disparaîtrait. Le vol est donc péché mortel parce que contraire à la charité.
1. On
dit que le vol n'est pas une grande faute, pour deux raisons. Premièrement à
cause de la nécessité qui pousse à voler, et qui diminue la faute ou même la
supprime totalement, comme on le verra à l'article suivant: aussi le verset des
Prophètes précisait: « Il vole pour apaiser sa faim. » Secondement par
comparaison avec le crime d'adultère qui est puni de mort. Aussi lisons-nous à
la suite: « Le voleur, s'il est pris, rendra sept fois la valeur de ce qu'il a
pris, mais l'adultère perdra la vie. »
2. Les peines de la vie présente ont pour but de
guérir le pécheur plutôt que de le châtier. Ceci est réservé au jugement de
Dieu, qui est selon la vérité. Voilà pourquoi ici-bas la peine de mort n'est
pas infligée pour le péché mortel, mais seulement pour les péchés qui causent
un dommage irréparable ou comportent une laideur effrayante. Aussi la justice
humaine ne porte pas une telle peine contre le vol qui n'entraîne pas de
dommage irréparable, à moins qu'il ne soit accompagné d'une circonstance
particulièrement aggravante; tels sont: le sacrilège, le vol d'une chose
sacrée; la concussion, qui est le détournement des deniers publics, comme S.
Augustin l'explique dans son commentaire sur S. Jean; l'enlèvement ou vol d'un
homme, crime que la loi divine punissait de mort (Ex 21, 16).
3. Ce qui est minime peut être tenu pour rien. En vertu de ce principe, lorsqu'il s'agit de vols insignifiants, le propriétaire ne peut se tenir pour lésé, et celui qui dérobe peut présumer qu'il n'agit pas contre la volonté du possesseur. Aussi celui qui s'empare furtivement de choses insignifiantes peut ne pas commettre de péché mortel. Mais s'il a l'intention de voler et de porter préjudice à son prochain, son vol peut être un péché mortel malgré la légèreté de la matière; comme la pensée seule suffit, dès qu'il y a consentement.
Objections:
1. Il semble que non, car on n'inflige de
pénitence qu'à un coupable. Or il est prescrit dans les Décrétales: « Si
quelqu'un, poussé par la faim ou le dénuement, vole des aliments, des habits ou
du bétail, il fera pénitence pendant trois semaines. » Il n'est donc pas permis
de voler par nécessité.
2. Aristote remarque: « Il y a des choses
dont le nom seul implique immédiatement la malice » et parmi elles il met le
vol. Or ce qui est mauvais en soi ne peut devenir bon parce qu'il est ordonné à
une fin bonne. On ne pourra donc pas voler en cas de nécessité pour pourvoir à
sa subsistance.
3. Il faut aimer son prochain comme soi-même.
Mais on ne peut voler pour faire l'aumône à son prochain; S. Augustin
l'affirme. On ne peut donc pas d'avantage voler pour subvenir à ses propres
besoins.
Cependant, dans la nécessité tous les biens sont communs. Il n'y a donc pas péché si quelqu'un prend le bien d'autrui, puisque la nécessité en a fait pour lui un bien commun.
Conclusion:
Ce qui est de droit humain ne saurait déroger au droit naturel ou au droit divin. Or, selon l'ordre naturel établi par la providence divine, les être inférieurs sont destinés à subvenir aux nécessités de l'homme. C'est pourquoi leur division et leur appropriation, oeuvre du droit humain, n'empêchent pas de s'en servir pour subvenir aux nécessités de l'homme. Voilà pourquoi les biens que certains possèdent en surabondance sont dus, de droit naturel, à l'alimentation des pauvres; ce qui fait dire à S. Ambroise et ses paroles sont reproduites dans les Décrets: « C'est le pain des affamés que tu détiens; c'est le vêtement de ceux qui sont nus que tu renfermes; ton argent, c'est le rachat et la délivrance des miséreux, et tu l'enfouis dans la terre. »
Toutefois, comme il y a beaucoup de miséreux et qu'une fortune privée ne peut venir au secours de tous, c'est à l'initiative de chacun qu'est laissé le soin de disposer de ses biens de manière à venir au secours des pauvres. Si cependant la nécessité est tellement urgente et évidente que manifestement il faille secourir ce besoin pressant avec les biens que l'on rencontre - par exemple, lorsqu'un péril menace une personne et qu'on ne peut autrement la sauver -, alors quelqu'un peut licitement subvenir à sa propre nécessité avec le bien d'autrui, repris ouvertement ou en secret. Il n'y a là ni vol ni rapine à proprement parler.
Solutions:
1. La décrétale citée ne vise pas le cas
d'urgente nécessité.
2. Se servir du bien d'autrui que l'on a dérobé
en secret dans un cas d'extrême nécessité n'est pas un vol à proprement parler,
car, du fait de cette nécessité, ce que nous prenons pour conserver notre
propre vie devient nôtre.
3. Cette même nécessité fait que l'on peut aussi prendre subrepticement le bien d'autrui pour aider le prochain dans la misère.
Objections:
1. Il semble que l'on puisse commettre une
rapine sans pécher. Car on ne peut enlever un butin que par la violence, et
c'est cette circonstance, on l'a vu, qui caractérise la rapine. Mais il est
permis de prendre un butin à l'ennemi, car S. Ambroise observe a: «
Quand le butin est tombé aux mains du vainqueur, la discipline militaire veut
que tout soit remis au roi », qui en assurera la distribution. Donc, en
certains cas, la rapine est permise.
2. Il est permis d'enlever à quelqu'un ce qui ne
lui appartient pas. Or les biens des infidèles ne leur appartiennent pas, ainsi
que leur déclare S. Augustin: « C'est à tort que vous appelez vôtres ces biens
que vous ne possédez pas selon la justice, et dont vous devez être dépouillés
par les décrets des princes séculiers. » On peut donc sans pécher prendre les
biens des infidèles.
3. Les princes temporels, par la violence,
extorquent de grands biens à leurs sujets, ce qui semble une véritable rapine.
Mais il semble dangereux de dire qu'ils pèchent en agissant ainsi, car ce
serait condamner de ce chef presque tous les princes. Il y a donc des cas où la
rapine est permise.
Cependant, on peut faire à Dieu un sacrifice ou une offrande de tout bien légitimement acquis. Or on ne peut lui offrir le fruit de la rapine, selon Isaïe (61, 8 Vg): « Moi, le Seigneur, j'aime la justice et j'ai en horreur l'holocauste qui vient des rapines. » Il est donc défendu de s'emparer d'une chose par rapine.
Conclusion:
La rapine comporte une certaine violence et contrainte par laquelle on arrache à quelqu'un, contrairement à la justice, ce qui lui appartient. Or, dans la société humaine, seule l'autorité publique donne à quelqu'un droit de contrainte. Aussi quiconque s'empare du bien d'autrui par la violence, s'il n'est qu'un simple particulier et n'est pas investi d'un pouvoir officiel, agit d'une manière illicite et commet une rapine, ainsi qu'on le voit avec les bandits.
Quant aux princes, l'autorité publique leur est confiée pour qu'ils fassent respecter la justice. Ils ne peuvent donc user de violence et de coercition que selon les dispositions de la justice, soit en combattant contre les ennemis extérieurs, soit en punissant les malfaiteurs de la cité. Ce qu'on enlève ainsi par violence n'a pas raison de rapine, puisqu'il n'y a là rien de contraire à la justice. Si au contraire certains princes se servent de la puissance publique pour prendre le bien d'autrui, ils agissent illicitement, commettent une rapine, et sont tenus à restitution.
Solutions:
1. Sur le butin pris aux ennemis, il faut
distinguer. Si ceux qui les dépouillent mènent une guerre juste, ils deviennent
possesseurs de ce qu'ils acquièrent par violence à la guerre. Il n'y a donc pas
là de rapine, ni par conséquent obligation de restituer. Toutefois, même dans
une guerre juste, ceux qui s'emparent du butin peuvent avoir une intention
coupable et pécher par cupidité lorsque, par exemple, ils combattent moins pour
défendre la justice que pour dépouiller leurs ennemis. Aussi S. Augustin
écrit-il que « c'est un péché de guerroyer en vue du butin ». - Mais lorsque
ceux qui dépouillent l'ennemi font une guerre injuste, ils sont coupables de
rapine et tenus à restitutions.
2. Certains infidèles ne possèdent leurs biens
injustement que dans la mesure où les princes ont porté des lois pour les en
dépouiller. Il sera donc permis de les leur enlever de force, pourvu qu'on
agisse en vertu non d'une autorité privée, mais de l'autorité publique.
3. Lorsque les princes exigent de leurs sujets ce qui leur est dû selon la justice pour la garde du bien commun dont ils sont responsables, ils ne commettent pas de rapine, même s'ils emploient la violence. Au contraire, si certains princes extorquent quelque chose injustement et par violence, c'est de la rapine et du brigandage. Aussi S. Augustin écrit-il: « Sans la justice, que sont les royaumes, si ce n'est de vastes repaires de bandits? Et ces repaires de bandits que sont-ils, sinon de petits royaumes? » Et encore Ézéchiel (22, 27): « Les chefs sont au milieu d'elle [Jérusalem] comme des loups qui déchirent leur proie. » Ils sont donc tenus à restituer, comme les bandits. Ils pèchent même bien davantage que les bandits, dans la mesure où ils agissent d'une manière plus dangereuse et plus totale contre la justice légale, dont ils ont été institués les gardiens.
Objections:
1. Il semble que le vol soit plus grave que la
rapine, car à l'usurpation du bien d'autrui, il ajoute la fraude et la
tromperie, ce que ne fait pas la rapine. Or la fraude et la tromperie ont par
soi raison de péché, nous l'avons dit . Donc le vol est un péché plus grave que
la rapine.
2. La pudeur qui a été définie par Aristote la
crainte d'un acte honteux, naît davantage du vol que de la rapine.
3. Un péché est d'autant plus grave qu'il nuit à
davantage de personnes. Or, par le vol, on peut nuire aux puissants comme aux
faibles; par la rapine, au contraire, on ne peut porter préjudice qu'à ces
derniers, incapables de résister à la violence. Le vol paraît donc un péché
plus grave que la rapine.
Cependant, les lois punissent la rapine plus sévèrement que le vol.
Conclusion:
Nous avons établi plus haut que le vol et la rapine ont raison de péché parce qu'ils s'opposent à la volonté de la victime; toutefois, dans le vol, il y a involontaire par ignorance, mais dans la rapine par violence. Or cette opposition est plus grande dans le second cas que dans le premier, car la violence est plus directement contraire à la volonté que l'ignorance. C'est pourquoi la rapine est un péché plus grave que le vol.
On peut encore en donner cette raison: non seulement la rapine porte directement préjudice à quelqu'un dans ses biens, mais en outre elle inflige une sorte de déshonneur ou d'injure envers la personne. Et cela est plus grave que la fraude ou la tromperie qui appartiennent au vol.
Solutions:
1. La réponse à la première objection est ainsi évidente.
2.Attachés aux réalités sensibles, les hommes
tirent gloire de cette force extérieure qui se déploie dans la rapine plus que
de la vertu intérieure qui est détruite par le péché. Aussi ont-ils moins de
honte de la rapine que du vol.
3. Bien que le vol puisse nuire à plus de gens que la rapine, celle-ci peut causer des torts plus graves que le vol. Pour ce motif encore, la rapine est plus détestable.
LES PÉCHÉS COMMIS EN PAROLES CONTRE LA JUSTICE COMMUTATIVE
Il faut maintenant étudier les péchés opposés à la justice commutative qui se commettent par des paroles au détriment de notre prochain.
Nous traitons d'abord de ceux qui se commettent dans les procès, puis du tort fait au prochain par des paroles en dehors des tribunaux (Question 72-76).
Le premier point comporte cinq questions qui ont trait aux injustices commises par: 1) Le juge dans l'administration de la justice (Question 67). - 2) L'accusateur dans son accusation (Question 68). - 3) L'accusé dans sa défense (Question 69). - 4° Le témoin dans sa déposition (Question 70). - 5° L'avocat dans sa tâche d'assistance (Question 71).
Somme Théologique IIa-IIae
1. Peut-on juger sans injustice quelqu'un qui ne vous est pas soumis? - 2. Est-il permis au juge de juger contre la vérité qu'il connaît, à cause de faits qui lui sont présentés? - 3. Le juge peut-il condamner avec justice quelqu'un qui n'a pas été accusé? - 4. Peut-il licitement accorder une remise de peine?
Objections:
1. Il semble bien, car il est dit (Dn 13,45) que
Daniel jugea et condamna les vieillards convaincus de faux témoignages. Mais
ces vieillards, loin d'être soumis à Daniel, étaient eux-mêmes juges du peuple.
Donc on peut licitement juger quelqu'un qui ne vous est pas soumis.
2. Le Christ, « Roi des Rois et Seigneur des
Seigneurs » (Ap 19, 16), ne pouvait être soumis à aucun homme. Or il se
présente de lui-même à la justice humaine. Donc il est permis de juger
quelqu'un que l'on n'a pas pour sujet.
3. Les droits civil et canonique statuent qu'en cas de délit l'affaire ressortit au tribunal du lieu.
Or il arrive parfois que la personne du
délinquant ne soit pas soumise au juge du tribunal devant lequel son affaire
est appelée, lorsqu'il appartient par exemple à un autre diocèse, ou s'il est
exempt. Donc on peut juger quelqu'un qui ne vous est pas soumis.
Cependant, commentant ce passage du Deutéronome (23, 26): « Si tu traverses les moissons de ton prochain... », S. Grégoire explique: « Vous ne pouvez pas porter la faux de votre jugement dans la moisson qu'on sait confiée à un autre. »
Conclusion:
La sentence du juge est comme une loi particulière visant un cas particulier. Or, selon Aristote toute loi générale doit disposer pour son application d'un pouvoir coercitif; de même la sentence du juge, pour être observée par chaque partie, doit avoir un pouvoir de contrainte, sinon le jugement ne serait pas efficace. Mais dans la société, le dépositaire de l'autorité publique peut seul exercer le pouvoir de coercition. Et ceux qui en sont investis sont regardés comme les supérieurs de ceux qui sont soumis à ce pouvoir, et qui sont comme leurs sujets; quel que soit d'ailleurs le mode de juridiction des premiers: ordinaire ou déléguée. Il est donc évident que personne ne peut juger quelqu'un qui ne serait pas de quelque façon son sujet, soit par délégation, soit par pouvoir ordinaire.
Solutions:
1. Le pouvoir que Daniel exerça sur les
vieillards lui avait été comme confié par une inspiration divine; c'est ce que
laisse entendre ces paroles du même livre: « Le Seigneur éveilla l'esprit du
jeune enfant. »
2. Pour régler une affaire, certaines personnes
peuvent se soumettre de leur propre initiative au jugement de certaines autres,
bien que ces dernières ne soient pas leurs supérieurs; c'est le cas des
compromis qui recourent à l'arbitrage. Mais alors il est nécessaire de garantir
l'arbitrage par une peine; puisque les arbitres qui, par définition, ne sont
pas des supérieurs, ne jouissent pas par eux-mêmes d'un plein pouvoir
coercitif. Ainsi le Christ a-t-il pu se soumettre de lui-même au jugement des
hommes, et le pape Léon IV au jugement de l'empereur.
3. L'évêque dans le diocèse de qui se commet un délit devient par là même le supérieur du délinquant, ce dernier fût-il exempt; sauf, toutefois si la matière du délit bénéficie de l'exemption, comme par exemple l'administration des biens d'un monastère exempt. Mais si un exempt commet un vol, un homicide ou une autre faute de ce genre, l'ordinaire a le droit de le condamner.
Objections:
1. Il semble qu'il ne soit pas permis d'agir
ainsi, car nous lisons dans le Deutéronome (17, 9 Vg): « Tu iras trouver les
prêtres de l'ordre Lévitique, et le juge en fonction à ce moment; tu les
consulteras et ils te feront connaître leur sentence conforme à la vérité. »
Mais les positions sont parfois contraires à la vérité, ainsi, celles des faux
témoins. Le juge ne peut donc pas juger en se conformant aux dépositions et aux
preuves, si celles-ci vont contre la vérité qu'il connaît par ailleurs.
2. L'homme qui juge doit se conformer au jugement
divin, car il est écrit dans le Deutéronome (1, 17): « Le jugement est à Dieu.
» Or S. Paul (Rm 2, 2) nous dit: « Le jugement de Dieu s'exerce selon la vérité
», et le Messie, d'après le prophète Isaïe (11, 3) « ne jugera point sur ce qui
paraîtra aux yeux et ne prononcera point sur ce qui frappera les oreilles; mais
il jugera les faibles avec justice et prononcera selon le droit pour les
humbles de la terre ». Donc le juge ne doit pas juger conformément aux
dépositions s'il les sait contraires à la vérité.
3. Les preuves doivent être fournies au procès
pour permettre au juge de se former une conviction; mais, lorsqu'il s'agit de
faits notoires, il n'est pas nécessaire d'observer toute la procédure (1 Tm 5,
24): « Il y a des hommes dont les péchés sont manifestes, même avant qu'on ne
les juge. » Donc, si le juge connaît déjà la vérité, il ne doit pas tenir
compte des preuves opposées, mais porter une sentence conforme à la vérité
qu'il connaît.
4. Le mot « conscience » indique l'application de
la science à l'action, comme on l'a vu dans la première Partie. Or agir contre
sa conscience est un péché. Donc le juge pèche s'il porte une sentence d'après
ce qui est allégué au procès, mais contrairement à sa conscience de la vérité.
Cependant, S. Augustine . dans une homélie, déclare: « Le bon juge ne décide rien selon son bon plaisir, il prononce d'après les lois et le droit. » C'est-à-dire que son jugement est conforme aux dépositions et aux preuves apportées dans le procès. Donc le juge doit se fonder là-dessus et non pas sur son bon plaisir,
Conclusion:
Comme nous l'avons dit, le jugement appartient au juge selon qu'il exerce un pouvoir public. C'est pourquoi, lorsqu'il juge, il doit former son opinion non pas selon ce qu'il sait en tant que personne privée, mais d'après ce qui est porté à sa connaissance en tant que personnage public. Or cette connaissance lui parvient et d'une façon générale et d'une façon particulière par les lois publiques, divines ou humaines, contre lesquelles il ne doit admettre aucune preuve. En particulier, pour telle affaire, par les pièces à l'appui, les témoins et les autres documents légitimes. Il devra les suivre dans son jugement, de préférence à ce qu'il a appris comme personne privée. Il peut cependant s'aider de son information privée pour discuter avec plus de rigueur les preuves produites et chercher à en découvrir le vice. Mais s'il ne peut pas les repousser par des moyens de droit, il est obligé de juger d'après ces preuves, comme on l'a dit en sens contraire.
Solutions:
1. Ce texte du Deutéronome expose au préalable
l'objet du litige que l'on vient soumettre au juge; c'est pour faire entendre
que les juges doivent juger selon la vérité d'après les éléments produits
devant eux.
2. A Dieu seul il appartient de juger de sa
propre autorité. C'est pourquoi son jugement est formé par la vérité qu'il
connaît par lui-même et non par ce qu'il apprend des autres. Il en est de même
du Christ, vrai Dieu et vrai homme. Mais les autres juges ne prononcent pas de
leur propre autorité. Aussi la comparaison ne vaut pas.
3. S. Paul vise le cas de culpabilité manifeste
pour tout le monde, et non seulement pour le juge, de telle sorte que le
coupable n'ait aucune possibilité de nier, étant donnée l'évidence immédiate du
fait. Mais si le juge seul a une certitude, ou tout le monde sauf le juge,
alors il est nécessaire de poursuivre les débats du procès.
4. Pour tout ce qui le concerne personnellement, l'homme doit former sa conscience d'après son propre savoir. Mais quand il exerce une fonction publique, il doit informer sa conscience par ce qu'il peut apprendre au tribunal.
Objections:
1. Il semble qu'un juge puisse condamner un
prévenu, même s'il n'y a pas d'accusation. En effet, la justice humaine découle
de la justice divine. Mais Dieu condamne les pécheurs, même si personne ne les
accuse. Un homme peut donc condamner au tribunal un prévenu que personne n'a
accusé.
2. Dans un procès il faut un accusateur pour
déférer le crime au juge. Mais il peut arriver qu'un crime soit déféré au juge
autrement que par l'accusation, par exemple par une dénonciation, par
l'indignation publique, ou si le juge lui-même en a été témoin. Donc le juge
peut condamner quelqu'un sans accusateur.
3. Les actions des saints relatées dans l’Écriture
nous sont proposées comme des modèles de la vie humaine. Or Daniel fut à la
fois accusateur et juge des vieillards iniques (Dn 13, 45). Il n'est donc pas
contraire à la justice de condamner quelqu'un comme juge, en étant accusateur
soi-même.
Cependant, commentant la décision de l'Apôtre au sujet de l'incestueux de Corinthe (1 Co 5, 2), S. Ambroise s'exprime ainsi: « Il n'appartient pas au juge de condamner sans accusateur. Le Seigneur lui-même ne rejeta pas judas, quoiqu'il fût voleur, parce que personne ne l'avait accusé. »
Conclusion:
Le juge est l'interprète de la justice. C'est pourquoi le Philosophe remarque que « les hommes recourent au juge comme à une sorte de justice animée ». Or la justice, comme nous l'avons dit plus haut, ne se pratique pas envers soi-même, mais envers autrui. Il faut donc que le juge ait à prononcer entre deux personnes, ce qui suppose que l'une d'entre elles intente une action contre l'autre qui est accusée. C'est pourquoi un juge ne pourra en matière criminelle condamner quelqu'un s'il n'y a pas d'accusateur, d'après ce principe que nous lisons dans les Actes des Apôtres (25, 16): « Ce n'est pas la coutume des Romains de condamner un homme avant d'avoir confronté l'accusé avec ses accusateurs et de lui avoir permis de se défendre contre ce qu'on lui reproche. »
Solutions:
1. Au tribunal de Dieu, c'est la propre
conscience du pécheur qui joue l'office d'accusateur selon S. Paul (Rm 2, 15):
« Leurs pensées, tour à tour les accusent ou les défendent. » On peut dire
encore que l'évidence du fait joue le même rôle, selon la Genèse (4, 10): « La
voix du sang de ton frère Abel crie de la terre jusqu'à moi. »
2. L'indignation publique joue le rôle
d'accusateur. Sur la parole de la Genèse que nous venons de citer, la Glose
note: « L'évidence de la perpétration du crime rend l'accusation superflue.
Quant à la dénonciation, nous avons précisé qu'elle a pour but l'amendement du
pécheur, non son châtiment; c'est pourquoi elle n'agit pas contre le pécheur
lorsqu'elle dénonce le péché, mais en sa faveur; un accusateur n'est donc pas
nécessaire. Mais on inflige une peine à cause de la rébellion contre l'Église,
car cette rébellion étant manifeste, tient lieu d'accusateur. Et du fait que le
juge lui-même est témoin, il ne peut entreprendre de porter une sentence sans
suivre l'ordre d'un procès public. »
3. Dieu, dans son jugement, se fonde sur sa propre connaissance de la vérité; mais non l'homme, on vient de le dire. C'est pourquoi l'homme ne peut être à la fois accusateur, juge et témoin, comme Dieu. Quant à Daniel, il fut en même temps accusateur et juge pour exécuter le jugement de Dieu, dont l'inspiration le poussait, comme nous l'avons dit.
Objections:
1. Il semble que le juge soit autorisé à remettre
la peine, car, selon S. Jacques (2, 13): « Le jugement sera sans miséricorde
pour celui qui ne fait pas miséricorde. » Or on ne punit pas quelqu'un pour
n'avoir pas fait ce qu'il lui était interdit de faire. Donc tout juge peut
licitement faire miséricorde en remettant la peine.
2. Les jugements des hommes doivent imiter les
jugements divins. Or Dieu remet leurs peines à ceux qui se repentent, car
Ézéchiel écrit (18, 23) « Il ne veut pas la mort du pécheur. » L'homme qui juge
peut donc aussi faire une remise de peine au coupable repentant.
3. Il est toujours permis de faire ce qui est
utile à autrui et ne nuit à personne. Or libérer un accusé de sa peine lui est avantageux
et ne fait de mal à personne. C'est donc permis.
Cependant, le Deutéronome prescrit au sujet de quiconque entraînerait les autres à l'idolâtrie (13, 9): « Ton oeil sera sans pitié pour lui, tu ne l'épargneras pas et tu ne le cacheras 1)as, mais tu dois le tuer sur-le-champ », et au sujet de l'homicide (1 9, 12): « Qu'il meure ! Tu n'auras pas de pitié pour lui. »
Conclusion:
D'après tout ce que nous venons de dire, il y a deux points à envisager chez le juge. Le premier, c'est qu'il doit prononcer entre un accusateur et un accusé; le second, c'est qu'il ne prononce pas la sentence de sa propre autorité, mais comme représentant de l'autorité publique. Or il y a là deux raisons qui interdisent au juge de remettre sa peine à un accusé. La première vient de l'accusateur qui a parfois le droit d'exiger que le coupable soit puni, par exemple pour le tort que celui-ci lui a fait. En ce cas aucun juge n'est libre de prononcer la relaxe, car il est tenu d'assurer le respect des droits d'un chacun.
La seconde raison qui l'empêche, se prend du côté de l'États au nom duquel le juge exerce sa fonction et dont le bien exige que les malfaiteurs soient punis. Il y a cependant une distinction à faire ici entre les juges délégués et le prince, juge suprême, qui a la plénitude du pouvoir public. Un juge subalterne, en effet, n'a pas le droit de remettre sa peine au coupable, à l'encontre des lois édictées par l'autorité supérieure. Sur ce mot de Jésus (Jn 19, 11): « Tu n'aurais sur moi aucun pouvoir, s'il ne t'avait pas été donné d'en haut », S. Augustin remarque: « Dieu n'avait accordé à Pilate qu'un pouvoir subordonné à celui de César, de telle sorte qu'il n'était aucunement libre d'acquitter. » Le prince, au contraire, qui jouit de la plénitude du pouvoir dans l’État, peut acquitter le coupable, si la victime y consent, et s'il juge qu'il n'en résultera aucun préjudice pour la société.
Solutions:
1. Le juge peut exercer sa clémence dans les
causes qui sont laissées à sa décision; alors s'applique le mot d'Aristote: «
L'homme de bien s'efforce d'adoucir les châtiments. » Mais il ne lui appartient
pas d'accorder sa grâce dans les affaires déterminées par la loi divine ou
humaine.
2. Dieu étant le souverain juge, toutes les
fautes commises contre le prochain relèvent. de son pouvoir suprême; il lui est
donc loisible d'en absoudre, d'autant plus que si le péché mérite châtiment,
c'est surtout parce qu'il s'attaque à Dieu. Toutefois, en remettant les peines,
Dieu n'agit que selon les convenances de sa bonté, laquelle est la source de
toutes les lois.
3. Si le juge remettait les peines inconsidérément, il porterait préjudice à la société qui exige que les méfaits soient punis pour éviter les péchés. Aussi le Deutéronome (13, 12), après avoir fixé le châtiment du propagandiste de l'idolâtrie ajoute: « Tout Israël l'apprendra et sera dans la crainte, afin qu'on ne commette plus une action aussi criminelle parmi vous. » Cette indulgence nuit aussi à la victime de l'injustice, car le châtiment de son agresseur lui donne une compensation en lui restituant son honneur.
Somme Théologique IIa-IIae
1. Est-on tenu de se porter accusateur? - 2. L'accusation doit-elle être faite par écrit? - 3. Comment peut-elle être entachée de vice? - 4. Comment doit-on punir ceux qui portent une accusation fausse?
Objections:
1. Il semble que nul ne soit tenu de porter une
accusation. En effet, on ne saurait être excusé, à cause d'un péché,
d'accomplir un précepte divin, car alors on tirerait avantage de son péché. Or
certains péchés rendent inhabiles à se porter accusateur; c'est le cas des
excommuniés, des gens perdus de réputation, et de ceux qui, accusés de grands
crimes, n'ont pu encore établir leur innocence. Il n'y a donc pas de précepte
divin qui fasse de l'accusation un devoir.
2. Tous les devoirs dépendent de la charité qui
est la « fin du précepte »; aussi S. Paul peut-il écrire aux Romains (13, 8): «
N'ayez de dette envers personne, si ce n'est celle de l'amour mutuel. » Mais
cette dette de charité, tout homme la doit à tous, aux grands et aux petits,
aux sujets comme aux supérieurs. Donc, puisque les sujets ne doivent pas
accuser leurs supérieurs, ni les inférieurs les grands, comme le stipule le Décret,
il semble que nul n'aie le droit de se porter accusateur.
3. Personne n'est tenu d'agir contre la fidélité
qu'il doit à un ami, car nous ne devons pas faire à un autre ce que nous ne
voudrions pas qu'on nous fit. Mais certaines accusations peuvent porter atteinte
à la fidélité que l'on doit à un ami. Il est écrit en effet, au livre des
Proverbes (11, 13 Vg): « Le fourbe révèle les secrets, mais l'homme au coeur
fidèle garde caché ce que son ami lui a confié. » On n'est donc pas toujours
tenu de porter une accusation.
Cependant, il est écrit dans le Lévitique (5, 1): « Si quelqu'un a été témoin et qu'après avoir entendu l'adjuration du juge, il ne déclare pas ce qu'il a vu ou ce qu'il sait, il pèche et portera son iniquité. »
Conclusion:
Nous avons vu la différence qu'il y a entre la dénonciation et l'accusation; la première vise l'amendement de notre frère, la seconde la punition du crime. Or, ici-bas, les peines ne sont pas infligées pour elles-mêmes, car ce n'est pas encore le temps de rendre à chacun ce qui lui est dû; elles sont médicinales, c'est-à-dire qu'elles servent soit à l'amendement du coupable, soit au bien de l’État, dont la sécurité est garantie par le châtiment des délinquants. De ces deux fins, la première est celle de la dénonciation, la seconde est proprement celle qui relève de l'accusation. Et voilà pourquoi, s'il s'agit d'un crime dont les conséquences sont funestes pour l'État, on est tenu de l'accuser, à condition toutefois que l'on soit en mesure d'en fournir efficacement la preuve, laquelle est à la charge de l'accusateur; ce devoir s'impose par exemple dans le cas du péché d'un individu qui tourne au détriment corporel ou spirituel d'un grand nombre. Mais si le péché n'est pas de nature à entraîner de telles conséquences, ou s'il n'est pas possible de le prouver d'une manière suffisante, on n'est pas tenu d'intenter une accusation, car nul n'est tenu d'entreprendre ce qu'il ne peut mener à bonne fin de la manière requise.
Solutions:
1. Rien n'empêche que le péché puisse rendre un
homme incapable d'accomplir ce qui est obligatoire, par exemple de mériter la
vie éternelle ou de recevoir les sacrements. Bien loin que cet homme en tire
avantage, il en subit le pire châtiment qui est de manquer à ses obligations,
parce que les actions vertueuses sont en quelque sorte autant de perfections
pour l'homme.
2. Il est défendu aux subordonnés d'accuser leurs
supérieurs, « s'ils ne sont pas guidés par l'amour de charité mais cherchent
par perversité à diffamer leur vie et à les censurer »; ou encore si les sujets
qui voudraient se porter accusateurs sont eux-mêmes chargés d'un crime, selon
les Décrets. Autrement, s'ils remplissent les conditions voulues, il est
permis aux sujets d'intenter, par charité, une accusation contre leurs
supérieurs.
3. Révéler des secrets au détriment d'une personne, c'est assurément agir contre la fidélité, mais non quand cette révélation est faite en vue du bien commun, qu'il faut toujours préférer au bien d'un individu. Aussi n'est-il jamais permis de recevoir un secret qui aille contre le bien commun. On peut d'ailleurs ajouter que ce qui est susceptible d'être prouvé efficacement par témoin n'est aucunement un secret.
Objections:
1. Cela ne semble pas nécessaire. L’écriture, en
effet, a été inventée pour venir en aide à la mémoire afin de conserver le
souvenir du passé. Or l'accusation vise un fait présent. Elle n'a donc pas
besoin d'écriture.
2. Le droit prescrit: « Aucun absent ne peut être
accusateur, ni accusé. » Or S. Augustin montre que l'écriture rend service pour
communiquer une nouvelle aux absents. Donc il n'est pas nécessaire que l'on
rédige une accusation, d'autant plus que le même canon prescrit: « Une
accusation écrite ne doit jamais être reçue. »
3. On peut convaincre quelqu'un de crime aussi
bien par l'accusation que par la dénonciation. Or il n'est pas nécessaire que
la dénonciation soit écrite; il en sera donc de même pour l'accusation.
Cependant, d'après le droit: « On n'admettra jamais un accusateur, sans un écrit. »
Conclusion:
Comme on vient de le dire lorsque dans une cause criminelle on procède par voie d'accusation, l'accusateur se constitue partie, de telle sorte que le juge est placé entre l'accusateur et l'accusé pour procéder à l'examen de la cause; il doit s'entourer de toutes les garanties possibles de certitude. Mais comme on peut facilement perdre la mémoire de ce qui a été dit de vive voix, le juge, lorsqu'il doit prononcer la sentence, pourrait ne plus être bien sûr de ce qui a été dit et de la manière dont on l'a dit, si tout n'avait été consigné par écrit. On a donc eu raison d'exiger que l'accusation et tous les autres actes du procès soient rédigés par écrit.
Solutions:
1. Il est difficile de retenir toutes les
paroles, en raison de leur nombre et de leur diversité. La preuve en est que
si, après un laps de temps assez court, on interrogeait toutes les personnes
qui ont entendu le même discours, elles le rapporteraient différemment. De
même, une légère modification dans les mots peut changer le sens. Voilà
pourquoi, même si la sentence doit être prononcée presque aussitôt après les
débats, il faut, pour assurer au jugement la plus grande garantie possible, que
l'accusation soit rédigée par écrit.
2. L'écriture n'est pas seulement nécessaire pour
communiquer avec des personnes éloignées, mais aussi pour obvier aux
inconvénients qui résultent des délais, et que nous avons signalés. C'est
pourquoi le canon cité: « Nul n'est reçu à faire une accusation par écrit »
doit s'entendre d'un absent qui communiquerait par lettre son accusation au
tribunal; mais la présence de l'accusateur ne le dispense pas de rédiger son
accusation.
3. Le dénonciateur ne s'oblige pas à faire la preuve de ce qu'il avance, aussi n'est-il passible d'aucune peine s'il ne peut fournir cette preuve. Pour cette raison, il n'est pas nécessaire que la dénonciation soit rédigée par écrit; il suffit qu'elle soit faite de vive voix à l'autorité ecclésiastique qui procédera, en vertu de son office, à l'amendement du fidèle.
Objections:
1. Il ne semble pas que l'accusation soit rendue
injuste du fait de calomnie, prévarication et tergiversation. Car les Décret
affirment que « calomnier, c'est imputer faussement des crimes ». Or,
parfois un homme en accuse faussement un autre par une ignorance du fait, qui
est une excuse. Il apparat donc que le fait d'être calomnieuse ne fait pas
toujours de l'accusation un acte d'injustice.
2. Le même Décret dit que: « Prévariquer,
c'est tenir cachés des crimes réels. » Mais cela ne paraît pas illicite,
puisque, nous l'avons vu, on n'est pas toujours tenu de révéler tous les
crimes. Donc l'accusation ne devient pas injuste du fait de prévarication.
3. Il est dit encore au même endroit: «
Tergiverser, c'est se désister totalement de l'accusation », mais le contexte
montre que l'on peut agir ainsi sans injustice: « Si quelqu'un se repent
d'avoir formulé une accusation en matière criminelle, dont il ne puisse prouver
le bien-fondé, qu'il se mette d'accord avec la partie adverse et qu'ils se
tiennent quittes. » L'accusation n'est donc pas rendue injuste du fait de la
tergiversation.
Cependant, la même loi dit aussi: « La témérité des accusateurs se révèle de trois manières: ou il calomnient, ou ils prévariquent, ou ils tergiversent. »
Conclusion:
Nous venons de le dire, celui qui porte une accusation se propose de servir le bien commun qui exige la révélation des crimes. Mais personne ne doit nuire injustement à autrui pour promouvoir le bien commun. Aussi peut-on pécher d'une double manière en se portant accusateur. D'une part on agit d'une manière injuste envers l'accusé que l'on charge de faux crimes: on le calomnie. On pèche, d'autre part, envers l'État quand, de mauvaise foi, on empêche la répression du crime, alors que le but de l'accusation est au premier chef le bien de l'État. Ici encore deux cas peuvent se présenter: ou bien l'accusation est entachée d'une intention frauduleuse, et c'est une « prévarication », « le prévaricateur est, en effet, comme un transgresseur (varicator: celui qui marche en faisant des crocs-en-jambe), qui aide la partie adverse en trahissant sa propre cause »; ou bien on se désiste entièrement de l'accusation, ce qui est « tergiverser », car celui qui renonce à ce qu'il avait commencé, lui tourne pour ainsi dire le dos (tergum vertere).
Solutions:
1. On ne doit formuler une accusation que pour un
fait dont on est absolument sûr, et au sujet duquel on ne peut invoquer
l'excuse d'ignorance. Cependant, en accusant son prochain à tort, on n'est pas
nécessairement un calomniateur; il faudrait Pour l'être, qu'on lance par malice
une accusation fausse. Mais si l'on n'a agi que par légèreté, par exemple si
l'on a trop facilement accordé foi à ce que l'on a entendu, l'accusation est
téméraire. Mais parfois on est conduit à accuser par une erreur justifiée.
C'est à la prudence du juge de discerner la part exacte de culpabilité afin de
ne pas taxer d'emblée de calomnie celui qui a formulé une accusation fausse
soit par légèreté d'esprit, soit d'après une erreur justifiée.
2. Quiconque tient cachés des crimes véritables,
n'est pas pour autant un prévaricateur; il ne l'est que s'il cache
frauduleusement ce que son accusation devrait révéler; il entre en collusion
avec le coupable, en dissimulant les preuves appropriées et en admettant de
fausses excuses.
3. Tergiverser, c'est se désister totalement de l'accusation, non pas d'une façon quelconque, mais d'une façon injustifiable. Il peut arriver, en effet, que l'on abandonne le rôle d'accusateur pour de justes motifs et par suite sans péché, de deux façons: 1° il se révèle au cours des débats que l'accusation portée était fausse; alors l'accusateur et l'accusé se désistent d'un commun accord; 2° le prince, qui a la charge du bien commun, que l'accusation a pour but de servir, annule l'accusation.
Objections:
1. Il ne semble pas que l'accusateur incapable de
faire la preuve soit tenu à la peine du talion. Car il arrive parfois que
l'accusation soit fondée sur une erreur qu'on ne pouvait discerner; en ce cas
le droit prescrit au juge d'absoudre l'accusateur. Donc celui-ci n'est pas
soumis à la peine du talion.
2. Si l'on devait infliger la peine du talion à
celui qui formule une accusation injuste, ce serait pour l'injustice commise
envers quelqu'un. Or ce n'est pas pour l'injustice portant atteinte à l'honneur
de l'accusé, car alors le prince ne pourrait remettre cette peine. Ce n'est pas
non plus pour l'injustice commise envers l'État, puisque, à ce titre, l'accusé
ne pourrait en tenir quitte. Donc la peine du talion ne doit pas être infligée
à l'accusateur qui ne peut prouver ce qu'il avance.
3. A un même péché on ne doit pas infliger deux
sortes de peines, selon ce mot du prophète Nahum (1, 9 Vg): « Dieu ne donnera pas
deux châtiments pour le même fait. » Or l'accusateur qui ne peut faire la
preuve encourt déjà la peine d'infamie, dont le pape lui-même, semble-t-il, ne
peut relever: « Nous pouvons bien sauver les âmes par la pénitence, écrit le
pape Gélase, mais nous ne pouvons supprimer l'infamie. » Donc l'accusateur
n'est pas tenu à subir la peine du talion.
Cependant, le pape Hadrien prescrit: « Celui qui ne prouvera pas ce qu'il avance, subira la peine qu'il voulait faire infliger à l'accusé. »
Conclusion:
Nous avons établit qu'en procédure criminelle l'accusateur se constitue partie pour obtenir la condamnation de l'accusé. Le rôle du juge est d'établir entre les parties adverses l'égalité requise par la justice; or cette égalité se réalisera en faisant souffrir à l'un ce qu'il avait l'intention de faire subir à l'autre: « Oeil pour oeil, dent pour dent », est-il écrit (Ex 21, 24). Il est donc juste que celui qui, par son accusation, expose son prochain à un grave châtiment, soit passible de ce même châtiments.
Solutions:
1. Aristote prouve que la justice ne s'accommode
pas toujours de la loi de réciprocité appliquée rigoureusement, car il y a une
grande différence si quelqu'un blesse une personne volontairement ou
involontairement: le châtiment est dû pour dommage volontaire, le pardon pour
l'involontaire. C'est pourquoi, lorsque le juge constate que quelqu'un a fait
une accusation fausse, sans intention de nuire, mais involontairement, par
ignorance provenant d'une erreur justifiée, il n'impose pas la peine du talion.
2. Celui qui porte une accusation injuste pèche
envers la personne de l'accusé et envers l’État. Il mérite donc d'être puni à
ce double titre. C'est précisément ce que prescrit le Deutéronome (19, 18): «
Les juges feront avec soin une enquête, et si le témoin se trouve être un faux
témoin, qui a porté contre son frère une fausse déposition, vous lui ferez
subir ce qu'il avait dessein de faire subir à son frère »; cela concerne
l'injustice commise contre la personne de l'accusé; quant à l'injustice commise
contre l'État, l'auteur inspiré poursuit: « Tu ôteras ainsi le mal du milieu de
toi; les autres, en l'apprenant, craindront et n'oseront plus jamais commettre
de telles actions. » Cependant une fausse accusation lèse directement la
personne de l'accusé; aussi ce dernier, s'il est innocent, peut-il accorder son
pardon à l'injuste accusateur, surtout si celui-ci n'a pas agi par calomnie,
mais à la légère. Cependant, si l'on se désiste de l'accusation d'un innocent
par collusion avec la partie adverse, on commet une injustice envers l’État; et
il n'appartient pas à l'accusé de la pardonner, mais au prince qui a la charge
de l’État.
3. L'accusateur mérite la peine du talion comme compensation du tort qu'il a l'intention de causer à son prochain; il mérite par ailleurs la peine d'infamie pour la malice que représente une accusation calomnieuse. Or parfois le prince remet la peine du talion, mais ne relève pas de l'infamie, et parfois il acquitte totalement. Le pape jouit donc des mêmes pouvoirs; et lorsque le pape Gélase dit: « Nous ne pouvons relever de l'infamie », cela doit s'entendre soit de l'infamie de fait, soit de l'inopportunité d'une telle grâce, soit enfin, comme Gratien n l'explique, de l'infamie infligée par le juge civil.
Somme Théologique IIa-IIae
1. Est-ce un péché mortel de nier une vérité qui entraînerait la condamnation? - 2. Est-il permis de calomnier pour se défendre? - 3. Est-il permis de faire appel pour échapper au jugement? - 4. Un condamné peut-il se défendre par la violence, s'il en a la possibilité?
Objections:
1. Il semble qu'un accusé puisse, sans péché
mortel, nier une vérité qui le ferait condamner. S. Jean Chrysostome déclare en
effet: « je ne te dis pas de te dénoncer toi-même au magistrat, ni d'avouer à
autrui. » Or, si au cours du procès l'accusé reconnaissait la vérité, il se
trahirait et s'accuserait lui-même. Il n'est donc pas tenu de dire la vérité,
et, par suite, ne pèche pas mortellement s'il ment devant ses juges.
2. Si l'on commet un mensonge officieux lorsque
l'on ment pour sauver son prochain de la mort, il en est de même lorsque l'on
ment pour sauver sa propre vie, puisqu'on a plus d'obligation envers soi-même
qu'envers autrui. Or le mensonge officieux est considéré comme un péché véniel
et non comme une faute mortelle. Donc, si l'accusé nie la vérité devant le
tribunal pour sauver sa vie, il ne pèche pas mortellement.
3. Le péché mortel est celui qui est contraire à
la charité, on l'a dit précédemment. Mais qu'un accusé mente pour se justifier
d'une faute qu'on lui impute, cela n'est contraire ni à la charité envers Dieu,
ni à la charité envers le prochain. Un tel mensonge n'est donc pas péché mortel.
Cependant, tout ce qui est contraire à la gloire de Dieu est péché mortel, car nous sommes tenus par précepte à « faire tout pour la gloire de Dieu » (1 Co 10, 31). Or la gloire de Dieu est intéressée à ce que le coupable reconnaisse tout ce qui le charge, ainsi qu'on le voit dans ces paroles de Josué à Achan (Jos 7, 19): « Mon fils, rends gloire au Seigneur, le Dieu d'Israël, et fais-lui hommage. Avoue-moi ce que tu as fait, ne me le cache pas. » Donc mentir pour se disculper d'un péché est péché mortel.
Conclusion:
Quiconque transgresse une obligation de justice pèche mortellement, nous l'avons dit plus haute. Or la justice exige que l'on obéisse à son supérieur en tout ce que son autorité a le droit d'ordonner. Et le juge, nous l'avons dit, est le supérieur de l'accusé qui relève de sa compétence. En conséquence, l'accusé est tenu en justice de révéler la vérité au juge qui la lui demande dans les formes juridiques. S'il ne veut pas l'avouer comme ce serait son devoir, ou s'il la nie par un mensonge, il pèche mortellement. Mais si le juge demande ce qu'il ne peut juridiquement exiger, l'accusé n'est pas obligé de lui répondre, et il lui est licite d'esquiver le jugement en interjetant appel ou par d'autres moyens; toutefois il ne lui est pas permis de mentir.
Solutions:
1. Lorsqu'un accusé est interrogé par le juge
conformément aux règles de la procédure, il ne se trahit pas lui-même, il est
comme livré par un autre, du moment que la nécessité de répondre lui est
imposée par celui à qui il est tenu d'obéir.
2. Mentir pour sauver quelqu'un de la mort, mais
en faisant tort à un tiers, n'est pas un simple mensonge officieux, c'est aussi
mêlé de mensonge pernicieux. Or le prévenu qui ment au cours des débats pour se
justifier commet une injustice envers celui auquel il est tenu d'obéir; car il
lui refuse ce qu'il lui doit, à savoir l'aveu de la réalité.
3. Celui qui ment dans un procès pour se justifier, pèche à la fois contre l'amour de Dieu, d'où dérive toute autorité judiciaire, et contre l'amour du prochain, soit vis-à-vis du juge auquel il refuse ce qui lui est dû, soit vis-à-vis de l'accusateur, qui sera puni s'il ne peut prouver ce qu'il avance. Aussi lisons-nous dans le Psaume (141, 4): « Ne permets pas que mon coeur se livre à des paroles injustes, pour chercher des excuses à mes péchés », ce que la Glose commente ainsi: « C'est l'usage des êtres sans pudeur, lorsqu'ils sont pris en faute, de s'excuser par quelque mensonge.» Et S. Grégoire e. sur ce passage de Job (31, 33) - « Si, comme font les hommes, j'ai caché mon péché... », fait cette remarque: « C'est le vice courant de la race humaine et de se cacher pour commettre le péché, et de le dissimuler après l'avoir commis, en le niant, et de le multiplier en se défendant lorsqu'on s'en voit convaincu.
Objections:
1. Il semble permis à l'accusé de calomnier pour
se défendre. En effet., dans une cause criminelle, la législation civile reconnaît
à chaque partie le droit de corrompre la partie adverse. Or c'est là très
précisément une défense calomnieuse. Donc, dans une cause criminelle, l'accusé
ne pèche pas s'il a recours à la calomnie pour se défendre.
2. «L'accusateur en collusion avec l'accusé
encourt la peine fixée par les lois », telle est la décision des canons. Mais
ils ne disent rien de l'accusé en connivence avec l'accusateur. Donc ils
autorisent l'accusé à se défendre par la calomnie. 3. Il est écrit au livre des
Proverbes (14, 16): «Le sage craint le mal et s'en détourne, mais l'insensé
passe outre et reste en sécurité. » Or l'oeuvre du sage n'est pas un péché.
Donc celui qui se délivre du mal par n'importe quel moyen, ne pèche pas.
Cependant, même en cause criminelle, il est obligatoire de prêter serment contre la calomnie, ce qui ne se ferait pas si l'on pouvait user de la calomnie pour se défendre ainsi.
Conclusion:
Autre chose est de taire la vérité, autre chose de dire un mensonge. En certains cas, taire la vérité est permis. On n'est pas tenu, en effet, de dire toute la vérité, mais seulement celle que le juge peut et doit exiger selon les formes légales; par exemple lorsque la rumeur publique, des indices assez nets ou déjà un commencement de preuve permettent d'accuser l'auteur d'un crime. Cependant, dire un mensonge est toujours interdit.
Mais cela même qui est permis peut être obtenu soit par les voies licites et conformes au but qu'on se propose, et c'est faire oeuvre de prudence; soit par des voies illicites et sans rapport avec le but visé; cela relève de la ruse, qui s'exerce par la fraude et la tromperie, comme nous l'avons montré plus haut. De ces deux manières d'agir, la première est vertueuse, la seconde vicieuse. Ainsi donc le coupable, lorsqu'il est accusé, peut se défendre en cachant la vérité qu'il n'est pas tenu de révéler, mais par des procédés honnêtes, par exemple en ne répondant pas à des questions auxquelles il n'est pas obligé de répondre. Agir ainsi n'est pas se défendre par calomnie, mais plutôt se dérober prudemment. Mais il est interdit, ou de dire un mensonge ou de taire une vérité que l'on est tenu d'avouer, ou enfin d'user de tromperie ou de fraude car l'une et l'autre sont de véritables mensonges.
Solutions:
1. Beaucoup de crimes restent impunis selon les
lois humaines et sont néanmoins des péchés selon le jugement de Dieu; la
fornication simple, par exemple. C'est que la loi humaine ne peut exiger des
hommes une vertu parfaite qui ne serait le fait que d'une élite, et qu'on ne
pourrait trouver dans le peuple si nombreux que la loi est obligée de contenir.
Or, que l'accusé refuse de commettre un péché pour échapper à la mort dont il
est menacé dans une cause capitale, c'est la vertu parfaite, car selon le mot
d'Aristote: « De tous les maux, le plus redoutable est la mort. » Voilà
pourquoi, si l'accusé dans une cause criminelle corrompt l'adversaire, il pèche
en l'entraînant à une action mauvaise, mais la loi civile ne porte pas de peine
contre ce péché. Et c'est dans ce sens qu'on le dit licite.
2. Lorsque l'accusateur entre en collusion avec
un accusé réellement coupable, il encourt un châtiment, ce qui montre bien
qu'il pèche. Mais comme on est coupable de péché lorsqu'on entraîne quelqu'un
au péché ou que l'on participe de quelque façon à son péché, puisque l'Apôtre
(Rm 1, 32) déclare dignes de mort ceux qui approuvent les pécheurs, il est
évident que l'accusé lui-même pèche lorsqu'il s'entend frauduleusement avec la
partie adverse. Si la loi civile ne le puni pas, c'est pour la raison donnée dans
la réponse précédente.
3. Le sage ne se dérobe pas par la calomnie, mais en exerçant sa prudence.
Objections:
1. Il semble qu'un accusé ne peut faire appel
d'un tribunal à un autre. S. Paul écrit en effet aux Romains (13, 1): « Que
tout homme soit soumis aux autorités supérieures. » Or, l'accusé qui interjette
appel refuse de se soumettre à l'autorité supérieure, en l'espèce celle du
juge. Donc il pèche.
2. La force d'obligation dont dispose l'autorité
régulière est plus grande que celle qui est confiée à un juge élu par les
parties. Or le droit i prescrit: « Il n'est pas permis d'en appeler de la
sentence du juge choisi par consentement mutuel. » Encore moins pourra-t-on
faire appel des jugements d'un tribunal régulier.
3. Ce qui est permis une fois l'est toujours. Or
il n'est pas permis d'interjeter appel au-delà d'un délai de dix jours après le
prononcé du jugement, ni trois fois au sujet de la même cause. Donc l'appel
lui-même semble de soi illicite.
Cependant, S. Paul en a appelé à César (Ac 25, 11).
Conclusion:
On peut faire appel pour deux motifs. 1° Parce qu'on a confiance dans la justice de sa cause et que l'on a été injustement chargé par le juge. Dans ce cas l'appel est permis, et c'est faire oeuvre de prudence que de se dérober: « Quiconque est opprimé, statue un canon, peut en appeler librement au jugement des prêtres. Que personne ne l'en empêche. »
2° On peut aussi faire appel pour gagner du temps et par ce moyen retarder matériellement une juste décision. Mais c'est encore employer une défense calomnieuse, ce qui est interdit, nous l'avons dit à l'Article précédent. L'accusé, en effet, nuit et au juge qu'il empêche de remplir ses fonctions, et à l'adversaire auquel il empêche la justice de donner satisfaction. Aussi le même canon cité plus haut prescrit: « On doit punir sans merci celui qui a fait appel injustement. »
Solutions:
1. On ne doit se soumettre à une autorité
inférieure que dans la mesure où elle-même obéit à l'autorité supérieure; et
quand elle s'en écarte, on n'est plus tenu de lui rester soumis, comme le dit
la Glose (sur Rm 13, 12), lorsque « le proconsul ordonne une chose, et
l'empereur une autre ». Or, lorsque le juge accable injustement quelqu'un, il
s'écarte de l'ordre prescrit par l'autorité supérieure qui lui impose
l'obligation de juger en toute justice. Aussi est-il permis à celui qui est
ainsi injustement chargé de recourir directement à l'autorité supérieure en
interjetant appel, soit avant soit après la sentence. Cependant, comme on
présume qu'il n'y a pas de justice parfaite là où il n'y a pas de vraie foi, on
interdit aux catholiques d'en appeler à un juge infidèle: « Le catholique qui fait
appel au tribunal d'un juge appartenant à une autre religion, que la cause soit
juste ou injuste, sera excommunié. » Car l'Apôtre réprouve ceux qui intentaient
des procès auprès des infidèles (1 Co 6, 1).
2. Si quelqu'un, de sa propre initiative, se soumet
au jugement d'une autre personne en la justice de laquelle il n'a pas
confiance, cela vient de lui-même et de sa négligence. En outre, se désister
après s'être engagé prouve de la légèreté d'esprit. C'est donc avec raison que
le code refuse le bénéfice de l'appel dans les causes jugées par des arbitres
car toute l'autorité de ceux-ci vient du choix concordant des plaideurs. En
revanche, le juge ordinaire ne tient pas son autorité du consentement du
justiciable, mais de l'autorité suprême du roi ou du prince qui l'a institué.
Voilà pourquoi, contre sa partialité injuste, la loi accorde la ressource de
faire appel, de telle sorte que, même si le juge était à la fois ordinaire et
arbitre, on pourrait en appeler de son jugement. Il semble, en effet, que ce soit
son pouvoir ordinaire qui ait été la cause de son choix comme arbitre, et l'on
ne peut pas non plus penser que le plaideur se soit mis dans son tort pour
avoir accepté comme arbitre un juge que le prince avait investi d'un pouvoir
régulier.
3. L'équité juridique vient au secours de l'une des parties sans nuire à l'autre. Aussi accorde-t-elle un délai de dix jours pour faire appel; elle estime ce laps de temps suffisant pour délibérer sur l'opportunité d'une telle décision. Mais si elle n'avait pas fixé un terme au-delà duquel l'appel ne serait plus possible, l'application du jugement resterait en suspens, et il en résulterait un préjudice pour la partie adverse. C'est pour le même motif qu'il est interdit de faire appel trois fois au sujet de la même affaire, car il est invraisemblable que les juges s'écartent si souvent de la justice.
Objections:
1. Il semble qu'il soit permis à un condamné à
mort de se défendre s'il le peut. En effet, il est toujours permis de faire ce
à quoi la nature nous porte: c'est de droit naturel. Or la tendance de la
nature est de résister aux agents destructeurs, et cette tendance existe non
seulement chez les hommes et les animaux, mais même dans les êtres inanimés. Il
est donc permis à un condamné de résister, s'il le peut, pour ne pas être mis à
mort.
2. On peut se soustraire à une sentence de mort
par la violence ou par la fuite. Mais il paraît permis d'échapper à la mort par
la fuite selon l'Ecclésiastique (9, 13 Vg): « Éloigne-toi de l'homme qui a le
pouvoir de faire mourir, mais non de faire revivre. » Il sera donc permis
également à l'accusé de résister.
3. L'Écriture dit encore (Pr 24, 11): « Délivre ceux qu'on mène à la mort; ne cesse de l'employer à la libération de ceux que l'on traîne au supplice. »
Mais on a plus d'obligation envers soi-même
qu'envers autrui. Il est donc permis à un condamné de se défendre pour n'être pas
mis à mort.
Cependant, S. Paul écrit (Rm 13, 2) « Celui qui résiste à l'autorité, résiste à l'ordre que Dieu a établi, et il attire sur lui-même la condamnation. » Or, en se défendant, le condamné résiste à l'autorité dans l'exercice même du pouvoir qu'elle tient de Dieu, « pour faire justice des malfaiteurs et approuver les gens de bien » (1 P 2, 14). Se défendre est donc un péché.
Conclusion:
Une sentence de mort peut être portée en toute justice; alors le condamné n'a pas le droit de se défendre; s'il le fait, le juge pourrait combattre sa résistance, et cette rébellion du condamné, assimilable à une guerre injuste, serait sans aucun doute un péché. Mais si la condamnation est injuste, c'est la sentence du juge que l'on peut comparer à un acte de violence accompli par des bandits selon Ézéchiel (22, 27): « Les princes de la nation sont au milieu d'elle comme des loups qui déchirent leur proie et cherchent à répandre le sang. » De même donc qu'il est permis de résister aux bandits, de même est-il permis en ce cas de résister aux mauvais princes, à moins toutefois qu'il ne faille éviter le scandale, dans le cas où la résistance ferait craindre de graves désordres.
Solutions:
1. Si l'homme est doué de raison, c'est pour
qu'il ne suive pas les inclinations de la nature au hasard, mais selon l'ordre
de la raison. Aussi tout acte de défense n'est-il permis que si l'on observe la
modération requise.
2. Aucune condamnation à mort ne comporte que le
coupable se donne la mort, mais qu'il la subisse. Aussi le condamné n'est-il
pas obligé de faire ce qui entraînerait la mort, comme par exemple de rester
dans le lieu d'où il sera conduit au supplice. Cependant il est tenu de ne pas
résister au bourreau pour éviter de subir son juste châtiment. Ainsi encore il
ne péchera pas si, condamné à mourir de faim, il prend la nourriture qu'on lui
a secrètement apportée, parce que s'en abstenir serait se suicider.
3. Cette parole du Sage n'exhorte pas à sauver quelqu'un de la mort en violant l'ordre de la justice. On n'est donc pas davantage autorisé à se soustraire soi-même à la mort par une résistance contraire à la justice.
Somme Théologique IIa-IIae
1. Est-on obligé de porter témoignage? - 2. Le témoignage de deux ou trois témoins est-il suffisant? - 3. Un témoin peut-il être récusé sans une faute de sa part? - 4. Est-ce un péché mortel de porter un faux témoignage?
Objections:
1. Il semble qu'on ne puisse être tenu de porter
témoignage. S. Augustin, estime qu'Abraham, en disant de sa femme: « C'est ma
soeur » (Gn 12, 12), a voulu cacher la vérité, non faire un mensonge. Mais en
cachant la vérité on s'abstient de témoigner. Donc on n'est pas tenu de
témoigner.
2. Personne n'est tenu d'agir avec fourberie. Or
nous lisons au livre des Proverbes (11, 13 Vg): « Le fourbe révèle les secrets;
mais l'homme au coeur fidèle garde caché ce que son ami lui a confié. » Un
homme ne saurait donc être toujours tenu de porter témoignage, surtout sur un
fait dont son ami lui a confié le secret.
3. Les clercs et les prêtres sont obligés plus
que tous les autres à observer ce qui est nécessaire au salut. Or il leur est
interdit de porter témoignage dans une cause criminelle. Donc témoigner n'est
pas nécessaire au salut.
Cependant, S. Augustin écrit: « Celui qui cache la vérité et celui qui profère un mensonge sont tous deux coupables: le premier parce qu'il ne veut pas être utile, le second parce qu'il cherche à nuire. »
Conclusion:
Il y a une distinction à faire sur la déposition du témoin. Tantôt sa déposition est requise, tantôt elle ne l'est pas. La déposition d'un inférieur, en effet, peut être requise par le supérieur qui est en droit d'exiger l'obéissance en tout ce qui relève de la justice; dans ce cas il n'est pas douteux que l'on est tenu d'apporter son témoignage sur les faits, pourvu que la déposition soit demandée par le juge conformément aux prescriptions du droit; par exemple sur des crimes flagrants ou déjà dénoncés par l'opinion publique. Mais si le témoignage est exigé sur d'autres faits, par exemple pour des faits secrets ou que la rumeur publique n'a pas divulgués, on n'est pas tenu de témoigner.
Dans le cas où la déposition ne serait pas requise par l'autorité à laquelle on est tenu d'obéir, il faut encore distinguer. Si le témoignage est demandé afin de délivrer un homme menacé injustement de la mort ou d'un châtiment quelconque, d'un déshonneur immérité ou même d'un préjudice excessif, on est tenu de témoigner. Même si l'on ne nous demandait pas de déposer, il faudrait faire tout son possible pour révéler la vérité à celui qui pourrait aider l'accusé. Nous lisons, en effet, dans le Psaume (82,4): « Sauvez le pauvre et l'indigent, délivrez-les de la main des méchants »; dans les Proverbes (24, 11): « Délivre ceux qu'on envoie à la mort », et dans l'épître aux Romains (1, 32): « Ils sont dignes de mort non seulement ceux qui agissent ainsi, mais ceux qui les approuvent. » Or la Glose précise: « Se taire alors que l'on pourrait réfuter l'erreur, c'est l'approuver. »
Mais lorsqu'il s'agit de favoriser la condamnation, on n'est pas tenu de témoigner, à moins d'y être contraint par l'autorité légitime et selon l'ordre du droit. Parce que, si l'on cache la vérité à ce sujet, on ne cause à personne un tort précis. Ou bien, si cela peut créer un danger pour l'accusateur, on n'a pas à s'en soucier, puisqu'il s'y est librement exposé. Il en est autrement du prévenu, car il court un danger qu'il n'a pas voulu.
Solutions:
1. S. Augustin autorise à tenir cachée la vérité
lorsque l'autorité légitime n'exige pas sa divulgation, et quand le silence
n'est dommageable à personne en particulier.
2. Le prêtre ne doit en aucune façon apporter son témoignage sur un fait qui lui a été révélé sous le secret de la confession; en effet, il ne le connaît pas comme homme, mais comme ministre de Dieu, et le lien du secret sacramentel est plus strict que n'importe quel précepte humain.
Pour les autres genres de secrets, il faut
distinguer. Certains sont de telle nature qu'on est tenu de les révéler dès
qu'on en aura eu connaissance; par exemple ceux dont l'objet serait relatif à
la ruine spirituelle ou matérielle de la société ou comporterait un grave
dommage pour une personne ou quelque effet nuisible de ce genre. On est tenu de
divulguer ce secret soit en apportant son témoignage, soit par dénonciation.
L'obligation du secret ne vaut pas contre un tel devoir, car on manquerait
alors à la loyauté due à autrui. Mais lorsque le contenu de certains secrets
n'oblige pas à les révéler, on pourra être obligé de les garder cachés par le
fait même qu'ils nous auront été confiés sous le sceau du secret. On ne sera
jamais autorisé à trahir de tels secrets, même sur l'ordre d'un supérieur, car
le respect de la parole donnée est de droit naturel; et rien ne peut être
commandé à un homme qui soit contre le droit naturel.
3. Donner la mort ou y coopérer ne convient pas aux ministres de l'autel, nous l'avons déjà dite. C'est pourquoi, selon le droit, on ne peut les contraindre à témoigner dans une cause criminelle.
Objections:
1. Il semble qu'il ne suffise pas. En effet le
jugement requiert la certitude. On ne saurait l'obtenir par les dépositions de
deux témoins; on lit en effet (1 R 21, 10) que Naboth fut injustement condamné
sur la déposition de deux témoins.
2. Pour être crédibles, les témoignages doivent
être concordants. Mais le plus souvent les dépositions de deux ou trois témoins
sont en désaccord. Elles ne sont donc pas capables de prouver la vérité.
3. Le droit prescrit: « Un évêque ne peut être
condamné que sur la déposition de soixante-douze témoins. Un cardinal-prêtre ne
sera déposé que sur le témoignage de quarante-quatre témoins. Un
cardinal-diacre de la ville de Rome ne sera condamné que sur le témoignage de
vingt-huit témoins. Les sous-diacres, acolytes, exorcistes, lecteurs, portiers
ne seront condamnés que sur le témoignage de sept témoins. » Or plus un homme
est élevé en dignité, plus son péché est pernicieux et donc moins digne
d'indulgence. A plus forte raison par conséquent la déposition de deux ou trois
témoins ne sera-t-elle pas suffisante pour faire condamner des accusés moins
coupables.
Cependant, le Deutéronome prescrit (17, 6): « Sur la parole de deux ou trois témoins on mettra à mort celui qui doit mourir », et encore (19, 15): « C'est sur la parole de deux ou trois témoins que la cause sera jugée. »
Conclusion:
Aristote remarque: « On ne doit pas exiger le même genre de certitude en toute matière. » De fait il ne peut y avoir de certitude absolument convaincante au sujet des actions humaines, sur lesquelles portent les jugements et les dépositions, car tout cela concerne des faits contingents et variables. Il suffit d'une certitude probable, c'est-à-dire celle qui approche le plus souvent de la vérité, encore qu'elle puisse s'en écarter moins souvent. Or il est probable que la déposition de nombreux témoins sera plus proche de la vérité que la déposition d'un seul. Voilà pourquoi, lorsque le coupable est seul à nier, tandis que de nombreux témoins sont affirmatifs, d'accord avec l'accusateur, il a été raisonnablement institué par le droit divin et humain, qu'on devait s'en tenir à la parole des témoins.
Or, toute multitude tient dans ces trois éléments: le commencement, le milieu et la fin; ce qui fait dire à Aristote: « Nous faisons tenir dans le nombre trois l'universalité et la totalité. » Mais le chiffre trois est atteint lorsque deux témoins sont d'accord avec l'accusateur. Deux témoins seulement seront donc requis, ou trois pour une plus grande certitude, afin d'obtenir le nombre ternaire qui constitue alors la multitude parfaite chez les témoins eux-mêmes. D'où cette sentence du Sage (Qo 4, 12): « Le triple filin ne rompt pas facilement », et sur cette parole de Jean (8, 17): « Le témoignage de deux hommes est véridique », S. Augustin remarque: « Par là est suggérée de façon symbolique la sainte Trinité dans laquelle réside la solidité éternelle de la vérité. »
Solutions:
1. Si grand soit le nombre de témoins que la
procédure puisse exiger, cela n'empêcherait pas leur déposition d'être parfois
injuste, puisqu'il est écrit dans l'Exode (23, 2): « Tu ne suivras pas la
multitude pour faire le mal. » Toutefois, si l'on ne peut obtenir une certitude
infaillible en pareille matière, on ne doit pas pour autant négliger la
certitude probable qui peut naître de la déposition de deux ou trois témoins,
comme on vient de le dire.
2. Le désaccord entre les témoins, lorsqu'il porte sur des circonstances importantes qui changent la substance du fait, par exemple: le temps et le lieu de l'action, les personnes qui y ont pris une part active, etc., enlève toute valeur à leur témoignage; car, si les témoins divergent à ce point dans leur déposition, il semble que chacun d'eux porte un témoignage isolé et parle de faits différents; ainsi, lorsqu'un témoin affirme que ce fait s'est passé à tel moment, à tel endroit, et qu'un second témoin assure que c'était à un autre moment et dans un autre endroit, ils semblent ne pas parler de la même chose. Mais le témoignage n'est pas compromis si l'un des témoins déclare ne plus s'en souvenir, alors qu'un autre témoin précise le temps et le lieu.
Il peut encore se produire un désaccord total sur ces points importants entre les témoins de l'accusation et ceux de la défense. Si les témoins sont en nombre égal et aussi dignes de foi, on favorisera l'accusé, car le juge doit plus volontiers acquitter que condamner, sauf peut-être lorsque le procès est en faveur du demandeur, comme ce serait le cas pour une affaire d'affranchissement ou d'autres semblables. Mais si ce sont les témoins d'une même partie qui sont en désaccord, le juge doit se demander pour quelle partie se prononcer et se décider, soit d'après le nombre des témoins, ou leur qualité, soit d'après les éléments favorables de la cause ou les circonstances de l'affaire et les dépositions.
Quant au témoignage d'un individu qui se contredit lorsqu'on l'interroge sur ce qu'il a vu et ce qu'il sait, on ne peut absolument pas en tenir compte. Toutefois il n'en va plus de même si la contradiction porte entre l'opinion personnelle du témoin et ce qu'il a entendu dire, car il est fort possible qu'il soit porté à répondre diversement selon qu'il tient compte des diverses impressions qu'il a reçues.
Enfin si le désaccord entre les témoins porte sur
des circonstances qui n'intéressent pas la substance des faits, si le ciel, par
exemple, était nuageux ou serein, si la maison était peinte ou non, etc., de
telles divergences n'infirment pas un témoignage, car habituellement on ne
s'occupe pas beaucoup de ces détails et on les oublie facilement. Bien plus, un
certain désaccord sur ces points secondaires, rend le témoignage plus digne de
foi, car, comme S. Jean Chrysostome l'a remarqué, si les dépositions
étaient identiques dans tous leurs détails, on pourrait soupçonner un accord
concerté. Ici encore c'est à la prudence du juge d'apprécier.
3. Les dispositions contenues dans le canon cité sont particulières aux évêques, aux prêtres, aux diacres et aux clercs de l’Église romaine, et sont motivées par le rang d'honneur de cette Église; et cela pour trois raisons: 1° On ne doit y promouvoir aux dignités que des hommes dont la sainteté inspire plus de confiance que les dépositions de nombreux témoins. 2° Les hommes qui ont à juger les autres se créent souvent, dans l'exercice même de leur mission, de nombreux ennemis; aussi ne faut-il pas croire trop aisément aux témoins qui déposent contre eux, à moins qu'ils ne soient nombreux à être d'accord. 3° La condamnation de l'un d'eux porterait atteinte à la vénération dont les hommes entourent cette Église pour sa dignité et son autorité. Et ce serait plus dangereux que d'y tolérer un pécheur, à moins que ce désordre soit public et manifeste, au point de créer un grave scandale.
Objections:
1. Il semble qu'on ne doit récuser un témoignage
que pour une faute. C'est en effet un châtiment que l'on inflige à certains
individus, de les rendre inhabiles à témoigner, ainsi ceux qui encourent la
note d'infamie. Mais on ne doit infliger de châtiment que pour une faute. Donc
lorsqu'il n'y a pas de faute, on ne peut rejeter la déposition d'un témoin.
2. Le droit prescrit: « On doit présumer
l'honnêteté de tout homme, à moins de constater le contraire. » Or porter un
témoignage véridique est le fait de l'honnête homme. Donc, puisqu'il ne peut
être soupçonné de malhonnêteté qu'en raison d'une faute, on ne pourra rejeter
son témoignage que pour ce motif.
3. Il n'y a que le péché qui rende un homme
inapte à faire ce qui est nécessaire au salut. Or nous avons établi que déposer
en faveur de la vérité est nécessaire au salut. Donc nul ne peut être récusé
comme témoin, s'il est innocent.
Cependant, S. Grégoire, cité par le droit canon dit: « Si un évêque est accusé par ses serviteurs, on ne doit absolument pas les entendre. »
Conclusion:
Un témoignage, nous venons de le dire, ne peut avoir une certitude infaillible, mais seulement probable. C'est pourquoi tout ce qui contribue à former une probabilité en sens contraire annule le témoignage. Or il devient probable qu'un témoin ne sera pas ferme dans l'attestation de la vérité, parfois en raison d'une faute, comme chez les infidèles, les infâmes, ceux qui sont coupables d'un crime public; ils perdent le droit d'accuser. Mais aussi lorsque le témoin n'est coupable d'aucune faute. Ou bien parce qu'il n'a pas l'usage parfait de sa raison, c'est le cas des enfants, des fous et des femmes; ou bien à cause de son attachement à l'une des parties, ainsi les ennemis, les parents et les domestiques; ou enfin c'est à cause de sa condition sociale, comme celle des pauvres, des esclaves et de tous ceux sur lesquels s'exerce l'influence d'un supérieur; on peut conjecturer qu'ils seront facilement amenés à porter témoignage contre la vérité. On voit donc que certains témoins peuvent être récusés, qu'ils soient coupables ou non.
Solutions:
1. Récuser un témoin relève moins d'un châtiment
que d'une précaution, contre un faux témoignage possible. Donc l'objection ne
porte pas.
2. Sans doute, à moins de constater le contraire,
doit-on présumer l'honnêteté d'un homme, du moment que cette présomption ne
comporte pas de risques pour un tiers; car alors il faut être sur ses gardes et
ne pas croire sans discernement au témoignage de n'importe qui, selon cette
parole (1 jn 4, 1): « Ne croyez pas à tout esprit. »
3. Faire office de témoin est nécessaire au salut, mais à condition que le témoin en soit capable et soit appelé par le droit. Rien n'empêche donc que certains soient dispensés de témoigner, s'ils n'en sont pas jugés capables selon le droit.
Objections:
1. Il ne semble pas que le faux témoignage soit
toujours péché mortel; car on peut le porter par ignorance du fait, et une
telle ignorance excuse du péché mortel.
2. Le mensonge officieux se définit celui qui est
utile à quelqu'un et ne nuit à personne; il n'est pas péché mortel. Or parfois,
le mensonge contenu dans le faux témoignage a ce caractère; par exemple
lorsqu'on porte un faux témoignage pour sauver quelqu'un de la mort ou d'une
condamnation injuste demandée par de faux témoins ou par un juge inique. On ne
commet donc pas de péché mortel en portant dans ce cas un faux témoignage.
3. On fait prêter serment au témoin afin qu'il
craigne un parjure qui serait un péché mortel. Mais ce serment serait inutile
si le faux témoignage lui-même était déjà un péché mortel. Donc celui-ci n'est
pas toujours péché mortel.
Cependant, il est écrit au livre des Proverbes (19, 5): « Le faux témoin ne restera pas impuni. »
Conclusion:
Le faux témoignage revêt une triple laideur; d'abord celle du parjure, puisqu'un témoin ne saurait être admis à déposer qu'après avoir juré; de ce chef c'est toujours un péché mortel. Puis, sa laideur vient de l'injustice commise envers autrui; de ce point de vue c'est un péché mortel de sa nature, comme toute injustice. Aussi le Décalogue condamne-t-il le faux témoignage (Ex 20, 16): « Tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton prochain. » Car on n'agit pas contre quelqu'un en l'empêchant de commettre une injustice, mais seulement en le privant de la justice qui lui est due. Enfin
la dernière laideur du faux témoignage lui vient de sa fausseté même, selon laquelle tout mensonge est un péché; mais ce n'est pas de ce chef que le faux témoignage est toujours péché mortel.
Solutions:
1. En portant témoignage, on ne doit pas affirmer
pour certain, comme si l'on était bien informé, ce dont on n'est pas sûr; ce
qui est douteux doit être donné comme douteux, et ce qui est certain comme
certain. Toutefois, en raison d'une défaillance de mémoire, on peut parfois
tenir pour certain ce qui est faux; si alors, après y avoir mûrement réfléchi,
on maintient son affirmation, se croyant convaincu de ce qui néanmoins est
faux, on ne pèche pas mortellement; on ne porte pas, en effet, un faux
témoignage à proprement parler et intentionnellement, mais par accident et
contre son intention,
2. Un jugement injuste n'est pas un jugement.
Aussi le faux témoignage porté dans un jugement injuste pour empêcher une
injustice n'a pas raison de péché mortel contre la justice, mais seulement
contre le serment qu'on a violé.
3. Les hommes, par-dessus tout, redoutent les péchés contre Dieu, comme étant les plus graves; de ce nombre est le parjure; ils n'ont pas la même horreur des péchés contre le prochain. Et c'est pour cela, pour rendre le témoignage plus certain, qu'on exige le serment du témoin.
Somme Théologique IIa-IIae
1. L'avocat est-il tenu d'assister les pauvres? - 2. Doit-on interdire à certains d'exercer l'office d'avocat? - 3. L'avocat pèche-t-il en défendant une cause injuste? - 4. En acceptant de l'argent pour son assistance?
Objections:
1. Il semble qu'un avocat soit tenu de donner son
assistance à la cause d'un pauvre. Il est écrit, en effet (Ex 23, 5): « Si tu
vois l'âne de celui qui te hait succombant sous sa charge, ne l'abandonne pas,
mais joins tes efforts aux siens pour le décharger. » Or le pauvre n'est pas
moins en danger lorsque sa cause est accablée contrairement à la justice que si
son âne succombait sous la charge. L'avocat est donc tenu de prendre en main la
défense d'un pauvre.
2. Dans une homélie sur l'Évangile, S. Grégoire
déclare: « Celui qui a l'intelligence doit veiller à ne pas se taire; celui qui
a l'abondance des biens, à ne pas diminuer les largesses de sa miséricorde
celui qui sait converser, à en faire profiter le prochain; celui qui est
capable de parler à un riche, à intercéder en faveur des pauvres. Tout ce qu'il
a reçu, en effet, si peu que ce soit, doit être regardé comme un talent. » Or
on ne doit pas enfouir un talent, mais le faire fructifier fidèlement; c'est ce
que montre bien dans la parabole (Mt 25, 21) le châtiment du serviteur qui a
enfoui son talent. L'avocat est donc tenu de plaider pour un pauvre.
3. Le précepte relatif aux oeuvres de
miséricorde, puisqu'il est un principe affirmatif, oblige en certains lieux et
temps déterminés, mais surtout en cas de nécessité. Or c'est bien un cas de
nécessité que celui du pauvre opprimé dans un procès. Donc en ce cas il
apparaît que l'avocat est tenu de donner son assistance aux pauvres.
Cependant, le pauvre qui manque de nourriture n'est pas dans une nécessité moindre que celui qui a besoin d'un avocat. Or celui qui a les moyens de nourrir un pauvre n'est pas toujours tenu de le faire. Donc l'avocat non plus ne sera pas toujours obligé d'assurer la défense d'un pauvre.
Conclusion:
Donner son assistance à la cause d'un pauvre est
une oeuvre de miséricorde; on peut donc appliquer ici ce que nous avons dit
plus haut b des oeuvres de miséricorde en général. Personne, en effet, n'est à
même de pourvoir par ses oeuvres de miséricorde aux nécessités de tous les
indigents. Aussi, dit S. Augustin: « Puisque tu ne peux être utile à
tous., il faut surtout venir en aide à ceux qui, par une sorte de destin, te
sont plus étroitement unis, en fonction des rapports de lieux, de temps ou de
quelque autre circonstance. » Les circonstances de lieu: de fait, on n'est pas
obligé d'aller par le monde chercher des indigents à secourir; il suffit
d'exercer la miséricorde à l'égard de ceux qui se présentent. En ce sens, il
est prescrit au livre de l'Exode (23, 4): « Si tu rencontres le boeuf ou l'âne
de ton ennemi, errant dans la campagne, ramène-le-lui. » Les circonstances de
temps: on n'est pas tenu de pourvoir aux nécessités futures du prochain, il
suffit de venir à son secours dans la nécessité présente. Ici nous rencontrons
le mot de S. Jean (1 Jn 3, 17): « Celui qui voit son frère dans le besoin sans
se laisser attendrir, comment l'amour de Dieu pourrait-il demeurer en lui? »
Enfin quelque autre circonstance: car on doit avant tout venir en aide à ses
proches qui sont dans le besoin; selon S. Paul (1 Tm 5, 3): « Si quelqu'un n'a
pas soin des siens, surtout ceux de sa famille, il a renié la foi. »
Cependant, lorsque ces circonstances se trouvent réalisées, il reste encore à examiner si l'indigent est dans une nécessité telle qu'on ne découvre pas sur-le-champ un autre moyen de lui venir en aide. Dans ce cas on est tenu de faire en sa faveur une oeuvre de miséricorde. Si au contraire on voit tout de suite un autre moyen de le secourir, par soi-même ou par l'intervention de quelqu'un qui lui tient de plus près, ou qui dispose de plus de ressources, on n'est pas rigoureusement tenu de venir en aide à l'indigent, et s'en abstenir n'est pas un péché; bien que ce soit un acte louable de le faire sans y être rigoureusement obligé.
En conséquence, l'avocat ne sera pas toujours tenu d'accorder son assistance aux pauvres, mais seulement lorsque ces conditions sont rassemblées. Autrement il devrait abandonner toutes les autres causes pour ne se consacrer qu'à celles des pauvres. Les mêmes principes valent pour le médecin à propos des soins à donner aux pauvres.
Solutions:
1. Lorsqu'un âne succombe sous sa charge, on
suppose qu'il ne peut être relevé que par les passants; c'est pourquoi il sont
tenus de l'aider. Ce qui ne serait pas le cas si l'on pouvait l'aider
autrement.
2. L'homme est tenu d'employer utilement le
talent qui lui a été confié, en tenant compte des circonstances de temps, de
lieux, etc., selon les règles données ci-dessus.
3. Toute nécessité n'entraîne pas l'obligation de secourir le prochain, mais seulement celles que nous avons déterminées.
Objections:
1. Il ne semble pas que le droit puisse interdire
à quelqu'un d'exercer l'office d'avocat. Personne, en effet, ne doit être
empêché d'accomplir une oeuvre de miséricorde. Or donner son assistance dans un
procès est une oeuvre de miséricorde. Donc cela ne doit être interdit à
personne.
2. Un même effet ne peut être produit par des
causes contraires. Or s'adonner aux choses divines et s'adonner au péché sont
deux états contraires. C'est donc à tort qu'on interdit l'office d'avocat aux
uns parce qu'ils se consacrent à la religion, comme les moines et les clercs,
et à d'autres en raison de leurs fautes, comme les infâmes et les hérétiques.
3. Il faut aimer son prochain comme soi-même. Or
c'est un effet de l'amour, qu'un avocat accorde son assistance à son prochain
devant les tribunaux. Il est donc inadmissible de reconnaître à certains le
droit de se défendre eux-mêmes et de leur refuser cependant de plaider pour les
autres.
Cependant, le droit interdit à de nombreuses personnes d'engager une procédure.
Conclusion:
On peut être empêché d'accomplir un acte pour deux raisons, soit par incapacité, soit par inconvenance; mais tandis que l'incapacité est un empêchement absolu, l'inconvenance est un empêchement relatif qui peut disparaître devant la nécessité. Ainsi certains seront inaptes pour cause d'incapacité, à exercer l'office d'avocat, soit qu'ils manquent de sens interne, comme les aliénés et les impubères, soit qu'ils manquent d'un sens externe, comme les sourds et les muets. En effet, l'avocat a besoin, d'une part de l'habileté qui le rend apte à montrer efficacement la justice de la cause qu'il soutient, et d'autre part d'une bonne langue et d'une bonne oreille qui lui permettent de s'exprimer et d'entendre ce qu'on lui dit. Aussi ceux qui sont privés de l'une ou l'autre ne pourront-ils absolument pas remplir la charge d'avocat ni pour eux-mêmes ni pour d'autres.
Par ailleurs, la convenance que requiert l'accomplissement de cette charge exclut certains, et ici encore pour deux motifs. Les uns sont liés par des devoirs plus élevés. Ainsi ne convient-il pas que les moines et les prêtres soient avocats dans quelque cause que ce soit, ni les clercs devant les tribunaux séculiers; car ces hommes sont consacrés aux choses divines. - D'autres ont un défaut personnel, corporel, comme les aveugles qu'on ne peut faire intervenir dans un procès; ou un défaut spirituel, car il ne convient pas que celui qui a méprisé la justice en ce qui le concerne, vienne la défendre en faveur d'un autre. Voilà pourquoi les infâmes, les infidèles et tous ceux qui ont été condamnés pour crimes graves ne peuvent décemment remplir l'office d'avocat.
Toutefois la nécessité l'emporte sur cette raison de convenance. Alors de telles personnes pourront plaider pour elles-mêmes ou d'autres personnes qui leur sont unies; les clercs pourront prendre en main la cause de leurs églises, et les moines celle de leur monastère, si l'abbé le leur ordonne.
Solutions:
1. On se trouve parfois empêché d'accomplir une
oeuvre de miséricorde, soit par incapacité, soit par manque de convenance.
C'est qu'en effet toutes les oeuvres de miséricorde ne conviennent pas à tous;
il ne convient pas aux sots de donner un conseil, ni aux ignorants d'instruire.
2. De même que la vertu est détruite par l'excès
ou le défaut, de même l'inconvenance provient du trop ou du trop peu. Il en
résulte que certains seront écartés de l'office d'avocat parce que leur dignité
les élève trop haut pour leur permettre d'exercer une telle fonction, ainsi les
religieux et les clercs. D'autres au contraire sont indignes de remplir cet
office et lui sont en quelque sorte inférieurs, c'est le cas des infâmes et des
infidèles.
3. Un homme a une plus grande obligation de se défendre lui-même que de défendre les autres, car ces derniers peuvent pourvoir d'une autre manière à leur propre cas. La comparaison ne vaut donc pas.
Objections:
1. Il ne semble pas. En effet, de même que
l'habileté du médecin se révèle lorsqu'il guérit une maladie désespérée, ainsi
l'habileté de l'avocat s'il peut défendre une cause injuste. Or on loue le
médecin d'une telle réussite. Donc l'avocat aussi, loin de pécher, mérite
d'être loué s'il plaide en faveur d'une cause injuste.
2. Il est permis de renoncer à n'importe quel
péché. Mais le code punit l'avocat qui trahit la cause dont il s'est chargé.
Donc un avocat ne pèche pas en défendant une cause injuste dont il s'est
chargé.
3. Lorsqu'on emploie des moyens injustes pour
défendre une cause juste, comme de produire de faux témoins ou faire état de
lois inexistantes, on pèche plus gravement qu'en défendant une cause injuste;
parce que le premier péché porte sur la forme, le second sur la matière. Or il
apparaît que l'avocat a le droit de se servir de telles ruses, absolument comme
le soldat a le droit de dresser des embuscades. Il semble donc que l'avocat ne
pèche pas s'il défend une cause injuste.
Cependant, il est écrit (2 Ch 19, 2) « Tu prêtes secours au méchant, et c'est pourquoi tu as mérité la colère du Seigneur. » Or l'avocat qui défend une cause injuste prête secours au méchant. Donc son péché attire sur lui la colère du Seigneur.
Conclusion:
Il est interdit de coopérer au mal, soit en le conseillant, soit en y aidant, soit en y consentant de quelque manière; conseiller ou favoriser le mal, en effet, est à peu près la même chose que le faire. Aussi S. Paul écrit-il aux Romains (1, 32): « Sont dignes de mort, non seulement ceux qui commettent le péché, mais encore ceux qui y donnent leur consentement »; et c'est pourquoi nous avons dite qu'ils sont tous tenus à restitution. Or il est évident que l'avocat apporte aide et conseil à son client. Donc, s'il défend sciemment une cause injuste, nul doute qu'il pèche gravement, et soit tenu à restitution du dommage qu'il a causé injustement à la partie adverse en accordant son assistance à son client. Mais s'il ignore l'injustice de la cause qu'il défend et la croit juste, il est excusable dans la mesure où l'ignorance peut excuser.
Solutions:
1. Le médecin qui entreprend de soigner une
maladie désespérée ne fait de tort à personne. Au contraire, l'avocat prenant
en main une cause injuste lèse la partie contre laquelle il plaide. Il n'y a
donc pas de comparaison. Si l'éclat de son talent semble mériter les louanges,
sa volonté pèche contre la justice en abusant de son talent au service du mal.
2. L'avocat qui accepte de défendre une cause
qu'il croit d'abord juste et dont il découvre au cours du procès qu'elle est
injuste, ne doit pas la trahir, par exemple, en venant en aide à la partie
adverse, ou en révélant à celle-ci les secrets de son client. Cependant il peut
et il doit abandonner cette cause, ou bien il peut engager son client à
renoncer ou à composer, sans préjudice pour la partie adverse.
3. Nous avons montré plus haut que le général et le soldat peuvent agir avec ruse au cours d'une guerre juste, en dissimulant habilement leurs plans à l'ennemi, sans toutefois que cette dissimulation aille jusqu'à la perfidie, car, comme l'observe Cicéron: « Même envers les ennemis il faut rester loyal. » De même l'avocat, en défendant une cause juste, pourra-t-il cacher prudemment ce qui pourrait nuire à son procès, mais il ne lui est pas permis de mentir.
Objections:
1. Il ne semble pas que l'avocat puisse recevoir
de l'argent pour son assistance. Les oeuvres de miséricorde ne doivent pas être
faites en vue d'une récompense humaine, selon ce texte (Lc 14, 12): « Lorsque
tu donnes à déjeuner ou à dîner, n'invite ni tes amis, ni tes voisins riches,
de peur qu'ils ne t'invitent à leur tour et que ce soit là ta récompense. » Or
donner son assistance est une oeuvre de miséricorde, nous l'avons vu. L'avocat
n'a donc pas le droit d'être rémunéré pour son assistance.
2. Il ne faut pas échanger du spirituel contre du
temporel. Or assister un plaideur est bien du spirituel, puisque c'est exercer
la science du droit. L'avocat ne peut donc accepter de l'argent en retour.
3. Trois personnes coopèrent au procès l'avocat,
le juge, le témoin. Or S. Augustin déclare: « Le juge ne doit pas vendre un
jugement juste, ni le témoin une déposition véridique. » L'avocat ne pourra
donc pas davantage vendre sa légitime assistance.
Cependant, S. Augustin dit au même endroit: « L'avocat a le droit de faire payer son assistance, comme tout homme de loi un bon conseil. »
Conclusion:
Lorsqu'on n'est pas obligé de rendre un service, on peut en toute justice exiger une rétribution après l'avoir rendu. Or il est clair qu'un avocat n'est pas toujours obligé d'accorder son assistance et ses conseils. Aussi ne commet-il pas d'injustice s'il fait payer son assistance ou ses conseils. Le même principe vaut pour le médecin qui se dévoue au chevet d'un malade, et pour tous ceux qui remplissent des emplois analogues, à condition toutefois que leurs honoraires soient modérés, en tenant compte de la condition sociale de leurs clients, de la nature des services rendus, du labeur fourni, et des coutumes du pays. Mais si, malheureusement, ils extorquaient une rétribution excessive, ils pécheraient contre la justice. C'est ce qui fait dire encore à S. Augustin: « On a coutume de leur faire rendre ce qu'ils ont extorqué par une improbité sans scrupule, mais il n'en est pas de même de ce qui leur a été donné conformément à un usage acceptable. »
Solutions:
1. On n'est pas toujours tenu de donner
gratuitement ce que l'on peut faire par miséricorde; autrement personne ne
pourrait vendre quoi que ce soit, car tout peut être la matière d'un acte de
miséricorde. Mais lorsqu'un homme donne une chose par miséricorde, il ne doit
pas attendre sa récompense des hommes, mais de Dieu. Donc lorsque l'avocat
assume la défense d'un pauvre par miséricorde, il ne doit pas attendre une
rétribution humaine, mais la récompense divine. Cependant il n'est pas toujours
tenu de plaider gratuitement.
2. Si la science du droit est quelque chose de
spirituel, son exercice exige un travail matériel, pour la rétribution duquel
on peut recevoir de l'argent; sinon aucun artisan n'aurait le droit de vivre de
son art.
3. Le juge et le témoin sont communs aux deux parties, parce que le juge est tenu de rendre une juste sentence, et le témoin de donner un témoignage vrai. Or la justice et la vérité ne penchent pas d'un côté plus que de l'autre. Aussi est-ce du trésor public que le juge reçoit des honoraires pour son travail. Quant aux témoins, ils reçoivent une indemnité, non comme prix de leur déposition, mais à titre de dédommagement de leur peine; et ces frais sont à la charge des deux parties, ou seulement de celle qui a cité les témoins à la barre; car selon S. Paul (1 Co 9, 7) - « Personne n'a jamais porté les armes à ses propres frais. » Au contraire, l'avocat défend uniquement les intérêts d'une partie. Il a donc le droit d'être payé pour les services qu'il lui a rendus.
LES INJUSTICES PAR PAROLES COMMISES HORS DES TRIBUNAUX
Ce sont: 1) L'injure (Question 72). - 2) La diffamation (Question 73). - 3) La médisance (Question 74). - 4° La moquerie (Question 75). - 5° La malédiction (Question 76).
Somme Théologique IIa-IIae
1. Qu'est-ce que l'injure? - 2. Est-elle toujours péché mortel? - 3. Faut-il réprimer les auteurs d'injures? - 4. L'origine de l'injure.
Objections:
1. Il semble que l'injure ne consiste pas en
paroles. En effet elle comporte un certain tort fait au prochain, puisqu'elle
est une injustice. Mais les paroles semblent ne faire aucun tort au prochain,
ni dans sa parole ni dans ses biens.
2. L'injure implique un certain déshonneur. Or on
peut déshonorer ou dénigrer quelqu'un par des actions plus que par des paroles.
3. Le déshonneur infligé en paroles s'appelle
insulte ou reproche. Mais ce sont des actes distincts de l'injure. Celle-ci ne
consiste donc pas en paroles.
Cependant, l'ouïe ne peut percevoir que les paroles. Or elle perçoit l'injure selon ce texte de Jérémie (20, 10): « J'ai entendu des injures à la ronde. » Donc l'injure consiste en paroles.
Conclusion:
L'injure comporte du déshonneur. Or cela se produit de deux façons. En effet puisque l'honneur est l'effet d'une certaine excellence, on peut d'abord déshonorer un autre en le privant de l'excellence qui lui procurait son honneur. Cela se fait par les péchés d'action contre la justice dont nous avons déjà parlé. - On peut encore porter à sa connaissance et à celle des autres ce qui est contre son honneur. Et c'est là proprement l'injure. On la commet à l'aide de certains signes expressifs. Mais comme le remarque S. Augustin: « Tous les signes, comparés aux paroles, sont peu de chose; en effet, la parole est le principal moyen que les hommes ont à leur disposition pour exprimer tout ce qui se passe dans leur esprit. » C'est pourquoi nous disons que l'injure est à proprement parler un péché de langue, et que S. Isidore note cette étymologie: « L'homme injurieux est appelé ainsi (contumeliosus) parce qu'il est prompt à dire des paroles offensantes et qu'il en a la bouche gonflée (tumet). »
Toutefois, parce que certains faits peuvent avoir une signification, et être, sous ce rapport, assimilés aux paroles, il suit que l'on peut parler d'injures au sens large, même à propos d'actions. Aussi sur ces mots (Rm 1, 30): « Hommes qui outragent, orgueilleux, etc. », la Glose définit les premiers « ceux qui par des paroles ou des actes outragent et salissent leur prochain ».
Solutions:
1. Les paroles considérées dans leur essence de
sons qui frappent l'oreille ne causent aucun dommage sauf peut-être celui de
fatiguer l'oreille lorsque l'on parle trop fort. Mais, envisagées comme signes
qui portent une idée ou un fait à la connaissance des autres, elles peuvent
causer de nombreux dommages. L'un des plus graves est de ravir à un homme les
témoignages d'honneur et de vénération qui lui sont dus. Aussi l'injure
est-elle plus grande quand on dit à quelqu'un ses défauts devant un plus grand
nombre de personnes. Cependant on peut encore injurier quelqu'un en ne
s'adressant qu'à lui, lorsqu'en agissant ainsi on manque au respect qu'on lui
doit.
2. On déshonore quelqu'un par des actes dans la
mesure ou ceux-ci produisent ou expriment une atteinte à l'honneur de cette
personne. La première manière ne constitue pas une injure proprement dite, mais
relève des injustices par action envers autrui dont nous avons déjà parlé.
Quant à la seconde, c'est bien un outrage, car l'action peut être aussi
significative que des paroles.
3. L'insulte et le reproche se font par des paroles, comme l'injure; car dans les trois cas, on relève les défauts de quelqu'un au détriment de son honneur... Or ces défauts peuvent être de trois sortes: D'abord c'est une faute qui est dénoncée par des paroles injurieuses. Puis, d'une façon générale, la faute et la peine qui sont la matière des paroles d'insulte (convitium), car le mot vice (vitium) peut s'entendre non seulement d'un défaut de l'âme mais aussi du corps. Ainsi dire à quelqu'un d'une manière offensante qu'il est aveugle, c'est l'insulter, et non l'injurier; au contraire accuser quelqu'un d'être un voleur est plus qu'une insulte, c'est une injure. Mais parfois on peut souligner la bassesse ou la pauvreté de l'autre et porter ainsi atteinte à son honneur qui résulte toujours d'une certaine excellence. Ce sont des paroles de reproche, et c'est précisément le cas lorsque quelqu'un, d'une façon odieuse, rappelle à un autre le secours qu'il lui a fourni lorsqu'il était dans le besoin. Comme le dit l'Écriture (Si 20, 15) « Il donne peu et reproche beaucoup. » Cependant tous ces mots se prennent parfois l'un pour l'autre.
Objections:
1. Il ne semble pas que l'injure ou l'insulte
soit péché mortel. Car aucun péché mortel n'est l'acte d'une vertu. Or railler
les défauts d'autrui est un acte de la vertu d'eutrapélie, ou de bonne
humeur, à laquelle il appartient, selon Aristote, de critiquer gentiment. Donc
l'insulte ou l'outrage n'est pas péché mortel.
2. Les hommes parfaits ne commettent pas de péché
mortel, et cependant il leur arrive de railler ou de proférer des outrages. S.
Paul dit bien (Ga 3, 1) « O Galates insensés! » Et le Seigneur lui-même (Lc 24,
25): « Ô hommes sans intelligence et dont le coeur est lent à croire ! » Donc
l'insulte ou l'injure n'est pas péché mortel.
3. Ce qui est péché véniel de sa nature peut
devenir mortel, mais la réciproque n’est pas vraie, nous l’avons vu
précédemment. Donc, si proférer une insulte ou une injure était péché mortel de
sa nature, il s'ensuivrait que ce serait toujours péché mortel. Mais c'est
faux, au moins dans le cas de celui qui, par légèreté et par surprise, ou par
un mouvement de colère sans gravité, laisse échapper une parole injurieuse.
Donc l'injure ou l'insulte ne doivent pas être classés comme péchés mortels.
Cependant, seul le péché mortel mérite la peine éternelle de l'enfer. Or l'insulte ou l'injure mérite cette peine; selon cette parole en S. Matthieu (5, 28): « Celui qui dira à son frère: "Fou !" mérite d'être jeté dans la géhenne de feu. » Donc l'insulte ou l'injure est péché mortel.
Conclusion:
Nous venons de dire que les paroles considérées comme des sons ne portent pas préjudice à autrui, mais seulement en tant qu'elles comportent une signification, puisque celle-ci provient du sentiment intérieur. Aussi dans les péchés de paroles, il faut surtout examiner les sentiments de celui qui parle. Donc, vu que l'insulte ou l'injure comportent par définition un déshonneur, si celui qui les prononce a bien l'intention de porter atteinte par ses paroles à l'honneur d'autrui, c'est très proprement et de soi, faire une insulte ou une injure. C'est un péché mortel qui n'est pas moins grave que le vol ou la rapine, car l'homme n'a pas moins d'attachement à son honneur qu'à ses possessions matérielles.
En revanche, si quelqu'un profère envers autrui des paroles d'insulte ou d'injure sans intention de le déshonorer, mais pour le corriger ou pour un motif semblable, il ne prononce pas une insulte ou une injure formellement et absolument, mais seulement par accident et matériellement, en ce sens que ce qu'il dit pourrait être une insulte ou une injure. Dans ce cas il peut y avoir péché véniel, comme il peut n'y avoir pas de péché du tout. En cela cependant la discrétion est nécessaire: il faut n'employer ce langage qu'avec mesure. Car si l'on en usait sans discernement, l'insulte pourrait avoir assez de force pour ruiner l'honneur de celui qu'elle vise. On pourrait ainsi aller jusqu'à commettre un péché mortel, même si l'on n'avait pas l'intention de déshonorer son prochain. De même, celui qui blesse gravement un autre qu'il a frappé en jouant imprudemment, n'est pas exempt de péché.
Solutions:
1. C'est faire preuve de bonne humeur que de
lancer quelques légères railleries, non pour déshonorer ou peiner son prochain,
mais plutôt pour s'amuser et par plaisanterie. On peut donc le faire sans
péché, pourvu que l'on observe la retenue convenable. Mais si quelqu'un
n'hésite pas à faire de la peine à celui auquel il adresse ses critiques
plaisantes, du moment qu'il provoque les risées de l'entourage, il y a là
quelque chose de vicieux, comme Aristote le dit à ce sujet.
2. De même qu'il est permis de frapper quelqu'un
ou de le mettre à l'amende pour le former, ainsi, pour le même motif, on a le
droit d'adresser une parole insultante à celui que l'on doit corriger. C'est
ainsi que le Seigneur appela les disciples « hommes sans intelligence », et
l'Apôtre traita les Galates d'insensés. Cependant, comme le remarque S.
Augustin: « Ces reproches ne doivent être faits que rarement et
lorsqu'ils deviennent absolument nécessaires, non dans l'intention de nous
imposer nous-mêmes, mais pour l'honneur de Dieu. »
3. Puisque le péché d'insulte ou d'injure dépend de l'intention de son auteur, le péché peut n'être que véniel si l'insulte est futile, ne portant pas une grave atteinte à l'honneur d'autrui, si elle est proférée par légèreté d'esprit ou par un léger mouvement de colère, et sans propos délibéré de déshonorer; par exemple lorsqu'on a l'intention de mortifier légèrement quelqu'un par une telle parole.
Objections:
1. Il semble que l'on ne doive pas supporter les
injures qui nous sont adressées. Car celui qui les supporte encourage l'audace
de l'insulteur. Mais il ne faut pas agir ainsi. Donc on ne doit pas supporter
les injures, mais plutôt répondre à l'insulteur.
2. On doit s'aimer soi-même plus qu'autrui. On ne
doit pas laisser insulter autrui, ce qui fait dire aux Proverbes (26, 10 Vg): «
Celui qui impose silence à l'insensé apaise les colères. » Donc on ne doit pas
supporter non plus d'être soi-même injurié.
3. Nul n'a le droit de se venger soi-même, selon
cette parole de Dieu (He 10, 30): « A moi la vengeance! C'est moi qui paierai
de retour. » Or, c'est une vengeance de ne pas résister aux injures, car S.
Jean Chrysostome remarque: « Si tu veux te venger, garde le silence, et tu
porteras à ton ennemi un coup mortel. » Donc on ne doit pas garder le silence
et se résigner aux outrages, mais plutôt y répondre.
Cependant, il est écrit dans le Psaume (38, 13): « Ceux qui cherchent mon malheur répandent des mensonges », et plus loin: « Mais moi je suis comme un sourd, je n'entends pas; je suis comme un muet qui n'ouvre pas la bouche. »
Conclusion:
De même que la patience est nécessaire pour supporter les actes dirigés contre nous, de même pour supporter les paroles qui nous attaquent. Or l'obligation de garder le silence à l'égard des actes hostiles s'entend d'une disposition habituelle de l'âme. Le précepte du Sermon sur la montagne (Mt 5, 39): « Si quelqu'un te frappe sur la joue droite, présente-lui encore l'autre » est ainsi expliqué par S. Augustin: « C'est-à-dire qu'on doit être prêt à le faire s besoin est; mais on n'est pas toujours tenu d'agi ainsi effectivement, puisque le Seigneur lui-même ne l'a pas fait; lorsqu'il reçut un soufflet au cour de la Passion, il demanda: "Pourquoi m frappes-tu?" »
De même pour les paroles injurieuses proférée contre nous; on doit avoir l'âme prête à supporte les injures, si cela est à propos. Mais il y a de cas où il faut repousser les injures, et surtout pour deux raisons. La première est le bien de celui qui nous injurie; il importe de réprimer son audace afin qu'il ne soit pas tenté de recommencer; le livre des Proverbes (26, 5) dit à ce propos: « Réponds à l'insensé selon sa folie, de peur qu'il ne se regarde comme sage. » La seconde raison est le bien de plusieurs autres personnes dont les progrès spirituels pourraient être entravés par les outrages qu’on nous porte. Ce qui fait dire à S. Grégoire: « Ceux dont la vie est donnée en exemple aux autres doivent, s'ils le peuvent, faire taire leurs détracteurs; afin que ceux qui pourraient écouter leurs prédications n'en soient pas détournés, et qu'en demeurant plongés dans leurs vices ils ne méprisent la vertu. »
Solutions:
1. On doit réprimer avec mesure l'audace de
l'insulteur injurieux, pour accomplir un devoir de charité, non pour satisfaire
son amour-propre. Aussi le livre des Proverbes dit-il encore (26, 4): « Ne
réponds pas à l'insensé selon sa folie, de peur de lui ressembler. »
2. Lorsqu'on réprime les injures adressées à
d'autres, le danger d'une satisfaction l'amour propre est moindre que lorsqu'on
se défend personnellement; il semble que l'on soit davantage inspiré par un
sentiment de charité.
3. Se taire avec le secret désir que notre silence provoque celui qui nous injurie à la colère, c'est agir par vengeance; mais si au contraire on garde le silence pour laisser passer la colère, on agit vertueusement. Aussi est-il écrit dans l'Ecclésiastique (8, 3): « N'aie pas de dispute avec un grand parleur, ne mets pas de bois sur le feu. »
Objections:
1. Il semble que l'injure ne dérive pas de la
colère, car il est écrit au livre des Proverbes (11, 2): « Où est l'orgueil, là
est l'injure. » Or la colère est un vice distinct de l'orgueil. Donc l'injure
ne dérive pas de la colère.
2. Le livre des Proverbes (20, 3) remarque
encore: « Tous les fous se laissent aller aux injures. » Or la folie est
opposée à la sagesse, et la colère à la mansuétude. Donc l'injure ne provient
pas de la colère.
3. Aucun péché n'est diminué par sa cause propre.
Or le péché d'injure est moindre s'il a sa source dans la colère; il est, en
effet, plus grave de proférer des injures par haine que par colère. Donc
l'injure ne vient pas de la colère.
Cependant, S. Grégoire dit que les outrages naissent de la colère.
Conclusion:
Un seul et même péché peut venir de sources diverses, mais on l'attribue principalement à la source dont il découle le plus souvent, parce qu'elle est plus proche de sa fin propre. Or il y a une grande affinité entre l'injure et la fin poursuivie par la colère, qui est la vengeance. En effet, pour l'homme en colère, le moyen le plus facilement réalisable de se venger est d'injurier l'adversaire. C'est pourquoi l'injure naît surtout de la colère.
Solutions:
1. L'injure n'est pas ordonnée à la fin de
l'orgueil qui est la grandeur; elle ne dérive donc pas directement de
l'orgueil. Toutefois celui-ci dispose à l'injure, car ceux qui se jugent
supérieurs sont davantage portés à mépriser les autres et à les injurier. En
effet, ils se mettent facilement en colère, car ils jugent révoltant tout ce
qui s'oppose à leur volonté.
2. Aristote remarque que « la colère n'est pas
parfaitement docile à la raison », et ainsi l'homme en colère souffre d'un
manque de raison qui rejoint la folie. De ce chef l'injure peut naître de la
folie, à cause de l'affinité de celle-ci avec la colère.
3. Aristote note aussi que « l'homme en colère cherche à se venger ouvertement; mais le haineux n'agit pas ainsi ». Aussi l'injure qui comporte une offense publique relève-t-elle davantage de la colère que de la haine.
Somme Théologique IIa-IIae
1. Qu'est-ce que la diffamation? - 2. Est-elle un péché mortel? - 3. Sa gravité comparée celle des autres péchés. - 4. Est-ce un péché d'écouter la diffamation?
Objections:
1. Il semble que la diffamation ne soit pas le
dénigrement secret de la réputation d'autrui, selon la définition de certains.
En effet, qu'une chose soit secrète ou manifeste, ce ne sont pas là des
circonstances qui constituent l'espèce du péché; car il est accidentel au péché
d'être connu par beaucoup ou peu de gens. Or ce qui ne constitue pas l'espèce
du péché n'appartient pas à son essence et ne doit pas figurer dans sa
définition. La plus ou moins grande publicité des paroles prononcées n'est donc
pas essentielle à la diffamation.
2. La réputation s'entend de l'opinion publique.
Donc si la diffamation est le dénigrement d'une réputation, elle ne peut se
faire par des paroles secrètes, mais par des paroles dites ouvertement.
3. Celui qui diffame (detrahit) enlève
(subtrahit) ou amoindrit quelque chose. Or il peut arriver que l'on dénigre
la réputation du prochain sans rien retrancher de la vérité, par exemple
lorsqu'on découvre des crimes réellement commis. Donc tout dénigrement d'une
réputation n'est pas de la diffamation.
Cependant, il est écrit au livre de l'Ecclésiaste (10, 11 Vg): « Le serpent mord sans faire de bruit; celui qui diffame en secret ne fait pas autre chose. » Donc diffamer, c'est déchirer en secret la réputation de quelqu'un.
Conclusion:
De même qu'il y a deux façons de léser autrui par un acte: au grand jour, comme par la rapine ou toute espèce de violence; en secret, comme par le vol ou par une agression sournoise; de même on peut nuire au prochain en paroles de deux manières: en public, et c'est l'injure, nous l'avons dit; en secret, et c'est la diffamation. Lorsque l'on tient ouvertement des propos offensants contre le prochain, on montre qu'on en fait peu de cas et on le déshonore par là même. C'est pourquoi l'injure porte atteinte à l'honneur de celui qui la subit. Mais celui qui tient ces propos dans le secret montre qu'il redoute l'autre plus qu'il ne le méprise. Il ne porte donc pas directement atteinte à son honneur, mais à sa réputation; en ce sens que, proférant secrètement de telles paroles, il crée, autant qu'il le peut, chez ceux qui l'écoutent, une mauvaise opinion de celui qu'il dénigre. C'est bien cela, en effet, que le diffamateur semble se proposer et à quoi tendent ses efforts: que l'on croie ses paroles.
Il est donc évident que la diffamation diffère de l'outrage à un double titre. D'une part, quant à la manière de parler contre quelqu'un: ouvertement dans l'injure, à l'insu de l'intéressé dans la diffamation. D'autre part, quant à la fin visée, c'est-à-dire au préjudice que l'on provoque, celui qui outrage diminue l'honneur, le diffamateur diminue la réputation.
Solutions:
1. Dans les échanges involontaires auxquels se
ramènent tous les préjudices causés au prochain en parole ou en action, la
raison de péché change selon que l'on agit en secret ou au grand jour, car la
violence et l'ignorance ne réalisent pas de la même façon la raison
d'involontaire, nous l'avons montré plus haut.
2. Les paroles diffamatoires sont appelées
secrètes non au sens absolu, mais par rapport à celui qu'elles visent, parce
qu'on les dit en son absence et à son insu. Au contraire, les injures sont
dites en face. Par suite, dire du mal de quelqu'un en son absence devant
beaucoup de gens, c'est le diffamer; si au contraire il est seul présent, c'est
l'injurier. Bien que, si l'on parle mal d'un absent à une seule personne, cela
suffit pour nuire à sa réputation, au moins partiellement.
3. On diffame non en portant atteinte à la vérité, mais à une réputation. Ce qui peut se faire directement ou indirectement. Directement de quatre façons: en attribuant à autrui ce qui n'est pas; en exagérant ses péchés réels; en révélant ce qui est secret; en disant que telle bonne action a été commise avec une intention mauvaise. Indirectement, en niant le bien qu'il fait ou en multipliant méchamment les réticences et les restrictions.
Objections:
1. Il semble que diffamer ne soit pas un
péché mortel. Aucun acte de vertu, en effet, n'est un péché mortel. Or révéler
un péché caché - ce qui relève de la diffamation, nous venons de le dire - est
un acte de vertu: soit par charité lorsque, par exemple, on dénonce le péché
d'un de ses frères afin de le corriger, soit de justice lorsqu'on porte une
accusation. La diffamation n'est donc pas un péché mortel.
2. Sur cette sentence du livre des Proverbes (24,
21 Vg): « N'ayez pas de rapports avec les diffamateurs », la Glose note: «
C'est là spécialement le péché dans lequel tombe tout le genre humain. » Mais
il n'y a aucun péché mortel qui soit répandu dans tout le genre humain, car
beaucoup d'hommes vivent sans en commettre; ce sont les péchés véniels qui sont
le lot de tous les humains. Donc la diffamation est péché véniel.
3. S. Augustin range « parmi les menus péchés le
fait de dire du mal avec une grande facilité et imprudence », ce qui relève de
la diffamation. Celle-ci est donc péché véniel.
Cependant, S. Paul écrit aux Romains (1, 30): « Les diffamateurs sont loin de Dieu. » Précision donnée, ajoute la Glose, « afin qu'on ne pense point que cette faute soit légère parce qu'elle consiste en paroles ».
Conclusion:
Nous avons dit que les péchés de langue sont à juger surtout d'après l'intention. Or la diffamation est ordonnée par définition à dénigrer la réputation d'autrui. Aussi est-il essentiellement un diffamateur, celui qui déblatère contre quelqu'un en son absence pour noircir sa réputation. Mais enlever à quelqu'un sa réputation est très grave, car la réputation est un bien plus précieux que les trésors temporels, et lorsque l'homme en est privé, il se trouve dans l'impossibilité de faire le bien. Aussi le livre de l'Ecclésiastique (41, 12) recommande: « Prends soin de ta réputation, car c'est un bien plus sûr que mille trésors grands et précieux. » Voilà pourquoi, essentiellement, la diffamation est un péché mortel.
Il arrive cependant que l'on prononce parfois des paroles qui abaissent la réputation d'autrui, sans le vouloir, mais en voulant autre chose. Ce n'est pas alors de la diffamation à parler essentiellement et formellement, mais seulement matériellement et comme par accident. Si ces paroles portant atteinte à la réputation d'autrui sont dites pour une fin bonne ou nécessaire, en observant toutes les circonstances voulues, il n'y a pas de péché et on ne peut pas parler de diffamation. - En revanche, si l'on prononce ces paroles par légèreté ou sans nécessité, c'est un péché, mais qui n'est pas mortel, à moins que ces paroles ne soient d'un tel poids qu'elles lèsent notablement la réputation d'autrui et surtout en tout ce qui touche l'honorabilité de la vie, car alors la nature même de ces paroles constituerait un péché mortel.
Dans ce cas on est tenu à restituer la bonne réputation du prochain, - tout comme on est tenu à la restitution d'un bien volé, - en observant les règles établies précédemment.
Solutions:
1. Ce n'est pas diffamer, on vient de le montrer,
que dévoiler le péché caché de son prochain, soit par une dénonciation pour
amender le coupable, soit par une accusation en justice pour sauvegarder les
intérêts du bien public.
2. La Glose ne dit pas que tous les hommes soient
diffamateurs, car elle a soin d'ajouter « presque ». C'est dans le même sens
que l'Écriture dit que « le nombre des insensés est infini » (Qo 1, 15 Vg), et
qu'il y en a peu qui marchent dans la voie du salut. On peut dire aussi qu'il y
a bien peu d'hommes, si même il y en a, qui ne disent parfois, par légèreté
d'esprit, des paroles pouvant porter légèrement atteinte à la réputation
d'autrui sur un point ou sur un autre; car, comme le remarque S. Jacques (3,
2): « Si quelqu'un ne pèche pas en paroles, c'est un homme parfait. »
3. Le cas visé par S. Augustin est celui de quelqu'un qui signale un léger mal chez son prochain, sans intention de lui nuire, mais par légèreté ou par erreur de langage.
Objections:
1. Il semble que la diffamation soit le plus
grave de tous les péchés que l'on commet envers le prochain. En effet, sur le
Psaume (109, 4): « Au lieu de m'aimer, ils disent du mal de moi », la Glose
note: « Ceux qui diffament le Christ nuisent davantage à ses membres - car ils
tuent les âmes de ses fidèles -, que les meurtriers de sa chair qui devait
aussitôt ressusciter. » On voit ainsi que la diffamation est un péché plus
grave que l'homicide, dans la mesure même où tuer l'âme est plus grave que tuer
le corps. Mais l'homicide est le plus grave des péchés contre le prochain. Donc
la diffamation est absolument le plus grave de tous.
2. La diffamation semble pire que l'injure, car
si l'homme peut repousser l'injure, il ne peut repousser la diffamation qui se
cache. Or l'injure paraît pire que l'adultère; ici deux s'unissent en une seule
chair, là ceux qui sont unis sont divisés. La diffamation est donc pire que
l'adultère qui est l'un des péchés les plus graves que l'on puisse commettre
contre le prochain.
3. L'injure naît de la colère, la diffamation
naît de l'envie, affirme S. Grégoire. Or l'envie est un plus grand péché que la
colère. Donc la diffamation est pire que l'injure et nous retrouvons le
raisonnement précédent.
4. La gravité d'un péché doit se mesurer à la
gravité des maux qu'il entraîne. Or la diffamation entraîne le plus grand des
maux qui est l'aveuglement de l'esprit. S. Grégoire remarque en effet: « Que
font les diffamateurs, sinon souffler sur la poussière et faire sauter de la
terre dans leurs yeux, de telle sorte que plus ils exhalent leurs diffamations,
moins ils voient la vérité? » La diffamation est donc le plus grave des péchés
que l'on commet contre le prochain.
Cependant, un péché d'action est plus grave qu'un péché de parole. Or la diffamation est un péché de parole; l'adultère, l'homicide et le vol sont des péchés d'action. Donc la diffamation n'est pas plus grave que les autres péchés envers le prochain.
Conclusion:
Les péchés commis contre le prochain s'apprécient essentiellement d'après le préjudice qu'ils portent à autrui, puisque c'est ce qui leur donne raison de faute. Et ce préjudice est d'autant plus grand qu'il détruit un plus grand bien. Or l'homme possède trois sortes de biens: le bien de l'âme, le bien du corps, les biens extérieurs. Le bien de l'âme, qui est le plus excellent, ne peut être ravi par autrui que s'il nous en donne l'occasion, par exemple par un mauvais conseil, qui ne supprime pas notre liberté. Quant au bien du corps et aux biens extérieurs on peut nous les arracher de force. Mais parce que le bien du corps l'emporte sur les biens extérieurs, les péchés par lesquels on porte atteinte au corps sont plus graves que ceux qui nuisent aux biens extérieurs. Par conséquent, de tous les péchés commis envers le prochain, le plus grave est l'homicide puisqu'il a pour effet de détruire une vie effectivement existante. Vient ensuite l'adultère qui viole l'ordre légitime de la génération humaine, par laquelle on entre dans la vie. Enfin parmi les biens extérieurs, la réputation l'emporte sur les richesses, car elle a plus d'affinité avec les biens spirituels, ce qui fait dire au livre des Proverbes (21, 1): « La bonne renommée vaut mieux que de grandes richesses. » Aussi, de sa nature, la diffamation est un péché plus grave que le vol, mais moindre que l'homicide ou l'adultère. Remarquons toutefois que les circonstances aggravantes ou atténuantes peuvent changer cette classification.
Par accident, la gravité du péché s'évalue selon les dispositions du pécheur. Celui-ci sera plus coupable s'il pèche de propos délibéré, que s'il commet cette faute par faiblesse ou inadvertance. De ce chef, les péchés de langue peuvent aisément devenir légers, lorsqu'ils proviennent d'une parole qui nous a échappé par manque de réflexion.
Solutions:
1. Ceux qui diffament le Christ en raillant la
foi de ses membres insultent sa divinité sur laquelle repose la foi. Ce n'est
donc pas une simple diffamation, c'est un blasphème.
2. L'injure est un péché plus grave que la
diffamation parce qu'elle implique un plus grand mépris du prochain, de même
que la rapine est pire que le vol, nous l'avons dit. toutefois l'injure
n'est pas plus grave que l'adultère, dont la malice ne vient pas de l'union
chamelle mais du désordre introduit dans la génération humaine. Or celui qui
lance une injure n'est pas à lui seul une cause suffisante des sentiments
d'inimitié qui divisent ceux qui étaient unis, il n'en fournit que l'occasion;
en ce sens que, publiant du mal sur son prochain, il lui fait perdre, pour
autant que cela dépend de lui, l'amitié des autres, bien que ces paroles ne
soient pas contraignantes. C'est encore ainsi que le diffamateur se rend
indirectement coupable d'homicide, ses propos donnant occasion à autrui de haïr
ou de mépriser telle personne. C'est pourquoi S. Clément a pu écrire: « Les
diffamateurs sont homicides », c'est-à-dire qu'ils en fournissent l'occasion,
car selon S. Jean (1 Jn 3, 15): « Celui qui hait son frère est un homicide. »
3. Selon Aristote: « La colère cherche à se
venger ouvertement. » C'est pourquoi la diffamation, qui est secrète, n'est pas
fille de la colère, comme l'injure, mais bien plutôt de l'envie, qui s'efforce
de toutes les façons de ternir la gloire du prochain. Il ne s'ensuit pas pour
autant que la diffamation soit plus grave que l'injure, car un vice moindre
peut engendrer un plus grand crime, comme la colère est la source des homicides
et des blasphèmes. C'est en effet par l'inclination de chaque péché vers une
fin, qu'on peut en discerner l'origine, donc par son attachement aux biens
périssables, alors que la gravité du péché dépend plutôt de l'éloignement des
biens meilleurs.
4. Il est écrit au livre des Proverbes (15, 23) « L'homme se complaît dans la sentence de sa bouche. » C'est pourquoi le diffamateur aime et croit toujours davantage ce qu'il dit, et par suite il a plus de haine pour celui qu'il diffame. Ainsi s'éloigne-t-il de plus en plus de la connaissance de la vérité. Mais c'est un résultat auquel peuvent conduire les autres péchés commis en haine du prochain.
Objections:
1. Il semble que ce ne soit pas un péché grave
d'écouter sans protestation des paroles diffamatoires. Personne, en effet,
n'est tenu de faire pour autrui plus qu'il ne ferait pour soi-même. Or il est
louable de supporter patiemment les propos de nos diffamateurs. S. Grégoire dit
en effet: « De même que nous ne devons pas, par notre activité, éveiller la
langue des diffamateurs, pour ne pas les induire à pécher, de même, pour
accroître nos mérites, devons-nous supporter avec patience les propos inspirés
par leur malice. » On ne pèche donc pas en ne repoussant pas la diffamation
lancée contre autrui.
2. Il est écrit au livre de l'Ecclésiastique (4,
25): « Ne contredis jamais une parole véridique. » Mais les diffamateurs disent
parfois la vérité. On n'est donc pas toujours tenu de les désapprouver.
3. Personne ne doit mettre obstacle à une oeuvre
utile au prochain. Or la diffamation tourne souvent à l'avantage de ceux qui en
sont l'objet, comme le remarque le pape Pie Ier: « Lorsque la
diffamation s'attaque aux honnêtes gens, il arrive parfois qu'elle ait pour
effet d'humilier ceux que les flatteries de leur famille ou la faveur du public
avaient exaltés. » On ne doit donc pas s'opposer à la diffamation.
Cependant, S. Jérôme prescrit « Veille à ce que ta langue ou tes oreilles ne te démangent, je veux dire que tu ne diffames personne, ou que tu n'écoutes pas les autres quand ils diffament. »
Conclusion:
S. Paul écrit (Rm 1, 32): « Sont dignes de mort, non seulement ceux qui commettent le péché, mais aussi ceux qui les approuvent. » Cette approbation peut se donner de deux manières. D'abord directement, quand on induit le prochain à pécher ou qu'on prend plaisir à ce péché. Puis indirectement, quand on ne s'y oppose pas alors qu'on pourrait le faire, et cette abstention ne vient pas toujours d'une complaisance dans le péché, mais d'une sorte de respect humain. On doit donc penser que si quelqu'un écoute des propos diffamatoires sans les désapprouver, il y consent et participe par là même au péché. Mais s'il provoque la diffamation ou seulement s'y complaît par haine de celui qui en est l'objet, il ne pèche pas moins que le diffamateur et parfois même davantage. C'est l'enseignement de S. Bernard: « Il n'est pas facile de décider quel est le plus coupable, du diffamateur ou de celui qui l'écoute. » - Mais si le témoin ne prend pas plaisir à ce péché et qu'il s'abstienne par crainte, négligence ou même par timidité, de désapprouver le diffamateur, il pèche sans doute, mais beaucoup moins gravement que le diffamateur, et le plus souvent ne commet qu'un péché véniel. Parfois aussi, cela peut être un péché mortel, lorsque la charge que l'on occupe fait un devoir de corriger le diffamateur, ou encore lorsqu'on sait qu'un péril s'ensuivra, ou enfin à cause du motif, car le respect humain, comme nous l'avons déjà dito, peut être parfois péché mortel.
Solutions:
1. Personne n'entend la diffamation dont il est
l'objet, car dire du mal de quelqu'un en sa présence n'est pas à proprement
parler une diffamation, mais une injure, nous l'avons dit. Les propos
diffamatoires peuvent toutefois être portés par les on dit, à la connaissance de
l'intéressé. Alors celui-ci est libre de souffrir cette atteinte à sa
réputation, à moins que cela risque d'atteindre les autres, nous l'avons dit.
C'est pourquoi il est légitime de faire l'éloge de la patience chez celui qui
supporte la diffamation. Mais on n'est pas libre de laisser attaquer ainsi la
réputation d'autrui. Aussi cela devient une faute de ne pas la défendre,
lorsqu'on le peut, pour la même raison qui nous oblige de « relever l'âne de
notre prochain lorsqu'il succombe sous la charge » (Dt 22, 4).
2. Ce n'est pas toujours le bon moyen de
protester que de taxer le diffamateur de mensonge, surtout si l'on sait que ce
qu'il dit est vrai. Mais il faut le reprendre en lui montrant qu'il pèche en
offensant son prochain, ou du moins lui faire sentir, en gardant un visage
sévère, que l'on ne prend pas plaisir à ses diffamations. Ainsi disent les
Proverbes (25, 23 Vg): « Le vent du nord chasse la pluie; et le visage attriste
les propos diffamateurs. »
3. Le profit qui peut résulter d'une diffamation ne vient pas de l'intention du diffamateur, mais de l'ordre divin, qui peut toujours tirer le bien du mal. Il n'en faut pas moins résister aux diffamateurs, absolument comme on s'oppose aux ravisseurs et à ceux qui oppriment les autres, malgré le mérite que peuvent acquérir par leur patience les opprimés et les spoliés.
Somme Théologique IIa-IIae
1. La médisance est-elle un péché distinct de la diffamation? - 2. Lequel des deux est le plus grave?
Objections:
1. Il ne semble pas. S. Isidore donne en effet
l'étymologie suivante: « Le médisant (susurre = chuchoteur) s'appelle
ainsi par une onomatopée. De fait, il ne parle pas en face, mais il chuchote à
l'oreille ses paroles diffamatoires. » Mais tenir des propos diffamatoires sur
autrui, c'est de la diffamation. Donc médire est la même chose que diffamer.
2. Il est écrit dans le Lévitique (19, 16 Vg) «
Tu n'iras pas incriminer ni médire dans le peuple. » Mais celui qui incrimine
s'identifie au diffamateur. Donc médire ne diffère pas de diffamer.
3. Il est écrit dans l'Ecclésiastique (28, 13) «
Maudit soit l'homme qui médit et l'homme qui a deux langages. » Or ce dernier
doit être identifié au diffamateur, puisque celui-ci tient un double langage,
l'un en l'absence de celui qu'il dénigre, l'autre en sa présence. Donc médire
est identique à diffamer.
Cependant, sur ces mots de l'épître aux Romains (1, 29): « Médisants, diffamateurs », la Glose note: « Les premiers sèment la discorde entre les amis; les seconds nient ou dénigrent les qualités d'autrui. »
Conclusion:
La médisance et la diffamation ont la même matière et la même forme ou manière de parler, car dans les deux cas on dit en secret du mal de son prochain. Cette affinité fait que l'on prend parfois ces péchés l'un pour l'autre. Ainsi sur le texte de l'Ecclésiastique (5,