Le Christ, Les sacrements (non fini)
SAINT THOMAS D’AQUIN, Docteur des
docteurs de l'Eglise
Le Christ, les sacrement, jusqu'à la
pénitence.
Edition numérique: bibliothèque de l’édition du Cerf, 1999
Mise à disposition du site sur les œuvres
complètes de saint Thomas d'Aquin
http://docteurangelique.free.fr,
2004
Ce traité n'est pas achevé suite à la mort de saint Thomas. Son disciple, frère Réginald, le terminera en se servant d'oeuvres de jeunesse.
TABLE DES MATIERES
QUESTION 1: LA CONVENANCE DE L'INCARNATION
ARTICLE 1: Convenait-il à Dieu de s'incarner?
ARTICLE 2: L'Incarnation était-elle nécessaire à la
restauration du genre humain?
ARTICLE 3: Si l'homme n'avait pas péché, Dieu se serait-il
incarné?
ARTICLE 5: Aurait-il convenu que Dieu s'incarne dès le
commencement du monde?
ARTICLE 6: L'Incarnation aurait-elle dû être retardée jusqu'à
la fin du monde?
QUESTION 2: LE MODE D'UNION DU VERBE INCARNÉ
ARTICLE 1: L'union du Verbe incarné s'est-elle faite dans la
nature?
ARTICLE 2: L'union du Verbe incarné s'est-elle faite dans la
personne?
ARTICLE 3: L'union du Verbe incarné s'est-elle faite dans le
suppôt ou hypostase?
ARTICLE 4: La personne ou hypostase du Christ, après
l’Incarnation, est-elle composée?
ARTICLE 5: S'est-il produit une union entre l'âme et le corps
dans le Christ?
ARTICLE 6: La nature humaine s'est-elle unie au Verbe de
façon accidentelle?
ARTICLE 7: L'union de la nature divine et de la nature
humaine est-elle quelque chose de créé?
ARTICLE 8: L'union est-elle identique à l'assomption?
ARTICLE 9: L'union du Verbe incarné est-elle l'union la plus
parfaite?
ARTICLE 10: L'union des deux natures dans le Christ a-t-elle
été réalisée par la grâce?
ARTICLE 11: Cette union a-t-elle été précédée par des
mérites?
ARTICLE 12: La grâce d'union fut-elle naturelle au Christ en
tant qu’homme?
QUESTION 3: LE MODE D'UNION DU VERBE INCARNÉ QUANT A LA
PERSONNE QUI ASSUME
ARTICLE 1: Assumer convient-il à une personne divine?
ARTICLE 2: Assumer convient-il à la nature divine?
ARTICLE 3: La nature peut-elle assumer, abstraction faite de
la personnalité?
ARTICLE 4: Une personne divine peut-elle assumer sans une
autre?
ARTICLE 5: N'importe quelle personne divine peut-elle
assumer?
ARTICLE 6: Plusieurs personnes divines peuvent-elles assumer
une seule natures?
ARTICLE 7: Une seule personne divine peut-elle assumer deux
natures?
QUESTION 4: LE MODE DE L'UNION, DU CÔTÉ DE LA NATURE HUMAINE
ASSUMÉE
ARTICLE 2: Le Fils de Dieu a-t-il assumé une personne?
ARTICLE 3: Le Fils de Dieu a-t-il assumé un homme?
QUESTION 5: LES MODES DE L'UNION DU CÔTÉ DES PARTIES DE LA
NATURE HUMAINE ASSUMÉE
ARTICLE 1: Le Fils de Dieu devait-il assumer un corps
véritable?
ARTICLE 3: Le Fils de Dieu a-t-il assumé l'âme?
ARTICLE 4: Le Fils de Dieu devait-il assumer l'intelligence?
ARTICLE 1: Le Fils de Dieu a-t-il assumé la chair par
l'intermédiaire de l'âme?
ARTICLE 2: Le Fils de Dieu a-t-il assumé l'âme par
l'intermédiaire de l'esprit ou de l'intelligence?
ARTICLE 3: L'âme a-t-elle été assumée avant la chair?
ARTICLE 4: La chair du Christ a-t-elle été assumée par le
Verbe avant d'être unie à l'âme?
ARTICLE 5: La nature humaine tout entière a-t-elle été
assumée par l'intermédiaire de ses parties?
ARTICLE 6: La nature humaine a-t-elle été assumée par
l'intermédiaire de la grâce?
QUESTION 7: LA GRÂCE DU CHRIST EN TANT QU'HOMME INDIVIDUEL
ARTICLE 1: Y a-t-il dans l'âme du Christ la grâce habituelle?
ARTICLE 2: Y a-t-il chez le Christ des vertus?
ARTICLE 3: Le Christ a-t-il eu la foi?
ARTICLE 4: Le Christ avait-il l'espérance?
ARTICLE 5: Le Christ a-t-il possédé les dons du Saint-Esprit?
ARTICLE 6: Le Christ a-t-il eu le don de crainte?
ARTICLE 7: Le Christ a-t-il eu les charismes?
ARTICLE 8: Le Christ a-t-il eu le charisme de prophétie?
ARTICLE 9: Le Christ a-t-il eu la plénitude de la grâce?
ARTICLE 10: La plénitude de la grâce est-elle propre au
Christ?
ARTICLE 11: La grâce du Christ est-elle infinie?
ARTICLE 12: La grâce du Christ a-t-elle pu s'accroître?
ARTICLE 13: Quel rapport la grâce habituelle du Christ
a-t-elle avec l'union hypostatique?
QUESTION 8: LA GRÂCE DU CHRIST COMME TÊTE DE L'ÉGLISE
ARTICLE 1: Le Christ est-il la tête de l’Église?
ARTICLE 2: Le Christ est-il la tête des hommes pour leurs
corps, ou seulement pour leurs âmes?
ARTICLE 3: Le Christ est-il la tête de tous les hommes?
ARTICLE 4: Le Christ est-il la tête des anges?
ARTICLE 6: Appartient-il en propre au Christ 'être la tête de
l’Église?
ARTICLE 7: Le diable est-il la tête de tous les méchants?
ARTICLE 8: L'Anti-Christ peut-il être appelé la tête de tous
les méchants?
QUESTION 9: LA SCIENCE DU CHRIST
ARTICLE 1: Le Christ a-t-il possédé une science autre que la
science divine?
ARTICLE 2: Le Christ a-t-il possédé la science des
bienheureux ou compréhenseurs?
ARTICLE 3: Le Christ a-t-il possédé la science infuse?
ARTICLE 4: Le Christ a-t-il possédé une science acquise?
QUESTION 10: LA SCIENCE BIENHEUREUSE DE L'ÂME DU CHRIST
ARTICLE 1: L'âme du Christ a-t-elle eu la compréhension du
Verbe ou de l'essence divine?
ARTICLE 2: Dans le Verbe, l'âme du Christ a-t-elle connu
toutes choses?
ARTICLE 3: Dans le Verbe, l'âme du Christ a-t-elle connu une
infinité de choses?
QUESTION 11: LA SCIENCE INFUSE DE L'ÂME DU CHRIST
ARTICLE 1: Par sa science infuse, le Christ connaît-il toutes
choses?
ARTICLE 2: Le Christ a-t-il pu employer cette science sans
recourir aux images?
ARTICLE 3: Cette science était-elle discursive?
ARTICLE 4: La science infuse du Christ a-t-elle été
inférieure à celle des anges?
ARTICLE 5: Cette science était-elle à l'état d'habitus?
ARTICLE 6: Distinguait-on dans cette science plusieurs
habitus?
QUESTION 12: LA SCIENCE ACQUISE OU EXPÉRIMENTALE DE L'ÂME DU
CHRIST
ARTICLE 1: Par cette science le Christ a-t-il connu toutes
choses?
ARTICLE 2: Le Christ a-t-il progressé dans cette science?
ARTICLE 3: Le Christ a-t-il été instruit par l'homme?
ARTICLE 4: Le Christ a-t-il été instruit par les anges?
QUESTION 13: LA PUISSANCE DE L'ÂME DU CHRIST
ARTICLE 1: L'âme du Christ a-t-elle possédé la
toute-puissance de façon absolue?
ARTICLE 2: L'âme du Christ a-t-elle possédé la
toute-puissance pour transformer les créatures?
ARTICLE 3: L'âme du Christ a-t-elle possédé la
toute-puissance relativement à son propre corps?
QUESTION 14: LES DÉFICIENCES DU CORPS ASSUMÉES PAR LE FILS DE
DIEU
ARTICLE 1: Le Fils de Dieu a-t-il dû assumer, avec la nature
humaine, les déficiences du corps?
ARTICLE 2: Le Christ a-t-il assumé la nécessité de subir les
déficiences du corps?
ARTICLE 3: Le Christ a-t-il contracté les déficiences du
corps?
ARTICLE 4: Le Christ a-t-il assumé toutes les déficiences
corporelles?
QUESTION 15: LES DÉFICIENCES DE L'ÂME ASSUMÉES PAR LE CHRIST
ARTICLE 1: Y a-t-il eu chez le Christ du péché?
ARTICLE 2: Y avait-il chez le Christ le foyer du péché?
ARTICLE 3: Y a-t-il eu chez le Christ de l'ignorance?
ARTICLE 4: L'âme du Christ était-elle passible?
ARTICLE 5: Y a-t-il eu chez le Christ de la douleur sensible?
ARTICLE 6: Y a-t-il eu chez le Christ de la tristesse?
ARTICLE 7: Y a-t-il eu chez le Christ de la crainte?
ARTICLE 8: Y a-t-il eu chez le Christ de l'étonnement?
ARTICLE 9: Y a-t-il eu chez le Christ de la colère?
ARTICLE 10: Le Christ a-t-il été à la fois voyageur et
compréhenseur?
ARTICLE 1: Est-il vrai de dire: "Dieu est homme "?
ARTICLE 2: Est-il vrai de dire " L'homme est Dieu
"?
ARTICLE 3: Le Christ peut-il être appelé " homme du Seigneur
"?
ARTICLE 6: Est-il vrai de dire: "Le Fils de Dieu a été
fait homme "?
ARTICLE 7: Est-il vrai de dire: "L'homme a été fait Dieu
"?
ARTICLE 8: Est-il vrai de dire " Le Christ est une
créature "?
ARTICLE 9: Est-il vrai de dire du Christ " Cet homme a
commencé d'exister "?
ARTICLE 10: Est-il vrai de dire: "Le Christ, en tant
qu’homme, est une créature "?
ARTICLE 11: Est-il vrai de dire: "Le Christ, en tant
qu’homme, est Dieu "?
ARTICLE 12: Est-il vrai de dire: "Le Christ, en tant
qu’homme, est une hypostase ou personne "?
QUESTION 17: L'UNITÉ DU CHRIST QUANT A SON ÊTRE
ARTICLE 1: Le Christ est-il une unité, ou une dualité?
ARTICLE 2: N'y a-t-il dans le Christ qu'une seule existence?
QUESTION 18: L'UNITÉ DU CHRIST QUANT À SA VOLONTÉ
ARTICLE 1: Y a-t-il chez le Christ deux volontés, l'une
divine et l'autre humaine?
ARTICLE 3: Y a-t-il eu chez le Christ deux volontés
rationnelles?
ARTICLE 4: Le Christ avait-il le libre arbitre?
ARTICLE 6: Y a-t-il eu contrariété entre les volontés du
Christ?
QUESTION 19: L'UNITÉ D'OPÉRATION CHEZ LE CHRIST
ARTICLE 1: N'y a-t-il chez le Christ qu'une seule opération,
à la fois divine et humaine?
ARTICLE 2: Y a-t-il chez le Christ plusieurs opérations selon
sa nature humaine?
ARTICLE 3: Par l'activité de sa nature humaine, le Christ
a-t-il pu mériter pour lui-même?
ARTICLE 4: Par l'activité de sa nature humaine, le Christ
a-t-il mérité pour nous?
QUESTION 20: LA SOUMISSION DU CHRIST À SON PÈRE
ARTICLE 1: Le Christ a-t-il été soumis à son Père?
ARTICLE 2: Le Christ a-t-il été soumis à lui même?
QUESTION 21: LA PRIÈRE DU CHRIST
ARTICLE 1: Convient-il au Christ de prier?
ARTICLE 2: Convient-il au Christ de prier selon sa
sensualité?
ARTICLE 3: Convenait-il au Christ de prier pour lui-même, ou
seulement pour les autres?
ARTICLE 4: Toute prière du Christ est-elle exaucée?
QUESTION 22: LE SACERDOCE DU CHRIST
ARTICLE 1: Convient-il au Christ d'être prêtre?
ARTICLE 2: Le Christ a-t-il été lui-même et à la fois, le
prêtre et la victime?
ARTICLE 3: Le sacerdoce du Christ a-t-il pour effet
l'expiation des péchés?
ARTICLE 4: Cet effet concerne-t-il le Christ, ou seulement
les autres hommes?
ARTICLE 5: L'éternité du sacerdoce du Christ
ARTICLE 6: Le Christ doit-il être appelé prêtre selon l'ordre
de Melchisédech?
QUESTION 23: L'ADOPTION DU CHRIST
ARTICLE 1: Convient-il à Dieu d'adopter des fils?
ARTICLE 2: Adapter des fils convient-il à toute la Trinité?
ARTICLE 3: Être adoptés comme fils de Dieu est-il propre aux
hommes?
ARTICLE 4: Le Christ peut-il être appelé fils adoptif?
QUESTION 24: LA PRÉDESTINATION DU CHRIST
ARTICLE 1: Le Christ a-t-il été prédestiné?
ARTICLE 2: Le Christ a-t-il été prédestiné en tant qu’homme?
ARTICLE 3: La prédestination du Christ est-elle le modèle de
la nôtre?
ARTICILE 4: La prédestination du Christ est-elle la cause de
la nôtre?
QUESTION 25: NOTRE ADORATION DU CHRIST
ARTICLE 2: Doit-on adorer la chair du Christ d’une adoration
de latrie?
ARTICLE 3: Doit-on rendre un culte de latrie à l'image du
Christ?
ARTICLE 4: Doit-on rendre un culte de latrie à la croix du
Christ?
ARTICLE 5: Doit-on rendre un culte de latrie à la mère du
Christ?
ARTICLE 6: L'adoration des reliques des saints
QUESTION 26: LA MÉDIATION DU CHRIST ENTRE DIEU ET LES HOMMES
ARTICLE 1: Est-il propre au Christ d'être médiateur entre
Dieu et les hommes?
ARTICLE 2: La médiation convient-elle au Christ selon sa
nature humaine?
QUESTION 27: LA SANCTIFICATION DE LA BIENHEUREUSE VIERGE
MARIE
ARTICLE 1: La Bienheureuse Vierge Mère de Dieu a-t-elle été
sanctifiée avant sa naissance?
ARTICLE 2: La Bienheureuse Vierge a-t-elle été sanctifiée
avant son animation?
ARTICLE 5: Cette sanctification a-t-elle donné à la
Bienheureuse de ne jamais pécher?
ARTICLE 5: Cette sanctification a-t-elle procuré à la
Bienheureuse Vierge la plénitude de grâces?
ARTICLE 6: Est-il propre à la Bienheureuse Vierge d'avoir été
ainsi sanctifiée?
QUESTION 28: I,A VIRGINITÉ DE LA BIENHEUREUSE MARIE
ARTICLE 1: La Mère de Dieu a-t-elle été vierge en concevant
le Christ?
ARTICLE 2: La Mère de Dieu est-elle demeurée vierge en
l'enfantant?
ARTICLE 3: La Mère de Dieu est-elle demeurée vierge après
l'enfantement?
ARTICLE 4: La Mère de Dieu avait-elle fait voeu de virginité?
QUESTION 29: LES FIANÇAILLES DE LA MÈRE DE DIEU
ARTICLE 1: Le Christ devait-il naître d'une fiancée?
ARTICLE 2: Y eut-il un vrai mariage entre Marie, mère du
Seigneur, et Joseph?
QUESTION 30: L'ANNONCIATION DE LA BIENHEUREUSE VIERGE MARIE
ARTICLE 1: Convenait-il d'annoncer à la Bienheureuse Vierge
ce qui allait se faire en elle?
ARTICLE 2: Qui devait faire cette annonce?
ARTICLE 3: De quelle manière l’annonciation devait-elle se
faire?
ARTICLE 4: Dans quel ordre s'est accompli l'Annonciation?
QUESTION 31: LA MATIÈRE À PARTIR DE LAQUELLE FUT CONÇU LE
CORPS DU SAUVEUR
ARTICLE 1: La chair du Christ a-t-elle été prise d'Adam?
ARTICLE 2: La chair du Christ a-t-elle été prise de David?
ARTICLE 3: La généalogie du Christ d'après les évangiles
ARTICLE 4: Convenait-il que le Christ naisse d'une femme?
ARTICLE 5: Le corps du Christ a-t-il été formé du sang le
plus pur de la Vierge?
ARTICLE 7: La chair du Christ, chez les patriarches, fut-elle
sujette au péché?
ARTICLE 8: Le Christ a-t-il payé la dîme comme étant présent
dans son aïeul Abraham?
QUESTION 32: LE PRINCIPE ACTIF DE LA CONCEPTION DU CHRIST
ARTICLE 1: Le Saint-Esprit a-t-il été le principe actif de la
conception du Christ?
ARTICLE 2: Peut-on dire que le Christ a été conçu du
Saint-Esprit?
ARTICLE 4: La Bienheureuse Vierge a-t-elle eu un rôle actif
dans la conception du Christ?
QUESTION 33: LE MODE ET L'ORDRE DE LA CONCEPTION DU CHRIST
ARTICLE 1: Le corps du Christ a-t-il été formé au premier
instant de sa conception?
ARTICLE 2: Le corps du Christ a-t-il été animé dès le premier
instant de sa conception?
ARTICLE 4: La conception du Christ a-t-elle été naturelle ou
surnaturelle?
QUESTION 34: LA PERFECTION DU CHRIST DÈS SA CONCEPTION
ARTICLE 1: Au premier instant de sa conception, le Christ
a-t-il été sanctifié par la grâce?
ARTICLE 2: Au premier instant de sa conception, le Christ
a-t-il eu l'usage de son libre arbitre?
ARTICLE 3: Au premier instant de sa conception, le Christ
a-t-il pu mériter?
QUESTION 35: LA NAISSANCE DU CHRIST
ARTICLE 1: La naissance appartient-elle à la nature ou à la
personne?
ARTICLE 2: Faut-il attribuer au Christ une autre naissance
que sa naissance éternelle?
ARTICLE 3: La Bienheureuse Vierge est-elle la mère du Christ
selon sa naissance temporelle?
ARTICLE 4: La Bienheureuse Vierge doit-elle être appelée Mère
de Dieu?
ARTICLE 5: Le Christ est-il Fils de Dieu le Père et de la
Vierge-Mère selon deux filiations?
ARTICLE 6: Le mode de naissance du Christ
ARTICLE 7: Le lieu de la naissance du Christ
ARTICLE 8: L'époque de la naissance du Christ
QUESTION 36: LA MANIFESTATION DU CHRIST À LA NAISSANCE
ARTICLE 1: La naissance du Christ devait-elle être manifestée
à tous?
ARTICLE 2: La naissance du Christ devait-elle être manifestée
à quelques-uns?
ARTICLE 3: A qui la naissance du Christ devait-elle être
manifestée?
ARTICLE 4: Le Christ devait-il se manifester lui-même ou par
d'autres?
ARTICLE 5: Par quels autres moyens le Christ aurait-il dû se
manifester?
ARTICLE 6: L'ordre de ces manifestations
ARTICLE 7: L'étoile par laquelle la naissance du Christ fut
manifestée
ARTICLE 8: L'adoration des mages
QUESTION 37: LES PRESCRIPTIONS LÉGALES OBSERVÉES AU SUJET DE
JÉSUS ENFANT
ARTICLE 1: La circoncision du Christ
ARTICLE 2: L'imposition du nom de Jésus
ARTICLE 3: L'oblation de Jésus au Temple
ARTICLE 4: La purification de la Mère de Dieu
QUESTION 38: LE BAPTÊME DE JEAN
ARTICLE 1: Convenait-il à Jean de baptiser?
ARTICLE 2: Le baptême de Jean venait-il de Dieu?
ARTICLE 3: Le baptême de Jean conférait-il la grâce?
ARTICLE 4: D'autres que le Christ devaient-ils recevoir le
baptême de Jean?
ARTICLE 5: Ce baptême devait-il cesser après avoir été reçu
par le Christ?
QUESTION 39: LE BAPTÊME REÇU PAR LE CHRIST
ARTICLE 1: Le Christ devait-il être baptisé?
ARTICLE 2: Le Christ devait-il être baptisé du baptême de
Jean?
ARTICLE 3: L'âge auquel le Christ reçut le baptême
ARTICLE 4: Le lieu de baptême du Christ
ARTICLE 5: "Les cieux se sont ouverts "
ARTICLE 6: L'apparition du Saint-Esprit sous forme de colombe
ARTICLE 7: Cette colombe fut-elle un véritable animal?
ARTICLE 8: Le témoignage de la voix du Père
QUESTION 40: LE GENRE DE VIE DU CHRIST
ARTICLE 1: Le Christ devait-il mener la vie solitaire, ou
bien vivre parmi les hommes?
ARTICLE 2: Le Christ devait-il mener une vie austère?
ARTICLE 3: Le Christ devait-il vivre en ce monde en étant
méprisé, ou bien riche et honoré?
ARTICLE 4: Le Christ devait-il vivre selon la loi?
QUESTION 41: LA TENTATION DU CHRIST
ARTICLE 1: Était-il convenable que le Christ fût tenté?
ARTICLE 2: Le lieu de la tentation
ARTICLE 3: Le moment de la tentation
ARTICLE 4: Le genre et l'ordre des tentations
QUESTION 42: L'ENSEIGNEMENT DU CHRIST
ARTICLE 1: Le Christ devait-il prêcher aux Juifs seulement ou
bien aux païens aussi?
ARTICLE 2: Dans sa prédication, le Christ aurait-il dû éviter
de heurter les juifs?
ARTICLE 3: Le Christ devait-il enseigner en public ou
secrètement?
ARTICLE 4: Le Christ devait-il enseigner seulement par la parole,
ou aussi par l'écrit?
QUESTION 43: LES MIRACLES DU CHRIST DANS LEUR ENSEMBLE
ARTICLE 1: Le Christ devait-il faire des miracles?
ARTICLE 2: Le Christ a-t-il fait des miracles par une vertu
divine?
ARTICLE 3: A quel moment le Christ a-t-il commencé de faire
des miracles?
ARTICLE 4: Les miracles du Christ ont-ils suffisamment montré
sa divinité?
QUESTION 44: LES DIVERSES CATÉGORIES DE MIRACLES DU CHRIST
ARTICLE 1: Les miracles opérés par le Christ sur les
substances spirituelles
ARTICLE 2: Les miracles opérés par le Christ sur les corps
célestes
ARTICLE 3: Les miracles accomplis par le Christ sur les
hommes
ARTICLE 4: Les miracles accomplis par le Christ sur des
créatures dépourvues de raison
QUESTION 45: LA TRANSFIGURATION DU CHRIST
ARTICLE 1: Convenait-il que le Christ soit transfiguré?
ARTICLE 2: La lumière de la Transfiguration était-elle la
lumière de gloire?
ARTICLE 3: Les témoins de la Transfiguration
ARTICLE 4: Le témoignage de la voix du Père
QUESTION 46: LA PASSION DU CHRIST
ARTICLE 1: Était-il nécessaire que le Christ souffrît pour
délivrer les hommes?
ARTICLE 2: Y avait-il une autre manière possible de délivrer
les hommes?
ARTICLE 3: Cette manière de délivrer les hommes était-elle la
plus appropriée?
ARTICLE 4: Convenait-il que le Christ souffre sur la croix?
ARTICLE 5: Le caractère universel de la Passion
ARTICLE 6: La douleur que le Christ a endurée dans sa passion
fut-elle la plus grande?
ARTICLE 7: Toute l'âme du Christ a-t-elle souffert dans sa
passion?
ARTICLE 8: Sa passion a-t-elle empêché le Christ d’éprouvé la
joie béatifique?
ARTICLE 9: Le temps de la Passion
ARTICLE 10: Le lieu de la Passion
ARTICLE 11: Convenait-il que le Christ soit crucifié avec des
bandits?
ARTICLE 12: La passion du Christ doit-elle être attribuée à
sa divinité?
QUESTION 47: LA CAUSE EFFICIENTE DE LA PASSION
ARTICLE 1: Le Christ a-t-il été mis à mort par autrui ou par
lui-même?
ARTICLE 2: Pour quel motif le Christ s'est-il livré à la
Passion?
ARTICLE 3: Est-ce le Père qui a livré le Christ à la Passion?
ARTICLE 4: Convenait-il que le Christ souffre de la part des
païens?
ARTICLE 5: Les meurtriers du Christ l'ont-ils connu?
ARTICLE 6: Le péché des meurtriers du Christ
QUESTION 48: LA MANIÈRE DONT LA PASSION DU CHRIST A PRODUIT
SES EFFETS
ARTICLE 1: La passion du Christ a-t-elle causé notre salut
par mode de mérite?
ARTICLE 2: La passion du Christ a-t-elle causé notre salut
par mode de satisfaction?
ARTICLE 3: La passion du Christ a-t-elle causé notre salut
par mode de sacrifice?
ARTICLE 4: La passion du Christ a-t-elle causé notre salut
par mode de rachat?
ARTICLE 5: Est-il propre au Christ d'être le Rédempteur?
ARTICLE 6: La passion du Christ a-t-elle produit les effets
de notre salut par mode d'efficience?
QUESTION 49: LES EFFETS DE LA PASSION DU CHRIST
ARTICLE 1: Par la passion du Christ sommes-nous délivrés du
péché?
ARTICLE 2: Par la passion du Christ sommes-nous délivrés de
la puissance du démon?
ARTICLE 3: Par la passion du Christ sommes-nous délivrés de
l'obligation du châtiment?
ARTICLE 4: Par la passion du Christ sommes-nous réconciliés
avec Dieu?
ARTICLE 5: Par la passion du Christ, la porte du ciel nous
a-t-elle été ouverte?
ARTICLE 6: Est-ce par la passion que le Christ a obtenu son
exaltation dans la gloire?
QUESTION 50: LA MORT DU CHRIST
ARTICLE 1: Convenait-il au Christ de mourir?
ARTICLE 2: Par la mort du Christ, sa divinité a-t-elle été
séparée de sa chair?
ARTICLE 3: A la mort du Christ, la divinité a-t-elle été
séparée de son âme?
ARTICLE 4: Durant les trois jours de sa mort, le Christ
est-il resté homme?
ARTICLE 5: Y avait-il identité numérique entre son corps mort
et son corps vivant?
ARTICLE 6: La mort du Christ a-t-elle contribué à notre
salut?
QUESTION 51: L'ENSEVELISSEMENT DU CHRIST
ARTICLE 1: Convenait-il au Christ d'être enseveli?
ARTICLE 2: Le mode de l'ensevelissement du Christ
ARTICLE 3: Dans le sépulcre, le corps du Christ s'est-il
décomposé?
ARTICLE 4: Combien de temps le Christ est-il resté dans le
sépulcre?
QUESTION 52: LA DESCENTE DU CHRIST AUX ENFERS
ARTICLE 1: Convenait-il au Christ de descendre aux enfers?
ARTICLE 2: En quel enfer le Christ est-il descendu?
ARTICLE 3: Le Christ a-t-il été tout entier dans les enfers?
ARTICLE 4: Le Christ a-t-il séjourné quelque temps dans les
enfers?
ARTICLE 5: Le Christ a-t-il délivré des enfers les saints
patriarches?
ARTICLE 6: Le Christ a-t-il délivré de l'enfer des damnés?
ARTICLE 7: Le Christ a-t-il délivré les enfants morts avec le
seul péché originel?
ARTICLE 8: Par sa descente aux enfers, le Christ a-t-il
libéré les hommes du purgatoire?
QUESTION 53: LA RÉSURRECTION DU CHRIST EN ELLE-MÊME
ARTICLE 1: La nécessité de la Résurrection
ARTICLE 2: La résurrection du Christ au troisième jour
ARTICLE 3: Dans quel ordre s'est accomplie la résurrection du
Christ?
ARTICLE 4: La cause de la résurrection du Christ
QUESTION 54: LES QUALITÉS DU CHRIST RESSUSCITÉ
ARTICLE 1: Après la résurrection, le Christ a-t-il eu un
corps véritable?
ARTICLE 2: Le corps du Christ ressuscité était-il glorieux?
ARTICLE 3: Le Christ est-il ressuscité avec l'intégré de son
corps?
ARTICLE 4: Les cicatrices que l'on voyait sur le corps du
Ressuscité
QUESTION 55: LA MANIFESTATION DE LA RÉSURRECTION
ARTICLE 1: La résurrection du Christ devait-elle être
manifestée à tous?
ARTICLE 2: Aurait-il convenu que le Christ ressuscite à la
vue de ses disciples?
ARTICLE 3: Après sa résurrection, le Christ aurait-il dû
continuer à vivre avec ses disciples?
ARTICLE 4: Convenait-il que le Christ apparaisse à ses
disciples sous un autre visage?
ARTICLE 5: Le Christ devait-il manifester la réalité de sa
résurrection par des preuves?
QUESTION 56: LA CAUSALITÉ DE LA RÉSURRECTION DU CHRIST
ARTICLE 1: La résurrection du Christ est-elle la cause de
notre résurrection?
ARTICLE 2: La résurrection du Christ est-elle la cause de
notre justification?
QUESTION 57: L'ASCENSION DU CHRIST
ARTICLE 1: Convenait-il que le Christ monte au ciel?
ARTICLE 2: Selon quelle nature convenait-il au Christ de
monter au ciel?
ARTICLE 3: Le Christ est-il monté au ciel par sa propre
puissance?
ARTICLE 4: Le Christ est-il monté au-dessus de tous les cieux
corporels?
ARTICLE 5: Le corps du Christ est-il monté au-dessus de
toutes les créatures spirituelles?
ARTICLE 6: Les effets de l’Ascension
QUESTION 58: LA SESSION DU CHRIST À LA DROITE DU PÈRE
ARTICLE 1: Convient-il que le Christ siège à la droite du
Père?
ARTICLE 2: Siéger a la droite du Père convient-il au Christ
en tant que Dieu?
ARTICLE 3: Siéger à la droite du Père convient-il au Christ
en tant qu'homme?
ARTICLE 4: Siéger à la droite du Père est-il propre au
Christ?
QUESTION 59: LE POUVOIR JUDICIAIRE DU CHRIST
ARTICLE 1: Le pouvoir judiciaire doit-il être attribué au
Christ?
ARTICLE 2: Le pouvoir judiciaire convient-il au Christ en
tant qu’homme?
ARTICLE 3: Le Christ a-t-il obtenu le pouvoir judiciaire par
ses mérites?
ARTICLE 6: Le pouvoir judiciaire du Christ s'étend-il même
aux anges?
QUESTION 60: L'ESSENCE DU SACREMENT
ARTICLE 1: Le sacrement entre-t-il dans le genre du signe?
ARTICLE 2: Tout signe d'une réalité sacrée est-il un
sacrement?
ARTICLE 3: Le sacrement est-il signe d'une réalité unique ou
de plusieurs?
ARTICLE 4: Le signe sacramentel est-il une chose sensible?
ARTICLE 5: Le signe sacramentel requiert-il une chose
sensible déterminée?
ARTICLE 6: Le sacrement requiert-il une signification opérée
par des paroles?
ARTICLE 7: Les sacrements requièrent-ils des paroles
déterminées?
ARTICLE 8: Peut-on ajouter ou enlever quelque chose à ces
paroles?
QUESTION 61: LA NÉCESSITÉ DES SACREMENTS
ARTICLE 1: Les sacrements sont-ils nécessaires au salut de
l'homme?
ARTICLE 2: Les sacrements étaient-ils nécessaires dans l'état
qui a précédé le péché?
ARTICLE 3: Les sacrements étaient-ils nécessaires dans l'état
qui a suivi le péché?
ARTICLE 4: Les sacrements étaient-ils nécessaires après la
venue du Christ?
QUESTION 62: L'EFFET PRINCIPAL DES SACREMENTS QUI EST LA
GRÂCE
ARTICLE 1: Les sacrements de la loi nouvelle sont-ils cause
de la grâce?
ARTICLE 2: La grâce sacramentelle ajoute-t-elle quelque chose
à la grâce des vertus et des dons?
ARTICLE 3: Les sacrements contiennent-ils la grâce?
ARTICLE 4: Y a-t-il dans les sacrements une vertu pour causer
la grâce?
ARTICLE 5: Cette vertu des sacrements découle-t-elle de la
passion du Christ?
ARTICLE 6: Les sacrements de l'ancienne loi causaient-ils la
grâces
QUESTION 63: L'EFFET SECOND DES SACREMENTS QUI EST LE
CARACTÈRE
ARTICLE 1: Les sacrements produisent-ils dans l'âme un
caractère?
ARTICLE 2: Quelle est l'essence de ce caractères?
ARTICLE 3: De qui est-il l'empreinte?
ARTICLE 4: Quel est le sujet dans lequel réside le caractère?
ARTICLE 5: Le caractère est-il indélébile?
QUESTION 64: LA CAUSE DES SACREMENTS
ARTICLE 1: Dieu est-il seul à réaliser l'effet intérieur du
sacrement?
ARTICILE 2: L'institution des sacrements a-t-elle Dieu seul
pour auteur?
ARTICLE 3: Le pouvoir du Christ sur les sacrements
ARTICLE 4: Le Christ pouvait-il communiquer à d'autres son
pouvoir sur les sacrements?
ARTICLE 5: Les mauvais peuvent-ils avoir un pouvoir
ministériel sur les sacrements?
ARTICLE 6: Les mauvais pèchent-ils en administrant les
sacrements?
ARTICLE 7: Les anges peuvent-ils être ministres des
sacrements?
ARTICLE 8: L'intention du ministre est-elle requise dans les
sacrements?
ARTICLE 9: Une foi droite est-elle requise au point qu'un
infidèle ne puisse donner les sacrements?
ARTICLE 10: L'intention droite est-elle requise?
QUESTION 65: LE NOMBRE DES SACREMENTS
ARTICLE 1: Y a-t-il sept sacrements
ARTICLE 2: L'ordre réciproque des sacrements
ARTICLE 3: La hiérarchie des sacrements
ARTICLE 4: Les sacrements sont-ils tous nécessaires au salut?
QUESTION 66: LA NATURE DU SACREMENT DE BAPTÊME
ARTICLE 1: Qu'est-ce que le baptême? Est-ce une ablution?
ARTICLE 2: L'institution de ce sacrement
ARTICLE 3: L'eau est-elle la matière propre du baptême?
ARTICLE 4: Faut-il de l'eau pure?
ARTICLE 6: Peut-on baptiser sous cette forme " Je te
baptise au nom du Christ "?
ARTICLE 7: L'immersion est-elle nécessaire au baptême?
ARTICLE 8: Faut-il une triple immersion?
ARTICLE 9: Le baptême peut-il être réitéré?
ARTICLE 10: La liturgie du baptême
ARTICLE 11: Les différentes sortes de baptême
ARTICLE 12: Comparaison entre ces baptêmes
QUESTION 67: LES MINISTRES DU BAPTÊME
ARTICLE 1: Est-ce au diacre qu'il appartient de baptiser?
ARTICLE 2: Est-ce au prêtre ou seulement à l'évêque qu'il
appartient de baptiser?
ARTICLE 3: Un laïc peut-il conférer le baptême?
ARTICLE 4: Une femme peut-elle baptiser?
ARTICLE 5: Un non-baptisé peut-il conférer le baptême?
ARTICLE 6: Plusieurs ministres peuvent-ils baptiser en même
temps un seul et même sujet?
ARTICLE 7: Est-il nécessaire que quelqu'un reçoive le baptisé
au sortir des fonts?
ARTICILE 8: Son parrain est-il tenu d'instruire le baptisé?
QUESTION 68: CEUX QUI REÇOIVENT LE BAPTÊME
ARTICLE 1: Tous les hommes sont-ils tenus de recevoir le
baptême?
ARTICLE 2: Peut-on être sauvé sans le baptême?
ARTICLE 3: Le baptême doit-il être retardé?
ARTICLE 4: Faut-il baptiser les pécheurs?
ARTICLE 5: Faut-il imposer des oeuvres satisfactoires aux
pécheurs qu'on a baptisés?
ARTICLE 6: La confession des péchés est-elle requise?
ARTICLE 7: L'intention est-elle requise chez le baptisé?
ARTICLE 8: La foi est-elle requise chez le baptisé?
ARTICLE 9: Faut-il baptiser les enfants?
ARTICLE 10: Faut-il baptiser les enfants des juifs malgré
leurs parents?
ARTICLE 11: Peut-on baptiser les enfants qui sont encore dans
le sein de leur mère?
ARTICLE 12: Faut-il baptiser les fous et les déments?
QUESTION 69: LES EFFETS DU BAPTÊME
ARTICLE 1: Le baptême enlève-t-il tous les péchés?
ARTICLE 2: Le baptême délivre-t-il de toute peine?
ARTICLE 3: Le baptême enlève-t-il les maux de cette vie?
ARTICLE 4: Le baptême confère-t-il à l'homme la grâce et les
vertus?
ARTICLE 5: Les effets des vertus conférées par le baptême
ARTICLE 6: Même les petits enfants reçoivent-ils au baptême
la grâce et les vertus?
ARTICLE 7: Le baptême ouvre-t-il aux baptisés la porte du
royaume des cieux?
ARTICLE 8: Le baptême produit-il un effet égal chez tous les
baptisés?
ARTICLE 9: La " fiction " empêche-t-elle l'effet du
baptême?
ARTICLE 10: Quand la fiction disparaît, le baptême obtient-il
son effet?
ARTICLE 1: La circoncision a-t-elle préparé et préfiguré le
baptême?
ARTICLE 2: L'institution de la circoncision
ARTICLE 3: Le rite de la circoncision
ARTICLE 4: L'effet de la circoncision
QUESTION 71: LE CATÉCHISME ET L'EXORCISME
ARTICLE 1: Le catéchisme doit-il précéder le baptême?
ARTICLE 2: L'exorcisme doit-il précéder le baptême?
ARTICLE 3: Ce qui se fait dans l'exorcisme a-t-il une
efficacité ou seulement valeur de signe?
ARTICLE 4: Est-ce le prêtre qui doit catéchiser et exorciser
les candidats au baptême?
QUESTION 72: LE SACREMENT DE CONFIRMATION
ARTICLE 1: La confirmation est-elle un sacrement?
ARTICLE 2: La matière de la confirmation
ARTICLE 3: Est-il nécessaire au sacrement que le chrême ait
été consacré par l'évêque?
ARTICLE 4: La forme de la confirmation
ARTICLE 5: La confirmation imprime-t-elle un caractère?
ARTICLE 6: Le caractère de la confirmation suppose-t-il le
caractère baptismal?
ARTICLE 7: La confirmation confère-t-elle la grâce?
ARTICLE 8: A qui convient-il de recevoir ce sacrement?
ARTICLE 9: Sur quelle partie du corps ce sacrement doit-il
être administré?
ARTICLE 10: Faut-il quelqu'un pour tenir le confirmand?
ARTICLE 11: Ce sacrement est-il donné seulement par l'évêque?
ARTICLE 12: Le rite de la confirmation
QUESTION 73: LE SACREMENT D'EUCHARISTIE EN TANT QUE TEL
ARTICLE 1: L'eucharistie est-elle un sacrement?
ARTICLE 2: L'eucharistie est-elle un seul sacrement ou
plusieurs?
ARTICLE 3: Ce sacrement est-il nécessaire au salut?
ARTICLE 4: Convient-il que ce sacrement soit désigné par
plusieurs noms?
ARTICLE 5: Ce sacrement a-t-il été judicieusement institué?
ARTICLE 6: L'agneau pascal fut-il la principale figure de ce
sacrement?
QUESTION 74: CE QUI DÉTERMINE LA MATIÈRE DE L'EUCHARISTIE
ARTICLE 1: La matière de ce sacrement est-elle le pain et le
vin?
ARTICLE 2: Une quantité déterminée de pain et de vin est-elle
requise à la matière de ce sacrement?
ARTICLE 3: Le pain de froment est-il requis à la matière de
ce sacrement?
ARTICLE 4: Ce sacrement doit-il être fait avec du pain azyme?
ARTICLE 5: Le vin de la vigne est-il la matière propre de ce
sacrement?
ARTICLE 6: Faut-il mêler de l'eau au vin?
ARTICLE 7: Le mélange d'eau avec le vin est-il nécessaire à
ce sacrement?
ARTICLE 8: La quantité d'eau à mettre
QUESTION 75: LA CONVERSION DU PAIN ET DU VIN AU CORPS ET AU
SANG DU CHRIST
ARTICLE 2: La substance du pain et du vin subsiste-t-elle
dans ce sacrement après la consécration?
ARTICLE 4: Le pain peut-il être converti au corps du Christ?
ARTICLE 5: Les accidents du pain et du vin subsistent-ils
dans ce sacrement?
ARTICLE 6: Après la consécration, la forme substantielle du
pain subsiste-t-elle dans ce sacrement?
ARTICLE 7: Cette conversion se fait-elle instantanément?
ARTICLE 8: Cette proposition est-elle vraie " À partir
du pain devient le corps du Christ "?
QUESTION 76: LE MODE D'EXISTENCE DU CHRIST DANS CE SACREMENT
ARTICLE 1: Le Christ tout entier est-il contenu dans ce
sacrement?
ARTICLE 2: Le Christ est-il tout entier dans chacune des deux
espèces?
ARTICLE 3: Le Christ est-il tout entier sous chaque partie
des espèces?
ARTICLE 4: Les dimensions du corps du Christ sont-elles tout
entières dans ce sacrement?
ARTICLE 5: Le corps du Christ est-il dans ce sacrement comme
dans un lieu?
QUESTION 77: LES ACCIDENTS QUI SUBSISTENT DANS CE SACREMENT
ARTICLE 1: Les accidents qui subsistent sont-ils privés de
sujet?
ARTICLE 2: La quantité est-elle le sujet des autres
accidents?
ARTICLE 3: Ces accidents peuvent-ils modifier un corps
extérieur?
ARTICLE 4: Ces accidents peuvent-ils se dissoudre?
ARTICLE 5: Ces accidents peuvent-ils engendrer une autre
réalité?
ARTICLE 6: Les accidents peuvent-ils nourrir?
ARTICLE 7: La fraction du pain consacré
ARTICLE 8: Peut-on mélanger un liquide au vin consacré?
QUESTION 78: LA FORME DE CE SACREMENT
ARTICLE 1: Quelle est la forme de ce sacrement?
ARTICLE 2: La forme de la consécration du pain est-elle
appropriée?
ARTICLE 3: La forme de la consécration du sang est-elle
appropriée?
ARTICLE 4: La vertu de ces deux formes
ARTICLE 5: La vérité de ces paroles
ARTICLE 6: Les relations entre les deux formes
QUESTION 79: LES EFFETS DE CE SACREMENT
ARTICLE 1: Ce sacrement confère-t-il la grâce?
ARTICLE 2: L'effet de ce sacrement est-il l'obtention de la
gloire?
ARTICLE 3: L'effet de ce sacrement est-il la rémission du
péché mortel?
ARTICLE 4: Le péché véniel est-il remis par ce sacrement?
ARTICLE 5: Toute la peine du péché est-elle remise par ce
sacrement?
ARTICLE 6: Ce sacrement préserve-t-il des péchés futurs?
ARTICLE 7: Ce sacrement profite-t-il à d'autres qu'à ceux qui
le consomment?
ARTICLE 8: Ce qui empêche l'effet de ce sacrement
QUESTION 80: L'USAGE OU MANDUCATION DE CE SACREMENT, EN
GÉNÉRAL
ARTICLE 1: Y a-t-il deux manières de manger ce sacrement:
sacramentellement et spirituellement?
ARTICLE 2: Manger spirituellement ce sacrement convient-il
seulement à l'homme?
ARTICLE 3: Manger le Christ sacramentellement convient-il
seulement à l'homme juste?
ARTICLE 4: Le pécheur commet-il un péché en mangeant
sacramentellement le corps du Christ?
ARTICLE 5: La gravité de ce péché
ARTICLE 6: Doit-on repousser le pécheur qui vient à ce
sacrement?
ARTICLE 7: La pollution nocturne empêche-t-elle de recevoir
ce sacrements?
ARTICLE 8: Ce sacrement doit-il être reçu seulement par ceux
qui sont à jeun?
ARTICLE 9: Doit-on proposer ce sacrement à ceux qui n'ont pas
l'usage de la raison?
ARTICLE 10: Faut-il recevoir ce sacrement quotidiennement?
ARTICLE 11: Est-il permis de s'abstenir totalement de la
communion?
ARTICLE 12: Est-il permis de recevoir le corps du Christ sans
recevoir son sang?
QUESTION 81: COMMENT LE CHRIST A USÉ DE CE SACREMENT DANS SA
PREMIÈRE INSTITUTION
ARTICLE 1: Le Christ a-t-il consommé son corps et son sang?
ARTICLE 2: Le Christ a-t-il donné son corps à Judas?
ARTICLE 3: Quel corps le Christ a-t-il consommé et donné:
passible, ou impassible?
QUESTION 82: LE MINISTRE DE CE SACREMENT
ARTICLE 1: Consacrer ce sacrement est-il le propre du prêtre?
ARTICLE 2: Plusieurs prêtres peuvent-ils consacrer ensemble
la même hostie?
ARTICLE 3: La dispensation de ce sacrement appartient-elle au
seul prêtre?
ARTICLE 4: Est-il permis au prêtre qui consacre de s'abstenir
de communier?
ARTICLE 5: Un prêtre pécheur peut-il consacrer l'eucharistie?
ARTICLE 6: La messe d'un mauvais prêtre a-t-elle moins de
valeur que la messe d'un bon prêtre?
ARTICLE 7: Les hérétiques, les schismatiques et les
excommuniés peuvent-ils consacrer ce sacrement?
ARTICLE 8: Un prêtre dégradé peut-il consacrer ce sacrement?
ARTICLE 9: Ceux qui reçoivent la communion donnée par de tels
prêtres commettent-ils un péché?
ARTICLE 10: Est-il permis à un prêtre de s'abstenir
totalement de célébrer?
QUESTION 83: LE RITE DE CE SACREMENT
ARTICLE 1: Dans la célébration de ce mystère, le Christ
est-il immolé?
ARTICLE 2: Le temps de la célébration
ARTICLE 3: Le lieu et tout l'apparat de cette célébration
ARTICLE 4: Les paroles que l'on dit en célébrant ce mystère
ARTICLE 5: Les actions qui accompagnent la célébration de ce
mystère
ARTICLE 6: Les défauts qui se rencontrent dans la célébration
de ce sacrement
QUESTION 84: LA PÉNITENCE EN TANT QUE SACREMENT
ARTICLE 1: La pénitence est-elle un sacrement?
ARTICLE 2: La matière propre de ce sacrement
ARTICLE 3: La forme de ce sacrement
ARTICLE 4: L'imposition des mains est-elle requise au
sacrement?
ARTICLE 5: Ce sacrement est-il nécessaire au salut?
ARTICLE 6: Les rapports de la pénitence avec les autres
sacrements
ARTICLE 7: L'institution de ce sacrement
ARTICLE 8: La durée de la pénitence
ARTICLE 9: La pénitence doit-elle être continuelle?
ARTICLE 10: Le sacrement de pénitence peut-il être renouvelé?
QUESTION 85: LA VERTU DE PÉNITENCE
ARTICLE 1: La pénitence est-elle une vertu?
ARTICLE 2: La pénitence est-elle une vertu spéciale?
ARTICLE 3: Sous quelle vertu faut-il ranger la pénitence?
ARTICLE 4: Le siège de la vertu de pénitence
ARTICLE 5: La cause de la pénitence
ARTICLE 6: La place de la pénitence parmi les autres vertus
QUESTION 86: L'EFFET DE LA PÉNITENCE QUANT À LA RÉMISSION DES
PÉCHÉS MORTELS
ARTICLE 1: Tous les péchés mortels sont-ils enlevés par la
pénitence?
ARTICLE 2: Les péchés mortels peuvent-ils être remis?
ARTICLE 3: Par la pénitence, les péchés peuvent-ils être
remis l'un sans l'autre?
ARTICLE 4: La pénitence enlève-t-elle la faute en laissant
subsister la dette de peine?
ARTICLE 5: La pénitence laisse-t-elle subsister des restes de
péché?
QUESTION 87: LA RÉMISSION DES PÉCHÉS VÉNIELS
ARTICLE 1: Le péché véniel peut-il être remis sans la
pénitence?
ARTICLE 2: Le péché véniel peut-il être remis sans infusion
de grâce?
ARTICLE 4: Le péché véniel peut-il être remis sans que le
péché mortel le soit?
QUESTION 88: LE RETOUR DES PÉCHÉS REMIS PAR LA PÉNITENCE
ARTICLE 1: Les péchés remis par la pénitence reviennent-ils
du fait d'un péché postérieur?
ARTICLE 3: Les péchés reviennent-ils avec un égal degré de
culpabilité?
ARTICLE 4: Cette ingratitude, qui ramène les péchés, est-elle
un péché spécial?
QUESTION 89: LA REVIVISCENCE DES VERTUS PAR LA PÉNITENCE
ARTICLE 1: Par la pénitence, nos vertus nous sont-elles
rendues?
ARTICLE 2: Par la pénitence, les vertus nous sont-elles
rendues au même degré qu'avant?
ARTICLE 3: Par la pénitence l'homme retrouve-t-il la même
dignité?
ARTICLE 4: Les oeuvres vertueuses sont-elles frappées de mort
par le péché qui les a suivies?
ARTICLE 5: Les oeuvres frappées de mort par le péché
revivent-elles par la pénitence?
QUESTION 90: LES PARTIES DE LA PÉNITENCE EN GÉNÉRAL
ARTICLE 1: La pénitence a-t-elle des parties?
ARTICLE 2: Le nombre des parties de la pénitence
ARTICLE 3: Nature des parties de la pénitence
1. Convenait-il à Dieu de s'incarner? - 2.
L'Incarnation était-elle nécessaire à la restauration du genre humain? - 3. Si
l'homme n'avait pas péché, Dieu se serait-il incarné? - 4. Dieu s'est-il
incarné principalement pour enlever le péché originel, plutôt que le péché
actuel? - 5. Aurait-il convenu que Dieu s'incarne dès le commencement du monde?
- 6. L'Incarnation aurait-elle dû être retardée jusqu'à la fin du monde?
Objections:
1. De toute éternité, Dieu est l'essence même de
la bonté, et son être est, de toute éternité, le meilleur possible. Il n'y
avait donc pas de convenance à ce que Dieu s'incarne.
2. Il est incongru d'unir des êtres infiniment
éloignés l'un de l'autre, comme de peindre une image où le cou d'un cheval se
joindrait à une tête d'homme. Mais Dieu et la chair sont infiniment éloignés,
puisque Dieu est souverainement simple, tandis que la chair, surtout chez
l'homme, est complexe.
3. Le corps est aussi éloigné de l'esprit suprême
que le mal est éloigné de la bonté suprême. Mais il serait absolument hors de
convenance que Dieu, bonté suprême, s'unisse au mal. Il n'y aurait donc pas de
convenance à ce que l'esprit suprême incréé assume un corps.
4. Il est inconcevable que celui qui dépasse toute grandeur se renferme dans ce qu'il y a de plus petit, et que l'être chargé des grandes choses s'abaisse à des petitesses. Mais Dieu, qui a la charge de tout l'univers, ne peut être renfermé dans cet univers. Il semble donc impossible, comme Volusianus l'écrit à S. Augustin, que " celui pour qui l'univers est comme rien, aille se cacher dans le corps vagissant d'un enfant, que ce Souverain s'absente si longtemps de son palais, et que tout le gouvernement du monde se transporte dans ce petit corps".
Cependant: il apparaît de la plus haute convenance que par les choses visibles soient manifestés les attributs invisibles de Dieu. Le monde entier a été créé pour cela, selon l'Apôtre (Rm 1, 20): "Les perfections invisibles de Dieu se découvrent à la pensée par ses oeuvres." Mais, dit S. Jean Damascène, c'est par le mystère de l'Incarnation que nous sont manifestées à la fois la bonté, la sagesse, la justice et la puissance de Dieu: sa bonté, car il n'a pas méprisé la faiblesse de notre chair; sa justice car, l'homme ayant été vaincu par le tyran du monde, Dieu a voulu que ce tyran soit vaincu à son tour par l'homme lui-même, et c'est en respectant notre liberté qu'il nous a arrachés à la mort; sa sagesse, car, à la situation la plus difficile, il a su donner la solution la plus adaptée; sa puissance infinie, car rien n'est plus grand que ceci: Dieu qui se fait homme.
Conclusion:
Pour tout être, ce qui est convenable est ce qui lui incombe en raison de sa nature propre; c'est ainsi qu'il convient à l'homme de raisonner puisque, par nature, il est un être raisonnable. Or la nature même de Dieu, c'est l'essence de la bonté, comme le montre Denys. Aussi tout ce qui ressortit à la raison de bien convient à Dieu. Or, il appartient à la raison de bien qu'il se communique à autrui comme le montre Denys. Aussi appartient-il à la raison du souverain bien qu'il se communique souverainement à la créature. Et cette souveraine communication se réalise quand Dieu " s'unit à la nature créée de façon à ne former qu'une seule personne de ces trois réalités: le Verbe, l'âme et la chair", selon S. Augustin. La convenance de l'Incarnation apparaît donc à l'évidence.
Solutions:
1. Le mystère de l'Incarnation ne s'est pas
accompli du fait que Dieu aurait changé de quelque manière l'état dans lequel
il existe de toute éternité, mais du fait qu'il s'est uni à la créature, ou
plutôt qu'il se l'est unie, de façon nouvelle. Or, il convient que la créature,
qui est changeante par définition, n'existe pas toujours de la même façon.
Aussi, de même que la créature a commencé d'exister alors qu'elle n'existait
pas auparavant, ainsi est-il convenable que n'ayant pas été auparavant unie à
Dieu dans la personne, elle l'ait été postérieurement.
2. Être unie à Dieu dans la personne ne convenait
pas à la chair de l'homme selon la condition de sa nature, car cela était
au-dessus de sa dignité. Cependant il convenait à Dieu, selon la transcendance
infinie de sa bonté, de s'unir la chair pour le salut de l'homme.
3. Toutes les conditions qui rendent la créature différente
du Créateur ont été instituées par la sagesse de Dieu et ordonnées à sa bonté.
En effet, c'est par bonté que Dieu, immobile et incorporel, produit des
créatures changeantes et corporelles; de même, le mal de peine a été introduit
par la justice de Dieu en vue de la gloire de Dieu. Tandis que le mal de faute
est commis par éloignement du plan de la sagesse divine, et de l'ordre de la
bonté divine. Et c'est pourquoi il a pu être convenable que Dieu assume une
nature créée, changeante, corporelle et soumise au châtiment; mais il n'aurait
pas été convenable qu'il assume le mal du péché.
4. Voici la réponse de S. Augustin à Volusianus:
"La doctrine chrétienne ne comporte pas que Dieu, pour s'introduire dans
la chair humaine, aurait délaissé ou perdu le gouvernement de l'univers, ni
qu'il l'ait rétréci pour l'introduire dans ce corps fragile. Une telle
conception vient de la pensée humaine, incapable d'imaginer autre chose que des
corps. Dieu n'est pas grand par la masse, mais par la puissance. Si la parole
de l'homme, en se propageant, est entendue tout entière et en même temps par
beaucoup et par chacun, il n'est pas incroyable que le Verbe de Dieu, qui est
éternel, soit tout entier partout à la fois." Aussi, que Dieu se soit
incarné n'a rien d'inadmissible.
Objections:
1. Le Verbe de Dieu, étant parfaitement Dieu,
comme on l'a vu dans la première Partie, sa puissance n'a reçu de l'Incarnation
aucun accroissement. Donc, si le Verbe incarné a restauré la nature humaine, il
pouvait le faire même sans s'incarner.
2. Pour restaurer la nature humaine, ruinée par
le péché, rien ne paraissait requis, sinon que l'homme satisfasse pour le
péché. Or l'homme le pouvait, semble-t-il, car Dieu ne peut pas lui demander
plus qu'il ne peut faire; et puisqu'il est plus enclin à faire miséricorde qu'à
punir, de même qu'il impute à l'homme l'acte de son péché pour le punir, de
même doit-il lui imputer l'acte contraire pour son mérite. Il n'était donc pas
nécessaire à la restauration de la nature humaine que le Verbe de Dieu
s'incarne.
3. Le respect envers Dieu est une des conditions principales pour que l'homme obtienne le salut; ce qui fait dire à Malachie (1, 6): "Si je suis père, où est l'honneur qui m'est dû? Si je suis maître, où est la crainte qui m'est due? " Mais ce respect des hommes envers Dieu sera d'autant plus grand qu'ils le considéreront comme élevé au-dessus de tous et éloigné de la connaissance humaine. D'où la parole du Psaume (113, 4): "Le Seigneur est élevé au-dessus de tous les peuples, sa gloire au-dessus de tous les cieux. Qui est semblable au Seigneur notre Dieu? " Donc, il ne convient pas à notre salut que Dieu nous devienne semblable en assumant notre chair.
Cependant: ce qui délivre le genre humain de la perdition est nécessaire au salut. Mais c'est ce que fait le mystère de l'incarnation divine selon S. Jean (3, 6): "Dieu a tellement aimé le monde qu'il a donné son Fils unique pour que tout homme qui croit en lui ne périsse pas mais qu'il ait la vie éternelle." Donc l'Incarnation était nécessaire au salut des hommes.
Conclusion:
Quelque chose est dit nécessaire à une fin de deux façons: de telle façon que sans cela quelque chose ne puisse pas exister; c'est ainsi que la nourriture est nécessaire à la conservation de la vie humaine. Ou bien parce que cela permet de parvenir à la fin de façon meilleure et plus adaptée; c'est ainsi qu'un cheval est nécessaire pour voyager. De la première façon l'Incarnation n'était pas nécessaire à la restauration de notre nature; car Dieu, par sa vertu toute-puissante, aurait pu restaurer notre nature de bien d'autres manières. De la seconde façon, il était nécessaire que Dieu s'incarne pour restaurer notre nature. C'est ce que dit S. Augustin: "Montrons que Dieu, à la puissance de qui tout est également soumis, avait la possibilité d'employer un autre moyen, mais qu'il n'y en a eu aucun plus adapté à notre misère et à notre guérison."
Et on peut l'envisager au point de vue de notre progrès dans le bien. 1° Notre foi devient plus assurée, du fait que l'on croit Dieu qui nous parle en personne. Selon S. Augustin: "Pour que l'homme marche avec plus de confiance vers la vérité, la Vérité en personne, le Fils de Dieu, en assumant l'humanité, a constitué et fondé la foi." - 2° L'espérance est par là soulevée au maximum. Selon S. Augustin: "Rien n'était aussi nécessaire pour relever notre espérance que de nous montrer combien Dieu nous aimait. Quel signe plus évident pouvons-nous en avoir que l'union du Fils de Dieu à notre nature? " - 3° Notre charité est réveillée au maximum par ce mystère, et S. Augustin dit ailleurs: "Quel plus grand motif y a-t-il de la venue du Seigneur que de nous montrer son amour pour nous? " Il ajoute plus loin: "Si nous avons tardé à l'aimer, maintenant au moins ne tardons pas à lui rendre amour pour amour." - 4° L'Incarnation nous donne un modèle de vie, par l'exemple que Jésus a présenté. Selon S. Augustin, " l'homme, que l'on pouvait voir, il ne fallait pas le suivre; il fallait suivre Dieu, que l'on ne pouvait voir. C'est donc pour donner à l'homme un modèle visible par l'homme et que l'homme pouvait suivre, que Dieu s'est fait homme". - 5° L'Incarnation est nécessaire à la pleine participation de la divinité qui est la béatitude véritable de l'homme et la fin de la vie humaine. C'est cela qui nous a été conféré par l'humanité du Christ. Car S. Augustin - l'a prêché: "Dieu s'est fait homme pour que l'homme devienne Dieu."
Pareillement, l'Incarnation était utile pour nous éloigner du mal. - l° Par ce mystère l'homme apprend à n'avoir ni préférence ni respect pour le démon qui est l'auteur du péché. S. Augustin dit à ce sujet: "Si la nature humaine a été unie à Dieu au point de devenir une seule personne, que ces esprits mauvais et orgueilleux n'osent plus se préférer à l'homme sous prétexte qu'ils n'ont pas de chair." - 2° Par ce mystère nous découvrons toute la dignité de la nature humaine, et qu'il ne faut pas la souiller par le péché. Ce qui fait dire à S. Augustin: "Dieu nous a montré la place éminente occupée par la nature humaine dans la création, par le fait qu'il est apparu aux hommes comme un homme véritable." Et S. Léon dit aussi: "Chrétien, reconnais ta dignité et, après avoir été uni à la nature divine, ne va pas, par une conduite honteuse, retourner à ton ancienne bassesse." - 3° Pour détruire la présomption de l'homme " la grâce de Dieu est mise en valeur pour nous, sans aucun mérite de notre part, chez le Christ homme". - 4° " L'orgueil de l'homme, qui est le plus grand obstacle à l'union avec Dieu, peut être réfuté et guéri par cette grande humilité de Dieu." - 5° L'Incarnation est utile pour délivrer l'homme de la servitude du péché. Cela, dit S. Augustin, " devait se faire de telle sorte que le diable fût vaincu par la justice de l'homme Jésus Christ". Et cela s'est fait parce que le Christ a satisfait pour nous. Un simple homme ne pouvait pas satisfaire pour tout le genre humain; et Dieu ne devait pas satisfaire; il fallait donc que Jésus Christ fût à la fois Dieu et homme. C'est aussi l'affirmation de S. Léon: "La puissance assume la faiblesse, et la majesté la bassesse; ainsi ce qui convenait à notre guérison, l'unique médiateur entre Dieu et les hommes pouvait mourir d'une part, et ressusciter de l'autre. S'il n'avait pas été vrai Dieu, il n'aurait pas apporté le remède, s'il n'avait pas été vrai homme, il n'aurait pas offert un modèle."
Il y a encore beaucoup d'autres avantages venus de l'Incarnation, qui dépassent la connaissance humaine.
Solutions:
1. Cet argument s'applique au premier mode de la
nécessité, sans lequel la fin ne peut être atteinte.
2. On peut dire qu'une satisfaction est suffisante de deux façons. D'abord parfaitement, parce qu'elle compense par une équivalence absolue la faute commise. En ce sens, la satisfaction offerte par un simple homme ne pouvait pas être suffisante, parce que toute la nature humaine était désorganisée par le péché, et que le bien d'une personne, ou même de plusieurs, ne pouvait compenser d'une façon équivalente le désastre de toute une nature. En outre, le péché commis contre Dieu reçoit une certaine infinité en raison de l'infinie majesté divine; car l'offense est d'autant plus grave que l'offensé est de plus haut rang. Ainsi fallait-il, pour une satisfaction adéquate, que l'acte de celle-ci ait une efficacité infinie, comme venant de l'homme-Dieu.
Mais on peut parler aussi d'une satisfaction qui
soit suffisante, mais imparfaitement, parce qu'elle est acceptée, malgré sa
faiblesse, par celui qui veut bien s'en contenter. En ce sens la satisfaction
offerte par un simple homme est suffisante. Et parce que l'imparfait suppose
toujours une réalité parfaite qui le fonde, il s'ensuit que la satisfaction de
tout homme ordinaire tient son efficacité de la satisfaction du Christ.
3. En assumant la chair, Dieu n'a pas diminué sa
majesté, ni par conséquent le motif que nous avons de le révérer. Celui-ci
s'accroît dans la mesure où s'accroît la connaissance de Dieu. Or, du fait
qu'il a voulu se rendre proche de nous par l'Incarnation, il nous a attirés
davantage à le connaître.
Objections:
1. Il semble que Dieu se serait incarné de toute
façon, car l'effet demeure tant que demeure la cause. Mais, dit S. Augustin:
"On peut penser à bien d'autres effets de l'Incarnation " en dehors
de la libération du péché, dont on vient de parler. Donc, même si l'homme
n'avait pas péché, Dieu se serait incarné.
2. Il revient à la toute-puissance divine
d'accomplir parfaitement ses oeuvres et de se manifester par un effet infini.
Mais une simple créature ne peut être considérée comme un effet infini,
puisqu'elle est finie par son essence. C'est seulement dans l'oeuvre de
l'Incarnation que se manifeste principalement l'effet infini de la puissance
divine, puisqu'elle unit deux êtres infiniment éloignés l'un de l'autre, en
tant qu'elle réalise l'hominisation de Dieu. C'est même dans cette oeuvre que
l'univers atteint sa perfection, puisque l'aboutissement de la création, qui
est l'homme, s'unit à son premier principe, qui est Dieu. Donc, même si l'homme
n'avait pas péché, Dieu se serait incarné.
3. Le péché n'a pas rendu la nature humaine plus
capable de recevoir la grâce. Mais après le péché elle a été capable de l'union
hypostatique, qui est la plus haute des grâces. Donc, si l'homme n'avait pas
péché, la nature humaine aurait été capable de cette grâce. Et Dieu n'aurait
pas privé la nature humaine de ce bien dont elle était capable.
4. La prédestination divine est éternelle. Mais
il est dit du Christ, dans l'épître aux Romains (1, 4): "Il a été
prédestiné Fils de Dieu avec puissance." Donc, même avant le péché, il
était nécessaire que le Fils de Dieu s'incarne pour que la prédestination
divine s'accomplisse.
5. Le mystère de l'Incarnation a été révélé au premier homme, comme le montre ce qu'il a dit (Gn 2, 23): "Cette fois, c'est l'os de mes os, et la chair de ma chair ! " Et l'Apôtre déclare (Ep 5, 32): "C'est un grand mystère, relativement au Christ et à l'Église." Mais l'homme ne pouvait prévoir sa chute, pour le même motif qui la faisait ignorer à l'ange, comme le prouve S. Augustin. Donc, même si l'homme n'avait pas péché, Dieu se serait incarné.
Cependant: sur le texte de S. Luc (19, 10): "Le Fils de l'homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu", S. Augustin affirme: "Donc, si l'homme n'avait pas péché, le Fils de l'homme ne serait pas venu." Et sur cette parole (1 Tm 1, 5): "Le Christ est venu dans le monde pour sauver les pécheurs", la Glose affirme: "Il n'y a pas d'autre motif à la venue du Christ Seigneur que le salut des pécheurs. Supprimez la maladie, supprimez les blessures, et il n'y a pas de motif pour recourir aux remèdes."
Conclusion:
Diverses opinions ont été émises à ce sujet. Certains prétendent que, même si l'homme n'avait pas péché, le Fils de Dieu se serait incarné. D'autres soutiennent le contraire, et c'est plutôt à leur opinion qu'il faut se rallier. En effet, ce qui dépend de la seule volonté de Dieu et à quoi la créature n'a aucun droit, ne peut nous être connu que dans la mesure où c'est enseigné dans la Sainte Écriture, qui nous a fait connaître la volonté de Dieu. Aussi, puisque dans la Sainte Écriture le motif de l'Incarnation est toujours attribué au péché du premier homme, on dit avec plus de justesse que l'oeuvre de l'Incarnation est ordonnée à remédier au péché, à tel point que si le péché n'avait eu lieu, il n'y aurait pas eu l'Incarnation. Cependant la puissance de Dieu ne se limite pas à cela, car il aurait pu s'incarner même en l'absence du péché.
Solutions:
1. Tous les autres motifs assignés à
l'Incarnation se rattachent à la guérison du péché. Car si l'homme n'avait pas
péché, il aurait été inondé par la lumière de la sagesse divine, et Dieu lui
aurait donné la perfection de la justice pour tout ce qu'il avait besoin de
connaître et de faire. Mais parce que l'homme, en abandonnant Dieu, s'était
effondré au niveau des réalités corporelles, il convenait que Dieu, en
s'incarnant, lui apporte le remède du salut par des moyens corporels. C'est
pourquoi, sur la parole de Jean (1, 14): "Le Verbe s'est fait chair",
S. Augustin affirme: "La chair t'avait aveuglé, la chair te guérit; car le
Christ est venu pour éteindre par la chair les passions de la chair."
2. Dans le mode de production des choses à partir
de rien, la puissance infinie de Dieu se manifeste déjà. En outre, il suffit à
la perfection de l'univers que la créature s'oriente vers Dieu comme vers sa
fin, en vertu de sa nature. Mais que la créature s'unisse à Dieu dans la personne,
cela dépasse les limites de sa perfection naturelle.
3. On peut considérer une double capacité dans la nature humaine. L'une est dans l'ordre de la puissance naturelle. Celle-là est toujours comblée par Dieu, qui donne à chaque être ce que demande la capacité de sa nature. L'autre capacité se mesure à la puissance divine, à qui toute créature obéit sans hésitation. Et c'est à celle-ci que se rapporte la capacité alléguée dans l'objection. Mais Dieu ne comble pas totalement cette capacité de la nature; autrement il faudrait dire que Dieu n'aurait pas pu faire dans sa créature autre chose que ce qu'il a fait, ce qui est faux, comme on l'a établi dans la première Partie.
Mais rien n'empêche que la nature humaine ait été
élevée à un niveau supérieur après le péché; car Dieu permet le mal pour en
tirer un plus grand bien. Comme dit S. Paul (Rm 5, 20): "Là où le péché a
abondé, la grâce a surabondé." Et l'on chante dans la bénédiction du
cierge pascal: "Heureuse faute, qui nous valut d'avoir un si grand Rédempteur
! "
4. La prédestination suppose la prescience de
l'avenir. C'est pourquoi, de même que Dieu prédestine un homme au salut pour
exaucer la prière d'autres hommes, de même a-t-il prédestiné l'oeuvre de
l'Incarnation à guérir le péché des hommes.
5. Rien n'empêche de révéler à quelqu'un un effet
dont on ne lui révèle pas la cause. Le mystère de l'Incarnation a donc pu être
révélé au premier homme sans qu'il puisse prévoir sa chute: car quiconque
connaît un effet ne connaît pas toujours sa cause.
Objections:
1. Plus un péché est grave, plus il s'oppose au
salut de l'homme, en vue duquel Dieu s'est incarné. Mais le péché actuel est
plus grave que le péché originel, auquel est due une peine minime selon S.
Augustin. L'incarnation du Christ est donc ordonnée primordialement à la
destruction du péché actuel.
2. Par le péché originel l'homme est tenu à la
peine du dam, et non à la peine du sens, comme on l'a établi dans la deuxième
Partie. Or le Christ a satisfait en subissant la peine du sens sur la croix et
non la peine du dam, car il n'a été aucunement privé de la vision et de la
jouissance de Dieu. Donc il est venu pour effacer le péché actuel plus que pour
effacer le péché originel.
3. Selon S. Jean Chrysostome, " tel est l'amour du serviteur fidèle que les bienfaits de son maître, accordés communément à tous, il les estime faits à lui seul (Ga 2, 20): "Il m'a aimé, il s'est livré pour moi." " Mais les péchés qui nous sont propres sont les péchés actuels, tandis que le péché originel est commun. Donc nous devons avoir cet amour, de penser que le Christ est venu pour expier en premier lieu nos péchés actuels.
Cependant: il est dit (Jn 1, 29): "Voici l'Agneau de Dieu, voici celui qui enlève le péché du monde." Ce que Bède commente ainsi: "Ce qu'on appelle péché du monde, c'est le péché originel, qui est commun au monde entier."
Conclusion:
Il est certain que le Christ est venu en ce monde pour effacer non seulement le péché qui s'est transmis par origine à la postérité, mais encore tous les péchés qui s'y sont ajoutés par la suite. Tous, il est vrai, ne sont pas effacés, mais cela vient de la déficience des hommes qui ne s'unissent pas au Christ, selon la parole de S. Jean (3, 19): "La lumière est venue dans le monde, et les hommes ont préféré les ténèbres à la lumière." Mais le Christ, lui, a offert une satisfaction suffisante pour tous les péchés, selon S. Paul (Rm 5,16): "Il n'en va pas du don comme de la faute; le jugement porté sur une seule faute aboutit à une condamnation; la grâce appliquée à de nombreux péchés aboutit à la justification Il." Mais si le Christ est venu principalement pour détruire un péché, c'est dans la mesure où ce péché est le plus important. Or quelque chose est plus important de deux façons. Ce peut être en intensité, comme on appelle plus grande la blancheur la plus intense. De ce point de vue, le péché actuel est plus grand que le péché originel, parce que la raison de volontaire s'y réalise davantage, comme nous l'avons établi dans la deuxième Partie. D'un autre point de vue, quelque chose est plus grand en extension, comme on parle d'une blancheur plus grande parce qu'elle est plus étendue. Et de cette façon le péché originel, qui atteint le genre humain tout entier, est plus grand que le péché actuel, propre à une personne individuelle. Et à cet égard, le Christ est venu principalement pour enlever le péché originel, en tant que, selon Aristote " le bien de la nation est plus divin et plus éminent que le bien d'un seul".
Solutions:
1. Cet argument s'appuie sur l'importance
intensive du péché.
2. Dans la rétribution future le péché originel
ne sera pas châtié de la peine du sens; mais les pénalités sensibles que nous
souffrons en cette vie: la faim, la soif, la mort, etc. proviennent du péché
originel. C'est pourquoi le Christ, afin de satisfaire pleinement pour le péché
originel, a voulu souffrir la douleur sensible afin d'abolir en lui la mort et
les autres pénalités.
3. Comme dit S. Jean Chrysostome au même endroit,
l'Apôtre parlait ainsi " non pour diminuer les dons immenses et universels
du Christ, mais afin de se désigner, lui seul, comme en bénéficiant au nom de
tous. A quoi bon les attribuer aux autres, lorsque ce que tu reçois est aussi
complet et parfait que si rien ne leur avait été accordé?". De ce que l'on
doit estimer les bienfaits du Christ comme accordés à soi-même, on ne doit pas
estimer qu'ils n'ont pas été accordés aux autres. C'est pourquoi il n'est pas
exclu que le Christ soit venu principalement pour abolir le péché de toute
l'humanité plus que celui de l'individu. Mais ce péché de nature a été guéri
aussi parfaitement en chacun que s'il avait été guéri chez un seul. Aussi, à
cause de l'union réalisée par la charité, tout ce qui a été prodigué à tous,
chacun peut le prendre en compte pour soi-même.
Objections:
1. L'oeuvre de l'Incarnation provient de
l'immense amour de Dieu, selon S. Paul (Ep 2, 4): "Dieu, dans la richesse
de sa miséricorde et poussé par le grand amour dont il nous a aimés, alors que
nous étions morts par suite de nos fautes, nous a rendu la vie avec le
Christ." Mais l'amour se porte sans retard au secours de l'ami dans le
besoin; il est écrit en effet (Pr 3, 28): "Ne dis pas à ton ami:
"Va-t'en, repasse, je te donnerai demain", quand tu peux donner sur
l'heure." Il semble donc que Dieu ne devait pas retarder l'oeuvre de
l'Incarnation, mais venir dès le début au secours du genre humain par
l'Incarnation.
2. S. Paul écrit (1 Tm 1, 15): "Le Christ
est venu en ce monde sauver les pécheurs." Mais ils auraient été sauvés en
plus grand nombre si Dieu s'était incarné dès le début du genre humain; car le
plus grand nombre au cours des siècles, dans leur ignorance de Dieu, se sont
perdus par leur péché.
3. L'oeuvre de la grâce n'est pas moins organisée que l'oeuvre de la nature. Or " la nature débute par ce qui est parfait", dit Boèce Donc l'oeuvre de la grâce aurait dû être parfaite dès le début. Mais c'est dans l'Incarnation que l'on découvre la perfection de la grâce, selon cette parole: "Le Verbe s'est fait chair", à laquelle fait suite: "plein de grâce et de vérité " (Jn 1, 14). Donc le Christ aurait dû s'incarner au début du genre humain.
Cependant: S. Paul écrit (Ga 4, 4): "Quand vint la plénitude des temps, Dieu envoya son Fils, né d'une femme." Et la Glose nous dit que " la plénitude des temps désigne le temps fixé par Dieu pour envoyer son Fils". Or Dieu a tout fixé dans sa sagesse. C'est donc au temps le plus opportun qu'il s'est incarné. Et ainsi ne convenait-il pas qu'il se soit incarné au commencement du monde.
Conclusion:
Puisque l'oeuvre de l'Incarnation est ordonnée de façon primordiale à la restauration de la nature humaine par l'abolition du péché, il est évident que l'Incarnation de Dieu dès le commencement du genre humain, avant le péché, n'aurait pas eu de motif, car on ne donne de remède qu'à celui qui est déjà malade, selon cette parole du Seigneur (Mt 9, 12): "Ce ne sont pas les bien portants qui ont besoin du médecin, mais les malades. Car je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs."
Mais il ne convenait pas non plus que Dieu s'incarne aussitôt après le péché. 1° A cause de la condition du péché de l'homme, fruit de l'orgueil: il fallait que l'homme soit libéré après s'être humilié pour reconnaître son besoin d'un libérateur. C'est pourquoi, sur cette parole (Ga 3, 19)." La loi a été établie par le ministère des anges et l'intervention d'un médiateur", la Glose explique: "C'est par une haute prudence qu'après la chute de l'homme, le Fils de Dieu n'a pas été envoyé aussitôt. En effet, Dieu a d'abord laissé l'homme à son libre arbitre, afin de lui faire connaître ainsi les forces de sa nature. Puis, à cause de son incapacité, l'homme reçut la loi.
Ensuite sa maladie s'aggrava, non par la faute de la loi, mais par celle de sa nature viciée; ainsi, connaissant sa faiblesse, il appellerait le médecin et rechercherait le secours de la grâce." 2° La progression dans le bien fait passer de l'imparfait au parfait, selon S. Paul (1 Co 15, 46): "Ce n'est pas l'être spirituel qui paraît d'abord, c'est l'être naturel; le spirituel ne vient qu'ensuite. Le premier homme, qui vient de la terre, est terrestre, le second homme, qui vient du ciel, est céleste."
3° Ce délai convenait à la dignité du Verbe incarné car, à propos du texte des Galates." Quand vint la plénitude des temps", la Glose explique: "Plus le juge à venir était éminent, plus devait être longue la suite des hérauts qui l'annonçaient."
4° Il ne fallait pas que la ferveur de la foi s'attiédisse au cours d'une trop longue durée. Car il est écrit (Mt 24, 12): "La charité de beaucoup se refroidira", et (Lc 18, 8): "Quand le Fils de l’homme viendra, croyez-vous qu'il trouvera encore la foi sur la terre? "
Solutions:
1. Sans doute, la charité n'attend pas pour venir
en aide à un ami, mais elle tient compte de l'opportunité des circonstances et
de la condition des personnes. Car si un médecin donnait tel remède au malade
dès le début de la maladie, ce serait peu efficace et peut-être même plus nocif
qu'utile. C'est pourquoi Dieu n'a pas proposé dès le début le remède de
l'Incarnation, pour éviter que l'homme ne le méprise par orgueil, s'il n'avait
pas commencé par prendre conscience de sa faiblesse.
2. S. Augustin répond à cette objection en disant: "Le Christ a voulu apparaître aux hommes et leur prêcher sa doctrine dans le temps et le lieu où il savait rencontrer ceux qui croiraient en lui. Il prévoyait en effet que de tels hommes - non pas tous, mais beaucoup - en sa présence et malgré sa résurrection d'entre les morts, ne voudraient pas croire en lui."
Mais le même S. Augustin rejette ailleurs cette
réponse et déclare: "Pouvons-nous dire que les habitants de Tyr et de
Sidon n'auraient pas voulu croire si de tels miracles avaient été accomplis
parmi eux, alors que Dieu lui-même affirme qu'ils se seraient grandement
repentis et humiliés? " Ensuite, il ajoute: "Comme dit S. Paul (Rm 9,
16): "Il n'est pas question de l'homme qui veut et qui court, mais de Dieu
qui fait miséricorde." Dieu prévoit en effet quels sont ceux qui
croiraient à ses miracles s'ils en étaient témoins; il vient en aide aux uns
parce qu'il le veut; il ne vient pas en aide aux autres parce que dans sa
prédestination, cachée mais juste, il en a jugé autrement. Croyons donc sans
hésiter à sa miséricorde envers ceux qu'il sauve, et à sa justice envers ceux
qu'il punit."
3. Le parfait précède l'imparfait: c'est vrai
lorsqu'il s'agit de réalités diverses par leur époque et leur nature; l'être
imparfait suppose l'être parfait pour que celui-ci le mène à son achèvement.
Mais dans une seule et même réalité, l'imparfait, bien que postérieur en
nature, est antérieur temporellement. Ainsi, par rapport à l'imperfection de la
nature humaine, la perfection éternelle de Dieu est antérieure en durée, mais
l'achèvement de cette même nature par l'union à Dieu est postérieure.
Objections:
1. On dit dans le Psaume (92, 11 Vg): "Ma
vieillesse connaîtra une abondante miséricorde", c'est-à-dire, d'après la
Glose, " à la fin des temps". Mais le temps de l'Incarnation est au
plus haut point le temps de la miséricorde, selon le Psaume (102, 14):
"Car le temps est venu de prendre Sion en pitié." Donc, l'Incarnation
aurait dû être retardée jusqu'à la fin du monde.
2. Dans la même réalité, nous venons de le voir,
le parfait est postérieur temporellement à l'imparfait. Donc, le plus haut
degré de perfection doit occuper la dernière place dans le temps. Or la
perfection suprême de la nature humaine est dans son union au Verbe. Car, selon
S. Paul (Col 1, 19): "Dieu s'est plu à faire habiter en lui toute la
plénitude de la divinité." Donc l'Incarnation aurait dû être retardée
jusqu'à la fin du monde.
3. Il ne convient pas de réaliser par deux moyens ce qui peut l'être par un seul. Mais un seul avènement du Christ pouvait suffire à sauver la nature humaine, celui qui se produira à la fin du monde. Il ne fallait donc pas qu'il viennent auparavant par l'Incarnation, qui aurait donc dû être retardée jusqu'à la fin du monde.
Cependant: il est écrit dans Habacuc (3, 2 Vg): "Tu te révéleras au milieu des années." Le mystère de l'Incarnation, qui devait révéler le Christ au monde ne devait donc pas être retardé jusqu'à la fin du monde.
Conclusion:
Comme il ne convenait pas que l'Incarnation se produise dès le commencement du monde, de même ne convenait-il pas qu'elle soit retardée jusqu'à la fin du monde.
1° Cela se voit quand on considère l'union de la nature divine et de la nature humaine. Nous avons déjà dit qu'en un sens l'imparfait précède temporellement le parfait, et en autre sens le suit: dans une réalité qui progresse, l'imparfait précède le parfait; dans une réalité qui est cause de progrès, le parfait au contraire précède l'imparfait. En effet, dans l'Incarnation la nature humaine est portée au degré suprême d'excellence; c'est pourquoi il ne convenait pas que l'Incarnation se produise dès le commencement du genre humain. Mais d'autre part, le Verbe incarné est cause efficiente de perfection humaine, puisque " nous avons tous reçu de sa plénitude " (Jn 1, 16). Et c'est pourquoi l'Incarnation ne devait pas être retardée jusqu'à la fin du monde. Ce qui se produira alors, ce sera la consommation de la gloire à laquelle le Verbe incarné doit conduire la nature humaines.
2° Cela se déduit aussi de l'effet produit par le salut de l'homme. Selon un Père de l’Église: "Il est au pouvoir du donateur de faire miséricorde à l'époque et dans la mesure où il lui plaît. Donc le Christ est venu quand il a su qu'il devait nous secourir et que son bienfait serait bien accueilli. En effet, lorsque, par une certaine langueur du genre humain, la connaissance de Dieu commençait à s'effacer et les moeurs à se dégrader, Dieu daigna élire Abraham pour rénover en lui la connaissance de Dieu et la conscience morale. Puis, comme le respect avait encore diminué, Dieu donna par Moïse le texte de la loi. Parce que les païens le méprisèrent et refusèrent de s'y soumettre, et parce que ceux qui l'avaient reçu ne l'observèrent pas, le Seigneur, mû par sa miséricorde, envoya son Fils pour que celui-ci, après avoir donné à tous la rémission de leurs péchés, puisse offrir à Dieu le Père les hommes justifiés." Mais si ce remède avait été retardé jusqu'à la fin du monde, la connaissance et le culte de Dieu, comme l'honnêteté des moeurs, auraient totalement disparu sur la terre.
3° Ce retard n'était pas compatible avec la manifestation de la puissance divine, qui sauve l'homme de multiples façons: non seulement par la foi au Christ à venir, mais encore par la foi au Christ présent, et au Christ déjà venu.
Solutions:
1. La miséricorde dont la Glose parle là, c'est
la miséricorde de Dieu conduisant à la gloire. Si cependant on veut la
rapporter à la miséricorde manifestée au genre humain par l'Incarnation, il
faut savoir que, selon S. Augustin, le temps de l'Incarnation peut se comparer
à la jeunesse du genre humain " à cause de la vigueur et de la ferveur de
la foi, qui agit par la charité "; à sa vieillesse aussi, " car le
Christ est venu au sixième âge". Et bien que " dans le corps la
jeunesse et la vieillesse ne puissent être simultanées, elles peuvent pourtant
coexister dans l'âme: la jeunesse par son élan, la vieillesse par sa
dignité". C'est pourquoi S. Augustin affirme ailleurs: "Le Maître
divin ne pouvait venir que dans la jeunesse de l'humanité pour l'élever par son
exemple à la plus haute perfection morale." Et ailleurs il dit qu'il est
venu au sixième âge du genre humain, qui est la vieillesse.
2. Il ne s'agit pas seulement de considérer
l'Incarnation comme terme du progrès de l'humanité, mais aussi comme principe
de perfection dans notre nature humaine, nous venons de le dire.
3. Sur la parole de Jean (3, 17): "Dieu n'a pas envoyé son Fils pour qu'il juge le monde", Chrysostome déclare." Il y a deux avènements du Christ: le premier pour qu'il remette les péchés, le second pour qu'il juge le monde. S'il n'avait pas fait cela, tous les hommes auraient été perdus ensemble, car tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu." Il est donc évident que l'avènement de la miséricorde ne devait pas être retardé jusqu'à la fin du monde.
I1 faut étudier maintenant la manière dont le Verbe s'est incarné: l° La nature de cette union (Q. 2). - 2° Cette union quant à la personne qui assume (Q. 3). - 3° Quant à la nature assumée (Q. 4).
1. L'union du Verbe incarné s'est-elle faite
dans la nature? - 2. S'est-elle faite dans la personne? - 3. S'est-elle faite
dans le suppôt ou hypostase? - 4. La personne ou hypostase du Christ après
l'Incarnation, est-elle composée? - 5. S'est-il produit une union entre l'âme
et le corps dans le Christ? - 6. La nature humaine s'est-elle unie au Verbe de
façon accidentelle? - 7. Cette union elle-même est-elle quelque chose de créé?
- 8. Est-elle identique à l'assomption? - 9. Est-elle la plus parfaite de
toutes les unions? - 10. L'union des deux natures dans le Christ a-t-elle été
réalisée par la grâce? - 11. A-t-elle été précédée par des mérites? - 12. La
grâce d'union fut-elle naturelle au Christ en tant qu'homme?
Objections:
1. S. Cyrille a dit, ce qui figure dans les actes
du concile de Chalcédoine: "On ne doit pas concevoir deux natures du Verbe
de Dieu incarné, mais une seule." Ce qui ne serait pas si l'union n'avait
pas réalisé une seule nature.
2. S. Athanase dit, dans son Symbole: "De
même que l'âme rationnelle et la chair, par leur union, forment une seule nature
humaine, de même Dieu et l'homme, par leur union, forment une seule
nature." Donc l'union s'est faite dans la nature.
3. Une nature ne peut tirer sa dénomination d'une autre si elles ne sont de quelque manière changées l'une en l'autre. Mais dans le Christ la nature divine et la nature humaine sont dénommées l'une par l'autre. En effet, S. Cyrille dit que la nature divine " s'est incarnée " et S. Grégoire de Nazianze que la nature humaine " a été déifiée", comme le montre le Damascène. Il apparent donc que ces deux natures en ont fait une seule.
Cependant: il y a la définition du concile de Chalcédoine: "Nous confessons la venue à la fin des temps du Fils de Dieu, unique engendré, que nous devons reconnaître en deux natures sans mélange, sans changement, sans division ni séparation, sans que l'union ait supprimé la différence de natures." Donc l'union ne s'est pas faite dans la nature.
Conclusion:
Pour éclairer cette question, il faut d'abord considérer ce qu'on entend par " nature". Ce mot vient du verbe latin signifiant " naître", aussi a-t-il été employé d'abord pour désigner la génération des vivants, ce qu'on appelle naissance ou propagation. Puis le mot " nature " a signifié le principe de cette génération. Et, parce que le principe de la génération chez les vivants leur est intrinsèque, le mot " nature " en est venu à désigner tout principe intérieur de mouvement. C'est en ce sens qu'Aristote donne cette définition: "La nature est principe du mouvement dans l'être où ce mouvement existe par soi et non par accident."
Or ce principe est soit la forme, soit la matière le mot " nature " signifiera donc tantôt l'une et tantôt l'autre. Et parce que la fin de la génération est, dans l'être engendré, l'essence de l'espèce, que signifie la définition, il s'ensuit que l'essence de l'espèce, elle aussi, est appelée " nature". C'est ainsi que Boèce définit la nature: "La différence spécifique informant un être", c'est-à-dire qui achève la définition de l'espèce. C'est donc ainsi que nous parlons de la nature, selon qu'elle signifie l'essence, ou la quiddité de l'espèce.
Or, selon cette acception du mot "
nature", il est impossible que l'union du Verbe incarné se soit faite dans
la nature. Car c'est de trois façons qu'une seule réalité peut être faite de
deux autres ou de davantage.
1. Elle est faite de deux réalités parfaites qui demeurent dans leur intégrité. Cela ne peut se produire autrement que par des réalités ayant pour forme la juxtaposition, l'ordre ou la figure.
Ainsi, avec beaucoup de pierres rassemblées sans ordre, simplement mises ensemble, on a un tas. Avec des pierres et des poutres disposées selon un certain ordre, de façon à présenter une certaine figure, on a une maison. Et certains ont prétendu que l'union était réalisée ainsi, par confusion, c'est-à-dire sans ordre; ou bien par proportion, c'est-à-dire avec ordre.
Mais cela est impossible. 1° Parce que ni la
juxtaposition, ni l'ordre, ni la figure n'est une forme substantielle, mais
accidentelle. Il s'ensuivrait donc que l'union de l'Incarnation n'existerait
pas par soi mais par accident, ce que nous repoussons plus loin - 2° Parce que
l'unité ainsi réalisée ne serait pas absolue, mais sous un certain point de
vue: en fait, il demeurerait plusieurs réalités. - 3° Parce que les formes de
ce genre ne viennent pas de la nature, mais de l'art, comme la forme de la
maison. Et ainsi, on n'aboutit pas à une seule nature dans le Christ, comme le
veulent justement les partisans de cette opinion.
2. Selon une autre explication, une réalité peut être constituée de deux autres, parfaites en elles-mêmes, mais transformées par leur union, comme il arrive lorsque plusieurs éléments se mélangent. Et ainsi, pour certains, l'union de l'Incarnation se serait faite à la manière d'une combinaison.
Mais cela est impossible. 1° Parce que la nature
divine est absolument immuable, nous l'avons dit dans la première Partie.
Ainsi, ni elle-même ne peut être convertie en autre chose, puisqu'elle est
incorruptible, ni autre chose ne peut être converti en elle, puisqu'elle-même
ne peut être engendrée. - 2° Parce que le mélange n'est pas de même espèce que
ses composants, car la chair diffère spécifiquement de chacun de ses éléments.
Le Christ ne serait donc pas de la même nature que son Père, ni de la même
nature humaine que sa mère. - 3° Parce qu'on ne peut pas constituer un mélange
avec des éléments trop éloignés les uns des autres, car alors l'un des deux
voit son espèce disparaître, comme la goutte d'eau mise dans une amphore de
vin. Et ainsi, puisque la nature divine dépasse à l'infini la nature humaine,
il n'y aura pas mélange: seule demeurera la nature divine.
3. La troisième manière envisage des réalités qui ne sont ni changées, ni mélangées, mais imparfaites, comme l'âme et le corps qui constituent l'homme, et de même ses divers membres. Mais on ne peut attribuer cela au mystère de l'Incarnation. - 1° En effet, les deux natures, divine et humaine, sont parfaites chacune en son genre. - 2° Elles ne peuvent être unies comme des parties quantitatives, ainsi que le sont les membres du corps, car la nature divine est incorporelle. Ni comme forme et matière, surtout corporelle. En outre, il s'ensuivrait une espèce nouvelle, communicable à plusieurs, et ainsi il y aurait plusieurs Christs. -3° Le Christ n'appartiendrait ni à la nature humaine, ni à la nature divine; car une différence ajoutée fait changer l'espèce, comme l'unité dans les nombres selon Aristote.
Solutions:
1. L'affirmation de S. Cyrille est ainsi
expliquée par le Ve Concile oecuménique: "Si quelqu'un,
reconnaissant une seule nature incarnée du Verbe de Dieu, ne l'entend pas selon
l'enseignement des Pères, en ce sens que, de la nature divine et de la nature
humaine, l'union selon l'hypostase étant réalisée, il est résulté un Christ,
qu'il soit anathème." Il ne s'agit donc pas, sur l'autorité de S. Cyrille,
de reconnaître dans l'Incarnation une nature composée de deux autres, mais
d'admettre que l'unique nature du Verbe de Dieu s'est unie une chair dans la
personne.
2. L'âme et le corps constituent en chacun de nous une double unité: de nature et de personne.
De nature en tant que l'âme s'unit au corps comme
une forme qui lui donne son achèvement, et les deux constituent une nature
unique, car ils sont l'un pour l'autre comme l'acte et la puissance, ou comme
la forme et la matière. Ce n'est pas de ce point de vue que l'on peut trouver
une ressemblance avec l'Incarnation, car la nature divine ne peut être la forme
d'un corps, comme nous l'avons prouvé dans la première Partie. Mais il y a
aussi en nous unité de personne en tant qu'un seul individu subsiste dans la
chair et l'âme. Et sous ce rapport on peut trouver une ressemblance avec
l'Incarnation car un seul Christ subsiste dans la nature divine et la nature
humaine.
3. Selon le Damascène, on peut dire que la nature
divine est incarnée en ce sens qu'elle est unie personnellement à la chair, non
en ce sens qu'elle se serait convertie en elle. On peut dire également que la
chair est déifiée, non par conversion, mais par son union au Verbe, ses
propriétés naturelles étant sauves; en d'autres termes, la chair est déifiée
non parce qu'elle serait devenue Dieu, mais parce qu'elle est devenue la chair
du Verbe de Dieu.
Objections:
1. La personne de Dieu ne diffère pas de sa
nature, comme on l'a établi dans la première Partie. Donc si l'union ne s'est
pas faite dans la nature, il s'ensuit qu'elle ne s'est pas faite dans la
personne.
2. La nature humaine n'est pas d'une moindre
dignité chez le Christ que chez nous. Or la personnalité est un élément de la
dignité, on l'a montré dans la première Partie. Donc, puisque la nature humaine
a en nous une personnalité propre, à bien plus forte raison en a-t-elle une
chez le Christ.
3. Selon Boèce, " la personne est la substance individuelle d'une nature rationnelle". Mais le Verbe de Dieu a pris une nature humaine individuelle car, remarque S. Jean Damascène " la nature universelle n'existe pas réellement, mais seulement dans la pure contemplation de l'intelligence". La nature humaine du Christ a donc sa personnalité propre, et donc l'union n'a pu se faire dans la personne.
Cependant: on lit dans les Actes du concile de Chalcédoine: "Nous confessons un seul et même Fils unique, Dieu le Verbe, notre Seigneur Jésus Christ, qui n'est ni partagé ni divisé en deux personnes." Donc l'union du Verbe s'est faite dans la personne.
Conclusion:
Le mot " personne " signifie autre chose que le mot nature. Car la nature, on vient de le dire, signifie " l'essence qui spécifie un être et qui est désignée par la définition". Et si rien d'autre de ce qui constitue la raison de l'espèce ne venait s'adjoindre, il ne serait pas nécessaire de distinguer la nature de son suppôt, qui est l'individu subsistant dans cette nature, car tout individu subsistant dans une nature quelconque serait absolument identique à celle-ci. Mais il arrive que, dans certaines réalités subsistantes, on trouve des éléments qui n'appartiennent pas à l'essence, comme les accidents et les principes individuants; et cela apparaît surtout dans les êtres composés de matière et de forme. Dans ces réalités, par conséquent, la nature et le suppôt diffèrent réellement, non pas sans doute comme des éléments complètement séparés, mais parce que le suppôt renferme, outre la nature, certains autres éléments qui n'appartiennent pas à la raison de l'espèce. Aussi le suppôt apparaît-il comme un tout dont la nature est la partie formelle et perfective. Et de là vient que dans les composés de matière et de forme, on n'identifie pas la nature au suppôt; on ne dit pas en effet que cet homme est son humanité. S'il se trouve au contraire une réalité en laquelle il n'y a rien que son essence ou sa nature, comme il arrive pour Dieu, nous n'aurons pas dans ce cas de distinction réelle entre suppôt et nature, mais seulement une distinction purement conceptuelle; cette réalité sera dite " nature " parce quelle représente une certaine essence; elle sera dite " suppôt " parce qu'elle est une nature subsistante. Ce que nous disons du suppôt, il faut l'entendre aussi à propos de la créature rationnelle ou intellectuelle, de la personne; car la personne n'est pas autre chose, selon Boèce, que la substance individuelle d'une nature rationnelle.
Tout ce qui appartient à un être personnel, que cela appartienne en propre à sa nature ou non, lui est donc uni dans la personne. Donc, si la nature humaine n'est pas unie dans la personne au Verbe de Dieu, elle ne lui est unie d'aucune façon. Et du coup disparaît entièrement notre foi à l'Incarnation, et toute la foi chrétienne est ruinée. Donc, puisque le Verbe possède une nature humaine qui lui est unie, nature qui n'appartient pas à sa nature divine, il s'ensuit que l'union se fait dans la personne du Verbe et non dans sa nature.
Solutions:
1. En Dieu, nature et personne sont réellement
identiques, mais n'ont pas la même signification, parce que le mot "
personne", appliqué à Dieu, le désigne comme un être subsistant. Puisque
l'union de la nature humaine au Verbe fait que le Verbe subsiste en elle sans aucune
addition ni transformation pour la nature divine, c'est donc bien que cette
union se fait dans la personne et non dans la nature.
2. La personnalité est requise à la dignité et à
la perfection d'un être dans la mesure où cette dignité et cette perfection
exigent qu'il existe par soi, car c'est cela que signifie le mot "
personne". Mais il est plus noble pour un être d'exister dans un autre
plus parfait que d'exister par soi. Et c'est pourquoi la nature humaine a plus
de grandeur dans le Christ qu'en nous; car en nous, ayant une existence propre,
elle possède aussi sa propre personnalité, tandis que dans le Christ elle
existe dans la personne du Verbe. Ainsi, il appartient à la dignité de la forme
de constituer l'espèce; pourtant l'élément sensitif qui, chez l'animal,
représente une forme complète et capable de constituer une espèce, est moins
noble que chez l'homme où il se trouve uni à une forme qui l'achève.
3." Le Verbe de Dieu, dit Jean Damascène,
n'a pas pris une nature humaine universelle, mais individuelle."
Autrement, il faudrait admettre qu'il convient à tout homme, aussi bien qu'au
Christ, d'être le Verbe de Dieu. Mais il faut savoir que tout ce qui, dans le
genre substance, est individuel, même s'il s'agit d'une nature rationnelle, ne
constitue pas nécessairement une personne; il faut pour cela qu'il existe par
soi et non dans un être supérieur. La main de Socrate est quelque chose
d'individuel; elle n'est pas une personne, car elle n'existe pas par soi, mais
dans un tout plus parfait. C'est ce que l'on veut dire lorsque l'on définit la
personne une substance individuelle, car la main n'est pas une substance
complète, mais une partie de la substance. Et donc, bien que la nature humaine
soit individuelle et appartienne au genre substance, cependant, parce qu'elle
n'existe pas par soi et séparément, mais dans un être plus parfait qui est la
personne du Verbe de Dieu, il s'ensuit qu'elle n'a pas de personnalité propre.
C'est pourquoi l'union se fait dans la personne.
Objections:
1. S. Augustin écrit: "La substance divine
et la substance humaine ne constituent l'une et l'autre qu'un seul Fils de
Dieu, mais représentent autre chose par rapport au Verbe, et autre chose par
rapport à l'homme." Et S. Léon, pape, écrit: "L'un des deux brille
par les miracles, l'autre succombe aux coups." Or ce qui est autre diffère
par le suppôt. L'union du Verbe incarné ne s'est donc pas faite dans le suppôt.
2. L'hypostase, dit Boèce, n'est rien d'autre
qu'une substance particulière. Mais il est manifeste que dans le Christ, en
plus de l'hypostase du Verbe, il y a d'autres substances particulières, telles
que le corps et l'âme et leur composé. Donc il y a en lui une autre hypostase à
côté de celle du Verbe.
3. L'hypostase du Verbe n'est renfermée ni dans un genre ni dans une espèce, comme on l'a vu dans la première Partie. Et pourtant le Christ, en tant qu'homme, appartient à l'espèce humaine, car Denys affirme: "Celui qui par sa nature surpasse suréminemment tout l'ordre de la nature, s'est enfermé lui-même dans notre nature." Or, pour appartenir à l'espèce humaine, il faut être une hypostase de cette espèce. Il y a donc dans le Christ une autre hypostase que celle du Verbe de Dieu.
Cependant: S. Jean Damascène écrit: "Nous reconnaissons dans le Seigneur Jésus Christ deux natures en une seule hypostase."
Conclusion:
Certains, ignorant le rapport de l'hypostase à la
personne, tout en reconnaissant dans le Christ une seule personne, ont prétendu
qu'il s'y trouvait l'hypostase de Dieu et celle de l'homme, comme si l'union
s'était faite dans la personne et non dans l'hypostase. Une telle conception
est erronée pour trois motifs.
1. Parce que " personne " n'ajoute rien
à " hypostase", sinon une nature déterminée, c'est-à-dire douée de
raison, selon la définition de Boèce: "La personne est la substance
individuelle d'une nature rationnelle." Et c'est pourquoi cela revient au
même d'attribuer à la nature humaine du Christ une hypostase qui lui serait
propre, et de lui attribuer une personne propre. C'est ce que les Pères du Ve
concile oecuménique célébré à Constantinople ont compris lorsqu'ils ont porté
cette condamnation: "Si quelqu'un essaie d'introduire dans le mystère du
Christ deux subsistances ou deux personnes, qu'il soit anathème: car, même par
l'incarnation de l'un (des trois) de la sainte Trinité divine, le Dieu Verbe,
cette sainte Trinité n'a subi aucune adjonction de personne ou de
subsistance." Or " subsistance " signifie ici réalité
subsistante; et c'est le propre de l'hypostase d'être telle, comme le montre
Boèce.
2. A supposer que la personne ajoute à
l'hypostase quelque chose en quoi l'union pourrait se faire, ce ne pourrait
être autre chose qu'un certain caractère de dignité, et c'est en ce sens que
l'on définit parfois la personne: "Une hypostase dont le caractère
distinctif est la dignité." Donc, si l'union s'est faite dans la personne
et non dans l'hypostase, il s'ensuit qu'il faut la concevoir comme se réalisant
du point de vue de la dignité. Et c'est précisément ce que Cyrille
d'Alexandrie, approuvé par le concile d'Éphèse, condamne en ces termes:
"Si quelqu'un, dans le Christ un, divise les hypostases après l'union, les
associant par une simple association de dignité ou d'autorité ou de puissance,
au lieu d'admettre entre elles une union naturelle, qu'il soit anathème."
3. C'est à l'hypostase que sont attribuées les opérations et les propriétés de la nature et tout ce qui, dans le concret, relève de la nature elle-même. On dit en effet de " cet homme " qu'il raisonne, qu'il possède la faculté de rire, qu'il est animal raisonnable. Et pour cette raison on lui donne le nom de suppôt, car il est sous-jacent à tout ce qui appartient à l'homme et il en reçoit l'attribution. Si donc, dans le Christ, il y avait une autre hypostase que celle du Verbe, il faudrait en conclure que ce qui se vérifie en lui au sujet de l'homme n'appartient pas au Verbe, mais à un autre sujet, comme par exemple qu'il est né de la Vierge, qu'il a souffert, qu'il a été crucifié et enseveli. Doctrine condamnée encore avec l'approbation du concile d'Éphèse, par ces paroles: "Si quelqu'un distribue entre deux personnes ou subsistances les expressions employées au sujet du Christ dans les écrits évangéliques et apostoliques, par les saints Pères ou par le Christ lui-même, et attribue les unes à l'homme considéré à part du Verbe de Dieu le Père, et les autres au seul Verbe de Dieu le Père, qu'il soit anathème."
C'est donc manifestement une hérésie, condamnée jadis par l'Église, de soutenir que, dans le Christ, il y a deux hypostases ou deux suppôts, c'est-à-dire que l'union ne se fait ni dans l'hypostase, ni dans le suppôt. Aussi lit-on dans le même concile: "Si quelqu'un ne confesse pas que le Verbe de Dieu le Père est uni à la chair selon l'hypostase, et ne fait qu'un seul Christ avec sa propre chair, c'est-à-dire que le même est Dieu et homme tout ensemble, qu'il soit anathème."
Solutions:
1. La différence accidentelle rend une réalité
" autre " qualitativement; la différence essentielle la rend autre
substantiellement, elle en fait " autre chose". Or, il est bien
certain que, dans l'ordre des choses créées, plusieurs différences
accidentelles peuvent se trouver réunies dans la même hypostase et le même
suppôt; il suffit pour cela qu'il y ait plusieurs accidents dans un seul et
même sujet; mais ce que l'on ne rencontre pas, c'est un même sujet subsistant
en diverses essences ou natures substantielles. Dans le cas du Christ, au
contraire, un seul et même sujet subsiste en deux natures. Dès lors si l'on dit
à propos d'une créature: autre et autre est cette réalité, on signifiera par là
non pas la diversité de suppôt, mais la diversité des formes accidentelles. De
même, si l'on dit du Christ qu'il est autre chose et autre chose, cela
n'impliquera pas une diversité de suppôt ou d'hypostase, mais seulement une
diversité dans les natures. Aussi S. Grégoire de Nazianze écrit-il: "Autre
chose et autre chose sont les éléments dont est constitué le Sauveur, mais lui n'est
pas un autre et un autre. je dis autre chose et autre chose, contrairement à ce
qui existe dans la Trinité; car là il y a un autre et un autre, pour que nous
ne confondions pas les hypostases, mais non pas autre chose et autre
chose."
2. L'hypostase signifie une substance
particulière non pas quelconque, mais achevée et complète. Une substance
particulière qui entre en union avec une autre plus complète, comme il arrive
pour la main et le pied, n'est pas une hypostase. Ainsi, la nature humaine du
Christ est une substance particulière, mais parce qu'elle est unie à ce tout
achevé qu'est le Christ, Dieu et homme, elle ne saurait être appelée hypostase
ou suppôt; c'est cet être complet dont elle fait partie qui est hypostase ou
suppôt.
3. Déjà, dans l'ordre des choses créées, une
réalité individuelle n'appartient pas à un genre ou à une espèce en raison de
son individuation, mais en raison de sa nature, que la forme détermine; car
l'individuation se fait plutôt par la matière dans les êtres composés. De même le
Christ appartient à l'espèce humaine en raison de la nature qu'il s'est unie,
et non en raison de l'hypostase par laquelle cette nature subsiste.
Objections:
1. La personne du Christ n'est autre que la
personne ou hypostase du Verbe, on l'a montré. Mais la personne du Verbe est
identique à sa nature, comme on l'a établi dans la première Partie. Et puisque
la nature du Verbe est simple, comme on l'a montré dans la première Partie, il
est impossible que la personne du Christ soit composée.
2. Toute composition apparaît constituée de
parties. Mais la nature divine ne peut être partie d'un tout, car toute partie
implique imperfection. Il est donc impossible que la personne du Christ soit
composée de deux natures.
3. Le composé semble devoir être homogène à ses parties; si par exemple les parties sont corporelles, le tout lui aussi sera corporel. Donc, si dans le Christ il y a un composé de deux natures, il s'ensuivra que ce composé ne sera pas une personne, mais une nature. L'union dans le Christ se fera donc dans la nature, contrairement à tout ce qu'on vient de dire.
Cependant: S. Jean Damascène écrit " Dans le Seigneur Jésus Christ nous reconnaissons deux natures, mais une seule hypostase, composée de l'une et de l'autre."
Conclusion:
La personne ou hypostase du Christ peut être considérée à un double point de vue. En elle-même d'abord, et sous ce rapport elle est tout ce qu'il y a de plus simple, comme la nature du Verbe. Puis, en tant qu'elle est une personne ou hypostase à qui il revient de subsister dans une nature; à ce point de vue, la personne du Christ subsiste en deux natures. Sans doute, il n'y a qu'un seul être subsistant, mais il y a deux motifs de subsister. Et en envisageant cet être unique subsistant en deux natures, on peut dire que la personne est composée.
Solutions:
1. Celle-ci ressort de ce qu'on vient de dire.
2. Nous disons que la personne est composée de
deux natures, non en raison des parties qu'elles formeraient, mais plutôt en
raison de leur nombre, de même que tout être en qui se réunissent deux éléments
peut être dit composé de ceux-ci.
3. Le composé n'est pas nécessairement homogène
aux composants; cela ne se produit qu'à partir du continu dont les parties sont
elles-mêmes continues. Mais l'animal est composé d'un corps et d'une âme, et ni
l'un ni l'autre n'est l'animal.
Objections:
1. En nous l'union de l'âme et du corps produit
la personne ou hypostase d'un homme. Donc, si l'âme et le corps sont unis dans
le Christ, il s'ensuit que leur union constitue une hypostase. Or ce n'est pas
l'hypostase du Verbe de Dieu, qui est éternelle. Il y aura donc dans le Christ une
personne ou hypostase en plus de celle du Verbe, ce qui s'oppose à tout ce
qu'on a dit.
2. L'union de l'âme et du corps constitue une
nature de l'espèce humaine. Mais, d'après S. Jean Damascène, " on ne doit
pas mettre dans le Seigneur Jésus Christ une espèce commune". Il n'y a
donc pas eu en lui union de l'âme et du corps.
3. L'âme n'est unie au corps que pour lui donner la vie. Mais le corps du Christ pouvait très bien être vivifié par le Verbe de Dieu, qui est source et principe de vie. Donc il n'y a pas eu dans le Christ union de l'âme et du corps.
Cependant: un corps ne peut être dit animé que s'il est uni à l'âme. Or le corps du Christ est qualifié ainsi selon ce que chante l’Église: "Prenant un corps animé, il daigna naître de la Vierge." C'est donc qu'il y a eu chez le Christ union de l'âme et du corps.
Conclusion:
Le Christ est appelé homme de façon univoque, dans le même sens que les autres hommes, en ce qu'il existe dans la même espèce, selon S. Paul (Ph 2, 7): "Il est devenu semblable aux hommes." Mais il appartient à la raison de l'espèce humaine que l'âme soit unie au corps; la forme en effet ne constitue l'espèce qu'à condition de devenir l'acte de la matière, et c'est précisément à cela que se termine la génération, en laquelle une nature tend à atteindre l'espèce. Par conséquent, il est nécessaire de dire que dans le Christ l'âme a été unie au corps; soutenir le contraire est hérétique, car c'est nier la réalité du Christ.
Solutions:
1. Certains auteurs, voyant que l'union de l'âme et du corps, dans les hommes ordinaires, constituait une personne, ont refusé d'admettre cette union dans le Christ, pour éviter de placer en lui une nouvelle personne ou hypostase. Mais s'il en est ainsi chez les autres hommes, c'est que l'union de l'âme et du corps a pour résultat chez eux de les faire exister par eux-mêmes. Chez le Christ, au contraire, cette union aboutit à adjoindre la nature ainsi composée à une réalité supérieure qui subsistera en elle. Aussi l'union de l'âme et du corps chez le Christ ne constitue-t-elle pas une nouvelle hypostase ou personne, mais se fait au profit d'une personne ou d'une hypostase déjà préexistantes.
Il ne s'ensuit pas pour autant que l'union de
l'âme et du corps ait moins d'efficacité chez le Christ que chez nous. L'adjonction
d'une réalité à quelque chose de plus noble ne lui enlève pas sa puissance ou
sa dignité, elle l'accroît plutôt; c'est ainsi que l'âme sensitive qui, dans
les animaux dont elle est la forme dernière, constitue l'espèce, croît encore
en noblesse et en puissance chez l'homme, du fait que la perfection propre à
l'âme rationnelle se trouve lui être ajoutée, comme nous l'avons dit plus haut.
2. On peut entendre la parole de S. Jean Damascène d'une double manière. Premièrement en la rapportant à la nature humaine. En ce sens, la nature humaine ne peut être une espèce commune qu'en tant qu'elle est abstraite par l'esprit de tout individu, ou en tant qu'elle se trouve chez tous les individus qui en participent. Or il est très vrai que le Fils de Dieu n'a pas pris une nature humaine existant seulement dans l'esprit, car alors il n'aurait pas assumé la réalité de la nature humaine. A moins que l'on ne tienne la nature humaine pour une idée séparée, comme les platoniciens qui posaient l'existence d'un homme sans matière. Mais alors le Fils de Dieu n'aurait pas pris chair, ce qui est opposé à sa parole dans l’Évangile (Lc 24, 39): "Un esprit n'a ni chair ni os, comme vous voyez que j'en ai." De même le Fils de Dieu n'a pas pu s'unir la nature humaine telle qu'elle se trouve dans tous les individus de l'espèce, autrement il se serait uni à tous les hommes. Il faut donc reconnaître, comme le dit un peu plus loin S. Jean Damascène, que le Christ a pris une nature humaine concrète et individuelle, mais qui ne constituait pas un individu, au sens de suppôt ou d'hypostase de cette nature, autre que la personne du Fils de Dieu.
On peut encore entendre la parole du Damascène en
ce sens que l'union des deux natures divine et humaine ne produit pas une
troisième nature, qui serait commune, c'est-à-dire attribuable à d'autres
individus. Et c'est en effet ce que le saint Docteur a voulu dire, car il
ajoute, après le texte allégué: "jamais il n'a été engendré, ni ne sera
engendré un autre Christ, à partir de la divinité et de l'humanité, et
subsistant en elles, qui serait à la fois parfaitement Dieu et parfaitement
homme."
3. Il y a un double principe de vie corporelle.
Un principe efficient, et sous ce rapport le Verbe de Dieu est principe de
toute vie. Et un principe formel; car " vivre, pour les vivants, c'est
leur être même", dit le Philosophe. De même que tout être existe
formellement par sa forme, de même le corps vit par l'âme. En ce sens, le Verbe
ne peut pas faire vivre le corps, car il ne peut pas être sa forme.
Objections:
1. S. Paul écrit (Ph 2, 7) au sujet du Fils de Dieu qu'il a été reconnu comme un homme à son " vêtement " (en latin: habitue).
Mais l'habitue s'ajoute à celui qui le
possède comme un accident; soit en tant qu'il est l'un des dix prédicaments;
soit en tant qu'il est une espèce de la qualité. Donc la nature humaine est
unie de façon accidentelle au Fils de Dieu.
2. Tout ce qui appartient à un être déjà achevé
lui est accidentel; l'accident, c'est en effet ce qui peut être présent à un
être ou lui manquer sans le détruire. Mais la nature humaine est advenue dans
le temps au Fils de Dieu, qui possède toute éternité un être parfait. Cette
union est donc accidentelle.
3. Tout ce qui n'appartient pas à la nature ou à
l'essence d'un être en est l'accident, parce que tout ce qui est, est ou
substance, ou accident. Mais la nature humaine n'appartient pas à l'essence ou
à la nature divine du Fils de Dieu puisque, on l'a dit, l'union ne se fait pas
dans la nature. Elle lui est donc unie accidentellement.
4. Tout instrument est employé de façon accidentelle. Or la nature humaine fut dans le Christ l'instrument de la divinité, selon S. Jean Damascène. Il semble donc qu'il n'y ait eu qu'une union accidentelle entre la nature humaine et le Fils de Dieu.
Cependant: l'accident ne s'attribue pas absolument comme étant quelque chose, mais par manière de quantité, de qualité ou de quelque autre mode d'être. Donc, si la nature humaine était unie accidentellement au Verbe, quand nous disons que le Christ est homme, nous ne lui attribuons pas quelque chose d'absolu, mais une qualité ou une quantité, ou quelque autre mode d'être. Or une telle manière de voir s'oppose à la décrétale du pape Alexandre III qui dit: "Puisque le Christ est Dieu parfait et homme parfait, par quelle téméraire audace certains prétendent-ils que le Christ, en tant qu'homme, n'est pas quelque chose? "
Réponses: Pour voir clair dans cette question, il faut savoir qu'au sujet du mystère de l'union des deux natures dans le Christ, deux hérésies ont surgi. L'une aboutissait à la confusion des natures: Eutychès et Dioscore prétendirent que les deux natures n'en formaient plus qu'une seule. Ils professèrent donc que le Christ est constitué de deux natures distinctes avant leur union, mais qu'il ne subsiste pas en deux natures, la distinction de celles-ci cessant aussitôt après leur union.
L'autre hérésie fut celle de Nestorius et de Théodore de Mopsueste, qui séparaient les personnes. Ils soutenaient que la personne du Fils de Dieu était autre que celle du Fils de l'homme. A les en croire, ces deux personnes se trouvent unies - 1° par mode d'habitation, en ce sens que le Verbe de Dieu habite dans l'homme comme dans un temple; 2° par l'unité de sentiment, en ce sens que la volonté de cet homme est toujours conforme à la volonté de Dieu; 3° selon l'opération, car cet homme est l'instrument du Verbe de Dieu; 4° du point de vue de la dignité et de l'honneur, car tout honneur rendu au Fils de Dieu, l'est aussi au Fils de l'homme, en vertu de son union au Fils de Dieu; 5° du point de vue de la communication réciproque de leurs noms, en ce sens que nous appelons cet homme: Dieu et Fils de Dieu. Or, il est bien évident que toutes ces manières d'envisager l'union rendent celle-ci purement accidentelle.
Certains théologiens postérieurs, tout en croyant éviter ces hérésies, y sont tombés par ignorance. Les uns reconnurent une seule personne dans le Christ, mais y placèrent deux hypostases ou deux suppôts, affirmant qu'un homme, composé d'une âme et d'un corps, a été dès le principe de sa conception assumé par le Verbe de Dieu. C'est la première opinion citée par le Maître des Sentences. D'autres, voulant sauver l'unité de personne, ont prétendu que l'âme du Christ n'était pas unie à son corps, mais que tous les deux, pris séparément, se trouvaient unis au Verbe de façon accidentelle; ce qui évitait d'augmenter le nombre des personnes. C'est la troisième opinion rapportée par le Maître des Sentences au même endroit.
Ces deux opinions reviennent à l'hérésie de Nestorius. La première parce que mettre deux hypostases ou deux suppôts dans le Christ équivaut à mettre en lui deux personnes, nous l'avons dit plus haut. Et si l'on insiste sur la signification spéciale du mot " personne", il faut se rappeler que Nestorius, lui aussi, entendait par unité de personne l'unité de dignité et d'honneur. D'où l'anathème porté par le cinquième concile oecuménique contre celui qui dit qu'il y a " unité de personne sous le rapport de la dignité de l'honneur et de l'adoration, comme l'ont écrit dans leur folie Théodore et Nestorius".
Quant à l'autre opinion, elle rejoint l'erreur de Nestorius qui admettait une union accidentelle. Il n'y a pas de différence entre soutenir que le Verbe de Dieu est uni au Christ homme parce qu'il habite en lui comme dans un temple, ce que disait Nestorius, et soutenir, comme la troisième opinion, que le Verbe est uni à l'homme parce qu'il s'en revêt comme d'un vêtement. Elle a même quelque chose de pire que l'erreur de Nestorius, puisque pour elle le corps et l'âme ne sont pas unis.
La foi catholique tient le juste milieu entre ces positions; elle n'affirme pas que l'union de Dieu et de l'homme s'est faite dans l'essence et la nature, ni d'une façon accidentelle; entre ces deux extrêmes, elle professe que l'union s'est faite selon la subsistance ou hypostase. Aussi lit-on dans les Actes du cinquième concile oecuménique: "Comme on a compris cette union de diverses manières, les sectateurs de l'impiété d'Apollinaire et d'Euchychès, partisans de la disparition de ce qui est uni", c'est-à-dire détruisant les deux natures, " parlent d'une union par confusion, et les sectateurs de Théodore et de Nestorius, favorables à la division, introduisent une union provisoire. Mais la sainte Église de Dieu, rejetant l'impiété de ces deux hérésies, confesse l'union du Verbe de Dieu à la chair par composition, c'est-à-dire selon l'hypostase".
Il est donc évident que, parmi les trois opinions rapportées par le Maître des Sentences, la deuxième, qui affirme l'unité d'hypostase entre Dieu et l'homme dans l'Incarnation, ne doit pas être regardée comme une simple opinion, mais comme l'affirmation de la foi catholique. En revanche, la première opinion qui pose deux hypostases, et la troisième qui professe une union accidentelle, ne doivent pas être tenues comme des opinions, mais comme de véritables hérésies condamnées par l'Église dans ses conciles.
Solutions:
1. Selon S. Jean Damascène " Il n'est pas
nécessaire qu'une comparaison s'applique à son objet exactement et de toutes
manières; car ce qui est semblable en tout n'est plus exemplaire mais
identique. Et surtout dans l'étude des réalités divines, car il est impossible
de trouver un modèle semblable en tout, aussi bien en "théologie", où
l'on étudie la divinité des personnes, qu'en "économie", où l'on
étudie le mystère de l'Incarnation." Donc, si l'on compare la nature
humaine du Christ à un habitue au sens de vêtement, ce n'est pas quant à
l'union accidentelle, mais en tant que le Verbe se rend visible par cette
nature, à la manière dont un homme nous apparaît par son vêtement. Et aussi en
tant que le vêtement se modifie, c'est-à-dire prend la forme de celui qui le
revêt, et dont la forme n'est pas changée par le vêtement. C'est ainsi que la
nature humaine reçoit une promotion, du fait de son assomption par le Verbe de
Dieu, tandis que le Verbe de Dieu n'est pas changé lui-même, comme l'explique
S. Augustin.
2. Ce qui advient à un être déjà achevé ne lui
est accidentel qu'à la condition que cet être ne lui soit pas communiqué.
Ainsi, lors de la résurrection, le corps ne sera pas réuni à l'âme déjà
existante d'une façon simplement accidentelle, mais il participera à son être
même, puisque le corps n'a de vie que par l'âme. Au contraire, la blancheur,
advenant à un homme, lui est accidentelle car elle possède un être différent de
l'être de l'homme. Or, le Verbe de Dieu possède de toute éternité un être
complet sous le rapport de l'hypostase ou personne; la nature humaine lui
advient dans le temps, et se trouve unie à lui dans l'unité d'être, non pas
sous le rapport de la nature, comme il arrive pour le corps uni à l'être de
l'âme, mais sous le rapport de l'hypostase ou personne. Aussi faut-il
reconnaître que la nature humaine n'est pas unie accidentellement au Fils de
Dieu.
3. L'être se divise en substance et accident.
Mais la substance possède une double signification, selon Aristote; elle
désigne soit l'essence ou nature, soit le suppôt ou hypostase. Pour qu'il n'y
ait pas union accidentelle, il suffit donc que l'union se fasse sous le rapport
de l'hypostase, et il n'est pas nécessaire qu'elle se produise sous le rapport
de la nature.
4. Il est bien certain que tout instrument n'est
pas uni dans l'être à l'hypostase de celui qui s'en sert, ainsi la hache ou le
glaive. Mais rien n'empêche que ce qui se trouve élevé jusqu'à l'unité de
l'hypostase se comporte à la manière d'un instrument, comme le corps de l'homme
ou ses membres. Nestorius prétendait que la nature humaine est assumée par le
Verbe à la manière d'un instrument qui ne participerait pas à l'unité de
l'hypostase. Et c'est pourquoi il n'admettait pas que l'homme, dans le Christ,
soit vraiment le Fils de Dieu, mais seulement son instrument. Aussi S. Cyrille
écrit-il dans sa lettre aux moines d'Égypte: "L'Écriture ne regarde pas
cet Emmanuel (entendez le Christ) comme un simple instrument, mais comme un
Dieu vraiment hominisé", c'est-à-dire devenu homme. Quant au Damascène,
dans le texte allégué, c'est comme un instrument participant à l'unité de
l'hypostase, qu'il considère la nature humaine dans le Christ.
Objections:
1. Rien de créé ne peut se trouver, en Dieu,
parce que tout ce qui est en Dieu est Dieu. Mais cette union est en Dieu,
puisque Dieu lui-même est uni à la nature humaine. Il ne semble donc pas que
cette union soit quelque chose de créé.
2. En toute chose, c'est la fin qui est le plus
important. Or la fin de l'union, c'est l'hypostase ou personne divine à
laquelle se termine l'union. Il semble donc que l'on doive juger de l'union
surtout d'après la condition de l'hypostase divine, laquelle est incréée. Par
suite, l'union elle-même ne saurait être quelque chose de créé.
3. Ce que l'on attribue à l'effet doit être à plus forte raison attribué à la cause, dit Aristote. Mais dans le Christ, l'homme est dit Créateur à cause de l'union. A plus forte raison, par conséquent, devra-t-on reconnaître que l'union elle-même n'est pas quelque chose de créé, mais le Créateur.
Cependant: tout ce qui a un commencement dans le temps est créé. Or cette union n'est pas éternelle, mais a commencé dans le temps. Elle est donc quelque chose de créé.
Conclusion:
L'union dont nous parlons consiste en une certaine relation entre la nature divine et la nature humaine, résultat de leur conjonction en l'unique personne du Fils de Dieu. Or, nous l'avons dit dans la première Partie, toute relation entre Dieu et la créature est réelle dans la créature, parce qu'elle provient d'un changement opéré en celle-ci; mais en Dieu elle n'est qu'une relation de raison, parce qu'elle ne suppose en lui aucun changement. Il faut donc admettre que l'union dont nous parlons n'est pas réelle en Dieu, mais seulement de raison, tandis qu'elle est réelle dans la nature humaine, puisque celle-ci est une créature. Et c'est pourquoi l'on doit dire qu'elle est quelque chose de créé.
Solutions:
1. Cette union, en Dieu, n'est pas réelle, mais
seulement de raison. Car nous disons que Dieu est uni à la créature parce que
dans la réalité la créature se trouve unie à Dieu, sans aucun changement en
lui.
2. La nature de la relation, comme celle du
mouvement, est déterminée par son terme ou sa fin; mais son existence dépend du
sujet en lequel elle se trouve. Et puisque l'union n'a d'existence réelle que
dans la nature créée, il s'ensuit qu'elle possède un être créé.
3. L'homme, dans le Christ, est appelé Dieu en
raison de l'union dont le terme est l'hypostase divine. Mais il ne s'ensuit pas
que l'union elle-même soit le Créateur ou Dieu, car la qualification de créé se
rapporte plutôt à l'existence même de la relation qu'à sa nature ou à son
essence.
Objections:
1. Les relations, comme les mouvements, sont
spécifiées par leur terme. Mais le terme de l'assomption est le même que celui
de l'union: c'est l'hypostase divine. Il ne semble donc pas qu'il y ait entre
elles de différence.
2. Dans le mystère de l'Incarnation, il paraît y
avoir identité entre ce qui unit et ce qui assume, entre ce qui est uni et ce
qui est assumé. Mais l'union et l'assomption résultent de l'action et de la
passion considérées soit dans ce qui unit et ce qui est uni, soit dans ce qui
assume et ce qui est assumé. L'union semble donc identique à l'assomption.
3. S. Jean Damascène écrit: "L'union signifie seulement la conjonction, sans déterminer encore son terme. Tandis que l'hominisation et l'Incarnation déterminent le terme auquel aboutit la conjonction. Mais pareillement l'assomption ne détermine pas l'aboutissement de la conjonction." Il paraît donc bien que l'union et l'assomption sont identiques.
Cependant: on dit de la nature divine qu'elle est unie, on ne dit pas qu'elle est assumée.
Conclusion:
Comme nous venons de le dire, l'union implique une relation entre la nature divine et la nature humaine, selon qu'elles se rejoignent en une personne unique. Or, toute relation qui commence dans le temps provient d'un changement. Le changement comporte action et passion. Ainsi donc, la première et principale différence entre l'union et l'assomption consiste en ceci: l'union implique la relation elle-même, tandis que l'assomption implique l'action si nous parlons de celui qui assume, ou la passion si nous parlons de ce qui est assumé.
De cette première différence en dérive une deuxième. L'assomption signifie un devenir, au lieu que l'union signifie le fait accompli. Il en résulte que nous pouvons dire de celui qui réalise l'union, qu'il est uni, mais non, de celui qui assume, qu'il est assumé. En effet, la nature humaine, considérée au terme de son assomption à l'hypostase divine, possède une signification concrète, que l'on traduit en l'appelant homme; et c'est pourquoi nous disons avec vérité que le Fils de Dieu, unissant à lui la nature humaine, est homme. Au contraire, la nature humaine, considérée en elle-même, c'est-à-dire abstraitement, est signifiée comme assumée; or nous ne pouvons pas dire que le Fils de Dieu est la nature humaine.
Une troisième différence vient de ce que la relation, surtout la relation d'équivalence, se réfère indifféremment à l'un ou l'autre de ses termes; l'action et la passion, au contraire, se réfèrent diversement à l'agent ou au patient, et aux différents termes. Et c'est pourquoi l'assomption suppose un point de départ et un point d'arrivée qui dit assomption dit qu'un être est comme pris par un autre, qui l'attire à soi. Mais l'union ne précise rien de tout cela. D'où l'on peut dire indifféremment que la nature divine est unie à la nature humaine et réciproquement. Mais on ne peut pas dire que la nature divine est assumée par la nature humaine; le contraire seul est vrai; car la nature humaine s'est jointe à la personnalité divine de manière que la personne divine subsiste dans la nature humaine.
Solutions:
1. Comme on l'a dit au cours de l'article,
l'union et l'assomption ne se réfèrent pas de la même manière à leur terme.
2. Le facteur de l'union et le facteur de
l'assomption ne sont pas tout à fait identiques. Car toutes les personnes
divines concourent à l'union, mais non à l'assomption. La personne du Père a
uni la nature humaine au Fils et non pas à elle-même; et c'est pourquoi on dit
qu'elle unit, et non qu'elle assume, au sens de prendre pour elle-même. De
même, il n'y a pas identité entre ce qui est uni et ce qui est assumé, puisque
la nature divine peut être dite unie et non pas assumée.
3. L'assomption précise pour qui est faite
l'union du côté de celui qui assume, puisque assumer signifie Prendre pour soi.
L'Incarnation et l'humanisation précisent ce qui est assumé: la chair ou la
nature humaine. L'assomption diffère donc conceptuellement et de l'union, et de
l'Incarnation ou humanisation.
Objections:
1. Ce qui est uni n'atteint pas aussi
parfaitement la raison d'unité que ce qui est un, du fait qu'on est dit uni par
participation, et non par essence. Or, dans les réalités créées, il n'est pas
impossible de trouver un être qui soit purement et simplement un; comme on le
voit surtout avec l'unité qui est principe du nombre. L'union dont nous parlons
ne possède donc pas le maximum d'unité.
2. L'union est d'autant plus faible que ses
éléments sont plus éloignés l'une de l'autre. Or les éléments de l'union
hypostatique, nature divine et nature humaine, sont à une distance infinie
l'une de l'autre. Une telle union est donc la plus faible.
3. L'union aboutit à quelque chose d'un. Mais par l'union en nous de l'âme et du corps se trouve réalisé un être qui est un à la fois sous le rapport de la personne et de la nature; tandis que l'union de la nature divine et de la nature humaine ne constitue un être un que sous le rapport de la personne. L'union de l'âme et du corps est donc plus étroite que celle de la nature divine et de la nature humaine.
Cependant: S. Augustin affirme " L'homme est plus intimement uni au Fils, que le Fils au Père." Mais le Fils est uni au Père par l'unité de leur essence, l'homme est uni au Fils par l'union de l'Incarnation. Donc l'union de l'Incarnation est plus parfaite que l'unité de l'essence divine, laquelle pourtant réalise une souveraine unité; et par conséquent l'union de l'Incarnation implique le maximum d'unité.
Conclusion:
L'union implique la conjonction de divers éléments en une réalité unique. L'union de l'Incarnation peut donc être envisagée d'une telle manière: soit du point de vue des éléments unis, soit du point de vue de la réalité en laquelle ils sont unis. Sous ce dernier rapport, l'union de l'Incarnation l'emporte sur toutes les autres unions, car l'unité de la personne divine, en laquelle sont unies les deux natures, est la plus grande qui soit. Mais elle n'a pas la prééminence du côté des composants de l'union.
Solutions:
1. L'unité de la personne divine est plus grande
que l'unité numérique, principe du nombre. Car l'unité de la personne divine
est une unité subsistante, non reçue dans un autre être par participation,
complète en elle-même, et possédant en soi tout ce qui relève du concept d'unité.
Il ne lui appartient pas d'être partie, comme à l'unité numérique qui est
partie du nombre et qui se trouve participée par les réalités sujettes au
nombre. Aussi, à cet égard, l'union de l'Incarnation l'emporte sur l'unité
numérique, en raison de l'unité de la personne, mais non pas en raison de la
nature humaine; car cela n'est pas l'unité de la personne divine: elle lui est
seulement unie.
2. L'objection vaut du point de vue des éléments
unis, non pas sous le rapport de la personne en laquelle se fait l'union.
3. L'unité de la personne divine est plus grande
que l'unité de personne et de nature en nous. C'est pourquoi l'union de
l'Incarnation l'emporte sur l'union de l'âme et du corps.
4. Quant à l'argument en sens contraire, opposé
aux objections précédentes, il suppose faussement que l'union de l'Incarnation
est plus grande que l'unité essentielle des personnes divines. Le texte de S.
Augustin ne doit pas s'entendre en ce sens que la nature humaine est davantage
dans le Fils de Dieu que celui-ci n'est dans le Père. Elle l'est beaucoup
moins. Mais, sous un certain rapport, elle l'est davantage, en tant que l'homme
est dans le Fils plus que le Fils n'est dans le Père, c'est-à-dire en tant que
lorsque je dis " l'homme", ce mot désigne le Christ aussi bien que
lorsque je dis: "le Fils de Dieu". Tandis qu'il n'y a pas identité de
suppôt entre le Père et le Fils.
Objections:
1. La grâce est un accident, comme on l'a vu dans
la deuxième Partie. Mais on a montré plus haut que l'union de la nature humaine
à la nature divine ne s'est pas réalisée par accident. Il apparaît donc que
l'union de l'Incarnation n'a pas été réalisée par la grâce.
2. Le siège de la grâce, c'est l'âme. Mais, dit
S. Paul (Col 2, 9): "Dans le Christ habite corporellement la plénitude de
la divinité." Il apparat donc que cette union n'a pas été réalisée par la
grâce.
3. Tous les saints sont unis à Dieu par la grâce. Donc, si l'union de l'Incarnation a été réalisée par la grâce, il semble que le Christ n'est pas appelé Dieu en un autre sens que les autres saints hommes.
Cependant: il y a cette affirmation de S. Augustin: "Cette grâce qui fait de tout homme un chrétien dès qu'il a commencé à croire, c'est la grâce qui a fait de cet homme le Christ, dès qu'il a commencé d'être." Mais cet homme est devenu le Christ par son union à la nature divine. Donc cette union a été réalisée par la grâce.
Conclusion:
Comme nous l'avons dit dans la deuxième Partie, " grâce " se dit en deux sens. D'une part elle signifie la volonté de Dieu donnant gratuitement quelque chose; d'autre part elle signifie le don lui-même fait gratuitement par Dieu. Or, la nature humaine a besoin de la volonté miséricordieuse de Dieu pour être élevée jusqu'à lui, car c'est au-dessus des capacités de sa nature. Et cette surélévation est double; tantôt elle affecte l'opération par laquelle les saints connaissent et aiment Dieu; tantôt elle affecte l'être personnel; c'est le cas particulier du Christ, dont la nature humaine est assumée pour qu'il devienne la personne du Fils de Dieu. Il est évident que, pour parfaire l'opération, la faculté doit être elle-même surélevée par une disposition habituelle; pour qu'une nature existe dans son suppôt, au contraire, il n'est nullement besoin d'une telle disposition.
Concluons donc: si par grâce on entend la volonté de Dieu dispensant quelque don gratuit ou accordant à quelqu'un son agrément ou sa bienveillance, il est très vrai que l'union de l'Incarnation se fait par grâce, comme l'union des saints à Dieu par la connaissance et l'amour. Mais si l'on entend par grâce le don gratuit de Dieu, alors le fait pour la nature humaine d'être unie à la personne divine peut être appelé une grâce, puisqu'il n'a été précédé d'aucun mérite; mais on ne peut admettre qu'une telle union se soit faite par le moyen d'une grâce habituelle.
Solutions:
1. La grâce, considérée comme un accident, est
une certaine ressemblance de la divinité, participée par l'homme. Mais on ne
peut pas dire que, par l'Incarnation, la nature humaine participe d'une
ressemblance avec la nature divine. Il faut dire qu'elle est unie à la nature
divine elle-même en la personne du Fils. Or la réalité l'emporte sur la
ressemblance participée de cette même réalité.
2. La grâce habituelle existe seulement dans l'âme. Mais la grâce ou le don gratuit de Dieu qui consiste à être uni à une personne divine, appartient à toute la nature humaine, composée de l'âme et du corps. Et pour cette raison il est dit que la plénitude de la divinité habite corporellement dans le Christ, parce que la nature divine est unie non seulement à l'âme, mais aussi au corps.
Cependant on pourrait dire aussi qu'elle habite dans le Christ corporellement, pour l'opposer aux sacrements de la loi ancienne, qui sont " l'ombre des réalités à venir, tandis que le corps, ou la réalité, c'est le Christ " (Col 2, 17).
Certains expliquent encore que la divinité est
dite habiter corporellement dans le Christ parce qu'elle s'y trouve de trois
manières, de même que le corps a trois dimensions. Elle s'y trouve en effet
d'abord par essence, présence et puissance, comme chez toutes les créatures; en
outre, par la grâce sanctifiante, comme chez les saints; enfin par l'union
personnelle qui est propre au Christ.
3. Cela donne la réponse à la dernière objection:
l'union du Christ à Dieu ne se fait pas seulement par la grâce habituelle,
comme chez les autres saints; mais elle se fait selon l'hypostase ou personne.
Objections:
1. Sur le Psaume (33, 22): "Que ta
miséricorde soit sur nous comme notre espoir est en toi", la Glose donne
cette interprétation: "Ceci fait allusion au désir de l'Incarnation chez
les prophètes, et au mérite qui en obtint l'accomplissement." Donc
l'Incarnation est objet de mérite.
2. Lorsqu'on mérite quelque chose, on mérite ce
qui est nécessaire pour l'obtenir. Or, les anciens Pères méritaient la vie
éternelle, à laquelle ils ne pouvaient parvenir que par l'Incarnation, comme
dit S. Grégoire: "Ceux qui sont venus en ce monde avant la venue du
Christ, quelle que fût la valeur de leur justice, ne pouvaient aucunement,
sortis de leur corps, être accueillis aussitôt dans le sein de la patrie
céleste, parce qu'il n'était pas encore venu, celui qui établirait les âmes des
justes dans leur séjour perpétuel". Il semble donc qu'ils ont mérité
l'Incarnation.
3. On chante de la Bienheureuse Vierge: "Elle a mérité de porter le Seigneur de tous", ce qui s'est fait par l'Incarnation. Donc celle-ci est objet de mérite.
Cependant: S. Augustin déclare" Quiconque aura trouvé dans notre Chef des mérites qui aient précédé sa génération sans pareille, qu'il cherche en nous, ses membres, des mérites qui aient précédé nos innombrables régénérations ! " Mais notre génération n'est précédé d'aucun mérite selon S. Paul (Tt 3, 5): "Ce n'est pas à cause d'oeuvres de justice que nous aurions accomplies par nous-mêmes, mais selon sa miséricorde qu'il nous a sauvés par le bain de la régénération." Donc aucun mérite non plus n'a précédé la génération du Christ.
Conclusion:
En ce qui concerne le Christ lui-même, il est évident, d'après ce que nous avons déjà dit qu'aucun de ses mérites n'a pu précéder l'union hypostatique. Nous ne prétendons pas en effet, comme Photin, qu'il fut d'abord un homme ordinaire et qu'ensuite, par le mérite d'une vie sainte, il obtint d'être le Fils de Dieu. Nous tenons que, dès le début de sa conception, cet homme-là fut vraiment le Fils de Dieu, comme n'ayant d'autre hypostase que celle du Fils de Dieu, selon S. Luc (1, 35): "L'être saint qui naîtra de toi sera appelé Fils de Dieu." C'est pourquoi toute activité de cet homme-là est consécutive en lui à l'union. Aucune de ses actions n'a donc pu mériter cette union.
Bien moins encore les oeuvres d'un autre homme, quel qu'il soit, n'ont pu mériter en stricte justice l'union de l'Incarnation. - 1° Parce que les oeuvres méritoires de l'homme sont ordonnées à la béatitude, qui est la récompense de la vertu et consiste dans la pleine jouissance de Dieu. Or l'union de l'Incarnation, qui se réalise en l'être personnel du Verbe, dépasse l'union de l'esprit bienheureux à Dieu, qui s'opère par un acte de l'élu. - 2° Parce que la grâce, étant principe de mérite, ne peut être objet de mérite. Bien moins encore l'Incarnation ne l'est-elle pas, car elle est principe de la grâce selon S. Jean (1, 17): "La grâce et la vérité nous sont venues par Jésus Christ." - 3° Parce que l'incarnation du Christ restaure la nature humaine tout entière; elle ne saurait donc être méritée par un homme particulier, car la bonté d'un homme ordinaire ne peut causer la bonté de toute une nature.
Cependant il est exact que les saints Pères, par leurs désirs et leurs prières, ont mérité l'Incarnation d'un mérite de convenance. Il convenait en effet que Dieu exauce ceux qui lui obéissaient.
Solutions:
1. Cela répond à la première objection.
2. Il n'est pas vrai que toutes les conditions
nécessaires pour obtenir la récompense sont objet de mérite. Certaines conditions,
en effet, sont requises préalablement non seulement à la récompense, mais
encore au mérite lui-même, comme la bonté de Dieu, sa grâce, et la nature de
l'homme elle-même. Pareillement, le mystère de l'Incarnation est principe de
mérite car "de la plénitude du Christ nous avons tous reçu " (Jn 1,
16).
3. On dit que la Bienheureuse Vierge a mérité de
porter le Seigneur de tous, non pas qu'elle ait mérité l'Incarnation, mais
parce que, en vertu de la grâce qui lui était donnée, elle a mérité un degré de
pureté et de sainteté telles qu'elle puisse être dignement la Mère de Dieu.
Objections:
1. L'union de l'Incarnation s'est faite dans la
personne et non dans la nature, on l'a vu Il. Mais tout être est déterminé par
son terme. La grâce d'union doit donc être dite personnelle plutôt que
naturelle.
2. Grâce et nature s'opposent comme les dons
gratuits, qui viennent de Dieu, se distinguent des dons naturels qui viennent
d'un principe intrinsèque. Mais deux réalités opposées ne peuvent être
dénommées l'une par l'autre. On ne peut donc pas dire que la grâce du Christ
lui soit naturelle.
3. On appelle naturel ce qui est conforme à la nature. Mais la grâce d'union n'est pas naturelle au Christ, parce que conforme à la nature divine, autrement elle conviendrait aussi aux autres personnes divines. Elle ne lui est pas davantage naturelle parce que conforme à la nature humaine; car alors elle conviendrait à tous les hommes, qui possèdent la même nature que le Christ. Il semble donc que d'aucune façon la grâce d'union ne soit naturelle au Christ.
Cependant: S. Augustin écrit: "Dans l'assomption de la nature humaine par le Verbe, la grâce, qui rend cet homme impeccable, devient pour lui en quelque sorte naturelle."
Conclusion:
D'après Aristote, le mot " nature " signifie tantôt la naissance d'un être, tantôt son essence. En sorte qu'une réalité peut être dite naturelle de deux façons. En ce sens qu'elle procède uniquement de ses principes essentiels: ainsi est-il naturel au feu de s'élever. Ou bien on dit qu'une réalité est naturelle à l'homme parce qu'il la possède de naissance. Ainsi est-il écrit (Ep 2, 3): "Nous étions par nature des fils de colère", et (Sg 12, 10): "Leur nation est perverse, et la malice leur est naturelle."
Donc la grâce du Christ, grâce d'union ou grâce habituelle, ne peut être dite naturelle au sens où elle serait causée par les principes de la nature humaine. Mais elle peut être dite naturelle en tant qu'elle provient, dans la nature humaine du Christ, de sa propre nature divine qui la cause. Et l'une comme l'autre grâce est naturelle chez le Christ en ce sens qu'il la possède depuis sa naissance; car, dès le premier instant de sa conception, la nature humaine fut unie à la personne divine, et l'âme du Christ fut remplie du don de la grâce.
Solutions:
1. Bien que l'union ne se soit pas faite dans la
nature, elle est cependant produite par la puissance de la nature divine,
laquelle est vraiment la nature du Christ. De plus elle appartient au Christ
dès sa naissance.
2. Nous n'appliquons pas au Christ sous le même
rapport les mots " grâce " et " naturel". Nous parlons de
grâce pour désigner ce qui n'est pas objet de mérite; mais nous disons que
cette grâce est naturelle, parce qu'elle provient dans l'humanité du Christ de
la puissance de sa nature divine, et qu'il la possède dès sa naissance.
3. La grâce d'union n'est pas naturelle au Christ selon la nature humaine, comme si elle dérivait des principes de cette nature. Et c'est pourquoi il ne faut pas qu'elle convienne à tous les hommes. Elle lui est cependant naturelle sous ce rapport de la nature humaine, parce qu'elle lui appartient dès sa naissance: le Christ, parce qu'il a été conçu du Saint-Esprit, fut à la fois par nature fils de Dieu et fils de l'homme. Mais la grâce d'union est naturelle au Christ sous le rapport de la nature divine qui en est la cause. Il convient d'ailleurs à toute la Trinité d'être le principe actif de cette grâce.
1. Assumer convient-il à une personne divine? -
2. Assumer convient-il à la nature divine? - 3. La nature peut-elle assumer,
abstraction faite de la personnalité? - 4. Une personne divine peut-elle
assumer sans une autre? - 5. N'importe quelle personne divine peut-elle
assumer? - 6. Plusieurs personnes peuvent-elles assumer une seule nature? - 7.
Une seule personne peut-elle assumer deux natures? - 8. Convenait-il à la
personne du Fils, plutôt qu'à une autre personne divine, d'assumer la nature
humaine?
Objections:
1." Personne divine " signifie un être
très parfait. Or, à ce qui est parfait on ne peut rien ajouter. Donc, puisque
assumer c'est prendre pour soi, en sorte que ce qui est assumé s'ajoute à ce
qui assume, il parait qu'il ne convient pas à une personne divine d'assumer une
nature créée.
2. Le terme de l'assomption se communique de
quelque façon à la réalité assumée; ainsi la dignité se communique à ce qui est
assumé en vue de la dignité. Mais, par définition, la personne est incommunicable,
on l'a dit dans la première Partie. Donc il ne convient pas à une personne
divine d'assumer, c'est-à-dire de prendre pour soi.
3. La nature est constitutive de la personne. Mais il est contradictoire que le constitué assume le constituant, car l'effet n'agit pas sur sa cause.
Cependant: d'après S. Augustin, le Fils unique de Dieu " a pris en sa personne la forme, c'est-à-dire la nature, de l'esclave". Or le Fils unique de Dieu est une personne. Il revient donc de façon tout à fait propre à la personne de prendre la nature, c'est-à-dire de l'assumer.
Réponse Le mot " assomption " implique deux éléments le principe de l'acte et son terme. Or la personne est à la fois principe et terme de l'assomption. Elle est principe, car agir appartient en propre à la personne, et l'assomption de la chair a été réalisée par une action divine. Pareillement, la personne est encore le terme de cette prise de possession, parce que, nous l'avons dit, l'union s'est faite dans la personne, non dans la nature. Il est donc évident qu'assumer la nature revient de façon tout à fait propre à la personne.
Solutions:
1. Puisque la personne divine est infinie, rien
ne peut lui être ajouté. Et c'est pourquoi S. Cyrille écrit: "Nous
n'admettons pas un mode d'union qui serait une juxtaposition." Ainsi, dans
l'union de l'homme à Dieu par la grâce d'adoption, rien n'est ajouté à Dieu,
mais le divin est communiqué à l'homme, si bien que ce n'est pas Dieu, mais
l'homme, qui en est perfectionné.
2. La personne est dite incommunicable, en ce
sens qu'elle ne peut être attribuée à plusieurs suppôts. Mais rien n'empêche
que plusieurs qualités soit attribuées à la personne. Aussi, que la personne
soit communiquée de façon à subsister en plusieurs natures, cela ne va pas
contre sa raison de personne. Déjà, dans une personne créée, plusieurs natures
peuvent se rencontrer par accident: ainsi la quantité et la qualité dans la
personne d'un seul homme. Il appartient en propre à la personne divine, en
raison de son infinité, de réaliser en elle une convergence de natures, non pas
par accident, mais sous le rapport de la subsistance.
3. On l'a déjà dit la nature humaine ne constitue
pas la personne divine de façon absolue; elle la constitue seulement selon que
cette personne reçoit son nom d'une telle nature. Elle ne donne pas au Fils de
Dieu l'être pur et simple, puisqu'il existe de toute éternité, elle lui donne
seulement d'être homme. Au contraire, la nature divine constitue absolument la
personne divine, et c'est pourquoi on ne dit pas que la personne divine assume
la nature divine, mais la nature humaine.
Objections:
1. On l'a vu, assumer signifie prendre pour soi.
Mais la nature divine n'a pas pris pour elle la nature humaine, parce que
l'union ne s'est pas faite dans la nature mais dans la personne, on l'a vu
aussi. Ce n'est donc pas à la nature divine d'assumer la nature humaine.
2. La nature divine est commune aux trois
personnes. Donc, s'il convient à la nature d'assumer, il s'ensuivra que cela
conviendra aux trois personnes. Et ainsi le Père a assumé la nature humaine,
comme le Fils. Ce qui est faux.
3. Assumer, c'est agir. Or, agir convient à la personne, non à la nature, qui désigne plutôt le principe par lequel l'agent agit. Assumer ne convient donc pas à la nature.
Cependant: S. Augustin dit: "Cette nature qui demeure toujours engendrée par le Père", c'est-à-dire qui est reçue du Père par la génération éternelle, " a pris notre nature sans le péché".
Conclusion:
Nous l'avons déjà dit, le mot assomption implique deux éléments: le principe de l'acte et son terme. Or être principe d'assomption convient à la nature divine en elle-même, car c'est par sa puissance que l'assomption s'est réalisée. Au contraire, être terme de l'assomption ne convient pas à la nature divine en elle-même, mais seulement en raison de la personne en qui on la considère. Aussi, premièrement et en toute rigueur de terme, est-ce la personne qui assume; mais on peut dire secondairement que la nature aussi assume pour sa propre personne une autre nature.
Et c'est en ce sens que l'on parle de nature incarnée, non qu'elle se soit changée en chair, mais parce qu'elle a assumé une nature charnelle. De là cette parole du Damascène: "Nous confessons, avec les bienheureux Athanase et Cyrille, que la nature divine s'est incarnée."
Solutions:
1. Dans l'expression " prendre pour
soi", le mot " soi " est réfléchi et se rapporte au sujet
lui-même ou suppôt. Or, la nature divine est identique à ce suppôt qu'est la
personne du Verbe. C'est pourquoi quand la nature divine unit la nature humaine
à la personne du Verbe, on peut dire qu'elle prend pour soi cette nature. Mais
s'il est vrai que le Père unit la nature humaine à la personne du Verbe,
cependant, de ce fait, il ne la prend pas pour soi; car le Père et le Fils sont
deux suppôts différents. Aussi, à proprement parler, ne peut-on pas dire que le
Père assume la nature humaine.
2. Ce qui convient à la nature divine, en raison
de ce qu'elle est, convient aux trois personnes, comme la bonté, la sagesse,
etc. Mais l'assomption ne lui convient qu'en raison de la personne du Verbe, et
c'est pourquoi elle appartient seulement à cette personne.
3. De même qu'en Dieu il y a identité entre
" ce qui est " et " ce par quoi il est", de même y a-t-il
en lui identité entre " ce qui agit " et " ce par quoi il
agit", parce que tout ce qui agit le fait en tant qu'il est de l'être. La
nature divine est donc à la fois ce par quoi Dieu agit, et Dieu lui-même
agissant.
Objections:
1. On vient de le dire: s'il convient à la nature
d'assumer, c'est en raison de la personne. Mais ce qui convient à une réalité
en raison d'une autre ne peut lui convenir encore lorsque le corps, lorsque
cette réalité est supprimée; ainsi le corps, visible en raison de la couleur,
ne l'est plus sans elle. Donc, si l'intelligence fait abstraction de la
personnalité, la nature ne peut l'assumer.
2. L'assomption, on l'a dit, implique le terme de
l'union. Or l'union ne peut se faire dans la nature, mais seulement dans la
personne. Abstraction faite de la personne, la nature divine ne peut donc pas
assumer.
3. On a dit dans la première Partie que, dans la divinité, si l'on abstrait la personnalité, il ne reste rien. Mais celui qui assume est quelque chose de réel. C'est donc que, sans la personnalité, la nature divine ne peut assumer.
Cependant: la personnalité, en Dieu, représente une triple propriété personnelle, à savoir la paternité, la filiation et la procession, comme on l'a vu dans la première Partie. Or, si l'on abstrait par l'intelligence ces trois propriétés, il reste encore la toute-puissance de Dieu, par laquelle s'est faite l'Incarnation, selon cette parole de l'Ange (Lc 1, 37): "Il n'est rien d'impossible à Dieu." Il semble donc que, même si l'on enlève la personnalité, la nature divine peut assumer.
Conclusion:
L'intellect a un double rapport avec le divin. Premièrement, pour connaître Dieu tel qu'il est. Et de cette manière, il est impossible de délimiter quelque chose chez Dieu en l'isolant d'autre chose, car tout ce qui est en Dieu est un, sauf la distinction des personnes; cependant, si l'une d'elles est enlevée, l'autre l'est également, car elles ne se distinguent que par leurs relations, qui sont forcément simultanées.
Mais l'intellect a un autre rapport avec le divin, connaissant Dieu non pas tel qu'il est, mais à sa manière à lui, c'est-à-dire en considérant de façon multiple et divisée ce qui en Dieu est un. De cette manière, notre intellect peut saisir la bonté, la sagesse divine et les autres attributs essentiels, comme la paternité ou la filiation. A cet égard, en faisant abstraction de la personnalité par notre intellect, nous pouvons comprendre que la nature assume.
Solutions:
1. En Dieu il y a identité entre " ce par
quoi il est " et " ce qu'il est". Donc, tout ce que l'on
attribue à Dieu par abstraction, et que l'on considère séparément du reste, est
nécessairement quelque chose de subsistant. Par conséquent, c'est une personne,
puisqu'un tel attribut appartient à une nature intellectuelle. Dès lors, de
même qu'en posant en Dieu les propriétés personnelles, nous pouvons parler de
trois personnes, de même, en abstrayant par l'intelligence ces mêmes
propriétés, il nous reste encore à considérer la nature divine comme
subsistante et personnelle. De cette manière, on comprend qu'elle puisse
assumer la nature humaine en raison de sa subsistance ou de sa personnalité.
2. Même si l'intellect isole les personnalités
des trois personnes, il reste encore dans l'intellect un Dieu personnel unique,
ainsi que les Juifs le comprennent. A cette personne l'assomption peut se
terminer, tout aussi bien qu'à la personne du Verbe.
3. Lorsque, par l'intellect, on fait abstraction
de la personnalité, on dit que rien ne reste en Dieu lorsque cette abstraction
est faite par mode de séparation, comme s'il y avait une diversité entre le
sujet de la relation et la relation elle-même; or tout ce que l'on considère en
Dieu, on le considère comme un suppôt subsistant. Cependant on peut considérer
certains attributs de Dieu sans les autres, non par mode de séparation, mais de
la façon présentée dans la Réponse.
Objections:
1. Il semble impossible qu'une personne assume la
nature créée sans qu'une autre personne l'assume. En effet, " les oeuvres
de la Trinité sont indivises " selon S. Augustin. De même en effet qu'il
n'y a pour les trois personnes qu'une seule essence, de même aussi n'y a-t-il pour
elles qu'une seule opération. Mais assumer est une opération. Elle ne peut donc
convenir à une personne divine sans convenir à une autre.
2. Nous disons que la personne du Fils est incarnée, et nous le disons aussi bien de sa nature car, selon S. Jean Damascène, " toute la nature divine s'est incarnée en l'une de ses hypostases".
Mais la nature est commune aux trois personnes;
donc aussi l'assomption.
3. De même que la nature humaine dans le Christ est assumée par Dieu, de même les hommes sont assumés par lui en vertu de la grâce. C'est ainsi que S. Paul dit d'un homme (Rm 14, 3): "Dieu l'a assumé." Mais cette assomption est l'oeuvre commune des trois personnes. Donc aussi celle du Christ.
Cependant: Denys enseigne que le mystère de l'Incarnation appartient à cette théologie selon laquelle on fait une distinction entre ce qui se dit de chacune des personnes divines.
Conclusion:
Nous l'avons déjà dit l'assomption comporte deux éléments: l'acte de celui qui assume, et le terme de l'assomption. Or, l'acte de celui qui assume procède de la puissance divine, qui est commune aux trois personnes; mais le terme de l'assomption est la personne, nous l'avons dit. C'est pourquoi ce qui, dans l'assomption, relève de l'agir est commun aux trois personnes; ce qui au contraire a raison de terme convient à une seule personne et non aux autres. En effet, les trois personnes ont fait que la nature humaine soit unie à la seule personne du Fils.
Solutions:
1. Cet argument est valable du côté de
l'opération, indépendament de son terme, qui est la personne.
2. On dit que la nature est incarnée, comme on
dit qu'elle assume, en raison de la personne à laquelle se termine l'union,
nous l'avons dit, et non pas en ce sens que l'union est commune aux trois
personnes. On dit encore que " toute la nature divine est incarnée",
non parce que toutes les personnes se seraient incarnées, mais parce que rien
ne manque à la personne incarnée de ce qui fait la perfection de la nature
divine.
3. L'assomption qui se fait par la grâce d'adoption
a pour terme une certaine participation de la nature divine par assimilation à
sa bonté, selon la parole de S. Pierre (2 P 1, 4): "Pour que vous deveniez
participants de la nature divine..." Et c'est pourquoi une telle
assomption est commune aux trois personnes tant du côté de son principe que du
côté de son terme. Mais l'assomption qui s'accomplit par la grâce de
l'union ne leur est commune que du côté du principe, non du côté du terme,
ainsi qu'on l'a dit dans la Réponse.
Objections:
1. Il semble qu'aucune personne divine, autre que
celle du Fils, n'ait pu assumer la nature humaine. Car une telle assomption
devait aboutir à ce que Dieu soit fils de l'homme. Mais il serait incohérent
pour le Père ou l'Esprit Saint d'être fils, car cela aboutirait à la confusion
des personnes divines. Donc le Père ou l'Esprit Saint ne pouvait s'incarner.
2. Par l'incarnation divine, les hommes ont reçu
la filiation adoptive selon S. Paul (Rm 8, 15): "Vous n'avez pas reçu un
esprit d'esclavage pour retomber dans la crainte, mais un esprit de fils
adoptifs." Mais la filiation adoptive est une ressemblance participée de
la filiation naturelle, qui ne convient ni au Père ni à l'Esprit Saint, selon
cette parole (Rm 8, 29): "Ceux qu'il a discernés d'avance, il les a aussi
prédestinés à reproduire l'image de son Fils." Il semble donc qu'aucune
personne autre que le Fils ne pouvait s'incarner.
3. On dit du Fils qu'il est envoyé et engendré par une naissance temporelle, en tant qu'il s'est incarné; mais il ne convient pas au Père d'être envoyé, de même qu'il ne peut naître, nous l'avons dit dans la première Partie. Donc, au moins la personne du Père ne pouvait s'incarner.
Cependant: tout ce que peut le Fils, le Père peut le faire également. Autrement les trois personnes ne posséderaient pas la même puissance. Or le Fils a pu s'incarner. Donc pareillement le Père et le Saint-Esprit.
Conclusion:
Nous l'avons dit, on distingue dans l'assomption l'acte d'assumer et le terme de l'assomption. Le principe de l'acte est, la vertu divine; le terme est la personne. La vertu divine est commune et se rapporte indifféremment à toutes les personnes, bien que les propriétés personnelles soient différentes. Or, quand une vertu active se porte indifféremment sur plusieurs objets, son action peut se terminer à l'un aussi bien qu'à l'autre; c'est ce que l'on voit dans les puissances rationnelles qui sont indifférentes à l'égard de deux opposés et dont l'action peut se terminer à l'un ou à l'autre. Ainsi la vertu divine pouvait unir la nature humaine soit à la personne du Père, soit à la personne de l'Esprit Saint, aussi bien qu'à celle du Fils. Et c'est pourquoi le Père et le Saint-Esprit auraient pu s'incarner, comme le Fils.
Solutions:
1. La filiation temporelle, selon laquelle le
Christ est dit fils de l'homme, ne constitue pas sa personne, comme la
filiation éternelle. Mais elle est une conséquence de sa naissance temporelle.
C'est pourquoi, si de cette manière le nom de fils était appliqué au Père ou à
l'Esprit Saint, il ne s'ensuivait aucune confusion entre les personnes divines.
2. La filiation adoptive est une ressemblance
participée de la filiation naturelle. Par appropriation, nous disons qu'elle
est produite en nous par le Père, qui est le principe de la filiation
naturelle; et par le don du Saint-Esprit, qui est l'amour du Père et du Fils
selon l'Apôtre (Ga 4, 6): "Dieu a envoyé dans vos coeurs l'Esprit de son
Fils, qui crie: Abba, Père " C'est pourquoi le Fils s'étant incarné, nous
recevons la filiation adoptive à l'image de sa filiation naturelle; et de même,
si le Père s'était incarné, nous recevrions de lui la filiation adoptive comme
du principe de la filiation naturelle; et si le Saint-Esprit s'était incarné,
nous la recevrions de lui, comme de celui qui est le lien d'amour entre le Père
et le Fils.
3. Il convient au Père, selon sa génération
éternelle, de ne pouvoir naître; mais cela n'exclut pas la possibilité d'une
naissance temporelle. D'autre part, on dit du Fils qu'il est " envoyé
" dans son incarnation, parce qu'il procède d'une autre personne.
L'Incarnation à elle seule ne suffirait pas à la notion de mission divine.
Objections:
1. Il semble que deux personnes divines ne
puissent pas assumer une seule et même nature individuelle. Car alors, ou il y
aurait un seul homme, ou il y en aurait plusieurs. Or il ne peut pas y en avoir
plusieurs; de même qu'une seule nature divine en plusieurs personnes ne saurait
constituer plusieurs dieux, de même une seule nature humaine en plusieurs
personnes ne saurait constituer plusieurs hommes. Pareillement, il ne peut y
avoir un seul homme, car un seul homme, c'est " tel " homme,
c'est-à-dire une personne unique; cela détruirait la distinction des trois
personnes divines. Deux ou trois personnes ne peuvent donc assumer une seule
nature humaine.
2. L'assomption, a-t-on dit, se termine à l'unité
de la personne. Mais le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne forment pas une
personne unique. Trois personnes ne peuvent donc assumer une seule nature
humaine.
3. Selon S. Jean Damascène et S. Augustin, une des conséquences de l'Incarnation est que tout ce qui se dit du Fils de Dieu se dit aussi du fils de l'homme, et réciproquement. Donc, si les trois personnes assumaient une seule nature humaine, tout ce qui se dit de chacune des trois personnes se dirait également de cet homme-là; et réciproquement, ce qui serait attribué à cet homme-là pourrait l'être aussi à chacune des trois personnes. Ainsi on pourrait attribuer à cet homme ce qui est propre au Père, à savoir d'engendrer le Fils de toute éternité, et par suite on pourrait l'attribuer également au Fils de Dieu. Cela est inadmissible. Il n'est donc pas possible que les trois personnes divines assument une seule nature humaine.
Cependant: la personne incarnée subsiste en deux natures, la divine et l'humaine. Mais les trois personnes subsistent en une seule nature divine. Elles peuvent donc aussi subsister en une seule nature humaine, de telle sorte qu'une seule nature soit assumée par les trois personnes.
Conclusion:
Nous l'avons déjà dit, l'union de l'âme et du corps dans le Christ ne forme pas une nouvelle personne ou une seule hypostase, mais une nature assumée en la personne ou hypostase divine. Et cela se fait non par la puissance de la nature humaine, mais par la puissance de la personne divine. Or, telle est la condition des personnes divines que l'une n'exclut pas l'autre de la communion d'une même nature, mais seulement de la communion à une même personnalité. Donc, puisque, selon S. Augustin, il ne faut pas chercher d'autre raison à ce qui s'est fait en ce mystère que la puissance de celui qui l'a produit, il faut plutôt en juger d'après la condition de la personne qui assume que d'après la condition de la nature humaine assumée. C'est pourquoi il n'est pas impossible que deux ou trois personnes divines assument une seule nature humaine.
Cependant, il serait impossible qu'elles assument une seule hypostase ou personne humaine; comme dit S. Anselme: "Plusieurs personnes ne peuvent assumer un seul et même homme."
Solutions:
1. Supposons que les personnes assument une seule
nature humaine. Il serait vrai de dire que les trois personnes seraient un seul
homme à cause de l'unité de la nature humaine. De même qu'il est vrai de dire
qu'elles ne sont qu'un seul Dieu à cause de l'unité de la nature divine."
Un seul " n'impliquerait pas l'unité de personne, mais l'unité de la
nature humaine. De ce que les trois personnes font un seul homme, on ne
pourrait conclure à l'unité pure et simple, car rien n'empêche de dire que des
hommes qui sont plusieurs, absolument parlant, ne font qu'un sous un certain
rapport, par exemple quand ils forment un seul peuple. Comme dit S. Augustin:
"L'esprit de l'homme et l'esprit de Dieu sont divers, mais leur union en
fait un seul esprit, selon S. Paul (1 Co 6, 17): "Celui qui s'unit à Dieu
ne fait avec lui qu'un seul esprit." "
2. Dans l'hypothèse envisagée, la nature humaine
serait assumée non dans l'unité d'une seule personne, mais dans l'unité de
chacune d'elles; et de même que la nature divine possède une unité naturelle en
chacune des trois personnes, ainsi la nature humaine, par l'assomption, ne
ferait qu'un avec chacune d'elles.
3. Dans le mystère de l'Incarnation, il y a
communication des propriétés appartenant à la nature; car tout ce qui convient
à la nature peut être attribué à la personne subsistant en cette nature, quelle
que soit la nature désignée par tel ou tel nom. Dès lors, dans l'hypothèse où
l'on se place, les propriétés de la nature humaine et celles de la nature
divine pourront être attribuées à la personne du Père; de même à la personne du
Fils et à la personne du Saint-Esprit. Mais ce qui convient à la personne du
Père, à raison même de sa personne propre, ne saurait convenir à la personne du
Fils ou à celle du Saint-Esprit, à cause de la distinction des personnes, qui
demeurerait. On pourrait donc dire: de même que le Père est inengendré, de même
cet homme est inengendré, au sens où les mots " cet homme "
représenteraient la personne du Père. Mais si l'on continuait à raisonner
ainsi: cet homme est inengendré, or le Fils est homme, dont le Fils est
inengendré, on commettrait un sophisme de mots ou un sophisme d'accident. C'est
ainsi que nous disons que Dieu est inengendré, et cependant nous ne pouvons
conclure que le Fils est inengendré, bien qu'il soit Dieu.
Objections:
1. Il ne semble pas. La nature assumée dans le
mystère de l'Incarnation n'a pas d'autre suppôt que le suppôt de la personne
divine comme on l'a montré précédemment. Par conséquent, dans l'hypothèse où
une seule personne divine assumerait deux natures humaines, il y aurait un seul
suppôt pour les deux natures de même espèce. Cela semble impliquer
contradiction; car les natures d'une même espèce ne se multiplient que par la
distinction des suppôts.
2. Dans cette même hypothèse, on ne pourrait pas
dire que la personne divine incarnée serait un homme unique, puisqu'elle
n'aurait pas une nature humaine unique. Pareillement, on ne pourrait parler
davantage de plusieurs hommes, puisque plusieurs hommes sont autant de suppôts
distincts et qu'il n'y aurait ici qu'un seul suppôt. Une telle hypothèse est
donc totalement impossible.
3. Dans le mystère de l'Incarnation, toute la nature divine est unie à la nature assumée, et donc à chacune de ses parties. Le Christ est en effet, selon S. Jean Damascène, " Dieu parfait et homme parfait, Dieu total et homme total". Mais deux natures humaines ne peuvent être totalement unies l'une à l'autre; il faudrait en
effet que l'âme de l'une soit unie au corps de l'autre, et que les deux corps soient ensemble, ce qui amènerait la confusion des natures. Il n'est donc pas possible qu'une seule personne divine assume deux natures humaines.
Cependant: tout ce que le Père peut faire, le Fils le peut aussi. Mais le Père, après l'incarnation du Fils, peut assumer une nature humaine autre numériquement que celle assumée par le Fils; par l'incarnation du Fils, la puissance du Père ou du Fils n'a été diminuée en rien. Il semble donc qu'après l'incarnation, le Fils puisse assumer une nature humaine en dehors de celle qu'il a déjà prise.
Conclusion:
Pouvoir faire une chose déterminée et pas davantage, c'est posséder une puissance limitée. Or, la puissance d'une personne divine est infinie et ne peut se limiter à quelque chose de créé. On ne doit donc pas dire qu'en assumant une nature humaine, la personne divine se rend incapable d'en assumer une autre. Ce serait en effet admettre que la personnalité de la nature divine est limitée à ce point par une nature humaine qu'une autre ne puisse être encore assumée par elle. Et cela est impossible, car l'incréé ne peut être renfermé dans le créé. Donc, soit que nous la considérions dans sa puissance qui est principe de l'union, soit que nous la considérions dans sa personnalité qui est terme de l'union, il faut dire que la personne divine, en plus de la nature humaine qu'elle s'est unie, pourrait encore en assumer une autre.
Solutions:
1. Une nature créée est accomplie dans son espèce
par la forme; et elle se multiplie par la division de la matière. C'est
pourquoi, si la composition de matière et de forme constitue un nouveau suppôt,
il s'ensuit que la nature se multiplie selon la multiplication des suppôts.
Mais dans le mystère de l'Incarnation, l'union de la forme et de la matière,
c'est-à-dire de l'âme et du corps, ne constitue pas un nouveau suppôt, on l'a
dit plus haut. La nature peut donc être multiple numériquement, par division de
la matière, sans qu'il y ait distinction de suppôts.
2. Dans l'hypothèse envisagée, il semble au
premier abord qu'il y aurait deux hommes, puisqu'il y aurait deux natures, sans
pourtant qu'il y ait deux suppôts; de même qu'à l'inverse trois personnes
seraient considérées comme un seul homme, s'il n'y avait qu'une seule nature
humaine assumée. Mais cela ne paraît pas vrai. En effet, on doit se servir des
mots d'après leur signification, et cette signification se trouve déterminée
par l'usage commun. Or jamais un nom concret désignant le sujet d'une forme
quelconque ne se met au pluriel, si ce n'est en raison de la pluralité des
suppôts. C’est ainsi qu'à propos d'un homme qui porte deux vêtements, on ne
parle pas de deux sujets vêtus mais d'un seul, vêtu de deux habits; de même
celui qui possède deux qualités est qualifié au singulier selon l'une et
l'autre. Précisément, la nature assumée joue, sous un certain rapport, le rôle
d'un vêtement, bien que l'analogie ne soit pas parfaite, on l'a vue. C'est
pourquoi, si une personne divine assumait deux natures humaines, on devrait
parler, du fait qu'il y a un seul suppôt, d'un seul homme ayant deux natures
humaines. Il arrive qu'un grand nombre d'hommes sont dits former un seul
peuple, parce qu'ils sont unis sous un certain rapport, mais non quant à
l'unité de suppôt. Pareillement, si deux personnes divines assumaient une seule
nature humaine, elles formeraient, comme on l'a dit, un seul homme, non pas à cause
de l'unité de suppôt, mais en tant qu'elles se rejoignent dans une certaine
unité.
3. La nature divine et la nature humaine ne se
rapportent pas dans le même ordre à une personne divine". En premier lieu
et par soi, il appartient à la nature divine d'être rapportée à la personne
avec laquelle elle ne fait qu'un de toute éternité. Tandis que la nature
humaine se rapporte à la personne divine postérieurement, du fait de son
assomption dans le temps par cette personne, et le résultat de cette assomption
n’est pas que la nature s'identifie à la personne, mais bien que la personne
subsiste en la nature. En effet, le Fils de Dieu est sa propre déité, mais il
n'est pas son humanité. Dès lors, pour que la nature humaine soit assumée par
la personne divine, il faut que la nature divine soit unie personnellement à
toute la nature assumée, c'est-à-dire à toutes ses parties. Mais s'il y avait
deux natures assumées, la relation de l'une et de l'autre à la personne divine
serait uniforme, et l'une n'assumerait pas l'autre. Par suite, il ne faudrait
pas que l'une d'elles soit unie à l'autre, c'est-à-dire que toutes les parties
de l'une soient unies à toutes les parties de l'autre.
Objections:
1. Par le mystère de l'Incarnation, les hommes
sont conduits à la véritable connaissance de Dieu selon cette parole (Jn 18,
37): "je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la
vérité." Mais, pour beaucoup, l'incarnation de la personne du Fils de Dieu
a été un obstacle à la connaissance véritable de Dieu, parce qu'ils
attribuaient les propriétés de la nature humaine à la personne même du Fils.
Ainsi Arius a-t-il prétendu que les personnes étaient inégales, pour cette
raison que Jésus dit en S. Jean (14, 28): "Le Père est plus grand que
moi." Or, cette erreur ne se serait pas produite si la personne du Père
s'était incarnée: personne en effet n'aurait pensé à juger le Père inférieur au
Fils. Il était donc préférable, semble-t-il, que la personne du Père s'incarne,
plutôt que la personne du Fils.
2. L'Incarnation semble devoir aboutir à une
nouvelle création de la nature humaine selon l'épître aux Galates (6, 15 Vg):
"Dans le Christ Jésus la circoncision n'est rien, ni l'incirconcision; il
s'agit d'être une créature nouvelle." Mais le pouvoir de créer appartient
par appropriation au Père. Il aurait donc été plus indiqué que le Père
s'incarne, de préférence au Fils.
3. L'Incarnation est ordonnée à la rémission des péchés selon la parole (Mt 1, 21): "Tu lui donneras le nom de Jésus, car il sauvera son peuple de leurs péchés." Or la rémission des péchés est attribuée au Saint-Esprit, selon cette parole (Jn 20, 22): "Recevez le Saint-Esprit: ceux à qui vous remettrez leurs péchés, ils leur seront remis." S'incarner convenait donc à la personne du Saint-Esprit, plutôt qu'à celle du Fils.
Cependant: S. Jean Damascène écrit: "Dans le mystère de l'Incarnation ont été manifestées la sagesse et la puissance de Dieu; sa sagesse, car il a su donner la solution la meilleure à la situation la plus difficile; sa puissance, car d'un vaincu il a fait un vainqueur." Mais la puissance et la sagesse appartiennent par appropriation au Christ, puisque S. Paul écrit (1 Co 1, 24): "Le Christ puissance de Dieu et sagesse de Dieu." Il était donc convenable que la personne du Fils s'incarnât.
Conclusion:
Il convenait parfaitement à la personne du Fils de s'incarner.
1° Du point de vue de l'union. Il convient que celle-ci se réalise entre semblables. Or la personne du Fils, qui est le Verbe de Dieu, possède une relation commune avec toute créature. Le verbe ou la conception de l'artiste, en effet, est l'image exemplaire de ses oeuvres. Aussi le Verbe de Dieu, qui est son concept éternel, est aussi l'image exemplaire de toute la création. Puisque, en participant de cette image, les créatures sont constituées dans leurs espèces propres, tout en étant changeantes et corruptibles, il était normal que, par l'union personnelle au Verbe, et non plus seulement par simple participation, la créature déchue soit restaurée dans sa relation à la perfection éternelle et immuable. En effet, c'est par le moyen de la forme idéale qui lui a fait réaliser son oeuvre que l'artisan restaure celle-ci, si elle s'est effondrée.
D'autre part, le Verbe de Dieu a un point de contact spécial avec la nature humaine, du fait qu'il est le concept de la Sagesse éternelle, de laquelle dérive toute sagesse humaine. C'est pourquoi le perfectionnement de l'homme dans la sagesse, en quoi se réalise sa perfection d'être raisonnable, se mesure à ce qu'il participe du Verbe de Dieu. C'est ainsi que le disciple s'instruit dans la mesure où il reçoit la parole du maître, expression de son verbe intérieur. De là cette parole de l'Ecclésiastique (1, 5 Vg): "La source de la sagesse, c'est le Verbe de Dieu, au plus haut des cieux." Il convenait donc, pour consommer la perfection de l'homme, que le Verbe de Dieu fût uni personnellement à la nature humaine.
2° On peut trouver un nouveau motif à cette convenance dans la fin de l'union hypostatique: cette fin, c'est l'accomplissement de la prédestination pour ceux qui ont été ordonnés d'avance à l'héritage céleste, dû seulement aux fils, selon S. Paul (Rm 8, 17): "Si nous sommes fils, nous sommes aussi héritiers." Il revenait donc à celui qui est le Fils naturel de Dieu de communiquer aux hommes une image de cette filiation par l'adoption divine, ainsi que l'Apôtre l'écrit au même chapitre (v. 29): "Ceux qu'il a discernés d'avance, il les a aussi prédestinés à reproduire l'image de son Fils."
3° On peut encore tirer une raison de convenance du péché de notre premier père, auquel vient remédier l'Incarnation. Le premier, homme avait péché en désirant la science, comme il ressort des paroles mêmes du serpent lui promettant la science du bien et du mal. Il convenait donc qu'après s'être éloigné de Dieu par un désir déréglé de science, l'homme soit ramené à Dieu par le Verbe de la vraie sagesse.
Solutions:
1. Il n'est rien dont la malice humaine ne puisse
abuser, même de la bonté de Dieu, dit S. Paul (Rm 2, 4): "Méprises-tu les
richesses de sa bonté? " Si la personne du Père s'était incarnée, l'homme
aurait pu tomber dans quelque autre erreur, et s'imaginer par exemple que le Fils
ne pouvait à lui seul restaurer la nature humaine.
2. La première création des choses vient de la
puissance de Dieu le Père, par son Verbe. Cette nouvelle création doit venir,
elle aussi, par le Verbe, de la puissance de Dieu le Père. Ainsi la seconde
création répond à la première, selon S. Paul (2 Co 5, 9): "C'était Dieu
qui, dans le Christ, se réconciliait le monde."
3. Le propre de l'Esprit Saint, c'est d'être le don du Père et du Fils. Or, la rémission des péchés se fait par l'Esprit Saint en ce sens que, l'Esprit Saint nous étant donné par Dieu, nous sommes purifiés de nos fautes. Il est donc plus approprié, pour la justification de l'homme, que l'incarnation soit celle du Christ, qui nous donne l'Esprit Saint.
Il faut maintenant étudier l'union du côté de ce qui est assumé. À ce sujet, il faut étudier: 1° Les réalités assumées par le Verbe. 2° Les réalités assumées par voie de conséquence, qui sont les perfections et les déficiences (Q. 7).
Mais le Fils de Dieu a assumé la nature humaine et ses parties. D'où, sur le premier point, une triple étude se présente: I. Quant à la nature humaine elle-même (Q. 4). - II. Quant à ses parties (Q. 5). - III. Quant à l'ordre de leur assomption (Q. 6).
1. La nature humaine était-elle plus apte que
toute autre nature à être assumée par le Fils de Dieu? - 2. Le Fils de Dieu
a-t-il assumé une personne? - 3. A-t-il assumé un homme? - 4. Aurait-il été
convenable qu'il assume la nature humaine abstraite de tous ses individus? - 5.
Aurait-il été convenable qu'il assume la nature humaine dans tous ses
individus? - 6. A-t-il été convenable qu'il assume la nature humaine dans un
homme de la descendance d'Adam?
Objections:
1. Il ne semble pas, car S. Augustin a écrit:
"Dans les événements miraculeux, ce qui se produit n'a d'autre explication
que la puissance de celui qui opère." Mais la puissance de Dieu opérant
l'Incarnation, l'oeuvre la plus miraculeuse qui soit, ne se limite pas à une
nature déterminée, puisque cette puissance est infinie. La nature humaine n'est
donc pas plus apte à être assumée par Dieu que toute autre créature.
2. On a vu que la ressemblance est une raison de
convenance pour l'incarnation d'une personne divine. Mais si, dans la nature
raisonnable, se trouve la ressemblance propre à l'image, dans la nature
irrationnelle il y a la ressemblance propre au vestige. La créature
irrationnelle est donc, comme la nature humaine, apte à être assumée.
3. En introduisant le texte d'Ézéchiel (28, 12):
"Tu étais le sceau de la ressemblance", S. Grégoire affirme qu'il y a
dans la nature angélique une ressemblance avec Dieu plus frappante que dans la
nature humaine. En outre, on trouve le péché chez l'ange comme chez l'homme, selon
Job (4,18): "Chez ses anges il a trouvé du mal." Donc la nature
angélique était aussi apte que la nature de l'homme à être assumée.
4. Puisque la souveraine perfection appartient à Dieu, plus un être est semblable à Dieu, plus il est parfait. Mais tout l'univers est plus parfait que ses parties, parmi lesquelles il y a la nature humaine. L'univers tout entier était donc plus digne d'assomption que la nature humaine.
Cependant: le livre des Proverbes (8, 31) fait parler ainsi la Sagesse engendrée: "je trouve mes délices parmi les enfants des hommes." Il semble donc qu'il y ait quelque convenance à ce que le Fils de Dieu s'unisse la nature humaine.
Conclusion:
On dit d'un être qu'il est assumable pour désigner son aptitude à être assumé par une personne divine. Cette aptitude ne peut s'entendre d'une puissance passive naturelle, car celle-ci ne s'étend pas à ce qui transcende l'ordre de la nature, lequel se trouve dépassé par l'union personnelle de la créature à Dieu. Il reste donc que l'on entende cette aptitude au sens d'une convenance à l'union en question. Or, une telle convenance peut se prendre, à propos de la nature humaine, à deux points de vue: selon la dignité et selon la nécessité. Selon la dignité, la nature humaine, parce qu'elle est rationnelle et intellectuelle, est capable d'atteindre de quelque manière le Verbe lui-même par son opération, en le connaissant et en l'aimant. Selon la nécessité, la nature humaine étant soumise au péché originel avait besoin d'être restaurée. Ces deux raisons de convenance sont valables pour la seule nature humaine: à la créature irrationnelle en effet manque le motif de dignité; à la nature angélique, le motif de nécessité. Il s'ensuit par conséquent que seule la nature humaine est assumable.
Solutions:
1. Les créatures sont qualifiées d'après les
caractères qu'elles tiennent de leurs causes propres, et non d'après les
caractères qu'elles tiennent des causes premières et universelles. C'est ainsi
que l'on parle d'une maladie incurable, non parce qu'elle ne peut être guérie
par Dieu, mais parce qu'elle ne peut pas l'être par les principes propres du
sujet. Donc, si l'on dit qu'une créature n'est pas apte à être assumée, ce
n'est pas pour soustraire quelque chose à la puissance divine, mais pour
montrer la condition d'une créature qui ne possède pas cette aptitude.
2. La ressemblance par image est considérée dans
la nature humaine en ce qu'elle est capable de Dieu, c'est-à-dire capable de
l'atteindre par son opération propre de connaissance et d'amour. La
ressemblance par vestige consiste seulement en une certaine représentation que
la frappe divine laisse dans la créature; et c'est la seule ressemblance qui se
trouve dans la créature irrationnelle, incapable d'atteindre Dieu par son
opération. Or ce qui n'est pas apte à moins ne l'est pas davantage à plus;
ainsi le corps, qui n'est pas adapté à recevoir son achèvement d'une âme
sensible, est encore bien moins adapté à être achevé par une âme
intellectuelle. Mais l'union à Dieu dans l'être personnel est beaucoup plus
haute et plus parfaite que l'union dans l'opération. Par conséquent la créature
irrationnelle, qui ne peut être unie à Dieu dans l'opération, ne se trouve pas
adaptée à l'union dans l'être personnel.
3. Certains prétendent que l'ange n'est pas apte
à être assumé, parce que, dès le principe de sa création, il fut constitué dans
sa personnalité, et que d'autre part il n'est susceptible ni de génération, ni
de corruption. Il n'aurait donc pu être élevé à l'unité de la personne divine
qu'à la condition que sa propre personnalité fût détruite, ce qui ne convient
ni à l'incorruptibilité de sa nature, ni à la bonté de celui qui assume; cette
bonté s'oppose en effet à ce qu'aucune perfection soit détruite dans la
créature assumée. - Mais ces raisons ne semblent pas exclure entièrement toute
convenance d'assomption dans la nature angélique. En effet, Dieu peut produire
une nouvelle créature angélique et se l'unir personnellement; et ainsi aucune
perfection préexistante ne serait détruite dans cette nature. Mais, comme nous
venons de le dire, ce qui fait défaut ici, c'est un motif de convenance du
point de vue de la nécessité. Car, bien que la nature angélique, en certains de
ses représentants, soit coupable de péché, cependant ce péché est sans remède,
comme on l'a établi dans la première Partie.
4. La perfection de l'univers n'est pas la
perfection d'une personne ou d'un suppôt unique; c'est une perfection d'ordre
et d'harmonie; et la plupart des êtres qui composent cet ordre ne sont pas
dignes d'assomption, nous venons de le dire. Il reste donc que seule la nature
humaine est apte à être assumée.
Objections:
S. Jean Damascène écrit: "Le Fils de Dieu a
assumé la nature humaine dans un être concret", c'est-à-dire dans un
individu. Mais un individu de nature rationnelle est une personne, comme le
montre Boèce. Le Fils de Dieu a donc assumé une personne.
2. S. Jean Damascène écrit que le Fils de Dieu a
assumé " les éléments qu'il a établis dans notre nature". Mais parmi
ces éléments se trouve la personnalité. Le Fils de Dieu a donc assumé une
personne.
3. Rien n'est consumé que ce qui est. Mais Innocent III écrit dans une décrétale que " la personne de Dieu a consumé la personne de l'homme". Il semble donc que la personne de l'homme a dû d'abord être assumée.
Cependant: S. Augustin écrit: "Dieu a assumé la nature de l'homme et non la personne."
Conclusion:
Être assumé, c'est être pris pour être uni à quelque chose. Ce qui est assumé doit donc être présupposé à l'assomption; de même le mobile est présupposé au mouvement local lui-même. Or, d'après ce que nous avons déjà dit, dans la nature humaine assumée la personne n'est pas présupposée à l'assomption; elle doit plutôt être envisagée comme le terme de l'assomption. Si elle était présupposée, en effet, ou bien elle se trouverait dissoute et par suite serait assumée inutilement; ou bien elle demeurerait après l'union, et alors il y aurait deux personnes, l'une assumant et l'autre assumée; ce qui est erroné, nous l'avons montré plus haut Il reste donc que d'aucune manière le Fils de Dieu n'a assumé une personne humaine.
Solutions:
1. Le Fils de Dieu a assumé la nature humaine
dans un être concret, c'est-à-dire dans un individu qui n'était autre que ce
suppôt incréé qui est la personne même du Fils de Dieu. On ne peut donc pas
dire qu'il a assumé une personne.
2. La personnalité propre ne fait pas défaut à la
nature assumée par suite de la privation d'une perfection propre à la nature
humaine, mais en raison de l'addition d'un élément nouveau qui dépasse cette
nature, et qui est l'union à la personne divine.
3. Consumer ne signifie pas ici détruire ce qui
existait déjà, mais faire obstacle à ce qui aurait pû être autrement. En effet,
si la nature humaine n'avait pas été assumée par la personne divine, elle
aurait eu sa personnalité propre. Et pour autant on dit que la personne a
consumé la personne, bien qu'en un sens impropre, parce que la personne divine,
par son union, a empêché la nature humaine d'avoir sa propre personnalité.
Objections:
1. Il semble que la personne divine ait assumé un
homme. Il est écrit en effet (Ps 65, 5): "Bienheureux celui que tu as
choisi et que tu as assumé "; parole que la Glose applique au Christ.
D'autre part, S. Augustin écrit: "Le Fils de Dieu a assumé l'homme, et en
lui il a souffert la misère humaine."
2. Ce mot " homme " signifie la nature
humaine. Mais puisque le Fils de Dieu a assumé la nature humaine, il a donc
assumé l'homme.
3. Le Fils de Dieu est homme; mais il n'est pas l'homme qu'il n'a pas assumé; car alors il serait tout aussi bien Pierre ou un homme quelconque. Il est donc bien l'homme qu'il a assumé.
Cependant: voici l'enseignement de S. Félix pape et martyr, reproduit par le concile d’Ephèse: "Nous croyons en Notre Seigneur Jésus Christ, né de la Vierge Marie, parce qu'il est Fils éternel et Verbe de Dieu, non pas homme assumé par Dieu pour être autre que lui, car le Fils de Dieu en effet n'a pas assumé un homme qui serait autre que lui-même."
Conclusion:
Nous l'avons dit, ce qui est assumé n'est pas le terme de l'assomption, mais se trouve présupposé à elle. Et nous savons aussi que l'individu en lequel la nature humaine a été assumée n'est autre que la personne divine, terme de l'assomption. Et ce mot " homme " signifie la nature humaine en tant qu'elle est destinée à exister dans un suppôt. En effet, selon S. Jean Damascène, " de même que le mot "Dieu" signifie celui qui possède la nature divine, de même le mot "homme" signifie celui qui possède la nature humaine". Et c'est pourquoi on ne dit pas à proprement parler que le Fils de Dieu a assumé un homme, si l'on sous-entend par là, ce qui est vrai, que dans le Christ il y a un seul suppôt et une seule hypostase. Mais, selon ceux qui mettent dans le Christ deux hypostases ou deux suppôts, on pourrait dire à juste titre et en propriété de termes que le Fils de Dieu a assumé un homme. C'est pourquoi la première opinion rapportée par le Maître des Sentences concède qu'un homme a été assumé. Mais cette opinion est erronée, nous l'avons dit plus haut.
Solutions:
1. Il ne faut pas trop pousser ces expressions,
comme si elles étaient exactes. Mais il faut les expliquer avec délicatesse
quand on les rencontre chez les saints Pères. On parle ici d'homme assumé parce
que sa nature a été assumée, et parce que l'assomption a eu pour terme que le
Fils de Dieu soit un homme.
2. Le mot " homme " signifie la nature
humaine au concret, en tant qu'elle se trouve dans un suppôt. De même qu'il est
impossible de dire que le suppôt a été assumé, de même ne peut-on soutenir que
l'homme a été assumé.
3. Le Fils de Dieu n'est pas l'homme qu'il a
assumé, mais il est celui dont il a assumé la nature.
Objections:
1. L'assomption de la nature humaine s'est faite
en vue du salut général de tous les hommes, et c'est pourquoi l'Apôtre déclare
(1 Tm 4, 10) que le Christ est " le Sauveur de tous les hommes, surtout
des croyants". Mais la nature, en tant qu'elle existe dans les individus,
perd son universalité. Le Fils de Dieu devait donc assumer la nature humaine en
tant qu'elle est abstraite de tous les individus.
2. Il faut toujours attribuer à Dieu ce qu'il y a
de plus noble. Or, dans n'importe quel genre, le plus important est ce qui est
par soi. Le Fils de Dieu a donc dû assumer l'homme en tant que tel et par soi;
mais, d'après les platoniciens, cet homme n'est pas autre chose que la nature humaine
abstraite des individus. C'est donc bien cette nature que le Fils de Dieu a dû
assumer.
3. D'après ce que nous avons dit à l'Article précédent, on ne peut pas soutenir que le Fils de Dieu a pris une nature humaine telle que l'on puisse la signifier au concret par le mot " homme". Or, la nature ne possède une telle signification que dans les singuliers. C'est donc que le Fils de Dieu a pris la nature humaine en tant qu'elle est abstraite des individus.
Cependant: S. Jean Damascène écrit: "La nature que le Verbe incarné a assumée n'est pas celle que nous contemplons dans un acte de pure intellection. Ce ne serait pas là l'incarnation, mais une illusion et un mensonge." Or la nature humaine, en tant qu'elle est séparée ou abstraite des individus, est objet de pensée et d'intellection pure, car, dit encore le Damascène au même endroit, elle ne subsiste pas par elle-même. Donc le Fils de Dieu n'a pas assumé la nature humaine en tant qu'elle est séparée des singuliers.
Conclusion:
La nature de l'homme, ou de toute autre réalité sensible, en dehors de l'être qu'elle possède dans les singuliers, peut être envisagée d'une double manière. On peut la considérer comme ayant l'être par elle-même, en dehors de la matière, comme le prétendaient les platoniciens; ou bien on peut encore la considérer comme existant dans l'intelligence, soit divine, soit humaine.
À vrai dire, une telle nature ne peut subsister par elle-même, ainsi que le prouve le Philosophe, car la matière sensible appartient à la nature spécifique des réalités sensibles, et entre dans leur définition; par exemple, les chairs et les os font partie de la définition de l'homme. Il n'est donc pas possible que la nature humaine existe en dehors de la nature sensible.
Si pourtant la nature humaine existait de cette manière, il ne conviendrait pas qu'elle soit assumée par le Verbe de Dieu. - 1° Parce que l'assomption se termine à la personne; or il est contraire à la nature d'une forme universelle d'exister dans une personne; personnifiée en effet, elle serait individuée. - 2° Parce que, à une nature commune, on ne peut attribuer que des opérations communes et universelles, qui ne peuvent pas être principes de mérite ou de démérite; et cependant, c'est afin de mériter pour nous que le Fils de Dieu a assumé la nature humaine. - 3° Parce qu'une telle nature n'est pas objet de connaissance sensible, mais intelligible. Or, le Fils de Dieu a pris la nature humaine pour se rendre visible aux hommes, selon Baruch (3, 38): "Puis il est apparu sur la terre, et il a vécu avec les hommes."
De même encore, la nature humaine, en tant qu'elle se trouve dans l'intelligence divine, n'a pu être assumée par le Fils de Dieu. Car sous ce rapport elle ne diffère pas de la nature divine; et par suite c'est de toute éternité que la nature humaine aurait été unie au Fils de Dieu.
Pareillement, il ne convient pas de dire que le Fils de Dieu a assumé la nature humaine en tant qu'elle se trouve dans l'intelligence humaine. Cela signifierait simplement que l'assomption de la nature humaine est objet de connaissance intellectuelle. Et si la nature n'était pas réellement assumée, une telle connaissance serait fausse. L'assomption de la nature humaine ne serait pas autre chose, comme dit le Damascène, qu'une incarnation fictive.
Solutions:
1. Le Fils de Dieu incarné est le Sauveur
universel, non pas en ce sens qu'il possède cette universalité de genre ou
d'espèce que l'on attribue à une nature abstraite des singuliers, mais en ce
sens qu'il est la cause universelle du salut du genre humain.
2. L'homme par soi ne se trouve pas dans la
réalité en dehors des individus, comme ont prétendu les platoniciens. Certains
disent, il est vrai, que Platon n'aurait admis l'existence de l'homme séparé
que dans l'intelligence divine. Mais même en ce sens l'assomption serait
impossible, puisque de toute éternité la nature humaine est présente à
l'intelligence du Verbe divin.
3. La nature humaine n'a pas été assumée au
concret en ce sens que le suppôt aurait été préalable à l'assomption; mais elle
a été assumée dans un individu parce qu'elle a été assumée pour exister
individuellement.
Objections:
1. Ce qui est assumé premièrement et par soi,
c'est la nature humaine. Or, ce qui convient par soi à une nature convient à
tous les individus qui possèdent cette nature. Il convenait donc que la nature
humaine soit assumée dans tous ses individus par le Verbe de Dieu.
2. L'Incarnation procède de la charité divine; de
là cette parole de S. Jean (3, 16) -." Dieu a tant aimé le monde qu'il a
donné son Fils unique." Mais l'amour fait que l'on se donne à ses amis
dans toute la mesure du possible. Or, nous l'avons vu, il était possible au
Fils de Dieu d'assumer plusieurs natures humaines, et toutes au même titre. Il
convenait donc que le Fils de Dieu assume la nature humaine dans tous ses
individus.
3. Un bon ouvrier mène son oeuvre à la perfection par le plus court chemin possible. Or le chemin aurait été plus court si tous les hommes avaient été assumés pour réaliser une filiation naturelle, au lieu qu'un seul Fils naturel " en conduise un grand nombre à la filiation adoptive " selon l'épître aux Galates (4, 5). Donc la nature humaine aurait dû être assumée dans tous ses individus par le Fils de Dieu.
Cependant: le Damascène écrit: "Le Fils de Dieu n'a pas pris la nature humaine dans son universalité spécifique; il ne l'a pas davantage assumée dans tous ses suppôts."
Conclusion:
Il ne convient pas que la nature humaine soit assumée par le Verbe dans tous ses suppôts. - 1° Cela aurait enlevé à la nature humaine la pluralité de suppôts qui lui est naturelle. En effet, il n'y a pas dans la nature assumée d'autre suppôt que la personne qui assume; donc, si la nature humaine entière était assumée, il n'y aurait plus qu'un seul suppôt en elle, à savoir la personne qui assume. - 2° Cela dérogerait à la dignité du Fils de Dieu incarné qui, selon la nature humaine, est " le premier-né parmi beaucoup de frères", comme il est, selon la nature divine " le premier-né de toute créature". Tous les hommes en effet posséderaient la même dignité. - 3° Il convient que, si une seule personne divine s'incarne, une seule nature humaine aussi soit assumée, afin que l'unité se trouve des deux côtés.
Solutions:
1. Il revient en propre à la nature humaine
d'être assumée, en ce sens que cela ne lui appartient pas en raison de la
personne, comme il arrive pour la nature divine à laquelle il convient
d'assumer précisément en raison de la personne. Mais l'assomption ne relève pas
des principes essentiels de la nature humaine, ni ne constitue une de ses
propriétés naturelles, qu'il faudrait attribuer à tous les suppôts de cette
nature.
2. L'amour de Dieu envers les hommes ne se
manifeste pas seulement par l'assomption de la nature humaine, mais surtout par
les souffrances qu'il a endurées dans sa nature humaine pour les autres hommes,
selon S. Paul (Rom 5, 8): "La preuve que Dieu nous aime, c'est que le
Christ est mort pour nous, alors que nous étions des ennemis." Or cela
n'aurait pas eu lieu si le Fils de Dieu avait assumé la nature humaine dans
tous les hommes.
3. La méthode brève, qu'observe un opérateur
avisé, demande qu'on n'emploie pas de multiples moyens là où un seul suffit.
C'est pourquoi il était excellent que par un seul homme tous les autres soient
sauvés.
Objections:
1. Il semble que non. L'Apôtre écrit en
effet (He 7, 26): "Il convenait que notre grand prêtre fût séparé des
pécheurs." Mais il l'aurait été davantage s'il n'avait pas pris une nature
humaine de la race d'Adam pécheur.
2. Dans toute catégorie de l'être, le principe
est plus noble que ses dérivés. Donc, si le Fils de Dieu voulait prendre la
nature humaine, il aurait dû plutôt l'assumer chez Adam lui-même.
3. Les païens furent de plus grands pécheurs que les Juifs, si l'on en croit la Glose interprétant l'épître aux Galates (2, 5): "Nous sommes Juifs de naissance, et non pécheurs comme les païens." Donc, si le Fils de Dieu voulait assumer une nature humaine tirée d'une race de pécheurs, il aurait dû la prendre chez les païens, plutôt que dans la race d'Abraham le juste.
Cependant: dans l'évangile de S. Luc (3, 23) la généalogie du Seigneur remonte jusqu'à à Adam.
Conclusion:
Comme dit S. Augustin: "Dieu pouvait prendre un homme ailleurs que dans la race d'Adam qui avait enchaîné le genre humain à son péché. Mais il jugea qu'il valait mieux prendre, dans une race de vaincus, un homme qui deviendrait vainqueur de l'ennemi du genre humain." Et cela pour trois raisons. - 1° Il semble appartenir à la justice que celui qui a péché satisfasse; il convenait donc que ce fût de la nature corrompue par le péché que fût tiré ce qui servirait à satisfaire pour toute la nature. - 2° Il est plus honorable pour l'homme que le vainqueur du diable sorte de la race vaincue par le diable. - 3° La puissance de Dieu se trouve par là davantage manifestée puisqu'il assume, dans une nature corrompue et faible, ce qui est élevé à une telle puissance et à une si haute dignité.
Solutions:
1. Le Christ devait être séparé des pécheurs sous
le rapport de la faute qu'il venait détruire, non sous le rapport de la nature
qu'il venait sauver, selon laquelle "il devait être en tout semblable à
ses frères", comme dit la même épître aux Hébreux (2, 17). En outre, en
assumant cette nature prise dans la masse humaine esclave du péché, il a montré
une innocence et une pureté d'autant plus admirables.
2. Comme nous venons de le dire, il fallait que
le Christ soit séparé des pécheurs quant à la faute; or Adam était coupable, et
le Christ l'" a délivré de son péché " (Sg 10, 2). Celui qui venait
purifier les autres ne devait pas avoir besoin d'être purifié lui-même; car
dans tout système de mouvement le premier moteur est immobile par rapport à ce
mouvement même et le premier agent d'une altération est lui-même inaltérable.
Il ne convenait donc pas d'assumer la nature humaine chez Adam lui-même.
3. Puisque le Christ devait absolument être séparé des pécheurs quant à la faute et atteindre le degré le plus élevé de pureté, il convenait qu'à partir du premier homme pécheur on parvienne au Christ en passant par quelques justes en qui brilleraient les marques de la sainteté future. C'est pourquoi, dans le peuple dont le Christ devait naître, Dieu institua certains signes de sainteté, à commencer par Abraham qui le premier reçut la promesse du Christ à venir et fut circoncis en témoignage d'une alliance durable, comme il est écrit dans la Genèse (17, 11).
1. Le Fils de Dieu devait-il assumer un corps
véritable? - 2. Devait-il assumer un corps terrestre, c'est-à-dire fait de
chair et de sang? - 3. A-t-il assumé l'âme? - 4. Devait-il assumer
l'intelligence?.
Objections:
1. S. Paul écrit " Il est devenu semblable
aux hommes " (Ph 2, 7). Mais on n'appelle pas " semblable " ce
qui est réel. Ce n'est donc pas un véritable corps que le Fils de Dieu a assumé.
2. L'assomption d'un corps n'a dérogé en rien à
la dignité divine. Le pape Léon écrit en effet: "Le resplendissement de la
gloire divine n'a pas absorbé la nature inférieure, et l'assomption n'a pas
amoindri la nature supérieure." Mais il revient à la dignité de Dieu
d'être totalement incorporel. Il semble donc que, par l'assomption, Dieu ne
s'est pas uni à un corps.
3. Le signe doit répondre à la chose signifiée. Mais les apparitions de l'Ancien Testament qui préfiguraient la manifestation du Christ, ne se firent pas avec un corps réel, mais dans une vision de l'imagination, comme on le voit chez Isaïe (6, 1): "J'ai vu le Seigneur assis, etc." Il semble donc que la venue du Fils de Dieu ne s'est pas faite avec un corps véritable, mais pour l'imagination.
Cependant: S. Augustin écrit: "Si le corps du Christ n'a été qu'un fantôme, le Christ nous a trompés. Et s'il nous a trompés, il n'est pas la vérité. Or le Christ est la vérité. Donc son corps ne fut pas un fantôme." Il est donc évident que le Christ a assumé un corps véritable.
Conclusion:
On lit dans le livre des Croyances ecclésiastiques: "Ce n'est pas d'une manière fictive que le Fils de Dieu est né, comme s'il avait eu un corps imaginaire, mais il est né avec un corps véritable." On peut assigner à cette conduite de Dieu un triple motif: le premier se tire du concept de la nature humaine à laquelle il appartient d'avoir un véritable corps. Si l'on suppose, d'après ce qui précède qu'il convient au Fils de Dieu d'assumer la nature humaine, il s'ensuit qu'il a dû prendre un corps véritable.
Le deuxième motif se prend des actes accomplis dans le mystère de l'Incarnation. Si le Christ n'a eu qu'un corps imaginaire, alors sa mort n'a pas été véritable; et tout ce que les évangélistes nous racontent à son sujet ne s'est pas produit réellement, mais seulement en apparence. Il faudrait donc conclure que le salut de l'homme n'a pas été obtenu en réalité, car l'effet est analogue à la cause.
Le troisième motif peut être pris de la dignité de la personne qui assume: elle est la vérité, et il ne convient pas que dans son oeuvre il y ait du mensonge. D'ailleurs le Seigneur a pris soin de dissiper lui-même cette erreur, lorsqu'il se présenta à ses disciples troublés et terrifiés, qui croyaient voir un esprit et non un corps véritable; et qu'il leur dit (Lc 24, 37) - " Touchez et constatez qu'un esprit n'a ni chair ni os, comme vous voyez que j'en ai."
Solutions:
1. La ressemblance dont il s'agit exprime la
vérité de la nature humaine dans le Christ, parce qu'elle est prise au sens où
l'on dit que tous ceux qui possèdent la nature humaine sont semblables
spécifiquement. Il ne s'agit donc pas d'une ressemblance seulement apparente;
et c'est pourquoi l'Apôtre ajoute: "Il s'est rendu obéissant jusqu'à la
mort, et la mort de la croix", ce qui ne pourrait se faire s'il s'agissait
seulement d'une ressemblance apparente.
2. Le fait pour le Fils de Dieu d'avoir pris un
véritable corps n'a diminué en rien sa dignité. Et c'est pourquoi S. Augustin
déclare: "Il s'est anéanti lui-même en prenant la forme d'esclave, afin de
devenir esclave; mais il n'a pas perdu la plénitude de la forme de Dieu."
En effet, le Fils de Dieu n'a pas assumé un véritable corps en vue de devenir
forme de ce corps; cela est contraire à la simplicité et à la pureté divines;
car ce serait assumer un corps dans l'unité de la nature, ce qui est
impossible, nous l'avons vu Mais la distinction des natures étant sauve, le
Fils de Dieu a assumé un corps dans l'unité de la personne.
3. La figure doit correspondre à la réalité sous
le rapport de la ressemblance, non sous le rapport de la réalité elle-même. Si
la ressemblance était totale en effet, ce ne serait plus un signe, mais la
chose signifiée elle-même, dit S. Jean Damascène. Il convenait donc que les
apparitions de l'Ancien Testament, qui étaient des figures, se produisent selon
l'apparence; tandis que la manifestation du Fils de Dieu dans le monde devait
se faire avec un corps réel, celui-ci étant la réalité représentée par ces
figures. Aussi S. Paul écrit-il (Col 2, 17): "Ce n'est là que l'ombre de
ce qui devait venir ensuite; la réalité appartient au Christ."
Objections:
1. L'Apôtre écrit (1 Co 15, 47): "Le premier
homme était terrestre, venant de la terre; le second homme est céleste, venant
du ciel; " Mais le corps du premier homme, Adam, fut formé de la terre,
comme le montre la Genèse; donc le corps du second homme, le Christ, est du ciel.
2. S. Paul écrit aux Corinthiens (1 Co 15, 50):
"La chair et le sang ne posséderont pas le royaume de Dieu." Mais le
royaume de Dieu se trouve principalement dans le Christ; c'est donc qu'en lui
il n'y a ni chair ni sang, mais plutôt un corps céleste.
3. On doit attribuer à Dieu tout ce qui est le meilleur; mais parmi tous les corps, le plus noble est le corps céleste, c'est donc un tel corps que le Christ a assumé.
Cependant: le Seigneur dit en Luc (24, 39): "Un esprit n'a pas de chair ni d'os, comme vous voyez que j'en ai." Or la chair et les os ne viennent pas de la matière d'un corps céleste, mais des éléments inférieurs. Donc le corps du Christ n'était pas un corps céleste, mais un corps charnel et terrestre.
Conclusion:
Les raisons qui montrent que le corps du Christ ne pouvait être imaginaire valent également pour montrer qu'il ne devait pas être un corps céleste. 1° De même que la réalité de la nature humaine du Christ ne serait pas sauvegardée s'il avait un corps imaginaire, comme le voulaient les manichéens; de même elle ne le serait pas davantage si, comme le prétendait Valentin, le Christ possédait un corps céleste. Puisque la forme de l'homme est une réalité naturelle, elle requiert une matière déterminée, avec de la chair et des os qu'il faut faire entrer dans la définition de l'homme, comme le montre le Philosophe. - 2° Une telle conception s'oppose à la vérité des actes accomplis par le Christ avec son corps. Puisque le corps céleste est impassible et incorruptible, comme le démontre Aristote. si le Fils de Dieu avait assumé un corps céleste, il n'aurait pas eu vraiment faim ni vraiment soif; il n'aurait pu ni souffrir ni mourir. - 3° Cette conception attenterait à la vérité divine. Puisque le Fils de Dieu s'est montré aux hommes comme ayant un corps charnel et terrestre, une telle manifestation serait fausse, s'il avait eu un corps céleste. Et c'est pourquoi il est écrit au livre des Croyances ecclésiastiques: "Le Fils de Dieu est né en prenant sa chair du corps de la Vierge, et non en l'apportant avec lui du ciel."
Solutions:
1. On dit que le Christ est descendu du ciel en deux sens différents. Premièrement en raison de sa nature divine; non pas que la nature divine ait cessé d'être au ciel, mais parce qu'elle a commencé d'être ici-bas d'une nouvelle manière, à savoir dans une nature assumée, selon S. Jean (3, 13): "Personne n'est monté au ciel, si ce n'est celui qui est descendu du ciel, le Fils de l'homme qui est dans les cieux."
Deuxièmement, le Christ est descendu du ciel en
raison de son corps, non pas que ce corps, dans sa substance, soit descendu du
ciel; mais parce qu'il a été formé par la puissance céleste du Saint-Esprit.
C'est pourquoi S. Augustin explique ainsi la parole alléguée: "Je dis que
le Christ est céleste, parce qu'il n'a pas été conçu d'une semence
humaine." Et c'est de la même manière que parle S. Hilaire.
2." La chair et le sang " ne sont pas
pris ici pour la réalité substantielle, chair et sang; mais pour la corruption
de la chair et du sang. Cette corruption ne se trouvait pas dans le Christ
comme étant une faute, mais comme étant une peine temporaire, pour lui faire
accomplir l'oeuvre de notre rédemption.
3. Le fait même, pour un corps infirme et
terrestre, d'être élevé à une telle sublimité contribue à la plus grande gloire
de Dieu. Et c'est ce qu'enseigne le concile d'Éphèse, rapportant la parole de
S. Théophile: "Les bons artisans ne sont pas seulement dignes d'admiration
lorsqu'ils travaillent sur des matières précieuses; ils le sont bien plus
encore lorsque, avec de la boue grossière et de la terre détrempée, ils
manifestent la vigueur de leur talent. C'est ainsi que l'Artisan suprême, le
Verbe de Dieu, est venu à nous sans prendre la matière précieuse d'un corps
céleste, mais a montré avec la boue d'un corps terrestre la magnificence de son
art."
Objections:
1. S. Jean, écrit au sujet du mystère de
l'Incarnation: "Le Verbe s'est fait chair", sans faire aucune mention
de l'âme. Or, quand on dit que le Verbe s'est fait chair, cela ne veut pas dire
qu'il s'est changé en la chair, mais qu'il l'a assumée. Il ne semble donc pas
qu'il ait assumé l'âme.
2. L'âme est nécessaire au corps. Mais le corps
du Christ n'avait pas besoin d'âme pour cela, puisqu'il est dit dans un Psaume
(36, 10), au sujet du Verbe de Dieu: "Seigneur, la source de la vie est en
toi." L'âme n'avait donc pas de raison d'être, là où le Verbe se trouvait
présent. Et comme " Dieu et la nature ne font rien d'inutile", selon
le Philosophe, il semble que le Fils de Dieu n'a pas dû assumer l'âme.
3. L'union de l'âme et du corps constitue une nature commune qui est l'espèce humaine." Mais dans le Seigneur Jésus Christ, dit S. Jean Damascène, " il ne peut y avoir une espèce commune." Le Fils de Dieu n'a donc pas assumé l'âme.
Cependant: S. Augustin déclare " N'écoutons pas ceux qui prétendent que le Verbe de Dieu n'a pris qu'un corps humain, et qui entendent cette parole: (Le Verbe s'est fait chair) en ce sens que, se faisant homme, il n'aurait assumé ni l'âme, ni rien d'humain, que la chair seule."
Conclusion:
Comme l'écrit S. Augustin ce fut d'abord l'opinion d'Arius, puis d'Apollinaire, que le Fils de Dieu avait assumé une chair sans âme, et que le Verbe lui tenait lieu d'âme. Il s'ensuivrait que dans le Christ, il n'y avait pas deux natures, mais une seule, car c'est l'union de l'âme et du corps qui constitue la nature humaine.
Or une telle opinion ne peut se soutenir pour trois raisons. - 1° Elle est contraire à l'enseignement de l'Écriture, où nous voyons le Seigneur lui-même faire mention de son âme (Mt 26, 38): "Mon âme est triste jusqu'à la mort", et (Jn 10, 18): "J'ai le pouvoir de déposer mon âme." Apollinaire répondait que, dans ces textes, l'âme est prise métaphoriquement; c'est en ce sens, par exemple, que dans l'Ancien Testament, on parle de l'âme de Dieu (Is 1, 14): "Mon âme a en horreur vos fêtes et vos solennités." Mais, ainsi que le note S. Augustin les évangélistes racontent que Jésus a admiré, qu'il s'est mis en colère, qu'il s'est attristé, qu'il a eu faim. De tels faits démontrent qu'il a eu vraiment une âme, comme le fait de manger, de dormir, d'être fatigué prouve qu'il avait un véritable corps humain. Autrement, si l'on voit dans toutes ces expressions des métaphores, sous prétexte que des choses semblables se lisent au sujet de Dieu dans l'Ancien Testament, notre foi au récit évangélique disparaîtra. Autre chose est l'annonce prophétique faite en langage symbolique, autre chose le récit historique des évangélistes portant sur la réalité même des faits.
2° Cette erreur détruit l'utilité de l'Incarnation, en empêchant la rédemption de l'homme. Voici en effet comment argumente S. Augustin,: "Si le Fils de Dieu a assumé la chair en omettant l'âme, ou bien, la considérant comme innocente, il n'a pas cru qu'elle eût besoin de remède; ou bien, estimant qu'elle lui était étrangère, il ne lui a pas accordé le bienfait de la rédemption; ou bien encore, la jugeant absolument incurable, il n'a pu la guérir; ou bien enfin, la jugeant trop vile et impropre à tout usage, il l'a rejetée. Or, deux de ces hypothèses constituent un blasphème contre Dieu. Comment serait-il le Tout-Puissant, s'il n'a pu guérir un cas désespéré? Ou comment serait-il le Dieu de tous les êtres, si ce n'est pas lui qui a créé notre âme? Quant aux deux autres hypothèses, l'une ignore le cas spécial de l'âme, l'autre ne tient pas compte de sa valeur. Est-ce comprendre le cas de l'âme que de s'efforcer de la rendre innocente de tout péché de transgression volontaire, alors que la raison naturelle la rendait apte à connaître et à accepter la loi? Est-ce apprécier sa valeur que la dire méprisée et vile? Si l'on regarde son origine, la substance de l'âme est plus précieuse que la chair; si l'on considère le péché, par lequel elle transgresse la loi, l'âme, à cause de son intelligence, est pire que la chair. Mais moi, je dis et je sais que le Christ est la parfaite sagesse, et ne mets pas en doute sa très grande miséricorde; en raison de sa sagesse, il n'a pas méprisé l'excellence de l'âme et son aptitude à la vertu; à cause de sa miséricorde, il l'a prise et assumée, parce qu'elle était blessée davantage." 3° L'opinion d'Arius et d'Apollinaire va contre la vérité même de l'Incarnation. En effet, la chair et les autres parties de l'homme n'acquièrent leur nature spécifique que par l'âme; s'il n'y a pas d'âme, les os, la chair ne sont tels que dans un sens équivoque, comme le prouve Aristote.
Solutions:
1. Quand on dit: "Le Verbe s'est fait
chair", la chair est prise ici pour l'homme tout entier; c'est comme si
l'on disait: "Le Verbe s'est fait homme." Ainsi est-il dit dans Isaïe
(40, 5): "Toute chair verra le salut de Dieu." Cette manière de
parler est motivée par ce fait que, dans la chair, le Fils de Dieu nous a été
rendu visible; et c'est pourquoi le texte de Jean ajoute: "Et nous avons
vu sa gloire." On peut encore donner cette autre raison avec S. Augustin:
"Dans toute cette assomption très une, le Verbe est l'élément principal,
la chair l'élément inférieur et dernier. Aussi l'évangéliste, voulant nous
faire aimer l'humilité de Dieu, a nommé le Verbe et la chair, et a passé sous
silence l'âme qui est inférieure au Verbe et supérieure à la chair." Il
convenait en effet de nommer la chair qui est plus éloignée du Verbe et paraît
le moins susceptible d'être assumée.
2. Le Verbe est source de la vie, comme sa
première cause efficiente. Mais l'âme est principe de la vie corporelle, en
tant que forme du corps. Or, la forme est un effet de la cause efficiente.
Aussi, de la présence du Verbe, on peut conclure davantage que ce corps a une
âme; comme de la présence du feu, on peut conclure que le corps, avec lequel il
est en contact, est chaud.
3. Rien n'empêche, et il est même nécessaire de
dire que, dans le Christ, il y a une nature, constituée par l'âme unie au
corps. Ce que nie le Damascène, c'est qu'il y ait dans le Christ une espèce
commune, sorte de composé résultant de l'union de la divinité et de l'humanité.
Objections:
1. Le Fils de Dieu ne semble pas avoir assumé
l'esprit ou l'intelligence humaine. Là, en effet, où se trouve présente la
réalité, l'image est inutile. Mais " l'homme, par son esprit, est à
l'image de Dieu " enseigne S. Augustin. Par conséquent, dans le Christ où
se trouvait présent le Verbe divin, il ne devait pas y avoir d'esprit humain.
2. Une forte lumière fait disparaître une lumière
moins vive. Mais le Verbe de Dieu, " lumière qui illumine tout homme
venant en ce monde " (Jn 1, 9), est à l'esprit humain ce qu'une puissante
lumière est à une autre moins vive; l'esprit humain est comme une lampe
éclairée par la lumière éternelle, selon cette parole (Pr 20, 27): "L'âme
de l'homme est une lampe du Seigneur." Dans le Christ, qui est le Verbe de
Dieu, il n'y avait donc pas besoin d'esprit humain.
3. L'assomption de la nature humaine par le Verbe de Dieu est appelée son incarnation. Mais l'intelligence n'est ni chair, ni l'acte d'une chair, car, comme le prouve Aristote, elle n'est l'acte d'aucun corps. Il semble donc que le Fils de Dieu n'a pas assumé l'intelligence humaine.
Cependant: S. Augustin déclare " Tiens fermement et sans hésitation que le Christ, Fils de Dieu, a une véritable chair, comme la nôtre, et une âme rationnelle. Il dit en effet au sujet de sa chair (Lc 24, 39): "Touchez et voyez qu'un esprit n'a ni chair ni os, comme vous voyez que j'en ai"; il démontre qu'il a une âme lorsqu'il dit (Jn 10, 17): "je dépose mon âme, et de nouveau je la reprends"; il manifeste qu'il a une intelligence, lorsqu'il dit (Mt 11, 29) "Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur". Et c'est de lui que Dieu dit par le prophète (Is 52,13): "Voici que mon serviteur aura l'intelligence." "
Conclusion:
Comme dit S. Augustin: "Les apollinaristes se séparèrent de l’Église catholique au sujet de l'âme du Christ, en soutenant, comme les ariens, que le Christ Dieu n'avait pris qu'une chair sans âme; puis, vaincus sur ce point par les témoignages évangéliques, ils prétendirent que l'intelligence avait fait défaut à l'âme du Christ, et que le Verbe lui-même en tenait lieu."
Mais cette opinion se réfute par les mêmes raisons que précédemment. - 1° Elle contredit le récit évangélique qui rapporte que le Christ a admiré (Mt 8, 10); or l'admiration n'est pas possible sans la raison, car elle suppose la comparaison de l'effet et de sa cause, et se produit quand, voyant un effet, on ignore et on cherche sa cause, selon Aristote.
2° Elle contredit l'utilité de l'Incarnation, qui est de justifier l'homme du péché. L'âme humaine n'est capable de péché et de grâce sanctifiante qu'en raison de l'intelligence; il fallait donc que l'intelligence humaine surtout fût assumée. Et c'est pourquoi le Damascène affirme: "Le Verbe de Dieu a pris un corps, et une âme intellectuelle et rationnelle "; puis il ajoute: "Le tout est uni au tout, afin qu'à tout moi-même le salut soit accordé; car ce qui n'est pas assumé ne peut être guéri."
3° Cette opinion contredit la vérité de l'Incarnation. Puisque le corps est proportionné à l'âme comme la matière à sa forme propre, une chair qui ne possède pas une âme humaine rationnelle n'est pas une véritable chair humaine. C'est pourquoi, si le Christ avait eu une âme sans intelligence, il n'aurait pas eu une chair véritablement humaine, mais une chair animale; car c'est par la seule intelligence que notre âme diffère de l'âme des bêtes. Et c'est pourquoi S. Augustin affirme qu'en suivant cette erreur, il faudrait conclure que le Fils de Dieu " aurait assumé un animal à figure humaine " ce qui s'oppose à la vérité divine laquelle ne supporte pas de faux semblant.
Solutions:
1. Là où la réalité elle-même est présente,
l'image n'est pas nécessaire pour tenir sa place; c'est ainsi que lorsque
l'empereur était présent, les soldats ne vénéraient pas son image. Mais l'image
est requise avec la réalité, quand la présence de celle-ci doit la parfaire;
c'est ainsi que l'image dans la cire n'est produite que par l'impression du
sceau; de même l'image d'un homme ne se reflète dans le miroir que si cet homme
est présent. Aussi était-il nécessaire que le Verbe de Dieu unît à lui-même
l'intelligence humaine pour le parfaire.
2. Une lumière puissante fait disparaître la
lumière moins vive d'un autre corps éclairant, mais elle n'efface pas l'éclat
d'un corps éclairé, elle le renforce. C'est ainsi qu'en présence du soleil, la
lumière de l'air s'accroît. Or l'intelligence humaine est comme une lumière
éclairée par celle du Verbe divin, c'est pourquoi la personne du Verbe ne fait
pas disparaître, mais plutôt perfectionne l'intelligence humaine.
3. Sans doute la faculté intellectuelle n'est pas l'acte d'un corps. Mais l'essence de l'âme humaine qui est forme du corps exige, pour être la plus noble, d'avoir la faculté de l'intelligence; et c'est pourquoi il lui faut un corps mieux disposé.
1. Le Fils de Dieu a-t-il assumé la chair par
l'intermédiaire de l'âme? 2. A-t-il assumé l'âme par l'intermédiaire de
l'esprit ou de l'intelligence? - 3. L'âme a-t-elle été assumée avant la chair?
- 4. La chair du Christ a-t-elle été assumée par le Verbe avant d'être unie à
l'âme? - 5. La nature humaine tout entière a-t-elle été assumée par
l'intermédiaire de ses parties? - 6. A-t-elle été assumée par l'intermédiaire
de la grâce?
Objections:
1. Le mode d'union du Fils de Dieu à la nature
humaine est plus parfait que celui par lequel il existe dans toutes les
créatures. Or il y existe de façon immédiate par son essence, sa puissance et
sa présence. A plus forte raison par conséquent se trouve-t-il uni
immédiatement à la chair, sans intermédiaire de l'âme.
2. L'âme et la chair sont unies au Verbe de Dieu
dans l'unité de l'hypostase ou personne; mais le corps appartient immédiatement
à l'hypostase ou personne de l'homme. Bien plus, il semble que le corps de
l'homme, qui constitue la matière, soit plus près de l'hypostase que l'âme, qui
constitue la forme de l'être humain; car le principe d'individuation impliqué
dans le terme " hypostase " semble être la matière. Ce n'est donc pas
par l'intermédiaire de l'âme que le Fils de Dieu a assumé la chair.
3. Quand on supprime un intermédiaire, les extrêmes dont il est le lien se trouvent séparés; ainsi supprimez la surface, et la couleur qui se trouve dans le corps par son intermédiaire est séparée du corps. Or, l'âme ayant été séparée du corps par la mort, l'union du Verbe à la chair est demeurée, comme on le montrera plus tarda. Le Verbe n'est donc pas uni à la chair par l'intermédiaire de l'âme.
Cependant: S. Augustin affirme: "La grandeur de la puissance divine s'est uni une âme rationnelle, et par elle un corps humain; elle s'est ajusté l'homme tout entier afin de le rendre meilleur."
Conclusion:
L'intermédiaire est ainsi appelé à l'égard du principe et de la fin. Aussi, de même que le principe et la fin impliquent un ordre, de même l'intermédiaire. Or il y a deux sortes d'ordre: l'ordre de temps et l'ordre de nature. Selon l'ordre temporel, on ne peut parler d'intermédiaire dans le mystère de l'Incarnation, parce que le Verbe de Dieu s'est uni à la fois toute la nature humaine, comme on le montrera dans la suite. Quand à l'ordre de nature, il peut s'entendre de deux manières: ou bien il s'agit d'un ordre de dignité; c'est ainsi que nous disons que les anges sont intermédiaires entre les hommes et Dieu; ou bien il s'agit d'un ordre de causalité; c'est ainsi que l'on parle d'une cause intermédiaire entre la cause première et l'effet ultime. Ce second ordre est de quelque façon une conséquence du premier, car, dit Denys: "Dieu, par les substances qui sont les plus proches de lui, agit sur les plus éloignées." Donc, si nous considérons le degré de dignité, l'âme apparaît comme un intermédiaire entre Dieu et la chair; et en ce sens on peut dire que le Fils de Dieu s'est uni la chair par l'intermédiaire de l'âme. Mais si nous considérons l'ordre de causalité, l'âme est de quelque manière cause de l'union de la chair au Fils de Dieu. Car celle-ci n'est susceptible d'être assumée que par le rapport qu'elle soutient avec l'âme rationnelle, qui en fait une chair humaine. Comme nous l'avons dit la nature humaine est plus que toute autre nature susceptible d'être assumée.
Solutions:
1. On peut envisager un double rapport entre la créature et Dieu. Le premier tient à ce que les créatures sont causées par Dieu et dépendent de lui comme du principe de leur existence. De ce point de vue, en vertu de l'infinité de sa puissance, Dieu atteint immédiatement toutes choses, en les causant et en les conservant. C'est à cela qu'il faut rattacher son existence en toutes choses par son essence, sa présence et sa puissance.
Le second rapport vient de ce que les choses se
ramènent à Dieu comme à leur fin. De ce point de vue, on trouve des
intermédiaires entre la créature et Dieu; car " les créatures inférieures
se ramènent à Dieu par les supérieures", enseigne Denys. C'est à ce
rapport qu'appartient l'assomption de la nature humaine par le Verbe de Dieu,
qui est le terme de l'assomption. Et c'est pourquoi il est uni à la chair par
l'âme.
2. Si l'hypostase du Verbe de Dieu était
constituée simplement par la nature humaine, le corps serait plus près de cette
hypostase, puisqu'il est la matière, laquelle est principe d'individuation;
comme l'âme, qui est la forme spécifique, est en relation plus prochaine avec
la nature humaine. Mais parce que l'hypostase du Verbe est première et plus
haute, ce seront les parties supérieures de la nature humaine qui seront les
plus proches de cette hypostase. Et c'est pourquoi l'âme est plus proche du
Verbe de Dieu que le corps.
3. Ce qui est cause sous le rapport de
l'aptitude, ou de la convenance, peut disparaître sans que l'effet soit
supprimé; car un être qui dépend d'un autre dans son devenir, n'en dépend plus
une fois réalisé. Ainsi l'amitié est produite parfois par une circonstance, qui
disparaît ensuite sans que l'amitié cesse; ainsi encore, dans le mariage, la
beauté de la femme concourt à l'union conjugale, laquelle n'en demeure pas
moins, une fois la beauté disparue. C'est de la même manière qu'une fois l'âme
séparée du corps, l'union du Verbe à la chair demeure.
Objections:
1. Une même réalité ne peut être intermédiaire
entre elle-même et autre chose. Or l'esprit ou intelligence n'est pas autre
chose essentiellement que l'âme elle-même, comme on l'a établi dans la première
Partie. Le Fils de Dieu n'a donc pas assumé l'âme par l'intermédiaire de
l'esprit ou intelligence.
2. Ce qui est moyen d'assomption semble devoir
être lui-même plus susceptible d'être assumé. Mais l'esprit ou intelligence ne
l'est pas plus que l'âme; et la preuve en est que les esprits angéliques ne le
sont pas, nous l'avons dit. Le Fils de Dieu n'a donc pas assumé l'âme
par le moyen de l'esprit.
3. Le moyen d'assomption doit être antérieur à ce qui est assumé; mais par l'âme nous entendons l'essence elle-même qui est logiquement antérieure à sa puissance, à savoir l'intelligence. Il ne semble donc pas que le Fils de Dieu ait assumé l'âme par l'intermédiaire de l'esprit ou de l'intelligence.
Cependant: S. Augustin affirme " La vérité invisible et immuable a assumé l'âme par le moyen de l'esprit, et le corps par le moyen de l'âme."
Conclusion:
Nous avons montré que, soit au point de vue de l'ordre de dignité, soit au point de vue de la possibilité d'être assumé, on peut dire que le Fils de Dieu a assumé la chair par le moyen de l'âme. Ces deux points de vue se retrouvent si nous comparons l'intelligence que l'on appelle aussi l'esprit, aux autres parties de l’âme. En effet, l'âme est susceptible d'être assumée sous le rapport de la convenance uniquement parce qu'elle est capable de Dieu et faite à son image; et cela selon l'intelligence ou esprit, d'après S. Paul (Ep 4, 23): "Renouvelez-vous dans l'esprit de votre intelligence." Pareillement, l'intelligence est de toutes les parties de l'âme la plus haute, la plus digne, la plus semblable à Dieu. On peut donc dire avec S. Jean Damascène: "Le Verbe de Dieu s'est uni à la chair par l'intermédiaire de l'intelligence; l'intelligence est en effet la partie la plus pure de l'âme; or Dieu est intelligence."
Solutions:
1. L'intelligence ne se distingue pas
essentiellement de l'âme; mais comme puissance, elle se distingue des autres
parties de l'âme; et en ce sens il lui revient d'être intermédiaire.
2. Ce n'est pas par défaut de dignité que
l'esprit angélique est inapte à l'assomption, mais parce que sa faute est
irréparable; or on ne peut en dire autant de l'esprit humain, d'après ce que
nous avons montré dans la première Partie.
3. Par l'âme, qui a l'intelligence pour
intermédiaire entre elle et le Verbe de Dieu, nous n'entendons pas l'essence de
l'âme, commune à toutes les puissances, mais les puissances inférieures,
communes à toute âme.
Objections:
1. Le Fils de Dieu, on l'a dit, a assumé la chair
par l'intermédiaire de l'âme. Mais on parvient à l'intermédiaire avant de
parvenir au terme. Le Fils de Dieu a donc assumé l'âme avant le corps.
2. L'âme du Christ est plus noble que les anges,
selon cette parole du Psaume (97, 7): "Vous tous, ses anges,
adorez-le." Mais les anges ont été créés dès le principe, selon notre
première Partie. Donc aussi l'âme du Christ. Or cette âme n'a pas été créée
avant d'être assumée, car, comme dit le Damascène: "Jamais l'âme ni le
corps du Christ n'ont eu d'hypostase propre." Il semble donc que l'âme fut
assumée avant la chair, laquelle fut conçue dans le sein de la Vierge.
3. On lit dans S. Jean (1, 14): "Nous l'avons vu plein de grâce et de vérité", et l'évangéliste ajoute que " nous recevons tous de sa plénitude". Tous, c'est-à-dire, explique S. Jean Chrysostome, tous les fidèles à quelque époque que ce soit. Mais cela ne serait pas si l'âme du Christ n'avait pas eu la plénitude de la grâce et de la vérité avant tous les saints qui existèrent depuis l'origine du monde, car la cause ne peut être postérieure à son effet. Donc, la plénitude de grâce et de vérité était dans l'âme du Christ à cause de son union au Verbe, selon cette parole: "Nous avons vu sa gloire, comme celle du Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité."
Il semble en découler que dès le commencement du monde l'âme du Christ fut assumée par le Verbe de Dieu.
Cependant: le Damascène écrit " L'intelligence n'a pas été unie au Dieu Verbe, comme certains le prétendent mensongèrement, avant l'Incarnation, qui s'est faite de la Vierge, et à partir de laquelle le Fils de Dieu s'est appelé le Christ."
Conclusion:
Origène a prétendu que toutes les âmes avaient été créées dès le principe, et parmi elles l'âme du Christ. Mais c'est déraisonnable, car si l'on admet qu'elle fut créée à ce moment, sans être aussitôt unie au Verbe, il s'ensuivrait qu'à un moment donné cette âme a eu une substance propre en dehors du Verbe. Et quand elle a été assumée par le Verbe, ou bien l'union ne se serait pas faite sous le rapport de la subsistance, ou bien la première subsistance de l'âme aurait été détruite.
On aboutit à un inconvénient semblable, si l'on admet que dès le principe l'âme a été unie au Verbe, et qu'ensuite elle a été incarnée dans le sein de la Vierge. Car alors l'âme du Christ ne semblerait pas être de même nature que les nôtres, qui sont créées en même temps qu'elles sont unies à leurs corps. De là cette parole du pape S. Léon: "Sa chair n'était pas d'une nature différente de la nôtre, son âme n'est pas vivifiée par un principe différent de celui des autres hommes."
Solutions:
1. Comme on l'a déjà vu quand nous disons que
l'âme du Christ est intermédiaire dans l'union de la chair au Verbe, il s'agit
d'un ordre de nature et non d'un ordre temporel.
2. Comme l'écrit le pape S. Léon: "L'âme du
Christ surpasse les nôtres non par un genre différent, mais par l'élévation de
sa puissance." En effet, elle est du même genre que les nôtres, mais elle
dépasse même les anges en plénitude de grâce et de vérité. Or le mode de
création pour l'âme correspond à sa nature; parce qu'elle est forme du corps,
elle doit être unie au corps en même temps que créée; ce qui ne convient pas
aux anges, dont les substances sont totalement indépendantes d'un corps.
3. Tous les hommes reçoivent de la plénitude du
Christ selon la foi qu'ils ont en lui, car S. Paul affirme (Rm 3, 22): "La
justice de Dieu par la foi en Jésus Christ est octroyée à tous ceux qui croient
en lui." Or, de même que nous croyons en lui comme déjà né, ainsi les
anciens ont cru en lui comme devant naître: "Possédant le même esprit de
foi, nous aussi nous croyons " (2 Co 4, 13). Or la foi au Christ a la vertu
de justifier, selon le dessein de la grâce de Dieu, d'après S. Paul (Rm 4, 5):
"L'homme qui n'a pas d'oeuvres, mais qui croit en celui qui justifie
l'impie, sa foi lui est imputée à justice selon le dessein de la grâce de
Dieu." Et puisque ce dessein est éternel, rien n'empêche que par la foi au
Christ Jésus certains soient justifiés même avant que son âme ait été pleine de
grâce et de vérité.
Objections:
1. S. Augustin affirme." Tiens fermement et
sans aucune hésitation que la chair du Christ n'a pas été conçue dans le sein
de la Vierge avant d'être assumée par le Verbe." Or il semble que la chair
du Christ a été conçue avant d'être unie à l'âme rationnelle; en effet, la
matière ou la disposition est antérieure, dans l’ordre de génération, à la
forme perfective. La chair du Christ a donc été assumée avant d'être unie à
l'âme.
2. L'âme est une partie de la nature humaine; de
même le corps. Mais l'âme humaine, chez le Christ, n'a pas un autre principe
d'existence que chez les autres hommes, comme le montre l'enseignement de S.
Léon rapporté plus haut. Il semble donc que le corps du Christ, lui non plus,
ne doit pas avoir un principe d'existence différent du nôtre. Mais chez nous la
chair est conçue avant que l'âme rationnelle lui soit unie; donc aussi chez le
Christ. Et ainsi la chair a été assumée par le Verbe avant d'être unie à l'âme.
3. On lit dans le livre Des Causes: "La cause première influe davantage sur l'effet que la cause seconde et lui est unie avant celle-ci." Or, l'âme du Christ par rapport au Verbe est comme la cause seconde par rapport à la cause première. Le Verbe est donc uni à la chair, avant de l'être à l'âme.
Cependant: S. Jean Damascène écrit: "C'est en même temps que la chair est devenue la chair du Verbe de Dieu et la chair animée d'une âme rationnelle et intellectuelle." L'union du Verbe à la chair n'a donc pas précédé son union à l'âme.
Conclusion:
La chair humaine peut être assumée par le Verbe selon le rapport qu'elle soutient avec l'âme rationnelle, qui est sa forme propre. Mais elle ne possède pas ce rapport avant d'être unie à l'âme rationnelle, car une matière ne devient matière propre d'une forme quelconque que lorsqu'elle reçoit cette forme, et de là vient que l'altération n'est achevée qu'au moment même où la forme substantielle est introduite. C'est pourquoi la chair n'a pas été assumée avant d'être devenue une chair humaine, c'est-à-dire avant d'être unie à l'âme rationnelle. De même donc que l'âme ne pouvait être assumée avant la chair, parce qu'il est contraire à la nature de l'âme d'exister avant d'être unie au corps; de même la chair ne pouvait être assumée avant l'âme, parce qu'elle n'est pas chair humaine avant de posséder une âme rationnelle.
Solutions:
1. La chair humaine acquiert son être par l'âme.
Et c'est pourquoi, avant son union à l'âme, elle n'est pas chair humaine, mais
seulement en disposition à devenir telle. Pourtant, dans la conception du
Christ, l'Esprit Saint, agent d'une puissance infinie, a disposé la matière et
au même instant lui a donné son achèvement.
2. La forme donne la spécification en acte; la
matière, pour autant qu'il est en elle, est en puissance à cette spécification.
C'est pourquoi il est contraire à la raison de forme de préexister à la nature
spécifiée, car celle-ci n'est constituée que par son union à la forme; mais
rien ne s'oppose à ce que la matière préexiste. La différence qu'il y a entre
notre génération et celle du Christ, c'est que notre chair est conçue avant
d'être animée, tandis qu'il n'en est pas ainsi du Christ. De même, nous sommes
conçus à partir d'une semence virile, mais non pas le Christ. Nous ne pouvons
en dire autant au sujet de la production de l'âme: ce serait admettre entre
celle du Christ et la nôtre une diversité de nature.
3. Nous admettons que le Verbe de Dieu est uni à
la chair avant de l'être à l'âme, s'il s'agit de cette union commune qui le
fait se trouver dans les créatures par essence, puissance et présence; cependant
je parle d'une priorité de nature et non d'une priorité temporelle. Il faut en
effet reconnaître que la chair est un être, et que le Verbe la constitue telle,
avant qu'elle soit animée par l'âme. Mais s'il s'agit de l'union personnelle,
il faut concevoir que la chair est unie à l'âme avant de l'être au Verbe, car
c'est son union à l'âme qui la rend apte à être unie à la personne du Verbe,
étant donné surtout qu'il n'y a de personne que dans une nature rationnelle.
Objections:
1. S. Augustin écrit: "La Vérité invisible
et immuable a assumé l'âme par le moyen de l'esprit, le corps par le moyen de
l'âme, et de cette manière l'homme dans sa totalité." Mais l'esprit, l'âme
et le corps sont les parties du tout humain. Ce tout a donc été assumé par
l'intermédiaire des parties.
2. Le Fils de Dieu a assumé la chair par
l'intermédiaire de l'âme, parce que l'âme est plus semblable à Dieu que le
corps. Mais les parties de la nature humaine étant plus simples que le tout, il
semble qu'elles sont plus semblables à Dieu qui est absolument simple. Le Fils
de Dieu a donc assumé le tout par l'intermédiaire des parties.
3. Le tout résulte de l'union des parties; mais l'union doit être regardée comme le terme de l'assomption, tandis que les parties sont comprises préalablement à l'assomption. L'assomption du tout se fait donc par les parties.
Cependant: S. Jean Damascène déclare: "En notre Seigneur Jésus Christ nous n'envisageons pas les parties des parties, mais seulement les composants immédiats, c'est-à-dire la divinité et l'humanité." Or l'humanité est un tout composé de l'âme et du corps qui sont ses parties. Le Fils de Dieu a donc assumé les parties par l'intermédiaire du tout.
Conclusion:
Quand on parle d'intermédiaire dans l'assomption de l'Incarnation, il ne s'agit pas d'un ordre temporel, car l'assomption du tout et de toutes ses parties s'est faite en même temps. Nous avons montré qu'au même instant le corps et l'âme ont été unis pour constituer la nature humaine dans le Verbe. Il s'agit ici seulement d'un ordre de nature, et ce qui est postérieur en nature est assumé par l'intermédiaire de ce qui est premier. Mais la priorité de nature est double, selon que l'on se place du côté de l'agent, ou du côté de la matière; car ces deux causes préexistent à l'effet. Du côté de l'agent, est absolument premier ce qui se trouve dans son intention; n'est premier que relativement ce qui constitue le point de départ de l'opération, et cela parce que l'intention est antérieure en effet à l'opération. Du côté de la matière est premier ce qui se trouve au début de la transformation de la matière.
Mais, dans l'Incarnation, ce qu'il faut surtout considérer, c'est l'ordre du côté de l'agent, car, comme l'écrit S. Augustin: "En ces sortes de choses, toute l'explication de l'oeuvre se trouve dans la puissance de celui qui opère " Or, il est manifeste que dans l'intention de celui qui opère, l'achevé est antérieur à l'inachevé, et donc le tout précède les parties. Par conséquent, il faut reconnaître que le Verbe de Dieu a assumé les parties de la nature humaine par l'intermédiaire du tout. De même qu'il a assumé le corps à cause du rapport qu'il soutient avec l'âme rationnelle, de même il a assumé le corps et l'âme à cause du rapport qu'ils ont avec la nature humaine.
Solutions:
1. Le texte cité signifie seulement que le Verbe,
en assumant les parties de la nature humaine, a assumé toutes les parties de
cette nature. Ainsi, pour l'esprit, l'assomption des parties est première dans
l'ordre de réalisation, non dans le temps. Dans l'ordre d'intention, au
contraire, l'assomption de la nature est première, et cette priorité-là est
absolue, comme on vient de le dire.
2. Dieu est si simple qu'il est la perfection
absolue. C'est pourquoi le tout, en tant qu'il est plus parfait, est plus
semblable à Dieu que les parties.
3. L'union personnelle est le terme de
l'assomption; mais non l'union de nature qui résulte de la conjonction des
parties.
Objections:
1. La grâce nous unit à Dieu. Mais dans le Christ
la nature humaine fut unie à Dieu au maximum. Donc cette union a été réalisée
par la grâce.
2. De même que le corps vit par l'âme qui le
perfectionne, de même l'âme vit par la grâce. Mais la nature humaine est rendue
apte à l'assomption par l'âme. Donc l'âme est rendue apte à l'assomption par la
grâce, et le Fils de Dieu a assumé l'âme par le moyen de la grâce.
3. S. Augustin dit que le Verbe incarné est comparable à notre verbe intérieur se manifestant par la voix; mais notre verbe est uni à la parole par l'intermédiaire de l'esprit (ou souffle). Le Verbe de Dieu est donc uni à la chair par l'intermédiaire de l'Esprit Saint, et ainsi par l'intermédiaire de la grâce, que l'Apôtre attribue à l'Esprit Saint (1 Co 12, 4): "Les grâces sont diverses, mais l'Esprit est unique."
Cependant: la grâce est un accident de l'âme, comme on l'a vu dans la première Partie. Or l'union du Verbe à la nature humaine s'est faite hypostatiquement et non par accident, on l'a montré plus haut. Donc la nature humaine n'a pas été assumée par l'intermédiaire de la grâce.
Conclusion:
Dans le Christ on discerne la grâce d'union et la grâce habituelle. Donc, que nous parlions de l'une ou de l'autre, on ne peut faire de la grâce un intermédiaire dans l'assomption de la nature humaine. En effet, la grâce d'union, c'est l'être personnel lui-même qui a été donné gratuitement par Dieu à la nature humaine en la personne du Verbe, lequel est le terme de l'assomption. Quant à la grâce habituelle, qui sanctifie cet homme spirituel, elle est un effet de l'union, selon S. Jean (1, 14): "Nous avons vu sa gloire, comme celle du Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité." Cela signifie que, du fait que cet homme est Fils unique du Père (et il l'est par l'union), il possède la plénitude de la grâce et de la vérité.
Mais si, par grâce, on entend la volonté de Dieu faisant un don gratuit, il est vrai de dire que l'union s'est faite par grâce: la grâce n'est pas alors moyen, mais cause efficiente de l'union.
Solutions:
1. Notre union à Dieu se fait par notre activité,
en tant que nous le connaissons et l'aimons. C'est pourquoi une telle union se
fait par la grâce habituelle, en tant que l'opération parfaite procède de
l'habitus. Mais l'union de la nature humaine au Verbe de Dieu se fait dans
l'être personnel, lequel ne dépend pas d'un habitus, mais immédiatement de la
nature elle-même.
2. L'âme parfait le corps substantiellement, la
grâce parfait l'âme accidentellement. Et c'est pourquoi la grâce ne peut
ordonner l'âme à cette union, qui n'est pas accidentelle, pas plus que celle de
l'âme et du corps.
3. Notre verbe est uni à la voix, par l'intermédiaire de l'esprit (ou souffle) 8; Celui-ci n'est pas l'intermédiaire formel, mais plutôt l'intermédiaire efficient; car de notre verbe conçu intérieurement procède l'esprit qui forme la voix parlée. Pareillement, du Verbe éternel procède l'Esprit Saint, qui a formé le corps du Christ, comme nous le verrons plus loin Mais il ne s'ensuit pas que la grâce du Saint-Esprit soit le moyen formel de cette union.
I1 faut maintenant étudier les réalités assumées par le Fils de Dieu dans la nature humaine par voie de conséquence. Ce sont: 1° Celles qui ressortissent à sa perfection. - 2° Celles qui ressortissent à ses déficiences (Q. 14).
Au sujet de sa perfection, il faudra étudier: I. La grâce du Christ (Q. 7-8). - II. Sa science (Q. 9-12). - III. Sa puissance (Q. 13).
Sur la grâce du Christ, l'étude se partagera en deux. Premièrement sa grâce en tant qu'il est un homme individuel (Q. 7). Deuxièmement sa grâce en tant qu'il est la tête, le chef de l'Église (Q. 8).
1. Y a-t-il dans l'âme du Christ la grâce
habituelle? - 2. Y a-t-il eu chez lui des vertus? - 3. A-t-il eu la foi? - 4.
A-t-il eu l'espérance? - 5. A-t-il possédé les dons du Saint-Esprit? - 6.
A-t-il eu le don de crainte? - 7. A-t-il eu les charismes? - 8. A-t-il eu le
charisme de prophétie? - 9. A-t-il eu la plénitude de la grâce? - 10. Une telle
plénitude lui est-elle propre? - 11. La grâce du Christ est-elle infinie? - 12.
A-t-elle pu s'accroître? - 13. Quel rapport cette grâce a-t-elle avec l'union
hypostatique?
Objections:
1. La grâce est, chez la créature raisonnable,
une certaine participation de la divinité, selon S. Pierre (2 P 1, 4):
"Les précieuses, les plus grandes promesses nous été données pour que nous
devenions participants de la nature divine." Or le Christ n'est pas Dieu
par participation, il l'est en vérité. Donc il n'y avait pas en lui de grâce
habituelle.
2. La grâce est nécessaire à l'homme pour qu'il
agisse bien, comme dit S. Paul (2 Co 15, 10): "J'ai travaillé plus que
tous. Quand je dis Moi, j'entends la grâce de Dieu avec moi." Et aussi
pour qu'il obtienne la vie éternelle: "La grâce de Dieu, c'est la vie
éternelle " (Rm 6, 23). Mais le Christ, du seul fait qu'il était Fils de
Dieu par nature, avait droit à l'héritage de la vie éternelle. Du fait également
qu'il était le Verbe, par qui tout a été fait, il avait le pouvoir de bien agir
en tout. Sa nature humaine n'avait donc aucun besoin d'une autre grâce que
celle de l'union au Verbe.
3. L'être qui opère à la manière d'un instrument n'a pas besoin d'un habitus pour accomplir ses activités propres; mais l'habitus a son fondement dans l'agent principal. Or la nature humaine du Christ était " l'instrument de sa divinité " pour S. Jean Damascène. Donc le Christ n'avait pas besoin de la grâce habituelle.
Cependant: il y a l'oracle d'Isaïe (11, 2): "L'Esprit du Seigneur reposera sur lui." Or cet Esprit existe dans l'homme par la grâce habituelle, on l'a dit dans la première Partie. Le Christ avait donc la grâce habituelle.
Conclusion:
Il est nécessaire d'admettre la grâce habituelle dans le Christ, pour trois motifs.
1° A cause de l'union de son âme avec le Verbe de Dieu. En effet, plus l'être qui reçoit est proche de la cause qui l'influence, plus il participe de celle-ci. Or l'influx de la grâce vient de Dieu, selon le Psaume (84, 12): "Le Seigneur donne la grâce et la gloire." Et c'est pourquoi il convenait souverainement que l'âme du Christ reçoive l'influx de la grâce divine.
2° À cause de la noblesse de cette âme: elle exigeait que celle-ci pût atteindre Dieu au plus près par ses activités de connaissance et d'amour, ce qui exige que la nature raisonnable soit surélevée par la grâce.
3° À cause de la relation du Christ lui-même avec le genre humain. En effet, le Christ en tant qu'homme est " le médiateur entre Dieu et les hommes " (1 Tm 2, 5). Et c'est pourquoi il lui fallait posséder aussi une grâce rejaillissant sur les autres, selon S. Jean (1, 26): "Nous avons tous reçu de sa plénitude, et grâce après grâce."
Solutions:
1. Le Christ est vrai Dieu selon la personne et
la nature divines. Mais, parce que l'unité de personne laisse subsister la
distinction des natures, on l'a dit, il s'ensuit que l'âme du Christ n'est pas
divine par essence. C'est pourquoi il faut qu'elle devienne divine par
participation, c'est-à-dire selon la grâce.
2. Le Christ, Fils de Dieu par nature, a droit à l'héritage éternel, c'est-à-dire à la béatitude incréée qui se consomme en l'acte incréé de connaissance et d'amour de Dieu, l'acte même par lequel le Père se connaît et s'aime. Or l'âme n'est pas capable d'un tel acte à cause de la différence de nature. Il fallait donc qu'elle puisse atteindre Dieu par un acte créé de béatitude, lequel ne peut exister que par la grâce.
Pareillement, en tant qu'il est le Verbe de Dieu,
le Christ a le pouvoir de bien agir en tout par son opération proprement
divine. Mais, en dehors de cette opération, il y a aussi en lui une activité
humaine: c'est pour la parfaire que la grâce habituelle est requise, comme on
le verrait.
3. L'humanité du Christ n'est pas pour la
divinité un instrument inanimé qui serait mû sans se mouvoir lui-même. C'est un
instrument animé par une âme rationnelle, qui se meut en même temps qu'il est
mû. Et c'est pourquoi, pour parfaire son action propre, il lui faut la grâce habituelle.
Objections:
1. Le Christ possède la grâce en abondance. Or,
pour bien agir en toutes choses, il n'est requis que la grâce, selon cette
parole (2 Co 12, 9): "Ma grâce te suffit."
2. Si l'on en croit Aristote, il faut distinguer
nettement la vertu et l'héroïsme, qui est un état d'âme en quelque sorte divin
et ne s'attribue qu'à des humains. Mais cela convient souverainement au Christ.
Le Christ n'a donc pas eu de vertus, étant élevé à un plan d'activité
supérieur.
3. On ne peut posséder les vertus que toutes ensemble, nous l'avons dit dans la deuxième Partie. Or la libéralité et la magnificence, qui ont pour objet le bon emploi des richesses, ne sont pas de mise chez le Christ, qui les a méprisées, selon cette parole (Mt 8, 20): "Le Fils de l'homme n'a pas où reposer sa tête." Et comment le Christ aurait-il pu posséder la tempérance et la continence qui s'exercent à réfréner les mauvais désirs, qui ne se trouvaient pas en lui? C'est donc que le Christ n'avait pas de vertus.
Cependant: à propos de cette parole du Psaume (1, 2) " Il met son plaisir dans la loi du Seigneur", il est écrit dans la Glose: "Ce passage montre qu'il y avait dans le Christ une plénitude de bonté." Mais, une qualité de l'âme ordonnée au bien, c'est la vertu. Il devait donc y avoir dans le Christ une plénitude de vertu.
Conclusion:
Comme on l'a dit dans la deuxième Partie de même que la grâce se rapporte à l'essence de l'âme, ainsi la vertu se rapporte à ses puissances. C'est pourquoi, de même que les puissances de l'âme dérivent de son essence, ainsi les vertus sont comme des dérivations de la grâce. Or, plus un principe a de perfection, plus cette perfection rejaillit sur ses effets. La grâce du Christ étant très parfaite, les vertus qui en procèdent devaient donc parfaire également toutes les puissances de son âme, et leurs actes. D'où il suit que le Christ a possédé toutes les vertus.
Solutions:
1. La grâce suffit à l'homme pour tout ce qui a
rapport à la béatitude. Sur certains points cependant, elle le parfait par
elle-même immédiatement, par exemple en le rendant agréable à Dieu; sur
d'autres points, elle ne le parfait que par le moyen des vertus, qui procèdent
de la grâce.
2. L'héroïsme ne diffère de la vertu commune que par
le degré plus élevé de perfection morale auquel il dispose l'homme. Il ne suit
donc pas, du fait que le Christ a été héroïque, qu'il n'a pas eu toutes les
vertus, mais qu'il les a possédées d'une manière très parfaite et supérieure au
commun des hommes. C'est en ce sens que Plotin parle d'un mode sublime des
vertus, qu'il appelle les vertus de l'âme purifiée.
3. La libéralité et la magnificence sont louables en ce que l'on n'estime pas les richesses au point de manquer à son devoir pour les retenir. Mais ce n'est avoir aucune estime des richesses, que de les mépriser et les rejeter par amour de la perfection. En manifestant son mépris pour les richesses, le Christ démontrait donc qu'il possédait à leur degré suprême les vertus de libéralité et de magnificence. Ce qui ne l'a pas empêché d'exercer comme il le fallait sa libéralité, en faisant distribuer aux pauvres les dons qui lui étaient faits. Nous en avons une preuve dans cette parole à judas (Jn 13, 27): "Ce que tu as à faire, fais-le vite", où les Apôtres crurent voir un ordre de donner aux pauvres quelque aumône.
Quant aux convoitises mauvaises, le Christ ne les
a connues d'aucune manière, comme on le verrai. Il n'en a pourtant pas moins
possédé la vertu de tempérance, qui est d'autant plus parfaite chez un homme
que celui-ci n'a pas de convoitises mauvaises. Pour Aristote en effet, le
tempérant diffère du continent en ce qu'il n'y a pas en lui de tendances
dépravées. Et en ce sens, il est très vrai que le Christ ne connaissait pas la
continence, qui ne mérite pas le nom de vertu, étant quelque chose d'inférieur
à la vertu.
Objections:
1. La foi est une vertu plus noble que les vertus
morales, comme la tempérance et la libéralité. Mais puisque le Christ possédait
ces vertus, comme on l'a dit, il a eu bien davantage la foi.
2. Le Christ ne nous a pas appris à pratiquer des
vertus qu'il n'avait pas, selon les Actes des Apôtres (1, 1): "Jésus se
mit à agir et à enseigner." Or, selon l'épître aux Hébreux (12, 2), le
Christ est " l'auteur et le consommateur de la foi". C'est donc qu'il
possédait lui-même cette vertu.
3. Il ne peut y avoir d'imperfection chez les bienheureux. Or les bienheureux ont la foi: la Glose en effet, commentant cette parole de l'Apôtre (Rm 1, 17): "En lui la justice de Dieu se révèle, qui va de la foi à la foi", explique qu'il faut l'entendre " de la foi aux paroles d'espoir, à la foi aux réalités vues". Le Christ, en qui ne se trouve aucune imperfection, devait donc lui aussi avoir la foi.
Cependant: il est écrit (He 11, 1): "La foi est une assurance de ce qu'on ne voit pas." Or rien n'était caché au Christ, selon cette parole de S. Pierre (Jn 21, 17): "Seigneur, tu connais toutes choses." Le Christ ne pouvait donc avoir la foi.
Conclusion:
Nous l'avons dit dans la deuxième Partie, la foi a pour objet la réalité divine, en tant qu'elle n'est pas vue. Et l'habitus vertueux, comme tout habitus, est spécifié par son objet. C'est pourquoi, si l'on admet que la réalité divine soit vue, la raison de foi est exclue. Or le Christ, dès le premier instant de sa conception, a vu l'essence divine, comme on le montrera plus loin; il n'a donc pas pu avoir la foi.
Solutions:
1. La foi est plus noble que les vertus morales,
parce que son objet est plus noble; cependant, par rapport au même objet, elle
comporte une certaine déficience, qui ne se trouvait pas dans le Christ. Et
c'est pourquoi il ne pouvait pas avoir la foi, bien qu'il ait eu les vertus
morales, dont la raison n'implique pas cette déficience à l'égard de leurs
objets.
2. Le mérite de la foi consiste en ce que
l'homme, par soumission volontaire à Dieu, donne son assentiment à ce qu'il ne
voit pas, selon l'Apôtre (Rm 1, 5): "Pour amener en son nom à l'obéissance
de la foi tous les païens." Or le Christ a manifesté une parfaite
obéissance à l'égard de Dieu, ainsi qu'il est écrit aux Philippiens (2, 8):
"Il s'est fait obéissant jusqu'à la mort." Aussi pouvons-nous dire
qu'il ne nous a rien enseigné qui se rapporte au mérite sans l'avoir pratiqué
lui-même excellemment.
3. Comme dit la Glose: "La foi consiste à
croire ce que l'on ne voit pas." C'est en un sens impropre que l'on parle
de foi aux réalités vues, parce que cette vision s'accompagne d'une certitude
et d'une fermeté d'adhésion qui ressemblent à celles de la foi.
Objections:
1. On lit dans le Psaume (30, 2), qui fait parler
le Christ, d'après la Glose: "Seigneur, j'ai espéré en toi." Mais
c'est par la vertu d'espérance que l'homme espère en Dieu. Le Christ possédait
donc cette vertu.
2. L'espérance est l'attente de la béatitude
future, on l'a dit dans la deuxième Partie. Or, le Christ était dans l'attente
d'une certaine béatitude, à savoir la gloire corporelle. Il avait donc
l'espérance.
3. Est objet d'espérance ce qui a rapport à notre perfection dans l'avenir. Mais certains éléments de la perfection du Christ ne devaient se réaliser que dans l'avenir, puisqu'il est écrit (Ep 4, 12): "En vue du perfectionnement des saints, pour l'oeuvre du ministère, pour l'édification du corps du Christ." Il semble donc que le Christ pouvait posséder l'espérance.
Cependant: il est écrit (Rm 8, 24) " Voir ce qu'on espère, ce n'est plus espérer." Il apparaît donc que l'espérance, comme la foi, a pour objet ce qu'on ne voit pas. Or le Christ, n'ayant pas eu la foi, ne devait pas avoir non plus l'espérance.
Conclusion:
De même qu'il appartient à la notion même de foi de donner son assentiment à ce qu'on ne voit pas, de même il appartient en propre à la notion d'espérance d'attendre ce qu'on n'a pas encore. Et comme la foi, vertu théologale, n'a pas pour objet n'importe quelle réalité non vue, mais seulement Dieu lui-même; ainsi l'espérance, vertu théologale, a pour objet la jouissance même de Dieu, que l'on attend avant tout par la vertu d'espérance. Par voie de conséquence, la vertu d'espérance se porte sur les secours divins par lesquels il nous est possible de parvenir jusqu'à Dieu; il en va de même pour la foi qui, sur la parole de Dieu, adhère non pas seulement aux réalités divines, mais encore à toutes les autres réalités divinement révélées.
Le Christ, dès le premier instant de sa conception, a joui pleinement de la possession de Dieu, comme nous le dirons plus loin n. Il ne pouvait donc avoir la vertu d'espérance. Cependant, il pouvait avoir l'espérance de certaines réalités qu'il ne possédait pas encore, bien qu'il n'ait pas eu la foi à l'égard de quoi que ce fût. Car, bien qu'il connût parfaitement toutes choses, ce qui excluait de lui toute foi, il ne se trouvait pas encore en possession de tout ce qui convenait à sa perfection, comme l'immortalité et la gloire corporelles il pouvait donc les espérer.
Solutions 1. La parole du Psaume ne
s'applique pas à l'espérance, vertu théologale, mais à l'espérance que le
Christ pouvait avoir de certaines choses non encore possédées, comme on vient
de le dire.
2. La gloire du corps n'est pas l'objet principal
de la béatitude, étant un rejaillissement de la gloire de l'âme, comme on l'a
dit dans la deuxième Partie. C'est pourquoi l'espérance, vertu théologale, n'a
pas pour objet la béatitude du corps, mais bien celle de l'âme, qui consiste
dans la jouissance de Dieu.
3. L'édification de l'Église par la conversion
des fidèles ne contribue pas à la perfection personnelle du Christ; ce sont au
contraire les fidèles qu'il fait participer de sa propre perfection. Et puisque
l'espérance se dit formellement par rapport à ce que l'on espère pour soi, on
ne peut, pour attribuer cette vertu au Christ, alléguer un tel motif.
Objections:
1. On admet communément que le rôle des dons est
de venir en aide aux vertus. Mais ce qui est parfait en soi n'a nul besoin de
secours extérieur. Et puisque les vertus du Christ étaient parfaites, il ne
paraît pas qu'il ait possédé les dons.
2. Il n'appartient pas au même individu de donner
et de recevoir; car celui-là donne qui possède, et celui-là reçoit qui ne
possède pas. Mais il revient au Christ de communiquer les dons du Saint-Esprit,
selon cette parole du Psaume (68, 19): "Il a accordé ses dons aux
hommes." Il n'a donc pas à les recevoir.
3. Parmi les dons, quatre appartiennent à la vie contemplative d'ici-bas: ce sont la sagesse, la science, l'intelligence et le conseil, qui se rattache à la prudence; aussi le Philosophe les range-t-il parmi les vertus intellectuelles. Mais le Christ a possédé la contemplation du ciel; il n'avait donc pas les dons en question.
Cependant: il est écrit dans Isaïe (4, 1): "sept femmes saisiront un homme", et la Glose applique ce texte aux sept dons du Saint-Esprit possédés par le Christ.
Conclusion:
D'après ce qui a été dit dans la deuxième Partie les dons sont des perfections apportées aux puissances de l'âme, pour les rendre aptes à être mues par le Saint-Esprit. Or il est manifeste que l'âme du Christ était mue de la manière la plus parfaite par le Saint-Esprit, car il est écrit en S. Luc (4, 1): "Jésus, rempli de l'Esprit Saint, revint du Jourdain, et il fut poussé par l'Esprit dans le désert." Il est donc évident que les dons se trouvaient dans le Christ sous un mode très excellents.
Solutions:
1. Ce qui est parfait dans les limites de sa
propre nature a besoin d'être aidé par ce qui est d'une nature plus élevée;
c'est ainsi que l'homme, si parfait qu'il soit, a besoin cependant du secours
de Dieu. En ce sens nous disons que les vertus doivent être aidées par les dons
qui viennent parfaire les puissances de l'âme et leur permettre d'être mues par
le Saint-Esprit.
2. Ce n'est pas sous le même rapport que le
Christ reçoit et communique les dons du Saint-Esprit: il les donne comme Dieu,
il les reçoit comme homme. Et c'est pourquoi S. Grégoire écrit: "L'Esprit
Saint, qui procède de la divinité du Christ, n'a jamais abandonné son humanité."
3. Il n'y eut pas seulement dans le Christ la
connaissance propre à la vie du ciel, mais aussi la connaissance propre à la
vie terrestre, comme on le dira plus loin. Pourtant, même dans la patrie, les
dons du Saint-Esprit demeurent de quelque manière, ainsi que nous l'avons noté
dans la deuxième Partie.
Objections:
1. L'espérance est plus importante que la
crainte, car elle a pour objet le bien, tandis que la crainte a pour objet le
mal. Mais le Christ ne possédait pas la vertu d'espérance; à plus forte raison
ne devait-il pas avoir le don de crainte.
2. Par le don de crainte, on redoute soit la
séparation d'avec Dieu: c'est alors la crainte " chaste "; soit les
châtiments qu'il inflige: et c'est la crainte " servile", pour
employer les expressions de S. Augustin. Mais le Christ n'avait pas à redouter
d'être séparé de Dieu par le péché, ni d'être puni par lui pour ses fautes,
puisqu'il lui était impossible de pécher, comme on le dira plus loin; on ne
craint pas en effet un mal impossible. Le Christ n'avait donc pas le don de
crainte.
3. S. Jean a écrit (1 Jn 4, 8): "L'amour parfait bannit la crainte." Or, la charité du Christ était très parfaite, puisque l'apôtre (Ep 3, 19) parle de " l'amour du Christ qui surpasse toute connaissance". Le don de crainte ne pouvait donc se trouver dans le Christ.
Cependant: nous lisons dans Isaïe (11, 3): "L'Esprit de la crainte du Seigneur le comblera de sa plénitude."
Conclusion:
Comme nous l'avons noté dans la deuxième Partie, la crainte a un double objet: elle porte soit sur un mal redoutable, soit sur celui qui a le pouvoir de l'infliger; c'est ainsi que l'on craint le roi, parce qu'il a le pouvoir de mettre à mort. Cependant l'on ne craint l'auteur possible d'un mal que s'il possède un pouvoir auquel il est difficile de résister: car, ce que nous pouvons facilement écarter, nous ne le craignons pas. On ne craint donc quelqu'un que pour sa supériorité.
Ceci posé, il faut reconnaître que le Christ n'avait à redouter ni d'être séparé de Dieu par le péché, ni d'être puni par lui pour une faute. Sa crainte de Dieu se référait seulement à la supériorité divine, car c'est par un mouvement d'affectueuse révérence que l'Esprit Saint portait son âme vers Dieu. Aussi lisons-nous dans l'épître aux Hébreux (5, 7) qu'il fut exaucé en tout à cause de sa piété révérentielle. Cette affectueuse révérence envers Dieu, le Christ, comme homme, l'a possédée plus pleinement que tous les autres. Et c'est pourquoi l'Écriture lui attribue la plénitude du don de crainte.
Solutions:
1. Les habitus des vertus et des dons visent le
bien proprement et essentiellement, et le mal seulement par voie de
conséquence. Car il est essentiel à la vertu de rendre l'oeuvre bonne, dit
Aristote. C'est pourquoi l'objet essentiel du don de crainte n'est pas le mal
envisagé par la passion de crainte, mais la supériorité du bien divin, dont la
puissance peut infliger du mal. Or, l'espérance en tant que vertu, envisage non
seulement celui qui produit le bien, mais encore ce bien lui-même en tant qu'il
n'est pas possédé. Et c'est pourquoi, parce que le Christ avait déjà le bien
parfait de la béatitude, on ne lui attribue pas la vertu d'espérance, mais le
don de crainte.
2. Cet argument procède de la crainte, selon
qu'elle envisage le mal comme son objet.
3. La charité parfaite bannit la crainte servile,
qui envisage principalement le châtiment. Mais cette crainte-là n'existait pas
chez le Christ.
Objections:
1. Il ne convient pas à celui qui possède un bien
en plénitude de le posséder par participation. Or le Christ a eu la plénitude
de la grâce, étant " plein de grâce et de vérité " (Jn 1, 14). Or les
charismes semblent être des participations divines accordées différemment et
partiellement à des bénéficiaires divers, car " il y a diversité de dons
" (1 Co 7, 11). Il semble donc que le Christ n'a pas eu de charismes.
2. Ce que l'on doit à quelqu'un ne peut lui être
donné gratuitement. Or le Christ avait le droit de posséder en abondance une
parole de sagesse et une parole de science; il avait aussi, par droit, le
pouvoir de faire des miracles, et tous ces autres pouvoirs que les charismes
confèrent gratuitement, car il est " la puissance et la sagesse de Dieu
" (1 Co 1, 24). Il ne lui convenait donc pas de posséder ces dons gratuits
que sont les charismes.
3. Les charismes sont ordonnés au bien des fidèles, selon cette parole de l'Apôtre (1 Co 7, 7): "A chacun la manifestation de l'Esprit est départie selon que le demande l'utilité commune." Or, tout habitus ou disposition dont l'homme ne se sert pas semble parfaitement inutile, car " à quoi servent une sagesse cachée et un trésor invisible? " (Si 20, 30). Mais on ne voit pas que le Christ ait usé de tous les charismes, et particulièrement du don des langues. Il ne possédait donc pas tous les charismes.
Cependant: S. Augustin écrit que, comme dans la tête se trouvent les cinq, sens, de même dans le Christ, qui est tête de l’Église, se trouvent toutes les grâces.
Conclusion:
Comme on l'a vu les charismes sont ordonnés à la manifestation de la foi et de l'enseignement spirituel. Il faut en effet que celui qui enseigne ait les moyens de manifester la vérité de son enseignement, autrement celui-ci serait inutile. Or, le Christ est le premier et le principal Maître de l'enseignement spirituel et de la foi, selon l'épître aux Hébreux (2, 3): "Le message du salut, publié en premier lieu par le Seigneur, nous a été attesté par ceux qui l'avaient entendu, Dieu confirmant leur témoignage par des signes, des prodiges, etc." Il est donc manifeste que le Christ a dû, comme premier et principal Docteur de la foi, posséder excellemment tous les charismes.
Solutions:
1. Tandis que la grâce sanctifiante est ordonnée
aux actes méritoires intérieurs ou extérieurs, le charisme est ordonné à
certains actes extérieurs qui manifestent la vérité de la foi, comme les
miracles ou autres choses semblables. Or, dans ces deux domaines, le Christ a
eu la plénitude de la grâce; son âme, en effet, unie à la divinité, se trouvait
parfaitement apte à accomplir tous les actes de ces deux domaines. Au
contraire, les autres saints qui ne sont pas, entre les mains de Dieu, des
instruments conjoints, mais des instruments séparés, ne reçoivent que
partiellement le pouvoir de produire de tels actes. Et c'est pourquoi, à la
différence du Christ, ils ne possèdent pas tous les charismes.
2. C'est en tant que Fils éternel de Dieu, que le
Christ est appelé " puissance et sagesse de Dieu". Sous ce rapport il
ne lui appartient pas de posséder la grâce, mais plutôt de la communiquer. Il
lui revient au contraire de la posséder selon sa nature humaine.
3. Le don des langues a été accordé aux Apôtres
parce qu'ils étaient envoyés pour enseigner toutes les nations. Mais le Christ
n'a voulu prêcher personnellement qu'au seul peuple juif. Il disait (Mt 15,
24): "je n'ai été envoyé qu'aux brebis perdues de la maison d'Israël
" et l'Apôtre écrivait (Rm 15, 8): "J'affirme que le Christ Jésus a
été ministre des circoncis." Aussi le Christ n'a-t-il pas eu à employer
diverses langues. Pourtant la connaissance de ces langues ne lui a pas fait
défaut, car les pensées secrètes des coeurs, dont les mots ne sont que les
signes, ne lui étaient pas cachées. Cette connaissance ne fut pourtant pas
inutile: pas plus que n'est inutile un habitus dont on ne se sert pas quand
cela n'est pas nécessaire.
Objections:
1. La prophétie comporte une certaine
connaissance confuse et imparfaite, selon ce texte (Nb 12, 6): "S'il y a
un prophète parmi vous, c'est dans un songe et en vision que je lui
parlerai." Mais le Christ a eu une connaissance parfaite, bien supérieure
même à celle de Moïse dont il est dit ensuite (v. 8): "Il vit Dieu à
découvert et non par énigme." Le Christ ne fut donc pas prophète.
2. De même que la foi concerne ce que l'on ne
voit pas, et l'espérance ce que l'on ne possède pas, ainsi la prophétie
concerne ce qui n'est pas présent, mais éloigné, car prophète vient de proculfans
(parlant de loin). Or on n'attribue au Christ ni foi ni espérance, on ne
doit pas non plus lui attribuer la prophétie.
3. Le prophète est d'un rang inférieur à l'ange; aussi avons-nous dit de Moïse dans la deuxième Partie, qu'il fut le prophète suprême, et il est écrit dans les Actes (7, 38): "Il conversait avec l'ange au désert." Mais le Christ n'est pas inférieur aux anges en connaissance intellectuelle, il l'est seulement " sous le rapport de la possibilité corporelle " (He 2, 9). Il apparaît donc que le Christ ne fut pas prophète.
Cependant: il y a la prédiction du Deutéronome (18, 15): "Dieu vous suscitera un prophète parmi vos frères", et ce que le Christ disait en parlant de lui-même (Mt 13, 57; Jn 4,44): "Un prophète n'est sans honneur que dans sa patrie."
Conclusion:
On appelle prophète celui qui annonce ou qui voit ce qui est éloigné, en ce sens qu'il connaît et dit des choses qui dépassent la portée de la connaissance humaine, selon S. Augustin. Mais, pour être prophète, il ne suffit pas de connaître et d'annoncer ce qu'ils ignorent à des gens dont on est éloigné. Et cela est évident, tant pour le lieu que pour le temps. Par exemple, si un habitant de la France annonçait à ses compatriotes résidant en France ce qui se passe en Syrie, il serait prophète: c'est ainsi qu'Elisée annonça à Giesi qu'un homme descendait de son char et venait à sa rencontre (2 R 5, 26). Il n'y aurait rien de prophétique au contraire, pour un individu résidant en Syrie, à annoncer ce qui se passe dans ce pays. De même en ce qui concerne le temps, Isaïe (44, 28) était prophète lorsqu'il prédisait que Cyrus, roi des Perses, réédifierait le temple de Dieu; tandis que Esdras (Ch 1 et 3) ne l'était pas lorsqu'il narrait le fait, qui se passait de son temps.
Donc, quand Dieu, les anges ou les bienheureux connaissent et annoncent des choses qui échappent à notre connaissance, cela ne relève pas de la prophétie, car ils ne partagent d'aucune manière notre état de vie. Le Christ, au contraire, avant sa passion, se trouvait dans le même état que nous, puisqu'il était non seulement compréhenseur, mais encore voyageur. Il pouvait donc, à la manière d'un prophète, connaître et annoncer les choses qui n'étaient pas à la portée des autres voyageurs. Sous ce rapport on peut dire qu'il possédait le don de prophétie.
Solutions:
1. Le texte cité ne signifie pas que la connaissance énigmatique par songe et vision fait partie de la raison de prophétie; mais il tend à comparer les autres prophètes, qui connurent les réalités divines en songe et par vision, avec Moïse qui vit Dieu à découvert et sans énigme, ce qui ne l'empêche pas d'être appelé prophète, selon cette parole: "Il ne s'est plus levé en Israël de prophète semblable à Moïse" (Dt 34, 10).
On peut dire néanmoins que le Christ, tout en
ayant une pleine et parfaite connaissance intellectuelle, eut encore dans son
imagination des images où il pouvait contempler un reflet du divin, précisément
parce qu'il n'était pas seulement compréhenseur, mais aussi voyageur.
2. La foi a pour objet ce qui n'est pas vu par
celui qui croit; de même, l'espérance a pour objet ce qui n'est pas possédé par
celui qui espère. Mais la prophétie vise des réalités qui ne sont pas à la
portée de la connaissance commune des hommes, et que le prophète possède et
communique, tout en demeurant dans l'état de voyage. C'est pourquoi, dans le
Christ, la foi et l’espérance s’opposent à la perfection de son état
bienheureux, mais non à la prophétie.
3. L'ange, puisqu'il est compréhenseur, est
au-dessus du prophète, qui n'est pas simple voyageur terrestre; mais il n'est
pas au-dessus du Christ qui fut à la fois voyageur et compréhenseur.
Objections:
1. Comme on l'a vu dans la deuxième Partie, les
vertus dérivent de la grâce. Mais le Christ n'a pas possédé toutes les vertus,
puisqu'il n'avait, nous l'avons vu. ni la foi ni l'espérance. La grâce ne se
trouvait donc pas chez lui en plénitude.
2. Nous savons en outre que la grâce se divise en
opérante et coopérante. Mais la grâce opérante est celle qui justifie l'impie;
or le Christ n'a pas à être justifié, puisqu'il n'a jamais connu le péché. Il
n'a donc pas eu la plénitude de la grâce.
3. On lit dans l'épître de S. Jacques (1, 17) " Tout don excellent, toute grâce parfaite vient d'en-haut et descend du Père des lumières." Mais ce qui descend par dérivation n'est reçu que partiellement, et non en plénitude. Aucune créature par conséquent, pas même l'âme du Christ, ne peut posséder la plénitude des dons de la grâce.
Cependant: il est écrit en S. Jean (1, 14): "Nous l'avons vu plein de grâce et de vérité."
Conclusion:
Posséder quelque chose en plénitude, c'est en avoir la possession totale et parfaite. Cependant cette totalité et cette perfection peuvent être envisagées de deux points de vue. Ou bien par rapport à l'intensité quantitative selon laquelle une chose est possédée: c'est ainsi que l'on dit de quelqu'un qu'il possède la blancheur en plénitude lorsqu'il la détient au plus haut degré. Ou bien selon un point de vue dynamique: ainsi l'on possède pleinement la vie, quand on bénéficie de tous ses effets et de toutes ses opérations; sous ce rapport l'homme est pleinement vivant, à la différence de l'animal ou de la plante.
A l'un ou l'autre point de vue, le Christ a eu la plénitude de la grâce. Il l'a eue tout d'abord au plus haut degré où il soit possible de la posséder. Et cela tient premièrement à ce que l'âme du Christ était proche de la cause de la grâce. Comme nous l'avons déjà dit en effet, plus un être, soumis à l'action d'une cause, est à proximité de celle-ci, plus il reçoit de son influence. Et puisque l'âme du Christ est plus intimement unie à Dieu que toutes les créatures rationnelles, elle se trouve de la manière la plus parfaite sous l'influence de sa grâce. - En second lieu, cela se rapporte à l'effet que l'âme du Christ avait mission de produire, car il lui fallait recevoir la grâce de manière à pouvoir de quelque façon la diffuser sur les autres. Pour cela, l'âme du Christ devait avoir la grâce à son plus haut degré; comme le feu qui, étant cause de la chaleur des autres corps, possède celle-ci au maximum.
D'autre part, sous le rapport de sa puissance de rayonnement, le Christ a encore possédé la grâce en plénitude, car il la possédait selon tous ses effets et toutes ses opérations. La grâce lui était donnée comme à un principe universel commandant toute la catégorie des êtres qui ont la grâce. Or, la puissance du premier principe dans un genre donné s'étend universellement à tous les effets inclus dans ce genre: ainsi le soleil qui, selon Denys est cause universelle de la génération, déploie sa puissance sur tout ce qui a trait à la génération. De même, la grâce du Christ comportait cette plénitude qui la faisait s'épanouir selon toutes ses virtualités vertus, dons et autres effets du même genre.
Solutions:
1. La foi et l'espérance sont des effets de la
grâce qui impliquent une certaine déficience chez leur sujet: car la foi a pour
objet ce que l'on ne voit pas, et l'espérance ce que l'on ne possède pas. Il ne
fallait donc pas que le Christ, qui est l'auteur de la grâce, connût les
déficiences inhérentes à la foi et à l'espérance. Mais tout ce qu'il y a de
perfection dans ces deux vertus se trouvait d'une manière plus parfaite encore
chez lui. Ainsi le feu ne possède pas tous les modes imparfaits de chaleur qui
tiennent à la défectuosité de leur sujet, mais seulement tout ce qui se
rattache à la perfection de la chaleur.
2. Il appartient à la grâce opérante de produire
la justification; mais qu'elle justifie un impie, cela lui est accidentel, et
provient de ce que le sujet justifié se trouvait en état de péché. L'âme du
Christ a donc été justifiée par la grâce opérante, en ce sens que celle-ci l'a
rendue juste et sainte dès le premier instant de la conception, non pas en ce
sens qu'elle aurait été pécheresse, ou encore sans justice.
3. La plénitude de la grâce accordée à l'âme du
Christ doit se juger d'après la capacité de la créature, et non d'après
l'infinie richesse de la bonté divine.
Objections:
1. Ce qui appartient en propre à quelqu'un ne
convient qu'à lui seul. Mais la plénitude de la grâce est attribuée à d'autres
qu'au Christ. C'est ainsi que l'Ange salue la Vierge en ces termes: "je te
salue, pleine de, grâce "; et nous lisons dans les Actes (6, 8):
"Étienne était plein de grâce et de force."
2. Ce que le Christ peut communiquer à d'autres
ne semble pas lui appartenir en propre. Mais comme l'écrit S. Paul (Ep 2, 19):
"Vous serez comblés jusqu'à entrer dans la plénitude de Dieu."
3. L'état du voyage doit correspondre proportionnellement à l'état de la patrie. Mais dans cet état nous goûterons une certaine plénitude, car, selon S. Grégoire, dans la patrie céleste, où se trouve la plénitude de tout bien, quoique certains dons soient accordés d'une manière excellente, il n'y en a pas qui soient possédés par un élu d'une manière exclusive. Par suite, dans l'état de voyageur aussi tous doivent posséder la plénitude de la grâce; celle-ci n'appartient donc pas en propre au Christ.
Cependant: on attribue au Christ la plénitude de la grâce en tant qu'il est le Fils unique du Père. Il est écrit en effet dans S. Jean (1, 14):
" Nous l'avons vu comme Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité." Mais une telle filiation est propre au Christ; la plénitude de grâce et de vérité doit donc aussi lui appartenir en propre.
Conclusion:
La plénitude de la grâce peut être envisagée d'une double manière: soit du côté de la grâce elle-même, soit du côté du sujet qui la possède. Du côté de la grâce elle-même, la plénitude consiste à la recevoir à son plus haut degré, quant à son essence ou quant à son dynamisme: on possède alors la grâce à la fois de la manière la plus excellente dont il est possible de la posséder, et selon toute sa puissance effective de rayonnement. Une telle plénitude de grâce est propre au Christ. - Du côté du sujet, la plénitude consiste en ce qu'il reçoit la grâce dans toute la mesure réclamée par sa condition; soit qu'il s'agisse du degré d'intensité fixé par Dieu, selon cette parole de l'Apôtre (Ep 4, 7): "A chacun de nous la grâce a été donnée selon la mesure du don du Christ "; soit qu'il s'agisse du degré d'extension virtuelle, par lequel le sujet se trouve capable d'accomplir tous les devoirs de sa charge ou de son état, selon cette autre parole de l'Apôtre (Ep 3, 8): "C'est à moi, le moindre de tous les saints, qu'a été accordée cette grâce d'éclairer les hommes", etc. Une telle plénitude de grâce n'est pas propre au Christ, mais est communiquée par lui aux autres hommes.
Solutions:
1. La Bienheureuse Vierge est appelée pleine de
grâce, non en raison de la grâce elle-même, qu'elle n'a pas eue à son plus haut
degré et dont elle n'a pas mis en oeuvre tous les effets; mais parce qu'elle a
reçu la grâce qui devait suffire à cet état de mère de Dieu pour lequel Dieu
l'avait choisie. De même on dit que S. Étienne était " plein de
grâce", parce qu'il avait reçu la grâce appropriée à la fonction pour
laquelle il avait été choisi, de ministre et de témoin de Dieu. Même chose pour
les autres saints. Néanmoins, parmi toutes ces plénitudes, il y a des degrés
qui tiennent à ce qu'un saint a été prédestiné par Dieu à un état plus ou moins
éminent.
2. L'Apôtre parle de la plénitude de la grâce
considérée du côté du sujet, et par rapport à sa prédestination divine. Cette
prédestination peut être commune et s'appliquer à tous les saints; ou bien elle
est plus spéciale et se rapporte à l'excellence de quelques-uns d'entre eux. Au
premier sens, on peut parler d'une plénitude de grâce, commune à tous, qui leur
permet de mériter la vie éternelle, c'est-à-dire la pleine jouissance de Dieu.
C'est précisément cette plénitude que l'Apôtre souhaite aux fidèles d'Éphèse.
3. Les dons qui sont communs dans la patrie céleste,
comme la vision, la possession et la jouissance, ont des dons qui leur
correspondent dans l'état de voyage, et qui sont aussi communs à tous les
états. Mais ü y a, au ciel et sur la terre, certaines prérogatives qui sont
particulières à quelques-uns, et que tous ne possèdent pas.
Objections:
1. Tout ce qui est sans mesure est infini; mais
la grâce du Christ est sans mesure, puisqu'il est dit en S. Jean (3, 34):
"Dieu ne lui donne pas l'Esprit avec mesure." La grâce du Christ est
donc infinie.
2. Un effet infini manifeste une puissance
infinie; celle-ci à son tour ne peut se fonder que sur une essence infinie.
Mais la grâce du Christ produit un effet infini, puisqu'elle a pour résultat le
salut de tout le genre humain, selon cette parole de S. Jean (1 Jn 2, 2):
"Il est lui-même victime de propitiation pour les péchés du monde
entier." La grâce du Christ est donc infinie.
3. Toute quantité finie peut parvenir par addition à égaler tout autre quantité, si grande soit-elle. Donc, si la grâce du Christ est finie, il n'est pas de grâce, conférée à un autre homme, qui ne puisse croître jusqu'à l'égaler. Or, d'après S. Grégoire, c'est contre une telle conception qu'il est écrit dans Job (28, 17): "Ni l'or ni le verre n'atteignent sa valeur." La grâce du Christ est donc infinie.
Cependant: la grâce est quelque chose de créé dans l'âme. Mais tout ce qui est créé est fini, selon cette parole de la Sagesse (11, 21): "Tu as tout disposé avec nombre, poids et mesure." La grâce du Christ n'est donc pas infinie.
Conclusion:
D'après ce qui a été dit précédemment, il y a lieu de distinguer dans le Christ une double grâce: l'une est la grâce d'union, et qui consiste dans l'union personnelle au Fils de Dieu, accordée gratuitement à la nature humaine. Il est évident que cette grâce est infinie, comme la personne du Verbe elle-même.
L'autre grâce est la grâce habituelle. On peut l'envisager sous un double point de vue: premièrement en tant qu'elle consiste en un certain être. A cet égard, elle est nécessairement un être fini; car elle se trouve dans l'âme du Christ comme dans son sujet; or l'âme du Christ étant une créature, a une capacité finie. Et puisque l'être de la grâce ne peut dépasser celui de son sujet, il ne peut pas non plus être infini.
En second lieu, on peut considérer la grâce habituelle du Christ sous sa raison propre de grâce. A ce point de vue elle peut être dite infinie, parce qu'illimitée; elle possède en effet tout ce qui appartient à l'essence de la grâce, sans aucune restriction; et cela tient à ce que, selon le plan de Dieu, auquel il appartient de mesurer la grâce, celle-ci est conférée au Christ comme à un principe universel, qui donne la grâce à la nature humaine, selon cette parole de S. Paul (Ep 1, 6): "Il nous a dotés de sa grâce dans son Fils bien-aimé." Ainsi pouvons-nous dire que la lumière du soleil est infinie, non pas certes dans son être, mais comme lumière, en ce sens qu'elle possède tout ce qui appartient à l'essence de la lumière.
Solutions:
1. Quand on dit que " le Père ne lui donne pas l'Esprit avec mesure " on peut l'entendre du don que Dieu le Père fait éternellement au Fils, en lui communiquant la nature divine qui est un don infini. Et c'est en ce sens qu'une Glose ajoute: "En sorte que le Fils est aussi grand que le Père."
Mais on peut l'entendre aussi du don qui est fait à la nature humaine par son union à une personne divine, don qui est infini lui aussi. Et c'est pourquoi la Glose explique ainsi le texte en question: "De même que le Père a engendré un Verbe accompli et parfait, de même ce Verbe, dans sa plénitude et sa perfection, a été uni à la nature humaine."
Enfin, on peut l'entendre encore de la grâce
habituelle, en tant que la grâce du Christ s'étend à tout ce qui relève de la
grâce. D'où ce commentaire de S. Augustin: "La mesure est une division des
dons: à l'un, en effet, est accordée, par le moyen de l'Esprit une parole de
sagesse; à l'autre, une parole de science. Mais le Christ qui donne ne reçoit
pas avec mesure." 2. La grâce du Christ possède un effet infini, en raison
de son infinité, expliquée comme nous venons de le dire, et aussi en raison de
l'unité de la personne divine, à laquelle l'âme du Christ se trouve jointe.
3. Le moins peut parvenir par addition à égaler
le plus, lorsqu'il s'agit de quantités de même nature. Mais la grâce d'un autre
homme est envers la grâce du Christ comme une puissance particulière envers une
puissance universelle. Aussi, de même que la puissance du feu, si grand que
soit son accroissement, ne parviendra jamais à égaler la puissance du soleil,
ainsi la grâce d'un autre homme, quel que soit son accroissement, n'égalera
jamais la grâce du Christ.
Objections:
1. A tout être fini on peut ajouter. Or, on vient
de voir que la grâce du Christ était finie. Donc elle a pu s'accroître.
2. L'augmentation de la grâce se fait par la puissance divine, selon l'Apôtre (2 Co 9, 8): "Dieu a le pouvoir de faire abonder en vous toute grâce." Et puisque la puissance divine est infinie, elle ne saurait être enfermée en des limites. Il semble donc que la grâce du Christ aurait pu être plus grande. 3. On lit en S. Luc (2, 52): "L'enfant Jésus progressait en âge, en sagesse et en grâce devant Dieu et devant les hommes." C'est donc que la grâce du Christ a pu s'accroître.
Cependant: il est dit en S. Jean (1, 14): "Nous l'avons vu comme le Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité." Mais on ne peut rien concevoir de plus grand que d'être le Fils unique du Père. C'est donc qu'il ne peut pas exister, et qu'on ne peut pas concevoir, une grâce plus grande que celle dont le Christ fut rempli.
Conclusion:
L'accroissement d'une forme peut être impossible pour un double motif: soit en raison du sujet de cette forme, soit en raison de la forme elle-même. En raison du sujet, quand celui-ci a atteint la limite de participation qui revient à sa nature; ainsi disons-nous que la chaleur de l'air ne peut pas augmenter, quand elle est parvenue à l'ultime degré au-delà duquel la nature de l'air est détruite, ce qui n'empêche pas qu'un degré de chaleur supérieur puisse exister dans la nature, avec le feu par exemple. - En raison de la forme, la possibilité d'augmentation se trouve exclue quand un sujet réalise cette forme en la perfection la plus haute avec laquelle elle puisse être possédée: ainsi la chaleur du feu ne peut s'accroître parce qu'il n'est pas de degré de chaleur plus parfait que celui du feu.
Or, de même qu'aux autres formes la sagesse divine a fixé une limite qui leur est propre, ainsi en est-il pour la grâce, selon cette parole du livre de la Sagesse (11, 21): "Tu as disposé toutes choses avec nombre, poids et mesure." Cette limite propre à chaque forme est déterminée par sa fin; ainsi il n'est pas, pour la pesanteur, d'attraction plus forte que celle de la terre, parce qu'il n'est pas de lieu inférieur à celui de la terre. Or, la fin de la grâce, c'est l'union de la nature rationnelle à Dieu; et il n'est pas possible de réaliser, ni même de concevoir union plus intime que celle qui se fait dans la personne. C'est pourquoi la grâce atteint son degré suprême dans le Christ, et il est manifeste que, en tant que grâce, elle n'a pu augmenter.
Même impossibilité si l'on considère le sujet de cette grâce. Le Christ, comme homme, fut, dès le premier instant de sa conception, vraiment et pleinement compréhenseur. Il ne peut donc y avoir eu en lui augmentation de la grâce, pas plus qu'il ne peut y avoir augmentation chez les autres bienheureux qui, du fait qu'ils sont parvenus au terme, ne peuvent croître en grâce. Au contraire, chez les hommes qui sont uniquement voyageurs, la grâce peut grandir, tant du côté de sa forme qui n'atteint pas en eux son degré suprême, que du côté de son sujet qui n'est pas encore parvenu au terme.
Solutions:
1. Lorsqu'il s'agit de quantités mathématiques,
on peut ajouter à toute quantité finie; car, dans la quantité finie, il n'y a
rien qui s'oppose à une addition. Mais s'il s'agit d'une quantité naturelle, il
peut y avoir opposition du côté de la forme qui, comme tout accident déterminé,
exige une quantité définie. Aussi le Philosophe écrit-il que, pour toutes les
réalités stables, la nature est le terme et la raison de leur grandeur et de
leur croissance. C'est pour ce motif qu'à la quantité de tout le ciel on ne
peut rien ajouter. A plus forte raison, dans les formes elles-mêmes, faut-il
reconnaître un terme au-delà duquel il leur est impossible de progresser.
Aussi, bien que la grâce du Christ soit finie en son essence, est-il impossible
d'y faire une addition quelconque.
2. La puissance divine pourrait sans doute faire
quelque chose de plus grand et de meilleur que la grâce habituelle du Christ;
mais elle ne pourrait pas faire que cela soit ordonné à quelque chose de plus
grand que l'union personnelle au Fils unique du Père. A cette union répond
d'une manière très suffisante telle mesure de grâce définie par la sagesse
divine.
3. On peut croître en sagesse et en grâce d'une
double manière; en ce sens tout d'abord que les habitus eux-mêmes de sagesse et
de grâce augmentent: sous ce rapport le Christ n'a pas progressé; en ce sens
encore que l'on réalise des effets plus considérables de sagesse et de vertu:
sous ce rapport le Christ a progressé en sagesse et en grâce aussi bien qu'en
âge, car à mesure qu'il avançait en âge, il produisait des oeuvres plus
parfaites: il montrait ainsi qu'il était homme véritable, aussi bien à l'égard
de Dieu qu'à l'égard des hommes.
Objections:
1. Une réalité ne peut être à elle-même sa propre
conséquence. Mais cette grâce habituelle parait être identique à la grâce
d'union, puisque S. Augustin écrit -: "Cette grâce par laquelle, dès le
principe de sa foi, un homme quelconque devient chrétien, est celle-là même par
laquelle dès le premier instant cet homme-ci a été fait Christ." De ces
deux grâces, la première appartient à la grâce habituelle, la seconde à la
grâce d'union. C'est donc que la grâce habituelle n'est pas une conséquence de
la grâce d'union.
2. La disposition précède l'achèvement, soit dans
l'ordre du temps, soit au moins dans l'ordre des concepts. Mais la grâce
habituelle apparaît comme une certaine disposition préparant la nature humaine
à l'union personnelle. C'est donc que, loin de suivre l'union, elle la précède
plutôt.
3. Ce qui est commun est antérieur à ce qui est propre. Mais la grâce habituelle est commune au Christ et aux saints hommes; la grâce d'union, elle, est propre au Christ. Logiquement, la grâce habituelle est donc antérieure à la grâce d'union, elle ne la suit pas.
Cependant: il est écrit dans Isaïe (42, 1): "Voici mon serviteur, je le soutiendrai "; et ensuite: "je lui ai donné mon Esprit", parole qui se réfère à la grâce habituelle. Il apparaît donc que chez le Christ l'assomption de la nature humaine dans l'unité de personne précède la grâce habituelle.
Conclusion:
L'union de la nature humaine à la personne divine, que nous avons appelée grâce d'union précède la grâce habituelle dans le Christ, non selon l'ordre chronologique, mais selon l'ordre de la nature et de l'intellect. Et cela pour un triple motif:
1° Selon l'ordre des principes de ces deux grâces. En effet, le principe de l'union est la personne du Fils qui assume la nature humaine, et qui, pour cette raison, est dite " envoyée en ce monde " (Jn 3, 17). Le principe de la grâce habituelle, laquelle est donnée avec la charité, est le Saint-Esprit, et celui-ci est dit envoyé, parce qu'il habite dans l'âme par la charité. Or, la mission du Fils est, selon l'ordre de nature, antérieure à la mission du Saint-Esprit; de même que, dans cet ordre, l'Esprit Saint procède du Fils, et l'amour procède de la sagesse. Par conséquent l'union personnelle, considérée comme découlant de la mission du Fils, est antérieure à la grâce habituelle, considérée comme découlant de la mission du Saint-Esprit.
2°Le motif de ce tord retient au rapport de la grâce avec sa cause. La grâce, en effet, est causée dans l'homme par la présence de la divinité, de même que la lumière est produite dans l'air par la présence du soleil. C'est pourquoi il est dit dans Ézéchiel (43, 2): "La gloire du Dieu d'Israël venait du côté de l'orient... et la terre resplendissait de sa gloire." Mais la présence de Dieu dans le Christ s'entend de l'union de la nature humaine avec la personne divine. On comprend donc que, a grâce habituelle du Christ résulte de cette union, comme l'éclat de la lumière résulte de la présence du soleil.
3° La raison de cet ordre peut se prendre de la fin de la grâce. Celle-ci est ordonnée à nous permettre de bien agir; mais les actions appartiennent aux suppôts et aux individus. Aussi l'action, et donc la grâce qui ordonne à l'action, présupposent-elles l'hypostase ou le suppôt. Mais, ainsi que nous l'avons montré, l'hypostase, dans la nature humaine du Christ, n'est pas présupposée à l'union. La grâce d'union précède donc logiquement la grâce habituelle.
Solutions:
1. Par grâce, S. Augustin entend ici la volonté
libérale de Dieu qui dispense ses bienfaits gratuitement. Et en ce sens il dit
que la même grâce qui rend chrétien un homme quelconque fait aussi qu'un homme
est devenu Christ, car ces deux effets proviennent, sans aucun mérite, de la
bonté toute gratuite de Dieu.
2. Pour les choses qui se réalisent
progressivement, la disposition précède, dans l'ordre de la génération,
l'achèvement auquel elle prépare; au contraire, elle suit naturellement
l'achèvement quand celui-ci est déjà acquis. Ainsi la chaleur, qui est la
disposition à la forme de feu, est aussi l'effet qui résulte de cette forme,
lorsque celle-ci préexiste. Or, la nature humaine du Christ est unie à la
personne du Verbe dès le principe et sans étapes progressives. Par suite, la
grâce habituelle ne peut pas être envisagée comme précédant l'union, mais comme
en résultant, à la manière d'une propriété naturelle; et c'est en ce sens que
S. Augustin écrit: "La grâce est en quelque sorte naturelle au Christ
homme."
3. Ce qui est commun est antérieur à ce qui est propre, s'il s'agit de réalités du même genre; mais dans les réalités de genres différents, rien n'empêche que ce qui est propre précède ce qui est commun. Or, la grâce d'union n'est pas dans le genre de la grâce habituelle; elle est au-dessus de tout genre, comme la personne divine elle-même. Aussi rien n'empêche que cette réalité propre au Christ soit antérieure à la réalité commune; car elle ne vient pas s'ajouter à l'élément commun, mais elle en est plutôt le principe et l'origine.
1. Le Christ est-il la tête de l'Église? - 2.
Est-il la tête des hommes pour leurs corps, ou seulement pour leurs âmes? - 3.
Est-il la tête de tous les hommes? - 4. Est-il la tête des anges? - 5. Sa grâce
comme tête de l'Église est-elle identique à la grâce habituelle d'homme
individuel? - 6. Lui appartient-il en propre d'être la tête de l’Église? - 7.
Le diable est-il la tête de tous les méchants? - 8. L'Anti-Christ peut-il être
appelé la tête de tous les méchants?
Objections:
1. La tête communique le sens et le mouvement aux
membres; or le sens et le mouvement spirituels, qui supposent la grâce, ne nous
sont pas communiqués par le Christ homme, car, dit S. Augustin, ce n'est pas
comme homme, mais comme Dieu que le Christ donne le Saint-Esprit. Le Christ en
tant qu'homme, n'est donc pas la tête de l'Église.
2. Celui qui possède déjà une tête ne peut
soi-même être tête. Mai le Christ, comme homme, a Dieu pour tête, selon cette
parole de l'Apôtre (1 Co 11, 3): "Le chef du Christ, c'est Dieu." Le
Christ n'est donc pas tête.
3. Chez l'homme, la tête est un membre particulier sur lequel le coeur exerce son influence. Mais le Christ est pour toute l'Église un principe universel: il ne peut donc être tête de l'Église.
Cependant: il est écrit (Ep 1, 22): "(Dieu) l'a donné pour tête de toute l’Église."
Conclusion:
De même que l'on donne à toute l’Église le nom de corps mystique par analogie avec le corps naturel de l'homme, dont les divers membres ont des actes divers, ainsi que l'enseigne l'Apôtre (Rm 12, 4; 1 Co 12, 12), de même on appelle le Christ tête de l'Église par analogie avec la tête humaine. Celle-ci en effet peut être considérée à trois points de vue différents: au point de vue de l'ordre, de la perfection et de la puissance. Sous le rapport de l'ordre, la tête est l'élément premier de l'homme, en commençant par le haut; de là vient que l'on a coutume d'appeler tête tout ce qui est un principe, selon cette expression d'Ézéchiel (16, 24): "A la tête des rues, tu as élevé le signe de la prostitution." - Sous le rapport de la perfection, c'est dans la tête que se trouvent tous les sens intérieurs et extérieurs, alors que dans les autres membres, il n'y a que le sens du toucher; de là vient qu’il est dit dans Isaïe (9, 15): "L'ancien et le dignitaire, c'est la tête." - Sous le rapport de la puissance, c'est encore la tête qui, par sa vertu sensible et motrice, donne aux autres membres force et mouvement, et les gouverne dans leurs actes. Voilà pourquoi l'on donne au chef du peuple le titre de tête, selon cette parole (1 S 16, 17): "Lorsque tu étais petit à tes propres yeux, n'es-tu pas devenu la tête des tribus d'Israël? "
Or ces trois fonctions de la tête appartiennent spirituellement au Christ. En raison de sa proximité avec Dieu, sa grâce est en effet la plus élevée et la première, sinon chronologiquement, du moins en ce sens que tous ont reçu la grâce en relation avec la sienne, selon cette parole (Rm 8, 29): "Ceux qu'il a connus d'avance, il les a aussi prédestinés à être conformes à l'image de son Fils, afin qu'il soit le premier-né parmi un grand nombre de frères." - De même, sous le rapport de la perfection, le Christ possède la plénitude de toutes les grâces, selon cette parole (Jn 1, 14): "Nous l'avons vu plein de grâce et de vérité." - Enfin pour ce qui est de la puissance, le Christ peut communiquer la grâce à tous les membres de l'Église, ainsi qu'il est dit encore (Jn 1, 16) " De sa plénitude nous avons tous reçu." apparaît donc avec évidence que l'on peut à bon droit donner au Christ le titre de tête de l'Église.
Solutions:
1. En tant que Dieu, il convient au Christ de
donner la grâce ou le Saint-Esprit par autorité. En tant qu'homme, cela lui
convient encore comme instrument, parce que son humanité était l'instrument de
sa divinité. Et ainsi ses actions, par la puissance de sa divinité, nous
donnaient le salut en causant en nous la grâce, à la fois par mérite et par une
certaine efficience. S. Augustin nie que le Christ, comme homme, puisse nous
communiquer d'autorité le Saint-Esprit; mais par mode instrumental ou
ministériel, même d'autres saints peuvent communiquer le Saint-Esprit, selon
cette parole (Ga 3, 5): "Celui qui vous confère l'Esprit", etc.
2. Dans le langage métaphorique, l'analogie ne
s'applique pas sous tous les rapports; autrement ce ne serait plus une analogie,
mais l'expression exacte de la réalité. Sans doute, dans la nature, la tête ne
peut dépendre d'une autre tête, car le corps humain ne fait pas partie d'un
autre corps. Mais le corps, que l'on appelle ainsi par analogie, et qui
représente une multitude ordonnée, peut faire partie d'une autre multitude;
ainsi la société domestique fait partie de la société civile. Et c'est pourquoi
le père de famille, qui est la tête de la société domestique, a au-dessus de
lui une autre tête qui est le gouvernement de la cité. En ce sens rien
n'empêche que Dieu soit la tête du Christ, alors que le Christ est la tête de
l'Église.
3. La tête a une supériorité manifeste sur les
autres membres extérieurs; le coeur, lui, exerce une influence cachée. C'est
pourquoi l'on compare au coeur le Saint-Esprit, qui vivifie et unifie
invisiblement l'Église; et l'on compare à la tête le Christ, dans sa nature
visible, parce que, comme homme, il l'emporte sur les autres hommes.
Objections:
1. Le Christ est appelé tête de l'Église en tant
qu'il lui communique le sens spirituel et le mouvement de la grâce. Mais le
corps n'est susceptible ni de l'un ni de l'autre. Donc le Christ n'est pas la
tête des hommes pour leurs corps.
2. Le corps est ce que nous avons de commun avec
les animaux. Si le Christ était la tête des hommes sous le rapport du corps, il
le serait aussi des animaux, ce qui est inadmissible.
3. Le Christ a reçu son corps des autres hommes, comme il est manifeste d'après les généalogies de Matthieu et de Luc. Or la tête est première parmi tous les autres membres, on vient de le dire. Le Christ ne peut donc pas être tête de l'Église du point de vue corporel.
Cependant: nous lisons dans l'épître aux Philippiens (3, 11): "Il transformera notre corps misérable, en le rendant semblable à son corps de gloire."
Conclusion:
Le corps humain est ordonné par nature à l'âme raisonnable, qui est sa forme propre et son moteur. En tant quelle est sa forme, l'âme lui communique la vie et les autres propriétés qui appartiennent spécifiquement au corps humain; en tant qu'elle est son moteur, l'âme se sert du corps instrumentalement.
Ainsi doit-on dire que l'humanité du Christ possède un pouvoir d'influence, parce qu'elle est conjointe au Verbe de Dieu, auquel le corps est uni par l'intermédiaire de l'âme, comme nous l'avons dit plus hauts. De ce fait l'humanité du Christ, aussi bien son âme que son corps, exerce une influence sur les hommes, sur leurs âmes comme sur leurs corps; premièrement sur leurs âmes, il est vrai; et sur leurs corps secondairement. En ce sens d'abord que, selon l'Apôtre (Rm 6, 13): "Les membres du corps sont offerts pour être des armes de la justice " qui, grâce au Christ, se trouve dans l'âme; en ce sens encore que la vie de gloire dérive de l'âme jusqu'au corps, comme il est écrit (Rm 8, 11): "Celui qui a ressuscité le Christ d'entre les morts, rendra aussi la vie à vos corps mortels, à cause de son Esprit qui habite en vous."
Solutions:
1. Le sens spirituel de la grâce ne parvient pas
au corps premièrement et principalement, mais d'une manière secondaire et
instrumentale, on vient de le dire.
2. Le corps de l'animal n'a pas, comme le corps
humain, de rapport à l'âme rationnelle; et par conséquent le cas n'est pas
semblable.
3. Bien que le Christ ait reçu d'autres hommes la
matière de;; son corps, cependant tous les hommes reçoivent de lui la vie
immortelle du corps, selon cette parole (1 Co 15, 22): "Comme tous
meurent, en Adam, de même aussi c'est dans le Christ que tous revivront."
Objections:
1. La tête n'a de rapport qu'aux membres de son
corps. Mais les infidèles ne sont d'aucune manière membres de l'Église "
qui est le corps du Christ " (Ep 1, 23). Le Christ n'est donc pas la tête
de tous les hommes.
2. L'Apôtre écrit (Ep 5, 25. 27): "Le Christ
s'est livré pour l'Église; il voulait se la présenter glorieuse, sans tache ni
ride ni rien de semblable." Mais il y en a beaucoup, même parmi les
fidèles, en qui se trouve la tache ou la ride du péché. Le Christ n'est donc
pas la tête de tous les fidèles.
3. Les sacrements de l'ancienne loi se rattachent au Christ, comme l'ombre au corps, dit l'épître aux Colossiens (2, 17). Mais les Pères de l'Ancien Testament, en leur temps, servaient Dieu par ces sacrements (He 8, 5): "Ils célèbrent un culte qui n'est qu'une image et une ombre des choses célestes." Ils n'appartenaient donc pas au corps du Christ, et par suite le Christ n'est pas la tête de tous les hommes.
Cependant: S. Paul affirme (1 Tm4, 10) -." Il est le sauveur de tous les hommes, et spécialement des fidèles "; et la 1ère épître de S. Jean (2, 2): "Il est lui-même victime de propitiation pour nos péchés, non seulement pour les nôtres, mais pour ceux du monde entier." Or, sauver les hommes, être victime de propitiation pour leurs péchés, revient au Christ précisément parce qu'il est tête. Le Christ est donc la tête de tous les hommes.
Conclusion:
Il y a cette différence entre le corps naturel de l'homme et le corps mystique de l’Église, que les membres du corps naturel existent tous en même temps, mais non les membres du corps mystique; ni quant à leur être de nature, car le corps de l'Église est constitué par les hommes qui vécurent depuis le commencement du monde jusqu'à sa fin; ni quant à leur être de grâce, car, parmi les membres de l'Église qui vivent à la même époque, certains sont privés de la grâce et l'auront plus tard, tandis que d'autres la possèdent déjà. Il faut donc regarder comme membres du corps mystique non seulement ceux qui le sont en acte, mais aussi ceux qui le sont en puissance. Parmi ces derniers, les uns le sont en puissance sans jamais le devenir en acte; les autres le deviennent en acte à un moment donné selon trois degrés: par la foi, par la charité en cette vie, et enfin par la béatitude de la patrie céleste.
Donc, si nous considérons en général toutes les époques du monde, le Christ est la tête de tous les hommes, mais à divers degrés: 1° d'abord et avant tout, il est la tête de ceux qui lui sont unis en acte par la gloire; 2° il est la tête de ceux qui lui sont unis en acte par la charité; 3° de ceux qui lui sont unis en acte par la foi; 4° de ceux qui lui sont unis en puissance mais qui, dans les desseins de la prédestination divine, le seront un jour en acte; 5° il est la tête de ceux qui lui sont unis en puissance et ne le seront jamais en acte, comme les hommes qui vivent en ce monde et ne sont pas prédestinés. Ceux-ci, quand ils quittent cette vie, cessent entièrement d'être membres du Christ, car ils ne sont plus en puissance à lui être unis.
Solutions:
1. Les infidèles, bien qu'ils ne soient pas en
acte membres de l'Église, lui appartiennent cependant en puissance. Cette
puissance a deux fondements: d'abord, et comme principe, la vertu du Christ qui
suffit au salut de tout le genre humain ensuite le libre arbitre.
2. L’Église " glorieuse, sans tache ni
ride", est la fin ultime à laquelle nous sommes conduits par la passion du
Christ. Elle ne se réalisera donc que dans la patrie céleste, et non en cette
vie où " nous nous trompons nous-mêmes si nous prétendons être sans péché
" (1 Jn 1, 8). Il y a cependant certains péchés, les péchés mortels, dont
sont indemnes les membres du Christ qui lui sont unis en acte par la charité.
Quant à ceux qui sont esclaves de tels péchés, ils ne sont pas membres du
Christ en acte, mais en puissance, sauf peut-être d'une manière imparfaite par
la foi informe. Car celle-ci unit au Christ de façon relative, et non de cette
façon absolue qui permet à l'homme d'obtenir par le Christ la vie de la grâce,
selon S. Jacques (2, 20): "La foi sans les oeuvres est morte." De
tels membres reçoivent du Christ l'acte vital de croire, et ils sont semblables
à un membre mort que l'homme parvient à remuer quelque peu.
3. Les saints Pères ne s'arrêtaient pas aux
sacrements de l'ancienne loi comme à des réalités, mais comme à des images et à
des ombres de ce qui devait venir. Or, c'est par le même sacrement que l'on se
porte et sur l'image en tant que telle, et sur la réalité qu'elle représente,
comme le montre Aristote. C'est pourquoi les anciens Pères, en 'observant les
sacrements de l'ancienne loi, étaient portés vers le Christ par la même foi et
le même amour qui nous portent nous-mêmes vers lui. Ils appartenaient donc
bien, comme nous, au corps de l'Église.
Objections:
1. La tête et les membres sont de même nature;
mais le Christ, en tant qu'homme, n'est pas de même nature que les anges, car
il est écrit: "Ce n'est pas à des anges qu'il vient en aide, mais à la
postérité d'Abraham " (He 2, 16). Le Christ, en tant qu'homme, n'est donc
pas la tête des anges.
2. Le Christ est la tête de ceux qui
appartiennent à l'Église, " qui est son corps", selon l'épître aux
Éphésiens (1, 23). Mais les anges n'appartiennent pas à l'Église: celle-ci est
en effet l'assemblée des fidèles; or les anges n'ont pas la foi, ils marchent
non dans la foi, mais dans la vision; autrement, ils seraient " en exil,
loin du Seigneur", comme le remarque l'Apôtre (2 Co 5, 6). Le Christ, en
tant qu'homme, n'est donc pas la tête des anges.
3. S. Augustin écrit: De même que le Verbe " qui dès le principe était auprès du Père " vivifie les âmes, de même " le Verbe fait chair " vivifie les corps. Mais les anges n'ont pas de corps; et le Verbe fait chair, c'est le Christ homme. Donc le Christ, en tant qu'homme, n'exerce pas d'influence vitale sur les anges, et n'est pas leur tête.
Cependant: l'Apôtre écrit aux Colossiens (2, 10): "Il est la tête de toute Principauté et de toute Puissance." Or ceci vaut aussi bien pour tous les anges. Le Christ est donc la tête des anges.
Conclusion:
Là où il y a un seul corps, il faut nécessairement placer une seule tête: or, par analogie, nous appelons corps une multitude ordonnée dans l'unité, selon des activités et des fonctions distinctes; et il est manifeste que les hommes et les anges sont ordonnés à une seule fin qui est la gloire de la béatitude divine. Le corps mystique de l'Église ne se compose donc pas seulement des hommes, mais aussi des anges.
De toute cette multitude, le Christ est la tête; il est plus près de Dieu en effet et reçoit ses dons avec une plus entière plénitude que les homme et même que les anges; en outre, les anges, aussi bien que les hommes, reçoivent son influence: il est écrit en effet aux Éphésiens (1, 20): "(Dieu le Père) l'a fait asseoir à sa droite dans les cieux, au-dessus de toute Principauté, Vertu, Seigneurie, et de tout autre Puissance, nom qui peut se nommer, non seulement dans le siècle présent, mais encore dans le siècle à venir: et il a tout mis sous ses pieds." Le Christ n'est donc pas seulement la tête des hommes, mais aussi des anges. Aussi est-il écrit (Mt 4, 11): "Les anges s'approchèrent et ils le servaient."
Solutions:
1. L'influence du Christ sur les hommes s'exerce
en premier lieu quant à leurs âmes; selon celles-ci, les hommes sont de même
nature que les anges, bien qu'ils diffèrent d'eux spécifiquement. En raison de
cette conformité, le Christ peut être dit la tête des anges, bien que cette
conformité n'existe pas quant aux corps.
2. L'Église, dans son état de voyage, c'est
l'ensemble des croyants; mais, dans l'état de la patrie, c'est l'assemblée des
élus qui voient Dieu. Or le Christ ne fut pas seulement voyageur; il fut aussi
compréhenseur. A ce titre, et parce qu'il possède en plénitude la grâce et la
gloire, il est la tête non seulement des croyants, mais aussi de ceux qui
voient Dieu.
3. S. Augustin parle ici en assimilant la cause à
l'effet, en tant que la réalité corporelle agit sur les corps, et la réalité
spirituelle sur les réalités du même genre. Cependant l'humanité du Christ, en
vertu de sa nature spirituelle, c'est-à-dire divine, peut agir non seulement
sur les esprits des hommes, mais encore sur les esprits des anges, à cause de
son union intime avec Dieu, qui est une union personnelle.
Objections:
1. S. Paul affirme (Rm 6, 15): "Si par la
faute d'un seul tous les hommes sont morts, combien plus la grâce de Dieu et le
don conféré par la grâce d'un seul homme, Jésus Christ, se sont-ils répandus à
profusion sur la multitude." Mais le péché actuel d'Adam n'est pas le même
que le péché originel qu'il transmet à sa postérité. Par conséquent, autre est
la grâce personnelle, propre au Christ, et autre celle qu'il possède comme tête
de l'Église et qui découle de lui sur les autres.
2. Les habitus se distinguent par leurs actes.
Mais la grâce personnelle du Christ est ordonnée
à un acte qui est la sanctification de son âme; sa grâce capitale est ordonnée
à un autre acte qui est la sanctification des hommes. Donc la grâce personnelle
du Christ est distincte de sa grâce en tant que tête de l'Église.
3. Comme on l'a dit, dans le Christ on distingue une triple grâce: la grâce d'union, la grâce capitale et la grâce individuelle. Mais la grâce individuelle du Christ est différente de sa grâce d'union; elle doit donc l'être également de sa grâce capitale.
Cependant: il est écrit en S. Jean (1, 16): "De sa plénitude nous avons tous reçu." Or, c'est parce que nous recevons de lui que le Christ est notre tête; il est donc aussi notre tête parce qu'il a possédé la plénitude de la grâce. Mais si le Christ a possédé la plénitude de la grâce, c'est que la grâce qui lui était donnée à titre personnel, était parfaite en lui, ainsi que nous l'avons déjà noté. Donc, c'est par sa grâce personnelle que le Christ est notre tête, et par conséquent sa grâce capitale ne diffère pas de sa grâce personnelle.
Conclusion:
Tout être agit autant qu'il est en acte; d'où il suit que le même acte est à la fois pour un être raison de son actualité et de son agir. Ainsi c'est la même chaleur qui fait que le feu est chaud et qu'il chauffe. Pourtant, l'acte qui donne à un être son actualité n'est pas toujours principe suffisant d'actualité au-dehors. Étant donné que l'agent doit être supérieur au patient, ainsi que le remarquent S. Augustin et Aristote il en résulte que celui qui exerce une activité sur les autres doit être en acte d'une manière éminente. Or nous avons vu que l'âme du Christ possède une grâce suréminente. Donc, en raison de cette supériorité de sa grâce, il lui revient de la faire dériver vers les autres. C'est précisément en quoi consiste la grâce de chef. Par conséquent la grâce personnelle, qui justifie l'âme du Christ, est essentiellement la même que celle qui lui permet d'être tête de l'Église et de justifier les autres: il n'y a entre elles qu'une distinction de raison.
Solutions:
1. En Adam le péché originel, qui est un péché de
nature, vient de son péché actuel qui est un péché personnel. Chez lui, en
effet, la personne a corrompu la nature, et, par cette corruption, le péché du
premier homme est passé à ses descendants, chez lesquels la nature corrompue
corrompt à son tour la personne. Mais la grâce ne se transmet pas du Christ à
nous par la nature humaine; elle nous est communiquée par la seule action
personnelle du Christ. C'est pourquoi il ne faut pas distinguer dans le Christ
une double grâce, dont l'une répondrait à la nature et l'autre à la personne,
de la même manière que nous distinguons en Adam le péché de nature et le péché
de personne.
2. Des actes divers, dont l'un est la raison et
la cause de l'autre, se diversifient par l'habitus. Or, l'acte de la grâce
personnelle qui rend son sujet formellement saint est aussi cause de
justification pour les autres, justification qui relève de la grâce de chef. La
diversité que nous rencontrons ici ne suffit donc pas à diversifier l'habitus.
3. La grâce personnelle et la grâce de chef ont
rapport à une certaine activité, tandis que la grâce d'union se réfère à l'être
personnel. C'est pourquoi la grâce personnelle et la grâce de chef appartiennent
essentiellement au même habitus, et non la grâce d'union. Pourtant, d'une
certaine manière, la grâce personnelle peut être appelée grâce d'union, en ce
sens qu'elle crée une certaine convenance à l'union. De ce point de vue, grâce
d'union, grâce personnelle et grâce de chef sont essentiellement une seule et
même grâce, avec une distinction de pure raison.
Objections:
1. Il est écrit (1 S 15, 17): "Lorsque tu
étais petit à tes propres yeux, tu es devenu la tête des tribus d'Israël."
Or, il n'y a qu'une seule Église sous l'ancienne et la nouvelle alliance. Il
semble donc, par le fait même, que quelqu'un d'autre que le Christ a pu être la
tête de l'Église.
2. C'est parce que le Christ communique la grâce
aux membres de l'Église que nous l'appelons tête de l'Église. Mais il
appartient à d'autres que lui de communiquer la grâce, selon cette parole (Ep
4, 29): "Qu'il ne sorte de votre bouche aucune parole mauvaise, mais
quelque bon discours propre à édifier, selon le besoin, afin de donner la grâce
à ceux qui l'entendent." Il apparaît donc que d'autres que le Christ
peuvent être tête de l'Église.
3. Du fait de sa primauté sur l'Église, le Christ n'est pas seulement a pelé tête, mais aussi pasteur ,et fondement de l'Église. Or, le Christ ne s'est pas réservé le titre de pasteur, puisqu'il est écrit (1 P 5, 4): "Quand le Prince des pasteurs paraîtra, vous recevrez la couronne de gloire." Il ne s'est pas davantage réservé le titre de fondement, puisque nous lisons dans l'Apocalypse (21, 14): "La muraille de la ville a douze fondements." On ne voit donc pas pourquoi le Christ se serait réservé le titre de tête.
Cependant: on lit dans l'épître aux Colossiens (2, 19) " Il est la tête de l'Église, par l'influence de laquelle tout le corps qui se nourrit et tient ensemble grâce aux jointures et ligaments, réalise sa croissance divine." Or cela convient seulement au Christ. Le Christ seul est donc la tête de l'Église.
Conclusion:
La tête exerce son influence sur les membres d'une double manière. Tout d'abord par influx intérieur, en transmettant par sa vertu le mouvement et la sensibilité aux autres membres. Puis par gouvernement extérieur, dans la mesure où l'homme se dirige dans son activité extérieure par la vue et les autres sens siégeant dans la tête.
Or, l'influx intérieur de la grâce nous vient du Christ seul, dont l'humanité, par son union à la divinité, possède la vertu de justifier. Mais l'influence exercée sur les membres de l'Église par mode de gouvernement extérieur peut appartenir à d'autres qu'au Christ, et c'est en ce sens que certains sont appelés têtes de l'Église, selon cette parole d'Amos (6, 1): "Les princes sont les têtes des peuples." Il faut cependant noter des différences avec le Christ. En premier lieu, le Christ est la tête de tous ceux qui appartiennent à l'Église, en quelque lieu, temps ou situation qu'ils se trouvent; les autres hommes ne sont têtes que par rapport à certains lieux déterminés, comme les évêques pour leurs Églises; ou par rapport à un temps déterminé, comme le pape qui est tête de toute l'Église durant le temps de son pontificat; et par rapport enfin à une situation déterminée, à savoir l'état de voyageur sur terre. En second lieu, le Christ est la tête de l'Église par sa propre puissance et sa propre autorité, tandis que les autres ne sont têtes que parce qu'ils tiennent la place du Christ, selon cette parole (2 Co 2, 10): "Si j'ai donné quelque chose, c'est pour vous et en la personne du Christ "; et encore (2 Co 5, 20): "C'est pour le Christ que nous faisons fonction d'ambassadeur, Dieu lui-même exhortant par nous."
Solutions:
1. Cette parole doit s'entendre au sens où la
tête signifie le gouvernement extérieur, et où nous disons que le roi est la
tête de son royaume.
2. L'homme ne donne pas la grâce par influx
intérieur, mais par une persuasion extérieure concernant les moyens de la
grâce.
3. S. Augustin écrit: "Si les chefs de
l'Église sont Pasteurs, comment y a-t-il un seul pasteur, sinon parce que tous
sont membres du pasteur unique? " Ainsi donnons-nous à d'autres que le
Christ le titre de fondement et de tête, parce qu'ils sont membres d'une tête
et d'un fondement unique. Et cependant, comme l'écrit encore S. Augustin:
"S'il a donné à ses membres d'être pasteurs, il s'est réservé à lui seul
d'être la porte "; car la porte signifie l'autorité principale, puisque
c'est par elle que tous entrent dans la maison; et c'est par le Christ seul que
" nous avons accès à cette grâce en laquelle nous demeurons " (Rm 5,
2). Au contraire, les autres noms peuvent se rapporter non seulement à une
autorité principale, mais aussi à une autorité secondaire.
Objections:
1. Il est essentiel à la tête de communiquer aux
membres la sensibilité et le mouvement, comme dit la Glose sur le texte de
l'épître aux Éphésiens (1, 22): "Il en a fait la tête..." etc. Mais
le diable n'a pas le pouvoir de communiquer la malice du péché, qui provient de
la volonté du pécheur. Le diable ne peut donc être appelé la tête des méchants.
2. Tout péché rend l'homme mauvais; mais tous les
péchés ne viennent pas du diable. Cela est manifeste s'il s'agit des péchés des
démons, car ceux-ci n'ont pas péché sous l'influence d'un autre. Mais cela est
encore vrai de certains péchés des hommes: on lit en effet dans le livre des Croyances
ecclésiastiques: "Toutes nos pensées mauvaises ne sont pas inspirées
par le diable; quelquefois elles surgissent par un mouvement de notre libre arbitre."
Le diable n'est donc pas la tête de tous les méchants.
3. Une seule tête préside à un corps unique. Mais toute la multitude des méchants ne semble pas avoir un principe d'unité, car il arrive que les maux se contrarient lorsqu'ils proviennent de défauts divers, remarque Denys. Le diable ne peut donc être appelé la tête de tous les méchants.
Cependant: au sujet de cette parole de Job (8, 17): "Que sa mémoire disparaisse de la terre", nous lisons dans la Glose: "Ce voeu s'applique à tout méchant, pour qu'il fasse retour à son chef, c'est-à-dire au diable."
Conclusion:
Comme il a été dit précédemment non seulement la tête exerce une influence intérieure sur les membres, mais encore elle les gouverne extérieurement en dirigeant leur activité vers une fin. On peut donc donner à quelqu'un le nom de tête par rapport à une multitude, ou bien dans les deux sens d'influx intérieur et de gouvernement extérieur, et c'est ce qui arrive pour le, Christ quand nous disons qu'il est tête de l’Église. Ou bien seulement au sens de gouvernement extérieur: en ce dernier sens tout prince ou prélat est tête de la multitude qui lui est soumise. C'est également de cette manière que le diable est la tête de tous les méchants, car ainsi qu'il est dit dans Job (41, 26) " Il est le roi de tous les fils d'orgueil."
Or il appartient à celui qui gouverne de conduire ses sujets à sa propre fin. La fin du diable, c'est que la créature rationnelle se détourne de Dieu; c'est pourquoi, dès le commencement, il chercha à détourner l'homme de l'obéissance au précepte divin. Et l'aversion loin de Dieu a raison de fin quand elle est désirée par le libre arbitre, selon Jérémie (2, 20): "Depuis longtemps tu as brisé le joug, tu as rompu tes liens, et tu as dit: je ne servirai pas." Donc, lorsque des hommes, en commettant le péché, sont conduits à cette fin, ils tombent sous le régime et le gouvernement du diable, et celui-ci peut être appelé leur tête.
Solutions:
1. Le diable n'exerce pas une influence
intérieure sur l'âme rationnelle, mais, par ses suggestions, il induit au mal.
2. Celui qui gouverne ne pousse pas chacun de ses
sujets à obéir à sa volonté, mais à tous il notifie sa volonté par un signe;
les uns se trouvent excités à la suivre, les autres le font spontanément. Ainsi
arrive-t-il que les soldats suivent l'étendard de leur chef, sans qu'il soit
nécessaire de les y pousser. Le diable a péché le premier, car il est écrit (1
Jn 3, 8): "Il pèche dès le commencement", et son péché fut proposé à
tous les autres comme un exemple à suivre certains l'imitèrent parce qu'ils y
furent poussés par lui, d'autres le firent de leur propre mouvement et sans
aucune suggestion de sa part. En ce sens le diable est tête de tous les
méchants, parce qu'ils suivent son exemple, selon cette parole de la Sagesse
(2, 24): "C'est par l'envie du diable que la mort est venue dans le monde.
Ceux-là l'imitent qui lui appartiennent."
3. Tous les péchés se ressemblent quant à
l'aversion loin de Dieu; ils diffèrent selon la conversion à des biens
changeants et divers.
Objections:
1. Un corps unique ne peut avoir plusieurs têtes;
mais nous venons de dire que le diable est la tête de la multitude des
méchants; l'Anti-Christ ne peut donc être aussi leur tête.
2. L'Anti-Christ est membre du diable; mais la
tête se distingue des membres; l'Anti-Christ n'est donc pas la tête des
méchants.
3. La tête exerce une influence sur les membres; mais l'Anti-Christ ne peut agir d'aucune manière sur les méchants qui l'ont précédé. Il ne peut donc être leur tête.
Cependant: au sujet de cette parole de Job (21, 29): "Interrogez l'un des voyageurs " la Glose écrit: "Tandis que l'auteur parlait du corps de tous les méchants, subitement il tourne son discours vers leur tête, l'Anti-Christ."
Conclusion:
Comme nous l'avons déjà dit il y a trois choses à considérer au sujet de la tête naturelle: l'ordre, la perfection et le pouvoir d'influence. Dans l'ordre du temps, l'Anti-Christ n'est pas la tête des méchants, car son péché ne les a pas précédés, comme cela s'est produit pour le péché du diable. Il ne l'est pas davantage au point de vue du pouvoir d'influence, bien qu'il doive en effet, par suggestion extérieure, entraîner au mal ceux qui vivront de son temps; cependant ceux qui ont vécu avant lui n'ont pu être entraînés par lui, ni même imiter sa malice. En ce sens, il ne pourrait être la tête que de quelques méchants. Mais il reste qu'il est appelé la tête de tous les méchants, en raison de la perfection de sa malice. Aussi, à propos de cette parole (2 Th 2, 4): "Il se présente comme s'il était Dieu", la Glose écrit-elle: "De même que dans le Christ habite la plénitude de la divinité, ainsi dans l'Anti-Christ se trouve la plénitude de toute malice." Certes, l'humanité de l'Anti-Christ ne doit pas être assumée par le diable dans l'unité de personne, comme l'a été l'humanité du Christ par le Fils de Dieu; mais le diable lui communiquera par suggestion sa malice plus qu'à tous les autres. Et c'est pourquoi tous les autres méchants qui l'ont précédé sont comme une image de l'Anti-Christ, selon cette parole de l'Apôtre (2 Th 2, 7): "Dès maintenant le mystère de l'impiété est à l'oeuvre."
Solutions:
1. Le diable et l'Anti-Christ ne constituent pas
deux têtes, mais une seule; car l'Anti-Christ est appelé tête parce qu'en lui
la malice du diable se trouve reproduite en plénitude. C'est pourquoi au sujet
de cette parole (2 Th 2,4): "Il se présente comme s'il était Dieu",
la Glose écrit encore: "En lui se trouve la tête de tous les méchants
c'est-à-dire le diable qui est le roi de tous les fils d'orgueil." Mais il
ne s'y trouve pas par union personnelle ou par habitation intime, car il
appartient à la Trinité seule de pénétrer l'intime de l'âme. Il ne s'y trouve
que par l'effet de sa malice, selon le livre des Croyances ecclésiastiques.
2. Comme nous l'avons déjà dit, bien que Dieu
soit la tête du Christ, le Christ n'en est pas moins la tête de l'Église; ainsi
tout en étant membre du diable, l'Anti-Christ est la tête des méchants.
3. Quand nous disons que l'Anti-Christ est appelé la tête de tous les méchants, nous faisons porter l'analogie non sur son influence, mais sur sa perfection. En lui en effet le diable porte sa malice au degré suprême, tout comme nous disons que quelqu'un mène son dessein au sommet de la perfection, lorsqu'il l'a pleinement réalisé.
Il faut maintenant étudier la science du Christ: I. Son étude globale (Q. 9). II. L'étude de chacune de ses sciences (Q. 10-12).
1. Le Christ a-t-il possédé une autre science
que la science divine? - 2. A-t-il possédé la science des bienheureux ou
compréhenseurs? - 3. A-t-il possédé la science infuse? - 4. A-t-il possédé une
science acquise?.
Objections:
1. La science est nécessaire pour connaître certaines
choses. Mais par sa science divine le Christ connaissait tout. En lui une autre
science aurait donc été superflue.
2. Une lumière moindre disparaît dans une lumière
plus vive. Mais toute science créée comparée à la science de Dieu incréée, est
une lumière moindre. Donc le Christ n'a pas eu la lumière d'une science autre
que la science divine.
3. L'union de la nature humaine à la nature divine s'est réalisée dans la personne, on l'a montré précédemment. Or certains mettent dans le Christ une science d'union par laquelle il connaît beaucoup plus parfaitement qu'un autre ce qui concerne le mystère de l'Incarnation. Puisque l'union personnelle englobe deux natures, il semble donc qu'il ne puisse y avoir dans le Christ deux sciences, mais une seule appartenant aux deux natures.
Cependant: S. Ambroise écrit: "Dieu a assumé dans la chair la perfection de la nature humaine; il a pris le sens de l'homme, mais non le sens orgueilleux de la chair." Mais la science créée appartient au sens de l'homme; il y eut donc dans le Christ une science créée.
Conclusion:
Comme nous l'avons déjà montré, le Fils de Dieu a pris une nature humaine complète, non seulement un corps, mais aussi une âme; non seulement une âme sensible, mais aussi une âme rationnelle. Il devait donc posséder une science créée pour trois motifs.
1° Pour la perfection de son âme. L'âme, en effet, considérée en elle-même, est en puissance à connaître tous les intelligibles; elle est comme un tableau sur lequel rien ne se trouve écrit, mais où l'on peut écrire, car, par l'intellect possible, elle peut " devenir toutes choses", selon Aristote. Or, ce qui est en puissance est imparfait tant qu'il n'est pas amené à l'acte. D'autre part, il ne convenait pas que le Fils de Dieu assume une nature humaine imparfaite, puisque, par son intermédiaire, il devait conduire tout le genre humain à la perfection. Il fallait donc que l'âme du Christ fût dotée d'une science qui constituât sa perfection propre, et par suite d'une science distincte de la science proprement divine. Autrement l'âme du Christ serait plus imparfaite que les âmes des autres hommes.
2° Étant donné que toute chose existe en vue de son opération, dit Aristote, c'est en vain que le Christ aurait une âme intellectuelle, s'il ne pouvait faire acte d'intelligence. Ce qui relève d'une science créée.
3° Il y a une science créée qui est naturelle à l'âme humaine; c'est celle par laquelle nous connaissons les premiers principes; nous prenons en effet ici le mot science au sens large, pour toute connaissance de l'intellect humain. Mais rien de ce qui est naturel ne pouvait manquer au Christ, puisqu'il a assumé toute la nature humaine, nous l'avons dit C'est pourquoi le sixième Concile oecuménique a condamné la doctrine de ceux qui nient que dans le Christ il y ait eu deux sciences ou deux sagesses.
Solutions:
1. Le Christ a connu toutes choses par la science
divine dans l'opération incréée qui est l'essence même de Dieu; l'intellection
de Dieu est en effet sa propre substance, comme le démontre le Philosophe.
Cette intellection n'a donc pu être un acte de l'âme du Christ, puisque cette
âme est d'une autre nature. Donc, si dans l'âme du Christ, il n'y avait pas eu
d'autre science que la science divine, son âme n'aurait rien connu. Elle aurait
donc été assumée en vain, puisque toute chose existe en vue de son opération.
2. Lorsqu'on a deux lumières de même ordre, la
plus faible disparaît devant la plus forte; c'est ainsi que la lumière du
soleil efface celle d'un simple flambeau, parce que l'un et l'autre sont des
sources de lumière; mais si l'on a deux lumières dont l'une est source
d'illumination, et dont l'autre ne fait que recevoir cette illumination, la
première, loin d'affaiblir la seconde, ne fait que l'accroître en proportion de
son éclat; ainsi la lumière de l'air est augmentée par la lumière du soleil. De
même, dans l'âme du Christ, la lumière de la science n'est pas effacée, mais
bien plutôt renforcée par la lumière de la science divine, laquelle est "
la véritable lumière illuminant tout homme venant en ce monde " (Jn 1, 9).
3. En se plaçant au point de vue des réalités
unies, nous mettons dans le Christ une science se référant et à sa nature
divine et à sa nature humaine. Ainsi, à cause de l'union de l'homme et de Dieu
en une même hypostase, nous attribuons à l'homme ce qui est de Dieu, et à Dieu
ce qui est de l'homme, nous l'avons déjà dit. Mais si l'on se place au point de
vue de l'union elle-même, on ne saurait poser dans le Christ une science
quelconque, car l'union se rapporte à l'être personnel, et la science ne
convient à la personne qu'en raison d'une nature donnée.
Objections:
1. La science des bienheureux est une
participation de la lumière divine, selon le Psaume (35, 10): "Dans ta
lumière, nous verrons la lumière." Mais le Christ n'a pas eu la lumière
divine en participation, puisque la divinité demeurait en lui
substantiellement. Nous lisons en effet dans l'épître aux Colossiens (2, 9):
"Toute la plénitude de la divinité habite corporellement en lui." Le
Christ n'a donc pas eu la science des bienheureux.
2. La science des bienheureux fait leur
béatitude, selon ce qui est écrit en S. Jean (17, 3): "La vie éternelle
est qu'ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé,
Jésus Christ." Mais le Christ homme fut bienheureux par le fait même de
son union personnelle à Dieu, selon cette parole du Psaume (65, 5):
"Bienheureux celui que tu as choisi et que tu as assumé." Il n'y a
donc pas lieu de placer dans le Christ la science des bienheureux.
3. Une double science convient à l'homme l'une conforme à sa nature, l'autre qui la dépasse. Mais la science des bienheureux, qui consiste dans la vision de Dieu, est au-dessus de la nature humaine. Or dans le Christ il y avait une science surnaturelle beaucoup plus élevée, à savoir la science divine elle-même. Le Christ n'a donc pas eu la science des bienheureux.
Cependant: la science des bienheureux consiste dans la connaissance de Dieu; or le Christ, même en tant qu'homme, a connu Dieu pleinement, selon cette parole en S. Jean (6, 55): "je le connais et je garde sa parole." Le Christ possédait donc la science des bienheureux.
Conclusion:
Ce qui est en puissance est amené à l'acte par ce qui est déjà en acte; ainsi faut-il qu'un corps soit chaud pour chauffer d'autres corps. Or, l'homme est en puissance à la science des bienheureux qui consiste dans la vision de Dieu, et il se trouve ordonné à elle comme à sa fin; créature raisonnable, en effet, il est capable de cette connaissance bienheureuse, parce qu'il est à l'image de Dieu. Et les hommes sont conduits à cette fin de la béatitude par l'humanité du Christ selon l'épître aux Hébreux (2, 10): "Il convenait que, voulant conduire à la gloire un grand nombre de fils, celui pour qui et par qui sont toutes choses, rendît parfait par des souffrances le chef qui devait les guider vers leur salut." Et c'est pourquoi il fallait que sa connaissance bienheureuse qui consiste en la vision de Dieu, convienne souverainement au Christ homme, parce que la cause doit toujours être plus parfaite que son effet.
Solutions:
1. La divinité est unie à l'humanité du Christ
selon la personne et non selon la nature, mais l'unité personnelle ne supprime
pas la distinction des natures. Et c'est pourquoi l'âme du Christ, qui fait
partie de sa nature humaine, a été, par une lumière participée de la nature
divine, élevée à la science bienheureuse par laquelle Dieu est vu dans son
essence.
2. Par l'union, cet homme qu'est le Christ est
bienheureux de la béatitude incréée, tout aussi bien que, par l'union, il est
Dieu. Mais en dehors de la béatitude incréée, il faut que la nature humaine du
Christ possède une béatitude créée qui lui permette d'atteindre sa fin ultime.
3. La vision ou science bienheureuse est d'une
certaine manière au-dessus de la nature de l'âme rationnelle, car celle-ci ne
peut y parvenir par sa propre vertu. En un autre sens pourtant elle est
conforme à sa nature, car, par nature, l'âme est capable de Dieu, étant créée à
son image, comme on vient de le dire. Mais la science incréée dépasse de toutes
manières la nature de l'âme humaine.
Objections:
1. Comparée à la science bienheureuse, toute
autre science est imparfaite. Or la présence d'une connaissance parfaite exclut
toute connaissance imparfaite; c'est ainsi que la claire vision face à face
exclut la vision obscure de la foi. Puisque le Christ possédait la science
bienheureuse, comme on vient de le voir, il ne semble donc pas qu'il ait pu
exister en lui une autre science, qui aurait été infuse.
2. Un mode moins parfait de connaissance dispose
au mode plus parfait; ainsi l'opinion fondée sur le syllogisme dialectique
dispose à la science, laquelle se fonde sur le syllogisme démonstratif Mais
lorsqu'on est parvenu à la perfection, la disposition devient inutile; quand on
a atteint le but, le mouvement n'est plus nécessaire. Puisque toute autre
connaissance créée, comparée à la connaissance bienheureuse, est imparfaite, et
qu'elle est comme la disposition qui prépare au terme, et puisque le Christ a
possédé la connaissance bienheureuse, il ne semble pas nécessaire de mettre en
lui une autre connaissance.
3. De même que la matière corporelle est en puissance à la forme sensible, de même l'intellect possible est en puissance à la forme intelligible. Mais la matière corporelle ne peut recevoir à la fois deux formes sensibles, l'une plus parfaite et l'autre moins parfaite. Par conséquent l'âme non plus ne peut recevoir une double science, l'une plus parfaite et l'autre moins parfaite. Il faut donc conclure comme précédemment.
Cependant: S. Paul nous dit (Col 2,. 3): "Dans le Christ se trouvent, cachés, tous les trésors de la sagesse et de la science."
Conclusion:
Nous l'avons déjà remarqués, il convenait que la nature humaine assumée par le Verbe de Dieu ne soit pas imparfaite. Or, tout ce qui est en puissance est imparfait, s'il n'est amené à l'acte par les espèces intelligibles qui sont comme des formes qui l'achèvent, d'après Aristote. C’est pourquoi il faut placer dans le Christ une science infuse: par le Verbe de Dieu qui lui est uni personnellement, l'âme du Christ reçoit les espèces intelligibles de tout ce envers quoi l'intellect possible est en puissance; de la même manière, par le Verbe de Dieu, au moment de la création du monde,
furent imprimées des espèces intelligibles dans l'intelligence angélique, selon la doctrine de S. Augustin. De même, au dire encore de S. Augustin, il faut placer dans les anges une double connaissance: l'une, celle " du matin", qui leur fait connaître les réalités dans le Verbe; l'autre, celle " du soir", qui leur fait connaître les réalités en elles-mêmes, par le moyen d'espèces infuses. De même, en dehors de la science divine et incréée, il faut attribuer au Christ une science bienheureuse qui lui fait voir le Verbe et les réalités dans le Verbe, et une science infuse qui lui permet de connaître les choses dans leur nature propre par des espèces intelligibles proportionnées à l'esprit humain.
Solutions:
1. La vision imparfaite de la foi inclut par sa
nature même l'opposé de la claire vision; car il est essentiel à la foi d'avoir
pour objet ce qu'on ne voit pas, comme nous l'avons dit dans la deuxième
Partie. Mais la connaissance par espèces infuses ne comporte en soi rien qui
s'oppose à la connaissance bienheureuse. Le cas n'est donc pas le même.
2. La disposition possède un double rapport à la
perfection: en premier lieu elle est comme la voie qui y conduit; en second
lieu elle est comme l'effet qui en procède. Ainsi par la chaleur la matière est
disposée à recevoir la forme de feu; et, celle-ci étant acquise, la chaleur ne
cesse pas pour autant, mais elle demeure comme un effet de cette forme. De
même, l'opinion produite par le syllogisme dialectique est la voie qui mène à
la science, laquelle s'acquiert par démonstration; une fois la science obtenue,
la connaissance par syllogisme dialectique peut demeurer comme une conséquence
de la science démonstrative qui établit la cause des faits; car celui qui
connaît la cause peut à plus forte raison connaître les signes de probabilité
sur lesquels s'appuie le syllogisme dialectique. De même, dans le Christ, la
science infuse peut coexister avec la science bienheureuse, non pas comme conduisant
à la béatitude, mais comme affermie et confirmée par elle.
3. La connaissance bienheureuse n'emploie pas
d'espèce intelligible qui serait l'image de l'essence divine et des réalités
connues en elle, ainsi que nous l'avons montré dans la première Partie. Elle
est une connaissance immédiate de l'essence divine, car celle-ci se trouve unie
à l'esprit bienheureux comme l'intelligible l'est à l'intellect. Mais parce que
l'essence divine est pour la créature une forme qui la dépasse, rien n'empêche
l'âme rationnelle de recevoir en même temps des espèces intelligibles
proportionnées à sa nature.
Objections:
1. Tout ce qui convient au Christ, celui-ci l'a
possédé de la manière la plus excellente. Mais le Christ n'a pas possédé à un
tel degré la science acquise, il ne s'est pas appliqué à l'étude des lettres,
qui lui eût permis de l'acquérir, puisqu'il est dit en S. Jean (7, 15):
"Les Juifs s'étonnaient et disaient: "Comment, sans avoir appris,
connaît-il les Écritures?" " Il n'y a donc pas eu dans le Christ de
science acquise.
2. A ce qui est comble on ne peut rien ajouter;
mais la puissance de l'âme du Christ fut comblée par les espèces intelligibles
divinement infuses, comme on vient de le dire. Des espèces acquises ne
pouvaient donc s'ajouter à son âme.
3. Celui qui possède déjà l'habitus de la science n'acquiert pas un nouvel habitus quand il reçoit des sens de nouvelles connaissances; autrement il faudrait admettre qu'il peut y avoir dans un même sujet deux formes de même espèce. Mais l'habitus qui existait déjà se trouve confirmé et accru par ces connaissances nouvelles. Il ne semble donc pas, puisque le Christ possédait déjà l'habitus de science infuse, qu'il ait pu, par les connaissances qu'il a reçues des sens, acquérir une nouvelle science.
Cependant: il est écrit (He 5, 8): "Tout Fils de Dieu qu'il était,. il apprit par ses propres souffrances, à obéir", ce que la Glose entend d'une connaissance expérimentale. Il y a donc eu dans le Christ une science expérimentale ou science acquise.
Conclusion:
Nous l'avons montré plus haut, rien de ce que Dieu a mis dans notre nature n'a fait défaut à la nature humaine assumée par le Verbe de Dieu. Or, il est manifeste que, dans la nature humaine, Dieu a mis non seulement un intellect possible, mais aussi un intellect agent. Il faut donc admettre que, dans l'âme du Christ, il y a eu, en plus de l'intellect possible, un intellect agent. Mais s'il est vrai, comme l'enseigne Aristote, que, dans les autres êtres, Dieu et la nature ne font rien en vain, à plus forte raison en devra-t-il être ainsi pour l'âme du Christ. D'autre part, toute réalité qui n'a pas d'opération propre est vaine et inutile, car toute chose n'existe qu'en vue de son opération, dit encore Aristote. L'opération propre de l'intellect agent, c'est de rendre les espèces intelligibles en acte, en les abstrayant des images; aussi lisons-nous encore chez Aristote qu'il appartient à l'intellect agent "de faire (intelligibles) toutes choses". Ainsi est-il nécessaire de dire que chez le Christ, il y eut des espèces intelligibles reçues dans son intellect possible par l'action de l'intellect agent. C'est donc qu'il y eut en lui une science acquise, que certains appellent expérimentale.
C'est pourquoi, bien que j'aie soutenu dans un écrit antérieur une opinion différente, on doit dire que le Christ a possédé une science acquise. Cette science en effet est proprement à la mesure humaine, non seulement du côté du sujet qui la reçoit, mais aussi du côté de la cause qui la produit; on l'attribuera donc au Christ en raison de la lumière de l'intellect agent qui est connaturel à l'âme humaine. Au contraire, la science infuse n'est attribuée à l'âme humaine qu'en raison d'une lumière donnée d'en haut, mode de connaissance qui est propre à la nature angélique. Quant à la science bienheureuse, qui nous fait voir l'essence divine elle-même, elle est propre et connaturelle à Dieu seul, comme nous l'avons dit dans la première Partie.
Solutions:
1. Il y a une double manière d'acquérir la
science: par découverte personnelle ou par enseignement reçu. La première
manière est supérieure, l'autre n'est que secondaire. Aussi le Philosophe
dit-il: "Celui-là est parfait qui comprend tout par lui-même; celui-là est
bon qui se montre docile envers un bon maître." Il revenait donc au Christ
d'acquérir la science par découverte personnelle plutôt que par enseignement
reçu étant donné surtout que le Christ était établi par Dieu docteur de tous
les hommes, selon Joël (2, 23): "Réjouissez-vous dans le Seigneur votre
Dieu, parce qu'il vous a donné un docteur de justice."
2. L'esprit humain possède un double rapport l'un
aux réalités supérieures, et c'est pourquoi l'âme du Christ fut remplie de
science infuse; l'autre aux réalités inférieures, c'est-à-dire aux images qui
sont aptes à mouvoir l'esprit par la vertu de l'intellect agent. A ce point de
vue encore il fallait que le Christ fût rempli de science, non pas que la
première plénitude ne puisse suffire par elle-même à l'esprit humain, mais
celui-ci devait atteindre sa perfection en ce qui concerne son rapport aux
images.
3. Autre est la nature de l'habitus de science acquise, et autre la nature de l'habitus infus. Le premier s'acquiert en effet par le recours de l'esprit humain aux images, et sous ce rapport on ne peut acquérir deux habitus de même espèce. Le second est tout différent, car il descend d'en haut dans l'âme, sans aucun recours aux images. on ne peut donc le comparer au premier.
I1 faut maintenant étudier chacune des sciences dont nous venons de parler. Mais, parce que l'on a traité de la science divine dans la première Partie (Q. 14), il reste maintenant à parler des trois autres sciences: I. La science bienheureuse (Q. 10). - II. La science infuse (Q. 11). - III. La science acquise (Q. 12).
Mais parce que, de la science bienheureuse, qui consiste dans la vision de Dieu, nous avons longuement parlé aussi dans la première Partie (Q. 12) nous nous contenterons d'étudier ce qui concerne proprement l'âme du Christ.
1. L'âme du Christ a-t-elle eu la compréhension
du Verbe, c'est-à-dire de l'essence divine? - 2. Dans le Verbe a-t-elle connu
toutes choses? - 3. Dans le Verbe a-t-elle connu une infinité de choses? - 4.
Voit-elle le Verbe, ou l'essence divine, plus clairement qu'aucune autre
créature?
Objections:
1. S. Isidore a dit que la Trinité est connue
d'elle seule et de l'homme assumé. Donc cette connaissance d'elle-même, qui est
propre à la sainte Trinité, se trouve communiquée à l'homme assumé. Or cette
connaissance est compréhensive. L'âme du Christ comprend donc l'essence divine.
2. Il est plus parfait d'être uni à Dieu selon
l'existence personnelle que selon la vision. Mais ainsi que l'enseigne S. Jean
Damascène " toute la divinité en l'une de ses personnes est unie dans le
Christ à la nature humaine". A plus forte raison toute la nature divine
est-elle vue par l'âme du Christ; cette âme a donc eu la compréhension de
l'essence divine.
3." Ce qui convient au Fils de Dieu par nature, convient au Fils de l'homme par grâce", remarque S. Augustin. Mais comprendre l'essence divine est naturel au Fils de Dieu; cette compréhension appartient donc par grâce au Fils de l'homme. Dès lors, il semble que l'âme du Christ a eu, par grâce, la compréhension du Verbe.
Cependant: S. Augustin écrit: "On enferme dans ses propres limites ce que l'on comprend." Mais l'essence divine dépasse infiniment l'âme du Christ, et ne saurait être limitée par elle. L'âme du Christ n'a donc pas la compréhension du Verbe.
Conclusion:
Comme nous l'avons déjà montré, l'union des natures s'est faite en la personne du Christ, sans que leurs propriétés se soient confondues, en sorte que " l'incréé est demeuré l'incréé, et le créé est resté dans les limites de la créature", dit S. Jean Damascène. Or, il est impossible à une créature de comprendre l'essence divine, ainsi que nous l'avons démontré dans la première Partie, car l'infini ne peut être compris par le fini. Il faut donc admettre que d'aucune manière l'âme du Christ n'a eu la compréhension de l'essence divine.
Solutions:
1. L'homme assumé est comparé, dans le texte
cité, à la Trinité divine, non parce que sa connaissance serait compréhensive,
mais parce queue surpasse celle de toutes les créatures.
2. Il n'est pas vrai que, même dans son union
personnelle, la nature humaine comprend le Verbe de Dieu ou la nature divine,
car, bien que toute la nature divine soit, en la personne du Fils, unie à la
nature humaine, la puissance de la divinité ne se trouve pas pour autant
circonscrite par elle. Aussi S. Augustin écrit-il: "je veux que tu le
saches, l'enseignement chrétien n'admet pas que Dieu, en s'unissant à la chair,
ait abandonné ou perdu le gouvernement du monde, ou qu'il ait rétréci sa puissance
aux limites d'un pauvre corps." Pareillement, l'âme du Christ voit toute
l'essence de Dieu; mais elle n'en a pas la compréhension, car elle ne la voit
pas d'une manière totale, c'est-à-dire aussi parfaitement queue est visible,
comme on l'a exposé dans la première Partie.
3. Cette parole de S. Augustin doit s'entendre de
la grâce d'union, selon laquelle tout ce que l'on dit du Fils de Dieu considéré
en sa nature divine, peut être dit également du Fils de l'homme, à cause de
l'identité de suppôt. En ce sens on peut dire que le Fils de l'homme a la
compréhension de l'essence divine non par son âme, mais par sa nature divine.
C'est aussi de cette façon que l'on peut dire que le Fils de l'homme est
créateur.
Objections:
1. On lit en S. Marc (13, 32) " Personne, ni
les anges dans le ciel, ni le Fils ne connaît ce jour, si ce n'est le
Père." L'âme du Christ ne connaît donc pas toutes choses dans le Verbe.
2. On connaît d'autant plus de choses dans un
principe que l'on connaît celui-ci plus parfaitement. Mais Dieu voit son
essence d'une manière plus parfaite que l'âme du Christ ne la voit. Dieu
connaît donc plus de choses dans le Verbe, et par suite l'âme du Christ ne les
connaît pas toutes.
3. La richesse d'une science se mesure à la quantité de réalités connaissables. Donc, si l'âme du Christ connaissait dans le Verbe tout ce que le Verbe lui-même connaît, sa science égalerait sa science divine, le créé égalerait l'incréé, ce qui est impossible.
Cependant: quand l'Apocalypse (5,12) dit: "L'Agneau immolé est digne de recevoir divinité et sagesse", la Glose interprète ce dernier mot comme signifiant la connaissance de toutes choses.
Conclusion:
Quand on se demande si le Christ a connu toutes choses dans le Verbe, on peut l'entendre au sens propre de tout ce qui est, a été ou sera fait, dit ou pensé par qui que ce soit, en n'importe quel temps. En ce sens, l'âme du Christ connaît toutes choses dans le Verbe. L'intelligence créée, en effet, si elle ne connaît pas absolument tout dans le Verbe, saisit cependant d'autant plus de choses queue connaît le Verbe plus parfaitement. Et chaque intelligence bienheureuse connaît dans le Verbe tout ce qui a rapport à elle-même. Or, toutes choses ont rapport d'une certaine manière au Christ et à sa dignité, car toutes choses lui sont soumises. Il est " le juge universel constitué par Dieu, parce qu'il est Fils de l'homme", dit S. Jean (5,27). C'est pourquoi l'âme du Christ connaît dans le Verbe toutes les réalités, à quelque moment qu'elles existent, et même les pensées des hommes, dont il est le juge. Aussi cette parole de S. Jean (2, 25): "Il savait ce qu'il y avait dans l'homme". peut s'entendre non seulement de sa science divine, mais aussi de cette science que son âme possédait dans la vision du Verbe.
Par ailleurs, on peut prendre " toutes choses " en un sens plus large, englobant non seulement tout ce qui existe en acte, à n'importe quelle époque, mais même tout ce qui est en puissance et ne sera jamais amené à l'acte. De telles choses n'ont d'existence que dans la puissance divine. En ce sens, l'âme du Christ ne connaît pas toutes choses dans le Verbe. Il lui faudrait en effet comprendre tout ce que Dieu peut faire, en d'autres termes comprendre la puissance divine et par suite l'essence divine elle-même. La puissance d'un être se détermine en effet par la connaissance de tout ce qu'il peut faire.
Pourtant s'il s'agit de tout ce qui est non pas seulement dans la puissance divine, mais aussi dans la puissance de la créature, l'âme du Christ connaît toutes choses dans le Verbe. Car elle comprend en lui l'essence de toute créature, et par conséquent la puissance, la vertu et tout ce qui est au pouvoir de la créature.
Solutions:
1. Arius et Eunomius ont appliqué ce texte non pas à la science de l'âme du Christ, dont ils n'admettaient pas l'exigences mais à la connaissance divine du Fils, prétendant qu'il était sous ce rapport inférieur au Père. Cette doctrine est inadmissible, car " par le Verbe toutes choses ont été faites", dit S. Jean (1, 3), et parmi elles également tous les temps. Or, rien n'a été fait par le Verbe qui fût ignoré de lui.
On doit donc dire que, dans ce cas, ignorer le jour et l'heure du jugement signifie ne pas le faire connaître. Interrogé en effet à ce sujet par ses Apôtres, le Christ n'a rien voulu leur révéler. C'est ainsi qu'en sens contraire nous lisons dans la Genèse (22, 12): "Maintenant j'ai connu que tu crains Dieu", ce qui signifie: j'ai fait connaître que tu crains Dieu. On dit que le Père connaît le jour du jugement, parce qu'il communique cette connaissance au Fils. Dès lors cette expression: "si ce n'est le Père", signifie précisément que le Fils connaît le jour du jugement, non seulement selon sa nature divine, mais même selon sa nature humaine. Comme le montre en effet S. Jean Chrysostome," s'il a été donné au Christ homme de savoir de quelle manière il devait juger, à plus forte raison devait-il connaître l'époque du jugement, qui est une chose moins importante".
Origène il est vrai, entend ce texte du
corps du Christ, qui est l’Église et qui ignore cette époque. D'autres enfin
disent qu'il faut l'entendre du fils adoptif de Dieu et non de son Fils par
nature.
2. Dieu connaît plus parfaitement sa propre
essence que ne la connaît l'âme du Christ, parce qu'il en a la compréhension.
Aussi connaît-il toutes choses, non seulement les réalités qui existent en acte
à n'importe quelle époque, et qui sont l'objet de sa science de vision, mais
aussi tout ce qu'il peut faire et qui se rapporte à sa science de simple
intelligence, comme on l'a vu dans la première Partie. L'âme du Christ sait
donc tout ce que Dieu connaît en lui-même par sa science de vision, mais non ce
qu'il connaît par sa science de simple intelligence. Et par suite Dieu sait en
lui-même plus de choses que l'âme du Christ.
3. La richesse d'une science ne se mesure pas
seulement au nombre de choses sues, mais aussi à la clarté avec laquelle on les
connaît. Aussi, bien que la science du Christ dans le Verbe égale la science de
vision de Dieu sous le rapport du nombre des choses sues, cependant celle de
Dieu la dépasse infiniment sous le rapport de la clarté. Car la lumière incréée
de l'intelligence divine surpasse à l'infini toute lumière créée reçue par
l'âme du Christ. Ce qui n'empêche pas la science divine, absolument parlant, de
dépasser celle du Christ, même sous le rapport du nombre des choses connues, on
vient de le dire.
Objections:
1. Que l'infini soit objet de connaissance, cela
contredit la notion d'infini, car, selon Aristote, " l'infini suppose une
grandeur qui dépasse toujours la considération que l'on peut en prendre".
Or il est impossible d'enlever à un objet sa définition, ce qui équivaudrait à
admettre la coexistence de deux contradictoires. Il est donc impossible que
l'âme du Christ connaisse une infinité de choses.
2. La science d'une infinité de choses est
elle-même infinie. Or la science de l'âme du Christ ne peut être infinie,
puisque, étant créée, elle comporte nécessairement des limites. L'âme du Christ
ne peut donc connaître une infinité de choses.
3. Il ne peut y avoir rien de plus grand que l'infini; mais la science divine embrasse, absolument parlant, beaucoup plus de choses que la science du Christ, on l'a dit". L'âme du Christ ne connaît donc pas une infinité de choses.
Cependant: l'âme du Christ connaît toute sa puissance, et toutes les possibilités de celle-ci. Or elle peut nous purifier d'une infinité de péchés, selon cette parole (1 Jn 2, 2): "Il est lui-même victime de propiation pour nos péchés, non seulement pour les nôtres, mais pour ceux du monde entier." L'âme du Christ connaît donc une infinité de choses.
Conclusion:
Il n'y a de science que de l'être, car l'être et le vrai sont convertibles. Mais on donne à une chose le nom d'être d'une double manière: d'une manière absolue, s'il s'agit d'un être en acte; d'une manière relative, s'il s'agit d'un être en puissance. Et comme d'autre part, selon Aristote rien n'est connu sinon autant qu'il est en acte, et non en puissance, il s'ensuit que l'objet premier et principal de la science, c'est l'être en acte; son objet secondaire, c'est l'être en puissance. Mais celui-ci n'est pas connaissable en lui-même, il ne l'est que par l'être en la puissance duquel il existe.
Donc, en ce qui regarde le premier mode de connaissance, l'âme du Christ ne connaît pas une infinité de choses, car cette infinité ne se trouve jamais réalisée en acte, même si l'on considère tout ce qui existe en acte, en quelque temps que ce soit; car l'état des choses qui sont soumises à la génération et à la corruption ne dure pas indéfiniment; aussi y a-t-il un nombre limité non seulement des réalités inengendrées et incorruptibles, mais même des réalités soumises à la génération et à la corruption.
Pour ce qui est du second mode de connaissance, il faut reconnaître que l'âme du Christ connaît dans le Verbe une infinité de choses. Elle connaît, ainsi que nous venons de le dire, tout ce qui se trouve dans la puissance de la créature. Et comme, dans la puissance de la créature, il y a une infinité de choses, elle peut donc sous ce rapport atteindre à l'infini par la science de simple intelligence, et non par la science de vision.
Solutions:
1. L'infini, nous l'avons dit dans la première Partie revêt un double aspect selon qu'on le considère du point de vue de la forme ou du point de vue de la matière. Du point de vue de la forme, on l'appelle infini par négation; la forme ou l'acte n'est pas limité par la matière ou le sujet qui le reçoit. Un tel infini, de soi, est parfaitement connaissable en raison de la perfection de l'acte, bien qu'il ne soit pas compréhensible par la puissance finie de la créature. C'est de cette manière que nous disons que Dieu est infini: cet infini, l'âme du Christ le connaît, sans pourtant le comprendre totalement.
Ce qui est infini du point de vue de la matière
est appelé ainsi par privation, du fait qu'il ne possède pas la forme qu'il est
apte à recevoir. C'est le cas de l'infini qui se rapporte à la quantité. Un tel
infini est inconnu par définition, selon Aristote", or la connaissance
n'est possible que par la forme ou l'acte. Connaître cet infini selon le mode
qui lui est propre est donc impossible, car ce mode suppose que l'on considère
les parties l'une après l'autre, comme dit encore Aristote,. En ce sens, il est
vrai que l'infini est une grandeur qui dépasse toujours la considération que
l'on peut en prendre, puisqu'on ne peut l'envisager que partie par partie, en
allant toujours plus loin. Mais, de même que les réalités matérielles peuvent
être appréhendées par l'intellect d'une manière immatérielle, et que le
multiple peut être appréhendé par le mode de l'unité de même une infinité de
choses peut être saisie par l'intellect non pas sous le mode de l'infinité,
mais pour ainsi dire d'une manière finie; de cette façon des réalités infinies
en soi deviennent finies dans l'intellect de celui qui les connaît. Et c'est
ainsi que l'âme du Christ connaît une infinité de choses, non pas en les
parcourant une par une, mais en les envisageant dans une réalité unique, dans
une créature par exemple, en la puissance de laquelle se trouvent une infinité
de choses, et d'abord dans le Verbe lui-même.
2. Rien n'empêche qu'une réalité soit infinie sous un certain rapport, et ce sous un autre: ainsi nous pouvons imaginer, dans l'ordre de la quantité, une surface infinie en longueur et finie en largeur. Ainsi encore des hommes qui seraient en nombre infini posséderaient une infinité relative à la multitude, et n'en demeureraient pas moins finis dans leur essence, car l'essence de tous les êtres est limitée par l'unité de leur espèce; seul Dieu est infini absolument sous le rapport de son essence, nous l'avons dit dans la première Partie'. Or " l'objet propre de l'intellect est la quiddité " dit Aristote", et c'est à cette essence propre que s'applique la notion d'espèce.
Ainsi donc l'âme du Christ, ayant une capacité
finie, peut bien atteindre en son essence ce qui est infini absolument, mais
elle ne peut le comprendre totalement, nous l'avons dit. Au contraire, l'infini
qui se trouve en puissance dans la créature peut être objet de compréhension
pour l'âme du Christ qui atteint cet infini par le moyen de l'essence, et sous
ce rapport la créature n'est pas infinie. Car même notre intellect atteint
l'universel, comme la nature du genre ou de l'espèce, universel qui est infini
d'une certaine manière, puisqu'il peut être attribué à une infinité
d'individus.
3. Ce qui est infini de toutes manières, ne peut être qu'un; c'est pourquoi le Philosophe observe que, le corps étant soumis à la dimension dans toutes ses parties, il est impossible qu'il y ait plusieurs corps infinis. Mais si une chose est infinie en un sens seulement, rien n'empêcherait qu'il y ait plusieurs choses infinies; ainsi on peut concevoir plusieurs lignes infinies en longueur, tracées sur une surface finie en largeur. Puisque l'infini dans les choses n'est pas une substance mais un accident, selon les Physiques, en même temps que se multiplie l'infini d'après ses divers sujets, se multiplient aussi les propriétés de l'infini, c'est-à-dire que ses propriétés lui conviennent en chacun des sujets qui le possèdent. Or, c'est une des propriétés de l'infini qu'il n'y ait rien de plus grand que lui. Ainsi donc, si nous considérons une ligne infinie, il n'y a en elle rien de plus grand que l'infini; de même si nous considérons l'une quelconque des autres lignes infinies, il est manifeste qu'en chacune d'elles les parties sont infinies. Il faut donc que, dans une ligne donnée, il n'y ait rien de plus grand que l'infinité de toutes ses parties; pourtant, dans une autre ligne, et dans une troisième, il pourra y avoir une infinité plus grande de parties. C'est ce que l'on peut constater encore pour les nombres: les nombres pairs constituent une infinité, et de même les nombres impairs; et cependant les nombres pairs et impairs forment ensemble une infinité plus grande que les nombres pairs.
Concluons donc que, s'il s'agit d'un infini pur
et simple, et en toutes ses parties, il n'y a rien de plus grand que lui. Mais
s'il s'agit d'un infini relatif, il n'y a pas plus grand que lui dans cet
ordre, bien qu'il puisse y avoir plus grand que lui dans un autre ordre. Sous
ce rapport, les choses qui sont en la puissance de la créature constituent une
infinité, et cependant il y a plus de choses dans la puissance de Dieu que dans
la puissance de la créature. Pareillement, l'âme du Christ connaît une infinité
de choses par science de simple intelligence; et Dieu néanmoins, par ce même
mode de science, en connaît davantage.
Objections:
1. La perfection de la connaissance se juge
d'après le moyen de connaitre: ainsi la connaissance par syllogisme
démonstratif est plus parfaite que la connaissance par syllogisme dialectique.
Mais tous les bienheureux voient le Verbe immédiatement par l'essence divine,
nous l'avons dit dans la première Partie. L'âme du Christ ne voit donc pas le
Verbe plus parfaitement que ne le voit toute autre créature.
2. La perfection de la vision ne dépasse pas la
puissance de voir; mais la puissance rationnelle d'une âme comme celle du
Christ est inférieure à la puissance intellectuelle de l'ange, ainsi que le
montre Denys. L'âme du Christ ne voit donc pas le Verbe plus parfaitement que
ne le voient les anges.
3. Dieu voit son Verbe d'une façon infiniment plus parfaite que ne le voit l'âme du Christ; il peut donc y avoir des degrés à l'infini entre la manière dont Dieu voit son Verbe, et celle dont l'âme du Christ le voit. On ne peut donc affirmer que l'âme du Christ voit plus parfaitement que toute autre créature le Verbe ou l'essence divine.
Cependant: l'Apôtre écrit (Ep 1, 20): "Dieu a fait asseoir le Christ à sa droite dans les cieux au-dessus de toute Principauté, Puissance, Vertu, Domination et de tout nom quel qu'il soit, non seulement dans ce siècle-ci, mais dans le siècle à venir." Or, plus un élu se trouve élevé dans la gloire céleste, plus il voit Dieu parfaitement. L'âme du Christ voit donc Dieu plus parfaitement que ne le voit aucune autre créature.
Conclusion:
La vision de l'essence divine convient à tous les bienheureux dans la mesure où ils participent de la lumière qui leur est communiquée par le Verbe de Dieu, selon cette parole de l'Ecclésiastique (1, 5 Vg): "La source de la sagesse, c'est le Verbe de Dieu au plus haut des cieux." Or l'âme du Christ, unie au Verbe dans sa personne, est plus proche de lui qu'aucune autre créature. Elle reçoit donc plus parfaitement qu'une autre la communication de la lumière en laquelle Dieu est vu par le Verbe. Elle voit donc plus parfaitement que les autres créatures la vérité première, qui est l'essence de Dieu. C'est pourquoi S. Jean écrit (1, 14): "Nous avons vu sa gloire, comme celle du Fils unique du Père plein " non seulement " de grâce", mais aussi " de vérité".
Solutions:
1. Oui, la perfection de la connaissance, à
l'égard de ce qui est connu, se juge d'après le moyen de connaître; mais à
l'égard du sujet connaissant, elle se juge d'après la puissance ou l'habitus.
De là vient que, parmi les hommes qui emploient un même moyen de connaître, les
uns connaissent une conclusion plus parfaitement que les autres. Ainsi l'âme du
Christ, remplie d'une lumière plus abondante, connaît plus parfaitement
l'essence divine que les autres bienheureux, bien que tous voient l'essence
divine par elle-même.
2. La vision de l'essence divine dépasse la
puissance de toute créature'. Il faut donc juger son degré de perfection
d'après l'ordre de la grâce, où le Christ occupe la place la plus haute, plutôt
que d'après l'ordre de la nature, où la nature angélique l'emporte sur la
nature humaine.
3. Comme nous l'avons dit plus haut. il ne peut y avoir de grâce plus grande que celle du Christ, parce qu'elle se trouve en rapport avec l'union hypostatique. Ce que nous disons de la grâce, il faut le dire aussi de la perfection de la vision divine, bien qu'absolument parlant on puisse concevoir un degré plus élevé, selon l'infinité de la puissance divine.
1. Par cette science le Christ connaît-il
toutes choses? - 2. A-t-il pu employer cette science sans recourir aux images?
- 3. Cette science était-elle discursive? - 4. Son rapport avec la science
angélique. - 5. Était-elle à l'état d'habitus? - 6. Y distinguait-on plusieurs
habitus?
Objections:
1. Cette science a été infusée au Christ pour
perfectionner son intellect possible. Or l'intellect possible de l'âme humaine
ne parait pas être en puissance à toutes choses absolument, mais seulement à
celles pour lesquelles l'intellect agent, qui est son principe actif propre,
peut l'amener à l'acte: ce sont les réalités connaissables par la raison
naturelle. Donc, selon cette science, le Christ n'a pas connu les réalités qui
dépassent la raison naturelle.
2. Les images sont dans le même rapport avec
l'intelligence humaine que les couleurs avec la vue, enseigne Aristote. Mais la
perfection de la puissance visuelle ne requiert pas la connaissance des objets
totalement incolores. De même par conséquent la perfection de l'intelligence
humaine n'exige pas la connaissance des réalités qui ne peuvent être imaginées;
or, tel est le cas des substances séparées. Et puisque la science infuse du
Christ n'a d'autre but que de parfaire son âme intellectuelle, on ne voit pas
qu'il soit nécessaire que cette science lui donne la connaissance des substances
séparées.
3. La perfection de l'intelligence ne requiert pas non plus la connaissance des singuliers. Il semble donc que par cette science le Christ n'a pas connu les singuliers.
Cependant: on lit dans Isaïe (11, 2) " Sur lui reposera l'esprit de sagesse et d'intelligence, de science et de conseil." Or, sous ces expressions, il faut entendre tout ce que l'on peut connaître. A la sagesse, en effet, revient la connaissance de toutes les choses divines; à l'intelligence, la connaissance de toutes les réalités immatérielles; à la science, la connaissance de toutes les conclusions; au conseil, la connaissance de tout ce qui concerne l'action. Il semble donc que le Christ, par la science infuse que le Saint-Esprit lui communique, a connu toutes choses.
Conclusion:
Nous l'avons déjà dit il convenait, pour que l'âme du Christ soit de tout point parfaite, que toute sa potentialité soit amenée à l'acte. Or il faut considérer que dans l'âme du Christ, comme d'ailleurs en toute créature, il y a une double puissance passive: l'une a rapport à l'agent naturel, l'autre se réfère au premier Agent, lequel peut amener toute créature à un acte plus élevé que ne peut le faire l'agent naturel. On a coutume de donner à cette dernière puissance de la créature le nom de puissance obédientielle. Précisément, l'une et l'autre puissance, dans l'âme du Christ, furent amenées à l'acte par la science divinement infuse; en sorte que par elle, l'âme du Christ connut d'abord tout ce qui peut être connu par la lumière de l'intellect agent, comme par exemple tout ce qui relève des sciences humaines. Puis, par cette même science, l'âme du Christ connut encore tout ce que les hommes connaissent par révélation divine, que cela relève du don de sagesse, de prophétie, ou de tout autre don du Saint-Esprit. Et toutes ces choses, le Christ les connut d'une manière plus abondante et plus achevée que les autres hommes. Pourtant cette science ne lui fit pas connaître l'essence même de Dieu; un tel objet appartient à la première science dont nous avons parlé dans la question précédente.
Solutions:
1. Un tel argument n'envisage que la puissance
naturelle de l'âme intellectuelle; or, cette puissance se réfère à son agent
naturel, qui est l'intellect agent.
2. L'âme humaine, dans l'état de la vie présente,
est comme liée au corps et ne peut, sans image, faire acte d'intelligence;
c'est pourquoi elle ne peut connaître les substances séparées. Mais après cette
vie, l'âme humaine pourra d'une certaine façon connaître par elle-même ces
substances, comme nous l'avons dit dans la première Partie. Et cela est surtout
vrai des âmes des bienheureux. Or le Christ, avant sa passion, ne fut pas
seulement voyageur, mais aussi compréhenseur. Son âme pouvait donc connaître
les substances séparées de la façon dont l'âme séparée les connaît.
3. La connaissance des singuliers n'appartient
pas à la perfection de l'âme intellectuelle, s'il s'agit de la connaissance
spéculative; mais elle en relève s'il s'agit de la connaissance pratique, car
il n'y a pas d'opération possible sans la connaissance des singuliers, dit
Aristote. De là vient que la prudence requiert le souvenir du passé, la
connaissance du présent et la prévision de l'avenir, enseigne Cicéron. Et
puisque le Christ a eu, dans le don de conseil, la plénitude de la prudence, il
s'ensuit qu'il a connu tous les singuliers, présents, passés et futurs.
Objections:
1. Selon Aristote les images sont avec l'âme
intellectuelle humaine dans le même rapport que les couleurs avec la vue. Mais
la puissance visuelle du Christ ne pouvait exercer son acte sans recourir aux
couleurs; de même, semble-t-il, son âme intellectuelle ne pouvait comprendre
quelque chose qu'en recourant aux images.
2. L'âme du Christ est de même nature que la
nôtre, autrement le Christ appartiendrait à une autre espèce que nous, ce qui
est contredit par cette parole de l'Apôtre (Ph 2, 7): "Il est devenu
semblable aux hommes." Or notre âme ne peut faire acte d'intelligence
qu'en ayant recours aux images; donc l'âme du Christ non plus.
3. Les sens ont été donnés à l'homme pour servir son intelligence. Donc, si l'âme du Christ pouvait faire acte d'intelligence sans avoir recours aux images perçues par les sens, il s'ensuivrait que ceux-ci ne lui serviraient à rien, ce qui est absurde. Il semble donc que l'âme du Christ n'a pu faire acte d'intelligence sans se tourner vers les images.
Cependant: l'âme du Christ connaît certaines réalités, comme les substances séparées, qui ne peuvent être connues par le moyen des images. Elle a donc pu faire acte d'intelligence sans se tourner vers les images.
Conclusion:
Le Christ, avant sa passion, fut à la fois voyageur et compréhenseur, nous le montrerons mieux plus loin. Il fut soumis à la condition du voyageur avant tout sous le rapport du corps en tant qu'il était capable de souffrir. Il participa à la condition du compréhenseur surtout sous le rapport de l'âme intellectuelle. Et cette condition de l'âme du compréhenseur, c'est qu'elle n'est en aucune manière soumise à son corps ni dépendante de lui, mais qu'elle le domine totalement; et de là vient qu'après la résurrection, la gloire rejaillira de l'âme sur le corps. Quant à l'âme du voyageur, si elle a besoin de se tourner vers les images, c'est qu'elle est liée au corps comme soumise à lui et comme dépendant de lui. C'est pourquoi les âmes bienheureuses, avant comme après la résurrection, peuvent faire acte d'intelligence sans se tourner vers les images. Et c'est ce qu'il faut dire également de l'âme du Christ, qui avait toute la capacité de compréhenseur.
Solutions:
1. Cette analogie, affirmée par le Philosophe,
entre la vue et l'intelligence, ne vaut pas à tous les points de vue. Il est
manifeste en effet que le but de la puissance visuelle est de connaître les
couleurs; tandis que la fin de la puissance intellectuelle n'est pas de
connaître les images, mais les espèces intelligibles qu'elles appréhendent à
partir des images et dans les images, selon la condition de la vie présente. Il
y a donc analogie du point de vue de l'objet qui tombe sous le regard de l'une
et l'autre puissance; mais non du point de vue du terme auquel aboutit la
condition de chacune. Or, rien n'empêche une chose de parvenir à sa fin de
diverses manières selon ses différents états; cette fin qui lui est propre
reste toujours unique. Dès lors, s'il apparaît impossible que la vue puisse
connaître sans couleur, on comprend que l'intelligence, dans un état donné,
peut connaître sans image, mais non sans espèce intelligible.
2. L'âme du Christ, tout en étant de même nature
que les nôtres, a possédé un état que nos âmes ne possèdent pas en réalité,
mais seulement en espérance, à savoir l'état où l'on comprend Dieu.
3. L'âme du Christ pouvait faire acte
d'intelligence sans recourir aux images; mais elle pouvait tout aussi bien y
faire appel. Les sens ne lui étaient donc pas inutiles, d'autant moins que les
sens sont donnés à l'homme non seulement pour sa connaissance intellectuelle,
mais aussi pour les besoins de sa vie animale.
Objections:
l. S. Jean Damascène écrit: "Nous
n'attribuons au Christ ni le conseil ni l'élection." Or ces actes sont
écartés du Christ uniquement parce qu'ils impliquent comparaison et discours.
Il apparaît donc que la science du Christ n'était ni comparative ni discursive.
2. L'homme a besoin du raisonnement et du
discours rationnel pour rechercher ce qu'il ignore; mais l'âme du Christ a
connu toutes choses, on l'a dit; elle n'a donc pas eu de science discursive,
impliquant le raisonnement.
3. L'âme du Christ a possédé la science à la manière des compréhenseurs, qui sont assimilés aux anges (Mt 22, 30). Mais les anges n'ont pas de science discursive ou comparative, comme le montre Denys; il en fut donc de même pour le Christ.
Cependant: le Christ a possédé une âme rationnelle, nous l'avons vu. Or l'opération propre de l'âme rationnelle, c'est d'inférer et de progresser d'un point à un autre. Il y a donc eu chez le Christ une science discursive, ou comparative.
Conclusion:
Une science peut être discursive de deux façons. D'abord quant à son acquisition, ce qui nous arrive quand nous connaissons une chose par l'intermédiaire d'une autre, comme les effets par les causes, ou inversement. En ce sens, la science du Christ ne fut pas discursive, car cette science dont nous parlons ne fut pas acquise par investigation rationnelle, mais donnée par Dieu.
En second lieu, une science peut-être dite discursive pour l'usage que l'on en fait; ainsi les savants déduisent les effets des causes non pour les réapprendre, mais pour utiliser une science qu'ils possèdent déjà. En ce sens, la science du Christ pouvait être discursive, car il pouvait à son gré conclure une chose à partir d'une autre. Ainsi, selon S. Matthieu (17, 24), il avait un jour demandé à Pierre de qui les rois de la terre perçoivent le tribut, de leurs fils ou des étrangers. Pierre lui ayant répondu: "Des étrangers", le Christ conclut: "Donc les fils en sont exempts."
Solutions:
1. On n'attribue pas le conseil au Christ pour
autant qu'il comporte quelque hésitation, ni par suite l'élection, dont la
nature est d'inclure un tel genre de conseil. Mais il n'est pas exclu que le
Christ ait fait usage du conseil.
2. Cet argument envisage le raisonnement discursif
dans l'acquisition de la science.
3. Les bienheureux sont assimilés aux anges sous
le rapport des dons de la grâce; mais la différence demeure du point de vue de
la nature. C'est pourquoi l'usage du raisonnement est connaturel aux âmes
bienheureuses, non aux anges.
Objections:
1. La perfection se mesure au sujet queue doit
parfaire; mais l'âme humaine, dans l'ordre naturel, est inférieure à la nature
angélique. Puisque la science dont nous parlons est communiquée à l'âme du
Christ en vue de la parfaire, il semble donc que cette science ait été
inférieure à celle qui vient parfaire la nature angélique.
2. La science du Christ fut de quelque manière
discursive, ce que l'on ne peut pas dire de la science angélique. C'est là une
infériorité pour la science du Christ.
3. Plus une science est immatérielle, plus elle est puissante. Mais la science des anges est plus immatérielle que celle du Christ, car l'acte du Christ est l'acte d'un corps, et elle peut recourir aux images, tandis que l'on ne saurait en dire autant des anges. La science des anges est donc plus puissante que celle du Christ.
Cependant: l'Apôtre écrit (He 2, 9) " Abaissé un moment au-dessous des anges, il a reçu une couronne de gloire et d'honneur parce qu'il a souffert la mort." D'où il ressort que c'est uniquement pour avoir souffert la mort que le Christ a été abaissé au-dessous des anges, et non en raison de sa science.
Conclusion:
La science infusée à l'âme du Christ peut être envisagée à deux points de vue: premièrement par rapport à la cause qui la produit; deuxièmement par rapport au sujet qui la reçoit. Sous le premier point de vue la science du Christ fut plus excellente que celle des anges, soit pour le nombre des objets connus, soit pour la certitude de la connaissance; car la lumière surnaturelle communiquée à l'âme du Christ est beaucoup plus parfaite que celle qui revient à la nature angélique. Sous le second point de vue, la science infusée à l'âme du Christ est inférieure à la science angélique, car le mode de connaissance naturel à l'âme humaine implique le recours aux images et le raisonnement.
Solutions:
Et par là, nous résolvons les Objections.
Objections:
1. On a dit qu'une science souverainement
parfaite convenait à l'âme du Christ. Mais il est plus parfait pour une science
d'exister en acte que d'exister à l'état de puissance ou d'habitus. Il
convenait donc, semble-t-il, que le Christ connaisse toutes choses en acte, et
non seulement d'une manière habituelle.
2. Tout habitus est ordonné à l'acte, et par
conséquent un habitus de science qui n'est jamais amené à l'acte semble
inutile. D'autre part, le Christ savait toutes choses, on l'a déjà dit, mais il
ne pouvait pourtant les considérer les unes après les autres, car on ne saurait
épuiser l'infini par énumération. Une science à l'état d'habitus eût donc été
inutile chez le Christ, ce qui est choquant. Le Christ a donc connu toutes choses
d'une manière actuelle et non d'une manière habituelle.
3. Une science à l'état d'habitus est une perfection pour celui qui la possède; mais la perfection est plus noble que ce qui est perfectible. Donc, s'il y avait eu dans l'âme du Christ un habitus créé de science, il s'ensuivrait que quelque chose de créé serait plus noble que l'âme du Christ.
Cependant: quand nous parlons de science chez le Christ, ce mot se dit dans le même sens que pour nous, de même que son âme était de la même espèce que la nôtre. Or notre science appartient au genre de l'habitus; c'est donc que la science du Christ fut aussi à l'état d'habitus.
Conclusion:
Nous l'avons déjà dit, le mode de cette science infuse était en rapport de convenance avec le sujet auquel elle était communiquée; car ce qui est reçu dans un sujet se conforme à la manière d'être de ce sujet. Or, il est connaturel à l'âme humaine d'être intelligente tantôt en acte et tantôt en puissance. D'autre part, l'habitus est intermédiaire entre la pure puissance et l'acte réalisé; et, comme l'intermédiaire appartient au même genre que les extrêmes, il est donc connaturel à l'âme humaine de recevoir la science par manière d'habitus. D'où l'on doit conclure que la science infuse du Christ était à l'état d'habitus, et qu'il pouvait en faire usage quand il voulait.
Solutions:
1. Dans l'âme du Christ il y eut une double
connaissance, et chacune était très parfaite en son genre. La première
dépassait le mode de la nature humaine et faisait voir au Christ l'essence
divine et en elle tout le reste. Ce fut une connaissance absolument parfaite;
elle n'était pas à l'état d'habitus, mais en acte à l'égard de tous ses objets.
La seconde connaissance se trouvait dans le Christ sous un mode proportionné à
la nature humaine; elle lui faisait connaître les réalités par des espèces
intelligibles divinement infuses. Cette connaissance, dont il s'agit ici, ne
fut pas parfaite de façon absolue, mais elle fut très parfaite dans son genre
de connaissance humaine. Et c'est pourquoi il n'était pas requis qu'elle fût
toujours en acte.
2. L'habitus est amené à l'acte sur l'ordre de la
volonté, car l'habitus est ce qui permet à quelqu'un d'agir à sa guise. Par
ailleurs la volonté est indéterminée envers une infinité de choses; pour
autant, cette indétermination n'est pas vaine, bien que la volonté ne se porte
pas actuellement vers toutes choses, car il suffit quelle s'y porte au moment
et dans le lieu qui conviennent. De même l'habitus, lui non plus, n'est pas
inutile, même si tout ce qui lui est soumis n'est pas amené à l'acte. Il suffit
que cette actualisation se produise conformément aux fins de la volonté et aux
exigences des circonstances et du temps.
3. Le bien, comme l'être, possède une double
signification: l'une absolue et que l'on applique à la substance qui subsiste
dans son être et dans sa bonté; l'autre relative et que l'on applique à
l'accident, non qu'il possède l'être et la bonté, mais parce que son sujet,
lui, est être et bonté. Ainsi l'habitus de science n'est pas meilleur et plus
noble que l'âme du Christ d'une manière absolue, mais seulement d'une manière
relative; et en définitive toute la bonté de l'habitus de science aboutit à la
bonté du sujet.
Objections:
1. Plus la science est parfaite, plus elle est
unifiée; de là vient que les anges supérieurs connaissent par des formes plus
universelles, on l'a vu dans la première Partie,. Mais la science du Christ fut
très parfaite; elle fut donc très une, et ne se divisait pas en plusieurs
habitus.
2. Notre foi dérive de la science du Christ de là
cette parole (He 12, 2): "Gardons les yeux fixés sur l'auteur et le
consommateur de notre foi." Mais il n'y a qu'un seul habitus de foi pour
toutes les vérités à croire, nous l'avons dit dans la deuxième Partie; à plus
forte raison n'y eut-il dans le Christ qu'un seul habitus de science.
3. Les sciences se distinguent d'après leurs différents objets formels; mais l'âme du Christ connut toutes choses sous un seul objet formel, à savoir sous la lumière divinement infusée par Dieu. Il n'y eut donc en lui qu'un seul habitus de science.
Cependant: nous lisons dans Zacharie (3, 9) que " sur la pierre unique", c'est-à-dire sur le Christ, " il y a sept yeux". Or par oeil il faut entendre ici la science; il semble donc qu'il y avait dans le Christ plusieurs habitus de science.
Conclusion:
Comme nous l'avons dit, la science infuse se trouvait dans le Christ sous un mode connaturel à l'âme humaine. Or ce qui est connaturel à l'âme humaine, c'est de recevoir des espèces intelligibles moins universelles que celles des anges; de là vient qu'il y a en nous autant d'habitus de science que de genres d'objets à connaître, tout ce qui appartient à un même genre se trouvant connu par le même habitus de science. C'est pourquoi nous lisons dans Aristote: "L'unité de science tient à l'unité numérique de sujet." La science infuse de l'âme du Christ comprenait donc plusieurs habitus.
Solutions:
1. Nous l'avons déjà dit. la science du Christ
est très parfaite et surpasse la science des anges si on la considère du côté
de Dieu qui la cause. Mais elle est inférieure à la science angélique en ce qui
regarde le mode de réception dans le sujet, car ce mode suppose qu'elle se
distingue en de nombreux habitus, comme en autant d'espèces intelligibles plus
particulières.
2. Notre foi se fonde sur la vérité première; et
c'est par sa science divine absolument une que le Christ est l'auteur de notre
foi.
3. La lumière divinement infuse est le moyen commun que nous avons de connaître ce qui nous est révélé par Dieu; de même que la lumière de l'intellect agent nous permet d'atteindre les objets de notre connaissance naturelle. Aussi devait-il y avoir dans l'âme du Christ des espèces particulières de chaque chose, pour qu'il pût en prendre une connaissance propre, d'où la nécessité d'admettre en lui plusieurs habitus de science.
1. Par cette science le Christ a-t-il connu
toutes choses? - 2. A-t-il progressé dans cette science? - 3. A-t-il été
instruit par l'homme? - 4. A-t-il été instruit par les anges?
Objections:
1. Une telle science s'acquiert par l'expérience;
mais le Christ n'a pas tout expérimenté. Il n'a donc pas connu toutes choses
par cette science.
2. L'homme acquiert la science par le moyen des
sens. Mais tous les objets sensibles n'ont pas été proposés aux sens corporels
du Christ. Le Christ n'a donc pas connu toutes choses par cette science.
3. Le degré d'une science s'apprécie au nombre de ses objets. Si le Christ avait connu toutes choses par cette science, sa science acquise eût été égale à sa science infuse et à sa science bienheureuse, ce qui est inadmissible.
Cependant: il n'y eut dans le Christ, en ce qui regarde l'âme, rien d'imparfait. Or, cette science eût été imparfaite si par elle il n'avait pas connu toutes choses. Car ce à quoi on peut ajouter quelque chose est imparfait. Par cette science, le Christ a donc connu toutes choses.
Conclusion:
La science acquise, avons-nous dit a sa place dans l'âme du Christ, parce qu'il convient que l'intellect agent ne reste pas oisif, mais exerce son action qui est de rendre les objets intelligibles en acte. Ainsi avons-nous requis la science infuse dans l'âme du Christ pour la perfection de l'intellect possible. Par celui-ci, en effet, on devient, comme dit Aristote intelligiblement toutes choses; par l'intellect agent on rend toutes choses intelligibles. C'est pourquoi, de même que, par la science infuse, l'âme du Christ a connu tout ce à quoi l'intellect possible est en puissance de quelque manière que ce soit; ainsi, par la science acquise, elle a obtenu tout ce qui peut être connu par l'action de l'intellect agent.
Solutions:
1. La science des choses peut être acquise non
seulement par l'expérience que l’on fait à leur sujet, mais aussi par
l'expérience que l'on a d'autres choses. Par la vertu de la lumière de
l'intellect agent, l'homme peut arriver à connaître les effets par leurs
causes, les causes par leurs effets, le semblable par le semblable, le
contraire par le contraire. C'est de cette manière que le Christ, bien que son
expérience ne fût pas universelle, est parvenu à la connaissance de toutes
choses, grâce à celles qu'il a pu expérimenter.
2. Tous les objets sensibles n'ont pas été
proposés aux sens corporels du Christ; cependant un certain nombre lui furent
proposés, grâce auxquels il a pu, à cause de la puissance extraordinaire de sa
raison, parvenir à la connaissance des autres. C'est ainsi qu'en voyant les
corps célestes, il a pu se rendre compte de leurs vertus, et des effets qu'ils
produisent sur les corps inférieurs, effets qui échappaient à ses sens. Pour la
même raison, il a pu, à partir de n'importe quelles réalités, parvenir à la
connaissance d'autres réalités.
3. Par cette science, l'âme du Christ n'a pas
connu absolument tout, mais seulement tout ce qui est connaissable à l'homme
par la lumière de l'intellect agent. Cette science ne lui a donc pas fait
connaître les substances séparées, ni les singuliers passés et futurs, objets
de sa science infuse.
Objections:
1. On vient de voir que, par sa science acquise,
le Christ a connu toutes choses. Il en était de même pour sa science infuse et
sa science bienheureuse; mais il n'a pas progressé dans ces deux dernières, et
donc non plus, semble-t-il, dans la science acquise.
2. Progresser appartient à ce qui est imparfait,
car on ne peut rien ajouter à ce qui est parfait. Mais on ne peut pas admettre
chez le Christ une science imparfaite. Le Christ n'a donc pas progressé dans sa
science acquise.
3. S. Jean Damascène écrit: "Ceux qui prétendent que le Christ a progressé dans la sagesse et la grâce, comme recevant un accroissement de celles-ci, ne respectent pas l'union " qu'on appelle hypostatique. Or il est impie de ne pas respecter cette union; il est donc impie de prétendre que la science acquise du Christ s'est accrue de quelque connaissance.
Cependant: nous lisons chez S. Luc (2, 52): "Jésus croissait en sagesse, en âge et en grâce devant Dieu et devant les hommes", et S. Ambroise expliquer: "Il croissait en sagesse humaine." Mais la sagesse humaine est celle qui s'acquiert d'une manière humaine. Le Christ a donc progressé en science acquise.
Conclusion:
Il y a un double progrès de la science. L'un dans son essence, parce que l'habitus de science s'accroît. L'autre dans ses effets, et qui consiste, avec un habitus de science de même intensité, par exemple, à démontrer aux autres, d'abord des vérités moins importantes, puis des choses plus difficiles et plus subtiles.
Il est évident qu'à ce second point de vue, le Christ a progressé en sagesse et en grâce, tout aussi bien qu'en âge car, à mesure qu'il croissait en âge, il faisait des oeuvres plus grandes qui manifestaient une science et une grâce plus élevées. Mais, sous le rapport de l'habitus même de science, il est évident que son habitus de science infuse ne s'est pas développé puisque, dès le principe, il a possédé pleinement la science infuse de toutes choses.
Encore moins sa science bienheureuse a-t-elle pu s'accroître; quant à la science proprement divine, nous avons montré dans la première Partie qu'elle ne peut pas grandir.
Certains estiment, et je l'ai pensé moi-même autrefois qu'en plus de l'habitus de science infuse, il n'y avait pas dans le Christ un habitus de science acquise. Mais alors aucune science n'aurait progressé chez le Christ en elle-même. Il n'y aurait eu de progrès que par l'expérience, c'est-à-dire par l'application aux images des espèces intelligibles infuses. Dans cette ligne, on dit que la science du Christ a progressé par l'expérience, en appliquant les espèces intelligibles aux données nouvelles reçues par les sens.
Mais il semble inadmissible qu'une action naturelle à l'intelligence ait fait défaut au Christ. Abstraire les espèces intelligibles à partir des images est une opération de l'intellect agent qui est naturelle à l'homme. Il est donc normal de reconnaître cette opération chez le Christ. Il s'ensuit qu'il y a eu chez le Christ un habitus de science qui pouvait s'accroître par cette abstraction des espèces. De ce fait, l'intellect agent, après avoir abstrait les premières espèces intelligibles à partir des images, pouvait encore en abstraire d'autres, et ainsi de suite.
Solutions:
1. La science infusée dans l'âme du Christ aussi
bien que sa science bienheureuse fut l'effet d'un agent de puissance infinie
qui peut tout produire du premier coup. C'est ainsi que le Christ n'a progressé
en aucune de ces deux sciences: dès le début il les a possédées en perfection.
Mais la science acquise est produite par l'intellect agent qui n'opère pas de
façon simultanée. C'est pourquoi, par cette science, le Christ n'a pas connu
toutes choses dès le principe, mais peu à peu, et après un certain temps,
c'est-à-dire à l'âge parfait; et c'est ce que montre manifestement
l'évangéliste lorsqu'il dit qu'il progressait en science et en âge.
2. Cette science acquise fut toujours parfaite,
relativement à l'âge du Christ; elle ne fut pas parfaite de façon absolue ni
par nature, et c'est pourquoi elle put progressera.
3. La parole du Damascène doit s'appliquer à ceux
qui disent que la science du Christ a progressé, sans préciser laquelle; et
surtout à ceux qui attribuent ce progrès à la science infuse, laquelle est
causée dans l'âme du Christ par son union au Verbe. Mais il en va tout
autrement s'il s'agit du progrès de la science produite par une cause
naturelle.
Objections:
1. On lit dans S. Luc (2, 46) que les parents de
Jésus le découvrirent dans le Temple au milieu des docteurs, " les
interrogeant et leur répondant". Or interroger et répondre est le propre
de celui qui s'instruit. Donc le Christ a été instruit par les hommes.
2. Acquérir la science d'un homme qui enseigne
semble plus noble que l'acquérir des réalités sensibles, car, dans l'âme de
l'homme qui enseigne, les espèces intelligibles sont en acte, tandis qu'elles ne
se trouvent dans les réalités sensibles qu'en puissance. Mais nous avons vu que
le Christ recevait sa science expérimentale des réalités sensibles. A plus
forte raison par conséquent pouvait-il acquérir la science en l'apprenant des
hommes.
3. Nous venons de voir que le Christ, par sa science expérimentale, n'a pas connu toutes choses dès le principe, mais qu'il y a eu progrès dans sa connaissance.
Or, quiconque entend un discours signifiant quelque chose, peut en apprendre ce qu'il ignore. Le Christ a donc pu apprendre des hommes certaines choses que sa science acquise ne lui avait pas encore fournies.
Cependant: on lit dans Isaïe (55, 4) " Voici le témoin que j'ai établi auprès des peuples, le chef et le docteur que j'ai donné aux nations." Or, il n'appartient pas au docteur d'être enseigné, mais d'enseigner. Le Christ n'a donc acquis aucune science par l'enseignement d'un homme.
Conclusion:
Dans un genre donné, le premier moteur n'est pas mû de ce mouvement spécial qu'il lui revient de communiquer, de même que le premier principe de l'altération n'est pas lui-même altéré. Or le Christ a été constitué tête de l'Église, mieux encore tête de tous les hommes, nous l'avons dit, si bien que tous reçoivent de lui non seulement la grâce, mais aussi la doctrine de vérité. C'est pourquoi il dit lui-même en S. Jean (18, 37): "je suis né et je suis venu en ce monde pour rendre témoignage à la vérité." Il ne convenait donc pas à la dignité du Christ d'être enseigné par un homme.
Solutions:
1. Origène expliquant ce texte de S. Luc, écrit:
"Le Seigneur interrogeait non pour apprendre quelque chose, mais pour
instruire en interrogeant; car d'une même source de doctrine émanent et les
interrogations et les réponses sages." C'est pourquoi l'évangile ajoute à
cet endroit: "Tous ceux qui l'entendaient étaient stupéfaits de son
intelligence et de ses réponses."
2. Celui qui reçoit un enseignement d'un homme
n'acquiert pas la science immédiatement à l'aide des espèces intelligibles qui
sont dans l'esprit de celui-ci, mais par le moyen des paroles sensibles, signes
des conceptions de l'intelligence. Or, de même que les mots formés par l'homme
sont comme les signes de sa science, de même les créatures fondées par Dieu
sont les signes de sa sagesse; d'où cette parole de l'Ecclésiastique (1, 8):
"Dieu a répandu sa sagesse sur toutes ses oeuvres." Et comme il est
plus noble d'être enseigné par Dieu que par l'homme, il vaut mieux acquérir la
science par le moyen des créatures sensibles que par un enseignement humain.
3. Jésus progressait en science expérimentale en
même temps qu'il croissait en âge, nous l'avons dit. Mais il est un âge requis
pour que l'homme acquière la science par ses propres recherches, et un autre
pour qu'il la reçoive par enseignement. Or le Seigneur n'a rien fait qui ne
convînt à son âge. C'est pourquoi il n'a prêté l'oreille aux discours de
doctrine que dans le temps où il pouvait acquérir les mêmes connaissances par
la voie de l'expérience. De là cette parole de S. Grégoire: "Lors de sa
douzième année, il daigna interroger les hommes sur la terre, parce que, selon
le développement de la raison, on n'est capable d'enseigner que dans l'âge
parfait."
Objections:
1. Il est écrit en S. Luc (22, 43) " Du ciel
apparut au Christ un ange qui le réconfortait." Mais le réconfort se fait
par des paroles d'encouragement doctrinal, comme il est écrit dans Job (4, 3):
"Voici que tu as enseigné la sagesse à beaucoup, tu as fortifié les mains
débiles, tes paroles ont relevé ceux qui chancelaient." Le Christ a donc
été instruit par les anges.
2. Denys écrit: "je constate que Jésus
lui-même, cause suressentielle des essences supracélestes, venu jusqu'à notre
niveau sans perdre son immutabilité, se soumet docilement aux desseins de Dieu
son Père, que lui transmettent les anges." Il semble donc que le Christ a
voulu se soumettre à l'ordre de la loi divine selon lequel les hommes sont
instruits par l'intermédiaire des anges.
3. De même que le corps humain est soumis par nature aux corps célestes, de même l'esprit humain est soumis aux esprits angéliques. Mais le corps du Christ fut soumis aux impressions des corps célestes: il a éprouvé en effet la chaleur en été et le froid en hiver, ainsi que les autres impressions humaines. Son esprit humain était donc lui aussi soumis aux illuminations des esprits supra-célestes.
Cependant: le même Denys écrit: "Les anges supérieurs interrogent Jésus et apprennent à connaître son oeuvre divine et son incarnation; et lui-même les enseigne sans intermédiaire." Or, un même individu ne peut à la fois enseigner et être enseigné. Le Christ n'a donc pas reçu sa science des anges.
Conclusion:
L'âme humaine tient le milieu entre les substances spirituelles et les réalités corporelles; aussi lui revient-il d'être perfectionnée de deux manières: d'une part au moyen de la science qu'elle tire des réalités sensibles; d'autre part au moyen de la science infuse, imprimée en elle par l'illumination des substances spirituelles. Or l'âme du Christ fut perfectionnée de ces deux manières: des réalités sensibles elle reçut sa science expérimentale, ce qui ne requiert pas la lumière angélique, la lumière de l'intellect agent étant suffisante. Quant à la science infuse, l'âme du Christ la reçut par une influence supérieure qui venait immédiatement de Dieu. C'est d'une manière extraordinaire que son âme fut unie au Verbe de Dieu en l'unité de personne, et c'est également d'une manière extraordinaire qu'elle fut immédiatement remplie de science par ce même Verbe de Dieu. Cela ne se fit pas par l'intermédiaire des anges, car ceux-ci reçurent du Verbe la connaissance des choses dès leur principe, dit S. Augustin.
Solutions:
1. Ce réconfort, apporté par l'ange, ne se fit
pas par manière d'enseignement; son but était seulement de manifester la
réalité de la nature humaine dans le Christ. C'est pourquoi Bède écrit:
"C'est pour manifester l'une et l'autre nature que nous voyons les anges
d'une part le servir, et d'autre part le réconforter. Le Créateur en effet n'a
pas besoin du secours de sa créature, mais, s'étant fait homme, de même qu'il
consent pour nous à être triste, de même pour nous il consent à être
réconforté", afin qu'en nous la foi en son incarnation se trouve affermie.
2. Denys dit que le Christ a été soumis aux
instructions angéliques, non pas pour lui-même, mais en raison de ce qui devait
se produire lors de son incarnation et en raison du service que les anges
devaient lui rendre pendant son enfance. Aussi ajoute-t-il que " par
l'intermédiaire des anges Joseph apprit du Père que Jésus devait se rendre en
Égypte, puis revenir en Judée".
3. Le Fils de Dieu a pris un corps passible, nous le dirons plus loin mais son âme fut parfaite en science et en grâce. C'est pourquoi il convenait que son corps fût soumis à l'influence des corps célestes, tandis que son âme devait rester indépendante de l'action des esprits célestes.
1. L'âme du Christ a-t-elle possédé la
toute-puissance de façon absolue? - 2. A-t-elle possédé la toute-puissance pour
les changements à produire dans les créatures? - 3. A-t-elle possédé la
toute-puissance relativement à son propre corps? - 4. A-t-elle possédé la
toute-puissance relativement à l'exécution de sa propre volonté?
Objections:
1. S. Ambroise a écrit: "La puissance que le Fils de Dieu possède naturellement, l'homme devait la recevoir dans le temps."
Mais cela devait se faire, semble-t-il, avant
tout quant à l'âme qui est la partie principale de l'homme. Puisque le Fils de
Dieu possède éternellement la toute-puissance, il apparaît donc que l'âme du
Christ a dû recevoir la toute-puissance dans le temps.
2. La puissance de Dieu est infinie, comme sa
science. Mais l'âme du Christ a eu d'une certaine manière la science dé tout ce
que Dieu connaît, on l'a dit plus haut. Il semble donc qu'elle a eu également
la puissance sur toutes choses, et qu'elle était par le fait même
toute-puissante.
3. L'âme du Christ a possédé toute science. Mais la science se distingue en science pratique et science spéculative. Le Christ a donc eu la science pratique des choses qu'il connaissait; en d'autres termes, il savait faire les choses qu'il connaissait; et par suite il semble qu'il pouvait faire toutes choses.
Cependant: ce qui est propre à Dieu ne saurait convenir à la créature. Mais la toute-puissance appartient en propre à Dieu, selon cette parole de l'Exode (15, 2): "C'est lui qui est mon Dieu, et je le glorifierai", parole suivie de cette autre: "Son nom est le Tout-Puissant." L'âme du Christ, étant une créature, ne possède donc pas la toute-puissance.
Conclusion:
Dans le mystère de l'Incarnation, nous l'avons déjà dite. l'union est faite dans la personne, tout en maintenant la distinction des natures, qui conservent ce qui leur est propre. Or, la puissance active d'une chose suit sa forme, laquelle est principe d'agir. Tantôt la forme s'identifie à la nature même de la chose, comme dans les êtres simples; tantôt elle est le constitutif de cette nature, comme dans les êtres composés de matière et de forme. Il est donc manifeste que la puissance active d'une chose suit sa propre nature. C'est de cette manière que la toute-puissance est une conséquence de la nature divine. Car la nature divine, comme le montre Denys. c'est l'être même de Dieu incirconscrit; sa puissance active s'étend donc à tout ce qui peut exister, et c'est précisément en quoi consiste la toute-puissance, de même que les autres choses ont une puissance active déterminée par tout ce à quoi s'étend la perfection de leur nature: le corps chaud peut chauffer. Puisque l'âme du Christ est une partie de la nature humaine, il lui est donc impossible de posséder la toute-puissance.
Solutions:
1. Si l'homme reçoit dans le temps la
toute-puissance que le Fils de Dieu possède de toute éternité, c'est par le
fait de l'union personnelle. Grâce à elle, on peut dire que l'homme est Dieu,
et l'on peut dire de même qu'il est tout-puissant; non pas que la
toute-puissance, pas plus qu'un autre attribut divin, attribuée à l'homme, soit
différente de celle du Fils de Dieu, mais parce qu'il n'y a qu'une seule
personne, à la fois Dieu et homme.
2. Certains répondent à cette difficulté en disant qu'il n'en va pas de la science comme de la puissance active. En effet, la puissance active est pour une chose la conséquence de sa propre nature, car l'action nous apparaît comme émanant de l'agent. Au contraire, la science ne vient pas de la nature de celui qui connaît; elle s'acquiert par l’association du connaissant aux choses connues, à l'aide de similitudes qu'il reçoit.
Mais cette réponse semble insuffisante. S'il est vrai que la connaissance s'acquiert par similitude reçue d'un autre, il est également vrai que l'on peut agir par le moyen d'une forme reçue du dehors; ainsi l'eau ou le fer chauffent par le moyen de la chaleur qu'ils reçoivent du feu. Une telle réponse n'empêche donc pas que l'âme du Christ, qui peut connaître toutes choses à l'aide des similitudes qui lui sont infusées par Dieu, ne puisse également, par ces mêmes similitudes, produire toutes choses.
Il faut donc aller plus loin, et considérer ceci
ce qu'une nature inférieure reçoit d'une nature supérieure est toujours possédé
par elle d'une manière moins parfaite; en effet, la chaleur ne se trouve pas
dans l'eau avec la même perfection et la même puissance que dans le feu.
Puisque l'âme du Christ est d'une nature inférieure à la nature divine, les
similitudes des choses ne seront donc pas reçues en elle avec la perfection et
la puissance qu'elles ont dans la nature divine. De là vient que la science de
l'âme du Christ est inférieure à la science divine, soit en ce qui concerne le
mode de connaître, puisque Dieu connaît d'une manière plus parfaite que l'âme
du Christ; soit en ce qui concerne le nombre des choses sues, puisque l'âme du
Christ ne connaît pas toutes les choses que Dieu peut faire et qui sont l'objet
de sa science de simple intelligence; néanmoins elle connaît tout le présent,
le passé et le futur que Dieu connaît par sa science de vision. De même, les
similitudes des choses, imprimées dans l'âme du Christ, n'élèvent pas son
activité jusqu'à égaler la puissance divine; elles ne lui permettent pas de
faire tout ce que Dieu peut faire, ni non plus d'agir de la manière dont Dieu
agit, c'est-à-dire par une puissance infinie, dont la créature n'est pas
capable. En outre, aucune chose ne requiert, pour être connue de quelque
manière, une puissance infinie, bien qu'il y ait un mode de connaître qui
suppose cette puissance infinie; au contraire, il y a des choses que l'on ne
peut faire qu'à la condition de posséder une puissance infinie, telles la
création et autres actions semblables, nous l'avons montré dans la première
Partie. L'âme du Christ, parce qu'elle est une créature et qu'elle possède une
puissance limitée, peut sans doute connaître toutes choses, mais non les
connaître de toute manière; et elle ne peut pas produire toutes choses, car
cela appartient en propre à la toute-puissance; en particulier, il est manifeste
qu'elle ne peut se créer elle-même.
3. L'âme du Christ a possédé la science pratique
et la science spéculative; il n'était pas nécessaire cependant qu'elle eût la
science pratique de toutes les réalités dont elle avait la science spéculative.
Pour posséder la science spéculative il suffit en effet de la seule conformité
ou assimilation du connaissant à la chose connue; pour la science pratique au
contraire, il faut que les formes des choses qui se trouvent dans
l'intelligence soient opérationnelles. Or, posséder une forme et imprimer cette
forme dans un autre être, c'est davantage que posséder simplement la forme; de
même, être à la fois lumineux et éclairant, c'est davantage que d'être
simplement lumineux. C'est pourquoi l'âme du Christ possède sans doute la
science spéculative de la création car elle sait de quelle manière Dieu crée;
mais elle n'en possède pas la science pratique, parce qu'elle n'a pas la
science opérationnelle de la création.
Objections:
1. Nous lisons en S. Matthieu (28, 18):
"Toute puissance m'a été donnée au ciel et sur la terre." Mais par
ces mots " ciel " et " terre " il faut entendre toute
créature, comme le montre bien la parole de la Genèse: "Au commencement
Dieu créa le ciel et la terre." L'âme du Christ a donc possédé la
toute-puissance pour transformer les créatures.
2. L'âme du Christ est plus parfaite que toute
autre créature. Mais toute créature peut être mue par une autre; S. Augustin
écrit en effet: "De même que les corps grossiers et inférieurs sont régis
par de plus subtils et de plus puissants selon un certain ordre, ainsi tous les
corps sont régis par l'esprit, principe rationnel de vie; à son tour, l'esprit
dévoyé et pécheur se trouve régi par l'esprit qui est demeuré pieux et
juste." Or, l'âme du Christ meut même les esprits suprêmes, en les
éclairant, affirme Denys. Il semble donc qu'elle possède la toute-puissance
pour transformer les créatures.
3. L'âme du Christ a possédé en plénitude la grâce des miracles, aussi bien que les autres grâces. Mais tout changement opéré sur la créature peut appartenir à la grâce des miracles; c'est ainsi que miraculeusement les corps célestes ont pu subir un changement dans leur cours, comme le prouve Denys. L'âme du Christ a donc possédé la toute-puissance pour transformer les créatures.
Cependant: changer les créatures appartient à celui qui les conserve. Or cela est l'oeuvre de Dieu seul, selon l'épître aux Hébreux (1, 3): "Il soutient l'univers par sa parole puissante." Dieu seul possède donc la toute-puissance pour changer les créatures. Cela ne convient donc pas à l'âme du Christ.
Conclusion:
Il faut faire ici une double distinction. La première concerne le changement des créatures.
Il y en a trois sortes: l'un, naturel, qui a pour cause un agent propre et qui respecte l'ordre de la nature; le deuxième, miraculeux, qui a pour cause un agent surnaturel, et qui dépasse l'ordre et le cours ordinaires de la nature: ainsi la résurrection des morts; le troisième enfin est que toute créature peut retourner au néant.
La seconde distinction concerne l'âme du Christ, que l'on peut envisager à un double point de vue: premièrement dans sa propre nature, et dans sa puissance de nature ou de grâce; deuxièmement en tant qu'elle est l'instrument du Verbe de Dieu uni personnellement à elle.
Si nous envisageons l'âme du Christ dans sa propre nature, et dans sa puissance de nature ou de grâce, on doit dire qu'elle pouvait produire les effets qui lui sont appropriés: ainsi elle pouvait gouverner son corps, régler ses actes humains; de même elle pouvait, par la plénitude de la grâce et de la science, éclairer toutes les créatures rationnelles, inférieures à elle en perfection, de la manière qui convient à la créature rationnelle.
Mais si nous envisageons l'âme du Christ en tant qu'elle est l'instrument du Verbe qui lui est uni, elle possédait ainsi une puissance instrumentale capable de produire tous les changements miraculeux se référant à la fin de l'Incarnation qui est " de restaurer toutes choses, celles qui sont au ciel et celles qui sont sur la terre " (Ep 1, 10).
Quant au changement qui consiste à faire retourner les créatures au néant, il correspond à la création, puisque les choses y sont tirées du néant. Aussi, de même que Dieu seul peut créer, de même lui seul peut annihiler les créatures; lui seul également les conserve dans l'être pour les empêcher de retomber au néant. Il faut donc conclure que l'âme du Christ ne possède pas la toute-puissance en ce qui concerne les changements à produire dans les créatures.
Solutions:
1. Comme le dit S. Jérôme." la puissance a
été donnée à celui qui ayant été crucifié et enseveli dans le tombeau,
ressuscita ensuite", c'est-à-dire au Christ en tant qu'homme. On dit que
la toute-puissance lui a été donnée en raison de l'union, qui a rendu l'homme
tout-puissant, nous l'avons signalée. Et bien que cette vérité fût connue des
anges avant la résurrection, elle ne fut connue de tous les hommes qu'après la
résurrection, ainsi que l'enseigne Rémi. Or on dit qu'un événement se produit
quand il parvient à notre connaissance. C'est donc en ce sens que le Seigneur
déclare, après sa résurrection, que toute puissance lui a été donnée au ciel et
sur la terre.
2. Il est vrai que toute créature peut subir un
changement de la part d'une autre créature, sauf l'ange le plus élevé, qui peut
cependant être éclairé par l'âme du Christ. Mais il n'est pas vrai que tout
changement possible dans une créature peut être accompli par une créature:
certains ne peuvent être faits que par Dieu. Cependant tous les changements que
peuvent accomplir les créatures peuvent également être accomplis par l'âme du
Christ selon qu'elle est l'instrument du Verbe. Mais cela n'est pas possible
selon sa nature et son pouvoir propres, car certains de ces changements
dépassent la puissance de son âme tant dans l'ordre de la nature que dans
l'ordre de la grâce.
3. Nous l'avons déjà remarqué dans la deuxième
Partie la grâce des miracles permet à l'âme d'un saint de les produire, non par
sa propre puissance, mais par la puissance divine. Or cette grâce a été
accordée à l'âme du Christ d'une manière très excellente, à tel point qu'il
pouvait non seulement faire des miracles, mais encore communiquer ce pouvoir à
d'autres. Et c'est pourquoi nous lisons (Mt 10, 1): "Ayant appelé ses
douze disciples, il leur donna pouvoir sur les esprits impurs, pour qu'ils les
chassent et qu'ils guérissent toute maladie et toute infirmité."
Objections:
1. S. Jean Damascène écrit que tout ce qui nous
est naturel était volontaire chez le Christ: "C'est en effet parce qu'il
l'a voulu qu'il a eu faim et soif, qu'il a éprouvé de la crainte et qu'il est
mort." Mais on dit que Dieu est tout-puissant, précisément parce qu'"
il a réalisé tout ce qu'il a voulu " (Ps 113, 11). Donc l'âme du Christ a
possédé toute puissance par les opérations naturelles de son propre corps.
2. La nature humaine du Christ était plus
parfaite que celle d'Adam; or, dans l'état d'innocence et de justice
originelle, le corps d'Adam était entièrement soumis à son âme, si bien que
rien ne pouvait s'y produire contre la volonté de l'âme. A plus forte raison,
par conséquent, l'âme du Christ devait-elle être toute-puissante relativement à
son propre corps.
3. Comme nous l'avons montré dans la première Partie les changements du corps dépendent naturellement de l'imagination, et cette dépendance est d'autant plus grande que l'imagination est plus forte. Mais l'imagination du Christ, comme les autres facultés de son âme, était très parfaite. L'âme du Christ était donc toute-puissante sur son propre corps.
Cependant: on lit dans l'épître aux Hébreux (2, 17): "Il a dû devenir en tout semblable à ses frères", et principalement en ce qui regarde la condition de la nature humaine. Or, dans cette condition, la santé du corps, sa nutrition, sa croissance, ne sont pas soumis aux décisions de la raison ni de la volonté; car les propriétés naturelles ne dépendent que de Dieu, auteur de la nature. Elles ne pouvaient donc dépendre du Christ; et par suite son âme ne fut pas toute-puissante sur son propre corps.
Conclusion:
Comme nous l'avons dit, l'âme du Christ peut être envisagée à un double point de vue: premièrement selon la puissance et la nature qui lui sont propres; sous ce rapport, de même que son âme ne pouvait détourner les corps extérieurs de leur cours et de leur ordre naturel, de même elle ne pouvait modifier la disposition naturelle de son propre corps; car l'âme, par sa nature propre, est adaptée de façon déterminée à son propre corps.
En second lieu, on peut considérer l'âme du Christ en tant qu'elle est l'instrument uni personnellement au Verbe de Dieu. A cet égard, toute disposition de son propre corps était entièrement en son pouvoir. Mais, étant donné que la puissance active ne se réfère pas à proprement parler à l'instrument, mais à l'agent principal, cette toute-puissance à l'égard du corps est attribuée davantage au Verbe de Dieu lui-même qu'à l'âme du Christ.
Solutions:
1. Cette parole doit s'entendre de la volonté
divine du Christ; car, dit le Damascène au chapitre précédent: "La volonté
divine permettait à la chair de souffrir et d'opérer ce qui lui était
propre."
2. La justice originelle, qu'Adam possédait dans
l'état d'innocence, ne lui permettait pas de transformer son corps à volonté,
mais seulement de le préserver de tout ce qui pouvait lui nuire. Le Christ
aurait pu assumer une telle puissance s'il l'avait voulu. Mais il y a pour
l'homme trois états: l'état d'innocence, l'état de culpabilité et l'état de
gloire. De l'état de gloire le Christ a assumé la vision béatifique; de l'état
d'innocence il a assumé l'exemption de péché; enfin de l'état de culpabilité il
a assumé la nécessité de se soumettre aux pénalités de cette vie, ainsi que
nous le verrons plus loin.
3. Quand l'imagination est forte, le corps lui
obéit par nature, en certains cas; c'est ainsi qu'elle fait tomber d'une poutre
haut placée; l'imagination est en effet par nature principe du mouvement local,
enseigne Aristote. De même, en ce qui concerne les altérations de chaleur et de
froid subies par le corps, et leurs suites, du fait que l'imagination provoque
naturellement les passions de l'âme: celles-ci mettent en mouvement le coeur,
et par l'ébranlement des esprits animaux, tout le corps se trouve altéré. Mais
il y a d'autres dispositions corporelles qui n'ont pas de rapport naturel avec
l'imagination et ne sauraient être atteintes par elle, quelque puissante
qu'elle soit; ainsi la forme de la main ou du pied, ou autre chose semblable.
Objections:
1. On lit en S. Marc (7, 24): "Étant entré
dans une maison, il voulait que personne ne le sût, mais il ne put demeurer
caché." C'est donc que le Christ n'a pas pu réaliser tout ce qu'il
voulait.
2. Le précepte est un signe de volonté, nous
l'avons dit dans la première Partie. Mais le Seigneur a formulé certains
préceptes, et c'est le contraire qui s'est produit; on lit en effet (Mt 9, 30)
qu'à des aveugles guéris " il dit d'un ton sévère: "Prenez garde que
personne ne le sache." Mais s'en étant allés, ils publièrent ses louanges
dans tout le pays." Le Christ n'a donc pas pu réaliser tout ce que se
proposait sa volonté.
3. Ce que l'on peut faire soi-même, on ne le demande pas à un autre. Or, dans la prière, le Seigneur a demandé à son Père ce qu'il désirait; il est dit en effet (Lc 6, 12): "Il se retira sur la montagne pour prier, et il passa toute la nuit à prier Dieu." Le Christ n'a donc pas pu réaliser lui-même tous les objectifs de sa volonté.
Cependant: S. Augustin, écrit: "Il est impossible que la volonté du Sauveur ne s'accomplisse pas; et il ne peut pas vouloir ce qu'il sait ne devoir pas se réaliser."
Conclusion:
L'âme du Christ a voulu quelque chose de deux façons: premièrement en voulant ce queue pouvait accomplir par elle-même; et en ce sens, il est très vrai que tout ce qu'elle a voulu, elle a pu le réaliser, car il ne convenait pas à sa sagesse de vouloir faire par elle-même ce qui ne dépendait pas de son pouvoir.
En second lieu, l'âme du Christ a voulu quelque chose qui devait s'accomplir par la puissance divine, comme la résurrection de son propre corps, et les autres oeuvres miraculeuses du même genre. A vrai dire, elle ne pouvait pas accomplir de telles oeuvres par sa propre puissance, mais seulement en tant qu'instrument de la divinité, comme nous l'avons déjà dit.
Solutions:
1. Selon S. Augustin il faut dire que " le Christ a voulu ce que rapporte Marc. Il faut remarquer, en effet, que cela se passait aux frontières de la gentilité, où le temps n'était pas encore venu de porter la prédication. Pourtant, il eût été odieux de ne pas accueillir ceux qui venaient à la foi. Le Christ n'a donc pas voulu être annoncé par les siens; mais il a consenti à ce qu'on le cherchât et c'est ce qui s'est passé".
Ou bien l'on peut dire que cette volonté du
Christ concernait un objet à réaliser non par lui-même, mais par d'autres et
qui n'était pas soumis à sa volonté humaine. Aussi lisons-nous dans la lettre
du pape Agathon au sixième Concile: "Le Créateur et le Rédempteur du monde
ne pouvait-il donc pas se cacher, alors qu'il le voulait? A moins que nous rapportions
ce texte à la volonté humaine qu'il a daigné assumer dans le temps."
2. Comme le dit S. Grégoire, " le
Seigneur en prescrivant de taire ses miracles, donnait l'exemple aux serviteurs
qui le suivent, afin qu'eux-mêmes cherchent à cacher leurs miracles, mais que
d'autres se sanctifient à cet exemple involontaire". Le précepte en
question indiquait donc la volonté du Maître de fuir la gloire humaine, selon
sa parole en S. Jean (8, 50): "je ne cherche pas ma propre gloire."
Mais Jésus voulait d'une façon réelle et absolue, surtout par sa volonté
divine, que le miracle accompli fût publié, pour le bien d'autrui.
3. Le Christ priait pour les choses qui devaient être réalisées par la puissance divine, mais aussi pour celles que sa volonté humaine devait produire car la puissance et l'opération de l'âme du Christ se trouvaient en dépendance de Dieu " qui opère en nous le vouloir et le faire " (Ph 2, 13).
I1 faut envisager maintenant les déficiences que le Christ a assumées avec la nature humaine.
I. Les déficiences du corps (Q. 14). - II. Les déficiences de l'âme (Q. 15).
1. Le Fils de Dieu a-t-il dû assumer, avec la
nature humaine, les déficiences du corps? - 2. A-t-il assumé la nécessité de
les subir? - 3. A-t-il contracté ces déficiences? - 4. A-t-il assumé toutes les
déficiences de ce genre?
Objections:
1. De même que l'âme est unie dans la personne au
Verbe de Dieu, de même le corps. Mais l'âme du Christ avait une perfection universelle
quant à la grâce et quant à la science, on l'a dit plus haut. Donc son corps
aussi devait être parfait à tous égards, sans aucune déficience.
2. L'âme du Christ voyait le Verbe de Dieu de
cette vision dont les bienheureux le voient, on l'a déjà dit: ainsi l'âme du
Christ était bienheureuse. Mais par la béatitude de l'âme, le corps est
glorifié, dit S. Augustin: "Dieu a donné à l'âme une nature si puissante
que sa béatitude plénière rejaillit sur la nature inférieure qui est le corps;
et celui-ci ne reçoit pas la béatitude qui appartient en propre à la jouissance
et à l'intelligence, mais cette plénitude de santé qu'est la vigueur de
l'incorruption." Le corps du Christ était donc incorruptible et par suite
sans aucune déficience.
3. La peine est une conséquence de la faute. Mais
chez le Christ, il n'y avait aucune faute, selon cette parole (1 P 2, 22):
"Il n'a pas commis de péché." Il ne devait donc pas y avoir en lui
ces déficiences corporelles qui sont les peines du péché.
4. Aucun sage n'assume ce qui l'empêche d'atteindre sa fin propre. Mais il semble que les déficiences corporelles créent de multiples obstacles à la fin de l'Incarnation. En premier lieu elles empêchent l'homme de la connaître, selon Isaïe (5, 22): "Il était méprisé et le dernier des hommes, homme de douleurs et connaissant la souffrance: son visage était comme caché et en butte au mépris; c'est pourquoi nous n'avons fait de lui aucun cas." En second lieu, le souhait des saints patriarches ne semble pas s'être réalisé, alors qu'il s'exprimait ainsi dans Isaïe (51, 9): "Lève-toi, lève-toi, revêts-toi de force, bras du Seigneur."
Enfin il aurait été normal que la puissance du diable fût vaincue, et l'infirmité humaine guérie, par la force plutôt que par la faiblesse. Il ne convenait donc pas que le Fils de Dieu assumât la nature humaine avec ses infirmités ou ses déficiences corporelles.
Cependant: nous lisons (He 2, 8) " Parce qu'il a souffert et a été lui-même éprouvé, il peut secourir ceux qui sont éprouvés." Or le Fils de Dieu est venu en ce monde précisément pour nous venir en aide; et c'est pourquoi David disait (Ps 121, 1): "J'ai levé les yeux vers les montagnes, d'où me viendra le secours." Il convenait donc que le Fils de Dieu assumât une chair soumise aux infirmités humaines, afin de pouvoir en elle souffrir, être éprouvé, ainsi nous porter secours.
Conclusion:
Il convenait que le corps assumé par le Fils de Dieu fût soumis aux infirmités et aux souffrances humaines principalement pour trois motifs.
1° Le Fils de Dieu, en assumant la chair, est venu en ce monde satisfaire pour le péché du genre humain. Or, on satisfait pour le péché d'un autre en prenant sur soi la peine due au péché de l'autre. Les infirmités corporelles, comme la mort, la faim, la soif, etc. , sont le châtiment du péché, lequel a été introduit dans le monde par Adam, selon l'épître aux Romains (5, 11): "Par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort." Il était donc convenable, relativement à la fin de l'Incarnation, que le Christ assumât pour nous ces pénalités de notre chair, selon la parole d'Isaïe (53, 4) " Il a véritablement porté nos souffrances."
2° Il le fallait pour confirmer notre foi en l'Incarnation. La nature humaine n'était connue des hommes qu'avec cette sujétion à des déficiences corporelles. Si le Fils de Dieu avait assumé la nature humaine sans ces déficiences on aurait donc pu croire qu'il n'était pas homme véritable, et qu'il n'avait qu'une chair irréelle, comme l'ont prétendu les manichéens. C'est pourquoi, dit l'épître aux Philippiens (2, 7): "Il s'est anéanti lui-même en prenant la forme d'un esclave, en se rendant semblable aux hommes, et il a été reconnu pour homme en tout ce qui a paru de lui." C'est pourquoi également Thomas fut ramené à la foi par la vue des plaies (Jn 20, 26).
3° Le Christ nous donne l'exemple de la patience en supportant courageusement les souffrances et les infirmités humaines. De là cette parole (He 12, 3): "Il a soutenu de la part des pécheurs une violente opposition, afin que vous ne vous laissiez pas abattre par le découragement."
Solutions:
1. La satisfaction pour les péchés d'autrui a, en
guise de matière, les peines qu'on souffre pour eux, mais elle a pour principe
la disposition habituelle de l'âme qui incline la volonté à satisfaire pour
autrui, et dont la satisfaction tire son efficacité. Car cette satisfaction ne
serait pas efficace si elle ne procédait pas de la charité, comme on le dira
plus tard. Il a donc fallu que l'âme du Christ soit parfaite quant aux habitus
de science et de vertu, pour être capable de satisfaire; il a fallu que son
corps soit sujet aux infirmités pour que la satisfaction ne soit pas privée de
matière.
2. Selon le rapport naturel qui existe entre
l'âme et le corps, il est très vrai que la gloire de l'âme rejaillit sur le
corps. Mais ce rapport naturel était soumis chez le Christ à la volonté divine
qui renfermait la béatitude dans l'âme et l'empêchait de rejaillir sur le
corps. La chair éprouvait les souffrances d'une nature passible, dit le Damascène:
"La volonté divine permettait à la chair de pâtir et d'agir
conformément à ses propriétés naturelles."
3. La peine suit toujours la faute, actuelle ou
originelle, soit de celui qui est puni, soit d'un autre, pour lequel satisfait
celui qui subit la peine. Ce dernier cas est celui du Christ, selon Isaïe (53,
6): "Il a été transpercé à cause de nos iniquités, broyé à cause de nos
crimes."
4. La faiblesse assumée par le Christ, loin
d'être un obstacle à la fin de l'Incarnation, l'a extrêmement favorisée, nous
venons de le dire. Et bien qu'elle ait voilé sa divinité, elle manifestait
néanmoins son humanité, qui est la voie par laquelle nous parvenons à la
divinité, selon l'épître aux Romains (5, 1): "Nous avons accès à Dieu par
Jésus Christ." - D'autre part, ce que les anciens patriarches désiraient
chez le Christ, ce n'était pas la force corporelle, mais bien la force
spirituelle par laquelle le Sauveur a vaincu le diable et guéri notre faiblesse
humaine.
Objections:
1. En effet, on lit dans Isaïe (53, 7) " Il
s'est offert parce que lui-même l'a voulu", et il s'agit de son offrande à
la passion. Or la volonté s'oppose à la nécessité. Donc ce n'est pas par
nécessité que le Christ a été soumis aux déficiences du corps.
2. S. Jean Damascène écrit: "On ne doit
admettre rien de forcé dans le Christ; tout en lui est volontaire." Mais
ce qui est volontaire ne saurait être nécessaire. Les déficiences corporelles
ne se trouvaient donc pas dans le Christ d'une manière nécessaire.
3. La nécessité est imposée par quelqu'un de plus puissant. Mais aucune créature n'est plus puissante que l'âme du Christ, à laquelle il appartenait de conserver son propre corps. Les déficiences ou les infirmités corporelles n'étaient donc pas nécessaires chez le Christ.
Cependant: l'Apôtre écrit (Rm 8, 3): "Dieu a envoyé son Fils dans une chair semblable à celle du péché." Or la condition de notre chair de péché, c'est de se trouver dans la nécessité de mourir et de subir les autres genres de souffrance. Il faut donc également admettre une telle nécessité dans la chair du Christ.
Conclusion:
Il y a un double genre de nécessité la nécessité de coaction imposée par un agent extérieur: cette nécessité contrarie à la fois la nature et la volonté, qui sont toutes deux des principes intrinsèques; - et une nécessité naturelle, qui vient des principes naturels d'un être, tels que la forme: c'est ainsi qu'il est nécessaire que le feu chauffe; - ou la matière: ainsi est-il nécessaire que le corps composé d'éléments contraires soit corruptible.
Si l'on considère la nécessité qui vient de la matière, le corps du Christ était nécessairement soumis à la mort et aux autres déficiences analogues car, on l'a dit " la volonté divine permettait à la chair de pâtir et d'agir conformément à ses propriétés naturelles". Or une telle nécessité, nous venons de le voir, vient des principes du corps humain.
Mais si nous parlons de la nécessité de coaction en tant qu'elle contrarie la nature corporelle, ici aussi le corps du Christ, selon la condition de sa nature propre, était soumis par nécessité aux clous qui le perdaient et au fouet qui le frappait. Mais en tant qu'une telle nécessité contrarie la volonté, il est évident que le Christ ne subissait pas ces déficiences par nécessité, ni à l'égard de la volonté divine, ni à l'égard de la volonté humaine considérée absolument, en tant qu'elle suit la délibération de la raison, mais seulement par rapport au mouvement naturel de sa volonté, en tant que, par nature, elle fuit la mort et tout dommage corporel.
Solutions:
1. Il faut dire que le Christ " s'est
offert parce qu'il l'a voulu " par sa volonté divine, et par sa volonté
humaine délibérée. Mais la mort était contraire au mouvement naturel de la
volonté humaine, remarque S. Jean Damascène.
2. Cette objection est résolue par ce que nous
venons de dire.
3. Rien ne fut plus puissant que l'âme du Christ,
absolument parlant. Pourtant, il n'en reste pas moins vrai que quelque chose
pouvait être plus puissant qu'elle par rapport à un effet particulier, comme
par exemple la pénétration des clous dans sa chair, si l'on considère l'âme du
Christ dans la nature et la puissance qui lui sont propres.
Objections:
1. On dit que nous " contractons " ce
que nous tirons, avec la nature, de notre origine. Mais le Christ, par son
origine, a dû recevoir de sa mère, avec la nature humaine, les déficiences et
les infirmités corporelles, car la chair de sa mère était soumise à ces mêmes
déficiences. Il semble donc que le Christ les a vraiment contractées.
2. Ce qui vient des principes mêmes de la nature
est reçu en même temps qu'elle, et par là se trouve contracté. Or les pénalités
dont nous parlons viennent des principes de la nature humaine. Le Christ les a
donc contractées.
3. Par ces déficiences, le Christ est rendu semblable aux autres hommes, selon l'épître aux Hébreux (2, 17). Mais les autres hommes ont contracté ces déficiences. Il semble donc que le Christ, lui aussi, les a contractées.
Cependant: ces déficiences sont contractées du fait du péché (Rm 5, 12): "Par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort." Mais chez le Christ le péché n'avait pas sa place. Le Christ n'a donc pas contracté les déficiences corporelles.
Conclusion:
Le verbe " contracter " (contrahere: attirer: de tirer: trahere; ensemble: cum) signifie un rapport entre l'effet et sa cause, c'est-à-dire que l'on " contracte " ce que l'on attire nécessairement à soi en même temps que sa cause. Or, la cause de la mort et des déficiences de la nature humaine, c'est le péché; car " par le péché la mort est entrée dans ce monde " (Rm 5, 12). Donc ces déficiences sont " contractées " à proprement parler par ceux-là seulement qui les encourent du fait de la dette du péché. Mais le Christ n'a pas connu ces déficiences à cause de la dette du péché; car, en commentant S. Jean (3, 31): "Celui qui vient d'en haut est au-dessus de tout", S. Augustin nous dit: "Le Christ vient d'en haut, c'est-à-dire de ces hauteurs que connut la nature humaine avant le péché du premier homme." Il a pris en effet la nature humaine sans péché, avec cette pureté où elle se trouvait dans l'état d'innocence.
Et de la même manière il aurait pu assumer une nature humaine sans ses déficiences. Il est donc évident que le Christ n'a pas contracté les déficiences corporelles comme s'il les avait reçues en vertu d'une dette de péché, mais qu'il les a assumées de sa propre volonté.
Solutions:
1. La chair de la Vierge a été conçue dans le
péché originel: et c'est pourquoi elle a contracté ces déficiences. Mais le
Christ a assumé de la Vierge une nature sans péché. De la même manière il
aurait pu assumer une nature exempte de peine; mais pour accomplir l'oeuvre de
notre rédemption, il a voulu prendre sur lui la peine, nous l'avons dit. Il n'a
donc pas contracté les déficiences corporelles, mais il les a assumées
volontairement.
2. Il faut dire que la cause de la mort et des
autres misères corporelles de la nature humaine est double. Il y a une cause
éloignée qui vient des principes matériels du corps humain, en tant qu'il est
composé d'éléments contraires. Mais cette cause se trouvait empêchée par la
justice originelle. C'est pourquoi la cause prochaine de la mort et des autres
misères est le péché qui détruit la justice originelle. Et puisque le Christ
était sans péché, on ne peut pas dire qu'il avait contracté les déficiences
corporelles, mais qu'il les avait assumées volontairement.
3. Le Christ a été rendu semblable aux autres
hommes par ces déficiences quant à leur qualité, non quant à leur cause. Et
c'est pourquoi il ne les a pas contractées comme les autres hommes.
Objections:
1. Selon S. Jean Damascène: "Ce qui ne peut
être assumé ne peut être guéri." Mais le Christ venait guérir toutes nos
déficiences. Il devait donc les assumer toutes.
2. On a dit précédemment que le Christ, afin de
satisfaire pour nous, devait posséder dans l'âme des habitus capables de la
parfaire, et dans le corps, des déficiences. Mais dans son âme, le Christ a
assumé la plénitude de toute grâce; il a donc dû, dans son corps, assumer
toutes les déficiences.
3. Parmi toutes les déficiences corporelles, la mort tient la première place. Mais le Christ a voulu mourir. A plus forte raison devait-il assumer toutes les déficiences.
Cependant: des réalités opposées ne peuvent se trouver en même temps dans le même sujet. Or certaines infirmités se contrarient mutuellement, étant causées par des principes opposés. Le Christ n'a donc pas pu assumer toutes les infirmités humaines.
Conclusion:
Le Christ a assumé les déficiences de l'homme afin de satisfaire pour le péché de la nature humaine; pour cela il fallait qu'il possédât aussi dans son âme la perfection de la science et de la grâce. Le Christ devait donc assumer les déficiences qui viennent du péché commun à toute la nature, et qui pourtant ne s'opposent pas à la perfection de la science et de la grâce.
Ainsi donc il ne convenait pas qu'il prît sur lui toutes les déficiences ou infirmités humaines. Il y en a parmi elles, en effet, qui s'opposent à la perfection de la science et de la grâce, telles l'ignorance, l'inclination au mal, la difficulté à faire le bien.
D'autre part il y a certaines déficiences qui ne sont pas encourues par toute la nature humaine à cause du péché de notre premier père. Elles se trouvent chez certains individus et ont des causes spéciales, comme la lèpre, l'épilepsie, etc. Tantôt elles sont produites par la faute de l'homme, comme une vie déréglée; tantôt elles proviennent d'une malformation. Or ni l'une ni l'autre de ces causes ne s'appliquent au Christ, car sa chair a été conçue du Saint-Esprit, dont la sagesse et la puissance sont infinies, et qui ne peut ni errer ni faillir; et le Christ lui-même n'a mis aucun désordre dans la conduite de sa vie.
Mais il y a certaines déficiences qui se trouvent communément chez tous les hommes, du fait du péché de notre premier père: ce sont la mort, la faim, la soif, etc. Toutes ces déficiences, le Christ les a prises à son compte. Le Damascène les appelle " les passions naturelles et irréprochables ": naturelles, parce que communes à toute la nature humaine; irréprochables, parce qu'elles n'impliquent pas un manque de science ou de grâce.
Solutions:
1. Toutes les déficiences particulières des
hommes proviennent de la corruptibilité et de la possibilité du corps,
auxquelles se surajoutent certaines causes particulières. Le Christ est venu en
aide à la possibilité et à la corruptibilité de notre corps en les prenant sur
lui, et par voie de conséquence il a guéri toutes nos autres déficiences.
2. La plénitude de toute grâce et de toute
science était due à l'âme du Christ, considérée en elle-même du fait qu'elle
était assumée par le Verbe de Dieu. C'est pourquoi le Christ possédait
absolument toute plénitude de sagesse et de grâce. Mais il n'assuma nos
déficiences que par miséricorde, afin de satisfaire pour notre péché, et non parce
qu'elles lui convenaient par elles-mêmes; aussi ne devait-il pas les assumer
toutes, mais seulement celles qui. lui permettaient de satisfaire pour le péché
de toute la nature humaine.
3. La mort s'est transmise à tous les hommes à partir du péché de notre premier père; il n'en est pas de même de certaines autres déficiences, moins graves pourtant que la mort. C'est pourquoi la comparaison alléguée ne vaut pas.
1. Y a-t-il eu chez le Christ du péché? - 2. Y
avait-il chez le Christ le foyer du péché? - 3. Y a-t-il eu chez le Christ de
l'ignorance? - 4. L'âme du Christ était-elle passible? - 5. Y a-t-il eu chez le
Christ de la douleur sensible? - 6. De la tristesse? - 7. De la crainte? - 8.
De l'étonnement? - 9. De la colère? - 10. Le Christ a-t-il été à la fois
voyageur et compréhenseur?
Objections:
1. On dit dans le Psaume (22, 2) " Mon Dieu,
mon Dieu, regarde-moi, pourquoi m'as-tu abandonné? Le cri de mes fautes éloigne
de moi le salut." Or ces paroles s'appliquent au Christ en personne,
puisque lui-même les a prononcées sur la croix. C'est donc qu'il y eut en lui
des fautes.
2. L'Apôtre écrit (Rm 5, 12): "Tous ont
péché en Adam, parce que tous se trouvent en lui par leur origine." Il a
donc péché en Adam.
3. L'Apôtre écrit (He 2, 18): "Du fait que
le Christ a souffert et a été éprouvé, il peut secourir ceux qui ont été
éprouvés." Mais c'est surtout contre le péché que nous avons besoin de son
secours. Il apparaît donc qu'il y avait chez lui du péché.
4. Il est écrit (2 Co 5, 21): "Celui qui
n'avait pas connu le péché", le Christ, " Dieu l'a fait péché pour
nous." Mais ce qui est fait par Dieu existe vraiment. Donc, chez le
Christ, il y a eu vraiment du péché.
5. Selon S. Augustin " dans le Christ homme, le Fils de Dieu s'est offert à nous en exemple de vie". Mais l'homme avait besoin d'exemple non seulement pour bien vivre, mais aussi pour se repentir de ses péchés. Il semble donc que le Christ a dû connaître le péché afin de pouvoir donner par son repentir l'exemple de la pénitence.
Cependant: le Christ lui-même a dit (Jn 8, 46): "Qui de vous me convaincra de péché? "
Conclusion:
Nous l'avons dit plus haut, le Christ a pris nos déficiences afin de satisfaire pour nous, pour manifester la vérité de sa nature humaine, et enfin pour nous donner l'exemple de la vertu. De ces trois points de vue, il est évident qu'il ne devait pas assumer la déficience du péché. En premier lieu parce que le péché ne sert à rien pour la satisfaction; bien plus il empêche son efficacité car, selon
l'Ecclésiastique (34, 19): "Le Très-Haut n'agrée pas les dons des méchants." De même, le péché n'est pas une preuve de la vérité de la nature humaine, car il ne fait pas partie de cette nature qui a Dieu pour cause; il est plutôt introduit contre la nature " par une semence du diable", comme dit le Damascène. Enfin, en péchant, le Christ ne pouvait pas donner l'exemple de la vertu, le péché étant son contraire. Le Christ n'a donc d'aucune manière assumé la déficience du péché, ni originel, ni actuel, selon S. Pierre (1 P 2, 22) " Il n'a pas commis de péché."
Solutions 1. Comme dit le Damascène on
attribue quelque chose au Christ tantôt par appropriation naturelle et
hypostatique, comme lorsqu'on dit qu'il s'est fait homme et qu'il a souffert
pour nous; tantôt par appropriation personnelle et relative en ce qu'on lui
attribue en notre nom personnel certaines choses qui ne lui conviennent
d'aucune façon lorsqu'on le considère en lui-même. Aussi, parmi les sept règles
de Ticonius présentées par S. Augustin, la première a trait " au Seigneur
et à son corps, le Christ et l'Église étant regardés comme une seule
personne". Sous ce rapport, le Christ parle, au nom de ses membres, du cri
de ses fautes, alors qu'en lui, qui est la tête, il n'y avait aucune faute.
2. Comme le dit encore S. Augustin, le Christ ne
se trouvait pas tout à fait de la même manière que nous en Adam et en les
autres patriarches. Car nous avons été en Adam en ce sens que nous procédons de
lui selon le principe séminal et selon la substance corporelle. En effet,
poursuit S. Augustin, " il y a dans la semence une matière corporelle
visible et un principe invisible: tous les deux proviennent d'Adam. Mais si le
Christ a pris la substance visible de sa chair du corps de la Vierge, en
revanche le principe de sa conception ne vient pas de la semence d'un homme, il
est tout autre et vient d'en haut". Le Christ ne se trouvait donc pas en
Adam par voie d'origine séminale, mais seulement par voie d'origine matérielle.
Voilà pourquoi le Christ n'a pas reçu sa nature d'Adam, comme d'un principe
actif, mais seulement d'une manière matérielle, et le principe actif en fut le
Saint-Esprit. De même Adam a pris son corps matériellement du limon de la
terre, tandis qu'il l'a reçu de Dieu comme principe actif Voilà pourquoi le
Christ n'a pas péché en Adam, car il ne se trouvait en lui qu'en raison de sa
matière.
3. Le Christ, par ses épreuves et ses souffrances, nous a porté secours en satisfaisant pour nous.
Mais le péché, loin de concourir à la
satisfaction, l'entrave bien plutôt, nous venons de le dire. Aussi était-il
nécessaire que le Christ fût pur de tout péché; autrement la peine qu'il
endurait eût été due pour ses propres fautes.
4. Dieu " a fait le Christ péché", non en ce sens qu'il y a chez lui du péché, mais en ce sens qu'il a fait de lui une victime pour le péché. C'est ainsi qu'il est dit dans Osée (4, 8), à propos des prêtres qui, selon la loi, mangeaient les victimes offertes pour le péché: "Ils mangeront les péchés de mon peuple." De même il est dit dans Isaïe (53, 6): "Le Seigneur a placé sur lui les iniquités de nous tous", ce qui signifie que Dieu a livré le Christ en victime pour les péchés de tous les hommes.
Ou bien on pourrait dire que Dieu " l'a fait
péché " parce qu'il lui a donné " une chair semblable à celle du
péché " (Rm 8, 3): ce qui se réfère au corps passible et mortel assumé par
le Christ.
5. Le pénitent peut donner un louable exemple,
non pas du fait qu'il a péché, mais parce qu'il subit volontiers la peine due à
son péché. Aussi le Christ a-t-il donné un plus grand exemple aux pénitents en
acceptant de subir la peine non pour ses propres fautes, mais pour les péchés
des autres.
Objections:
1. Le foyer du péché dérive du même principe que
la possibilité ou la mortalité du corps, à savoir la perte de la justice
originelle. C'est grâce à celle-ci en effet que les puissances inférieures de
l'âme se trouvaient soumises à la raison, et le corps à l'âme. Or, le corps du
Christ était passible et mortel. Il devait donc y avoir chez lui aussi le foyer
du péché.
2. S. Jean Damascène écrit: "La volonté
divine permettait à la chair du Christ de souffrir et d'opérer ce qui lui était
propre." Mais le propre de la chair est de désirer ce qui lui procure du
plaisir. Et puisque le foyer du péché n'est autre que la convoitise, ainsi que
le remarque la Glose sur l'épître aux Romains (7, 8), il semble bien qu'il y
avait chez le Christ le foyer du péché.
3. En raison de ce foyer du péché, " la chair convoite contre l'esprit " (Ga 5, 17). Mais l'esprit se montre d'autant plus fort et digne de la couronne qu'il maîtrise davantage son ennemi, c’est-à-dire la convoitise de la chair, selon cette parole (2 Tm 2, 5): "On ne couronnera que celui qui aura combattu selon les règles." Or, le Christ avait un esprit très fort, très victorieux et suprêmement digne de la couronne, selon l'Apocalypse (6, 2): "La couronne lui a été donnée, et il partit en vainqueur, pour vaincre encore." Il semble donc qu'il devait y avoir, chez le Christ surtout, le foyer du péché.
Cependant: il est décrit (Mt 1, 20) " Ce qui est né en elle vient du Saint-Esprit." Mais le Saint-Esprit exclut le péché, et cette inclination au mal que l'on appelle le foyer du péché. Ce foyer ne pouvait donc se trouver dans le Christ.
Conclusion:
Nous l'avons déjà dit le Christ a possédé d'une manière très parfaite la grâce et toutes les vertus. Or, la vertu morale qui se trouve dans la partie irrationnelle de l'âme, rend cette partie soumise à la raison, et elle le fait d'autant plus qu'elle-même est plus parfaite. Ainsi la tempérance soumet le concupiscible; la force et la douceur soumettent l'irascible, comme nous l'avons montré dans la deuxième Partie. D'autre part le foyer du péché consiste dans une inclination de l'appétit sensible vers ce qui est contraire à la raison. Il apparaît donc avec évidence que plus la vertu est parfaite dans un individu, plus elle affaiblit le foyer du péché. Et puisque le Christ possédait la vertu au suprême degré, il s'ensuit que le foyer du péché n'existait pas chez lui, d'autant plus qu'une telle déficience ne peut s'ordonner à la satisfaction, mais porte plutôt vers son contraire.
Solutions:
1. Les puissances inférieures appartenant à
l'appétit sensible sont aptes par nature à obéir à la raison; il n'en est pas
de même des forces et des humeurs corporelles, ni non plus de l'âme végétative
comme le montre Aristote. C'est pourquoi la vertu parfaite, qui se conforme à
la droite raison, n'exclut pas la possibilité du corps; tandis qu'elle exclut
le foyer du péché, qui se définit par la résistance de l'appétit sensible à la
raison.
2. La chair convoite naturellement tout ce qui
lui apporte du plaisir, par la convoitise de l'appétit sensible. Mais l'homme
étant animal raisonnable, sa chair ne convoite un objet que conformément à
l'ordre de la raison. C'est ainsi que la chair du Christ, par un désir de
l'appétit sensible, convoitait naturellement le manger, le boire, le sommeil et
les autres biens de ce genre, qui sont objet de désir raisonnable, comme le
montre S. Jean Damascène; il ne suit donc pas de là que le Christ avait en lui
le foyer du péché, qui suppose un désir déraisonnable des biens sensibles.
3. Une certaine force de l'esprit se manifeste
par la résistance aux convoitises de la chair qui la contrarient; mais cette
force de l'esprit se manifeste bien davantage, si elle est capable de dominer
totalement la chair pour qu'elle ne puisse plus convoiter contre l'esprit. Et
tel était le cas du Christ, dont l'esprit atteignait le plus haut degré de
force. Et bien que le Christ n'ait pas eu à soutenir ces combats intérieurs
suscités par le foyer du péché, il a enduré les assauts extérieurs du monde et
du diable; c'est en les repoussant qu'il a mérité la couronne du vainqueur.
Objections:
1. Il existe vraiment chez le Christ ce qui lui
revient selon la nature humaine, bien que cela ne lui revienne pas selon la
nature divine, comme la souffrance et la mort. Mais l'ignorance convient au
Christ selon la nature humaine, car le Damascène dit: "Il assuma une
nature ignorante et servile." Il y eut donc vraiment de l'ignorance chez
le Christ.
2. On est ignorant pas défaut de connaissance.
Mais il y a au moins une connaissance qui fit défaut au Christ, puisque
l'Apôtre écrit (2 Co 5, 21): "Celui qui n'a pas connu le péché a été fait
péché pour nous." Le Christ ignorait donc quelque chose.
3. Nous lisons dans Isaïe (8, 4): "Avant que l'enfant sache dire "papa" et "maman", la puissance de Damas sera enlevée." Or l'enfant en question, c'est le Christ. Le Christ ignorait donc certaines choses.
Cependant: on ne supprime pas l'ignorance par l'ignorance. Or le Christ est venu pour détruire nos ignorances, car il est venu pour apporter la lumière à ceux qui sont assis dans les ténèbres et à l'ombre de la mort. Il ne pouvait donc y avoir de l'ignorance dans le Christ.
Conclusion:
De même que le Christ possédait la plénitude de la grâce et de la vertu, de même il possédait aussi la plénitude de toute science, comme nous l'avons montré. Et de même que la plénitude de grâce et de vertu exclut en lui le foyer du péché, ainsi la plénitude de science exclut l'ignorance à laquelle elle s'oppose. Il n'y eut donc pas plus d'ignorance en lui qu'il n'y eut de foyer de péché.
Solutions:
1. La nature assumée par le Christ peut être
envisagée à un double point de vue: ' tout d'abord dans sa raison spécifique;
c'est sous ce rapport que le Damascène la déclare ignorante et servile, car il
ajoute: "La nature de l'homme est en effet au service de Dieu qui l'a
faite, et elle ne possède pas la connaissance de l'avenir." En second lieu
on peut considérer la nature assumée par le Christ dans son union à l'hypostase
divine, d'où lui vient la plénitude de science et de grâce, selon S. Jean:
"Nous l'avons vu, comme Fils unique du Père, plein de grâce et de
vérité." A ce point de vue, il n'y avait pas d'ignorance dans la nature
humaine du Christ.
2. On dit que le Christ n'a pas connu le péché,
en ce sens qu'il n'en a pas fait l'expérience. Il l'a connu cependant par
connaissance objective.
3. Le prophète parle ici de la connaissance humaine du Christ. Il veut donc dire ceci: Avant que l'enfant sache humainement nommer son père, c'est-à-dire Joseph, qui était son père putatif, et sa mère, c'est à dire Marie, la puissance de Damas sera enlevée. Il ne faut pas l'entendre en ce sens qu'à un moment donné le Christ fut homme et ignora quelque chose: mais " avant qu'il sache", c'est-à-dire avant qu'il devienne un homme possédant une science humaine, la puissance de Damas et les dépouilles de Samarie devaient être enlevées par le roi d'Assyrie, si l'on prend le texte au sens littéral; et si on le prend au sens spirituel, comme le fait S. Jérôme " Avant sa naissance, le Christ devait sauver son peuple par la seule invocation de son nom."
Pourtant S. Augustin, dans un sermon sur
l'Épiphanie, explique que la prophétie s'est accomplie au moment de l'adoration
des Mages. Il dit en effet: "Avant que son corps humain pût proférer des paroles
humaines, il a reçu la puissance de Damas, c'est-à-dire les richesses dont
Damas s'enorgueillissait; et, parmi les richesses, on donne le premier rang à
l'or. Quant au dépouilles de Samarie, elles lui appartenaient également. La
Samarie en effet est mise ici pour l'idolâtrie, car le peuple de ce pays s'est
tourné vers le culte des idoles. Ce furent donc les premières dépouilles que
l'enfant arracha à l'idolâtrie. Comme on le voit d'après cette interprétation,
les mots " avant que l'enfant sache " signifient " avant qu'il
montre sa science".
Objections:
1. Aucun être ne pâtit que par l'action d'un plus
puissant que lui, car " l'agent l'emporte sur le patient", ainsi que
le démontrent S. Augustin et Aristote. Mais aucune créature ne fut plus
éminente que l'âme du Christ. Celle-ci n'a donc pu pâtir d'aucune créature.
Ainsi elle ne devait pas être passible, car la puissance de pâtir aurait été
vaine en lui.
2. Cicéron dit que les passions de l'âme sont des
maladies. Mais l'âme du Christ ne pouvait être malade, car la maladie de l'âme
est une conséquence du péché, selon le Psaume (41, 5)." Guéris mon âme,
parce que j'ai péché contre toi." Il n'y avait donc pas de passions de
l'âme chez le Christ.
3. Les passions de l'âme semblent être identiques au foyer du péché; et c'est pour cette raison que l’apôtre les appelle " passions pécheresses " (Rm 7,5). Or dans le Christ, il n'y avait pas de foyer de péché comme on l’a dit. Il n'y eut donc passions pas en lui semble t-il, de passion; et par conséquent son âme n’était pas passible.
Cependant: le psalmiste parlant au nom du Christ, dit (88, 4) " Mon âme est rassasiée de maux", ce qui s'entend non de péchés, mais de maux humains, ou comme l'explique la Glose, " de douleurs". L'âme du Christ était donc passible.
Conclusion:
L'âme, unie au corps, peut pâtir d'une double manière, selon qu'il s'agit d'une passion corporelle ou d'une passion psychique, animale. Elle pâtit corporellement par une lésion du corps. L'âme, en effet, étant la forme du corps, ne constitue avec lui qu'un seul être; aussi, quand le corps subit une passion corporelle, l'âme se trouve-t-elle atteinte par accident, sous le rapport de son existence dans le corps. Et comme le corps du Christ, nous l'avons dit était passible et mortel, il s'ensuit nécessairement que l'âme aussi était passible de cette manière.
Mais l'âme peut pâtir encore d'une passion psychique ou animale, dans les opérations qui lui sont propres, et dans celles où elle a plus de part que le corps. Et l'on dit, de ce point de vue, que l’âme pâtit, même selon l'intellection et la sensation. Cependant, comme nous l'avons dit dans la deuxième Partie, les véritables passions de l'âme, à proprement parler, sont les affections de l'appétit sensible. Or, celles-ci se trouvaient dans le Christ tout aussi bien que les autres éléments de la nature humaine. De là cette parole de S. Augustin: "Quand, sous la forme d'esclave, le Seigneur a daigné vivre de la vie humaine, lui-même a fait des affections l'usage qu'il jugeait nécessaire. Si le corps et l'âme humaine sont en lui une vérité, la sensibilité humaine en lui n'est pas un mensonge."
Il faut reconnaître néanmoins que ces passions ne se trouvaient pas dans le Christ de la même manière qu'en nous, selon une triple différence.
1° Sous le rapport de leur objet: les passions nous portent la plupart du temps vers des biens illicites, ce qui ne pouvait se produire dans le Christ.
2° Sous le rapport de leur principe: nos passions devancent souvent le jugement de la raison, tandis que, dans le Christ, tous les mouvements de l'appétit sensible naissaient sous le contrôle de la raison. Ce qui fait dire à S. Augustin: "Ces mouvements, le Christ les a accueillis quand il l'a voulu, en vertu d'un plan très précis, de même qu'il est devenu homme quand il l'a voulu."
3° Sous le rapport de leur effet: en nous il arrive que les mouvements passionnels ne se cantonnent pas dans l'appétit sensible, mais qu'ils entraînent la raison. Cela ne se produit pas chez le Christ. Il maîtrisait les mouvements de la nature charnelle de telle sorte qu'ils demeuraient dans l'appétit sensible sans entraver d'aucune manière le droit usage de la raison. Et c'est ce que dit S. Jérôme: "Notre Seigneur, pour montrer qu'il était devenu homme véritable, a éprouvé véritablement de la tristesse; mais, parce que cette passion ne dominait pas son âme, il est dit seulement dans l'Évangile qu'il commença à s'attrister, comme s'il s'agissait plutôt d'une pro-passion." D'après ce texte, la passion proprement dite serait donc celle qui domine l'esprit, c'est-à-dire la raison; la pro-passion, c'est la passion qui, commencée dans l'appétit sensible, ne s'étend pas au-delà.
Solutions:
1. L'âme du Christ, surtout par la puissance
divine, pouvait résister aux passions et les empêcher de dominer. Mais, de sa
propre volonté, le Christ consentait à les subir, tant dans son corps que dans
son âme.
2. Cicéron se range ici à l'opinion des stoïciens
qui ne donnaient pas le nom de passions à tous les mouvements de l'appétit
sensible, mais seulement à ceux qui étaient désordonnés. Il est bien évident
que des passions de ce genre ne se trouvaient pas chez le Christ.
3. Les " passions pécheresses " sont
des mouvements de l'appétit sensible inclinant aux actions illicites. Il ne
peut pas en être question à propos du Christ, pas plus que du foyer du péché.
Objections:
1. S. Hilaire écrit: "Puisque mourir pour le
Christ, c'est vivre, pourquoi s'imaginer que dans le mystère de sa mort, il a
éprouvé de la douleur, lui qui donne la vie en récompense à ceux qui meurent
pour lui? " Et plus loin: "Le Fils unique de Dieu s'est fait homme
véritable sans cesser d'être Dieu: frappé de coups, accablé de blessures,
chargé de chaînes, suspendu à la croix, tout cela le faisait sans doute pâtir
du choc reçu, mais sans lui faire éprouver de douleur." Le Christ n'a donc
pas éprouvé de véritable douleur.
2. C'est le propre de la chair conçue dans le
péché, que d'être soumise à la nécessité de la douleur. Mais la chair du Christ
n'a pas été conçue avec le péché, puisqu'elle a été conçue du Saint-Esprit dans
le sein de la Vierge. Elle n'a donc pas été soumise à la nécessité de connaître
la douleur.
3. La jouissance que l'on éprouve à contempler les choses divines diminue le sentiment de la douleur: c'est ainsi que la considération de l'amour divin, chez les martyrs soumis aux supplices, rendait leur douleur plus tolérable. Or l'âme du Christ jouissait souverainement de la contemplation de Dieu, dont elle voyait l'essence, comme on l'a dit plus haut. Elle ne pouvait donc pas éprouver de douleur.
Cependant: nous lisons dans Isaïe (53, 4):". Il a véritablement porté nos douleurs."
Conclusion:
Comme il ressort de ce que nous avons dit dans la deuxième Partie, pour qu'il y ait véritablement douleur sensible, il faut une lésion du corps, et le sentiment de cette lésion. Or le corps du Christ pouvait subir une lésion, étant passible et mortel, nous l'avons dit plus haut. D'autre part, le sentiment de cette lésion ne pouvait lui faire défaut, puisque son âme était en possession parfaite de toutes ses puissances naturelles. Sans aucun doute par conséquent, le Christ a véritablement éprouvé de la douleur.
Solutions:
1. Dans le passage cité et d'autres semblables,
S. Hilaire n'entend pas exclure de la chair du Christ la vérité de la douleur,
mais seulement sa nécessités. Aussi, après les paroles que nous avons
rapportées, ajoute-t-il: "Ce n'est pas parce qu'il avait faim ou soif, ou
parce qu'il pleurait que le Seigneur s'est montré en train de boire, de manger
ou de s'affliger, mais c'était afin de prouver la réalité de son corps; il
s'est plié aux habitudes du corps, en leur donnant satisfaction, conformément à
notre nature. Autrement dit, lorsqu'il a pris de la boisson ou de la
nourriture, il n'a pas cédé à une nécessité corporelle, mais à la manière de
faire habituelle." Et en parlant de nécessité, l'auteur se réfère ici à la
cause première de ces déficiences, qui est le péché, comme nous l'avons dite,
ce qui revient à dire que la chair du Christ n'a pas été soumise nécessairement
à ces déficiences, du fait qu'elle n'a pas connu le péché. C'est pourquoi S.
Hilaire ajoute: "Le Christ a possédé un corps avec une origine propre; son
existence ne lui vient pas d'une conception humaine viciée, mais c'est de la
vertu de sa propre puissance qu'il subsiste en la forme de notre corps."
Néanmoins, si l'on considère la cause prochaine de ces déficiences, qui est le
rassemblement d'éléments contraires, il faut reconnaître que la chair du Christ
s'y est trouvée soumise nécessairement.
2. La chair conçue dans le péché est soumise à la
douleur non seulement par le déterminisme de ses principes naturels, mais
encore par la nécessité que crée la responsabilité du péché. Or cette nécessité
ne se trouve pas chez le Christ, mais seulement le déterminisme des principes
naturels.
3. Comme on l'a dit. par une dispensation de la
puissance divine du Christ, la béatitude était contenue et, ne rejaillissant
pas sur le corps, ne lui enlevait pas la possibilité ni la mortalité. Pour la
même raison, la jouissance de la contemplation était contenue dans l'esprit, et
ne s'écoulait pas vers les puissances sensibles, ce qui les aurait préservées
de la douleur.
Objections:
1. Il semble qu'il n'y a pas eu en lui de
tristesse, selon Isaïe (42, 4 Vg) " Il ne sera ni triste ni
turbulent."
2. On lit dans les Proverbes (12, 21 Vg) "
Aucun malheur ne contristera le juste." Et les stoïciens en donnaient
cette raison que l'on ne s'attriste que de la perte de ses biens; or, le juste
ne regarde comme ses biens propres que la justice et la vertu, qu'il ne peut
pas perdre. Car il serait soumis à la fortune, s'il s'attristait de la perte
des richesses. Mais le Christ fut souverainement juste, selon Jérémie (23, 6):
"Voici le nom qu'on lui donnera: le Seigneur, notre juste." Donc il
n'y a pas eu de tristesse chez le Christ.
3. Le Philosophe dit que toute tristesse est un
mal, qu'il faut fuir. Mais dans le Christ il n'y avait pas de mal, ni rien qui
dût être évité. Il n'y avait donc pas en lui de tristesse.
4. S. Augustin écrit: "La tristesse a pour objet les choses qui nous arrivent contre notre volonté." Mais le Christ n'a rien souffert qu'il n'ait voulu; il est dit en effet dans Isaïe (53, 7): "Il s'est offert, parce qu'il l'a voulu." Le Christ n'a donc pas connu la tristesse.
Cependant: nous lisons (Mt 26, 38) cette parole du Seigneur: "Mon âme est triste jusqu'à la mort." Et Ambroise écrit: "Comme homme, il a éprouvé de la tristesse, car il s'est chargé de ma tristesse. C'est avec confiance que je parle de tristesse, moi qui prêche la croix."
Conclusion:
Comme nous l'avons dit. par une dispensation de la puissance divine, la jouissance de la contemplation de Dieu était contenue dans l'esprit du Christ et, ne rejaillissant pas sur les puissances sensibles, ne les préservait pas de la douleur. Or la tristesse, comme la douleur sensible, se trouve dans l'appétit sensible; elle a seulement un motif ou un objet différent. L'objet et le motif de la douleur, c'est la lésion perçue par le sens du toucher, comme il arrive lorsque l'on est blessé. L'objet et le motif de la tristesse, c'est un dommage ou un mal appréhendé intérieurement soit par la raison, soit par l'imagination, comme nous l'avons montré dans la deuxième Partie; c'est ainsi que l'on s'attriste d'avoir perdu une protection ou de l'argent.
Or, l'âme du Christ pouvait appréhender intérieurement un objet comme constituant un dommage soit pour elle-même, comme sa passion et sa mort; soit pour les autres, comme les péchés de ses disciples ou des juifs qui le mirent à mort. De même que le Christ pouvait éprouver une véritable douleur, de même il pouvait éprouver une véritable tristesse. Il y avait cependant de ce point de vue entre lui et nous cette triple différence que nous avons déjà signalées en parlant de la possibilité du Christ en général.
Solutions:
1. La tristesse doit être écartée du Christ,
comme passion proprement dite; il n'y avait en lui qu'un commencement de
tristesse, une pro-passion. C'est pourquoi il est dit dans S. Matthieu (26,
37): "Il commença à éprouver de la tristesse et de l'angoisse." Et,
comme l'écrit S. Jérôme: "Autre chose est de s'attrister, autre chose de
commencer à s'attrister."
2. Selon S. Augustin: "A la place des trois perturbations de l'âme (le désir, le plaisir et la crainte), les stoïciens plaçaient dans l'âme du sage trois passions bonnes; à la place du désir, la volonté; à la place du plaisir, la joie; à la place de la crainte, la prudence. Mais à la place de la tristesse, ils prétendaient qu'il ne pouvait rien y avoir dans l'âme du sage, car la tristesse a pour objet le mal déjà survenu; or ils estimaient qu'aucun mal ne pouvait arriver au sage". Car ils ne pensaient pas qu'il y eût d'autre bien que le bien honnête, qui rend les hommes bons; ni d'autre mal que le mal déshonnête, qui rend les hommes mauvais.
Sans doute, le bien honnête est le plus grand
bien de l'homme, et le mal déshonnête est son plus grand mal, car ils se
rapportent à la raison qui est la partie principale de son être. Néanmoins il y
a pour l'homme des biens secondaires, relatifs à son corps, ou aux choses
extérieures qui lui sont utiles. Sous ce rapport, l'âme du sage peut éprouver
de la tristesse dans l'appétit sensible, par l'appréhension de maux sensibles,
pourvu que cette tristesse ne trouble pas sa raison. En ce sens, on comprend
qu'" aucun malheur ne contristera le juste", car aucun accident n'est
capable de troubler sa raison. Et c'est de cette manière que la tristesse
pouvait se trouver dans le Christ, à titre de pro-passion, non à titre de
passion.
3. Toute tristesse est un mal de peine; mais elle
n'est un mal de faute que lorsqu'elle procède d'une affectivité désordonné.
Aussi S. Augustin écrit-il " Si ces affections suivent la droite raison,
et si l'on en fait usage au temps et au lieu voulus, qui donc oserait les
qualifier de passions morbides ou vicieuses? "
4. Rien ne s'oppose à ce qu'un objet qui en
lui-même contrarie la volonté, soit cependant voulu en raison de la fin à
laquelle il est ordonné; ainsi une médecine amère n'est pas voulue pour
elle-même, mais pour obtenir la santé. C'est de cette manière que la mort et la
passion, considérées en elles-mêmes, furent involontaires chez le Christ et lui
causèrent de la tristesse; ce qui ne les empêcha pas d'être voulues pour
obtenir la rédemption du genre humain.
Objections:
1. On lit dans les Proverbes (28, 1 Vg) - "
Le juste possédera l'assurance d'un lion; il sera sans terreur." Mais le
Christ fut souverainement juste. Donc il n'y a eu aucune crainte chez lui.
2. S. Hilaire écrit " je le demande à ceux
qui pensent ainsi: Serait-il raisonnable que le Christ ait craint la mort, lui
qui, après avoir détruit chez ses Apôtres toute crainte de la mort, les a
exhortés à la gloire du martyre? "
3. La crainte semble avoir pour seul objet le mal que l'homme ne peut éviter. Mais le Christ pouvait éviter et le mal de peine qu'il a souffert, et le mal de faute qui affecte les autres hommes. Il n'y a donc pas eu de crainte chez le Christ.
Cependant: on lit en S. Marc (14, 33): "Jésus commença à éprouver de la crainte et de l'angoisse."
Conclusion:
De même que la tristesse est produite par la connaissance du mal présent, de même la crainte est produite par la connaissance d'un mal futur. Cependant la connaissance d'un mal futur qui se présente avec une certitude absolue n'engendre pas la crainte. Le Philosophe dit que la crainte n'existe que là où l'on espère échapper au mal; car, lorsqu'il n'y a aucun espoir d'y échapper, le mal est connu comme présent, et ainsi il cause de la tristesse plus que de la crainte.
Ainsi la crainte peut être envisagée à deux points de vue. Selon le premier, l'appétit sensible s'oppose à toute atteinte corporelle: par la tristesse si elle est présente, et par la crainte si elle est future. A ce point de vue, on peut dire que le Christ a eu de la crainte, aussi bien que de la tristesse.
En second lieu, on peut envisager l'incertitude de l'événement futur; c'est ainsi que la nuit un bruit insolite nous fait peur parce que nous n'en connaissons pas l'origine. En ce sens, dit le Damascène, le Christ n'a pas éprouvé de crainte.
Solutions:
1. On dit que le juste est " sans crainte
" en ce que la terreur implique une véritable passion, qui détourne
l'homme du bien raisonnable. Or la crainte ne se trouvait pas ainsi chez le
Christ, mais sous la forme d'une propassion. C'est pourquoi l'évangile dit que
Jésus " commença à éprouver de la crainte et de l'angoisse",
signifiant par là, explique S. Jérôme, qu'il s'agit d'une pro-passion.
2. S. Hilaire exclut chez le Christ la crainte comme il exclut la tristesse, quant à leur nécessité.
Mais afin de manifester la vérité de sa nature
humaine, le Christ a ressenti volontairement de la crainte et aussi de la
tristesse.
3. Le Christ pouvait, par sa puissance divine,
éviter les maux qui le menaçaient; mais ils étaient inévitables, ou
difficilement évitables, à cause de la faiblesse de sa chair.
Objections:
1. Le Philosophe enseigne que l'étonnement est
produit par un effet dont on ignore la cause: ainsi l'étonnement vient de
l'ignorance. Mais le Christ n'ignorait rien, on l'a montré.
2. S. Jean Damascène, écrit: "L'étonnement
est une crainte produite par une forte imagination " et d'après le
Philosophe, " le magnanime ne s'étonne de rien". Le Christ, qui fut
souverainement magnanime, n'a donc pas eu d'étonnement.
3. Nul ne s'étonne de ce qu'il peut faire lui-même. Mais le Christ pouvait réaliser les plus grandes choses. Il ne pouvait donc s'étonner de rien.
Cependant: on lit (Mt 8, 10): "Jésus, entendant " les paroles du centurion " fut dans l'étonnement".
Conclusion:
L'étonnement a pour objet propre quelque chose de nouveau et d'insolite. Or, chez le Christ, il ne pouvait rien y avoir de nouveau ni d'insolite pour sa science divine, ni pour sa science humaine, par laquelle il connaît les réalités dans le Verbe, ou par laquelle il les connaît par des espèces infuses. Mais il a pu rencontrer du nouveau et de l'insolite selon sa science expérimentale, qui lui permettait de rencontrer chaque jour du nouveau.
Par conséquent au point de vue de la science divine, de la science bienheureuse, ou de la science infuse du Christ, il n'y a pas eu chez lui d'étonnement. Mais il n'en est pas de même pour sa science expérimentale: avec celle-ci, il a pu connaître l'étonnement. Et il a assumé cette déficience pour nous instruire, et pour nous apprendre à nous étonner de ce qui l'étonnait lui-même. Aussi S. Augustin écrit-il: "L'étonnement du Seigneur signifie qu'il faut nous étonner, nous aussi, car nous en avons encore besoin. De tels mouvements ne sont donc pas chez lui le signe d'une perturbation de l'âme, mais font partie de l'enseignement du Maître."
Solutions:
1. Le Christ n'ignorait rien; pourtant quelque
chose de nouveau pouvait devenir l'objet de sa science expérimentale et
produire en lui de l'étonnement.
2. Le Christ s'étonnait de la foi du centurion,
non pas qu'elle fût quelque chose de grand par rapport à lui-même, mais par
rapport aux autres.
3. Le Christ pouvait tout faire par sa puissance
divine; de ce point de vue, rien ne pouvait l'étonner. Mais il était capable
d'éprouver l'étonnement selon sa science humaine expérimentale, nous venons de
le dire.
Objections:
1. Il est écrit (Jc 1, 20): "La colère de
l'homme n'accomplit pas la justice de Dieu." Mais il n'y avait rien dans
le Christ qui n'appartînt à la justice de Dieu, car lui-même " par Dieu
est devenu pour nous justice " (1 Co 1, 30). Il semble donc qu'il n'a pas
dû y avoir de la colère chez le Christ.
2. La colère est opposée à la mansuétude, ainsi
que le prouve Aristote. Mais le Christ fut plein de mansuétude. Il n'a donc pas
éprouvé de colère.
3. S. Grégoire dit que " la colère causée par le péché aveugle l'oeil de l'esprit, tandis que la colère causée par le zèle le trouble". Mais dans le Christ, le regard de l'esprit ne fut jamais aveuglé ou troublé. Ni le péché ni le zèle n'ont donc poussé le Christ à la colère.
Cependant: on lit en S. Jean (2, 17) qu'il a réalisé la prophétie du Psaume (69, 10) " Le zèle de ta maison me dévore."
Conclusion:
Comme nous l'avons dit dans la deuxième Partie, la colère est un effet de la tristesse; car, lorsque l'on cause de la tristesse à quelqu'un, celui-ci éprouve, dans sa partie sensible, le désir de repousser l'injustice commise, que celle-ci s'adresse à lui ou à d'autres. Ainsi la colère est-elle une passion composée de tristesse et de désir de vengeance. Or nous avons vu que le Christ pouvait éprouver de la tristesse. Quant au désir de vengeance, il peut quelquefois s'accompagner de péché, quand on cherche à se venger d'une manière déraisonnable. En ce sens, le Christ n'a pu connaître la colère, car une telle colère est celle qu'on appelle " colère provoquée par le vice". Mais il peut y avoir aussi un désir de vengeance qui non seulement est sans péché, mais qui est digne de louange; c'est le cas du désir qui se conforme à l'ordre de la justice, et qu'on appelle " colère provoquée par le zèle". S. Augustin a écrit est en effet " Il est dévoré du zèle de la maison de Dieu, celui qui désire corriger tout le mal qu'il voit, et qui, lorsqu'il ne peut le corriger, le tolère en gémissant." Telle fut la colère du Christ.
Solutions:
1. Comme le remarque S. Grégoire, la colère chez
l'homme se présente sous une double forme. Tantôt elle surprend la raison et
l'entraîne avec elle dans l'action; et alors on peut dire que la colère "
opère", car l'opération s'attribue à l'agent principal. A ce point de vue
l'on comprend que " la colère de l'homme n'accomplit pas la justice de
Dieu". Tantôt la colère suit la raison et devient comme son instrument. Et
alors l'opération qui a pour objet la justice ne s'attribue pas à la colère,
mais à la raison.
2. La colère qui transgresse l'ordre de la raison
est opposée à la mansuétude; mais non la colère qui est modérée et maintenue
par la raison dans un juste milieu, car ce juste milieu, c'est précisément la
mansuétude.
3. Chez nous, dans l'ordre naturel, les
puissances de l'âme se gênent naturellement si bien que, lorsque l'opération
d'une puissance est intense, l'opération d'une autre puissance s'affaiblit.
Cela explique que le mouvement de la colère, même lorsqu'il est mesuré selon la
raison brouille plus ou moins le regard de l'âme en contemplation. Mais dans le
Christ, par la modération venant de la puissance divine, il était permis à
chaque puissance d'exercer son activité propre, si bien qu'aucune puissance
n'était paralysée par une autre. C'est pourquoi, de même que la délectation de
l'âme en train de contempler n'entravait pas la tristesse ou la douleur des
facultés inférieures, de même les passions de celles-ci ne mettaient aucun
obstacle à l'activité de la raison.
Objections:
1. Il appartient au voyageur de se mouvoir vers
la fin de la béatitude; et au compréhenseur il appartient de se reposer dans
cette fin. Mais il est impossible à un même sujet de se mouvoir vers une fin et
en même temps de se reposer en elle. Donc il était impossible que le Christ
soit en même temps voyageur et compréhenseur.
2. Se mouvoir vers la béatitude, ou l'obtenir ne
concerne pas le corps, mais l'âme. Aussi S. Augustin dit-il: "Ce qui
rejaillit de l'âme sur la nature inférieure qui est le corps, ce n'est pas la
béatitude, (car celle-ci est propre à ce qui, en nous, jouit et comprend), mais
c'est la plénitude de la santé, la vigueur indestructible." Or le Christ,
tout en ayant un corps passible, jouissait pleinement de Dieu dans son
esprit. Donc il n'était pas voyageur, mais uniquement compréhenseur.
3. Les saints, dont les âmes sont au ciel et les corps au tombeau, jouissent dans leur âme de la béatitude, bien que leurs corps demeurent soumis à la mort. pourtant on ne les appelle pas voyageurs, mais seulement compréhenseurs. Pour la même raison, bien que le corps du Christ fût mortel, il semble, puisque son esprit jouissait de Dieu, qu'il fut seulement compréhenseur et nullement voyageur.
Cependant: il est écrit (Jr 14, 8) " Pourquoi seras-tu comme un étranger sur la terre et comme un voyageur qui fait un détour pour t'arrêter? "
Conclusion:
On est appelé " voyageur " lorsque l'on tend vers la béatitude; on est dit compréhenseur lorsqu'on l'a déjà saisie, selon S. Paul: "Courez afin de saisir (comprehendere) le prix " (1 Co 9, 24); et: "Je poursuis ma course afin de saisir " (Ph 3, 12). Or la béatitude parfaite réside dans l'âme et dans le corps, comme nous l'avons établi dans la deuxième Partie. Celle de l'âme, quant à ce qui lui est propre, qui lui fait voir Dieu et jouir de lui. Celle du corps, selon que celui-ci " ressuscitera corps spirituel, dans la puissance, la gloire et l'incorruptibilité " (1 Co 15, 42).
Or le Christ, avant la Passion, voyait pleinement Dieu par son esprit; ainsi possédait-il la béatitude en ce qui est propre à l'âme. Quant au reste, cela manquait à la béatitude, parce que son âme était passible, son corps était passible et mortel, comme nous l'avons montré plus haute. C'est pourquoi il était en même temps compréhenseur, parce qu'il possédait la béatitude propre à l'âme, et voyageur parce que, pour tout le reste qui manquait à la béatitude, il tendait vers celle-ci.
Solutions:
1. Il est impossible de se mouvoir vers une fin
et de se reposer en elle sous le même rapport. Mais cela est possible sous des
rapports différents; ainsi un homme peut en même temps connaître ce qu'il sait
déjà, et apprendre ce qu'il ne sait pas encore.
2. La béatitude, dans l'âme, siège proprement et
de façon primordiale dans l'esprit. Mais à titre secondaire et comme
instrumental, les biens du corps sont nécessaires à la béatitude, selon
Aristote pour qui les biens extérieurs contribuent à la béatitude à titre
d'instruments.
3. La comparaison entre les âmes des saints et le Christ est sans valeur pour deux motifs. D'abord les âmes des saints ne sont pas passibles, comme était l'âme du Christ. Ensuite parce que leur corps ne font rien pour tendre à la béatitude, alors que le Christ, par ses souffrances corporelles, tendait à la béatitude, quant à la gloire de son corps.
Il faut maintenant étudier les conséquences de l'union hypostatique: 1° Ce qui convient au Christ lui-même (Q. 16-19). - 2° Ce qui convient au Christ par rapport à Dieu le Père (Q. 20-24). - 3° Ce qui convient au Christ par rapport à nous (Q. 25-26).
Sur ce qui convient au Christ lui-même, nous étudierons: I. Ce qui lui convient selon l'être et le devenir (Q. 16). II. Ce qui lui convient en raison de son unité (Q. 17-19).
1. Est-il vrai de dire: "Dieu est homme
"? - 2. Est-il vrai de dire: "L'homme est Dieu "? - 3. Le Christ
peut-il être appelé " homme du Seigneur "? - 4. Ce qui convient au
Fils de l'homme peut-il être attribué à la nature divine, et inversement? - 5.
Ce qui convient au Fils de l'homme peut-il être attribué au Fils de Dieu, et ce
qui convient au Fils de Dieu, à la nature humaine? - 6. Est-il vrai de dire:
"Le Fils de Dieu a été fait homme "? - 7. Est-il vrai de dire "
L'homme a été fait Dieu "? - 8. Est-il vrai de dire: "Le Christ est
une créature "? 9. Est-il vrai de dire du Christ: "Cet homme a
commencé d'exister "? - 10. Est-il vrai de dire: "Le Christ, en tant
qu'homme, est une créature "? - 11. Est-il vrai de dire: "Le Christ,
en tant qu'homme, est Dieu "? - 12. Est-il vrai de dire: "le Christ,
en tant qu'homme, est une hypostase ou personne "?
Objections:
1. Toute proposition affirmative qui unit deux
termes éloignés est fausse. Or, c'est le cas de cette proposition, parce que
les formes signifiées par le sujet et le prédicat sont éloignées au maximum.
Donc, puisque la proposition en question est affirmative, il apparent qu'elle
est fausse.
2. Trois personnes divines ont plus de proximité
entre elles que la nature divine et la nature humaine. Or, dans le mystère de
la Trinité, on n'attribue pas une personne à une autre: nous ne disons pas que
le Père est le Fils, ou réciproquement. Il apparaît donc que l'on ne peut pas
attribuer à Dieu la nature humaine en disant " Dieu est homme."
3. S. Athanase dit: "De même que l'âme
raisonnable et le corps font un homme, de même Dieu et l'homme font un
Christ." Mais cette proposition: "L'âme est le corps " est
fausse, donc également: "Dieu est homme."
4. Comme on l'a établi dans la première Partie ce que l'on attribue à Dieu d'une façon non pas relative mais absolue convient à toute la Trinité et à chacune des personnes. Or, le mot " homme " n'est pas relatif, mais absolu. Donc si on l'attribue véritablement à Dieu, il s'ensuivra que toute la Trinité est un homme, et aussi chaque personne. Ce qui est évidemment faux.
Cependant: il est écrit (Ph 2, 6)." Lui, de condition divine, s'anéantit, prenant condition d'esclave et devenant semblable aux hommes et se comportant comme un homme." Ainsi, celui qui est de condition divine est un homme. Mais celui qui est de condition divine est Dieu. Donc Dieu est homme.
Conclusion:
Cette proposition: "Dieu est homme " est acceptée par tous les chrétiens; cependant elle n'est pas entendue par tous dans le même sens. Quelques-uns l'acceptent en effet, mais non pas en propriété de termes. Les manichéens disent que le Verbe de Dieu est un homme, non véritablement, mais par métaphore en tant qu'il aurait assumé un corps irréel; ainsi peut-on dire qu'il est homme comme on le dit d'une statue de bronze qui a la figure d'un homme. Pareillement, ceux pour qui, dans le Christ, l'âme et le corps n'étaient pas unis, ne peuvent dire que Dieu est un homme véritable, mais qu'on l'appelle homme à cause de son apparence, en raison des parties qui le constituent. Mais ces deux opinions ont été désapprouvées plus haut.
D'autres, à l'opposé, soutiennent la réalité du côté de l'homme, mais la nient du côté de Dieu. Car ils affirment que le Christ, Dieu et homme, est Dieu non par nature mais de façon participée, c'est-à-dire par la grâce, de même qu'on appelle tous les saints hommes des dieux. Mais ils accordent plus d'excellence au Christ, à cause de sa grâce plus abondante. Ainsi lorsqu'on dit: "Dieu est homme", le terme " Dieu " ne représente pas le vrai Dieu dans sa nature propre. Et c'est l'hérésie de Photin, que nous avons déjà réfutée
Mais d'autres acceptent cette proposition en accordant à ses deux termes leur sec -, réaliste, ils affirment que le Christ est vrai Dieu et vrai homme; cependant, ils ne sauvegardent pas la vérité de l'attribution. Ils disent en effet que " homme " est attribué à Dieu à cause d'un certain lien: de dignité, d'autorité, ou encore d'affection et d'habitation. C'est en ce sens que Nestorius admettait que Dieu soit homme. Mais de telle façon que Dieu serait uni à l'homme par une union qui ferait que Dieu habite en lui et lui serait uni, par l'amour et par une participation de l'autorité et de la gloire divines.
Ils se trompent pareillement, tous ceux qui mettent dans le Christ deux hypostases ou deux suppôts. Parce qu'il est impossible de concevoir que, de deux réalités distinctes au point de vue du suppôt ou hypostase, l'une soit attribuée à l'autre en propriété de termes; ce n'est possible que par métaphore et pour autant qu'il y a entre elles un certain lien; ainsi disons-nous que Pierre est Jean,parce qu'une certaine liaison les réunit. Et ces opinions, elles aussi, ont été réfutées plus haute.
C'est pourquoi, en professant selon la vraie foi catholique que la véritable nature divine s'est unie à une nature humaine véritable, non seulement dans la personne mais aussi dans le suppôt ou hypostase, nous disons que cette proposition: "Dieu est homme " est vraie en propriété de termes, non seulement à cause de la vérité des termes, c'est-à-dire que le Christ est vrai Dieu et vrai homme -, mais encore à cause de la vérité de cette attribution. Car le mot qui signifie une nature commune au concret peut représenter n'importe lequel des êtres englobés dans cette nature commune; ainsi le mot " homme " peut représenter tout individu humain. Et ainsi le mot " Dieu", étant donné son mode de signification, peut représenter la personne du Fils de Dieu, comme nous l'avons montré dans la première Partie. Et d'autre part, on peut vraiment et proprement attribuer à tout suppôt d'une nature quelconque le nom qui représente cette nature au concret, attribuer par exemple le nom d'homme à Socrate et à Platon. Donc, puisque la personne du Fils de Dieu est suppôt de la nature humaine, on peut attribuer vraiment au sens propre le mot " homme " au mot " Dieu " pour autant que celui-ci représente la personne du Fils.
Solutions:
1. Quand deux formes diverses ne peuvent se
rejoindre dans un seul et même suppôt, la proposition que l'on établit alors
est nécessairement en matière éloignée, le sujet signifiant l'une de ces
formes, et le prédicat l'autre forme. Mais quand deux formes peuvent se
rejoindre dans un seul et même suppôt, la matière de la proposition n'est pas
éloignée, mais naturelle, ou contingente, comme lorsque je dis: "Ce qui
est blanc est musicien." Or la nature divine et la nature humaine, bien
qu'extrêmement éloignées, se rejoignent par le mystère de l'Incarnation en un
seul suppôt, auquel ni l'une ni l'autre n'est unie par accident, mais par
elle-même. Et c'est pourquoi cette proposition: "Dieu est homme " ne
concerne ni une matière éloignée ni une matière contingente, mais une matière
naturelle. Et le prédicat " homme " n'est pas attribué à Dieu par
accident, mais par soi, comme il le serait à la personne divine elle-même; non
pas que l'attribut convienne au sujet en raison de la forme signifiée par le
mot " Dieu", mais en raison du suppôt, qui est l'hypostase d'une
nature humaine.
2. Les trois personnes divines se rejoignent dans
la nature, mais se distinguent par leur suppôt, et c'est pourquoi on ne peut
attribuer l'une à l'autre. Mais dans le mystère de l'Incarnation, les natures,
parce qu'elles sont distinctes, ne peuvent être attribuées l'une à l'autre sous
leur forme abstraite; en effet, la nature divine n'est pas la nature humaine.
Mais, parce qu'elles sont unies dans un même suppôt, l'attribution peut se
faire réciproquement de manière concrète.
3. L'âme et la chair ont une signification
abstraite, comme la divinité et l'humanité. Au concret, on parle d'" animé
" et de " charnel", comme on dit " Dieu " et "
homme". L'attribution d'un terme abstrait à un autre n'est pas possible,
mais seule l'attribution concrète est légitime.
4. Le mot " homme " est attribué à Dieu
en raison de l'union dans la personne, et cette union implique une relation. De
là vient que la règle des noms absolus, attribués à Dieu de toute éternité, ne
s'applique pas ici.
Objections:
1. Le nom de Dieu est incommunicable, et
l'Écriture (Sg 14, 21) reproche aux idolâtres de " donner à des morceaux
de bois et à des pierres ce nom incommunicable". Pour la même raison, il
semble inadmissible d'attribuer ce nom à l'homme.
2. Tout ce qui est attribué au prédicat est
attribué au sujet. Or il est vrai de dire: "Dieu est Père", ou:
"Dieu est Trinité." Et s'il est vrai de dire: "L'homme est
Dieu", il semble qu'il sera aussi vrai de dire: "L'homme est le
Père", ou: "L'homme est la Trinité." Mais ces propositions sont
fausses, donc la première aussi.
3. Dans le Psaume (81, 10 Vg), il est écrit: "Il n'y aura pas chez toi de dieu nouveau." Mais l'homme est quelque chose de récent, car le Christ n'a pas toujours été un homme. Donc la proposition: "L'homme est Dieu " est fausse.
Cependant: il est écrit (Rm 9, 5) " C'est d'eux (les Israélites) que le Christ est issu selon la chair, lui qui est au-dessus de tout, Dieu béni éternellement! " Or, selon la chair, le Christ est homme. Il est donc vrai de dire: "L'homme est Dieu."
Conclusion:
Une fois posée la vérité des deux natures, divine et humaine, et leur union dans la personne et l'hypostase, cette proposition: "L'homme est Dieu " est vraie en propriété de termes comme celle-ci: "Dieu est homme." En effet, ce mot " homme " peut représenter toute hypostase de la nature humaine, et ainsi peut-il représenter la personne du Fils de Dieu, que nous affirmons être l'hypostase de la nature humaine. Or, il est évident que le mot " Dieu " peut être véritablement et proprement attribué à la personne du Fils, comme nous l'avons démontré dans la première Partie. Il reste donc que cette proposition est vraie en propriété de termes: "L'homme est Dieu."
Solutions:
1. Les idolâtres attribuent le nom de la déité à
des pierres et à des morceaux de bois considérés dans leur nature propre parce
qu'ils mettaient en eux quelque chose de divin. Quant à nous, nous n'attribuons
pas la divinité à l'homme en raison de sa nature humaine, mais seulement parce
que le suppôt éternel se trouve être, du fait de l'union, suppôt de la nature
humaine, comme nous venons de le dire.
2. Le mot " Père " est attribué au mot
" Dieu " parce que " Dieu " représente ici la personne du
Père. En ce sens, on ne l'attribue pas à la personne du Fils, car la personne
du Fils n'est pas la personne du Père. On ne doit donc pas attribuer le mot
" Père " au mot " homme", puisque ce dernier terme
représente ici la personne du Fils.
3. Bien que la nature humaine soit, dans le
Christ, quelque chose de nouveau, le suppôt de cette nature n'est pas nouveau,
il est éternel. Et puisque le mot " Dieu " n'est pas attribué à
l'homme en raison de la nature humaine, mais en raison du suppôt, il ne
s'ensuit pas que nous posions un dieu nouveau. Ce serait vrai si nous ans que
" l'homme", dans le Christ, représente un suppôt créé, comme sont
obligés de le dire ceux qui placent en lui deux suppôts.
Objections:
1. Il semble que le Christ peut être appelé homo
dominicus: "homme du Seigneur". En effet, S. Augustin affirmer:
"Il faut espérer ces biens qui existaient chez cet homme du
Seigneur." Or il parle du Christ, qui est donc " homme du
Seigneur".
2. De même que la seigneurie (dominium)
convient au Christ en raison de sa nature divine, de même l'humanité convient à
la nature humaine. Mais on dit de Dieu qu'il est " hominisé", comme
on le voit chez le Damascène appelant " hominisation ce qui montre l'union
à l'homme". Donc, au même titre, on peut dire pour désigner le Christ
qu'il est " l'homme du Seigneur".
3. Dominicus dérive de Dominus (Seigneur comme divinus dérive de Deus. Mais Denys nomme le Christ: "le très divin Jésus". On peut donc au même titre dire que le Christ est l'homme du Seigneur.
Cependant: S. Augustin déclare dans le livre de ses Révisions: "je ne vois pas s'il est juste d'appeler homo dominicus (homme du Seigneur) Jésus Christ, puisqu'il est vraiment le Seigneur."
Conclusion:
Nous l'avons dit à l'Article précédent, quand nous parlons de " l'homme qui est le Christ Jésus", nous désignons un suppôt éternel qui est la personne du Fils de Dieu, à cause du fait que deux natures ont un unique suppôt. Or, les termes " Dieu " et " Seigneur " sont attribués essentiellement à la personne du Fils de Dieu. C'est pourquoi on ne doit pas les lui attribuer sous une forme dérivée, car cela ne satisfait pas à la vérité de l'union. Et, puisque dominicus dérive de Dominus, " Seigneur", on ne peut pas dire, à proprement parler, que cet homme est " du Seigneur", mais plutôt qu'il est " le Seigneur".
Mais si, en parlant de cet homme qui est le Christ Jésus, on désignait un suppôt créé, comme font ceux qui placent deux suppôts dans le Christ, on pourrait dire alors que cet homme est " du Seigneur", selon ceux qui mettent en lui deux suppôts, en tant que participant des honneurs divins. C'est la position des nestoriens.
En outre, de cette manière on ne dit pas que la nature humaine est essentiellement divine, mais déifiée, non parce qu'elle serait changée en la nature divine, mais par sa conjonction à cette même nature en une seule hypostase, comme le montre bien S. Jean Damascène.
Solutions:
1. S. Augustin a corrigé cette affirmation comme
bien d'autre, dans le livre de ses Révisionso, où nous lisons après les
paroles citées dans l'objection: "Partout où j'ai employé cette expression
" - que le Christ est homo dominicus -, " je voudrais
ne l'avoir pas fait. J'ai vu en effet plus tard qu'il ne fallait pas parler
ainsi, bien qu'on puisse avancer quelques motifs pour le faire". On
pourrait dire, en effet, que le Christ est " homme du Seigneur " en
raison de la nature humaine que signifie le mot " homme", mais non en
raison du suppôt.
2. Ce suppôt unique de la nature divine et de la
nature humaine l'est premièrement de la nature divine, puisqu'il l'est
éternellement; puis, dans le temps et du fait de l'Incarnation, il est devenu
suppôt de la nature humaine. Pour ce motif, on le dit " hominisé",
non qu'il ait assumé un homme, mais parce qu'il s'est uni une nature humaine.
Il n'est pas vrai, inversement, que le suppôt de la nature humaine ait assumé
la nature divine; on ne pourra donc pas dire que l'homme est déifié, ou qu'il
est " du Seigneur".
3. On donne ordinairement l'attribut de " divin " aux réalités qui reçoivent essentiellement pour attribut le mot " Dieu". En effet, nous disons que l'essence divine est Dieu, pour motif d'identité; et que l'essence est celle de Dieu, ou qu'elle est divine, à cause des divers modes de signification. Nous parlons du Verbe divin, quoique le Verbe soit Dieu. Et pareillement nous parlons de la personne de Platon, à cause des divers modes de signification. Mais on n'appelle pas " du Seigneur " les réalités auxquelles on attribue le terme de Seigneur.
En effet, on n'a pas coutume d'appeler " du
Seigneur " un homme qui est seigneur. Mais tout ce qui lui appartient
d'une façon ou d'une autre est appelé " du Seigneur ": on parle de
volonté du seigneur, de main du seigneur, de passion du seigneur. C'est
pourquoi cet homme qu'est le Christ et qui est Seigneur, ne peut être appelé
" du Seigneur", mais on peut parler de sa chair ou de sa passion
comme de la chair du Seigneur, ou de la passion du Seigneur.
Objections:
1. Il est impossible d'attribuer à un même sujet
des réalités opposées. Or les attributs qui appartiennent à la nature humaine
sont contraires à ceux qui sont propres à Dieu; en effet Dieu est incréé,
immuable, éternel; la nature humaine est créée, temporelle et changeante. On ne
peut donc attribuer à Dieu ce qui appartient à la nature humaine.
2. Attribuer à Dieu des déficiences, c'est lui
enlever l'honneur divin qui lui est dû, ce qui constitue un blasphème. Mais la
nature humaine comporte des déficiences, telles que la mort, la souffrance,
etc. Or ne peut donc d'aucune manière attribuer à Dieu cc qui convient à la
nature humaine.
3. Être assumé convient à la nature humaine, mais non à Dieu. Donc ce qui appartient à, nature humaine ne peut se dire de Dieu.
Cependant: S. Jean Damascène, affirme: "Dieu a assumé les propriétés de la chair, car on dit que Dieu est passible, et que le Dieu de gloire a été crucifié."
Conclusion:
Sur cette question il y a eu divergence entre les nestoriens et les catholiques. Les nestoriens voulaient séparer les termes attribués au Christ: ce qui appartient à la nature humaine ne devait pas se dire de Dieu, ni ce qui appartient à la nature divine, se dire de l'homme. Si bien que Nestorius a soutenu: "Si quelqu'un ose attribuer les passions au Verbe de Dieu, qu'il soit anathème." Mais si certains noms peuvent se rattacher aux deux natures, on les attribuait aux réalités communes aux deux, comme les mots " Christ " ou " Seigneur". Aussi concédaient-ils que le Christ est né de la Vierge, qu'il a existé de toute éternité, mais ils ne disaient pas que Dieu est né de la Vierge, ni que l'homme ait existé éternellement.
Les catholiques, au contraire, affirmèrent que de tels attributs qui se disent du Christ soit selon la nature divine, soit selon la nature humaine, peuvent se dire aussi bien de Dieu que de l'homme. En ce sens, S. Cyrille a déclaré: "Si quelqu'un partage entre deux personnes ou hypostases les expressions qui se trouvent dans les écrits évangéliques ou apostoliques, ou celles qu'ont employées les saints sur le Christ ou celles qu'il a employées sur lui-même, et s'il rapporte les unes à un homme, et les autres au seul Verbe de Dieu: qu'il soit anathème."
En voici la raison: puisque les deux natures ont une seule hypostase, c'est celle-ci qui est représentée par le nom de l'une et l'autre nature; et donc, que l'on emploie le mot " homme " ou le mot " Dieu", il représente toujours la même hypostase sous le nom d'une nature ou de l'autre. Et c'est pourquoi on peut attribuer à l'homme ce qui appartient à la nature divine, comme concernant l'hypostase de la nature divine; et à Dieu ce qui appartient à la nature humaine.
Remarquons cependant que, dans une proposition où une réalité est attribuée à une autre, il convient de prêter attention non seulement à la nature du sujet, mais aussi au mode d'attribution. Et, bien que nous ne fassions pas de différence entre, les réalités attribuées au Christ, néanmoins nous distinguons le mode selon lequel elles sont attribuées. Et effet, ce qui appartient à la nature divine est attribué au Christ selon sa nature divine, et ce qui relève de la nature humaine selon sa nature humaine. C'est pourquoi. Augustin écrit: "Distinguons dans les Écritures ce qui, par l'expression, a rapport à la forme divine, et ce qui a rapport à la forme d'esclave." Et plus loin il ajoute,: "Un lecteur prudent, diligent et pieux saisira la raison et le mode de l'attribution."
Solutions:
1. Il est impossible d'attribuer des réalités
opposées à un même sujet et sous le même rapport, mais non selon des rapports
différents. De cette manière on attribue au Christ des réalités contraires non
selon le même rapport, mais selon les diverses natures.
2. Attribuer à Dieu des déficiences concernant sa
nature divine serait blasphématoire, car ce serait diminuer son honneur; mais
on ne lui fait pas injure si on les lui attribue selon la nature assumée. Aussi
dit-on dans un discours au concile d'Éphèse: "Dieu ne regarde pas comme
une injure ce qui est occasion de salut pour les hommes; car aucun des
abaissements qu'il a choisi de souffrir pour nous ne fait injure à cette nature
qui ne peut être atteinte par les injures. Cela abaisse ce qui nous appartient,
afin de sauver notre nature. Donc, quand ces injures sont abjectes et viles,
qu'elles ne font aucun tort à la nature divine, mais produisent notre salut,
comment peux-tu dire qu'elles occasionnent un outrage envers Dieu? "
3. Être assumé convient à la nature humaine non
en raison du suppôt, mais en raison d’elle-même. Et c'est pourquoi cela ne
convient pas à Dieu.
Objections:
1. Ce qui appartient à la nature humaine
s'attribue au Fils de Dieu et à Dieu. Mais Dieu est sa nature; on peut donc
attribuer à la nature divine ce qui appartient à la nature humaine.
2. La chair appartient à la nature humaine. Mais
selon S. Jean Damascène: "Nous disons que la nature du Verbe s'est
incarnée, selon les bienheureux Athanase et Cyrille." Il paraît donc que
ce qui appartient à la nature humaine, on peut l'attribuer à la nature divine.
3. Ce qui appartient à la nature divine convient à la nature humaine du Christ, comme connaître l'avenir, avoir la puissance de sauver. Il semble donc qu'au même titre, ce qui appartient à la nature humaine peut se dire de la nature divine.
Cependant: S. Jean Damascène écrit: "Quand nous parlons de la déité, nous ne lui attribuons pas ce qui est propre à l'humanité; nous ne disons pas que la déité est passible ou qu'elle peut être créée." Or la déité, c'est la nature divine. Donc, ce qui appartient à la nature humaine, ne peut être dit de la nature divine.
Conclusion:
Les propriétés d'un être ne peuvent vraiment être attribuées qu'à une réalité qui lui soit identique; c'est ainsi qu'il convient à l'homme seulement de pouvoir rire. Or, dans le mystère de l'Incarnation, la nature divine et la nature humaine ne sont pas identiques; il n'y a d'identique que l'hypostase des deux natures. C'est pourquoi, quand on prend ces deux natures abstraitement, ce qui appartient à l'une ne peut pas être attribué à l'autre. Au contraire, les noms concrets représentent la nature hypostasiée. Aussi peut-on attribuer indifféremment des noms concrets à ce qui convient aux deux natures; soit que le nom en question désigne à la fois les deux natures, comme le mot " Christ " qui signifie et la divinité, principe d'onction, et l'humanité qui est ointe; soit qu'il désigne seulement la nature divine comme le mot " Dieu " ou " Fils de Dieu", ou seulement la nature humaine comme le mot " homme " ou " Jésus". De là cette parole du pape S. Léon: "Il importe peu de savoir à partir de quelle nature nous nommons le Christ, car, l'unité de personne demeurant inséparablement, c'est le même qui est tout entier Fils de l'homme en raison de la chair, et tout entier Fils de Dieu en raison de la divinité possédée dans l'unité avec le Père."
Solutions:
1. En Dieu, personne et nature sont réellement
identiques, et en raison de cette identité la nature divine est attribuée au
Fils de Dieu. Pourtant les deux mots n'ont pas le même mode de signification,
et c'est pour cela qu'on attribue au Fils de Dieu des choses que l'on
n'attribue pas à la nature divine; ainsi nous disons que le Fils de Dieu est
engendré, et nous ne le disons pas de la nature divine, comme nous l'avons
montré dans la première Partie. De même, dans le mystère de l'Incarnation, nous
disons que le Fils de Dieu a souffert, mais nous ne disons pas que la nature
divine a souffert.
2. Le mot " incarnation " implique
plutôt l'union à la chair qu'une propriété de celle-ci. Or chacune des natures
dans le Christ a été unie à l'autre dans la personne et, en raison de cette
union, on dit que la nature divine est incarnée, et que la nature humaine est
déifiée, comme nous l'avons déjà vu.
3. Ce qui appartient à la nature divine se dit de
la nature humaine non pas selon que cela convient essentiellement à la nature
divine, mais selon que cela en dérive sur la nature humaine par mode de
participation. Ce qui ne peut être participé par la nature humaine, comme
d'être incréé ou tout-puissant, ne peut donc lui être attribué en aucune
manière. Or la nature divine ne reçoit rien de la nature humaine par mode de
participation; on ne pourra donc rien lui attribuer de ce qui appartient à la
nature humaine.
Objections:
1. Puisque " homme " désigne une
substance, être fait homme est être fait tout court, c'est un devenir absolu.
Mais il est faux de dire: "Dieu a été fait." Donc il est faux de
dire: "Dieu a été fait homme."
2. Être fait homme, c'est subir un changement.
Mais Dieu ne peut être soumis au changement, selon cette parole (Mt 3, 6):
"je suis le Seigneur, et je ne change pas."
3. Le mot homme, attribué au Christ, représente la personne du Fils de Dieu. Mais il est faux de dire: "Dieu a été fait personne du Fils de Dieu."
Cependant: il y a la parole en S. Jean (1, 14): "Le Verbe a été fait chair", et S. Athanase explique: "C'est comme si l'on disait: "Dieu a été fait homme."
Conclusion:
On dit qu'un être a été fait ceci, quel qu'il soit, lorsqu'on lui attribue ceci à nouveau. Or, être homme est véritablement attribué à Dieu, nous l'avons dit, de telle façon cependant qu'il ne lui convient pas d'être homme de toute éternité, mais dans le temps, par l'assomption de la nature humaine. Il est donc vrai de dire: "Dieu a été fait homme." Toutefois cette proposition est entendue diversement par divers auteurs comme " Dieu est homme", dont nous avons parlé plus haut.
Solutions:
1. Être fait homme est un devenir absolu dans
tous les cas où la nature humaine commence d'exister dans un suppôt
nouvellement créé. Mais on dit que Dieu a été fait homme en ce sens que la
nature humaine commence d'exister dans le suppôt de la nature divine qui
préexiste de toute éternité. Ce n'est donc pas là pour Dieu un devenir absolu.
2." Être fait " implique une
attribution différente et nouvelle. Aussi, toutes les fois que cette
attribution nouvelle comporte un changement dans celui dont on parle, "
devenir " est synonyme de " changer". Et c'est le cas de toutes
les attributions absolues; ainsi la blancheur et la grandeur ne sont données à
un être que si celui-ci change nouvellement pour acquérir la blancheur ou la
grandeur. Mais ce qui est relatif peut être attribué nouvellement à un être sans
que celui-ci soit changé. C'est ainsi que par le déplacement d'un objet qui
passe à sa gauche, un homme peut se trouver à sa droite sans subir lui-même
aucun changement. Dans ce cas, tout ce qui devient n'est pas forcément changé,
parce que cela a pu devenir par le changement d'autrui. On dit à Dieu, en ce
sens (Ps 90, 1): "Seigneur tu es devenu pour nous un refuge." Or,
être homme convient à Dieu en raison de l'union hypostatique, qui est une
relation. On peut donc faire à Dieu une attribution nouvelle, en disant qu'il
est homme, sans que cela comporte d'autre changement que celui de la nature
humaine assumée dans la personne divine. Et c'est pourquoi, lorsqu'on dit:
"Dieu a été fait homme", on n'entend pas mettre un changement du côté
de Dieu, mais seulement du côté de la nature humaine.
3. Le mot " homme " représente la
personne du Fils de Dieu, non pas dans l'abstrait, mais en tant qu'elle
subsiste dans la nature humaine. Mais, bien qu'il soit faux de dire: "Dieu
a été fait la personne du Fils", il est vrai de dire: "Dieu a été
fait homme " parce qu'il est uni à la nature humaine.
Objections:
1. Il est écrit (Rm 1, 2): Cet évangile que Dieu
" avait promis par ses prophètes dans les Saintes Écritures, concernant
son Fils qui a été fait pour lui de la descendance de David selon la
chair..." Mais le Christ en tant qu'homme est de la descendance de David
selon la chair. Donc l'homme a été fait Fils de Dieu.
2. S. Augustin écrit: "Cette assomption
était capable de faire de Dieu un homme, et de l'homme un Dieu." Mais, à
cause de cette assomption, il est vrai de dire: "Dieu a été fait
homme." Pareillement, il est donc vrai de dire: "L'homme a été fait
Dieu."
3. S. Grégoire de Nazianze écrit: "Dieu a
été humanisé, et l'homme a été déifié, que vous le disiez de n'importe quelle
façon." Mais Dieu a été humanisé en ce sens qu'il a été fait homme. Au
même titre, nous disons que l'homme est déifié parce qu'il a été fait Dieu.
Ainsi est-il vrai de dire: "L'homme a été fait Dieu."
4. Quand on dit: "Dieu a été fait homme", le sujet du changement n'est pas Dieu, mais la nature humaine signifiée par le mot " homme". Mais il semble que le sujet du changement est celui à qui on l'attribue. Il est donc plus véridique de dire: "L'homme a été fait Dieu", plutôt que " Dieu a été fait homme."
Cependant: S. Jean Damascène précise: "Nous ne disons pas que l'homme a été déifié, mais que Dieu a été humanisé." Or devenir Dieu et être déifié sont synonymes. Donc il est faux de dire: "L'homme a été fait Dieu."
Conclusion:
Cette proposition peut s'entendre de trois manières.
1° Le participe " fait " détermine d'une façon absolue soit le sujet, soit le prédicat. En ce sens, la proposition est fausse, car ni le prédicat " a été fait Dieu " ne se dit absolument de l'homme, ni " être fait " ne se dit absolument de Dieu, nous le dirons plus loin Dans le même sens il serait faux de dire: "Dieu a été fait homme." Mais ce n'est pas ce sens qui est ici en question.
2° Le participe " fait " peut être compris comme déterminant la composition du sujet et du prédicat, si bien que " l'homme a été fait Dieu " signifierait: "Il a été fait que l'homme est Dieu." En ce sens il est vrai de dire aussi bien: "L'homme a été fait Dieu " et " Dieu a été fait homme." Mais tel n'est pas le sens propre des locutions de ce genre; à moins peut-être de ne pas représenter par le mot " homme " une personne, mais l'homme en général. On ne peut pas dire en effet que cet homme a été fait Dieu, puisque cet homme ou ce suppôt n'est autre que la personne du Fils de Dieu, qui est Dieu de toute éternité; il reste vrai cependant que l'homme, à le prendre en général, n'a pas toujours été Dieu.
3° Enfin, au sens propre de la proposition, le participe " fait " implique un devenir de l'homme, dont le terme serait Dieu. Sous ce rapport, étant donné qu'il n'y a qu'une seule personne, hypostase ou suppôt, de l'homme et de Dieu, comme nous l'avons montré plus haut, la proposition est fausse. Car, quand nous disons: "L'homme a été fait Dieu", le mot " homme " désigne une personne; ce n'est pas en effet en raison de la nature humaine que l'homme peut être dit Dieu, mais en raison du suppôt. Or ce suppôt de la nature humaine, dont nous disons qu'il est Dieu, n'est pas autre chose que l'hypostase ou la personne du Fils de Dieu, qui a toujours été Dieu. On ne peut donc pas dire que cet homme a commencé d'être Dieu, ou qu'il devient Dieu, ou qu'il a été fait Dieu.
Les nestoriens prétendent au contraires que Dieu et l'homme constituent, dans le Christ, des personnes ou hypostases distinctes, et qu'on les attribue l'un à l'autre en les associant sous le rapport de la dignité personnelle, ou de l'amour, ou de l'habitation. Dans cette opinion, l'on pourrait dire au même titre: "L'homme a été fait Dieu", c'est-à-dire uni à Dieu, ou: "Dieu a été fait homme", c'est-à-dire uni à l'homme.
Solutions:
1. Dans le texte de l'Apôtres le relatif "
qui", se rapportant à la personne du Fils de Dieu, ne doit pas se
comprendre du côté du prédicat, comme si un être déjà existant, issu de David
selon la chair, avait été fait Fils de Dieu. C'est le sens de l'objection. Il
faut comprendre ce relatif du côté du sujet. Le sens est alors que " le
Fils de Dieu a été fait", c'est-à-dire homme, " pour lui", c'est-à-dire,
selon la Glose, à l'honneur du Père, alors qu'il existe comme issu de la race
de David selon la chair. C'est comme si l'on disait: "Le Fils de Dieu est
devenu possesseur d'une chair issue de la race de David, pour la gloire de
Dieu."
2. La parole de S. Augustin doit s'entendre en ce
sens que, du fait de l'Incarnation, il s'est fait que l'homme soit Dieu et que
Dieu soit homme. Les deux locutions, entendues de cette manière, sont vraies,
nous l'avons noté.
3. La même réponse s'applique ici, car être
déifié et être fait Dieu sont synonymes.
4. Le terme sujet doit être pris matériellement, comme désignant le suppôt; au contraire, le terme prédicat doit être pris formellement comme signifiant la nature. Par conséquent, lorsqu'on dit: "L'homme a été fait Dieu", le devenir est attribué, non à la nature humaine, mais au suppôt de cette nature, lequel, étant Dieu de toute éternité, ne peut pas devenir Dieu. Et quand on dit: "Dieu a été fait homme", on signifie que le devenir se termine à la nature humaine elle-même. C'est pourquoi on peut dire, à proprement parler: "Dieu a été fait homme", tandis qu'il est faux d'affirmer: "L'homme a été fait Dieu." Ainsi, lorsque Socrate, qui est déjà homme, devient ensuite blanc, on peut dire en désignant Socrate: "Cet homme, aujourd'hui, est devenu blanc "; mais on ne peut pas dire: "Ce blanc, aujourd'hui, a été fait homme."
Pourtant, à supposer que l'on représente la
nature humaine par un nom abstrait, on pourrait en faire le sujet du devenir et
employer l'expression suivante: "La nature humaine a été faite nature du
Fils de Dieu."
Objections:
1. Nous lisons dans un sermon de S. Léon pape:
"Quelle union nouvelle et inouïe! Dieu qui est et qui était, devient
créature." Mais ce que le Fils de Dieu est devenu du fait de
l'Incarnation, on peut l'attribuer au Christ. Il est donc vrai de dire:
"Le Christ est une créature."
2. Les propriétés des deux natures peuvent être
attribuées à l'hypostase qui leur est commune, quel que soit le nom par lequel
on désigne cette hypostase, nous l'avons dit. Or, être créature est une
propriété de la nature humaine, de même que le fait d'être Créateur relève en
propre de la nature divine. Ces deux choses peuvent donc se dire du Christ:
qu'il est une créature, et qu'il est incréé et Créateur.
3. La partie principale de l'homme, c'est l'âme plutôt que le corps. Mais, en raison du corps qu'il a reçu de la Vierge, on dit purement et simplement que le Christ est né de la Vierge Marie. On devra donc dire purement et simplement en raison de son âme qui a été créée par Dieu, que le Christ est une créature.
Cependant: S. Ambroise écrit " Est-ce que, sur une parole, le Christ a été fait? Est-ce que, sur un commandement, le Christ a été créé? " Cette interrogation équivaut à une négation, car l'auteur ajoute aussitôt: "Comment peut-il y avoir de la créature en Dieu? Car Dieu possède une nature simple et non composée." On ne peut donc admettre que le Christ soit une créature.
Conclusion:
Comme dit S. Jérôme " en parlant inconsidérément, on tombe dans l'hérésie". Aussi nos expressions ne doivent-elles avoir rien de commun avec celles des hérétiques, pour ne pas paraître favoriser leur erreur. Or les ariens disaient que le Christ est une créature, et qu'il est inférieur au Père, non seulement du point de vue de sa nature humaine, mais même en tant que personne divine. C'est pourquoi nous ne devons pas dire d'une manière absolue que le Christ est une créature, ni qu'il est inférieur au Père; il faut toujours ajouter cette réserve que le Christ est tel selon sa nature humaine. Quant aux choses qui, sans aucun doute possible, ne peuvent convenir à la personne divine en elle-même, nous pouvons les dire du Christ purement et simplement en raison de sa nature humaine; c'est ainsi que nous affirmons sans autre précision que le Christ a souffert, est mort et a été enseveli. Ainsi, dans le domaine corporel et humain, quand il peut y avoir erreur, nous n'attribuons pas au tout ce qui convient à la partie; nous ne disons pas par exemple purement et simplement qu'un nègre est blanc, mais qu'il a les dents blanches. Mais nous disons tout court qu'il est crépu, car cela ne peut convenir qu'à sa chevelure.
Solutions:
1. Quelquefois, il est vrai, les saints Docteurs,
pour faire bref, ont omis de préciser, en tant que le Christ est une créature;
mais il faut sous-entendre une limite.
2. Toutes les propriétés de la nature humaine,
comme celles de la nature divine, peuvent être attribuées de quelque manière au
Christ. Et c'est pourquoi, selon S. Jean Damascène, " le Christ, qui est
Dieu et homme, est à la fois susceptible d'être créé et de ne pas être créé,
d'être partagé et de ne pas l'être". Mais quand il y a hésitation sur
l'une ou sur l'autre nature, on ne doit pas parler sans précision. C'est
pourquoi il dit plus loin: "Une seule et même hypostase", celle du
Christ, " est incréée du fait de sa déité, et créée du fait de son
humanité". De même, en sens inverse, il ne faudrait pas dire sans précision:
le Christ est incorporel, ou impassible, pour éviter l'erreur des manichéens
pour qui le Christ n'avait pas un corps véritable et n'a pas véritablement
souffert. Mais il faut ajouter cette précision que le Christ, selon sa
divinité, est incorporel et impassible.
3. Jésus est né de la Vierge: il ne peut y avoir
aucun doute que cela convienne à la personne du Fils de Dieu, alors qu'on peut
en douter sur le fait d'être créé. La comparaison n'est donc pas valable.
Objections:
1. S. Augustin écrit: "Avant que le monde
fût, nous n'existions pas, ni non plus le médiateur de Dieu et des hommes,
l'homme Jésus Christ." Mais ce qui n'a pas toujours existé a commencé.
Donc cet homme - désignant le Christ - a commencé d'exister.
2. Le Christ a commencé d'être homme. Mais être
homme, c'est être absolument. Donc cet homme a commencé d'exister absolument.
3." Homme " implique un suppôt de la nature humaine. Mais le Christ n'a pas toujours été suppôt de la nature humaine. On peut donc dire de lui: "Cet homme a commencé d'exister."
Cependant: il est écrit (He 13, 8): "Jésus Christ est le même hier et aujourd'hui, il le sera à jamais."
Conclusion:
On ne doit pas dire, en montrant le Christ: "Cet homme a commencé d'exister", sans ajouter aucune précision. Et cela pour un double motif.
1° Parce que cette façon de parler est fausse de façon absolue car, selon l'enseignement de la foi catholique, il n'y a dans le Christ qu'un seul suppôt, une seule hypostase, une seule personne. Les mots " cet homme " appliqués au Christ désignent donc un suppôt éternel, dont l'éternité est incompatible avec un commencement dans l'existence. Aussi la proposition: "Cet homme a commencé d'exister " est-elle fausse. Sans doute, commencer d'exister convient à la nature humaine signifiée par ce mot " homme", mais le sujet de la proposition n'est pas pris formellement pour la nature, mais matériellement pour le suppôt, nous l'avons dit plus haut.
2° Parce que, même si cette proposition était vraie, il ne faudrait pas l'employer sans précision, afin d'éviter l'hérésie d'Arius. Celui-ci prétendait que la personne du Fils de Dieu était une créature inférieure au Père, et de même il lui attribuait d'avoir commencé d'exister, en affirmant qu'il fut un temps où il n'existait pas.
Solutions:
1. La parole de S. Augustin doit s'entendre en ce
sens que l'homme Jésus Christ, selon son humanité, n'a pas existé avant que le
monde fût.
2. Avec le verbe " commencer " on ne
peut passer, comme fait l'objection, d'un genre inférieur à un genre supérieur
et dire par exemple: "Ceci a commencé d'être blanc, donc ceci a commencé
d'être coloré." Tout commencement, en effet, implique un fait nouveau en
acte, qui n'existant pas antérieurement. On ne peut pas dire: "Ceci
n'était pas blanc auparavant, donc ceci n'était pas coloré auparavant." De
même, exister de façon absolue représente un genre supérieur au fait d'exister
comme homme. On ne pourra donc pas faire cette déduction: "Le Christ a commencé
d'être homme donc il a commencé d'exister."
3. Le mot " homme " en tant
qu'il désigne le Christ, signifie bien la nature humaine qui a commencé
d'exister, mais il implique aussi le suppôt éternel qui, lui, n'a pas eu de
commencement. Et, puisque le sujet d'une proposition se réfère au suppôt,
tandis que le prédicat se rapporte à la nature, il sera faux de dire:
"L'homme Christ a commencé d'exister "; mais on pourra affirmer:
"Le Christ a commencé d'être homme."
Objections:
1. Rien n'est créé dans le Christ, sauf la nature
humaine. Mais il est faux de dire: "Le Christ, en tant qu'homme, est la
nature humaine." Donc cela encore est faux: "Le Christ, en tant
qu'homme, est une créature."
2. Le prédicat ne se réfère pas tellement au
sujet de la proposition qu'au terme qui vient préciser le sujet. Si je dis, par
exemple, que le corps, en tant que coloré, est visible, il s'ensuivra que le
coloré est visible. Mais, nous venons de le dire on ne peut admettre que
l'homme Christ soit une créature. Donc, pas davantage: "Le Christ, en tant
qu'homme, est une créature."
3. Tout ce que l'on attribue à un homme en tant que tel lui est attribué par soi et absolument. Car, selon Aristote, les expressions " par soi " et " en tant que tel " sont synonymes. Donc, il est faux de dire: "Le Christ est par soi et absolument une créature." Il sera également faux d'affirmer: "Le Christ, en tant qu'homme, est une créature."
Cependant: tout ce qui existe est ou bien le Créateur, ou bien une créature. Or il est faux de dire: "Le Christ, en tant qu'homme, est le Créateur." Il est donc vrai de dire: "Le Christ, en tant qu'homme, est une créature."
Conclusion:
Dans l'expression: "Le Christ en tant qu'homme", le mot " homme " peut désigner soit le suppôt, soit la nature. S'il désigne le suppôt, étant donné que le suppôt de la nature humaine dans le Christ est éternel et incréé, il est faux de dire: "Le Christ, en tant qu'homme, est une créature." Mais si le mot " homme " désigne la nature humaine, la proposition est vraie, car du point de vue de sa nature humaine, le Christ, nous l'avons dit, est une créature.
Remarquons cependant que, dans la formule employée, le mot " homme " se réfère davantage à la nature qu'au suppôt, car il y joue le rôle d'un prédicat et doit être pris formellement; l'expression: "Le Christ en tant qu'homme " équivaut en effet à celle-ci: "Le Christ en tant qu'il est homme." Il vaut donc mieux accepter que refuser l'expression: "Le Christ, en tant qu'homme, est une créature." Cependant, si l'on ajoutait un terme qui orienterait vers le suppôt, il en irait autrement, et l'on devrait refuser une proposition telle que: "Le Christ, en tant qu'il est cet homme, est une créature."
Solutions:
1. Bien que le Christ ne soit pas sa nature
humaine, il possède cependant la nature humaine. Or le terme de créature peut
être attribué non seulement aux noms abstraits, mais aussi aux noms concrets.
Nous disons en effet tout aussi bien: "L'humanité est une créature".
et " L'homme est une créature."
2. Le mot " homme " pris comme sujet,
désigne plutôt le suppôt; mis en apposition au sujet, il signifie plutôt la
nature, comme on vient de le dire. Et parce que la nature est créée, tandis que
le suppôt est incréé, on ne peut pas admettre telle quelle la proposition:
"L'homme Christ est une créature", mais on admet celle-ci: "Le
Christ en tant qu'homme est une créature."
3. Tout homme qui est suppôt de la seule nature
humaine ne possède l'existence que selon cette nature. C'est pourquoi le fait,
pour un tel suppôt, d'être en tant qu'homme une créature, le constitue créature
purement et simplement. Mais le Christ n'est pas seulement suppôt de la nature
humaine, il l'est aussi de la nature divine, qui lui donne une existence
incréée. Et c'est pourquoi, du fait que le Christ en tant qu'homme est une
créature, il ne s'ensuit pas qu'il soit purement et simplement une créature.
Objections:
1. Le Christ est Dieu par la grâce d'union. Mais
c'est en tant qu'homme que le Christ possède cette grâce; donc le Christ, en
tant qu'homme, est Dieu.
2. Remettre les péchés est le propre de Dieu,
selon Isaïe (43, 25): "C'est moi qui efface les iniquités pour l'amour de
moi." Mais le Christ, en tant qu'homme, remet les péchés, puisqu'il dit
(Mt 9, 6): "Pour que vous sachiez que le Fils de l'homme a le pouvoir sur
la terre de remettre les péchés", etc. Donc le Christ, en tant qu'homme,
est Dieu.
3. Le Christ n'est pas l'homme en général, mais il est cet homme en particulier. Or le Christ, en tant qu'il est cet homme, est Dieu, car l'expression " cet homme " désigne un suppôt éternel qui est Dieu par nature. Donc, le Christ, en tant qu'homme, est Dieu.
Cependant: ce qui convient au Christ en tant qu'homme, convient à tout homme. Donc, si le Christ, en tant qu'homme, est Dieu, il s'ensuit que tout homme est Dieu. Ce qui est évidemment faux.
Conclusion:
Le mot " homme", placé en apposition, peut être pris en deux sens. Premièrement quant à la nature; et alors il n'est pas vrai que le Christ, en tant qu'homme, soit Dieu, car il y a, entre la nature humaine et la nature divine, une différence essentielle. En un second sens, le mot " homme " est employé en raison du suppôt. Or, le suppôt de la nature humaine dans le Christ, c'est la personne du Fils de Dieu, qui, par elle-même, est Dieu; sous ce rapport, il est donc vrai que le Christ, en tant qu'homme, est Dieu.
Mais parce que le terme placé en apposition signifie proprement la nature plutôt que le suppôt, comme nous l'avons dit. il faut plutôt récuser cette affirmation: "Le Christ, en tant qu'homme, est Dieu."
Solutions:
1. Ce n'est pas sous le même rapport qu'on est mû
vers un terme, et que l'on est ce terme en acte; le mouvement s'applique en
effet à la matière ou au sujet, tandis que l'être en acte relève de la forme.
Pareillement, ce n'est pas sous le même rapport qu'il convient au Christ d'être
ordonné à être Dieu par la grâce d'union, et d'être Dieu. L'un lui convient
selon sa nature humaine, et l'autre selon sa nature divine. C'est pourquoi il
est vrai de dire: "Le Christ, en tant qu'homme, possède la grâce d'union
"; mais non pas: "Le Christ, en tant qu'homme, est Dieu."
2." Le Fils de l'homme a le pouvoir, sur la
terre, de remettre les péchés", en vertu non de sa nature humaine, mais de
sa nature divine, où réside le pouvoir souverain de remettre les péchés. Dans
la nature humaine, ce pouvoir n'existe qu'à titre d'instrument, par ministère.
C'est pourquoi S. Jean Chrysostome explique ainsi ce texte: "Il a dit de
façon caractéristique: "pouvoir, sur la terre, de remettre les
péchés", pour montrer l'union indivisible qui existe entre la puissance
divine et la nature humaine. Car, bien qu'il soit devenu homme, il est demeuré
le Verbe de Dieu."
3. Dans l'expression " cet homme", le
mot " homme", par le pronom démonstratif, oriente vers le suppôt.
C'est pourquoi dire: "Le Christ, en tant qu'il est cet homme est
Dieu", vaut mieux que de dire: "Le Christ, en tant qu'homme, est
Dieu."
Objections:
1. Ce qui convient à tout homme convient au
Christ en tant qu'il est homme, selon ce texte (Ph 2, 7): "Il est devenu
semblable aux hommes." Or tout homme est une personne. Donc le Christ, en
tant qu'homme, est une personne.
2. Le Christ, en tant qu'homme, est une substance
de nature rationnelle, non une substance universelle, mais une substance
individuelle. Or, selon Boèce v, la personne n'est pas autre chose qu'une
substance individuelle de nature rationnelle. Donc, le Christ, en tant
qu'homme, est une personne.
3. Le Christ, en tant qu'homme, est une réalité de la nature humaine, un suppôt, une hypostase de cette même nature. Mais tout suppôt humain, toute hypostase, toute nature humaine réelle est une personne. Donc, le Christ, en tant qu'homme, est une personne.
Cependant: le Christ, en tant qu'homme, n'est pas une personne éternelle. Donc, s'il est une personne en tant qu'homme, il s'ensuit qu'il y aura en lui deux personnes, l'une temporelle et l'autre éternelle. Ce qui est faux, nous l'avons dit.
Conclusion:
Comme nous l'avons déjà montré, le mot " homme", placé en apposition, peut être pris soit pour le suppôt, soit pour la nature. Donc, quand on dit: "Le Christ, en tant qu'homme, est une personne", si l'on prend le mot " homme " au sens de suppôt, il est évident que la proposition est vraie; car le suppôt de la nature humaine n'est pas autre que la personne du Fils de Dieu.
Mais si l'on prend le mot " homme " au sens de nature, cela peut avoir deux sens. Ou bien l'on veut dire qu'il convient à la nature humaine d'exister dans une personne; et cette manière de parler est vraie, car tout ce qui subsiste dans la nature humaine est une personne. Ou bien l'on entend que la nature humaine doit avoir dans le Christ une personnalité propre, causée par les principes mêmes de cette nature, et sous ce rapport le Christ en tant qu'homme n'est pas une personne; car sa nature humaine n'existe pas par elle-même séparément de la nature divine, ce qui serait requis pour qu'elle soit une personne.
Solutions:
1. Il convient à tout homme d'être une
personne, en ce sens que tout ce qui subsiste dans une nature humaine est une
personne. Mais ceci est propre à l'homme qu'est le Christ: la personne qui
subsiste dans sa nature humaine n'est pas causée par les principes de cette
nature; elle est éternelle. Et c'est pourquoi, d'une manière, le Christ en tant
qu'homme est une personne; mais, d'une autre manière, il ne l'est pas, au sens
où nous venons de le dire.
2. La substance individuelle dont il est question
dans la définition de Boèce est une substance complète, subsistant par soi et
séparément des autres substances. Autrement, il faudrait dire que la main de
l'homme est une personne, puisqu'eue est une substance individuelle, alors que
cette substance individuelle existe dans un sujet et ne peut être appelée une
personne. Pour la même raison, la nature humaine dans le Christ, n'est pas une
personne, bien qu'elle puisse être appelée un être individuel et singulier.
3. La personne, l'hypostase, le suppôt, la réalité substantielle signifient quelque chose de complet et de subsistant par soi. Aussi, puisque la nature humaine n'existe pas par soi, séparément de la personne du Fils de Dieu, on ne peut pas dire qu'elle soit par elle-même une hypostase, ou un suppôt, ou une réalité substantielle.
C'est pourquoi, dans le sens où nous nions la proposition: "Le Christ, en tant qu'homme, est une personne", il faut également nier toutes les autres propositions semblables.
I1 faut maintenant étudier ce qui se rattache à l'unité du Christ en général. Car ce qui se rattache à l'unité ou à la pluralité sur des points particuliers doit être précisé en son lieu. C'est ainsi qu'on a déterminé plus haut qu'il n'y a pas dans le Christ qu'une seule science
(Q. 9-12); et plus loin on déterminera que chez le Christ il n'y a qu'une seule naissance (Q. 35 ,a. 2).
Il faut donc étudier: I. L'unité du Christ quant à l'existence (Q. 17). - Il. Quant au vouloir (Q. 18). - III. Quant à l'activité (Q. 19).
1. Le Christ est-il une unité ou une dualité? -
2. N'y a-t-il dans le Christ qu'une seule existence?
Objections:
1. S. Augustin a écrit: "Puisque la forme de
Dieu a pris la forme d'esclave, l'un et l'autre est Dieu en raison de Dieu qui
assume; l'un et l'autre est homme, en raison de l'homme assumé." Mais
" l'un et l'autre " ne peut se dire que là où il y a dualité. Donc le
Christ est une dualité.
2. Partout où il y a " autre chose et autre
chose " il y a dualité. Mais c'est le cas du Christ selon S. Augustin:
"Alors qu'il était en la forme de Dieu, il prit la forme d'esclave; l'un
et l'autre ne font qu'un, mais différemment: l'un par rapport au Verbe, et
l'autre par rapport à l'homme." Le Christ est donc une dualité.
3. Le Christ n'est pas seulement homme; car il
serait alors un homme comme les autres. Il y a donc en lui autre chose qu'un
homme, et par conséquent une dualité.
4. Le Christ est identique au Père et différent
du Père. Il est donc une dualité.
5. De même que dans le mystère de la Trinité il y
a trois personnes en une seule nature, de même dans le mystère de l'Incarnation
il y a deux natures en une seule personne. Mais en raison de l'unité de nature
et malgré la distinction des personnes, on dit que le Père et le Fils sont un,
selon cette parole en S. Jean (10, 30): "Moi et le Père, nous sommes
un." Ainsi, semble-t-il, en raison de la dualité des natures et malgré
l'unité de personne, le Christ est deux.
6. Aristote écrit que les termes " un
" et " deux " se disent par mode de dénomination. Le Christ
possède une dualité de natures. Donc le Christ est deux.
7. Selon Porphyre, la forme accidentelle rend autre le sujet, tandis que la forme substantielle en fait autre chose. Mais dans le Christ il y a deux natures substantielles, la divine et l'humaine. Donc le Christ est autre chose et autre chose, et il constitue une dualité.
Cependant: nous lisons dans Boèce: "Tout être, sous le rapport où il est être, est un." Mais, dans notre foi, nous attribuons l'être au Christ. Donc le Christ est un.
Conclusion:
La nature, considérée en elle-même et exprimée sous une forme abstraite, ne saurait être attribuée au suppôt ou à la personne, si ce n'est en Dieu où " ce qui est " et " ce par quoi il est " sont identiques, comme nous l'avons montré dans la première Partie Or, dans le Christ, il y a deux natures: divine et humaine. La nature divine peut lui être attribuée aussi bien sous une forme abstraite que sous une forme concrète; nous disons en effet que le Fils de Dieu, qui est représenté par le nom de Christ, est sa nature divine, et qu'il est Dieu. Mais la nature humaine ne saurait être attribuée au Christ en elle-même et abstraitement; elle ne peut l'être qu'au concret, en tant qu'elle est signifiée comme existant dans le suppôt. On ne peut pas dire en vérité que le Christ est sa nature humaine, car la nature humaine n'est pas attribuable à son suppôt; mais on dit que le Christ est homme de la même manière dont on dit que le Christ est Dieu.
Or le mot " Dieu " signifie celui qui possède la divinité, et le mot " homme " celui qui possède l'humanité. Mais celui qui possède l'humanité est désigné différemment par le nom d'homme, ou par le nom de Pierre ou de Jésus. Car " homme " implique celui qui possède l'humanité sans distinction, comme le nom " Dieu " implique celui qui possède la divinité sans distinction. Au contraire " Pierre " ou " Jésus " signifient un sujet humain d'une façon précise et avec des propriétés individuelles déterminées; de même, le nom de " Fils de Dieu " désigne un sujet divin avec une propriété personnelle précise.
Or, la dualité se trouve dans le Christ quant à ses natures. C'est pourquoi, si les deux natures pouvaient être attribuées au Christ sous une forme abstraite, il s'ensuivrait que le Christ serait une dualité. Mais puisqu'elles ne peuvent l'être qu'en tant qu'elles sont signifiées comme étant dans le suppôt, l'unité ou la pluralité ne se diront du Christ qu'en raison du suppôt. Certains auteurs ont prétendu qu'il y avait dans le Christ deux suppôts et une personne unique, la personne n'étant d'après eux, que l'ultime complément du suppôt. Dès lors, à les entendre, en raison des deux suppôts, le Christ serait deux, si l'on met le mot " deux " au neutre; au contraire, à cause de l'unité de personne, le Christ serait un, en mettant le mot " un " au masculin; car le genre neutre désigne quelque chose d'informe et d'imparfait, et le genre masculin, quelque chose de parfait et d'achevé. - Les nestoriens qui mettaient dans le Christ deux personnes, prétendaient qu'il était deux, en prenant le mot aussi bien au masculin qu'au neutre. - Mais nous, qui plaçons dans le Christ une seule personne et un suppôt unique, nous disons que le Christ est un, en prenant le mot " un " non seulement au masculin, mais même au neutre.
Solutions:
1. Dans le texte de S. Augustin, on ne doit pas
entendre l'expression " l'un et l'autre " à la manière d'un prédicat,
comme si l'on disait: "le Christ est l'un et l'autre "; mais à la
manière d'un sujet. En ce sens " l'un et l'autre " est mis non pour
deux suppôts, mais pour deux noms signifiant les deux natures au concret. je
puis dire en effet: "l'un et l'autre", c'est-à-dire Dieu et l'homme,
" est Dieu en raison de Dieu qui assume "; - et: "l'un et
l'autre", à savoir Dieu et l'homme, " est homme en raison de l'homme
assumé".
2. Quand on dit que le Christ est autre chose et
autre chose, il faut l'entendre en ce sens que le Christ possède deux natures
différentes. Et c'est l'explication donnée par S. Augustin. lorsqu'après avoir
écrit: "Dans le médiateur entre Dieu et les hommes, autre chose est le
Fils de Dieu et autre chose est le fils de l'homme", il ajoute:
"Autre chose, dis-je, en raison de la distinction des substances; mais non
pas un autre en raison de l'unité de personne." - Et S. Grégoire de
Nazianze écrit: "A parler brièvement, autre chose et autre chose sont les
éléments dont est constitué le Sauveur, car le visible n'est pas l'invisible,
le temporel n'est pas l'éternel. Mais le Christ n'est pas un autre et un autre,
car ces deux choses ne font qu'un."
3. La proposition: "Le Christ est seulement
un homme", est fausse, car elle exclut la possibilité non d'un autre
suppôt, mais d'une autre nature, le prédicat signifiant formellement la nature.
Si l'on ajoutait une précision qui orienterait vers le suppôt, la proposition
serait vraie. Ainsi l'on pourrait dire: "Le Christ est seulement ce sujet
qui est homme." Cependant, du fait que le Christ n'est pas seulement
homme, on ne peut pas conclure " qu'il est quelqu'autre chose qu'homme
"; car le mot " autre", ayant rapport à la diversité des
substances, se réfère proprement au suppôt; et il en est ainsi de tous les
relatifs qui établissent une relation personnelle. La conclusion est seulement:
donc, le Christ possède une autre nature.
4. Quand on dit que le Christ est quelque chose
d'identique au Père, le mot "quelque chose" est mis pour la nature
divine, laquelle peut être attribuée, même abstraitement, au Père et au Fils.
Mais quand on dit: "Le Christ est quelque chose de différent du
Père", le "quelque chose" désigne la nature humaine au concret,
sans préciser le suppôt qui hypostasie, ni marquer ses propriétés
individuelles. On ne peut donc pas conclure que le Christ est autre chose et
autre chose, ou qu'il est une dualité; car le suppôt de la nature humaine, qui
est la personne du Fils de Dieu, ne compose pas numériquement avec la nature
divine qui est attribuée au Père et au Fils.
5. Dans le mystère de la Trinité, la nature
divine est attribuée encore sous une forme abstraite aux trois personnes; c'est
pourquoi l'on peut dire absolument que les trois personnes sont un. Mais, dans
le mystère de l'Incarnation, les deux natures ne sont pas attribuées
abstraitement au Christ; et c'est pourquoi l'on ne peut dire absolument que le
Christ est une dualité.
6. Le mot "deux" signifie une dualité
qui est possédée par le sujet même auquel on l'attribue. Or, ici, l'attribution
est faite au suppôt, car c'est lui qui est signifié par le mot "
Christ". Donc, bien qu'il y ait dans le Christ une dualité de natures,
cependant, comme il n'y a pas en lui une dualité de suppôts, on ne peut pas
dire qu'il soit deux.
7. Le mot "autre" signifie une
diversité accidentelle; et c'est pourquoi une simple différence accidentelle
suffit pour que l'on puisse dire purement et simplement d'une réalité qu'elle
est autre. Mais l'expression "autre chose" comporte une diversité
substantielle. Or on donne le nom de substance non seulement à la nature mais
aussi au suppôt, comme dit Aristote. C'est pourquoi une diversité de nature ne
suffit pas pour que l'on puisse dire purement et simplement d'une réalité
qu'elle est autre chose; il y faut une diversité de suppôt. Quand celle-ci
n'existe pas, la réalité n'est autre chose que sous un certain rapport, à
savoir sous le rapport de la nature.
Objections:
1. Selon le Damascène', tout ce qui est une
conséquence de la nature implique dans le Christ une dualité. Mais l'existence
est une conséquence de la nature, car elle est donnée par la forme. Donc il y a
deux existences dans le Christ.
2. L'existence du Fils de Dieu, c'est la nature
divine elle-même, et elle est éternelle. Or l'existence du Christ n'est pas la
nature divine, mais une existence temporelle. Donc, dans le Christ, il n'y a
pas une seule existence.
3. Dans la Trinité, bien qu'il y ait trois
personnes, il n'y a pourtant qu'une seule existence à cause de l'unité de
nature. Mais dans le Christ il y a deux natures, bien qu'il y ait une seule
personne. Donc, dans le Christ, il n'y aura pas, seulement une existence, mais
deux.
4. Dans le Christ, l'âme donne une certaine existence au corps, puisqu'elle est sa forme. Mais elle ne lui donne pas une existence divine, qui serait incréée. Elle lui confère donc une autre existence, distincte de l'existence divine.
Cependant: toute réalité, dans la mesure où elle mérite le nom d'être, est une, car l'unité et l'être sont convertibles. Donc, s'il y a deux existences dans le Christ, il faudra dire que le Christ n'est pas un, mais qu'il est une dualité.
Conclusion:
Puisque, dans le Christ, il y a deux natures et une seule hypostase, tout ce qui se rapporte à la nature implique nécessairement en lui une dualité; au contraire, tout ce qui se rapporte à l'hypostase est un. Or, l'existence relève à la fois de la nature et de l'hypostase: de l'hypostase, car l'hypostase est " ce qui " possède l'existence; de la nature, car la nature est " ce par quoi " quelque chose possède l'existence. Nous nous représentons en effet la nature à la manière d'une forme, et lui donnons le nom d'être parce que, par elle, quelque chose est; ainsi par la blancheur une réalité est blanche; par l'humanité, un individu est homme.
Il convient de remarquer en outre que, lorsqu'une forme ou une nature n'appartient pas en propre à l'existence personnelle d'une hypostase subsistante, l'existence de cette forme ou de cette nature ne doit pas s'attribuer purement et simplement à la personne en question, mais seulement sous un certain rapport; ainsi l'existence qui revient à Socrate du fait de sa blancheur, ne lui appartient pas en tant précisément qu'il est Socrate, mais en tant qu'il est blanc. A ce point de vue, rien n'empêche de multiplier l'existence dans une hypostase ou une personne; est autre en effet l'existence qui fait de Socrate un individu blanc, et autre l'existence qui le rend musicien. On ne saurait, au contraire, multiplier l'existence qui appartient en propre à l'hypostase ou à la personne; car à une réalité unique doit répondre une existence unique.
Donc, si la nature humaine s'ajoutait au Fils de Dieu, non pas hypostatiquement ou personnellement, mais par une union accidentelle, comme certains l'ont prétendus, il faudrait mettre dans le Christ deux existences: l'une en tant qu'il est Dieu; l'autre en tant qu'il est homme. Ainsi met-on en Socrate une existence selon qu'il est blanc, et une autre selon qu'il est homme, parce qu'être blanc n'appartient pas à l'existence personnelle de Socrate. Or avoir une tête, un corps, une âme, tout cela appartient à l'unique personne de Socrate, et c'est pourquoi toutes ces composantes ne font qu'une seule existence en Socrate. Et s'il arrivait qu'après la constitution de la personne de Socrate, on lui ajoutait des mains, des pieds ou des yeux comme il est arrivé à l'aveugle-né, cela n'ajouterait pas à Socrate une nouvelle existence, mais seulement une relation à ces différents membres, parce qu'ainsi l'on dirait qu'il existe non seulement selon ses éléments antérieurs, mais encore selon ceux qui lui ont été ajoutés ensuite.
Ainsi donc, puisque la nature humaine s'unit au Fils de Dieu de façon hypostatique, c'est-à-dire personnelle, comme nous l'avons dit plus haut, et non de manière accidentelle, il s'ensuit que, selon la nature humaine, il ne lui est pas ajouté une nouvelle existence personnelle, mais seulement une nouvelle relation de son existence personnelle préexistant à l'égard de la nature humaine; c'est-à-dire que désormais cette personne subsiste non seulement selon la nature divine, mais aussi selon la nature humaine.
Solutions:
1. L'existence suit la nature non pas en ce sens
que la nature est " ce qui " a l'existence, mais en ce sens qu'elle
est " ce par quoi " quelque chose existe. L'existence suit la
personne ou hypostase parce que la personne est " ce qui " possède
l'existence. Et c'est pourquoi l'unité lui appartient selon l'union
hypostatique plus que la dualité ne lui appartient selon la dualité des deux
natures.
2. L'existence éternelle du Fils de Dieu, qui est
identique à la nature divine, devient l'existence de l'homme en tant
précisément que la nature humaine est assumée par le Fils de Dieu dans l'unité
de la personne.
3. Nous l'avons dit dans la première Partie parce
que la personne divine est identique à sa nature, chez les personnes divines
l'existence de la personne n'est pas différente de l'existence de la nature; et
c'est pourquoi les trois personnes n'ont qu'une seule existence. Tandis
qu'elles en auraient une triple si chez elles l'existence de la personne était
différente de celle de la nature.
4. Chez le Christ, l'âme donne l'existence au corps en tant qu'elle l'anime en acte, lui donnant par là l'achèvement de sa nature et de son espèce. Mais si nous concevons un corps achevé par l'âme, sans que l'hypostase possède l'un et l'autre, ce tout, composé d'une âme et d'un corps que nous désignons par le mot " humanité", ne s'entend pas comme quelque chose qui existe, mais ce par quoi quelque chose existe. C'est pourquoi l'existence appartient à la personne subsistante, en tant qu'elle possède une relation à telle nature; et dans le cas présent, cette relation est produite par l'âme, du simple fait que celle-ci achève la nature humaine en informant le corps.
1. Y a-t-il chez le Christ deux volontés, l'une
divine et l'autre humaine? -2. Dans la nature humaine du Christ, y a-t-il une
volonté de sensualité, et une autre de raison? - 3. Dans la raison y a-t-il eu
chez le Christ plusieurs volontés? - 4. Le Christ avait-il le libre arbitre? -
5. La volonté humaine du Christ a-t-elle été, dans tous ses vouloirs, conforme
à la volonté du Père? - 6. Y eut-il chez le Christ contrariété entre les
volontés?
Objections:
1. Chez un être qui veut, la volonté est le
premier principe qui met en mouvement et qui commande. Mais chez le Christ ce
premier principe était la volonté divine, parce que, chez lui, tout ce qu'il y
avait d'humain était mis en mouvement selon la volonté divine. Il semble donc qu'il
n'y avait chez le Christ que la seule volonté divine.
2. L'instrument n'est pas mû par sa propre
volonté mais par la volonté de celui qui le meut. Or chez le Christ la nature
humaine était comme l'instrument de sa divinité. Donc elle n'était pas mue par
sa propre volonté, mais par la volonté divine.
3. On ne doit multiplier chez le Christ que ce
qui ressortit à la nature; or tel n'est pas le cas de la volonté. Car ce qui
est naturel est nécessaire; ce qui est volontaire ne l'est pas. Donc la volonté
est unique chez le Christ.
4. S. Jean Damascène enseigne que " vouloir d'une certaine manière, cela ne relève pas de la nature, mais de notre intelligence "; c'est donc une activité personnelle. Mais toute volonté est une volonté particulière, car on ne fait partie d'un genre qu'en faisant partie de l'une de ses espèces. Donc toute volonté relève de la personne. Mais dans le Christ il n'y a eu et il n'y a qu'une seule personne, et donc une seule volonté.
Cependant: il y a la parole du Seigneur (Lc 22, 42) " Père, si tu veux, éloigne de moi cette coupe Cependant que ce ne soit pas ma volonté, mais la tienne qui se fasse." En citant ce texte, S. Ambroise écrit: "Comme il avait pris ma volonté, il a pris ma tristesse." Et il dit ailleurs " Il rapporte sa volonté à son humanité, celle du Père à la divinité. Car la volonté de l'homme est temporelle; la volonté de Dieu est éternelle."
Conclusion:
Certains ont affirmé qu'il y avait dans le Christ une seule volonté, mais ils sont venus à cette position pour des motifs différents. Pour Apollinaire, il n'y avait pas d'âme intellectuelle chez le Christ, c'est le Verbe qui tenait lieu d'âme, ou même d'intelligence. Aussi, puisque " la volonté est dans la raison " selon Aristote. il s'ensuivait qu'il n'y avait pas de volonté humaine chez le Christ, et ainsi il n'y avait chez lui qu'une seule volonté. Et pareillement Eutychès, comme tous ceux qui n'admettaient dans le Christ qu'une seule nature composée, étaient contraints de ne mettre en lui qu'une seule volonté. Nestorius également, parce qu'il prétendait que l'union de l'homme et de Dieu se fait seulement par l'amour et la volonté, ne mettait qu'une seule volonté dans le Christ.
Plus tard, Macaire patriarche d'Antioche, Cyrus d'Alexandrie, Sergius de Constantinople et leurs partisans ne reconnurent chez le Christ qu'une seule volonté, tout en maintenant l'union des deux natures sous le rapport de l'hypostase; ils pensaient que la nature humaine du Christ n'était jamais mue de son propre mouvement mais uniquement par la divinité, comme on le voit par la " lettre synodales " du pape Agathon. Et c'est pourquoi le VIe Concile oecuménique célébré à Constantinople détermina qu'il fallait admettre deux volontés dans le Christ, en ces termes: "Conformément à ce que les prophètes nous ont jadis enseigné sur le Christ, à ce que lui-même nous a enseigné et à ce que nous a transmis le Symbole des saints Pères, nous proclamons qu'il y a dans le Christ deux volontés et deux opérations selon ses deux natures."
Et il était nécessaire de parler ainsi. Car il est évident que le Fils de Dieu a assumé une nature humaine parfaite, nous l'avons montré plus haut. Or la volonté appartient à la perfection de la nature humaine, dont elle est une puissance naturelle, comme l'intelligence, cela se déduit de nos exposés de la première Partie. Aussi est-il nécessaire de dire que le Fils de Dieu devait assumer, avec la nature humaine, une volonté humaine. Toutefois, en assumant la nature humaine, le Fils de Dieu n'a éprouvé aucun amoindrissement dans ce qui appartient à la nature divine, à laquelle convient la volonté, nous l'avons établi dans la première Partie. Aussi est-il nécessaire de dire que dans le Christ il y a deux volontés: divine et humaine.
Solutions:
1. Tout ce qui se trouvait dans la nature humaine
du Christ était mû au gré de la volonté divine; mais il ne s'ensuit pas qu'il
n'y avait pas chez le Christ de mouvement volontaire propre à sa nature
humaine. Parce que les volontés pieuses des autres saints, elles aussi, sont
mues conformément à la volonté de Dieu " qui opère en eux le vouloir et le
faire " (Ph 2, 13). Car bien que la volonté ne puisse être mue du dedans
par aucune créature, elle peut l'être par Dieu, comme nous l'avons dit dans la
première Partie. Et ainsi le Christ, selon sa volonté humaine, suivait la
volonté divine, selon le Psaume (40, 9): "Mon Dieu, j'ai voulu faire ta
volonté." Et S. Augustin écrit: "Quand le Fils dit au Père: "Non
ce que je veux, mais ce que tu veux", à quoi bon ajouter ce commentaire:
"Il montre par là que sa volonté est vraiment soumise à son Père".
Comme si nous pouvions nier que la volonté de l'homme doit être soumise à celle
de Dieu? "
2. Il est propre à l'instrument d'être mû par
l'agent principal, mais différemment selon les propriétés de sa nature. Car
l'instrument inanimé, comme la hache ou la scie, n'est mû par l'artisan que
d'un mouvement matériel. Un instrument animé par une âme sensible est mû par
l'appétit sensible, comme le cheval par son cavalier. Mais l'instrument animé
par l'âme raisonnable est mû par sa volonté, comme l'esclave est mû par l'ordre
de son maître à faire un travail, " car l'esclave est comme un instrument
animé " selon Aristote. Ainsi donc la nature humaine chez le Christ fut
l'instrument de la divinité en ce qu'elle était mue par sa propre volonté.
3. La puissance de la volonté est naturelle et
découle nécessairement de la nature. Mais le mouvement ou acte de cette
puissance, appelé aussi volonté, est parfois naturel et nécessaire, par exemple
dans la visée du bonheur, et parfois émane du libre arbitre, qui n'est ni
naturel ni nécessaires nous avons montré comment dans la première Partie. Et
cependant, même la raison, principe de ce mouvement, est naturelle. Et c'est
pourquoi, outre la volonté divine, il faut mettre chez le Christ une volonté
humaine, non seulement en tant qu'elle est une puissance ou un mouvement
naturel, mais aussi en tant queue est un mouvement rationnel.
4. Vouloir d'une certaine manière désigne bien un
mode déterminé du vouloir. Mais un mode déterminé affecte la réalité même dont
il est le mode. De ce fait, puisque la volonté appartient à la nature, le fait
de vouloir d'une certaine manière relève aussi de la nature, non pas considérée
en elle-même absolument, mais envisagée dans telle hypostase. La volonté
humaine du Christ, se trouvant dans l'hypostase divine, possédait donc un mode
déterminé, car elle était toujours mue au gré de la volonté divine.
Objections:
1. Le Philosophe enseigne: "La volonté est
dans la raison; dans l'appétit sensible, il y a l'irascible et le
concupiscible." Mais la sensualité désigne l'appétit sensible. Donc il n'y
a pas eu chez le Christ une volonté de sensualité.
2. D'après S. Augustin, la sensualité est
symbolisée par le serpent. Or le Christ n'avait rien de commun avec le serpent,
car il eut la ressemblance de cet animal venimeux sans en avoir le venin, dit
encore S. Augustin en commentant la parole de S. Jean (3, 14): "De même
que Moïse éleva le serpent dans le désert..." Donc il n'y avait pas chez
le Christ de volonté de sensualité.
3. La volonté découle de la nature, nous l'avons dit. Mais chez le Christ il n'y avait qu'une seule nature, en dehors de la nature divine. Donc il n'y avait chez le Christ qu'une seule volonté humaine.
Cependant: S. Ambroise, écrit " C'est ma volonté qu'il appelle la sienne car, en tant qu'homme, il a pris ma tristesse. Il faut comprendre par là que la tristesse se rattache, chez le Christ, à la sensualité, comme on l'a montré dans la deuxième Partie. Il apparaît donc qu'il y a chez le Christ, outre la volonté de raison, la volonté de sensualité.
Conclusion:
Comme nous l'avons dit à l'Article précédent, le Fils de Dieu a assumé la nature humaine avec tout ce qui appartient à la perfection de celle-ci. Or la nature animale est incluse dans la nature humaine, comme le genre est inclus dans l'espèce. Aussi faut-il que le Fils de Dieu ait assumé avec la nature humaine tout ce qui appartient aussi à la perfection de la nature animale, dont fait partie l'appétit sensible appelé sensualité. Et c'est pourquoi il faut dire qu'il y avait de la sensualité chez le Christ.
Il faut encore savoir que la sensualité ou appétit sensuel, en tant qu'il est fait par nature pour obéir à la raison, est dit rationnel par participation, comme le montre Aristote. Et parce que la volonté " est dans la raison v", on peut dire au même titre que la sensualité est une volonté par participations.
Solutions:
1. Le motif invoqué vaut pour la volonté
proprement dit, qui ne se trouve que dans la partie intellectuelle de l'âme.
Mais la volonté participée peut se trouver dans la partie sensitive, pour
autant que celle-ci obéit à la raison.
2. La sensualité symbolisée par le serpent n'est
pas la nature sensible assumée par le Christ, mais se réfère au foyer de péché
et de corruption, qui ne se trouvait pas chez le Christ.
3. Quand une réalité existe en vue d'une autre,
les deux semblent ne faire qu'un, ainsi la surface rendue visible par la
couleur constitue avec elle un seul objet visible. Pareillement, la sensualité
n'est appelée volonté que pour sa participation à la volonté rationnelle; de
même donc qu'il n'y a qu'une nature humaine chez le Christ, de même il n'y aura
en lui qu'une seule volonté humaine.
Objections:
1. S. Jean Damascène écrit que la volonté humaine
est double: l'une naturelle, qu'on appelle thélèsis; l'autre
rationnelle, qu'on appelle boulèsis. Mais le Christ possédait, avec la
nature humaine, tout ce qui appartient à la perfection de celle-ci. Donc ces
deux volontés ont existé chez le Christ.
2. Chez l'homme, la distinction des facultés
appétitives correspond à la distinction des facultés de connaissance; et c'est
pourquoi l'appétit sensible et l'appétit intellectuel se distinguent de la même
manière que les sens et l'intellect. Mais on distingue également, du point de
vue de la connaissance, la raison et l'intellect, qui ont existé tous deux chez
le Christ. Il y a donc eu chez lui une double volonté: intellectuelle et
rationnelle.
3. Certains mettent chez le Christ une " volonté de piété", qui ne peut se trouver que du côté de la raison. Donc il y a dans le Christ plusieurs volontés rationnelles.
Cependant: dans un ordre donné, il y a toujours un premier moteur unique. Or, dans l'ordre des actes humains, la volonté est premier moteur. Il ne peut donc y avoir chez un homme qu'une seule volonté proprement dite, qui est la volonté rationnelle; et puisque le Christ est un homme, il n'y a en lui qu'une seule volonté humaine.
Conclusion:
Comme nous l'avons dit, la volonté se prend tantôt pour la puissance, et tantôt pour l'acte. En ce dernier sens, il est vrai qu'il faut reconnaître chez le Christ deux volontés, c’est-à-dire deux espèces d'actes volontaires. Nous avons vu en effet, dans la deuxième Partie, que la volonté a pour objet d'une part la fin, et d'autre part ce qui a rapport à la fin, et qu'elle ne se porte pas de la même manière sur l'un et l'autre objet. Elle se porte vers la fin d'une façon absolue, comme vers ce qui est bon purement et simplement, elle se porte au contraire vers le moyen ordonné à la fin parce qu'elle le rapporte à cette fin, et qu'elle trouve en lui de la bonté, du fait de son ordre à autre chose que lui. L'acte volontaire qui se porte sur un objet voulu pour lui-même, comme la santé, n'est donc pas de même sorte que l'acte volontaire qui se porte sur un objet voulu seulement dans son rapport à autre chose comme l'absorption d'un remède. Le premier acte est appelé par S. Jean Damascène thélèsis ou simple vouloir et les Maîtres lui donnent le nom de volonté de nature; le second est appelé par le Damascène boulèsis ou volonté prudentielle; et les Maîtres lui donnent le nom de volonté de raison. Mais cette diversité d'actes ne diversifie pas la puissance, car tous deux visent dans l'objet la même raison de bien. C'est pourquoi, si nous parlons de la puissance volontaire, nous devons dire que, chez le Christ, il n'y a qu'une seule volonté humaine, essentielle et non participée. Mais si nous parlons de l'acte volontaire, nous distinguons alors chez le Christ une volonté de nature, appelée thélèsis et une volonté de raison, appelée boulèsis.
Solutions:
1. Les volontés en question ne se distinguent pas
sous le rapport de la puissance, mais sous le rapport de l'acte, ainsi que nous
l'avons exposé dans la Réponse.
2. On a montré dans la première Partie que
l'intelligence et la raison ne sont pas des puissances diverses.
3. La volonté de piété n'est pas autre chose,
semble-t-il, que la volonté de nature envisagée sous cet aspect queue fuit le
mal d'autrui comme un mal absolu.
Objections:
1. S. Jean Damascène écrit: "Si nous voulons
parler en propriété de termes, il est impossible d'attribuer au Christ la gnomè
(perspicacité morale), et la proairésis " (principe de choix),
impliquant une réflexion laborieuse. Or, la propriété des termes est surtout
importante en matière de foi. On ne peut donc pas attribuer au Christ le choix,
ni donc le libre arbitre, qui agit par choix ou élection.
2. Selon Aristote, " l'élection est l'acte
de l'appétit qui suit le conseil". Mais le Christ ne semble pas avoir
possédé le conseil, car celui-ci ne s'exerce que pour les problèmes où nous
n'avons pas de certitude. Il n'y a donc pas chez le Christ d'élection, ni par
conséquent de libre arbitre.
3. Le libre arbitre est indifférent à l'égard des contraires. Mais la volonté du Christ était déterminée au bien, puisqu'elle ne pouvait pas pécher, on l'a dit plus haut'. Le Christ n'avait donc pas le libre arbitre.
Cependant: nous lisons dans Isaïe (7, 15): "Il mangera de la crème et du miel, jusqu'à ce qu'il sache rejeter le mal et choisir le bien", ce qui est l'acte du libre arbitre. Le Christ avait donc le libre arbitre.
Conclusion:
Nous l'avons dit, il y avait dans le Christ deux actes de volonté; l'un par lequel sa volonté se portait sur un objet voulu pour lui-même; l'autre par lequel elle se portait sur un objet en raison de son rapport à un autre pour lequel il a raison de moyen. Or l'élection, dit Aristote, diffère de la volonté en ce que celle-ci " a pour objet, à proprement parler, la fin, tandis que l'élection a pour objet les moyens". Ainsi, le simple vouloir n'est pas autre chose que ce que nous avons appelé la volonté de nature; et l'élection est identique à la volonté de raison; de plus, elle est l'acte propre du libre arbitre, comme nous l'avons montré dans la première Partie C'est pourquoi, du moment que nous admettons chez le Christ la volonté de raison, nous devons aussi admettre chez lui la volonté d'élection, et par conséquent le libre arbitre, dont l'élection est l'acte.
Solutions:
1. Le Damascène refuse au Christ l'élection pour
autant qu'elle comporte de l'hésitation. Mais elle n'en comporte pas
nécessairement; car Dieu même fait acte d'élection, selon S. Paul (Ep 1, 4):
"Il nous a élus en lui avant la création du monde", alors qu'en Dieu
il n'y a pas d'hésitation. Celle-ci intervient en tant que l'élection est le
fait d'une nature ignorante. Il faut en dire autant des autres faiblesses
mentionnées par ce texte.
2. L'élection suppose le conseil; mais celui-ci
est déterminé par le jugement; car nous choisissons après l'enquête du conseil,
ce que nous jugeons devoir faire, dit Aristote Et c'est pourquoi si l'on juge
que l'on doit agir de telle façon sans qu'il y ait eu auparavant hésitation ni
enquête, cela suffit pour qu'il y ait élection. Il est donc clair que
l'hésitation ou l'enquête n'appartiennent pas essentiellement à l'élection,
mais seulement si celle-ci est le fait d'une nature ignorante.
3. La volonté du Christ, bien que déterminée au
bien, n'est cependant pas déterminée à tel ou tel bien. C'est pourquoi il
appartenait au Christ de faire un choix par son libre arbitre, comme font les
bienheureux.
Objections:
1. Il semble que la volonté humaine, chez le
Christ, n'a pas voulu autre chose que ce que Dieu veut. En effet, il est dit
dans un Psaume (40, 9) mis dans la bouche du Christ: "Mon Dieu, j'ai voulu
faire ta volonté." Or, faire la volonté de quelqu'un, c'est vouloir ce
qu'il veut. La volonté humaine du Christ avait donc le même objet que sa
volonté divine.
2. L'âme du Christ a eu une charité très
parfaite, et même qui dépasse tout ce que nous pouvons comprendre, selon
l'Apôtre (Ep 9, 19): "La charité du Christ surpasse toute
connaissance." Mais, par la charité, l'homme conforme son vouloir à celui
de Dieu: au dire d'Aristote l'un des caractères de l'amitié, c'est de vouloir
et de choisir les mêmes choses. La volonté humaine du Christ ne pouvait donc
vouloir autre chose que la volonté divine.
3. Le Christ était véritablement compréhenseur; or les saints qui sont compréhenseurs dans la patrie, ne veulent pas autre chose que ce que Dieu veut; autrement ils ne seraient pas bienheureux, puisqu'ils ne posséderaient pas tout ce qu'ils veulent. Car le bienheureux, dit S. Augustin " est celui qui a tout ce qu'il veut, et ne veut rien de mal". Donc le Christ, par sa volonté humaine, n'a rien voulu d'autre que ce que voulait sa volonté divine.
Cependant: selon S. Augustin: "En disant: "Non ce je veux, mais ce que tu veux", le Christ montre qu'il a voulu autre chose que ce que voulait le Père. Or il ne le pouvait que par son coeur humain. Ayant pris sur lui notre faiblesse, il en avait fait sa propre affectivité, non pas divine, mais humaine."
Conclusion:
Nous l'avons dit il y a dans la nature humaine du Christ plusieurs volontés: une volonté de sensualité, que l'on appelle volonté par participation, et une volonté rationnelle que l'on peut envisager soit comme volonté de nature, soit comme volonté de raison. Nous avons remarqué également que, par une disposition providentielle, le Fils de Dieu permettait à sa chair d'agir et de pâtir en conformité avec ses propriétés naturelles. Semblablement, il permettait à toutes les facultés de son âme d'agir conformément à leur nature. Or il est manifeste que la volonté de sensualité s'oppose naturellement à la douleur sensible et à toute lésion corporelle; de même la volonté de nature s'oppose à tout ce qui est contraire à la nature et mauvais en soi, comme la mort, etc. Néanmoins, la volonté de raison peut parfois choisir ces maux en considération de la fin; ainsi, chez un homme ordinaire, la sensibilité et la volonté de nature fuient la brûlure, mais la volonté de raison l'accepte pour guérir. Précisément, la volonté de Dieu était que le Christ subît la douleur, la passion et la mort. Non pas que ces maux fussent voulus par Dieu pour eux-mêmes, mais parce qu'ils étaient ordonnés, comme à leur fin, au salut du genre humain. De ce fait il est clair que le Christ, par sa volonté de sensualité et par sa volonté de nature, pouvait vouloir autre chose que ce que Dieu voulait; mais sa volonté de raison demeurait toujours conforme à celle de Dieu. Et nous le voyons clairement à cette parole: "Non ce que je veux, mais ce que tu veux." Sa volonté de raison voulait accomplir la volonté divine, tandis qu'il affirmait vouloir autre chose selon son autre volonté.
Solutions:
1. Le Christ voulait par sa volonté de raison que
la volonté de son Père fût accomplie; mais ce vouloir ne relevait pas de sa
volonté de sensualité qui ne peut s'élever jusqu'à la volonté de Dieu; il
n'était pas davantage le fait de la volonté de nature qui se porte sur un objet
considéré absolument, et non dans son rapport à la volonté divine.
2. La conformité de la volonté humaine à la
volonté divine relève de la volonté de raison, et c'est sous ce rapport que les
vouloirs des amis concordent, car la raison considère l'objet dans sa relation
avec la volonté de l'ami.
3. Le Christ était à la fois compréhenseur et
voyageur, en tant que par l'esprit il jouissait de Dieu et en tant qu'il avait
une chair capable de souffrir. Et c'est pourquoi, de ce côté, il pouvait
rencontrer des objets qui contrariaient sa volonté naturelle, et même son
appétit sensible.
Objections:
1. Il semble bien, car la contrariété des
volontés se prend de la contrariété de leurs objets, de même que la contrariété
des mouvements se prend de la contrariété de leurs termes, selon Aristote.
Mais, par ses diverses volontés, le Christ voulait des objets contraires; en
effet, par sa volonté divine il voulait la mort, et par sa volonté humaine il
la fuyait. D'où cette parole de S. Athanase": "Quand le Christ dit:
"Père, si c'est possible, que cette coupe passe loin de moi, et pourtant
que ce ne soit pas ma volonté, mais la tienne qui ne fasse", et encore:
"L'esprit est résolu, mais la chair est faible", il montre deux
volontés: l'une, humaine, qui fuyait la passion, à cause de la faiblesse de la
chair; l'autre, divine, résolue à souffrir la passion." Le Christ a donc
eu des volontés contraires.
2. Nous lisons dans l'épître aux Galates (5, 17):
"La chair convoite contre l'esprit, et l'esprit contre la chair." Il
y a donc on'trariété de volontés quand l'esprit désire une chose, et la chair
une autre. Mais ce fut le cas du Christ; car, par l'amour de charité que le
Saint-Esprit produisait en son âme, il voulait la souffrances selon Isaïe (53,
7) " Il s'est offert parce qu'il !'a voulu." Et cependant, selon la
chair, il fuyait la souffrance. Il y avait donc en lui contrariété de volontés.
3. Nous lisons dans S. Luc (22, 43, " Entré en agonie, il priait avec plus d'insisistance." Mais l'agonie semble comporter un conflit intérieur entre tendances contraires. Il y avait donc dans le Christ contrariété de volontés.
Cependant: nous lisons dans les décret du sixième Concile oecuméniques: "Nous proclamons (dans le Christ) deux volontés naturelles, qui ne sont pas contraires, comme prétendaient les hérétiques impies; mais sa volonté humaine, obéissant sans résistance ni révolte, est pleinement soumise à sa volonté dite toute-puissante."
Conclusion:
La contrariété ne peut être qu'une opposition considérée dans un même sujet et sous le même point de vue. Une diversité existant chez des sujets et à des points de vue différents ne suffit pas à constituer la contrariété, ni non plus la contradiction: ainsi un homme peut être beau et bien portant quant à sa main, et ne pas l'être quant à son pied, sans qu'il y ait contrariété.
Pour qu'il y ait contrariété de volontés chez quelqu'un, il est donc requis tout d'abord que la diversité de ses vouloirs considère le même point de vue. Quand un homme veut quelque chose pour un motif général, et qu'un autre homme n'en veut pas pour un motif particulier, il n'y a nullement contrariété de volontés. Ainsi le roi, qui veut qu'un voleur soit pendu pour le bien de l'États et le parent de ce voleur qui, en raison de son affection particulière, veut qu'il ne soit pas pendu, n'ont pas pour autant des vouloirs contraires. Mais il en serait autrement si l'amour du bien privé allait, pour le sauvegarder, jusqu'à vouloir empêcher le bien général; alors en effet les vouloirs seraient opposés sous le même point de vue.
Ensuite, pour qu'il y ait contrariété de vouloirs, il est encore requis que cette contrariété concerne la même puissance volontaire. Quand un homme veut une chose par son appétit intellectuel, et en veut une autre par son appétit sensible, il n'en résulte pas une contrariété, sauf si l'appétit sensible l'emportait sur l'appétit rationnel au point de changer ou d'entraver celui-ci; car ainsi la volonté rationnelle elle-même serait influencée par le mouvement contraire de l'appétit sensible.
Il faut donc reconnaître que la volonté naturelle et la volonté de sensualité du Christ voulaient autre chose que sa volonté divine et sa volonté rationnelle, mais qu'elles ne leur étaient pas contraires.
1° Ni sa volonté naturelle ni sa volonté de sensualité ne repoussaient le motif qui portait la volonté divine et la volonté humaine rationnelle à vouloir la Passion. La volonté de nature voulait absolument le salut du genre humain, mais il ne lui appartenait pas de vouloir ceci comme moyen de cela; quant au mouvement de la volonté de sensualité, il ne pouvait s'étendre jusque-là.
2° Ni la volonté divine ni la volonté rationnelle du Christ n'étaient empêchées ou entravées par la volonté naturelle ou par l'appétit de sensualité. De même, et à l'inverse, le mouvement de ces deux dernières facultés n'était entravé ni retardé par les deux premières. Car le Christ jugeait bon, selon la volonté divine et la volonté rationnelle, qu'en lui la volonté naturelle et la volonté de sensualité soient mues selon la loi de leur nature.
Aussi est-il clair qu'il n'y avait chez le Christ aucune opposition ou contrariété des vouloirs.
Solutions:
1. Le fait, pour la volonté humaine du Christ, de
vouloir autre chose que sa volonté divine, avait pour principe cette volonté
divine elle-même; car c'était avec son consentement que la nature humaine était
animée de ses mouvements propres, selon le Damascène.
2. En nous la convoitise de la chair empêche ou
retarde ce que convoite l'esprit, ce qui ne se produisait pas chez le Christ.
C'est pourquoi chez lui il n'y avait pas comme chez nous opposition entre la
chair et l'esprit.
3. Il n'y a pas eu d'agonie chez le Christ quant à la partie rationnelle de son âme, comme s'il y avait eu lutte entre les vouloirs découlant de la diversité des motifs, par exemple lorsque, selon que la raison considère ceci, on le veut; et selon qu'elle considère cela, on veut le contraire. Ceci tient à la faiblesse de notre raison, qui ne sait pas discerner ce qui est absolument meilleur. Ce n'est pas le cas du Christ; par sa raison il jugeait absolument meilleur d'accomplir par sa Passion la volonté divine concernant le salut du genre humain. Néanmoins il connut l'agonie dans la partie sensible de son âme, du fait qu'il éprouva la crainte d'un malheur imminent, selon le Damascène.
1. N'y a-t-il chez le Christ qu'une seule
opération, à la fois divine et humaine? - 2. Y a-t-il chez le Christ plusieurs
opérations selon sa nature humaine?- 3. Par l'activité de sa nature humaine, le
Christ a-t-il pu mériter pour lui-même? - 4. Par cette même activité, a-t-il
mérité pour nous?
Objections:
1. Nous lisons chez Denys " L'action
miséricordieuse de Dieu à notre égard s'est manifestée en ce que, comme nous et
à partir de nous, le Verbe suressentiel s'est entièrement et vraiment humanisé,
et qu'il a accompli et souffert tout ce qui convenait à son opération
humano-divine." L'auteur, on le voit, ne parle que d'une opération à la
fois divine et humaine, que les Grecs appellent théandrique, c'est-à-dire
divino-humaine. Il semble donc qu'il y a chez le Christ une opération unique,
mais composée.
2. L'agent principal et son instrument ont une
même et unique opération. Or, nous l'avons déjà dit la nature humaine chez le
Christ fut l'instrument de la nature divine. C'est donc que les deux natures,
dans le Christ, ont une même opération.
3. Puisque les deux natures du Christ sont unies
en une seule hypostase ou personne, il en résulte nécessairement un seul et
même être appartenant à l'hypostase ou personne. Mais l'opération appartient
elle aussi à l'hypostase ou personne, car il n'y a à agir que les suppôts
subsistants; de là ce mot du Philosophe - " L'action relève des
êtres individuels." Dans le Christ, il y aura donc une seule et même
opération, à la fois divine et humaine.
4. L'agir, comme l'être, appartient à l'hypostase
subsistante. Or, en raison de l'unité d'hypostase, il y a dans le Christ une
existence unique, comme on l'a vu; il y aura donc aussi une seule opération.
5. A une oeuvre unique répond une opération unique. Or une même oeuvre du Christ, comme la guérison d'un lépreux ou la résurrection d'un mort, relevait à la fois de sa divinité et de son humanité. Il y avait donc chez le Christ une seule opération.
Cependant: S. Ambroise écrit " Comment la même opération peut-elle provenir de puissances diverses? Une puissance inférieure peut-elle agir de la même manière qu'une puissance supérieure? Peut-il enfin y avoir une seule opération là où il y a diversité de substance? "
Conclusion:
Nous l'avons noté, les hérétiques qui prétendent ne mettre dans le Christ qu'une seule volonté affirmaient également en lui une seule opération. Pour mieux comprendre leur erreur, il faut remarquer que, lorsque plusieurs agents sont ordonnés entre eux, l'agent inférieur est toujours mû par l'agent supérieur; ainsi, chez l'homme, le corps est mû par l'âme, et les facultés inférieures par la raison. Ainsi donc les actions et les mouvements du principe inférieur sont plutôt des actions opérées que de véritables opérations; et c'est au principe suprême que l'opération appartient à proprement parler. Ainsi le fait de marcher et le fait de palper sont des oeuvres humaines que l'âme opère par le moyen des pieds, dans le premier cas, et par le moyen des mains dans le second cas; et puisque c'est la même âme qui opère chaque fois, du côté de l'agent lui-même, qui est premier principe du mouvement, il n'y a qu'une opération unique et indifférenciée; la différence ne se trouve que du côté des oeuvres produites. Or, de même que, chez un homme ordinaire, le corps est mû par l'âme, et l'appétit sensible par l'appétit rationnel, de même, chez le Christ Jésus, la nature humaine était mue et régie par la nature divine. C'est pourquoi les hérétiques prétendaient que, du côté de la divinité agissante, l'opération était identique et indifférenciée; mais que les oeuvres produites étaient diverses; tantôt en effet la divinité du Christ agissait par sa propre vertu; ainsi lisons-nous qu'" elle portait tout par sa parole toute-puissante " (He 1, 3); tantôt elle agissait par le moyen de la nature humaine, comme en marchant corporellement. De là les paroles de l'hérétique Sévère rapportées par le sixième Concile oecuménique: "Les oeuvres accomplies et produites par le Christ sont très différentes: les unes sont attribuées à Dieu; les autres sont humaines. Ainsi marcher corporellement sur le sol est évidemment humain; guérir ceux auxquels leurs jambes malades interdisent de marcher est attribuable à Dieu. Mais c'est un être unique, le Verbe incarné, qui accomplit l'une et l'autre oeuvre; il ne faut nullement attribuer telle oeuvre à telle nature, et telle autre oeuvre à telle autre nature. Et du fait qu'il y a diversité dans les oeuvres produites, nous aurions tort de prétendre qu'il y a deux natures ou formes agissantes."
Sur ce point, les hérétiques se trompaient.
L'action de celui qui est mû par un autre, est double: l'une qu'il tient de sa propre forme; l'autre, qu'il reçoit de l'agent qui le meut. Ainsi la hache posssède par sa forme une action, qui est de couper; en tant qu'elle est actionnée par l'artisan, son action est de fabriquer un escabeau. L'opération qu'une chose possède par sa forme, lui est donc propre, et elle ne devient celle de l'agent moteur que parce que celui-ci s'en sert pour sa propre opération; l'action de chauffer est propre au feu, et elle devient celle de l'ouvrier en tant que celui-ci utilise le feu pour chauffer le fer.
Quant à l'opération que la chose tient de celui qui la meut, elle ne diffère pas de l'opération du moteur lui-même; faire un escabeau n'est pas pour la hache une opération séparée de celle de l'artisan. Par conséquent, toutes les fois que le moteur et le mobile ont des formes ou des puissances d'action diverses, l'opération propre du moteur sera nécessairement différente de l'opération propre du mobile; mais le mobile participera de l'opération du moteur, et le moteur utilisera l'opération du mobile; chacun d'eux agira donc en communion avec l'autre.
Or, chez le Christ, la nature humaine a une forme propre et une puissance qui est principe d'opération; de même, la nature divine. Par conséquent, la nature humaine possède une opération propre distincte de l'opération divine, et réciproquement. Cependant la nature divine se sert de l'opération de la nature humaine à la manière dont l'agent principal utilise l'opération de son instrument. Pareillement la nature humaine participe à l'opération de la nature divine, comme l'instrument à l'opération de l'agent principal. C'est ce qu'affirme le pape S. Léon: "L'une et l'autre forme", c'est-à-dire la nature divine et la nature humaine " accomplissent ce qui leur est propre en communion l'une avec l'autre: le Verbe opère ce qui appartient au Verbe, et la chair exécute de qui est propre à la chair".
S'il n'y avait qu'une seule opération attribuable à la fois à la divinité et à l'humanité chez le Christ, il faudrait dire que la nature humaine n'a pas de forme ou de vertu propre (car évidemment on ne peut pas le dire de la nature divine); il s'ensuivrait que chez le Christ, il n'y aurait que l'opération divine, ou bien que la vertu divine et la vertu humaine se fondraient en une seule. Ces deux hypothèses sont inadmissibles, car, dans le premier cas, la nature humaine du Christ serait imparfaite, et, dans le second, on aboutirait à la confusion des natures.
C'est donc avec raison que le sixième Concile oecuménique condamne cette opinion, et définit ainsi la doctrine catholiques: "Nous proclamons qu'il y a dans le même Seigneur Jésus Christ, notre vrai Dieu, deux opérations naturelles, sans division, sans changement, sans confusion, sans séparation": l'opération divine et l'opération humaine.
Solutions:
1. Denys admet dans le Christ une opération théandrique ou divino-humaine, non pas en confondant les opérations ou les vertus des deux natures, mais parce que l'opération divine utilise l'opération humaine, et que celle-ci participe de la vertu de la première. Aussi écrit-il: "Le Christ opérait d'une manière surhumaine des choses propres à la nature humaine, comme le montrent sa conception surnaturelle dans le sein de la Vierge, et sa marche sur les eaux." Il est manifeste en effet qu'être conçu et marcher relèvent de la nature humaine, mais furent accomplis chez le Christ surnaturellement. De même le Christ opérait humainement des choses divines, par exemple il guérissait un lépreux en le touchant. C'est pourquoi Denys ajoute dans cette même lettre." Il n'a pas accompli à titre de Dieu des opérations divines, et à titre d'homme des opérations humaines; mais à titre de Dieu fait homme, il a fait des choses inouïes par une opération divine et humaine."
Cela veut dire qu'il y a dans le Christ deux
opérations, l'une appartenant à la nature divine et l'autre à la nature
humaine, car notre auteur affirme que, pour les choses qui relèvent de la
nature humaine, " le Père et le Saint-Esprit n'y ont aucune part, à moins
qu'on ne l'entende de leur bienveillante et miséricordieuse volonté", en
tant que le Père et le Saint-Esprit ont voulu dans leur miséricorde que le
Christ agisse et souffre humainement. Et le même Denys ajoute"... à moins
qu'on ne l'entende de la très sublime et ineffable opération divine que le
Christ, devenu semblable à nous, mais demeurant immuable, accomplissait en tant
que Dieu et Verbe de Dieu." Ainsi donc il est évident qu'autre est l'opération
humaine du Christ à laquelle le Père et le Saint-Esprit ne participent que sous
le rapport de leur consentement miséricordieux; et autre son opération en tant
que Verbe de Dieu, en laquelle communient le Père et le Saint-Esprit.
2. On appelle instrument ce qui est mû par un
agent principal, mais qui peut très bien avoir en outre une opération propre,
laquelle lui vient de sa forme; ainsi en est-il du feu, nous l'avons vu. En
sorte que l'action de l'instrument comme tel n'est pas différente de l'action
de l'agent principal; mais cela ne l'empêche pas d'avoir une autre opération
selon sa réalité propre. Ainsi donc, chez le Christ, l'opération de la nature
humaine, en tant qu'elle est instrument de la divinité, ne diffère pas de
l'opération divine; notre salut est l'oeuvre unique de l'humanité et de la
divinité du Christ. Mais la nature humaine du Christ, en tant que telle, a une
opération propre différente de celle de la nature divine, on vient de le dire.
3. L'action appartient à l'hypostase subsistante,
mais dérive de la forme ou nature qui spécifie cette action. C'est pourquoi là
où il y a diversité de formes ou de natures, il y a aussi diversité spécifique
dans les opérations; l'unité de l'hypostase donne seulement à l'opération son
unité numérique. Ainsi le feu a deux opérations spécifiques différentes:
éclairer et chauffer, qui lui viennent de la différence entre lumière et
chaleur. Pourtant, au moment où il éclaire, sa clarté est numériquement unique.
Pareillement, dans le Christ, il y a deux opérations spécifiques différentes,
relatives à ses deux natures; et cependant, chacune de ses opérations, au
moment où elle se produit, est une numériquement; elle constitue, par exemple,
une marche unique, une guérison unique.
4. L'existence et l'agir relèvent de la personne
par la nature, mais de façon différente. L'être appartient à la constitution
même de la personne, et sous ce rapport il a raison de terme; c'est pourquoi
l'unité de personne requiert l'unité de l'être même, complet et personnel. Mais
l'opération est un effet de la personne, et elle est produite en fonction d'une
forme ou nature. La pluralité des opérations ne porte donc pas préjudice à
l'unité personnelle.
5. Dans le Christ, l'oeuvre propre à l'agir divin
est distincte de l'oeuvre propre à l'agir humain; l'agir divin consistera par
exemple à guérir un lépreux; l'agir humain à toucher ce même lépreux. Pourtant
les deux opérations concourent à une même oeuvre, sous le rapport où une nature
agit en communion avec l'autre, ainsi que nous l'avons expliqué.
Objections:
1. Le Christ, en tant qu'homme, participe de la
nature végétative des plantes, de la nature sensible des animaux, de la nature
intellectuelle des anges, ainsi que les autres hommes. Mais l'opération de la
plante comme plante est différente de l'opération de l'animal comme animal.
Donc le Christ, en tant qu'il est homme, a plusieurs opérations.
2. Les puissances et les habitus se distinguent
selon leurs actes. Mais il y avait dans l'âme du Christ des puissances et des
habitue divers, et donc des opérations diverses.
3. Les instruments doivent être adaptés à leurs opérations. Or le corps humain possède des membres de formes différentes, adaptés par conséquent à des opérations diverses. Il y a donc chez le Christ, selon sa nature humaine, plusieurs opérations distinctes.
Cependant: le Damascène écrit "L'opération suit la nature." Mais chez le Christ il n'y avait qu'une seule nature humaine. Il n'y eut donc en lui qu'une seule opération humaine.
Conclusion:
L'homme étant par essence un être raisonnable, l'opération proprement humaine sera celle qui procédera de la raison par le moyen de la volonté, qui est un appétit rationnel. S'il y a chez l'homme une opération qui ne procède pas de la raison et de la volonté, on ne peut pas dire qu'elle soit proprement humaine; elle convient seulement à l'homme considéré en l'une des parties de sa nature: tantôt elle est le fait des éléments corporels qui la composent, comme d'être soumis aux lois de la pesanteur; tantôt elle est le fait de la puissance végétative de l'âme, comme de se nourrir et de grandir; tantôt elle relève de la partie sensible comme voir et entendre, imaginer et se souvenir, désirer et se mettre en colère. Entre ces multiples opérations, il y a cependant une certaine différence. Car les opérations sensibles de l'âme obéissent de quelque manière à la raison; et dans la mesure même où elles lui sont soumises, elles sont raisonnables et humaines, comme le montre Aristote. Au contraire, les opérations qui relèvent de l'âme végétative ou des éléments matériels du corps ne sont pas soumises à la raison; par conséquent elles ne sont aucunement raisonnables ni humaines de façon absolue, mais rattachées seulement à une partie de la nature humaine.
Or, nous l'avons dit, lorsqu'un agent inférieur agit par sa forme propre, son opération et celle de l'agent supérieur sont distinctes; au contraire, quand l'agent inférieur n'agit que sous la motion de l'agent supérieur, il n'y a qu'une seule et même opération, attribuable à l'un et à l'autre. Ainsi donc, chez tout homme ordinaire, l'action des éléments corporels et de l'âme végétative est distincte de l'opération volontaire qui est proprement humaine. Pareillement, l'action de l'âme sensitive, pour autant que celle-ci n'est pas mue par la raison; mais, dans le cas contraire, il n'y a qu'une même opération de la partie sensible et de la partie rationnelle. Quant à l'opération de l'âme rationnelle elle-même, elle est unique, si nous envisageons le principe de cette opération qui est la raison ou la volonté; mais elle se diversifie selon son rapport à divers objets. Certains, il est vrai, attribuent cette diversité aux oeuvres produites plutôt qu'aux opérations; ils estiment que l'unité d'opération doit se juger d'après l'unité du principe actif; et c'est en ce sens que nous posons la question de l'unité ou de la pluralité des opérations dans le Christ.
Ainsi donc, chez tout homme ordinaire, il n'y a qu'une seule opération qui soit proprement humaine: les autres opérations ne sont pas humaines à proprement parler. Mais, chez l'homme Jésus Christ, il n'y avait aucun mouvement de la partie sensible qui ne fût réglé par la raison. Bien plus, les opérations naturelles et corporelles relevaient en quelque façon de sa volonté, car, nous l'avons dit, le Christ voulait que " sa chair accomplisse et souffre tout ce qui lui revenait en propre". C'est pourquoi il y a beaucoup plus d'unité dans l'opération du Christ que dans celle d'aucun autre homme.
Solutions:
1. L'opération de la partie sensible et de la
partie végétative n'est pas proprement humaine, on vient de le dire. Néanmoins,
chez le Christ elle l'était davantage que chez les autres hommes.
2. Les puissances et les habitus se diversifient
par rapport à leurs objets; par suite, la diversité des opérations répond à la
diversité des puissances et des habitue, aussi bien qu'à la diversité des
objets. Une telle diversité d'opérations, nous n'entendons pas l'exclure de
l'activité humaine du Christ, ni celle qui a pour origine la diversité des
instruments. Nous ne voulons exclure ici que la pluralité d'opérations,
envisagée par rapport au premier principe actif, comme on l'a dit dans la
Réponse.
3. Cela répond également à la troisième objection.
Objections:
1. Le Christ avant sa mort était compréhenseur,
comme il l'est maintenant. Mais le compréhenseur ne mérite plus; sa charité
appartient à la récompense de la béatitude, car c'est par la charité qu'il
jouit de celle-ci. La charité ne peut donc être principe de mérite, car le
mérite et la récompense sont distincts. Donc lé Christ, avant sa passion, ne
méritait pas plus qu'il ne mérite maintenant.
2. Nul ne mérite ce qui lui est dû. Mais du fait
que le Christ est Fils de Dieu par nature, l'héritage éternel, que les autres
hommes méritent par leurs bonnes oeuvres, lui est dû. Fils de Dieu dès le
principe, il ne pouvait donc mériter pour lui-même.
3. Quand on possède ce qui est le principe, on ne
mérite pas à proprement parler ce qui en est la conséquence. Or, le Christ
possédait la gloire de l'âme, d'où découle ordinairement la gloire du corps,
selon S. Augustin; dans le Christ cependant, par une dispensation divine, la
gloire de l'âme ne découlait pas sur le corps. Le Christ n'a donc pas mérité la
gloire corporelle.
4. La manifestation de l'excellence du Christ n'est pas un bien appartenant au Christ lui-même, mais à ceux qui le connaissent; aussi cette manifestation est-elle la récompense promise à ceux qui aiment le Christ, selon sa parole en S. Jean (14, 21): "Celui qui m'aime sera aimé de mon Père; et je l'aimerai et je me manifesterai à lui." Le Christ n'a donc pas mérité la manifestation de son élévation.
Cependant: S. Paul écrit (Ph 2, 6) " Il s'est fait obéissant jusqu'à la mort; et c'est pourquoi Dieu l'a exalté." Le Christ, par son obéissance, a donc mérité son exaltation, et ainsi il a mérité pour lui-même.
Conclusion:
Il est plus noble de posséder un bien par soi-même que de le tenir d'un autre car, selon Aristote " la cause par soi est toujours préférable à celle qui vient d'autrui". Or, on possède par soi-même ce dont on est de quelque manière cause pour soi. Or, la cause première et souveraine de tous nos biens, c'est Dieu; sous ce rapport, la créature ne possède rien de bon par elle-même selon S. Paul (1 Co 4, 7): "Qu'as-tu que tu n'aies reçu? " Pourtant on peut, à titre de cause seconde, c'est-à-dire en coopérant avec Dieu, être cause d'un bien que l'on acquiert. En ce sens, celui qui possède quelque chose par son propre mérite le possède d'une certaine manière par lui-même. C'est pourquoi il est plus noble de posséder un bien par mérite que de le posséder sans le mériter.
Parce que l'on doit attribuer au Christ toute perfection et toute noblesse, il a dû posséder par mérite ce que les autres acquièrent eux-mêmes par mérite; sauf le cas où l'absence de tel bien porterait à sa dignité et à sa perfection un préjudice que le mérite ne saurait compenser. En conséquence, le Christ n'a mérité ni la grâce, ni la science, ni la béatitude de l'âme, ni sa divinité; car on ne mérite que ce que l'on ne possède pas. Il aurait alors fallu qu'à un moment donné, le Christ ait manqué de ces biens; et ce manque eût porté atteinte à sa dignité, plus que le mérite ne l'augmente. Mais la gloire du corps, ou tout autre avantage analogue, est inférieure à la valeur du mérite, qui se rattache à la vertu de charité. Il faut donc affirmer que le Christ a mérité cette gloire corporelle et tous les biens qui contribuent à son excellence extérieure, comme l'Ascension, la vénération des hommes, etc. Il est donc clair qu'il a pu mériter pour lui-même.
Solutions:
1. La jouissance, qui est un acte de la charité,
appartient à la gloire de l'âme, que le Christ n'a pas méritée. Donc, si le
Christ a mérité par sa charité, il ne s'ensuit pas que mérite et récompense
s'identifient. Cependant, cette charité par laquelle il a mérité n'était pas la
sienne en tant que compréhenseur mais en tant que voyageur; car il fut à la
fois l'un et l'autre, nous l'avons montré. Et c'est parce qu'il n'est plus
voyageur maintenant qu'il n'est pas en état de mériter.
2. La gloire divine et la maîtrise sur toutes
choses sont dues au Christ, comme au premier et suprême Seigneur, en tant qu'il
est Dieu et Fils de Dieu par nature. Toutefois la gloire lui est due comme à un
homme bienheureux; elle lui est due pour une part sans mérite, et pour une
autre part avec mérite, comme nous l'avons montré dans la Réponse.
3. Le rejaillissement de la gloire de l'âme sur
le corps vient d'une dispensation divine qui tient compte des mérites humains;
de même que l'homme mérite par l'action que l'âme exerce sur le corps, ainsi
est-il récompensé par la gloire de l'âme rejaillissant sur le corps. C'est
pourquoi non seulement la gloire de l'âme, mais aussi celle du corps est objet
de mérite selon S. Paul (Rm 8, 11): "Il vivifiera nos corps mortels par
sien esprit qui habite en nous." La gloire corporelle pouvait donc être
objet de mérite pour le Christ.
4. La manifestation de l'excellence du Christ
contribue à son bien, selon l'être nouveau qu'elle lui procure dans la
connaissance d'autrui, bien qu'elle contribue en premier lieu au bien de ceux
qui le connaissent, selon qu'ils le possèdent en eux-mêmes. Mais cela même se
rapporte au Christ en tant qu'ils sont ses membres.
Objections:
1. Il est écrit (Ez 18, 20): "L'âme qui a
péché, c'est elle qui mourra." Pour la même raison, l'âme qui méritera,
c'est elle qui sera récompensée. Il n'est donc pas possible que le Christ ait
mérité pour les autres.
2." C'est de la plénitude de la grâce du
Christ que tous reçoivent " (Jn 1, 16). Mais les autres hommes qui
possèdent la grâce du Christ ne peuvent pas mériter pour les autres. On lit en
effet (Ez 18, 20): "S'il y avait dans la ville Noé, Daniel et Job, ils ne
sauveraient ni fils ni fille; mais eux, par leur justice, sauveront leurs âmes."
Donc le Christ non plus n'a pu mériter pour nous.
3." La récompense que l'on mérite est due en justice et non par grâce " (Rm 4, 4). Donc, si le Christ a mérité notre salut, il s'ensuit que notre salut ne vient pas de la grâce de Dieu, mais de sa justice, et que Dieu agit injustement avec ceux qu'il ne sauve pas, puisque le mérite du Christ s'étend à tous.
Cependant: il est écrit (Rm 5, 18) " Comme la faute d'un seul a entraîné la condamnation de tous les hommes, ainsi la justice d'un seul procure à tous les hommes la justification qui donne la vie." Or le démérite d'Adam a entraîné la condamnation des autres hommes. A plus forte raison le mérite du Christ rejaillit sur les autres.
Conclusion:
Comme nous l'avons dit, le Christ ne possédait pas seulement la grâce à titre individuel, mais aussi comme tête de toute l'Église, à qui tous sont unis comme les membres à leur tête, pour constituer avec lui une seule personne mystique. Aussi le mérite du Christ s'étend-il aux autres hommes en tant qu'ils sont ses membres; ainsi, dans un individu, l'action de la tête appartient de quelque manière à tous ses membres, car ce n'est pas seulement pour elle que ses sens agissent, mais pour tous ses membres.
Solutions:
1. Le péché d'un individu ne fait de mal qu'à
lui-même. Mais Adam ayant été constitué par Dieu principe de toute la nature
humaine, son péché se transmet aux autres par la propagation de la vie
charnelle. Et pareillement, le Christ ayant été constitué par Dieu tête de tous
les hommes à l'égard de la grâce, son mérite s'étend à tous ses membres.
2. Les autres reçoivent de la plénitude du Christ
non pas la source de la grâce, mais une grâce individuelle. C'est pourquoi il
n'est pas nécessaire que les autres hommes méritent pour autrui, à la
différence du Christ.
3. De même que le péché d'Adam ne se transmet aux autres hommes que par voie de génération charnelle, de même le mérite du Christ ne leur est communiqué que par une régénération spirituelle qui se réalise dans le baptême et par laquelle ils sont incorporés au Christ, selon l'épître aux Galates (2, 27): "Vous tous, qui avez été baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ." Et cela même est l'oeuvre de la grâce, qu'il soit accordé à l'homme d'être régénéré dans le Christ. Et c'est ainsi que le salut de l'homme vient de la grâce.
Il faut étudier maintenant les activités qui conviennent au Christ par rapport au Père.
Certaines lui sont attribuées selon que lui-même se rattache au Père: par exemple qu'il lui est soumis; qu'il l'a prié; qu'il l'a servi par son sacerdoce.
D'autres activités lui sont attribuées, ou peuvent l'être, selon la relation du Père à son égard. Par exemple on peut se demander si le Père l'a adopté, et étudier sa prédestination par le Père.
Il faut donc étudier; I. La soumission du Christ à son père (Q. 20). - II. Sa prière (Q. 21). - III. Son sacerdoce (Q. 22). IV. Lui convient-il d'être adopté? (Q. 23). - V. Sa prédestination (Q. 24).
1. Le Christ a-t-il été soumis à son Père? - 2.
A-t-il été soumis à lui-même?
Objections:
1. Tout ce qui est soumis à Dieu le Père est
créature, ainsi qu'il est dit dans le livre des Croyances ecclésiastiques,,:
"Dans la Trinité, personne ne sert ni n'est soumis." Or, on ne
peut dire purement et simplement que le Christ soit une créature, nous l'avons
montré plus haut. On ne peut donc pas dire non plus à proprement parler que le
Christ a été soumis à Dieu le Père.
2. La soumission à Dieu suppose la servitude à
l'égard de sa domination suprême. Mais on ne peut attribuer à la nature humaine
du Christ la servitude, car, selon S. Jean Damascène: "Nous ne pouvons pas
dire qu'elle (la nature humaine du Christ) est servante. La servitude et la
domination ne sont pas des propriétés révélant la nature, mais de simples
relations, comme la paternité et la filiation." Le Christ, selon sa nature
humaine, n'est donc pas soumis à Dieu le Père.
3. S. Paul nous dit (1 Co 15, 28): "Quand tout lui aura été soumis, alors le Fils lui-même sera soumis à celui qui lui a tout soumis." Mais selon l'épître aux Hébreux (2, 8): "Pour le moment, nous ne voyons pas encore que tout lui soit soumis." C'est donc que le Christ n'était pas encore soumis au Père qui lui a soumis toutes choses.
Cependant: le Seigneur déclare en S. Jean (14, 28): "Le Père est plus grand que moi." Et S. Augustin commente ainsi cette parole: "C'est à bon droit que l'Écriture affirme les deux choses: d'une part que le Fils est égal au Père, et d'autre part que le Père est plus grand que le Fils. Il faut entendre la première de la forme de Dieu; la seconde de la forme de serviteur, mais sans les confondre." Or le plus petit est soumis au plus grand. Le Christ, considéré sous sa forme de serviteur, est donc soumis au Père.
Conclusion:
Les propriétés d'une nature conviennent au sujet qui possède cette nature. Or la nature humaine, par sa condition même, est soumise à Dieu de trois manières.
1° Sous le rapport de la bonté, en tant que la nature divine est la bonté par essence, comme le montre Denys, la nature humaine ne possède qu'une certaine participation de la bonté divine, et se trouve soumise pour ainsi dire au rayonnement de cette bonté.
2° La nature humaine est soumise à Dieu en raison de la puissance de Dieu parce que, comme toute créature, elle obéit à l'activité réglée par lui.
3° Sous le rapport de son acte propre, en tant que la nature humaine doit une obéissance volontaire aux préceptes divins.
Cette triple soumission, le Christ la confesse à l'égard de son Père. En ce qui concerne la première, nous lisons (Mt 19, 17): "Pourquoi m'interroges-tu sur ce qui est bon? Dieu seul est bon." S. Jérôme explique: "Parce que le jeune homme l'avait appelé bon Maître, et ne l'avait pas proclamé Dieu ou Fils de Dieu, Jésus répond que, malgré sa sainteté humaine, et en comparaison avec Dieu, il n'est pas bon." Il nous faisait comprendre ainsi que, sous le rapport de la nature humaine, il n'atteignait pas au degré de la bonté divine. Et puisque, selon S. Augustin " en ces matières qui ne relèvent pas de la quantité matérielle, plus grand est synonyme de meilleur", pour cette raison on dit que le Père est plus grand que le Christ selon sa nature humaine.
La deuxième soumission est encore attribuée au Christ en tant que tous les faits se rapportant à son humanité ont été l'objet d'une disposition providentielle de Dieu. C'est pourquoi Denys affirme que " le Christ est soumis aux ordres de son Père". Et c'est la soumission de servitude selon laquelle toute créature sert Dieu, en se soumettant à son ordonnance, selon cette parole (Sg 16, 24): "La création est à ton service, à toi son Créateur." C'est en ce sens encore qu'il est écrit aux Philippiens (2, 7): Le Fils de Dieu " a pris la forme de serviteur".
Enfin, la troisième soumission, le Christ se l'attribue à lui-même quand il dit (Jn 8, 29): "Tout ce qui lui plaît, je le fais toujours." C'est la soumission d'obéissance. De là cette parole aux Philippiens (2, 8): "Il s'est fait obéissant au Père jusqu'à la mort."
Solutions:
1. Comme nous l'avons expliqué, quand on dit que
le Christ est une créature, il ne faut pas l'entendre de façon absolue, mais
selon sa nature humaine, que cette précision soit explicite ou non. De même
dans le cas présent, il ne faut pas croire que le Christ a été soumis à son
Père de façon absolue, mais seulement selon la nature humaine, même si l'on
n'apporte pas explicitement cette précision. Il est préférable néanmoins de le
faire, afin d'éviter l'erreur d'Arius qui prétendait que le Fils est inférieur
au Père.
2. La relation de serviteur à maître se fonde sur
l'action et la passion, car il appartient au maître de mouvoir son serviteur
par le commandement. Or, l'agir ne s'attribue pas à la nature comme sujet de
l'action, mais à la personne: "Les actes appartiennent aux suppôts et aux
individus", dit Aristote. L'action est attribuée à la nature comme au
principe selon lequel la personne ou hypostase agit. Dès lors, bien qu'on ne
puisse dire qu'une nature est maîtresse ou servante, on peut le dire néanmoins
d'une personne ou hypostase selon telle ou telle nature. Et à ce titre rien
n'empêche de dire que le Christ est soumis au Père, ou qu'il est son serviteur,
sous le rapport de la nature humaine.
3. Comme le remarque S. Augustin." le Christ
remettra le royaume à Dieu son Père, quand il aura conduit à la vision directe
les justes sur lesquels il règne maintenant par la foi", si bien qu'ils
verront l'essence divine elle-même, commune au Père et au Fils. Alors il sera
soumis totalement au Père non seulement en lui-même, mais dans ses membres, par
une participation plénière de la bonté divine. Alors aussi toutes choses lui
seront pleinement soumises par l'accomplissement dernier de sa volonté en
elles. Et pourtant, dès à présent toutes choses sont soumises à sa puissance,
selon sa parole en S. Matthieu (28, 18): "Toute puissance m'a été donnée
au ciel et sur la terre."
Objections:
1. S. Cyrille écrit dans une lettre approuvée par
le Concile d'Éphèse: "Le Christ n'a été, par rapport à lui-même, ni
serviteur ni maître. Il est fou et impie de parler et de penser ainsi." Et
S. Jean Damascène affirme aussi: "Le Christ, puisqu'il est un être unique,
ne peut être serviteur ni maître par rapport à lui-même." Or, nous disons
que le Christ est serviteur du Père en tant qu'il lui est soumis. Le Christ
n'est donc pas soumis à lui-même.
2." Serviteur " est relatif à "
maître". Or on n'est pas en relation avec soi-même car, dit S. Hilaire
" rien n'est semblable ou égal à soi". Donc le Christ ne peut être
dit serviteur de lui-même, ni par suite soumis à lui-même.
3. Selon S. Athanase." de même que l'âme et la chair constituent un homme unique, ainsi Dieu et l’Homme constituent un seul Christ". Mais on ne dit pas que l'homme est soumis à lui-même, ni qu'il est serviteur de lui-même, ni qu'il est plus grand que lui-même, du seul fait que son corps est soumis à son âme. Donc on ne dit pas non plus que le Christ est soumis à lui-même parce que son humanité est soumise à sa divinité.
Cependant: S. Augustin écrit: "A ce point
de vue (c'est-à-dire en tant que le Père est plus grand que le Christ selon la
nature humaine), le Fils est inférieur à lui-même.". Comme le prouve S.
Augustin, au même endroit, le Fils de Dieu a pris la forme de serviteur sans
perdre la forme de Dieu. Mais selon la forme divine, qui est commune au Père et
au Fils, le Père est plus grand que le Fils selon la nature humaine. Le Fils
est donc plus grand que lui-même selon la nature humaine.
6. Le Christ, selon la nature humaine, est serviteur de Dieu le Père selon sa parole en S. Jean (20, 17): "je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu." Mais quiconque est serviteur du Père l'est aussi du Fils; autrement, tout ce qui appartient au Père n'appartiendrait pas au Fils. Donc le Christ est serviteur de lui-même, et soumis à lui-même.
Conclusion:
Comme nous venons de le dire, être seigneur et serviteur est attribuable à l'hypostase ou personne selon une nature donnée. Quand on dit que le Christ est Seigneur ou serviteur de lui-même, ou que le Verbe de Dieu est Seigneur du Christ homme, on peut donc l'entendre d'une double manière. D'abord en ce sens que ce serait affirmé en raison de personnes différentes: la personne du Verbe de Dieu exerçant sa domination sur une autre personne, celle de l'homme, soumise à cette domination; c'est l'hérésie de Nestorius. Aussi lisons-nous dans sa condamnation par le Concile d'Éphèse: "Si quelqu'un ose dire que le Verbe de Dieu le Père est Dieu ou maître du Christ, plutôt que de confesser qu'il est à la fois Dieu et homme, puisque "Verbe fait chair" selon les Écritures, qu'il soit anathème." On trouve la même négation chez S. Cyrille et chez le Damascène. Et dans le même sens on doit nier que le Christ soit inférieur ou soumis à lui-même.
Dans un autre sens, on peut l'entendre selon la diversité des natures dans une même personne ou hypostase. Ainsi nous pouvons dire que, selon la nature qui lui est commune avec nous, le Christ est sujet et serviteur. Et c'est en ce sens que S. Augustin peut dire que le Christ est inférieur à lui-même.
Cependant, il faut savoir que le nom de Christ est un nom personnel, comme celui de Fils. Aussi, tout ce qui convient au Christ en raison de sa personne, qui est éternelle, peut lui être attribué essentiellement et absolument, surtout ces relations dont nous parlons, qui semblent appartenir plus proprement à la personne ou hypostase. Mais ce qui convient au Christ selon la nature humaine doit plutôt lui être attribué avec des précisions. On dira donc de manière absolue que le Christ est le Très-Haut, le Seigneur et le Maître; mais quand on dira qu'il est sujet, serviteur ou inférieur, il conviendra de préciser: selon la nature humaine.
Solutions:
1. S. Cyrille et S. Jean Damascène nient que le
Christ soit Seigneur par rapport à lui-même au sens où cela impliquerait une pluralité
de suppôts, et si l'on dit de façon absolue que quelqu'un est le maître d'un
autre..
2. A parler de façon absolue, il faut que maître
et serviteur désignent des êtres différents'. On peut cependant sauvegarder les
notions de maîtrise et de service quand on dit que le même être est maître et
serviteur de soi-même selon des points de vue différents.
3. En raison des diverses parties de l'homme,
dont l'une est supérieure et l'autre inférieure, Aristote reconnaît qu'il y a
une justice que l'homme se doit à lui-même, en tant que l'irascible et le
concupiscible obéissent à la raison. Sous ce rapport, un même homme peut être
dit sujet et serviteur de lui-même, selon les diverses parties de son être.
4. 5. 6. Quant aux arguments en sens contraire, la réponse est claire. S. Augustin affirme en effet que le Christ est inférieur ou soumis à lui-même selon sa nature humaine, et non selon la diversité des suppôts.
1. Convient-il au Christ de prier? - 2. Cela
convient-il selon sa sensualité? - 3. Lui convient-il de prier pour lui-même,
ou seulement pour les autres? - 4. Toute prière du Christ est-elle exaucée?
Objections:
1. Selon S. Jean Damascène, " la
prière est une demande à Dieu de ce qui est opportun". Mais le Christ
pouvait tout faire; il n'avait donc rien à demander à personne.
2. On ne demande pas ce que l'on sait devoir
arriver certainement; ainsi nous ne prions pas pour que le soleil se lève
demain. Il ne convient pas davantage de demander ce dont on sait que cela ne se
réalisera en aucune façon. Or le Christ avait une science certaine de l'avenir;
il n'avait donc rien à demander par la prière.
3. Le Damascène écrit: "La Prière est une élévation de l'intelligence vers Dieu." Mais l'intelligence du Christ n'avait nul besoin de monter vers Dieu, puisqu'elle lui était unie non seulement par l'union hypostatique, mais encore par la vision bienheureuse.
Cependant: on lit dans S. Luc (6, 12) " En ces jours-là il sortit dans la montagne pour prier, et il passait la nuit à. prier Dieu."
Conclusion:
Nous l'avons dit dans la deuxième Partie, la prière est un exposé fait à Dieu de notre vouloir propre, pour qu'il l'exauce. Donc, s'il n'y avait dans le Christ qu'une seule volonté, la volonté divine, il ne lui conviendrait aucunement de prier, car la volonté divine est par elle-même réalisatrice de ses propres vouloirs, selon le Psaume (135, 6): "Tout ce que le Seigneur a voulu, il l'a fait." Mais chez le Christ il y a une volonté divine et une volonté humaine; et la volonté humaine n'est capable de réaliser ce qu'elle veut que grâce à la puissance divine. C'est pourquoi il convient au Christ de prier, en tant qu'homme possédant une volonté humaine.
Solutions:
1. Le Christ pouvait faire tout ce qu'il voulait en tant que Dieu, mais non en tant qu'homme; car en tant que tel il n'avait pas la toute-puissance, nous l'avons dit. Et bien qu'il fût à la fois Dieu et homme, il voulut néanmoins présenter la prière à son Père, non pas par impuissance, mais afin de nous instruire. D'abord pour nous montrer qu'il vient du Père. C'est pourquoi il dit lui-même (Jn 11, 42): "J'ai prié à cause du peuple qui m'entoure, afin qu'ils croient que tu m'as envoyé." Aussi, S. Hilaire écrit-il: "Il n'avait pas besoin de prière, mais il pria à cause de nous, pour que nous n'ignorions pas qu'il est le Fils."
Ensuite il a prié pour nous donner l'exemple, dit
S. Ambroise: "Ne l'écoutez pas avec malveillance, vous figurant que le
Christ demande par faiblesse pour obtenir ce qu'il ne peut accomplir. Auteur du
pouvoir, maître d'obéissance, il nous façonne par son exemple aux préceptes de
la vertu." Et S. Augustin: "Le Seigneur, en sa forme d'esclave,
pouvait, s'il en était besoin, prier silencieusement. Mais il voulait se faire
voir en train de prier son Père, pour rappeler qu'il est chargé de nous
instruire."
2. Parmi les choses que le Christ savait devoir
arriver, il savait que certaines se réaliseraient à sa prière; il convenait
donc qu'il les demande à Dieu.
3. L'ascension n'est pas autre chose qu'un
mouvement vers le haut. Or on peut parler de mouvement de deux manières, selon
Aristote. D'une manière, il peut s'agir d'un mouvement proprement dit, qui
comporte un passage de la puissance à l'acte, et qui est l'acte d'un être
imparfait. En ce sens, monter se dit de celui qui est en puissance, mais non en
acte, à être en haut. Sous ce rapport, le Damascène écrit: "Le Christ n'a
pas besoin de monter vers Dieu, car il est toujours uni à Dieu par son être
personnel et par sa contemplation bienheureuse." D'une autre manière, le
mouvement peut signifier l'acte d'un être parfait, qui est déjà en acte; en ce
sens comprendre et sentir sont appelés des mouvements. Et c'est de cette
manière que l'intelligence du Christ monte toujours vers Dieu, parce qu'elle le
contemple toujours comme étant au-dessus d'elle-même.
Objections:
1. C'est vraisemblable puisqu'il est dit dans un
Psaume (84, 3) mis sur les lèvres du Christ: "Mon coeur et ma chair ont
tressailli vers le Dieu vivant." Donc la sensualité du Christ a pu monter
vers le Dieu vivant en tressaillant, et donc aussi en le priant.
2. Prier est le fait de celui qui désire ce qu'il
demande. Or le Christ a demandé ce que désirait sa sensualité lorsqu'il a dit:
"Que cette coupe s'éloigne de moi " (Mt 21, 39). Donc la sensualité
du Christ a prié.
3. Il est mieux d'être uni à Dieu dans la personne que de monter vers lui par la prière. Mais la sensualité fut assumée par Dieu dans l'unité de la personne, comme toutes les composantes de la nature humaine. A plus forte raison a-t-elle pu monter vers Dieu par la prière.
Cependant: il est écrit (Ph 2, 7) que le Fils de Dieu par la nature qu'il a assumée " a été fait semblable aux hommes". Mais les autres hommes ne prient pas selon leur sensualité. Le Christ n'a donc pas, lui non plus, prié de cette manière.
Conclusion:
Prier selon la sensualité peut s'entendre en deux sens. En ce sens, tout d'abord, que la prière serait un acte de la sensualité; en ce sens le Christ n'a pas prié selon la sensualité. Car la sienne était de même nature que la nôtre; or, en nous, la sensualité ne peut prier pour une double raison. D'abord parce que le mouvement de la sensualité ne peut dépasser le domaine du sensible, et donc monter vers Dieu, ce qui est requis pour la prière. Ensuite, parce que la prière suppose un certain ordre, en tant que l'on désire un bien comme devant être réalisé par Dieu; et cela, la raison seule peut le faire. C'est pourquoi, nous l'avons dit dans la deuxième Partie la prière est un acte de la raison.
Dans un autre sens, on peut dire que quelqu'un prie selon sa sensualité en ce sens que la raison, dans la prière, expose à Dieu le désir de son appétit sensible. Sous ce rapport, le Christ a prié selon sa sensualité en tant que sa prière se faisait l'avocat de sa sensualité. Et le Christ a agi ainsi pour nous instruire en nous montrant trois choses: 1° qu'il a assumé une véritable nature humaine avec toute son affectivité naturelle; 2° qu'il est permis à l'homme de vouloir d'une affection naturelle ce que Dieu ne veut pas; 3° que l'homme doit soumettre sa propre affectivité à la volonté divine. De là ces paroles de S. Augustin: "Le Christ, se comportant en homme, montre la volonté particulière de l'homme, quand il dit: "Que cette coupe s'éloigne de moi." Il y avait là en effet une volonté humaine ayant un objet propre et comme privé. Mais parce qu'il veut être un homme droit et aller à Dieu, il ajoute: "Cependant, non pas comme je veux, mais comme tu veux." Comme s'il disait à chacun de nous: Regarde-toi en moi; car tu peux vouloir personnellement quelque chose, bien que Dieu veuille autrement."
Solutions:
1. La chair tressaille vers le Dieu vivant, non
par un acte de la chair montant vers Dieu, mais par rejaillissement du coeur
sur la chair, en tant que l'appétit sensible suit le mouvement de l'appétit
rationnel.
2. Bien que la sensualité ait voulu ce que la
raison demandait, le demander dans la prière n'appartient pas à la sensualité,
mais à la raison, nous l'avons dit dans la Réponse.
3. L'union hypostatique se fait selon l'être
personnel, qui se rattache à toutes les composantes de la nature humaine. Mais
l'ascension de la prière se fait par un acte qui ne convient qu'à la raison.
Donc la comparaison ne vaut pas.
Objections:
1. S. Hilaire écrit: "Les paroles de sa
prière ne lui profitaient pas, mais il parlait au profit de notre foi." Il
apparaît donc ainsi que le Christ n'a pas prié pour lui-même, mais pour nous.
2. Nul ne prie que pour obtenir ce qu'il désire, car, nous l'avons noté In, la prière est un exposé fait à Dieu de notre vouloir, pour qu'il l'exauce.
Mais le Christ voulait subir sa passion; S.
Augustin écrit: "L'homme, la plupart du temps, s'attriste sans le vouloir;
il dort sans le vouloir, sans le vouloir il a faim et soif. Le Christ au
contraire a subi tout cela parce qu'il l'a voulu." Il ne lui convenait
donc pas de prier pour lui-même.
3. S. Cyprien écrit: "Le maître de la paix et de l'unité n'a pas voulu prier en particulier et privément, pour éviter qu'on prie seulement pour soi." Mais le Christ a accompli ce qu'il enseignait: "Jésus commença à agir et à enseigner." Donc le Christ n'a jamais prié pour lui seul.
Cependant: le Seigneur lui-même a dit dans sa prière: "Glorifie ton Fils " (Jn 17, 1).
Conclusion:
Le Christ a prié pour lui-même d'une double manière. D'abord en exprimant le sentiment de sa sensualité, comme nous l'avons dit plus haut ou de sa volonté considérée comme nature, ainsi lorsqu'il pria pour que s'éloigne la coupe de sa passion. D'une autre manière en exprimant le sentiment de sa volonté délibérée, considérée comme raison, ainsi lorsqu'il demanda la gloire de la résurrection. Et cela était logique. Car, nous l'avons dit le Christ a voulu prier son Père pour nous donner l'exemple de la prière; et aussi pour montrer que le Père est l'auteur duquel il procède éternellement selon la nature divine, et de qui, selon la nature humaine, il possède tout ce qu'il a de bon. Or, dans sa nature humaine, de même qu'il possédait déjà certains biens venus du Père, de même il en attendait d'autres qu'il lui restait à obtenir. Et c'est pourquoi, pour les biens déjà reçus par sa nature humaine, il rendait grâce au Père qu'il reconnaissait en être l'auteur, comme on le voit clairement dans l'évangile (Mt 26, 17; Jn 11, 41). Et c'est encore pour reconnaître le Père comme l'auteur de tout bien qu'il lui demandait par la prière ce qui lui manquait selon sa nature humaine, comme la gloire du corps. En cela aussi le Christ nous donnait l'exemple, afin que nous rendions grâce pour les dons reçus, et que nous demandions par la prière les bienfaits que nous ne possédons pas encore.
Solutions:
1. S. Hilaire parle de la prière vocale, qui
n'était pas nécessaire au Christ pour lui-même, mais seulement pour nous. Aussi
dit-il expressément: "Les paroles de sa prière ne lui profitaient
pas." En effet si, selon le Psaume (10, 17), " le Seigneur exauce le
désir des pauvres", à bien plus forte raison la volonté du Christ à elle seule
a-t-elle force de prière auprès du Père. Si bien que le Christ affirmait
lui-même (Jn 11, 42): "je savais que tu m'exauces toujours, mais j'ai
parlé à cause du peuple qui m'entoure, pour qu'ils croient que tu m'as
envoyé."
2. Certes, le Christ voulait subir toutes les
souffrances de sa passion au moment de celle-ci, mais il voulait, après
celle-ci, obtenir la gloire temporelle qu'il ne possédait pas encore. Et cette
gloire il l'attendait du Père comme de son auteur. Et c'est pourquoi il
convenait qu'il la demande.
3. La gloire qu'il demandait dans sa prière se
rattachait aussi au salut des autres hommes, selon S. Paul (Rm 4, 25): "Il
est ressuscité pour notre justification." La prière qu'il faisait pour
lui-même était d'une certaine façon pour les autres. Ainsi tout homme qui
demande à Dieu un bien pour l'employer au profit des autres ne prie pas pour
lui seul, mais aussi pour les autres.
Objections:
1. Il semble que non, car le Christ a demandé l'éloignement
de la coupe (Mt 26, 39), qui ne s'est pas fait.
2. Il a prié pour le pardon de ceux qui le
crucifiaient (Lc 23, 34). Cependant tous n'ont pas eu le pardon de leur péché,
car les Juifs furent punis pour ce péché.
3. Il a prié pour ceux qui croiraient en lui par
la parole des Apôtres, pour que tous soient un et parviennent à être avec lui.
Mais tous n'y parviennent pas.
4. Il est dit dans un Psaume (22, 3) mis sur les lèvres du Christ: "je crierai tout le jour, et tu ne m'exauceras pas."
Cependant: il est écrit (He 5, 7) " Ayant présenté, avec un grand cri et des larmes, des prières et des supplications, il a été exaucé pour sa piété."
Conclusion:
Nous l'avons dit. la prière est comme l'expression de la volonté humaine. On peut donc dire que la prière de quelqu'un est exaucée quand sa volonté est accomplie. Or, la volonté de l'homme comme tel est une volonté rationnelle, car nous voulons absolument ce que nous voulons par délibération de la raison. Au contraire, ce que nous voulons par un mouvement de sensualité, ou même par un mouvement de notre volonté considérée comme émanant de la nature, nous ne le voulons pas absolument, mais seulement sous cette condition: si la délibération de la raison n'y met aucun obstacle. Il y a là une velléité plutôt qu'une volonté absolue, parce qu'on le voudrait si autre chose ne s'y opposait pas.
Selon sa volonté rationnelle, le Christ n'a rien voulu d'autre que ce qu'il savait être voulu par Dieu. C'est pourquoi toute volonté absolue du Christ, même humaine, fut accomplie, parce que conforme à la volonté de Dieu, et par conséquent toutes ses prières furent exaucées. Car c'est ainsi que les prières des autres hommes sont exaucées selon S. Paul (Rm 8, 27): "Celui qui sonde les coeurs connaît", c'est-à-dire approuve, " ce que l'Esprit désire", c'est-à-dire ce qu'il fait désirer aux saints, " car selon Dieu", c'est-à-dire conformément à la volonté divine, " il intercède pour les saints".
Solutions:
1. La demande du Christ: que la coupe passe loin de lui, a été diversement présentée par les Pères. Car S. Hilaire, dit " Il demande que la coupe passe non pour que lui-même l'évite, mais pour qu'elle aboutisse à un autre. Il prie pour ceux qui devront souffrir après lui; c'est comme s'il disait: De même que cette coupe de la Passion est bue par moi, qu'elle soit bue par eux, sans perdre l'espérance, sans ressentir la douleur, sans craindre la mort."
Ou bien, selon S. Jérôme'." C'est expressément qu'il dit: "Cette coupe", c'est-à-dire celle du peuple des Juifs qui ne peuvent avoir l'excuse de l'ignorance, s'ils me mettent à mort, car ils ont la Loi et les Prophètes qui me prophétisent chaque jour."
Ou bien, selon Denys d'Alexandrie: "Le Christ dit: "Éloigne de moi cette coupe". Cela ne signifie pas: qu'elle ne s'approche pas de moi, car si elle ne s'est pas approchée, elle ne peut pas être éloignée. Mais, de même que ce qui passe seulement ne touche pas et ne demeure pas, ainsi le Sauveur demande que l'épreuve qui l'assaille légèrement soit repoussée."
Mais S. Ambroise Origène et Chrysostome disent qu'il fit cette demande comme un homme qui repousse la mort par sa volonté de nature.
Ainsi donc, si l'on comprend avec S. Hilaire qu'il demanda ainsi que les autres martyrs deviennent les imitateurs de sa passion; ou qu'il demanda de ne pas être bouleversé par la crainte de boire la coupe; ou de ne pas être retenu par la mort, on peut dire que sa prière fut entièrement exaucée.
Mais si l'on comprend qu'il a demandé de ne pas
boire la coupe de la mort et de la Passion, ou de ne pas la recevoir des Juifs,
ce qu'il demandait ne s'est pas réalisé parce que la raison qui présentait
cette demande ne voulait pas son accomplissement. Mais il voulait, pour nous
instruire, nous faire connaître sa volonté de nature et le mouvement de sensualité
qu'il avait comme homme.
2. Le Seigneur n'a pas prié pour tous ceux qui le
crucifiaient, ni pour tous ceux qui croiraient en lui, mais seulement pour ceux
qui étaient prédestinés à obtenir par lui la vie éternelles.
3. Cela répond également à la troisième
objection.
4. Lorsqu'il dit: "Je crierai et tu n'exauceras pas", il faut le comprendre du désir de sa sensualité, qui fuyait la mort. Il est cependant exaucé quant au désir de sa raison.
1. Convient-il au Christ d'être prêtre? - 2. La
victime de ce sacerdoce. - 3. L'effet de ce sacerdoce. - 4. Cet effet le
concerne-t-il, ou seulement les autres hommes? - 5. L'éternité de ce sacerdoce
- 6. Le Christ doit-il être appelé prêtre à la manière de Melchisédech?
Objections:
1. Il ne semble pas, car le prêtre est
inférieur à l'ange, selon Zacharie (3, 1): "Dieu m'a montré un grand
prêtre se tenant devant l'ange du Seigneur." Or le Christ est supérieur
aux anges selon l'épître aux Hébreux (1, 4): "Il est d'autant supérieur
aux anges qu'il possède par héritage un nom bien plus grand que les
leurs." Il ne convient donc pas au Christ d'être prêtre.
2. Les événements de l'Ancien Testament
préfigurent le Christ, selon S. Paul (Col 2, 17): "Tout cela n'est que
l'ombre des choses à venir..." Mais le Christ n'a pas tiré son origine
humaine des prêtres de l'ancienne loi, car l'Apôtre écrit (He 7, 14) " Il
est manifeste que notre Seigneur est issu de Juda, tribu dont Moïse ne dit rien
quand il parle des prêtres."
3. Dans l'ancienne loi, qui préfigure le Christ, le même homme ne fut pas législateur et prêtre. C'est pourquoi le Seigneur dit à Moïse (Ex 28, 1): "Prends Aaron, ton frère, pour qu'il soit prêtre à mon service." Or le Christ est le législateur de la loi nouvelle selon Jérémie (31, 3): "je mettrai une loi dans leur coeur." Donc il ne convenait pas au Christ d'être prêtre.
Cependant: il y a l'affirmation de l'épître aux Hébreux: "Nous avons un grand prêtre qui a pénétré dans les cieux: Jésus, le Fils de Dieu."
Conclusion:
L'office propre du prêtre est d'être médiateur entre Dieu et le peuple en tant qu'il transmet au peuple les biens divins, d'où son nom de sacer-dos, c'est-à-dire sacra dans: "qui donne les choses saintes "; selon Malachie (2, 7): "C'est de sa bouche qu'on attend l'enseignement." De plus, le prêtre est médiateur en tant qu'il offre à Dieu les prières du peuple et satisfait à Dieu en quelque manière pour les péchés; de là cette parole (He 5, 1): "Tout grand prêtre, pris d'entre les hommes, est établi en faveur des hommes dans ce qui a rapport à Dieu, afin d'offrir des oblations et des sacrifices pour les péchés." Or cela convient parfaitement au Christ. Par lui en effet, les dons de Dieu sont transmis aux hommes, selon S. Pierre (2 P 1, 4): "Par lui nous avons été mis en possession de grandes et précieuses promesses, afin de devenir ainsi participants de la nature divine." De même le Christ a réconcilié avec Dieu le genre humain, comme il est écrit aux Colossiens (1, 19): "Il a plu à Dieu de faire habiter en lui toute la Plénitude, et par lui de tout se réconcilier." Il convient donc souverainement au Christ d'être prêtre.
Solutions:
1. La puissance hiérarchique convient aux anges,
en tant qu'ils sont eux-mêmes intermédiaires entre Dieu et l'homme, comme
l'enseigne Denys; c'est pourquoi le prêtre, parce qu'il est lui aussi
intermédiaire entre Dieu et le peuple, reçoit le nom d'ange selon Malachie:
"Il est l'ange du Seigneur de l'univers." Or le Christ fut supérieur
aux anges, non seulement sous le rapport de sa divinité, mais même sous le rapport
de son humanité, car il possède la plénitude de grâce et de gloire. Il avait
donc de façon beaucoup plus excellente que les anges la puissance hiérarchique
ou sacerdotale; à tel point que les anges eux-mêmes furent les ministres de son
sacerdoce, comme dit S. Matthieu (4, 11): "Des anges s'approchèrent et le
servaient." Pourtant, sous le rapport de la possibilité, il fut abaissé un
moment au-dessous des anges (He 2, 9). Et en cela il fut semblable aux hommes
voyageurs constitués dans le sacerdoce.
2. Selon S. Jean Damascène " la similitude
absolue constitue une identité, non une exemplarité". Et puisque le
sacerdoce de l'ancienne loi n'était que la figure de celui du Christ, le Christ
n'a pas voulu naître de la race des prêtres préfiguratifs, afin de montrer que
son sacerdoce n'était pas identique à l'ancien, mais en différait comme la
vérité de sa préfiguration.
3. Comme nous l'avons déjà dit les autres hommes
possèdent certaines grâces particulières, mais le Christ, tête de tous les
hommes, a reçu en perfection toutes les grâces. C'est pourquoi, en ce qui
regarde les autres hommes, l'un est législateur, l'autre prêtre, l'autre roi;
chez le Christ au contraire, tout cela se rejoint, comme chez celui qui est la
source de toutes les grâces. Aussi lisons-nous dans Isaïe (33,22): "Le
Seigneur est notre juge, le Seigneur est notre législateur, notre roi; il
viendra et nous sauvera."
Objections:
1. Il appartient au prêtre de tuer la victime.
Mais le Christ ne s'est pas tué. Donc il n'a pas été à la fois prêtre et
victime.
2. Le sacerdoce du Christ ressemble davantage à
celui des juifs, qui fut constitué par Dieu, qu'à celui des païens qui
rendaient un culte aux démons. Or, dans la loi ancienne on n'offrait jamais un
homme en sacrifice; c'est ce que l'Écriture reproche le plus aux païens (Ps
106, 38): "Ils ont répandu le sang innocent, le sang de leurs fils et de
leurs filles, en les immolant aux idoles de Canaan." Donc, dans le
sacerdoce du Christ, le Christ homme ne devait pas être victime.
3. Toute victime, du fait qu'on l'offre à Dieu, lui est consacrée. Mais l'humanité du Christ fut consacrée et unie à Dieu dès le principe. On ne peut donc pas dire que le Christ, en tant qu'homme, fut victime.
Cependant: il y a cette parole de l'Apôtre (Ep 5, 2): "Le Christ nous a aimés et s'est livré pour nous en oblation et en victime d'agréable odeur."
Conclusion:
S. Augustin écrit: "Tout sacrifice visible est le sacrement ou signe sacré d'un sacrifice invisible." Or le sacrifice invisible consiste pour l'homme à offrir son esprit à Dieu, selon le Psaume (51, 19): "Le sacrifice à Dieu, c'est un esprit broyé." C'est pourquoi tout ce qui est offert à Dieu en vue de porter l'esprit de l'homme vers Dieu, peut être appelé sacrifice.
L'homme a donc besoin du sacrifice pour trois motifs. 1° Pour la rémission du péché qui le détourne de Dieu; c'est pourquoi l'Apôtre dit (He 5, 1) qu'il appartient au prêtre " d'offrir des dons et des sacrifices pour les péchés". 2° Pour que l'homme se maintienne dans l'état de grâce et d'union à Dieu en qui se trouvent sa paix et son salut. De là, dans l'ancienne loi, l'immolation de la victime pacifique pour le salut de ceux qui l'offraient, prescrit par le Lévitique (chap. 3).
3° Pour que l'esprit de l'homme soit parfaitement uni à Dieu, ce qui se réalisera dans la gloire. C'est pourquoi, dans l'ancienne loi, on offrait l'holocauste où tout était brûlé, comme dit encore le Lévitique (chap. 1).
Or tous ces bienfaits nous sont venus à travers l'humanité du Christ. Par elle, en effet, nos péchés ont été effacés, selon l'épître aux Romains (4, 25): "Il s'est livré pour nos péchés." Par le Christ encore nous recevons la grâce qui nous sauve, comme dit l'épître aux Hébreux (5, 9): "Il est devenu pour tous ceux qui lui obéissent principe de salut éternel." Par lui enfin nous obtenons la perfection de la gloire, car, dit l'épître aux Hébreux (10, 19): "Voici que nous possédons, par le sang de Jésus, l'accès assuré dans le sanctuaire", c'est-à-dire dans la gloire céleste. Le Christ, en tant qu'homme, fut donc non seulement prêtre, mais victime parfaite, étant à la fois victime pour le péché, victime pacifique, et holocauste.
Solutions:
1. Le Christ ne s'est pas tué lui-même, mais il
s'est livré volontairement à la mort, selon Isaïe (53, 7): "Il s'est
offert parce qu'il l'a voulu." Il s'est donc offert lui-même.
2. La mort du Christ homme peut se référer à une
double volonté. La volonté de ceux qui l'ont tué, et sous ce rapport le Christ
n'a pas eu raison de victime; ses bourreaux n'ont pas offert une victime à
Dieu, mais ont péché gravement. En ce sens, ils étaient semblables aux païens
qui, dans leurs sacrifices, immolaient des hommes aux idoles. La mort du Christ
peut aussi être considérée par référence à la volonté du patient qui
volontairement s'est offert à la souffrance. A ce point de vue, le Christ a
raison de victime, et son sacrifice n'a aucun rapport avec celui des païens.
3. La sanctification, dès le commencement, de
l'humanité du Christ, n'empêche pas que sa nature humaine elle-même,
lorsqu'elle fut offerte à Dieu dans la Passion, ait été sanctifiée d'une
manière nouvelle, comme une victime effectivement présentée à Dieu. Elle acquit
alors une sanctification effective de victime, à partir de la charité
antécédente et de la grâce d'union qui le sanctifiait de façon absolue.
Objections:
1. Il appartient à Dieu seul d'effacer les
péchés, selon Isaïe (43, 25): "C'est moi seul qui efface les iniquités
pour l'amour de moi." Or ce n'est pas en tant qu'il est Dieu, que le
Christ est prêtre, mais en tant qu'il est homme. Son sacerdoce ne produit donc
pas l'expiation des péchés.
2. L'Apôtre écrit (He 10, 1) que les sacrifices
de l'ancienne loi " ne purent rendre parfaits ceux qui y prenaient part;
autrement on aurait cessé de les offrir parce que, purifiés une bonne fois,
ceux qui rendaient ce culte n'auraient plus eu aucune conscience de leurs péchés,
alors qu'au contraire on renouvelait chaque année, par ces sacrifices, le
souvenir des péchés." Or, de même, sous le sacerdoce du Christ, on
rappelle le souvenir des péchés, quand on dit: "Pardonnez-nous nos
offenses." On offre aussi continuellement dans l'Église le sacrifice; de
là cette prière: "Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien."
Donc, par le sacerdoce du Christ, nos péchés ne sont pas expiés.
3. Dans l'ancienne loi, on immolait un bouc pour le péché du prince, une chèvre pour le péché d'un membre du peuple, un jeune taureau pour le péché d'un prêtre (Lv 4, 3. 23. 28). Or, le Christ n'est comparé à aucun de ces animaux, mais à l'agneau, selon Jérémie (11, 19): "je suis comme un agneau confiant qu'on mène à l'abattoir." Il semble donc que le sacerdoce du Christ ne soit pas capable d'expier les péchés.
Cependant: l'Apôtre écrit (He 9, 14) " Le sang du Christ qui, par l'Esprit Saint s'est offert lui-même sans tache à Dieu, purifiera nos consciences des oeuvres mortes pour servir le Dieu vivant." Or les oeuvres mortes sont les péchés. C'est donc que le sacerdoce du Christ a la puissance de purifier les péchés.
Conclusion:
Deux choses sont nécessaires à la purification parfaite des péchés, en tant qu'il y a deux éléments à considérer dans le péché: la tache de la faute et l'obligation à la peine. La tache de la faute est enlevée par la grâce qui tourne le coeur du pécheur vers Dieu; l'obligation à la peine disparaît du fait que l'homme satisfait à Dieu. Or ces deux effets sont réalisés par le sacerdoce du Christ. Par la vertu de ce sacerdoce la grâce nous est donnée et nos coeurs sont tournés vers Dieu, selon l'épître aux Romains (3, 24): "Tous sont justifiés gratuitement par sa grâce, en vertu de la rédemption qui est dans le Christ Jésus, que Dieu a établi d'avance comme moyen de propitiation par la foi en son sang." De plus, le Christ a pleinement satisfait pour nous, car " il s'est chargé de nos infirmités et il a porté nos douleurs " (Is 53, 4). Il est donc bien évident que le sacerdoce du Christ a pleine puissance pour expier les péchés.
Solutions:
1. Bien que le Christ ne soit pas prêtre en tant
que Dieu, mais en tant qu'homme, c'est la même et unique personne qui est à la
fois prêtre et Dieu. C'est pourquoi nous lisons dans les actes du concile d'Éphèse:
"Si quelqu'un dit que notre Pontife et Apôtre n'est pas le Verbe de Dieu
quand il s'est fait chair, et homme comme nous, mais un autre distinct de lui
et fils de la femme... qu'il soit anathème." Aussi, en tant que son
humanité agissait en vertu de sa divinité, son sacrifice était parfaitement
efficace pour effacer les péchés. De là cette parole de S. Augustin:
"Quatre choses sont à considérer dans le sacrifice: à qui il est offert,
par qui il est offert, ce qui est offert et ceux pour qui il est offert. Or
l'unique et véritable médiateur, en nous réconciliant avec Dieu par un
sacrifice de paix, demeurait un avec celui à qui il offrait, unifiait en lui
ceux pour lesquels il offrait, réalisait enfin l'unité entre l'offrant et la
victime offerte."
2. Si dans la loi nouvelle nous rappelons le souvenir des péchés, ce n'est pas à cause de l'inefficacité du sacerdoce du Christ, ou de son insuffisance à expier les péchés; mais c'est à cause de ceux qui ne veulent pas participer à son sacrifice, tels les infidèles pour lesquels nous prions afin qu'ils se convertissent de leurs péchés; c'est encore à cause de ceux qui, après avoir participé au sacrifice du Christ, s'en écartent en tombant dans le péché.
Quant au sacrifice quotidien qui est offert dans
l'Église, il n'est pas un sacrifice différent de celui du Christ, mais il en
est la communication. C'est pourquoi S. Augustin écrit: "Le Christ est le
prêtre qui offre, et il est lui-même l'oblation; et de cette offrande et de
cette oblation, il a voulu que le sacrifice de l'Église soit le sacrement
quotidien."
3. Ainsi que le remarque Origène h, bien que dans
l'ancienne loi divers animaux fussent offerts en sacrifice, cependant le
sacrifice quotidien, offert matin et soir, consistait en un agneau, comme
disent les Nombres (28, 8). Par là était signifié que l'oblation du véritable
agneau, c'est-à-dire du Christ, devait consommer tous les autres sacrifices,
selon cette parole en S. Jean (1, 29): "Voici l'Agneau de Dieu, qui enlève
les péchés du monde."
Objections:
1. Il appartient à l'office du prêtre de prier
pour le peuple, car il est écrit (2 M 1, 23): "Les prêtres faisaient la
prière pendant que se consumait le sacrifice." Or Christ n'a pas seulement
prié pour les autres, mais aussi pour lui-même, comme nous l'avons déjà dit et
comme il est dit expressément dans l'épître aux Hébreux (5, 7): "Durant sa
vie mortelle, avec de grands cris et des larmes, il adressa des prières et des
supplications à celui qui pouvait le sauver de la mort." C'est donc que
son sacerdoce a eu effet non seulement pour les autres, mais aussi pour lui.
2. Le Christ s'est offert lui-même en sacrifice
dans sa passion. Mais, par sa passion, il n'ai pas seulement mérité pour les
autres, mais aussi pour lui-même, comme nous l'avons remarqués Sort sacerdoce a
donc produit son effet non seulement pour les autres, mais aussi pour lui-même.
3. Le sacerdoce de l'ancienne loi fut la figure du sacerdoce du Christ. Or le prêtre de l'ancienne loi n'offrait pas seulement le sacrifice pour les autres, mais aussi pour lui. Nous lisons en effet dans le Lévitique(16,17): "Le grand prêtre était dans le sanctuaire afin de prier pour lui, pour sa maison et pour toute l'assemblée des fils d’Israël." Le sacerdoce du Christ ne profite donc pas seulement aux autres, mais au Christ
Cependant: nous lisons dans les actes du concile d'Éphèse: "Si quelqu'un dit que le Christ a offert son oblation pour lui, et non pas seulement pour nous (car celui qui n'a pas péché n'a pas besoin de sacrifice), qu'il soit anathème."
Conclusion:
Comme nous l'avons dit, le prêtre est constitué intermédiaire entre Dieu et le peuple. Or, celui qui ne peut accéder à Dieu par lui-même a besoin d'un intermédiaire pour aller à Dieu. Ce qui ne s'applique évidemment pas au Christ; l'Apôtre écrit en effet (He 7, 25) " Il a accès par lui-même auprès de Dieu, et il est toujours vivant pour intercéder en notre faveur." Il ne convient donc pas au Christ de recevoir l'effet de son sacerdoce, mais plutôt de le communiquer aux autres. Dans un ordre donné, l'agent premier exerce une influence qu'il ne reçoit pas: le soleil éclaire, mais il n'est pas éclairé; le feu chauffe, mais il n'est pas chauffé. Or le Christ est la source de tout le sacerdoce, car le prêtre de l'ancienne loi était la figure du Christ; et le prêtre de la loi nouvelle agit en sa personne, selon S. Paul (2 Co 2, 10): "Ce que j'ai pardonné, si vraiment j'ai pardonné quelque chose, par considération pour vous, je l'ai fait en la personne du Christ." Il ne convient donc pas que le Christ reçoive l'effet de son sacerdoce.
Solutions:
1. La prière, bien qu'elle convienne aux prêtres, n'est cependant pas leur office propre; il appartient à quiconque de prier pour soi et pour les autres, selon cette parole de S. Jacques (5, 16): "Priez les uns pour les autres afin d'être sauvés." On pourrait donc dire que la prière du Christ pour lui-même n'était pas un acte de son sacerdoce.
Mais cette réponse semble exclue par l'enseignement
de l'Apôtres quand il dit (He 5, 6): "Tu es prêtre pour l'éternité à la
manière de Melchisédech", et il ajoute: "Durant sa vie mortelle, le
Christ adressa des prières, " etc. Il semble donc que la prière du Christ
appartienne à son sacerdoce. C'est pourquoi il faut dire que les autres prêtres
bénéficient de l'effet de leur sacerdoce, non en tant que prêtres, mais en tant
que pécheurs, comme nous allons le dire. Le Christ au contraire, absolument
parlant, n'eut pas de péché; il eut seulement " une chair semblable à
celle du péché", selon l'épître aux Romains (8, 3). On ne doit donc pas
soutenir que le Christ bénéficia, absolument parlant, de l'effet de son
sacerdoce, mais seulement sous un certain rapport, à savoir au point de vue de
la possibilité de la chair: de là précisément cette parole (He 5, 7) "
Dieu pouvait le sauver de la mort."
2. Dans l'oblation du sacrifice par n'importe
quel prêtre, on peut considérer deux éléments: le sacrifice offert, en
lui-même; la dévotion de l'offrant. Or l'effet propre du sacerdoce est ce qui
découle du sacrifice en lui-même. Et le Christ a obtenu par sa passion la
gloire de sa résurrection, non en vertu du sacrifice, offert par mode de
satisfaction, mais en vertu de la dévotion qui lui a fait supporter humblement
sa passion par charité.
3. La préfiguration ne peut égaler la vérité.
Aussi le prêtre de la loi ancienne préfigurative ne pouvait atteindre à une
perfection telle qu'il n'eût pas besoin de sacrifice satisfactoire. Mais le
Christ n'en avait pas besoin. Aussi la comparaison est-elle impossible. Et
c'est ce que dit l'Apôtre (He 7, 28): "La loi établit comme grands prêtres
des hommes sujets à la faiblesse; mais la parole du serment - postérieur à la
loi - établit le Fils rendu parfait pour l'éternité."
Objections:
1. Nous l'avons dit, les pécheurs seuls ont
besoin de participer aux effets du sacerdoce, car leurs fautes sont expiées par
le sacrifice du prêtre. Mais ce ne sera pas éternel, car les saints ne connaîtront
plus de défaillances, selon Isaïe (60, 11): "Ton peuple ne comprendra que
les justes "; quant à la faiblesse des pécheurs, elle ne pourra pas être
pardonnée, car en enfer, il n'y a pas de rédemption. Le sacerdoce du Christ
n'est donc pas éternel.
2. Le sacerdoce du Christ s'est surtout manifesté
dans sa passion et dans sa mort, lorsque le Christ " par son propre sang
pénétra dans le sanctuaire", dit l'épître aux Hébreux (9, 12). Mais la
passion et la mort du Christ ne sont pas éternelles, car, selon l'épître aux
Romains (6, 9), " le Christ ressuscité ne meurt plus". Son sacerdoce
n'est donc pas éternel.
3. Le Christ est prêtre, non pas en tant que Dieu, mais en tant qu'homme. Or le Christ n'a pas toujours été homme, par exemple pendant son séjour au tombeau. Son sacerdoce n'est donc pas éternel.
Cependant: il est écrit dans le Psaume (110, 4) " Tu es prêtre pour l'éternité."
Conclusion:
Dans l'office du prêtre on peut considérer deux choses: l'oblation du sacrifice, et la consommation de celui-ci. Elle consiste en ce que ceux pour lesquels le sacrifice est offert obtiennent la fin poursuivie. Or, la fin du sacrifice offert par le Christ, ce ne sont pas les biens temporels, mais les biens éternels qu'il nous a acquis par sa mort; de là cette parole de l'épître aux Hébreux (9, 11): "Le Christ est le grand prêtre des biens à venir." Sous ce rapport, son sacerdoce est éternel. Cette consommation du sacrifice du Christ était préfigurée par ce fait que le prêtre de l'ancienne loi entrait une fois par an dans le Saint des saints, selon le Lévitique (16, 11), avec le sang des boucs et des taureaux, lesquels n'étaient pas immolés au sanctuaire, mais en dehors. Pareillement, le Christ est entré dans le sanctuaire, c'est-à-dire le ciel, et il nous a frayé la voie pour que nous entrions par la vertu de son sang, qu'il a répandu sur la terre pour nous.
Solutions:
1. Les saints qui seront dans la patrie n'auront
pas besoin d'expiation ultérieure par le sacerdoce du Christ, mais, pardonnés,
ils auront besoin d'être portés à la perfection par le Christ, dont leur gloire
dépend ce qui a fait écrire dans l'Apocalypse (21, 23) " La gloire de Dieu
l'illumine (la cité des saints) et l'Agneau est son flambeau."
2. Bien que la passion et la mort n'aient pas été
renouvelées, cependant la vertu d'une telle victime, offerte une seule fois,
demeure éternellement.
3. Cela répond à la troisième objection car, dit l'épître aux Hébreux (10, 14): "Par une oblation unique, il a rendu parfaits pour toujours ceux qui sont sanctifiés."
L'unité de cette oblation était préfigurée dans
l'ancienne loi par ce fait que le grand prêtre entrait dans le sanctuaire une
seule fois par an, pour l'oblation solennelle du sang, comme il est prescrit
par le Lévitique (16, 11). Mais la figure était inférieure à la réalité en ce
qu'une telle victime n'avait pas une vertu perpétuelle, et qu'il fallait
renouveler le sacrifice chaque année.
Objections:
1. Le Christ, comme prêtre principal, est la
source de tout sacerdoce. Or ce qui est principal ne peut suivre l'acte
d'autrui, c'est aux autres de suivre le sien. Donc le Christ ne doit pas être
appelé prêtre selon l'ordre de Melchisédech.
2. Le sacerdoce de l'ancienne loi est plus proche
de celui du Christ que le sacerdoce antérieur à la loi. Or les sacrements
signifiaient d'autant plus expressément le Christ qu'ils étaient plus proches
de lui, ainsi que nous l'avons montré dans la deuxième Partie. Donc le
sacerdoce du Christ doit être nommé d'après le sacerdoce de la loi plutôt que
d'après le sacerdoce de Melchisédech, antérieur à la loi.
3. Il est écrit (He 7, 2): Melchisédech " veut dire: "roi de la paix". Sans père, sans mère, sans généalogie, dont les jours n'ont pas de commencement et dont la vie n'a pas de fin". Tout cela convient uniquement au Fils de Dieu. Le Christ ne doit donc pas être appelé prêtre selon l'ordre de Melchisédech, comme de quelqu'un d'autre, mais selon un ordre qui est propre à lui-même.
Cependant: il est écrit dans le Psaume (110, 4): "Tu es prêtre pour l'éternité selon l'ordre de Melchisédech."
Conclusion:
Comme nous l'avons dit, le sacerdoce légal fut la préfiguration du sacerdoce du Christ, non certes en égalant la vérité, mais d'une manière très inférieure: et parce que le sacerdoce légal ne purifiait pas les péchés, et parce qu'il n'était pas éternel comme celui du Christ. Or, cette supériorité du sacerdoce du Christ sur le sacerdoce lévitique fut préfigurée dans le sacerdoce de Melchisédech, lequel perçut la dîme sur Abraham, et en celui-ci sur le sacerdoce lévitique qui devait descendre de lui. Aussi dit-on que le sacerdoce du Christ est " selon l'ordre de Melchisédech", à cause de la supériorité du sacerdoce véritable sur le sacerdoce légal, qui n'était que préfiguratif.
Solutions:
1. Cette façon de parler ne comprend pas
Melchisédech comme étant le prêtre principal, mais comme préfigurant la
supériorité du sacerdoce du Christ sur le sacerdoce lévitique.
2. Dans le sacerdoce du Christ on peut distinguer
son oblation et sa participation. Quant à l'oblation elle-même, le sacerdoce du
Christ était préfiguré plus expressément par le sacerdoce légal, qui répandait
le sang, que par le sacerdoce de Melchisédech, où le sang n'est pas répandu.
Mais quant à la participation à ce sacrifice et à son effet, à quoi on mesure
surtout la supériorité du sacerdoce du Christ sur le sacerdoce légal, elle
était plus expressément préfigurée par le sacerdoce de Melchisédech qui offrait
du pain et du vin lesquels, pour S. Augustin symbolisent l'unité de l'Église,
que constitue la participation au sacrifice du Christ. Et c'est pourquoi, dans
la loi nouvelle, le véritable sacrifice du Christ est communiqué aux fidèles
sous les espèces du pain et du vin.
3. Si l'on dit que Melchisédech est " sans père, sans mère et sans génération", que " ses jours n'ont pas de commencement ni de fin", ce n'est pas parce qu'il n'en avait pas, mais parce que la Sainte Écriture n'en parle pas. Et par cela même, comme l'Apôtre le dit au même endroit, " il est assimilé au Fils de Dieu " qui sur terre est sans père, et au ciel sans mère et sans généalogie, selon Isaïe (53,8): "Qui racontera sa génération? " Et selon sa divinité il n'a ni commencement ni fin de ses jours.
Il faut maintenant étudier si l'adoption
convient au Christ.
1. Convient-il à Dieu d'adopter des fils? - 2.
Cela convient-il à toute la Trinité? - 3. Être adoptés comme fils de Dieu
est-il propre aux hommes? - 4. Le Christ peut-il être appelé fils adoptif?
Objections:
1. Juridiquement, on ne peut adopter que des
personnes étrangères. Mais aucune personne n'est étrangère à Dieu, puisqu'il
est le créateur de toutes. Il ne convient donc pas à Dieu d'adopter.
2. L'adoption semble être introduite pour
remédier au défaut de filiation naturelle. Mais en Dieu, il y a une filiation
naturelle, ainsi que nous l'avons montré dans la première Partie. L'adoption ne
convient donc pas à Dieu.
3. On est adopté pour succéder à l'adoptant dans la possession de l'héritage. Mais on ne peut succéder à Dieu qui ne meurt pas. Dieu n'a donc pas à adopter des fils.
Cependant: il est écrit (Ep 1, 5) " Il nous a prédestinés à être fils adoptifs de Dieu." Or la prédestination divine ne saurait être sans effet. C'est donc que Dieu adopte certains hommes comme fils.
Conclusion:
Un homme en adopte un autre comme fils, lorsque par bonté il l'admet à la participation de son héritage. Or Dieu est l'infinie bonté; en vertu de cette bonté, il appelle les créatures à la participation de ses biens, et spécialement les créatures rationnelles qui, créées à l'image de Dieu, sont capables de la béatitude divine. Celle-ci consiste en la jouissance de Dieu, par laquelle Dieu lui-même est bienheureux et riche par lui-même en tant qu'il jouit de lui-même. En effet, on parle de l'héritage d'un homme lorsqu'il est riche. Et c'est pourquoi quand Dieu par bonté admet des hommes à hériter sa béatitude, on dit qu'il les adopte.
Mais l'adoption divine est supérieure à l'adoption humaine, car Dieu, en adoptant un homme, le rend capable, par le don de sa grâce, de recevoir l'héritage céleste; tandis que l'homme ne crée pas d'aptitude chez celui qu'il adopte, mais plutôt il choisit de l'adopter à cause de son aptitude.
Solutions:
1. L'homme, considéré dans sa nature, n'est pas
étranger à Dieu quant aux biens naturels qu'il reçoit, mais lui est étranger
quant aux biens de la grâce et de la gloire; et c'est ainsi qu'il est adopté.
2. L'homme agit pour suppléer à son indigence;
mais Dieu agit pour communiquer l'abondance de sa perfection. C'est pourquoi,
de même que, par l'acte créateur, la bonté divine est communiquée à toutes les
créatures, de même, par l'acte d'adoption, une ressemblance de la filiation
naturelle est communiquée aux hommes, selon l'épître aux Romains (8, 29) -
" Ceux qu'il a distingués d'avance pour être conformes à l'image de son
Fils."
3. Les biens spirituels peuvent être possédés par plusieurs à la fois, mais non les biens corporels. C'est pourquoi l'héritage corporel ne peut être perçu par le successeur qu'à la mort du propriétaire. L'héritage spirituel au contraire est possédé intégralement par tous sans aucun détriment pour le Père toujours vivant.
On pourrait cependant parler du décès de Dieu, en
ce sens qu'il cesse d'être en nous par la foi, pour commencer d'exister en nous
par, la vision, comme dit la Glose sur ce texte (Rm 8, 17): "Fils, et donc
héritiers."
Objections:
1. L'adoption est appliquée à Dieu par analogie
avec ce qui se passe chez l'homme. Or, chez l'homme, celui-là seul peut adopter
qui peut engendrer, ce qui, chez Dieu, ne convient qu'au Père. Donc, seul Dieu
le Père peut adopter.
2. Par l'adoption les hommes deviennent frères du
Christ, selon S. Paul (Rm 8, 29): "Pour qu'il soit le premier-né d'une
multitude, de frères." Or on appelle frères ceux qui sont nés du même
père, ce qui fait dire au Seigneur (Jn 20, 17): "je monte vers mon Père et
votre Père." Seul, le Père du Christ peut donc avoir des fils adoptifs.
3. On lit dans l'épître aux Galates (4,4): "Dieu envoya son Fils pour que nous recevions l'adoption. Parce que vous êtes fils de Dieu, Dieu a envoyé dans vos coeurs l'Esprit de son Fils qui crie - "Abba, Père"." Donc, celui-là seul peut adopter qui possède le Fils et le Saint-Esprit; mais cela n'appartient qu'à la personne du Père, c'est donc à elle seule qu'il revient d'adopter des fils.
Cependant: nous adopter comme fils appartient à celui que nous pouvons appeler Père, selon l'épître aux Romains (8, 15): "Vous avez reçu un esprit d'adoption dans lequel nous crions: "Abba, Père"." Mais, lorsque nous disons, " Notre Père " cela s'adresse à toute la Trinité, de même que les autres noms attribués à Dieu par relation à la créature, nous l'avons montré dans la première Partie. Donc adopter convient à la Trinité tout entière.
Conclusion:
Il y a cette différence entre le fils adoptif de Dieu et son Fils par nature que celui-ci est " engendré, non fait", tandis que le fils adoptif est fait tel, selon S. Jean (1, 12): "Il leur a donné le pouvoir d'être faits fils de Dieu." Pourtant on dit parfois que le fils adoptif est engendré, à cause de sa régénération spirituelle, qui vient de la grâce non de la nature, ainsi que dit S. Jacques (1, 8): "Il a voulu nous engendrer par la parole de vérité." Bien que la génération en Dieu soit propre à la personne du Père, cependant toute production d'un effet quelconque chez les créatures est commune à toute la Trinité, en raison de son unité de nature, parce que là où il y a unité de nature il y a unité de puissance et d'opération. D'où cette parole du Seigneur (Jn 5, 19): "Tout ce que fait le Père, le Fils le fait également." Aussi est-ce à toute la Trinité qu'il convient d'adopter des hommes pour en faire des fils de Dieu.
Solutions:
1. Toutes les personnes humaines ne forment pas
une seule nature individuelle, ce qu'il faudrait pour produire une seule
opération ou un seul effet, comme il arrive en Dieu. Sur ce point on ne peut
admettre une analogie entre les deux cas.
2. Par l'adoption nous devenons frères du Christ,
ayant un même Père avec lui; mais, il est de manière différente le Père du
Christ et notre Père. C'est pourquoi notre Seigneur disait clairement (Jn 20,
17): "Mon Père " et séparément: "Votre Père". Car il est le
Père du Christ par génération de nature; et il est notre Père en agissant par
sa volonté, ce qui lui est commun avec le Fils et le Saint-Esprit. C'est
pourquoi le Christ n'est pas, comme nous, fils de toute la Trinité.
3. Nous l'avons dit la filiation adoptive est une
image de la filiation éternelle, comme tout ce qui a été créé dans le temps est
une image des réalités éternelles. Or, l'homme est assimilé à la splendeur du
Fils éternel par la lumière de la grâce que l'on attribue au Saint-Esprit. En
sorte que l'adoption, bien qu'elle soit commune à toute la Trinité, est
appropriée au Père comme à son auteur, au Fils comme à son exemplaire, au
Saint-Esprit comme à ce qui imprime en nous l'image de cet exemplaire.
Objections:
1. Dieu n'est appelé Père de la créature
rationnelle que du fait de l'adoption. Mais on le nomme aussi Père de la
créature irrationnelle, selon Job (28, 28): "Qui est père de la pluie? Qui
engendre les gouttes de rosée? " Il n'appartient donc pas en propre à la
créature rationnelle d'être adoptée.
2. On est appelé fils de Dieu à cause de
l'adoption. Or ce titre de fils de Dieu semble être réservé, dans l'Écriture,
aux anges, ainsi qu'il est écrit dans Job (1, 6): "Il arriva un jour que
les fils de Dieu étaient venus se présenter devant le Seigneur." Ce n'est
donc pas le fait de toute créature rationnelle d'être adoptée.
3. Ce qui est propre à une nature convient à tous ceux qui la possèdent; ainsi la faculté de rire convient à tous les hommes. Mais être adopté ne convient pas à toute nature rationnelle; cela ne lui appartient donc pas en propre.
Cependant: il est écrit (Rm 8, 17) que les fils adoptés sont " héritiers de Dieu". Or un tel héritage convient à la seule créature rationnelle. Être adopté lui revient donc en propre.
Conclusion:
Comme nous l'avons dit, la filiation adoptive est une image de la filiation naturelle. Or le Fils de Dieu, par nature, procède du Père comme Verbe intellectuel, demeurant un avec lui. L'assimilation à ce Verbe peut se faire de trois manières. Tout d'abord au point de vue de la forme et non de l'intellectualité. C'est ainsi que la forme extérieure de la maison est assimilée au verbe mental de l'architecte, sans l'être au point de vue de l'intelligibilité; la forme de la maison réalisée dans la matière n'est pas intelligible comme elle l'est dans l'esprit de l'architecte. Sous ce rapport, toute créature est assimilée au Verbe éternel, car elle a été faite par lui. - Ensuite, une créature peut être assimilée au Verbe non seulement sous son aspect formel, mais encore en raison de son intellectualité; ainsi la science possédée par l'esprit du disciple est une ressemblance du verbe qui se trouve dans l'esprit du maître. A ce point de vue, la créature rationnelle, même selon sa nature, est assimilée au Verbe de Dieu. - Enfin la créature peut être assimilée au Verbe éternel selon l'unité que celui-ci possède avec le Père, et une telle assimilation se fait par la grâce et la charité; d'où la prière du Seigneur (Jn 17, 21): "Qu'ils soient en un nous, comme nous sommes un." C'est par cette ressemblance que se réalise l'adoption, et c'est à ceux qui en sont les bénéficiaires qu'est dû l'héritage éternel.
Il est donc manifeste qu'être adopté convient aux seules créatures rationnelles, non pas à toutes, mais à celles-là seulement qui possèdent la charité, laquelle " est répandue dans nos coeurs par le Saint-Esprit", selon S. Paul (Rm 5, 15), qui appelle donc le Saint-Esprit " l'Esprit des fils d'adoption " (Rm 8, 15).
Solutions:
1. Si l'on peut dire que Dieu est Père de la
créature irrationnelle, ce n'est pas à proprement parler du fait de l'adoption,
mais du fait de la création, et en se plaçant au point de vue du premier mode
d'assimilation.
2. Les anges sont appelés fils de Dieu parce
qu'ils le sont par adoption, non pas que l'adoption leur convienne en premier,
mais parce qu'ils l'ont reçue les premiers.
3. L'adoption n'est pas une propriété de la
nature, mais une conséquence de la grâce dont la nature rationnelle est
capable. Il n'est donc pas nécessaire qu'elle convienne à toute créature
rationnelle, il suffit que celle-ci puisse la recevoir.
Objections:
1. Il semble bien, car S. Hilaire dit en parlant
du Christ: "La dignité de la puissance n'est pas perdue du fait que
l'humanité de la chair est adoptée." Donc le Christ, en tant qu'homme, est
fils adoptif.
2. S. Augustin écrit: "La grâce qui fait de
cet homme le Christ, est la même qui, dès le premier mouvement de foi, fait de
tout homme un chrétien." Or les autres hommes sont chrétiens par la grâce
d'adoption; c'est donc que la grâce du Christ est aussi une grâce d'adoption,
et qu'il est lui-même fils adoptif.
3. Le Christ, en tant qu'homme, est serviteur, mais il est plus digne d'être fils adoptif que d'être serviteur. A plus forte raison par conséquent le Christ, en tant qu'homme, est fils adoptif.
Cependant: S. Ambroise écrit: "Nous ne disons pas que le fils adoptif est fils par nature; nous réservons ce titre au seul vrai fils." Or le Christ est le fils véritable et naturel de Dieu, selon S. Jean (1 Jn 5, 20): "Nous sommes dans le Véritable, en son Fils, Jésus Christ." Le Christ, en tant qu'homme, n'est donc pas fils adoptif.
Conclusion:
La filiation convient proprement à l'hypostase ou personne, mais non à la nature; et c'est pourquoi nous avons dit dans la première Partie que la filiation est une propriété personnelle. Or, dans le Christ, il n'y a pas d'autre personne que la personne incréée à laquelle il convient d'être Fils par nature. Et, nous l'avons dit plus haut, la filiation adoptive est une similitude participée de la filiation naturelle. Comme ce qui est attribué par soi ne peut l'être par participation, il s'ensuit que, d'aucune manière, le Christ, Fils de Dieu par nature, ne peut être dit fils adoptif
Pour ceux au contraire qui placent dans le Christ deux personnes ou deux hypostases ou deux suppôts, rien ne s'oppose à ce que le Christ puisse être dit fils adoptif.
Solutions:
1. L'adoption, pas plus que la filiation, ne
convient proprement à la nature. Aussi est-ce d'une manière impropre que l'on
dit que " l'humanité de la chair a été adoptée". Le mot "
adoption " désigne ici l'union de la nature humaine à la personne du Fils.
2. Cette comparaison de S. Augustin porte sur le
point de départ de la grâce accordée au Christ et au chrétien; en effet, c'est
sans aucun mérite de leur part qu'un homme ordinaire obtient de devenir
chrétien, et que l'homme dans le Christ a été élevé à la dignité de Christ.
Mais il y a une différence quant au terme; car le Christ, par la grâce d'union,
est Fils naturel; tandis que l'homme, par la grâce habituelle, est fils adoptif
En sorte que la grâce habituelle, dans le Christ, ne rend pas fils adoptif
quelqu'un qui n'était pas encore fils; elle est seulement, dans l'âme du
Christ, un effet de sa propre filiation, selon cette parole de S. Jean (1, 14):
"Nous avons vu sa gloire, comme celle qu'un fils unique tient de son Père,
plein de grâce et de vérité."
3. Le fait d'être une créature, ou d'être au service de Dieu, soumis à lui, ne regarde pas seulement la personne, mais aussi la nature; on ne peut en dire autant de la filiation.
1. Le Christ a-t-il été prédestiné? - 2. A-t-il
été prédestiné en tant qu'homme? - 3. Sa prédestination est-elle le modèle de
la nôtre? - 4. Est-elle la cause de la nôtre?
Objections:
1. Le terme de toute prédestination, c'est la
filiation adoptive selon S. Paul (Ep 1, 5): "Il nous a prédestinés à
devenir ses fils adoptifs." Or, nous l'avons dit, le Christ ne peut être
fils adoptif; il ne lui convient donc pas d'avoir été prédestiné.
2. Il faut considérer chez le Christ la nature
humaine et la personne. Mais on ne peut pas dire qu'il a été prédestiné en
raison de la nature humaine, car il est faux de dire: "La nature humaine
est Fils de Dieu." Ce ne peut être davantage en raison de la personne, car
cette personne n'est pas Fils de Dieu par grâce, mais par nature; et la
prédestination est un effet de la grâce, comme nous l'avons dit dans la première
Partie. Le Christ n'a donc pas été prédestiné à être Fils de Dieu.
3. Comme tout ce qui a été fait n'a pas toujours existé, de même ce qui a été prédestiné, du fait que la prédestination suppose une antériorité. Mais, puisque le Christ a toujours été Dieu et Fils de Dieu, on ne peut pas dire que cet homme a été fait Fils de Dieu. Donc, pour la même raison, on ne peut pas dire que le Christ a été prédestiné comme Fils de Dieu.
Cependant: l'Apôtre écrit en parlant du Christ (Rm 1, 4): "Lui qui a été prédestiné à être Fils de Dieu avec puissance."
Conclusion:
Comme le montre clairement ce que nous avons dit dans la première Partie,, la prédestination proprement dite est une prédestination divine éternelle, touchant les réalités qui doivent se réaliser dans le temps par la grâce de Dieu. Or, par la grâce d'union, Dieu a réalisé dans le temps que l'homme fût Dieu, et que Dieu fût homme. On ne peut soutenir que Dieu n'a pas ordonné de toute éternité cette réalisation dans le temps, parce qu'il s'ensuivrait que, pour l'entendement divin, quelque chose de nouveau peut se produire. Aussi faut-il dire que l'union des deux natures dans la personne du Christ tombe sous la préordination éternelle de Dieu. Pour cette raison, l'on dit que le Christ a été prédestinés.
Solutions:
1. Dans le texte cité, l'Apôtre parle de notre
prédestination à être fils adoptifs. Mais, de même que le Christ, par un
privilège très particulier, est Fils de Dieu par nature, de même a-t-il été
prédestiné d'une façon très particulière.
2. Comme dit la Glose, certains ont soutenu que cette prédestination devait s'entendre de la nature, et non de la personne, en ce sens que la nature humaine a cette grâce d'être unie au Fils de Dieu dans l'unité de la personne.
Mais ainsi entendue, l'expression de l'Apôtre est impropre, pour deux motifs. D'abord pour un motif général. Nous ne disons pas que la nature de quelqu'un est prédestinée, mais bien son suppôt, car être prédestiné c'est être conduit au salut, et cela appartient au suppôt, lequel agit en vue de la béatitude qui est la fin. Ensuite pour un motif spécial, parce qu’il ne convient pas à la nature humaine d’être Fils de Dieu, car il est faux de dire: la nature haine est Fils de Dieu. A moins qu’on ne veuille expliquer la parole de S. Paul: "Il a été prédestiné à être Fils de Dieu avec puissance " en ce sens forcé: que la nature humaine soit unie au Fils de Dieu dans la personne, cela a été objet de prédestination.
Il reste donc que la prédestination doit être
attribuée à la personne même du Fils, non pas considérée en elle-même ou selon
qu’elle subsiste dans la nature divine, mais selon qu’elle subsiste dans la
nature humaine. C’est pourquoi, après avoir dit: "Celui qui a été fait de
la race de David selon la chair", l’Apôtre ajoute: "Qui a été à être
Fils de Dieu avec puissance", pour faire comprendre que, sous le rapport
où le Fils de Dieu a été fait de la race de David selon la chair, il a été
prédestiné à être Fils de Dieu avec puissance. Bien qu’il soit naturel à cette
personne considérée en elles-mêmes d’être telle, cependant, considérée dans sa
nature humaine, cela ne lui est pas naturel et ne lui convient que par la grâce
de l’union.
3. Origène dit que le texte de l’Apôtre est celui-ci: "Lui qui a été destiné à être Fils de Dieu avec puissance "; de cette manière il n’est pas question d’antériorité et la difficulté disparaît.
Selon d’autres, l’antériorité contenue dans le mot " pré-destiné " ne porte pas sur le fait d’être Fils de Dieu mais sur sa manifestation, car c’est une manière de parler courante dans l’Écriture: on dit qu’une chose se fait quand elle est connue. Ce sens serait que le Christ a été prédestiné à être manifesté comme Fils de Dieu. Mais ce n’est pas la véritable acceptation du mot " prédestination". Car on dit en toute propriété que quelqu’un est prédestiné en tant qu’il est conduit à sa fin: la béatitude; or la béatitude du Christ ne dépend pas de notre connaissance.
Aussi vaut-il mieux dire que cette antériorité impliquée dans la participe " prédestiné " ne se réfère pas à la personne considérée en elle-même, mais à la personne considérée en raison de la nature de la humaine; en ce sens, s’il est vrai que cette personne a été de toute éternité Fils de Dieu, il n’est pas vrai de dire depuis toujours une personne subsistant dans une nature humaine a été Fils de Dieu. De là cette affirmation de S. Augustin: "Jésus, qui allait être Fils de David selon la chair, a été prédestiné à être Fils de Dieu avec puissance".
En outre, il faut considérer que si le participe
" prédestiné " implique une antériorité, il faut en dire autant du
participe " fait", mais différemment. Car " être fait "
appartient à la chose elle-même dans la réalité; " être prédestiné "
appartient à quelqu’un selon qu’il existe dans la connaissance de celui qui
prédestine. Or, ce qui possède une forme ou une nature dans la réalité peut
être appréhendé par l’esprit soit en tant qu’il possède cette forme, soit de
façon absolue. Et parce qu’il ne convient pas à la personne du Christ, prise
absolument, de commencer d’être Fils de Dieu, cela lui convient selon qu’elle
est conçue ou appréhendée comme existant dans une nature humaine; car, à un
moment donné, il commence à être Fils de l’homme existe dans la nature humaine.
Cette proposition: "Le Christ a été prédestiné à être Fils de Dieu "
est donc plus vraie que celle-ci: "Le Christ a été fait Fils de
Dieu."
Objections:
1. Chacun réalise en un certain temps ce qu'il
est prédestiné à être, parce que la prédestination divine est infaillible.
Donc, si le Christ, en tant qu'homme, a été prédestiné à être Fils de Dieu, il
apparaît en conséquence qu'il est Fils de Dieu en tant qu'homme. Or, cela est
faux, et aussi la proposition antécédente.
2. Ce qui convient au Christ en tant qu'homme
convient à tout homme du fait qu'il est de la même espèce que les autres
hommes. Donc, si le Christ a été prédestiné, en tant qu'homme, à être Fils de
Dieu, il devrait s'ensuivre que l'on peut en dire autant de tous les autres
hommes. Or cela est faux, et aussi la proposition antécédente.
3. Ce qui doit s'accomplir un jour dans le temps a été éternellement prédestiné. Mais il est plus vrai de dire: "Le Fils de Dieu a été fait homme", que de dire: "L'homme a été fait fils de Dieu", comme on l'a vu Donc il sera plus vrai de dire: "Le Christ, en tant que Fils de Dieu, a été prédestiné à être homme", que l'inverse: "Le Christ, en tant qu'homme, a été prédestiné à être Fils de Dieu."
Cependant: S. Augustin écrit: "Nous disons que le Seigneur de gloire lui-même a été prédestiné en tant que le Fils de Dieu a été fait homme."
Conclusion:
On peut envisager deux points de vue dans la prédestination. D'abord, du côté de la prédestination éternelle elle-même, qui implique une antériorité par rapport à son objet. En second lieu, on peut considérer son effet temporel, qui est un certain don de Dieu. Or, à ce double point de vue, la prédestination est attribuée au Christ en raison de sa seule nature humaine, car celle-ci n'a pas toujours été unie au Verbe; et en outre, c'est par grâce qu'elle a été unie au Fils de Dieu dans la personne. Et c'est pourquoi la prédestination n'appartient au Christ qu'en raison de la nature humaine. D'où cette parole de S. Augustin: "Elle a été l'objet d'une prédestination, cette assomption de la nature humaine qui l'élevait à une si grande, si sublime hauteur qu'elle ne pouvait être élevée plus haut." Et ce qui convient à quelqu'un en raison de sa nature humaine lui est attribué en tant qu'homme. C'est pourquoi il faut dire que le Christ, en tant qu'homme, a été prédestiné à être le Fils de Dieu.
Solutions:
1. Quand on parle ainsi, l'expression " en tant qu'homme " peut se rapporter de deux manières à l'acte signifié par le participe. D'abord, comme représentant l'objet matériel de la prédestination, et en ce sens la proposition est fausse. Car elle signifie: "Il a été prédestiné que le Christ, précisément parce qu'il est homme, serait le Fils de Dieu." Tel est d'ailleurs le sens supposé par l'objection.
Mais cette même expression " en tant
qu'homme " peut se rapporter à l'acte de prédestination en tant que
celui-ci implique dans sa raison même une antériorité et un effet gratuit. En
ce sens la prédestination convient au Christ en raison de sa nature humaine, et
l'on peut dire qu'il a été prédestiné en tant qu'homme.
2. Quelque chose peut convenir à un homme en raison de sa nature humaine d'une double manière. Premièrement, du fait que la nature humaine est cause de l'attribut en question; ainsi la faculté de rire convient à Socrate en raison de sa nature humaine qui en est cause. En ce sens la prédestination ne convient ni au Christ ni à aucun autre homme. Et l'objection supposerait ce sens.
En second lieu, quelque chose peut convenir à un
homme en raison de sa nature humaine, du fait que sa nature est capable de le
recevoir. Et c'est ainsi que nous disons que le Christ a été prédestiné en
raison de sa nature humaine; car la prédestination se rapporte à l'exaltation
de la nature humaine en lui, comme on vient de le dire.
3. S. Augustin écrit: "Telle est la
singularité de cette ineffable assomption de l'homme par le Dieu Verbe, que le
Christ peut être dit vraiment et proprement fils de l'homme à cause de l'homme
assumé, et Fils de Dieu à cause du Fils de Dieu assumant." Et c'est pourquoi,
puisque cette assomption, en tant que gratuite, tombe sous la prédestination,
on peut dire également que le Fils de Dieu a été prédestiné à être homme, et
que le Fils de l'homme a été prédestiné à être le Fils de Dieu. Pourtant, étant
donné que le fait d'être homme n'est pas une grâce pour le Fils de Dieu, tandis
que c'est une grâce pour la nature humaine d'être unie au Fils de Dieu, il sera
plus juste de dire, à proprement parler: "Le Christ, en tant qu'homme, a
été prédestiné à être le Fils de Dieu", que de dire: "Le Christ, en
tant que Fils de Dieu, a été prédestiné à être homme."
Objections:
1. Un modèle préexiste nécessairement à son
image. Or, rien ne préexiste à l'éternel. Donc, puisque notre prédestination
est éternelle, il apparaît que celle du Christ ne peut en être le modèle.
2. C'est d'après le modèle que l'on conçoit
l'image qui le représente. Mais Dieu n'avait pas besoin d'être amené par autre
chose à la connaissance de notre prédestination puisqu'il est écrit (Rm 8, 29):
"Ceux qu'il a connus d'avance, il les a aussi prédestinés." La
prédestination du Christ n'est donc pas le modèle de la nôtre.
3. Le modèle est conforme à l'image. Mais la prédestination du Christ n'est pas de la même nature que la nôtre; car nous sommes prédestinés à être fils adoptifs, tandis que le Christ est prédestiné à être " Fils de Dieu avec puissance." Sa prédestination n'est donc pas le modèle de la nôtre.
Cependant: S. Augustin écrit: "Le Christ Jésus, dans son humanité, Sauveur et rnédiateur entre Dieu et les hommes, est la très glorieuse lumière de la prédestination et de la grâce", ce qui signifie que par sa prédestination et sa grâce notre prédestination est manifestée; et c'est là précisément le rôle du modèle. La prédestination du Christ est donc bien le modèle de la nôtre.
Conclusion:
La prédestination peut s'entendre d'une double manière. D'abord en tant qu'elle désigne l’acte même de celui qui prédestine. Sous ce rapport, on ne peut pas dire que la prédestination du Christ soit le modèle de la nôtre; car c'est par un seul et même acte que Dieu nous prédestine et qu'il prédestine le Christ.
On peut entendre aussi par prédestination ce à quoi l'on est prédestiné, c'est-à-dire le terme et l'effet de la prédestination. En ce sens, la prédestination du Christ est le modèle de la nôtre. Elle l'est tout d'abord quant au bien auquel nous sommes prédestinés. Le Christ a été prédestiné à être Fils de Dieu par nature; nous, nous sommes prédestinés à être fils par l'adoption qui est une ressemblance participée de la filiation naturelle. C'est pourquoi S. Paul dit (Rm 8, 29): "Ceux qu'il a connus d'avance, il les a aussi prédestinés à devenir conformes à l'image de son Fils."
Cela est encore vrai quant au mode d'acquisition de ce bien, qui est acquis par grâce. Cela est surtout manifeste pour le Christ, car la nature humaine a été unie au Fils de Dieu sans qu'elle y ait aucun mérite antécédent. Quant à nous, " de la plénitude de sa grâce nous avons tous reçu " (Jn 1, 16).
Solutions:
1. L'objection est valable du côté de l'acte qui
prédestine.
2. Même réponse.
3. Il n'est pas nécessaire que l'image soit de tout point conforme au modèle; il suffit qu'elle lui ressemble en quelque manière.
Objections:
1. Ce qui est éternel n'a pas de cause. Or notre
prédestination est éternelle. Donc celle du Christ ne peut en être cause.
2. Ce qui dépend du simple vouloir de Dieu n'a
d'autre cause que ce même vouloir. Or telle est bien notre prédestination, car
nous lisons (Ep 1, 11): "Prédestinés suivant le dessein de celui qui
accomplit toute chose au gré de sa volonté." La prédestination du Christ
n'est donc pas cause de la nôtre.
3. Si l'on enlève la cause, l'effet se trouve supprimé. Mais à supposer que la prédestination du Christ n'existe pas, la nôtre n'en demeure pas moins; car, même si le Fils de Dieu ne s'était pas incarné, nous aurions pu être sauvés d'une autre manière, remarque S. Augustin. Donc la prédestination du Christ n'est pas cause de la nôtre.
Cependant: il est écrit (Ep 1, 5): "Il nous a prédestinés à être ses fils adoptifs par Jésus Christ."
Conclusion:
Si l'on considère la prédestination dans son acte même, celle du Christ n'est pas cause de la nôtre, puisque c'est par un seul et même acte que Dieu nous a prédestinés, le Christ et nous. Si au contraire on considère la prédestination dans son terme, alors celle du Christ est vraiment cause de la nôtre, car Dieu a décrété de toute éternité que notre salut serait accompli par le Christ. En effet, la prédestination éternelle règle non seulement ce qui doit être réalisé dans le temps, mais encore le mode et l'ordre selon lesquels cela doit être réalisé.
Solutions:
1 et 2. Ces objections valent pour la
prédestination considérée dans son acte.
3. Si le Christ ne s'était pas incarné, Dieu aurait préordonné notre salut selon d'autres moyens. Mais, ayant décrété l'incarnation du Christ, il a préordonné en même temps qu'elle serait cause de notre salut.
I1 faut maintenant étudier ce qui appartient au Christ par rapport à nous. D'abord l'adoration du Christ, c'est-à-dire celle que nous lui rendons (Q. 25). Puis nous l'envisagerons comme notre médiateur auprès de Dieu (Q. 26).
1. Est-ce une seule et même adoration que nous
rendons à la divinité du Christ et à son humanité? - 2. Doit-on rendre un culte
de latrie à sa chair? - 3. A son image? - 4. A sa croix? - 5. A sa mère? - 6.
L'adoration des reliques des saints.
Objections:
1. Il faut adorer la divinité du Christ parce
qu'elle est commune au Père et au Fils. Aussi est-il écrit en S. Jean (5, 23):
"Que tous honorent le Fils comme ils honorent le Père." Mais
l'humanité du Christ ne lui est pas commune avec le Père. Donc on ne doit pas
la même adoration à son humanité qu'à sa divinité.
2." L'honneur est à proprement parler la
récompense de la vertu". dit Aristote. Or la vertu mérite la récompense
par ses actes; et puisque chez le Christ l'activité de la nature divine et
celle de la nature humaine sont distinctes, on doit honorer son humanité
autrement que sa divinité.
3. L'âme du Christ, si elle n'était pas unie au Verbe, aurait droit à la vénération en raison de l'excellence de sa sagesse et de sa grâce. Mais l'union au Verbe ne lui a rien enlevé de sa dignité. La nature humaine a donc droit à une vénération propre, distincte de celle que l'on rend à sa divinité.
Cependant: nous lisons dans les chapitres du cinquième Concile oecuménique de Constantinople: "Si quelqu'un dit que le Christ est adoré dans ses deux natures de telle manière que cela implique deux adorations... , et s'il n'adore pas d'une seule adoration Dieu Verbe incarné avec sa propre chair, comme le veut la tradition constante de l'Église de Dieu, qu'il soit anathème."
Conclusion:
Chez celui auquel on rend honneur, nous pouvons considérer deux points: celui-là même que l'on honore, et le motif de l'honneur. A proprement parler, l'honneur est rendu à tout l'être subsistant; ce n'est pas la main de l'homme que l'on honore, mais l'homme lui-même. Et s'il arrive parfois que l'on parle d'honorer la main ou le pied de quelqu'un, cela signifie non pas que l'on vénère ces membres pour eux-mêmes, mais dans ces membres on honore le tout. C'est de cette manière que l'on peut honorer un homme en quelque chose qui lui est extérieur, comme un vêtement, une image ou un messager.
Le motif de l'honneur se prend d'une certaine excellence possédée par celui qui est objet de vénération. L'honneur est la révérence témoignée à quelqu'un en raison de son excellence, comme nous l'avons dit dans la deuxième Partie. C'est pourquoi, s'il y a chez un homme plusieurs motifs d'honneur, comme la prélature, la science et la vertu, l'honneur rendu à cet homme sera un quant à son sujet, multiple quant à ses motifs; car c'est le même homme qui est honoré en raison de sa science et en raison de sa vertu.
Puisque dans le Christ il n'y a qu'une seule personne en deux natures, une seule hypostase, un seul suppôt, il n'y aura, par rapport au sujet honoré, qu'une seule adoration et un seul honneur. Mais au point de vue des motifs, on pourra dire qu'il y a plusieurs adorations, l'une par exemple ayant pour motif la sagesse incréée, l'autre, la sagesse créée du Christ.
Si l'on admettait dans le Christ plusieurs personnes ou hypostases, il s'ensuivrait qu'il y aurait purement et simplement plusieurs adorations. Et c'est ce qui est réprouvé par les conciles. Nous lisons en effet dans les chapitres de S. Cyrille: "Si quelqu'un ose dire qu'il faut adorer l'homme assumé en même temps que le Dieu verbe, comme différents l'un de l'autre, et s'il n'adore pas plutôt d'une seule adoration l'Emmanuel, en tant qu'il est le Verbe fait chair, qu'il soit anathème."
Solutions:
1. Dans la Trinité, trois personnes sont
honorées, mais le motif d'honneur est unique. Dans le mystère de l'Incarnation,
c'est le contraire. Ce n'est donc pas dans le même sens que nous pouvons parler
d'honneur unique à propos de la Trinité et à propos du Christ.
2. L'opération n'est pas sujet, mais motif
d'honneur. Du fait qu'il y a dans le Christ deux opérations, il ne s'ensuit
donc pas qu'il y a deux adorations, mais deux motifs d'adoration.
3. L'âme du Christ, si elle n'était pas unie au
Verbe de Dieu, serait ce qu'il y a de principal chez cet homme. Et c'est
pourquoi on lui devrait un honneur particulier, car l'homme serait ce qu'il y a
de meilleur en lui. Mais parce que l'âme du Christ est unie à une personne plus
digne, c'est à cette personne que l'honneur doit aller avant tout. Pour autant,
la dignité de l'âme du Christ n'en est pas diminuée, mais plutôt augmentée,
nous l'avons déjà dit.
Objection: 1. Sur le Psaume (99, 5):
"Adorez l'escabeau de ses pieds, parce qu'il est saint", la Glose
nous dit: "La chair assumée par le Verbe de Dieu est adorée par nous sans
impiété, car personne ne mange spirituellement sa chair s'il ne l'adore
auparavant, non pas cependant de cette adoration de latrie qui est due au
Créateur seul." Or la chair fait partie de l'humanité du Christ: celle-ci
ne doit donc pas être l'objet d'une adoration de latrie.
2. Le culte de latrie ne doit être rendu à aucune
créature; c'est pourquoi S. Paul (Rm 1, 25) blâme les païens, parce qu'"
ils adorent et servent la créature". Mais l'humanité du Christ est une
créature; on ne lui doit donc pas un culte de latrie.
3. L'adoration de latrie est due à Dieu en reconnaissance de son souverain domaine sur toutes choses, selon le Deutéronome (6, 13): ,Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et tu ne serviras que lui seul." Or le Christ, comme homme, est inférieur au Père. On ne doit donc pas à son humanité une adoration de latrie.
Cependant: S. Jean Damascène écrit: "Dieu le Verbe s'étant incarné, la chair du Christ est adorée, non pour elle-même, mais parce que le Verbe de Dieu lui est uni selon l'hypostase." Et au sujet de la parole du Psaume (99, 5): "Adorez l'escabeau de ses pieds", la Glose écrit: "Celui qui adore le corps du Christ ne regarde pas la terre, mais plutôt celui dont elle est l'escabeau, et en l'honneur de qui il adore l'escabeau." Or, le Verbe incarné est adoré d'une adoration de latrie. Donc aussi son corps ou son humanité.
Conclusion:
Nous l'avons dit l'honneur de l'adoration est dû proprement à l'hypostase subsistante; cependant le motif de l'adoration peut être pris d'une réalité non subsistante, pour laquelle on honore la personne qui en est dotée. L'adoration de l'humanité du Christ peut donc être envisagée à un double point de vue. Premièrement, en tant qu'elle appartient à celui que l'on adore. Ainsi, adorer la chair du Christ n'est pas autre chose qu'adorer le Verbe de Dieu incarné, comme vénérer le vêtement du roi n'est pas autre chose que vénérer le roi qui le porte. De ce chef, l'adoration de l'humanité du Christ est une adoration de latrie.
En second lieu, on peut adorer l'humanité du Christ en raison de l'humanité elle-même perfectionnée par tous les dons de la grâce. En ce sens, une telle adoration n'est pas une adoration de latrie, mais de dulie. Si bien que la même et unique personne du Christ est adorée d'une adoration de latrie à cause de sa divinité, et d'une adoration de dulie à cause de la perfection de son humanité.
Cela n'a rien de contradictoire; car Dieu le Père lui-même doit recevoir une adoration de latrie en raison de sa divinité, et une adoration de dulie pour la souveraineté avec laquelle il gouverne les créatures. Aussi, à propos de cette parole du Psaume (7, 1): "Seigneur mon Dieu, j'ai espéré en toi", lisons-nous dans la Glose: Seigneur de tous " à cause de la puissance", à qui est dû le culte de dulie; Dieu de tous " par la création", à qui est dû le culte de latrie.
Solutions:
1. Cette glose ne doit pas s'entendre en ce sens que l'on doit adorer la chair du Christ séparément de sa divinité; cela ne serait possible que s'il y avait une hypostase humaine distincte de l'hypostase divine. Mais, comme remarque S. Jean
Damascène: "Si l'on divise (dans le Christ),
par des concepts subtils, ce qui est objet de vision et ce qui est objet
d'intellection, on ne peut adorer le Christ, comme créature, d'une adoration de
latrie. Ainsi donc, à la créature, en tant que conçue comme séparée du Verbe de
Dieu, on doit une adoration de dulie, non pas quelconque et semblable à celle
qui est communément rendue aux créatures, mais plus excellente, et que l'on
appelle hyperdulie.
2. 3. Nous répondons par là aux autres
objections. Car l'adoration de latrie n'est pas rendue à l'humanité du Christ pour
elle-même, mais pour la divinité à laquelle elle est unie et selon laquelle le
Christ n'est pas inférieur au Père.
Objections:
1. Il est écrit (Ex 20, 4): "Tu ne feras pas
de statue ni aucune image." Or, on doit éviter toute adoration contraire
au précepte divin. Donc on ne doit pas rendre à l'image du Christ l'adoration
de latrie.
2. Nous ne devons avoir rien de commun avec les
oeuvres des païens, nous dit l'Apôtre (Ep 5, 11). Mais ce que l'on reproche
surtout aux païens c'est " qu'ils ont échangé la majesté du Dieu
incorruptible contre l'image d'un homme corruptible " (Rm 1, 23).
3. On doit au Christ une adoration de latrie en
raison de sa divinité, non en raison de son humanité. Mais l'image de sa
divinité, imprimée dans l'âme rationnelle, n'a pas droit à une telle adoration.
Bien moins encore l'image corporelle qui représente son humanité.
4. On ne doit rien faire dans le culte divin qui n'ait été institué par Dieu. Aussi l'Apôtre lui-même, quand il va donner un enseignement sur le sacrifice de l'Église, dit-il (1 Co 11, 23): "J'ai reçu du Seigneur ce que je vous ai transmis." Or on ne trouve dans l'Écriture aucun enseignement en faveur de l'adoration des images du Christ.
Cependant: S. Jean Damascène dit en citant S. Basile: "L'honneur rendu à l'image atteint le prototype", c'est-à-dire le modèle. Mais le modèle, qui est le Christ, doit recevoir une adoration de latrie. Donc aussi son image.
Conclusion:
Comme dit Aristote il y a un double mouvement de l'âme vers l'image: l'un se portant vers l'image elle-même en tant qu'elle est une réalité, l'autre se portant vers l'image en tant qu'elle est l'image d'autre chose. Il y a cette différence entre ces deux mouvements, que le premier est différent de celui qui se porte vers la réalité représentée, tandis que le second, qui se porte vers l'image en tant qu'image, est identique à celui qui se porte vers la réalité représentée. Ainsi donc, il faut dire qu'on ne doit aucune vénération à l'image du Christ en tant qu'elle est une chose, comme du bois sculpté ou peint, parce qu'on ne doit de vénération qu'à la créature raisonnable. Il reste donc qu'on lui manifeste de la vénération seulement en tant qu'elle est une image. Et il en résulte qu'on doit la même vénération à l'image du Christ et au Christ lui-même. Donc, puisque le Christ est adoré d'une adoration de latrie, il est logique d'adorer de même son image.
Solutions:
1. Le précepte en question n'interdit pas de
faire une sculpture ou une image, mais de la faire en vue de l'adorer, si bien
que l'Exode ajoute: "Tu ne te prosterneras pas devant ces dieux, et tu ne
les adoreras pas." Et puisque, nous venons de le dire, c'est le même
mouvement qui se porte sur l'image et sur la réalité, la même défense interdit
l'adoration de la réalité et celle de l'image. Il faut donc comprendre que
l'adoration prohibée est celle des images que les païens fabriquaient pour
vénérer leurs dieux, c'est-à-dire les démons; et c'est pourquoi le texte avait
dit d'abord: "Tu n'auras pas d'autres dieux devant moi." Quant à Dieu
lui-même, puisqu'il est incorporel, aucune image de lui ne pouvait être
proposée car, dit S. Jean Damascène: "C'est le comble de la sottise et de
l'impiété que de modeler une image de ce qui est divin." Mais parce que
sous la nouvelle alliance Dieu s'est fait homme, il peut être adoré sous son
image corporelle.
2. L'Apôtre interdit de communier aux "
oeuvres stériles " des païens (Ep 5, 4), mais non à leurs oeuvres utiles.
Or l'adoration des images doit être comptée parmi les oeuvres stériles pour
deux motifs. D'abord en ce que certains des païens adoraient les images comme
des réalités, croyant qu'elles contenaient quelque chose de divin à cause des
réponses que les démons donnaient par elles, ou à cause d'autres prodiges. Puis
du fait que ces images représentaient des créatures auxquelles ils rendaient un
culte de latrie. Quant à nous, nous rendons une adoration de latrie à l'image
du Christ, vrai Dieu, non pas à cause de l'image elle-même, mais à cause de la
réalité qu'elle représente.
3. On doit à la créature rationnelle comme telle
une certaine vénération. C'est pourquoi si, parce qu'elle est l'image de Dieu,
on lui rendait une adoration de latrie, on pourrait tomber dans l'erreur, car
le mouvement d'adoration pourrait s'arrêter à l'homme en tant qu'il est une
réalité, et ne pas se porter jusqu'à Dieu dont il est l'image. Le même danger
n'est pas à craindre pour une image sculptée ou peinte dans une matière
insensible.
4. Les Apôtres, guidés par l'impulsion intérieure
de l'Esprit Saint, ont transmis aux Églises certaines traditions qu'ils
n'avaient pas laissées dans leurs écrits, mais dans la pratique de l'Église,
que les fidèles se transmettaient. C'est ainsi que S. Paul dit aux Thessaloniciens
(2 Th 2,14): "Tenez ferme et attachez-vous aux traditions que vous avez
reçues de nous, de vive voix ou par lettre." Et parmi ces traditions il y
a l'adoration des images du Christ. C'est pourquoi on attribue à S. Luc une
peinture du Christ qui se trouve à Rome.
Objections:
1. Un fils affectueux ne vénère pas ce qui a
outragé son père, par exemple le fouet avec lequel celui-ci a été flagellé, ou
le gibet auquel il a été suspendu. Il en aurait plutôt de l'horreur. Or, sur le
bois de la croix, le Christ a subi la mort la plus ignominieuse, selon la
Sagesse (2, 20)." Condamnons-le à la mort la plus honteuse." Nous ne
devons donc pas vénérer la croix, mais l'avoir en horreur.
2. On rend à l'humanité du Christ l'adoration de
latrie en tant qu'elle est unie à la personne du Fils de Dieu; ce qu'on ne peut
pas dire de la croix. On ne peut donc pas rendre à celle-ci un culte de latrie.
3. La croix du Christ fut l'instrument de sa passion et de sa mort, mais il y en eut bien d'autres: les clous, la couronne d'épines, la lance; pourtant nous ne leur rendons pas un culte de latrie. Donc on ne doit pas le rendre non plus à la croix.
Cependant: nous adorons d'un culte de latrie ce en quoi nous mettons l'espérance de notre salut. Or nous mettons une telle espérance dans la croix du Christ, puisque l'Église chante: "Salut, ô croix, unique espérance! donne aux coupables le pardon." Donc la croix du Christ a droit à l'adoration de latrie.
Conclusion:
Nous l'avons déjà dit, l'honneur ou la vénération n'est dû qu'à la créature raisonnable; c'est seulement à cause d'elle que l'on honore ou révère une créature insensible. Et cela pour deux motifs: soit parce qu'elle représente la créature raisonnable soit parce qu'elle lui est unie de quelque façon. Pour le premier motif, les hommes ont coutume de révérer l'image du roi; pour le second, son vêtement. Ils vénèrent ces objets comme le roi lui-même.
Donc, si nous parlons de la croix même sur laquelle le Christ a été cloué, on doit la révérer pour les mêmes motifs: et parce qu'elle nous présente la figure du Christ étendu sur elle, et aussi parce qu'elle a été touchée par ses membres et inondée de son sang. Pour ce double motif nous devons lui rendre le même culte de latrie qu'au Christ lui-même. C'est pourquoi nous invoquons la croix, et nous la prions comme le Crucifié en personne.
Mais s'il s'agit de l'effigie de la croix, faite de toute autre matière: pierre, bois, argent ou or, la croix n'est vénérée que comme image du Christ, à laquelle nous rendons un culte de latrie, au sens dont nous avons parlé à l'Article précédent.
Solutions:
1. Dans l'intention et l'opinion des infidèles,
la croix est considérée comme un outrage pour le Christ; mais, quant à la réalisation
de notre salut, on considère sa vertu divine, qui a triomphé des ennemis, selon
l'Apôtre (Col 2, 14): "Il a supprimé le billet de notre dette en le
clouant à la croix. Il a dépouillé les Principautés et les Puissances et les a
traînées dans le triomphe de sa victoire." Ce qui fait dire encore à S.
Paul (1 Co 1, 18): "Le langage de la croix est folie pour ceux qui se
perdent, mais pour ceux qui se sauvent, pour nous, il est puissance de
Dieu."
2. Si la croix du Christ n'a pas été unie
personnellement au Verbe de Dieu, elle lui a été unie d'une autre manière: par
représentation et par contact. C'est pour ce seul motif qu'on la révère.
3. Nous n'adorons pas seulement la croix, mais
aussi tout ce qui a été en contact avec les membres du Christ. C'est pourquoi
S. Jean Damascène écrit: "Le bois précieux, sanctifié par le contact du
corps sacré et du sang, doit être à juste raison adoré; de même les clous, les
vêtements, la lance; de même ses saintes demeures comme la mangeoire, la
grotte, etc." Cependant, ces objets ne présentent pas l'image du Christ
comme la croix, qui est appelée dans l'Écriture " le signe du Fils de
l'homme", et qui " apparaîtra dans le ciel", comme il est dit en
S. Matthieu (24, 30). C'est pourquoi l'Ange dit aux saintes femmes (Mc 16, 6):
"Vous cherchez Jésus de Nazareth qui a été crucifié", et non "
qui a été percé de la lance", mais " qui a été crucifié". Aussi
vénérons-nous toute représentation de la croix, en quelque matière qu'elle soit
faite, mais non l'image des clous ou de quelque autre objet.
Objections:
1. On doit rendre les mêmes honneurs au roi et à
la mère du roi, puisqu'on lit (1 R 2, 19): "Un trône fut dressé pour la
mère du roi, et elle s'assit à sa droite." Et S. Augustin dit: "Celle
qui est la mère de Dieu, la couche nuptiale du Seigneur du ciel, la tente du
Christ, est digne de se trouver là où il se trouve lui-même." Or on rend
au Christ un culte de latrie; on doit donc agir ainsi envers sa mère.
2. S. Jean Damascène écrit: "L'honneur que
l'on rend à la mère se reporte sur le fils." Mais le Christ reçoit un
culte de latrie. Donc sa mère aussi.
3. La mère du Christ lui fut plus intimement unie que ne fut la croix. Or on rend à celle-ci un culte de latrie. Donc à la mère du Christ aussi.
Cependant: la mère du Christ est une simple créature. Donc on ne doit pas lui rendre un culte de latrie.
Conclusion:
Parce que le culte de latrie est dû à Dieu seul, on ne le doit à aucune créature, si nous vénérons la créature pour elle-même. Or, si les créatures insensibles ne peuvent être vénérées pour elles-mêmes, il en va autrement de la créature raisonnable. Aussi ne doit-on jamais rendre un culte de latrie à une simple créature raisonnable. Et puisque la Bienheureuse Vierge est une simple créature raisonnable, on ne lui doit pas un culte de latrie, mais seulement une vénération de dulie; vénération plus haut qu'aux autres créatures, parce qu'elle est la mère de Dieu. C'est pourquoi le culte qu'on lui doit n'est pas un culte de dulie quelconque, mais d'hyperdulie.
Solutions:
1. On ne doit pas à la mère du roi le même
honneur qu'au roi, mais seulement un honneur comparable en raison d'une
certaine excellence. C'est ce que signifient les textes allégués.
2. L'honneur se reporte sur le fils parce que la
mère est honorée à cause du fils. Mais il ne s'agit pas ici de l'honneur rendu
à l'image en tant que cet honneur se reporte sur le modèle, car l'image en
elle-même, considérée comme une réalité, ne mérite aucune vénération.
3. La croix considérée en elle-même n'est pas,
nous l'avons vu, objet de vénération. Au contraire, la Bienheureuse Vierge en
elle-même, est digne de vénération. Donc la comparaison ne vaut pas.
Objections:
1. On ne doit rien faire qui puisse être occasion
d'erreur. Or, adorer les restes des morts semble se rattacher à l'erreur des
païens, qui rendaient un culte aux défunts.
2. Il est sot de vénérer un objet insensible, ce
que sont pourtant les restes des saints.
3. Un corps mort n'est pas de la même espèce que le corps vivant; il n'est donc pas numériquement le même. Il apparaît donc qu'après la mort d'un saint, on ne doit pas adorer son corps.
Cependant: on lit dans le livre des Croyances ecclésiastiques: "Nous croyons que l'on doit vénérer très sincèrement les corps des saints, et principalement les restes des bienheureux martyrs, comme s'ils étaient les membres du Christ." Et plus loin: "Si quelqu'un contredit cette doctrine, il n'est pas chrétien, mais sectateur d'Eunomius et de Vigilantius."
Conclusion:
S. Augustin écrit: "Si les vêtements et l'anneau d'un père sont d'autant plus chers aux enfants qu'ils aiment davantage leurs parents, on ne doit aucunement mépriser les corps qui nous sont encore beaucoup plus familiers et intimement unis que les vêtements que nous portons; ils se rattachent en effet à la nature même de l'homme." Il est clair que celui qui aime quelqu'un vénère après sa mort ce qui reste de lui; non seulement son corps et des parties de son corps, mais aussi des objets extérieurs, comme des vêtements. Il est donc évident que nous devons avoir de la vénération pour les saints de Dieu, qui sont les membres du Christ, les fils et les amis de Dieu et nos intercesseurs auprès de lui. Il est donc évident aussi que nous devons, en souvenir d'eux, vénérer dignement tout ce qu'ils nous ont laissé, et principalement leurs corps, qui furent les temples et les organes du
Saint-Esprit, habitant et agissant en eux, et qui doivent être configurés au corps du Christ par la résurrection glorieuse. C'est pourquoi Dieu lui-même glorifie comme il convient leurs reliques, par les miracles qu'il opère en leur présence.
Solutions:
1. Ce fut le motif invoqué par Vigilantius et
rapporté par S. Jérôme dans le livre écrit contre lui: "C'est un rite
presque païen que nous voyons s'introduire sous prétexte de religion. Ils
adorent, en la baisant, je ne sais quelle poussière enfermée dans un petit vase
enveloppé dans un linge précieux." Contre quoi Jérôme écrit: "Nous
n'adorons pas les reliques des saints, ni non plus le soleil, la lune ni les
anges " d'une adoration de latrie. Mais nous honorons les reliques des
martyrs, afin d'adorer celui dont ils sont les martyrs; nous honorons les
serviteurs afin que l'honneur rendu à ceux-ci rejaillisse sur le
Seigneur." Ainsi donc, en honorant les reliques des saints, nous ne
tombons pas dans l'erreur des païens qui rendaient aux morts un culte de
latrie.
2. Nous n'adorons pas ce corps insensible pour
lui-même, mais à cause de l'âme qui lui fut unie et qui jouit maintenant de
Dieu, et à cause de Dieu, dont l'âme et le corps furent les serviteurs.
3. Le corps mort d'un saint n'est pas identique numériquement à son corps vivant, lequel avait une forme différente: l'âme. Mais il est le même par identité de matière, laquelle sera de nouveau unie à l'âme, sa forme.
1. Est-il propre au Christ d'être médiateur
entre Dieu et les hommes? - 2. Cela lui convient-il selon sa nature humaine?
Objections:
1. De même que le prêtre, le prophète paraît être
un médiateur entre Dieu et les hommes, comme dit Moïse (Dt 5, 5): "je me
tenais alors entre le Seigneur et vous." Mais être prophète et prêtre
n'est pas propre au Christ, donc être médiateur non plus.
2. Ce qui convient aux anges, bons ou mauvais, ne
peut être attribué en propre au Christ. Or il convient aux bons anges d'être
intermédiaires entre Dieu et les hommes, affirme Denys. Cela convient aussi aux
mauvais anges ou démons; ils ont en effet certains points communs avec Dieu
comme l'immortalité, et certains en commun avec les hommes, comme d'être sujets
aux passions quant à l'âme, et donc malheureux, d'après S. Augustin. Donc, être
médiateur entre Dieu et les hommes n'est pas propre au Christ.
3. La fonction du médiateur le fait intercéder auprès de l'un des extrêmes en faveur de l'autre. Mais S. Paul écrit (Rm 8, 26): "L'Esprit Saint intercède pour nous auprès de Dieu par des gémissements inexprimables." Donc l'Esprit Saint est médiateur entre Dieu et les hommes, et cette fonction n'est pas propre au Christ.
Cependant: il est écrit (1 Tm 2, 5) " Il y a un seul médiateur entre Dieu et les hommes, l'homme Jésus Christ."
Conclusion:
L'office de médiateur consiste à unir ceux entre lesquels il est médiateur, car les extrêmes sont unis par le milieu. Or, unir parfaitement les hommes à Dieu convient au Christ puisque, par lui, les hommes sont réconciliés avec Dieu, selon S. Paul (2 Co 5, 19): "Dieu réconciliait le monde avec lui dans le Christ." C'est pourquoi le Christ seul, en tant que par sa mort il a réconcilié le genre humain avec Dieu, est le parfait médiateur entre Dieu et les hommes. C'est pourquoi l'Apôtres après avoir dit: "L'homme Jésus Christ est médiateur entre Dieu et les hommes " ajoute: "lui qui s'est livré pour le rachat de tous".
Rien n'empêche cependant que quelques autres soient appelés, sous un certain rapport, médiateurs entre Dieu et les hommes en tant qu'ils coopèrent à unir les hommes à Dieu de façon diapositive et subordonnée.
Solutions:
1. Les prophètes et les prêtres de l'ancienne alliance étaient médiateurs entre Dieu et les hommes de cette façon diapositive et subordonnée, en tant qu'ils annonçaient et préfiguraient le médiateur véritable et parfait.
Quant aux prêtres de la nouvelle alliance, ils
peuvent être appelés médiateurs entre Dieu et les hommes parce qu'ils sont les
ministres du véritable médiateur, et qu'ils confèrent aux hommes en son nom les
sacrements du salut.
2. Les bons anges, remarque S. Augustin ne peuvent être appelés vraiment des médiateurs entre Dieu et les hommes: "Puisqu'ils ont en commun avec Dieu la béatitude et l'immortalité, mais n'ont rien de commun avec les hommes misérables et mortels, comment ne sont-ils pas plutôt éloignés des hommes et unis à Dieu, que placés comme intermédiaires entre les deux? " Cependant Denys les appelle des intermédiaires parce que, selon le degré de leur nature, ils sont au-dessous de Dieu et au-dessus de l'homme. Et ils exercent l'office de médiateurs non pas d'une manière primordiale et perfective, mais ministérielle et dispositive, selon S. Matthieu (4, 11) " Les anges s'approchaient et ils le servaient " entendez le Christ.
Quant aux démons, ils ont en commun avec Dieu l'immortalité, et avec l'homme la misère." Et c'est pourquoi le démon immortel et malheureux s'interpose comme médiateur pour nous empêcher de parvenir à l'immortalité bienheureuse "I et pour nous conduire au malheur éternel. Il agit donc comme " un mauvais médiateur qui sépare des amis".
Le Christ, lui, a en commun avec Dieu la
béatitude, et avec l'homme la nature mortelle. C'est pourquoi " il s'est
interposé comme médiateur afin que, ayant passé par la mort, il nous rendît
immortels, nous qui étions mortels, et il nous en a donné la preuve dans sa
résurrection; afin encore de nous rendre bienheureux, nous qui étions
misérables, lui qui n'a jamais abandonné la béatitude." Et c'est pourquoi
il est " le bon médiateur qui réconcilie les ennemis".
3. L'Esprit Saint étant en toutes choses égal à
Dieu, ne peut être appelé intermédiaire ou médiateur entre Dieu et les hommes.
Cela appartient au Christ seul qui, tout en étant égal au Père sous le rapport
de la divinité, lui est cependant inférieur sous le rapport de l'humanité, nous
l'avons dit plus haut'. Aussi, à propos de cette parole de l'épître aux Galates
(3, 20): "Le Christ est médiateur", lisons-nous dans la Glose:
"Non pas le Père ni l'Esprit Saint." Et si l'on dit que le
Saint-Esprit interpelle pour nous, c'est en ce sens qu'il nous pousse à
interpeller.
Objections:
1. Nous lisons chez S. Augustin,: "Le Christ
est une personne unique; loin de nous la pensée de dire que le Christ n'est pas
un, n'est pas une seule substance, qu'il n'est pas médiateur selon le plan
divin, ou qu'il est Fils de Dieu seulement ou Fils de l'homme." Or, si le
Christ est fils de Dieu et de l'homme, ce n'est pas en tant qu'homme, mais en tant
que Dieu et homme. On ne doit donc pas dire non plus qu'il est médiateur
simplement en tant qu'homme.
2. Le Christ, en tant que Dieu, rejoint le Père
et le Saint-Esprit; en tant qu'homme, il rejoint les autres hommes.
Précisément, puisque, en tant que Dieu, il rejoint le Père et le Saint-Esprit,
il ne peut sous ce rapport être médiateur; aussi, à propos du texte de l'Apôtre
(1 Tm 2, 5): "Médiateur entre Dieu et les hommes", la Glose écrit:
"En tant que Verbe, il n'est pas intermédiaire; car il est égal à Dieu,
Dieu auprès de Dieu, le même Dieu unique." Mais le Christ ne peut
davantage être médiateur en tant qu'homme, à cause de son égalité avec les
autres hommes.
3. Le Christ est appelé médiateur en tant qu'il nous a réconciliés avec Dieu, en enlevant le péché qui nous séparait de Dieu. Or, le fait d'enlever le péché convient au Christ non pas en tant qu'homme, mais en tant que Dieu. Ce n'est donc pas en tant qu'homme que le Christ est médiateur, mais en tant que Dieu.
Cependant: S. Augustin écrit: "Ce n'est pas en tant que Verbe que le Christ est médiateur, car le Verbe, souverainement immortel et souverainement bienheureux, est loin des mortels malheureux." Mais il est médiateur en tant qu'homme.
Conclusion:
Deux points sont à considérer dans un médiateur: la raison qui fait de lui un intermédiaire, et son office de liaison. L'intermédiaire, par sa nature même, est à distance des deux extrêmes; il fait office de liaison en transmettant à l'un des extrêmes ce qui appartient à l'autre. Or, aucun de ces deux caractères ne convient au Christ en tant que Dieu, mais seulement en tant qu'homme. En tant que Dieu, en effet, il ne diffère du Père et du Saint-Esprit ni en nature ni en puissance dominatrice. De plus, le Père et le Saint-Esprit n'ont rien qui ne soit au Fils, en sorte que le Fils puisse transmettre à d'autres, et comme quelque chose venant d'autres que lui, ce qui appartient au Père et au Saint-Esprit. Mais il n'en est pas de même si l'on considère le Christ en tant qu'homme; sous ce rapport, en effet, il est à distance de Dieu par nature, et des hommes par dignité de grâce et de gloire. De plus, il lui revient, comme homme, d'unir les hommes à Dieu en apportant aux hommes les préceptes et les dons de Dieu, et en satisfaisant et en intercédant pour les hommes auprès de Dieu. En toute vérité, le Christ est donc médiateur en tant qu'homme.
Solutions:
1. Si l'on enlève au Christ sa nature divine, on
lui enlèvera par le fait même sa plénitude singulière de grâce, qui lui
convient en tant qu'il est " le Fils unique du Père", comme dit S.
Jean (1, 14). C'est cette plénitude qui le situe au-dessus de tous les hommes,
et lui permet d'avoir accès auprès de Dieu.
2. Le Christ, en tant que Dieu est en tout égal
au Père; mais encore, dans sa nature humaine, il dépasse les autres hommes. Et
c'est pourquoi il est médiateur en tant qu'homme et non en tant que Dieu.
3. Bien qu'il convienne au Christ, en tant que Dieu, d'enlever le péché par son autorité, il lui revient en tant qu'homme, de satisfaire pour le péché du genre humain; et c'est à ce titre que le Christ est appelé médiateur entre Dieu et les hommes.
Nous venons d'étudier l'union entre Dieu et l'homme, puis ses conséquences. Il reste à examiner quelles ont été, dans la nature humaine qu'il s'est unie, les actions et les souffrances du Fils de Dieu incarné.
Cette étude comportera quatre grande parties: I. L'entrée du Fils de Dieu en ce monde (Q. 27-39). - II. Le déroulement de sa vie en ce monde (Q. 40-45). - III. Sa sortie de ce monde (Q. 45-52). - IV. Ce qui concerne son exaltation après cette vie (Q. 53-59).
Sur son entrée en ce monde, 4 autre points sont à étudier: 1. Sa conception (Q. 27-34). - 2. Sa nativité (Q. 35-36). - 3. Sa circoncision (Q. 37). - 4. Son baptême (Q. 38-39).
Sur sa conception il faut envisager: 1° La mère qui l'a conçu (Q. 27-30). - 2° Le mode de cette conception (Q. 31-33). - 3° La perfection de l'enfant ainsi conçu (Q. 34).
Enfin, au sujet de la mère du Christ, on examinera: I. Sa sanctification (Q. 27). - II. Sa virginité (Q. 28). - III. Ses fiançailles (Q. 29). - IV. Son annonciation, c'est-à-dire sa préparation à la conception (Q. 30).
1. La bienheureuse Vierge Mère de Dieu a-t-elle
été sanctifiée avant sa naissance? - 2. A-t-elle été sanctifiée avant son
animation? - 3. Cette sanctification a-t-elle supprimé totalement en elle le
foyer du péché? - 4. Lui a-t-elle donné de ne jamais pécher? - 5. Lui a-t-elle
procuré la plénitude de grâces? - 6. Lui est-il propre d'avoir été ainsi
sanctifiée?
Objections:
1. S. Paul écrit (1 Co 15, 46): "Ce n'est
pas l'être spirituel qui paraît d'abord, c'est l'être animal; l'être spirituel
vient ensuite." Mais c'est par la grâce sanctifiante que l'homme naît
spirituellement pour devenir fils de Dieu selon S. Jean (1, 13): "Ils sont
nés de Dieu." Or la naissance hors du sein maternel est une naissance
animale. Donc la Vierge Marie n'a pas été sanctifiée avant de naître du sein
maternel.
2. S. Augustin écrit: "La sanctification qui
fait de nous le temple de Dieu n'appartient qu'à ceux qui renaissent." Or,
pour renaître, il faut d'abord être né.
3. Être sanctifié par la grâce, c'est être
purifié du péché originel et du péché actuel. Donc, si la Bienheureuse Vierge
avait été sanctifiée avant sa naissance, il s'ensuivrait qu'elle fut purifiée
alors du péché originel. Mais seul le péché originel pouvait lui interdire
l'entrée du Royaume céleste. Si donc elle était morte alors, il semble qu'elle
aurait franchi l'entrée du Royaume céleste. Cependant cela ne pouvait se réaliser
avant la passion du Christ, car selon l'épître aux Hébreux (10, 19):
"C'est par son sang que nous avons l'assurance d'entrer dans le
sanctuaire." Il semble donc que la Bienheureuse Vierge n'a pas été
sanctifiée avant de naître.
4. Le péché originel se contracte par origine, comme le péché actuel par un acte. Or, tant que dure l'acte peccamineux, on ne peut être purifié du péché actuel. Donc, la Vierge ne pouvait être purifiée du péché originel tandis qu'elle était encore en acte d'origine, puisqu'elle se trouvait dans le sein de sa mère.
Cependant: l'Église célèbre la Nativité de la Bienheureuse Vierge. Or on ne célèbre de fête, dans l'Église, que pour un saint. Donc la Bienheureuse Vierge était sainte à sa naissance même. Elle avait donc été sanctifiée dans le sein de sa mère.
Conclusion:
L'Écriture sainte ne nous apprend rien à ce sujet; elle ne fait même pas mention de la naissance de Marie. Cependant S. Augustin, dans un sermon sur l'Assomption, établit de façon rationnelle qu'elle a été enlevée au ciel avec son corps, ce que l'Écriture ne nous révèle pas. De même peut-on établir de façon rationnelle qu'elle fut sanctifiée dès le sein de sa mère. En effet, on a de bonnes raisons de croire qu'elle a reçu des privilèges de grâce supérieurs à ceux de tous les autres hommes, elle qui a unique du Père, plein de grâce et de vérité " (Jn 1, 14). Aussi l'ange lui dit-il " Je vous salut Marie, comblée de grâce " (Lc 1, 28). Et nous voyons que le privilège de la sanctification dans le sein maternel a été accordé à certains hommes, à Jérémie, par exemple, à qui Dieu adresse ces paroles (1, 5): "Avant de te former au sein maternel, je t'ai connu "; et à Jean Baptiste dont il est dit (Lc 1, 15): "Il sera rempli du Saint-Esprit dès le sein de sa mère." Il est donc raisonnable de croire que la Bienheureuse Vierge fut sanctifiée avant de naître.
Solutions:
1. Même chez la Bienheureuse Vierge ce qui est
animal a précédé ce qui est spirituel, car elle a d'abord été conçue selon la
chair, et ensuite sanctifiée selon l'esprit.
2. S. Augustin parle selon la loi commune: on ne
peut être régénéré par les sacrements avant d'être né. Mais Dieu n'a pas lié sa
puissance à cette loi des sacrements; par privilège spécial il peut conférer sa
grâce à certains hommes avant leur naissance.
3. Si la Bienheureuse Vierge a été purifiée du
péché originel dans le sein de sa mère, ce fut quant à la souillure
personnelle; elle n'a pas été soustraite à la peine qui atteignait toute la
nature humaine. C'est dire qu'elle n'aurait pu entrer au paradis que par le
sacrifice du Christ, comme les patriarches antérieurs à celui-ci.
4. Le péché originel se transmet par l'origine,
en tant que celle-ci communique la nature humaine, qui est atteinte en
elle-même par le péché originel. Cela se produit quand le fruit de la
conception est doté d’une âme. Aussi rien n’empêche que le fruit de la
conception soit sanctifié après son animation; ensuite s’il demeure dans le
sein maternel, ce n’est plus pour recevoir la nature humaine, mais un
perfectionnement de ce qu’il a déjà reçu.
Objections:
1. On vient de le dire, la Vierge Mère de Dieu a
reçu plus de grâce que n'importe quel saint. Mais certains ont été sanctifiés
avant leur animation. Dieu dit à Jérémie (1, 5): "Avant que tu sois sorti
du sein maternel, je t'ai sanctifié." Or l'âme n'est pas infusée avant que
le corps soit formé. Pareillement pour S. Jean Baptiste, dont S. Ambroise
affirme: "L'esprit de vie n'était pas encore en lui que déjà l'Esprit
Saint l'habitait." Donc, à plus forte raison, la Bienheureuse Vierge a pu
être sanctifiée avant son animation.
2. Il convenait, a dit S. Anselme " que
cette Vierge brillât d'une pureté telle qu'on ne peut en concevoir une plus éclatante,
hormis celle de Dieu". Aussi est-il dit dans le Cantique des Cantiques (4,
7): "Tu es toute belle, ma bien-aimée, et il n'y a pas de tache en
toi." Or, si la Bienheureuse Vierge n'avait jamais été souillée par la
contagion du péché originel, sa pureté eût été plus grande. Il lui a donc été
accordé que sa chair fut sanctifiée avant même d'être dotée d'une âme.
3. On l'a dit plus haut, on ne célèbre la fête
que des saints. Or certaines Églises célèbrent la fête de la Conception de la
Bienheureuse Vierge. Il apparaît donc que Marie a été sainte dans sa conception
même et ainsi a été sanctifiée avant son animation.
4. Suivant l'Apôtre (Rm 11, 16), " si la racine est sainte, les branches le sont aussi". Or la racine des enfants, ce sont leurs parents. Donc la Bienheureuse Vierge a pu être sanctifiée en ses parents, avant d'avoir une âme.
Cependant: les événements de l'Ancien Testament préfigurent le Nouveau selon la 1ère épître aux Corinthiens (10, 11): "Cela leur arrivait en figure." Mais le Psaume (47, 5) dit que " le Très-Haut a sanctifié son tabernacle " et cela paraît symboliser la sanctification de la Mère de Dieu, selon un autre Psaume (19, 6): "Il a établi son tabernacle dans le soleil", et l'Exode (40, 31) dit au sujet de ce tabernacle: "Lorsque tout fut terminé, la nuée recouvrit le tabernacle du Témoignage, et la gloire du Seigneur le remplit." De même, la Bienheureuse Vierge n'a été sanctifiée qu'après l'achèvement de tout son être, corps et âme.
Conclusion:
La sanctification de la Bienheureuse Vierge n'a pu s'accomplir avant son animation pour deux raisons:
1° La sanctification dont nous parlons désigne la purification du péché originel; en effet, d'après Denys la sainteté est " la pureté parfaite". Or la faute ne peut être purifiée que par la grâce, et celle-ci ne peut exister que dans une créature raisonnable. C'est pourquoi la Bienheureuse Vierge n'a pas été sanctifiée avant que l'âme rationnelle lui ait été donnée.
2° Seule la créature raisonnable est susceptible de faute. Le fruit de la conception n'est donc sujet à la faute que lorsqu'il a reçu l'âme rationnelle. Si la Bienheureuse Vierge avait été sanctifiée, de quelque manière que ce fût, avant son animation, elle n'aurait jamais encouru la tache de la faute originelle. Ainsi elle n'aurait pas eu besoin de la rédemption et du salut apportés par le Christ, dont il est dit en S. Matthieu (1, 21): "Il sauvera son peuple de ses péchés." Or il est inadmissible que le Christ ne soit pas " le sauveur de tous les hommes " (1 Tm 4, 10). Il reste donc que la sanctification de la Bienheureuse Vierge Marie s'est accomplie après son animations.
Solutions:
1. Lorsque le Seigneur dit avoir connu Jérémie avant qu'il fût formé dans le sein maternel, c'est d'une connaissance de prédestination; il ajoute même expressément qu'il l'a sanctifié non pas avant sa formation, mais " avant qu'il sortît du sein de sa mère".
Quant à l'affirmation de S. Ambroise, que
l'esprit de vie n'était pas encore en Jean Baptiste, quand il avait déjà
l'Esprit de grâce, l'esprit de vie désigne ici non pas l'âme qui vivifie, mais
l'air que l'on respire au-dehors. - On peut dire aussi qu'il n'avait pas encore
l'esprit de vie, c'est-à-dire l'âme, quant aux actes visibles et achevés de
celle-ci.
2. Si l'âme de la Bienheureuse Vierge n'avait
jamais été souillée par la contagion du péché originel, c'eût été une atteinte
à la dignité du Christ, qui est le Sauveur universel de tous les hommes. Voilà
pourquoi la pureté de la Bienheureuse Vierge est la plus grande, mais après
celle du Christ, qui n'avait pas besoin d'être sauvé puisqu'il est le Sauveur
universel. Car le Christ n'a nullement contracté le péché originel; mais il a
été saint dans sa conception même, selon S. Luc (2, 35): "Ce qui naîtra de
toi sera saint, et on l'appellera Fils de Dieu." La Bienheureuse Vierge,
elle, a contracté le péché originel, mais elle en a été purifiée avant de
naître du sein maternel. C'est là ce que vise le livre de Job (3, 9), où il est
dit de la nuit du péché originel: "Qu'elle attende la lumière", c'est-à-dire
le Christ, " et qu'elle ne voie pas le lever de l'aurore naissante",
c'est-à-dire de la Bienheureuse Vierge, qui à sa naissance fut indemne du péché
originel, car, d'après la Sagesse (7, 25), " rien de souillé n'est entré
en elle".
3. Bien que l'Église romaine ne célèbre pas la
fête de la Conception de la Vierge, elle tolère la coutume de certaines Églises
qui la célèbrent. Mais, du fait qu'on célèbre la fête de la Conception, il ne
faut pas penser que la Bienheureuse Vierge a été sainte dans sa conception.
Toutefois, parce que l'on ignore à quel moment elle a été sanctifiée, on
célèbre, le jour même de sa conception, la fête de sa sanctification.
4. Il y a deux sortes de sanctification. L'une
concerne la nature tout entière, qui sera délivrée de toute corruption de péché
et de peine. Cette sanctification se fera à la résurrection. L'autre est la
sanctification personnelle. Elle ne se transmet pas au fruit engendré
charnellement, car elle regarde non la chair, mais l'esprit. Donc, si les
parents de la Bienheureuse Vierge ont été purifiés du péché originel, la
Bienheureuse Vierge l'a néanmoins contracté, puisqu'elle a été conçue selon la
convoitise de la chair et par le commerce de l'homme et de la femme, "
Tout ce qui naît de ce commerce, écrit S. Augustin est chair de péché."
Objections:
1. Le " foyer de péché", qui consiste
en la rébellion des puissances inférieures contre la raison, est une peine
sanctionnant le péché originel. De même la mort et les autres pénalités
corporelles. Mais la Bienheureuse Vierge a subi ces dernières pénalités.
Pareillement le foyer du péché n'a pu être totalement détruit en elle.
2. S. Paul écrit (2 Co 12, 9): "Ma vertu
trouve sa perfection dans la faiblesse", et il parle là de la faiblesse du
foyer de péché qui lui faisait sentir " l'aiguillon de la chair". Or
rien de ce qui touche à la perfection de la vertu ne doit être enlevé à la Bienheureuse
Vierge. La sanctification n'a don pas supprimé complètement son foyer de péché
3. S. Jean Damascène déclare: "Chez la Bienheureuse Vierge survint le Saint-Esprit, qui la purifia avant qu'elle conçût le Fils de Dieu. Il ne peut s'agir que du " foyer", car elle n'a pas commis de péché, affirme S. Augustin. Donc la sanctification dans le sein de sa mère ne l'a pas entièrement purifiée du foyer de péché.
Cependant: il est écrit (Ct 4, 7) " T es toute belle, ma bien-aimée, et il n'y a pas d tache en toi." Or le foyer de péché est une tache au moins pour la chair. Il n'y en a donc pas eu chez la Bienheureuse Vierge.
Conclusion:
Sur cette question on observe une grande diversité d'opinions. - Certains ont dit que le foyer de péché aurait été totalement supprimé chez la Bienheureuse Vierge par la sanctification qu'elle a reçue dans le sein de sa mère. - D'autres soutenaient que le foyer de péché lui serait resté, mais seulement pour autant qu'il rend difficile de faire le bien; il lui aurait été enlevé en ce qui concerne le penchant au mal. - Selon d'autres, la Bienheureuse Vierge n'aurait plus eu le foyer de péché en tant qu'il est une corruption de la personne, qui pousse au mal et entrave le bien; il lui serait demeuré en tant qu'il est une corruption de la nature d'où provient la transmission du péché originel à la descendance. - D'après certains enfin, le foyer pris en lui-même aurait subsisté chez la Bienheureuse Vierge lors de sa première sanctification, mais lié; et au moment même de la conception du Fils de Dieu, il aurait été totalement supprimé.
Afin de pouvoir comprendre ce problème, il faut considérer ce qu'est le " foyer ": rien d'autre qu'une convoitise désordonnée de l'appétit sensible. Convoitise habituelle, car la convoitise actuelle constitue un véritable mouvement de péché. Or on appelle " désordonnée " la convoitise de sensualité lorsqu'elle s'oppose à la raison c’est-à-dire lorsqu'elle incline au mal ou fait obstacle au bien. Et c'est pourquoi l'inclination au mal ou l'obstacle au bien appartiennent à la raison même de " foyer". Aussi soutenir que ce foyer est demeuré chez la Bienheureuse Vierge sans l'incliner au mal, c'est vouloir concilier deux réalités opposées.
Pareillement, on semble aboutir à une contradiction si l'on admet chez la Bienheureuse Vierge la persistance du foyer en tant qu'il ressortit à la corruption de la nature, non à celle de la personne. Car, selon S. Augustin. c'est le désir sensuel qui transmet aux enfants le péché originel. Or la sensualité implique une convoitise déréglée qui ne se soumet pas totalement à la raison. Et c'est pourquoi, si le foyer était totalement enlevé en tant qu'il ressortit à la corruption de la personne, il ne pourrait pas subsister en tant qu'il ressortit à la corruption de la nature.
Il ne reste donc plus que cette alternative: ou bien le foyer a été complètement enlevé chez la Bienheureuse Vierge par sa première sanctification, ou bien il est demeuré, mais lié.
Voici comment expliquer que le foyer aurait été totalement enlevé chez elle: cela lui aurait été accordé en tant que, par l'abondance des grâces descendant sur elle, les puissances de son âme auraient été disposées de telle sorte que les puissances inférieures n'auraient jamais agi sans l'accord de sa raison. Nous avons dit qu'il en était ainsi chez le Christ, dont il est certain qu'il n'a pas eu le foyer de péché, et chez Adam avant le péché par l'effet de la justice originelle. A cet égard, la grâce de sanctification chez la Vierge aurait eu la même efficacité que la justice originelles. Et bien que cette position semble contribuer à la dignité de la Vierge Mère, elle porte atteinte sur un point à la dignité du Christ en ce que, hors de sa vertu, personne n'est délivré de la première condamnation. Sans doute, par une foi au Christ inspirée par l'Esprit, certains ont été délivrés, selon l'esprit, de cette condamnation; cependant, la chair de personne ne pouvait en être délivrée qu'après l'incarnation du Christ. Car si quelqu'un devait être libéré, selon la chair, de cette condamnation, il semble que cette immunité devait apparaître en lui d'abord.
C'est pourquoi personne n'a pu bénéficier de l'immortalité corporelle avant que le Christ ait ressuscité dans son immortalité corporelle. Et de même il semble inadmissible de dire qu'avant la chair du Christ, qui fut sans péché, la chair de la Vierge sa mère ou de n'importe qui, aurait été exempte de ce foyer appelé " loi de la chair", ou " des membres".
C'est pourquoi il vaut mieux dire, semble-t-il, que la sanctification dans le sein de sa mère n'a pas délivré la Bienheureuse Vierge du foyer, dans ce qu'il y a d'essentiel; il est demeuré, mais lié. Ce ne fut pas par un acte de sa raison, comme chez les saints, car dans le sein de sa mère elle n'avait pas l'usage de son libre arbitre. Cela est le privilège spécial du Christ. Ce fut par l'abondance de la grâce qu'elle reçut dans sa sanctification, et plus parfaitement encore par la providence divine qui préserva son appétit de tout mouvement désordonné. Mais ensuite, lorsqu'elle conçut la chair du Christ, dans laquelle devait resplendir en premier l'exemption de tout péché, on doit croire que celle-ci rejaillit de l'enfant sur la mère, et que le foyer fut totalement su primé. C'est ce qu'annonçait symboliquement Ezéchiel (43, 2): "Voici que la gloire du Dieu d'Israël arrivait par la route de l'orient", c'est-à-dire par la Bienheureuse Vierge, " et la terre", c'est-à-dire la chair de celle-ci, " resplendissait de sa gloire", celle du Christ.
Solutions:
1. De soi, la mort et les autres pénalités
corporelles n'inclinent pas au péché. Aussi le Christ, bien qu'il les ait
assumées, n'a-t-il pas assumé le foyer. Aussi encore, chez la Bienheureuse
Vierge qui devait être conforme à son Fils qui, de sa plénitude lui donnait la
grâce, le foyer fut-il d'abord lié, et ensuite supprimé. Mais elle n'a pas été
libérée de la mort et des autres pénalités.
2. La faiblesse de la chair se rattache au foyer
de péché. Chez les saints elle est bien l'occasion d'une vertu parfaite, mais
non une cause indispensable de perfection. Il suffit donc d'attribuer à la
Bienheureuse Vierge une vertu parfaite et une abondance de grâce, sans mettre
en elle toutes les occasions de perfection.
3. Le Saint-Esprit a produit chez la Bienheureuse
Vierge une double purification. La première la préparait pour ainsi dire à
concevoir le Christ, et elle a eu pour effet non pas de lui enlever l'impureté
d'une faute ou du foyer de péché, mais d'unifier davantage son esprit et de la
soustraire à la dispersion. C'est ainsi que l'on parle de purification pour les
anges chez lesquels, selon Denys, on ne trouve aucune impureté. - Une autre purification
a été accomplie en elle par le Saint-Esprit au moyen de la conception du
Christ, qui est l’œuvre du Saint-Esprit. Et à cet égard on peut dire qu'il l'a
purifiée totalement du foyer.
Objections:
1. On vient de le dire, ce foyer de péché est
demeuré en elle après sa première sanctification. Or le mouvement du foyer,
même s'il devance la raison, est un péché véniel, mais " très léger "
selon S. Augustin. Donc il y a eu chez la Bienheureuse Vierge quelque péché
véniel.
2. Sur ce texte de Luc (2, 35): "Toi-même,
une épée te transpercera l'âme", S. Augustin dit que la Bienheureuse
Vierge " à la mort du Seigneur douta, dans son accablement". Mais
douter de la foi est un péché.
3. Pour expliquer ce texte (Mt 12, 47): "Voici dehors ta mère et tes frères qui te demandent", S. Jean Chrysostome nous dit: "Il est évident qu'ils n'agissaient que par vaine gloire." Et sur la parole: "Ils n'ont pas de vin " (Jn 2, 3) Chrysostome dit encore: "Elle voulait se concilier la faveur de son entourage et se mettre en vue grâce à son Fils. Peut-être même éprouvait-elle un sentiment humain, comme les frères de Jésus qui lui disaient: "Manifeste-toi au monde." " Et il ajoute un peu plus loin: "Elle n'avait pas encore sur Jésus l'opinion qu'il fallait." Il est évident que tout cela est du péché. Donc la Bienheureuse Vierge n'a pas été préservée de tout péché.
Cependant: voici ce que dit S. Augustin: "Quand il s'agit de péché, je ne veux pas, pour l'honneur du Christ, qu'il soit aucunement question de la Sainte Vierge Marie. C'est à cela que nous connaissons quel surcroît de grâce lui a été attribué pour vaincre totalement le péché, qu'elle a obtenu de concevoir et d'enfanter celui qui, à l'évidence, n'a jamais eu aucun péché."
Conclusion:
Ceux que Dieu a choisis pour une tâche, il les prépare et les dispose pour qu'ils soient reconnus capables de cette tâche, selon S. Paul (2 Co 3, 6): "Dieu nous a rendus capables d'être ministres de la nouvelle alliance." Or la Bienheureuse Vierge a été divinement choisie pour être la mère de Dieu. Aussi ne peut-on douter que Dieu, par sa grâce, l'ait rendue digne d'un tel honneur, selon la parole de l'ange (Lc 1, 30): "Tu as trouvé grâce auprès de Dieu, voici que tu concevras, etc." Or elle n'aurait pas été la digne mère de Dieu si elle avait jamais péché.
D'abord parce que l'honneur des parents rejaillit sur les enfants, selon les Proverbes (17, 6): "La gloire des enfants, c'est leur père." Aussi, à l'inverse, l'indignité de la mère aurait rejailli sur le Fils.
Ensuite, la Vierge avait avec le Christ une affinité sans pareille, puisqu'il avait reçu d'elle sa chair. Or il est écrit (2 Co 6, 15): "Quelle complicité peut-il y avoir entre le Christ et Bélial? "
Enfin le Fils de Dieu, qui est " Sagesse de Dieu " (1 Co 1, 24), a résidé en elle, d'une façon unique, non seulement dans son âme, mais dans son sein. Or il est écrit (Sg 1, 4): "La Sagesse n'entrera pas dans une âme mauvaise; elle n'habitera pas un corps esclave du péché."
Pour toutes ces raisons, il faut proclamer sans aucune réserve que la Bienheureuse Vierge n'a commis aucun péché actuel, ni mortel ni véniel, si bien que s'accomplit en elle la parole du Cantique (4, 7): "Tu es toute belle, ma bien-aimée, et il n'y a pas de tache en toi."
Solutions:
1. Si le foyer de péché a subsisté chez la Vierge
après la sanctification reçue dans le sein de sa mère, il était cependant lié;
il ne pouvait donner naissance à aucun mouvement désordonné qui eût devancé la
raison. A cela contribuait la grâce de sanctification, sans pourtant y suffire;
autrement, l'efficacité de cette grâce eût été telle que dans l'appétit
sensible de la Vierge aucun mouvement n'aurait pu se produire sans être devancé
par la raison; et ainsi la Vierge n'aurait pas eu de foyer de péché,
contrairement à ce qu'on a dit,. Il faut donc dire que la perfection de cette
maîtrise venait de la providence divine, qui ne permettait pas qu'un mouvement
déréglé émanât du foyer de péché.
2. Cette parole de Siméon, Origène et d'autres
docteurs la rapportent à la douleur que la Bienheureuse Vierge souffrit dans la
passion du Christ. S. Ambroise dit que le glaive symbolise " la prudence
de Marie, informée du mystère céleste. Car la parole de Dieu est vivante et
vigoureuse, plus aiguë que le glaive le plus tranchant". S. Basile écrit
en effet: "La Bienheureuse Vierge, auprès de la croix, regardait toutes
choses; après le témoignage de Gabriel, après la connaissance inexprimable de
la conception divine, après la grande manifestation des miracles du Christ, son
âme était incertaine." D'une part elle le voyait souffrir
ignominieusement, et d'autre part elle méditait ses merveilles.
3. Ces paroles de Chrysostome vont trop loin. On
peut cependant les expliquer, en comprenant que le Seigneur aurait réprimé dans
la Vierge non pas un mouvement déréglé de vaine gloire qui serait né en elle,
mais ce qui pouvait être jugé tel par d'autres.
Objections:
1. Cela paraît être un privilège du Christ, selon
S. Jean (1, 14): "Nous l'avons vu, comme le Fils unique du Père, plein de
grâce et de vérité." Mais ce qui est propre au Christ ne doit pas être
attribué à quelqu'un d'autre. Donc la Bienheureuse Vierge n'a pas reçu, dans sa
sanctification, la plénitude de grâces.
2. A la plénitude et à la perfection rien ne peut
s'ajouter, parce que, dit Aristote " est parfait ce à quoi rien ne
manque". Mais la Vierge Marie a reçu dans la suite un surcroît de grâce
quand elle a conçu le Christ, car il lui fut dit (Lc 1, 35): "L'Esprit
Saint viendra sur toi", et ensuite lorsqu'elle a été enlevée dans la
gloire. On voit donc qu'elle n'a pas reçu la plénitude de grâces dans sa
première sanctification.
3." Dieu ne fait rien en vain", dit Aristote. Or elle aurait eu certaines grâces pour rien, parce queue n'en aurait jamais usé, car on ne lit pas qu'elle ait enseigné, ce qui est un acte de la sagesse, ni qu'elle ait fait des miracles, ce qui est l'exercice d'un charisme. Elle n'a donc pas eu plénitude de grâces.
Cependant: l'Ange lui a dit (Lc 1, 28) " Salut, comblée de grâce." Ce que S. Jérôme commente ainsi: "Oui, pleine de grâce, car les autres n'ont reçu la grâce que de façon fragmentaire; mais en Marie la plénitude de la grâce s'est répandue tout entière à la fois."
Conclusion:
Plus on est proche du principe, en n'importe quel genre, plus on participe de son effet. Ainsi Denys dit-il que les anges qui sont tout près de Dieu participent des bontés divines plus que les hommes. Or le Christ est principe de la grâce: par sa divinité comme premier auteur; par son humanité comme instrument: "La grâce et la vérité sont venues par Jésus Christ " (Jn 1, 17). Or la Vierge Marie fut la plus proche du Christ selon l'humanité, parce qu'il a reçu d'elle la nature humaine. Et c'est pourquoi elle devait obtenir du Christ, plus que tous les autres, plénitude de grâce.
Solutions:
1. Dieu donne à chacun la grâce conforme à la
tâche pour laquelle il l'a choisi. Et parce que le Christ en tant qu'homme a
été prédestiné et choisi pour être Fils de Dieu avec puissance de sanctifier,
il lui appartenait en propre d'avoir une telle plénitude de grâce qu'elle
rejaillirait sur tous selon la parole (Jn 1, 16): "De sa plénitude nous
avons tous reçu." La Bienheureuse Vierge Marie a obtenu une plénitude de
grâce assez grande pour être la plus proche possible de l'auteur de la grâce,
au point de recevoir en elle celui qui est plein de toute grâce; et en
l'enfantant elle a pour ainsi dire fait découler la grâce vers tous.
2. Dans les êtres de la nature, il y a d'abord la perfection de la disposition de la matière à la forme, en ce sens que la matière est parfaitement disposée à recevoir la forme. Deuxièmement, il y a la perfection de la forme, qui est plus puissante, car la chaleur qui provient de la forme du feu est plus parfaite que celle qui disposait seulement à recevoir cette forme. Troisièmement, il y a la perfection de la fin; c'est ainsi que le feu manifeste plus parfaitement ses qualités propres quand il est parvenu à son lieu propre.
Pareillement, chez la Bienheureuse Vierge, il y a eu une triple perfection de la grâce. La première était comme diapositive et la rendait capable d'être la mère du Christ; ce fut la perfection de sa sanctification. Sa deuxième perfection de grâce est venue à la Bienheureuse Vierge de la présence du Fils de Dieu incarné dans son sein. La troisième perfection est celle de la fin, qu'elle possède dans la gloire.
Que la deuxième perfection soit plus puissante que la première, et la troisième que la deuxième, cela se manifeste quant à la libération du mal. Car l°, dans sa sanctification elle a été libérée de la faute originelle; 2°, en concevant le Fils de Dieu elle a été totalement délivrée du foyer de convoitise; 3° dans sa glorification elle a été délivrée de toute la misère humaine.
On retrouve cette progression dans la relation au
bien. Dans sa sanctification elle a obtenu la grâce l'inclinant au bien;
ensuite, dans la conception du Fils de Dieu sa grâce a été consommée allant
jusqu'à la confirmer dans le bien; enfin dans sa glorification a été consommée
la grâce qui lui donnait cette perfection où l'on jouit de tout bien.
3. Il n'y a aucun doute que la Vierge a reçu,
comme le Christ, selon un mode éminent, le don de sagesse, la grâce des
miracles et aussi la grâce de la prophétie. Cependant elle n'a pas reçu toutes
ces grâces, ni d'autres semblables, pour les exercer comme l'a fait le Christ,
mais selon ce qui convenait à sa condition. En effet, elle a usé du don de
sagesse dans sa contemplation, car " Marie gardait toutes ces paroles, les
méditant dans son coeur " (Lc 2, 19). Mais elle n'avait pas à employer
cette sagesse dans l'enseignement, car cela ne convenait pas aux femmes, selon
S. Paul (1 Tm 2, 12): "je ne permets pas à la femme d'enseigner."
Quant aux miracles, il ne lui convenait pas d'en faire pendant sa vie parce
qu'à ce moment les miracles devaient servir à confirmer l'enseignement du
Christ, et c'est pourquoi faire des miracles convenait seulement au Christ et à
ses disciples, messagers de sa doctrine. Aussi est-il dit de Jean Baptiste
lui-même: "Il n'a fait aucun miracle " (Jn 10, 41), afin que tous fussent
attentifs au Christ. Quant au charisme de prophétie, Marie l'a exercé, comme on
le voit dans son cantique: "Mon âme exalte le Seigneur..."
Objections:
1. On a dit a que la Vierge a été sanctifiée
ainsi pour être digne de devenir la mère de Dieu. Or cela lui est propre.
2. Jérémie et Jean Baptiste, dit-on, furent
sanctifiés dans le sein maternel. Mais d'autres semblent avoir été plus proches
du Christ. Celui-ci est appelé spécialement " fils de David, fils
d'Abraham " (Mt 1, 1) parce qu'il leur avait été spécialement promis. En
outre, Isaïe l'a prophétisé de la façon la plus claire. Puis les Apôtres ont
vécu avec lui. Et pourtant l’Écriture ne nous dit pas qu'ils ont été sanctifiés
dans le sein maternel. Donc il ne convenait pas non plus à Jérémie et à Jean
Baptiste d'être ainsi sanctifiés.
3. Job dit de lui-même (31, 18 Vg): "Dès mon enfance la miséricorde a grandi avec moi, elle est sortie avec moi du sein maternel." Nous ne disons pas pour autant qu'il a été sanctifié dans le sein de sa mère. Nous ne sommes donc pas tenus de le dire pour Jérémie et Jean Baptiste.
Cependant: il est écrit au sujet de Jérémie (1, 5): "Avant que tu sois sorti du sein, je t'ai sanctifié", et au sujet de Jean Baptiste (Lc 1, 15): "Il sera rempli du Saint-Esprit dès le sein de sa mère."
Conclusion:
S. Augustin semble avoir laissé planer un doute sur leur sanctification. Quant au tressaillement de Jean dans le sein de sa mère, " il a pu, écrit-il, être l'indice d'une si grande réalité " qu'une femme était la mère de Dieu, " que ses parents et non l'enfant reconnaîtraient. Voilà pourquoi l’Évangile ne dit pas l'enfant, dans le sein de sa mère, eut la foi, mais il tressaillit. Or, nous voyons tressaillir, outre les enfants, les animaux eux-mêmes. Ce qui est inhabituel, c'est que ce tressaillement s'est produit dans le sein. Ainsi - telle est la loi de tout miracle, - s'est-il produit divinement chez cet enfant, et non humainement, par lui. Même si ce petit avait eu par anticipation, dès le sein maternel, l'usage de la raison et de la volonté, au point de pouvoir déjà connaître, croire, consentir, - toutes opérations qui requièrent normalement un certain âge -, je pense que cet événement serait à classer parmi les miracles de la puissance divine."
Néanmoins l'Écriture déclare expressément que Jean Baptiste " sera rempli du Saint-Esprit dès le sein de sa mère." De même pour Jérémie: "Avant que tu sois sorti du sein maternel, je t'ai sanctifié." Il faut donc affirmer, semble-t-il, qu'ils ont été sanctifiés dans le sein de leur mère, bien qu'ils n'y aient pas eu l'usage de leur libre arbitre. Sur cette question, soulevée par S. Augustin, on remarquera de même que les enfants sanctifiés par le baptême n'ont pas aussitôt l'usage du libre arbitre. - Et il ne faut pas croire qu'en dehors de Jérémie et de Jean Baptiste, d'autres, que l'Écriture ne mentionne pas, auraient reçu cette sanctification dans le sein maternel. Ces privilèges de la grâce, qui sortent de la loi commune, sont ordonnés à l'utilité d'autrui selon S. Paul (1 Co 12, 7): "A chacun la manifestation de l'Esprit est donnée pour l'utilité de tous." Or cette sanctification n'en aurait aucune si elle était ignorée de l'Église.
Sans doute on ne peut assigner une raison aux desseins de Dieu. Pourquoi, en effet, ce don de la grâce est-il départi aux uns et non aux autres? Il est possible toutefois d'indiquer un motif de convenance pour lequel Jérémie et Jean Baptiste ont été sanctifiés ainsi. Ce fut apparemment afin de préfigurer la sanctification que le Christ devait apporter. D'abord par sa passion, selon l'épître aux Hébreux (13, 12): "Jésus, pour sanctifier le peuple par son sang, a souffert hors de la porte." Or cette passion, Jérémie l'a annoncée très clairement par ses oracles et ses actions mystérieuses et l'a figurée aussi de façon très expressive par ses propres souffrances. Ensuite il convenait de préfigurer la sanctification apportée aux hommes par le baptême du Christ: "Vous avez été lavés, vous avez été sanctifiés " (1 Co 6, 11). Or c'est à ce baptême que Jean a préparé les hommes par le baptême qu'il administrait.
Solutions:
1. La Bienheureuse Vierge, élue par Dieu pour
être sa mère, eut une plus grande grâce de sanctification que Jean Baptiste et
Jérémie, élus pour être des préfigurations partielles de la sanctification du
Christ. Nous en avons ce signe: à la Bienheureuse Vierge il fut donné de ne
jamais commettre aucun péché, ni mortel ni véniel. Aux autres sanctifiés on
croit qu'il fut accordé de ne pas pécher mortellement, par protection de la
grâce divine.
2. Il est vrai que, sous d'autres rapporter des
saints ont pu être unis au Christ plus étroitement que Jean Baptiste et
Jérémie. Mais, comme nous venons de le dire, si l'on envisage la sanctification
du Christ que ceux-ci ont figurée expressément, c’est eux qui lui ont été le
plus unis.
3. La miséricorde dont parle Job dans ce texte ne désigne pas la vertu infuse, mais seulement une inclination naturelle à l'acte de cette vertu.
1. La Mère de Dieu a-t-elle été vierge en
concevant le Christ? - 2. Est-elle demeurée vierge en l'enfantant? - 3.
L'est-elle demeurée après l'enfantement? - 4. Avait-elle fait voeu de
virginité?
Objections:
1. Aucun enfant ayant père et mère n'est conçu
d'une vierge mère. Mais on ne dit pas que le Christ a eu seulement une mère,
mais aussi un père: "Son père et sa mère étaient dans l'étonnement de ce
qui se disait de lui " (Lc 1, 33). Et plus loin sa mère lui dit: "Ton
père et moi nous te cherchions, angoissés " (1, 48). Donc le Christ n'a
pas été conçu par une mère vierge.
2. Le début de S. Matthieu prouve que le Christ
fut le fils d'Abraham et de David par le fait que Joseph descendait de David.
Cette preuve ne vaudrait rien si Joseph n'avait pas été le père du Christ. Il
semble donc que la mère du Christ l'a conçu par l'union avec S. Joseph et
qu'ainsi elle n'a pas été vierge dans la conception du Christ.
3. Il est écrit (Ga 4, 4): "Dieu envoya son
Fils, né d'une femme." Or ce terme de " femme " dans le langage
courant désigne l'épouse d'un homme.
4. Ce qui est de même espèce requiert le même
mode de génération, parce que la génération, comme tout mouvement, est
spécifiée par son terme. Or le Christ a été de même espèce que nous, dit
l'Apôtre (Ph 2, 7): "Devenu semblable aux hommes et reconnu comme un homme
à son comportement." Puisque les autres hommes sont engendrés par l'union
de l'homme et de la femme, il semble que le Christ aussi a été engendré de
cette manière.
5. Toute forme naturelle a une matière qui lui est destinée, hors de laquelle elle ne peut exister. Or la matière de la forme humaine, c'est la semence du père et de la mère. Donc si le corps du Christ n'avait pas été conçu ainsi, il n'aurait pas été un vrai corps d'homme.
Cependant: il y a l'oracle d'Isaïe (7, 14): "Voici que la Vierge concevra."
Conclusion:
Il faut absolument confesser que la mère du Christ a conçu en restant vierge. Soutenir le contraire serait verser dans l'hérésie des ébionites et de Cérinthe, qui faisaient du Christ un homme ordinaire et attribuaient sa naissance à l'union des sexes.
Que le Christ ait été conçu d'une vierge, cela convient pour quatre motifs: 1° Pour sauvegarder la dignité de celui qui l'envoie. En effet, puisque le Christ est vraiment Fils de Dieu par nature, il ne convenait pas qu'il eût un autre père que Dieu, pour que la dignité de Dieu ne se reporte pas sur un autre.
2° Cela convenait à ce qui est le propre du Fils de Dieu, qui est envoyé. Il est le Verbe de Dieu. Or le verbe (la parole) est conçu sans aucune corruption de notre coeur; au contraire, la corruption du coeur est incompatible avec la conception d'un verbe parfait. Parce que la chair a été assumée par le Verbe de Dieu pour être vraiment sa chair, il convenait qu'elle-même fût conçue sans aucune atteinte à l'intégrité de la mère.
3° Cela convenait à la dignité de l'humanité du Christ, où le péché ne pouvait trouver place, puisque c'est elle qui devait enlever le péché du monde selon la parole rapportée par S. Jean (1, 29): "Voici l'Agneau de Dieu", l'être innocent, " qui enlève le péché du monde". Dans une nature déjà corrompue par l'acte conjugal, la chair n'aurait pu naître sans être imprégnée du péché originel. C'est pourquoi S. Augustin a pu écrire: "Une seule absence ici", dans le mariage de Marie et de Joseph, " celle des rapports conjugaux, car ils ne pouvaient s'accomplir dans la chair de péché, sans cette convoitise de la chair qui vient du péché et sans laquelle voulut être conçu celui qui devait être sans péché."
4° Cela convenait à cause de la fin même de l'incarnation du Christ, qui est de faire renaître les hommes en fils de Dieu " non d'un vouloir de chair ni de la volonté de l'homme, mais de Dieu " (Jn 1, 13) c'est-à-dire par la puissance divine. Le modèle de cette renaissance devait se montrer dans la conception du Christ. S. Augustin l'affirme: "Il fallait que notre tête naquît, selon la chair, d'une vierge par un miracle insigne, pour montrer que ses membres devaient naître, selon l'esprit, de cette vierge qu'est l'Église."
Solutions:
1. D'après S. Bède, " Joseph est appelé le père du Sauveur, non qu'il le fût vraiment, comme disent les photiniens, mais parce qu'il passait pour tel afin de sauvegarder la réputation de Marie." Ce qui fait dire à S. Luc (3, 23): "On croyait Jésus fils de Joseph."
Ou bien, selon S. Augustin. Joseph est appelé
père du Christ de la même manière " qu'il est connu comme l'époux de
Marie, sans commerce charnel, par le lien même du mariage, ce qui l'unissait
plus étroitement au Christ que s'il l'avait adopté autrement. On devait
l'appeler le père du Christ non parce qu'il l'aurait engendré par une union
charnelle, mais parce qu'il aurait été le père de l'enfant qu'il aurait adopté,
même si son épouse ne l'avait pas mis au monde".
2. Selon S. Jérôme " la généalogie du
Sauveur est amenée jusqu'à Joseph d'abord parce que ce n'est pas l'usage des
Écritures de constituer une généalogie par les femmes. Ensuite parce que Marie
et Joseph étaient de la même tribu. Aussi était-il obligé par la loi de
l'épouser". Et comme dit S. Augustin " Il fallait faire aboutir la
série des générations jusqu'à Joseph pour ne pas déprécier, à propos de ce
mariage, le sexe masculin qui est le plus fort, et la vérité n'y perdrait rien,
puisque Joseph et Marie descendaient tous deux de David."
3. Comme dit la Glose, " le mot
"femme" désigne, selon l'usage des Hébreux, non celles qui ont perdu
leur virginité, mais toutes celles du sexe féminin".
4. Cet argument est valable pour les êtres qui
viennent à l'existence par des voies naturelles, du fait que la nature, de même
qu'elle est déterminée à produire un seul effet, est aussi déterminée à le
produire d'une seule façon. Mais la vertu surnaturelle de Dieu, qui est
infinie, n'est pas déterminée à produire un seul effet, ni à le produire d'une
façon particulière. Voilà pourquoi la puissance divine a pu former le premier
homme " de la glaise du sol " et le corps du Christ du sein d'une
vierge, sans intervention de l'homme.
5. Selon le Philosophe, la semence du mâle ne joue pas le rôle de matière dans la conception de l'être vivant. Elle en est seulement le principe actif; c'est la femme seule qui fournit la matière de la conception. Aussi, du fait que la semence du mâle a fait défaut dans la conception du corps du Christ, il ne s'ensuit pas que ce corps n'ait pas eu la matière qui lui était due.
Mais à supposer que chez les animaux la semence
du mâle soit vraiment la matière de la conception, il est évident que cette
matière ne subsiste pas sous la même forme, mais qu'elle doit se transformer.
De même que Dieu a transformé la glaise du sol pour en faire le corps d'Adam,
de même a-t-il pu transformer la matière fournie par la mère pour en faire le
corps du Christ, même si ce n'était pas une matière suffisante pour une
conception naturelle.
Objections:
1. S. Ambroise écrit: "Celui qui a
sanctifié, en vue de la naissance d'un prophète, un sein étranger, c'est lui
qui a ouvert le sein de sa propre mère pour en sortir immaculé." Mais un
sein ne peut s'ouvrir sans exclure la virginité.
2. Rien, dans le mystère du Christ, ne
devait faire paraître son corps comme imaginaire. Mais qu'il puisse traverser
des lieux clos, cela ne peut convenir qu'à un corps non réel, mais imaginaire,
du fait que deux corps ne peuvent coexister dans le même lieu. Donc le corps du
Christ ne pouvait sortir du sein maternel si celui-ci demeurait fermé.
3. Comme dit S. Grégoire dans une homélie sur l'octave de Pâques, du fait qu'après sa résurrection le Seigneur a pénétré à travers les portes closes jusqu'à ses disciples " montre que son corps avait gardé sa nature et reçu une nouvelle gloire". Ainsi, traverser les lieux clos doit être attribué au corps glorieux. Or dans sa conception, le corps du Christ n'était pas glorieux mais passible car, selon l'Apôtre (Rm 8, 3), " le Christ avait une chair semblable à celle du péché". Il n'est donc pas sorti du sein de la Vierge resté fermé.
Cependant: on dit dans un discours du Concile d'Éphèse: "La nature, après l'enfantement, ne connaît plus de vierge. Mais la grâce a montré une mère qui enfante sans que sa virginité en souffre."
Conclusion:
Sans aucun doute, il faut affirmer que la mère du Christ est demeurée vierge même en enfantant. Car le prophète ne dit pas seulement " Voici que la Vierge concevra", mais il ajoute " Elle enfantera un fils." Et l'on peut en donner trois raisons de convenance.
1° Cela convenait à ce qui est le propre de celui qui naîtrait, et qui est le Verbe de Dieu. Car non seulement le verbe est conçu dans notre coeur sans le corrompre, mais c'est aussi sans corruption qu'il sort du coeur. Aussi, pour montrer qu'il y avait là le corps du Verbe de Dieu en personne, convenait-il qu'il naquît du sein intact d'une vierge. On lit encore dans un discours du Concile d'Éphèse: "Celle qui engendre la chair seule cesse d'être vierge. Mais parce que le Verbe est né de la chair, il protège la virginité de sa mère, montrant par là qu'il est le Verbe... Car ni notre verbe, lorsqu'il est engendré, ne corrompt notre âme, ni Dieu, le Verbe substantiel, lorsqu'il choisit de naître, ne supprime la virginité."
2° Cela convient quant à l'effet de l'Incarnation. Car le Christ est venu pour enlever notre corruption. Aussi n'aurait-il pas été convenable qu'il détruisît par sa naissance la virginité de sa mère. Aussi S. Augustin dit-il " Il aurait été malheureux que l'intégrité fût détruite par la naissance de celui qui venait guérir la corruption."
3° Celui qui a prescrit d'honorer ses parents ne pouvait en naissant diminuer l'honneur de sa mère.
Solutions:
1. Ce passage de S. Ambroise commente la loi
citée par l’Évangile (Lc 2, 23): "Tout mâle qui ouvre le sein maternel
sera consacré au Seigneur." C'est ainsi, explique Bède, " qu'on parle
d'une naissance ordinaire; il ne faudrait pas en conclure que le Seigneur,
après avoir sanctifié cette demeure en y entrant, lui ait fait perdre, en en
sortant, sa virginité". Aussi " ouvrir le sein " ne signifie pas
comme d'ordinaire que le sceau de la pudeur virginale est brisé, mais seulement
que l'enfant est sorti du sein de sa mère.
2. Tout en voulant attester la réalité de son
corps, le Christ a voulu aussi manifester sa divinité. C'est pourquoi il a mêlé
les prodiges avec l'humilité. Aussi, afin de montrer la réalité de son corps,
il naît d'une femme. Mais afin de montrer sa divinité, il procède d'une
vierge." Un tel enfantement convient à Dieu", chante S. Ambroise dans
un hymne de Noël.
3. Certains ont dit qu'à sa naissance le Christ avait pris la subtilité des corps glorieux, de même qu'en marchant sur la mer il a pris leur agilité.
Mais cela ne s'accorde pas avec ce que nous avons
précisé antérieurement. En effet, ces " dots", ou qualités des corps
glorieux, proviennent de ce que la gloire de l'âme rejaillit sur le corps,
comme nous le dirons plus loin en traitant des corps glorieux. Mais nous avons
dit plus haut que le Christ, avant la passion, permettait à sa chair d'agir et
de souffrir comme cela lui est propre, et que ce rejaillissement de la gloire
de l'âme sur le corps ne se produisait pas. Et c'est pourquoi il faut dire que
tout cela a été réalisé miraculeusement par la vertu divine. Aussi S. Augustin
dit-il: "Les portes closes n'ont pas été un obstacle pour la masse du corps
où se trouvait la divinité. Il a pu entrer sans qu'elles s'ouvrent comme, en
naissant, il avait laissé inviolée la virginité de sa mère." Et Denys,
écrit: "Le Christ produisait d'une manière surhumaine ce qui appartient à
l'homme. C'est ce que montrent une vierge qui le conçoit surnaturellement, et
une eau fluide qui supporte la charge de ses pas terrestres."
Objections:
1. On lit en S. Matthieu (1, 18) " Avant que
Joseph et Marie se fussent unis, elle se trouva enceinte par l'action du
Saint-Esprit." L'évangéliste n'aurait pas dit: "Avant qu'ils se
fussent unis " s'ils ne devaient pas le faire, car personne ne dit de
quelqu'un qui ne va pas déjeuner: "avant qu'il ne déjeune". Il apparaît
donc qu'à un moment donné la Bienheureuse Vierge s'est unie charnellement à
Joseph et qu'elle n'est donc pas demeurée vierge après l'enfantement.
2. On trouve un peu plus loin, dans les paroles
adressées à Joseph par l'ange: "Ne crains pas de prendre Marie ton
épouse." Or les épousailles se consomment par l'union charnelle. Il
apparaît donc qu'à un certain moment, celle-ci est intervenue entre Marie et
Joseph.
3. On trouve un peu plus loin " Il prit chez
lui son épouse, et il ne la connut pas jusqu'au jour où elle enfanta son fils
premier-né." " Or ce mot "jusque" désigne habituellement un
délai après lequel on fait ce qu'on n'avait pas fait jusqu'à ce moment
Il." Et le Verbe " connaître " a ici un sens charnel comme
lorsqu'il est dit (Gn 4, 1)." Adam connut son épouse." Il semble donc
qu'après l'enfantement la Vierge a eu des rapports charnels avec Joseph.
4. On ne peut appeler " premier-né "
que le fils suivi de plusieurs frères. S. Paul dit (Rm 8, 29): "Il les a
prédestiné à reproduire l'image de son Fils, pour qu'il soit le premier-né
d'une multitude de frères." Mais l'évangéliste (Lc 2, 7) appelle le Christ
le - Premier-né " de sa mère. Elle a donc eu d'autres fils après lui.
5. On lit (Jn 2, 5): "Après cela (le Christ)
descendit à Capharnaüm ainsi que sa mère et ses frères." Mais on appelle
frères ceux qui sont nés du même lit. Il semble donc que la Bienheureuse Vierge
a eu d'autres fils après le Christ.
6. Nous lisons (Mt 25, 55): "Il y avait là", près de la croix du Christ, " beaucoup de femmes venues de loin qui avaient suivi Jésus depuis la Galilée pour le servir. Parmi elles étaient Marie Madeleine, Marie mère de Jacques et de Joseph et la mère des fils de Zébédée". Cette Marie appelée ici mère de Jacques et de Joseph semble être aussi la mère du Christ, car Jean nous dit (19, 25): "Debout près de la croix se tenait Marie, sa mère." Il semble donc que la mère du Christ n'est pas demeurée vierge après l'enfantement de celui-ci.
Cependant: il est écrit dans Ézéchiel (44, 2): "Cette porte sera fermée; elle ne s'ouvrira point; et l'homme n'y passera pas parce que le Seigneur Dieu d'Israël est entré par elle." S. Augustin explique ainsi ce texte: "Que signifie cette porte fermée dans la maison du Seigneur, sinon que Marie sera toujours intacte? Et que "l'homme n'y passera pas" sinon que Joseph ne la connaîtra pas? Que signifie: "Seul le Seigneur entre et sort par elle", sinon que le Saint-Esprit la fécondera et que le Seigneur des anges naîtra d'elle? Et "elle sera fermée pour toujours", sinon que Marie est vierge avant l'enfantement, vierge dans l'enfantement et vierge après l'enfantement? "
Conclusion:
Il faut sans aucun doute rejeter l'erreur d'Helvidius, qui a osé dire que la mère du Christ, après l'avoir enfanté, a eu des rapports conjugaux avec Joseph et a engendré d'autres fils.
1° Cela porte atteinte à la perfection du Christ. Étant, selon sa nature divine, le fils unique du Père, comme étant parfait à tous égards, il convenait qu'il fût le fils unique de sa mère, son fruit très parfait.
2° Cette erreur fait injure au Saint-Esprit, car le sein virginal fut le sanctuaire où il forma la chair du Christ; aussi aurait-il été indécent qu'il fût ensuite profané par une union avec l'homme.
3° Elle rabaisse la dignité et la sainteté de la Mère de Dieu, qui aurait paru très ingrate si elle ne s'était pas contentée d'un Fils pareil et si elle avait voulu perdre par une union chamelle la virginité qui s'était miraculeusement conservée en elle.
4° On devrait encore reprocher à Joseph la plus grande audace s'il avait essayé de souiller celle dont l'ange lui avait révélé qu'elle a conçu Dieu par l'opération du Saint-Esprit. C'est pourquoi il faut affirmer sans aucune réserve que la Mère de Dieu, qui était restée vierge en concevant et en enfantant, est encore restée perpétuellement vierge après avoir enfanté.
Solutions:
1. Comme dit S. Jérôme " Il faut comprendre
que cette préposition, avant, bien qu'elle indique souvent des faits
postérieurs, montre parfois les faits qu'on avait placés auparavant par la
pensée; et il n'est pas nécessaire que ces faits se réalisent, parce que autre
chose est intervenu pour empêcher ce projet de se réaliser. Par exemple, si
quelqu'un dit: "Avant de déjeuner dans le port, j'ai navigué", on ne
comprend pas qu'il a déjeuné au port après avoir navigué, mais seulement qu'il
avait l'intention de déjeuner au port." Pareillement, l'évangéliste dit:
"Avant qu'ils fussent unis, elle se trouve enceinte par l'action du
Saint-Esprit " non parce qu'ils se seraient unis ensuite mais parce que,
tandis qu'ils paraissaient devoir le faire, ils ont été devancés par la
conception due au Saint-Esprit, à cause de quoi ils ne se sont pas unis dans la
suite.
2. Comme dit S. Augustin. la Mère de Dieu est
appelée " épouse de Joseph en raison du premier engagement des fiançailles
avec celle qu'il n'avait pas connue ni ne devait connaître charnellement".
Comme dit S. Ambroise: "L'Écriture n'affirme pas la perte de la virginité,
mais le lien conjugal et la célébration des noces."
3. Certains disent que dans ce texte " connaître " n'est pas à prendre au sens de l'union charnelle, mais concerne la connaissance qui éclaire l'esprit. En effet, S. Jean Chrysostome dit: "Avant que Marie eût enfanté, Joseph ne connut pas sa dignité, mais il la connut ensuite car, par son enfantement, elle devint plus belle et plus noble que tout l'univers parce que, celui que l'univers entier ne pouvait contenir, elle seule l'avait reçu dans le secret de ses entrailles."
Mais d'autres parlent de " connaissance " par la vue. De même que le visage de Moïse s'entretenant avec le Seigneur fut resplendissant de gloire au point que les fils d'Israël ne pouvaient plus le regarder, de même Marie, que l'éclat de la vertu du Très-Haut recouvrait de son ombre, ne pouvait être regardée par Joseph avant d'enfanter. Mais après l'enfantement, Joseph la connut à l'aspect de son visage et non par un contact charnel.
S. Jérôme, lui, concède qu'on doit entendre cette
" connaissance " dans son acception charnelle. Mais il dit que "
jusque", dans l'Écriture, peut s'entendre de deux façons. Parfois il
désigne un temps déterminé, par exemple (Ga 3, 19): "La loi fut ajoutée en
vue des transgressions, jusqu'à la venue de la descendance à qui était destinée
la promesse." Mais parfois elle désigne un temps indéterminé comme dans le
Psaume (123, 2): "Nos regards sont tournés vers le Seigneur notre Dieu
jusqu'à ce qu'il nous prenne en pitié", ce qui ne doit pas se comprendre
comme si, après avoir obtenu miséricorde, nos regards devaient se détourner de
Dieu. Et selon cette manière de parler on exprime " ce dont on pourrait
douter si ce n'était pas écrit, mais tout le reste est confié à notre
intelligence b". Et c'est en ce sens que l'évangéliste dit que la Mère de
Dieu " n'a pas été connue d'un homme jusqu'à son enfantement, afin que
nous comprenions bien plutôt qu'elle ne l'a pas été après".
4. L'usage de la Sainte Écriture est d'appeler
premier-né non seulement celui qui a des frères après lui, mais celui qui est
né le premier." Autrement, s'il n'y a de premier-né que lorsque des frères
le suivent, la loi ne devait pas réclamer les prémices avant une autre
naissances." Il est évident que c'est faux, puisque la loi prescrivait de
racheter les premiers-nés dans le délai d'un mois.
5. "Certains, dit S. Jérôme supposent que
les frères du Seigneur étaient les fils d'une première épouse de Joseph. Mais
nous, nous comprenons que les frères du Seigneur n'étaient pas des fils de
Joseph, mais des cousins germains du Sauveur, fils d'une soeur de Marie, mère
du Seigneur." En effet l'Écriture parle de " frères " en quatre
sens: "par la nature, la nation, la parenté, l'affection". Aussi les
frères du Seigneur sont-ils appelés ainsi non selon la nature, car ils ne sont
pas nés de la même mère, mais selon la parenté, car ils sont du même sang que
lui. Quant à Joseph, selon S. Jérôme il semble plus croyable qu'il est resté
vierge, car " l'Écriture ne dit pas qu'il a eu une autre épouse, et un
saint homme ne succombe pas à la fornication".
6. Cette Marie " mère de Jacques et de
Joseph " ne doit pas être prise pour la mère du Seigneur, car dans
l'Évangile, celle-ci est habituellement signalée par sa dignité de mère de
Jésus. Tandis que cette Marie est identifiée comme l'épouse d'Alphée, dont le
fils est Jacques le Mineur, appelé frère du Seigneur.
Objections:
1. Il est écrit (Dt 8, 14) " Il n'y aura
chez toi ni homme ni femme stérile." Or la stérilité est une conséquence
de la virginité. Donc observer la virginité était contraire au précepte de la
loi ancienne. Mais celle-ci demeurait en vigueur tant que le Christ n'était pas
né. Donc, à cette époque, la Bienheureuse Vierge ne pouvait licitement faire
voeu de virginité.
2. L'Apôtre déclare (1 Co 7, 25): "Au sujet
des vierges je n'ai aucun précepte du Seigneur, mais je donne un conseil."
Or la perfection des conseils devait commencer avec le Christ, qui est "
la fin de la loi " (Rm 10, 4). Il ne convenait donc pas que la Vierge fit
voeu de virginité.
3. L'Apôtre déclare (1 Tm 5, 12): "Pour ceux qui font voeu de chasteté, non seulement le mariage, mais le désir du mariage est condamnable." Or, la mère du Christ n'a commis aucun péché condamnable, comme on l'a établi précédemment. Donc, puisqu'elle a été " fiancée " dit S. Luc (1, 27), il apparaît qu'elle n'avait pas fait voeu de virginité.
Cependant: S. Augustin, écrit " A l'annonce faite par l'Ange, Marie répond: "Comment cela se fera-t-il, puisque je ne connais pas d'homme?" " Ce qu'elle n'aurait certainement pas dit si elle n'avait pas antérieurement consacré à Dieu sa virginité.
Conclusion:
Comme nous l'avons dit dans la deuxième Partie, les oeuvres de perfection méritent plus de louanges quand elles sont solennisées par un voeu. Or, chez la Mère de Dieu, c'est la virginité qui devait avoir le plus d'éclat, comme cela apparat d'après nos arguments. Il convenait donc que sa virginité fût consacrée à Dieu par un voeu. Il est vrai qu'au temps de la loi il fallait pousser à la fécondité les femmes aussi bien que des hommes, parce que c'était par la descendance charnelle que se propageait le culte de Dieu, avant que le Christ naquit de ce peuple. Aussi ne croit-on pas que la Mère de Dieu, avant ses fiançailles avec Joseph, ait fait catégoriquement le voeu de virginité; mais bien qu'elle en ait eu le désir, elle a remis sur ce point sa volonté à la décision de Dieu. Plus tard, quand elle eut pris un époux, comme l'exigeaient les moeurs du temps, elle fit avec lui voeu de virginité.
Solutions:
1. Parce qu'il semblait interdit par la loi de ne
pas travailler à laisser une descendance sur terre, la Mère de Dieu ne fit pas
voeu de virginité sans réserve, mais sous la condition que cela plairait à
Dieu. Ensuite, sachant que cela lui plairait, elle fit voeu de virginité avant
l'annonciation.
2. De même que la plénitude de la grâce fut
parfaite dans le Christ, mais qu'une ébauche la précéda chez sa mère, de même
l'observation des conseils qui se fait par la grâce de Dieu, a trouvé sa
première perfection chez le Christ, mais avait en quelque sorte commencé chez
la Vierge sa mère.
3. La parole de S. Paul est à entendre de ceux qui ont voué la virginité d'une manière absolue. Ce n'était pas le cas de la Mère de Dieu avant ses fiançailles avec Joseph. Mais après ses fiançailles, en même temps que son époux et d'un commun accord, elle fit voeu de virginité.
1. Le Christ devait-il naître d'une fiancée? -
2. Y eut-il un vrai mariage entre Marie, mère du Seigneur, et Joseph?
Objections:
1. Les fiançailles sont ordonnées à l'acte du
mariage. Mais la Mère du Seigneur n'a jamais voulu user du mariage parce
qu'elle aurait ainsi dérogé à sa virginité spirituelle.
2. Que le Christ soit né d'une vierge, ce fut un
miracle. Aussi S. Augustin écrit-il: "La vertu même de Dieu a fait sortir
les membres d'un enfant à travers le sein virginal de sa mère inviolée, comme
plus tard elle fera entrer les membres d'un adulte par des portes closes. Si
l'on en cherche une raison, la merveille s'évanouit; si l'on veut y trouver un
exemple, ce n'est plus un cas unique." Mais les miracles ont pour but de
confirmer la foi et c'est pourquoi ils doivent être évidents. Donc, puisque les
fiançailles auraient obscurci ce miracle, il ne semble pas que le Christ naquit
d'une fiancée.
3. D'après S. Jérôme le martyr S. Ignace donne de
ces fiançailles le motif suivant: "Pour que son enfantement soit caché au
diable, parce que celui-ci le croirait engendré non d'une vierge mais d'une
épouse." Mais ce motif semble sans aucune valeur. D'abord parce que le
diable connaît, grâce à sa perspicacité, tout ce qui concerne les corps. En
outre, les démons ont plus tard quelque peu connu le Christ par de nombreux
signes évidents. On lit ainsi (Mc 1, 23) " Un homme possédé de l'esprit
impur s'écria "Que nous veux-tu, Jésus de Nazareth? Es-tu venu avant le
temps pour nous perdre? je sais qui tu es: le Saint de Dieu." " Il ne
parait donc pas que la Mère de Dieu ait été fiancée.
4. S. Jérôme indique un autre motif: "Pour qu'elle ne soit pas lapidée par les juifs comme adultère." Mais ce motif paraît sans valeur, car si elle n'avait pas été fiancée, elle n'aurait pas pu être condamnée pour adultère. Ainsi ne paraît-il pas rationnel que le Christ naquît d'une vierge fiancée.
Cependant: on lit chez S. Matthieu (1, 18): "Marie, la mère de Jésus, était fiancée à Joseph." Et chez S. Luc (1, 26): "L'ange Gabriel fut envoyé à Marie, une vierge fiancée à un homme appelé Joseph."
Conclusion:
Il convenait que la vierge dont le Christ devait naître fût fiancée, à cause du Christ lui-même, à cause de sa mère et à cause de nous.
A cause du Christ pour quatre raisons. 1° Afin qu'il ne soit pas rejeté par les infidèles comme un enfant illégitime." Qu'aurait-on pu reprocher aux Juifs et à Hérode, demande S. Ambroise s'ils avaient persécuté un enfant apparemment né de l'adultère? " - 2° Afin que l'on pût dresser la généalogie du Christ, selon l'usage, en ligne masculine. Ce qui fait dire à S. Ambroise: "Celui qui est venu dans le monde est décrit à la manière du monde. On recherche l'homme à qui doivent échoir, au Sénat ou dans les autres assemblées, les honneurs dus à une famille. C'est le même usage qu'attestent les Écritures, en recherchant toujours l'origine d'un homme." - 3° Afin de protéger le nouveau-né contre les attaques que le diable aurait lancées contre lui avec plus de violence. Et c'est pourquoi S. Ignace soutient qu'elle fut fiancée " afin que son enfantement fût caché au diable".
En outre, cela convenait à l'égard de la Vierge elle-même. 1° Elle échappait ainsi au châtiment " afin de ne pas être lapidée par les juifs comme adultère " selon S. Jérôme. - 2° Elle était ainsi protégée contre le déshonneur, ce qui fait dire à S. Ambroise: "Elle a été fiancée pour soustraire au stigmate infamant d'une virginité perdue celle dont la grossesse aurait semblé faire éclater la déchéance." - 3° " Pour montrer l'aide que lui apporta S. Joseph", dit S. Jérôme.
Cela convenait aussi en ce qui nous concerne.
1° Parce que le témoignage de Joseph atteste que le Christ est né d'une vierge, comme le remarque S. Ambroise: "Personne ne témoigne avec plus d'autorité de la pudeur d'une femme que son mari qui pourrait ressentir l'injure et venger l'affront s'il n'avait reconnu là un mystère." - 2° Parce que les propres paroles de la Vierge affirmant sa virginité en reçoivent plus de crédit. S. Ambroise le dit aussi: "Cela donne plus de poids aux paroles de Marie et enlève tout motif de mensonge. Car une vierge qui aurait été enceinte sans être mariée aurait voulu voiler sa faute par un mensonge. Fiancée, elle n'avait aucune raison de mentir puisque, pour les femmes, la fécondité est la récompense du mariage et le bienfait des noces." Ces deux motifs viennent confirmer notre foi. - 3° Pour enlever toute excuse aux vierges qui, par leur imprudence, n'évitent pas le déshonneur. Ce que dit encore S. Ambroise: "Il ne convenait pas de laisser aux vierges dont la conduite a mauvaise réputation le prétexte et l'excuse de voir diffamée jusqu'à la Mère du Seigneur." 4° Parce qu'il y avait là un symbole de toute l'Église qui, " bien que vierge, a été fiancée à un unique époux, le Christ", dit S. Augustin. - On peut encore ajouter une cinquième raison à ce que la Mère du Seigneur fût une vierge fiancée: en sa personne sont honorés et la virginité et le mariage, contre les hérétiques qui rabaissent l'un ou l'autre.
Solutions:
1. Il faut croire que la Bienheureuse
Vierge Mère de Dieu a voulu se fiancer par une impulsion secrète du
Saint-Esprit. Comptant sur le secours divin pour n'avoir jamais à s'unir
charnellement, elle a cependant remis cela à la décision divine, si bien que sa
virginité n'a subi aucune atteinte.
2. Comme dit S. Ambroise, " le Seigneur a
préféré laisser certains mettre en doute son origine plutôt que la pureté de sa
mère. Il savait combien est délicate la pudeur d'une vierge et fragile son
renom de pureté, et il n'a pas jugé devoir établir la vérité de son origine en
faisant mal juger sa mère". Il faut pourtant savoir que parmi les miracles
de Dieu, certains sont de foi comme celui de l'enfantement virginal et celui de
la résurrection du Seigneur, et aussi celui du sacrement de l'autel. Et c'est
pourquoi le Seigneur a voulu qu'ils soient plus cachés afin qu'on ait plus de
mérite à y croire. Mais certains miracles ont pour but de confirmer la foi, et
ceux-là doivent être manifestes.
3. Comme dit S. Augustin, le diable a par nature
une grande puissance, mais celle-ci est empêchée par la puissance divine. Et
ainsi peut-on dire que si, par la puissance de sa nature, le diable pouvait
savoir que la Mère de Dieu n'avait pas été souillée mais était demeurée vierge,
Dieu l'empêchait de connaître le mode de l'enfantement divin. Que par la suite
le diable ait pu découvrir que Jésus était le Fils de Dieu, cela ne s'y oppose
pas, parce qu'il était temps alors pour le Christ de montrer sa puissance
contre le diable et de subir la persécution soulevée par celui-ci. Aussi S.
Léon dit-il: "Les mages trouvèrent Jésus petit comme un enfant, ayant
besoin de l'aide d'autrui, incapable de parler, bref ne différant en rien de
tous les autres enfants des hommes." Cependant S. Ambroise semble
appliquer cela plutôt aux membres du diable. En effet, après avoir donné ce
motif: de tromper le prince de ce monde, il ajoute: "Mais il a plus encore
trompé les princes de ce monde. Car la nature des démons parvient à pénétrer
même les choses cachées, mais ceux qui sont absorbés par les vanités de ce
monde ne peuvent connaître les réalités divines."
4. Selon la loi, le châtiment des adultères,
c'est-à-dire la lapidation était infligée non seulement à la femme déjà fiancée
ou mariée, mais encore à la vierge gardée dans la maison paternelle en
attendant le mariage. Aussi est-il écrit (Dt 22, 20): "Si une jeune fille
n'a pas été trouvé vierge, elle sera lapidée par les gens de la cité et elle mourra,
parce qu'elle a commis une infamie en Israël, en se prostituant dans la maison
de son père." Ou bien l'on peut dire que la Bienheureuse Vierge était de
la race d'Aaron, d'où sa parenté avec Élisabeth notée par Luc (1, 36). Or la
vierge de race sacerdotale, quand elle se déshonorait, était mise à mort selon
le Lévitique (21, 9): "Si la fille d'un prêtre est surprise à se
prostituer et déshonore le nom de son père, elle sera brûlée." Certains
rattachent la parole de S. Jérôme à cette lapidation pour déshonneur.
Objections:
1. S. Jérôme dit que " Joseph fut le gardien
de Marie plutôt que son époux". Mais s'il y avait eu un vrai mariage,
Joseph aurait été vraiment son époux.
2. Sur le texte (Mt 1, 16): "Jacob engendra Joseph époux de Marie", S. Jérôme nous dit: "Que ce terme d'époux n'évoque pas en toi l'idée de mariage. Souviens-toi que c'est l'habitude des Écritures d'appeler épouses les fiancées." Or ce