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Somme Théologique. Ia Pars (pages 201à 250)

Questions 43 à 56


2. Si une Personne divine existe chez quelqu'un à titre nouveau, ou se trouve possédée dans le temps par quelqu'un, ce n'est pas en raison d'un changement chez cette Personne divine, mais d'un changement dans la créature. Ainsi Dieu reçoit dans le temps l'attribut de Seigneur, en raison du changement de la créature 1.
3. Le mot mission n'évoque pas seulement la procession à partir du principe : il assigne en outre à cette procession un terme temporel. Il n'y a donc mission que dans le temps. Ou bien disons que le mot mission inclut dans son concept la procession éternelle et y ajoute un effet temporel ; car le rapport de la Personne divine à son principe ne peut être qu'éternel. Et si l'on parle d'une double procession, éternelle et temporelle, ce n'est pas qu'il y ait double rapport au principe ; ce qui est double, c'est le terme, éternel et temporel.


ARTICLE 3 : Comment une Personne divine est-elle envoyée ?
Objections : 1. Pour une Personne divine, être envoyée c'est être donnée. Donc si la Personne divine n'est envoyée qu'en raison des dons de la grâce sanctifiante, ce n'est pas la Personne divine elle-même qui sera donnée, mais ses dons. Or c'est là précisément l'erreur de ceux qui disent que le Saint-Esprit ne nous est pas donné, mais seulement ses dons.
2. La préposition secundum (selon, en raison de, à titre de) notifie un rapport de causalité. Or c'est la Personne divine qui est cause qu'on possède ce don qu'est la grâce sanctifiante, et non pas l'inverse, selon la parole de S. Paul (Rm 5, 5) : " L'amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné. " Donc, on ne peut pas dire que la Personne divine est envoyée à raison de la grâce.
3. D'après S. Augustin, " on dit que le Fils est envoyé, lorsque dans le temps l'esprit le perçoit ". Mais le Fils n'est pas connu seulement par la grâce sanctifiante, il l'est aussi par " grâce gratuite ", par exemple par la foi et la science. Ce n'est donc pas en raison seulement de la grâce sanctifiante qu'il y a mission de la Personne divine.
4. Raban Maur dit que le Saint-Esprit fut donné aux Apôtres pour opérer des miracles. Or, cela n'est pas un don qui appartient à la grâce sanctifiante, mais un don de " grâce gratuite ". La Personne divine n'est donc pas donnée seulement en raison de la grâce sanctifiante.
En sens contraire, S. Augustin dit que " le Saint-Esprit procède temporellement pour sanctifier la créature. " Or, la mission est une procession temporelle. Et puisqu'il n'y a sanctification de la créature que par la grâce qui rend agréable à Dieu, il s'ensuit qu'il n'y a de mission d'une Personne divine que par la grâce sanctifiante.
Réponse : On dit qu'une Personne divine est " envoyée ", en tant qu'elle existe en quelqu'un d'une manière nouvelle ; elle est " donnée ", en tant qu'elle est possédée par quelqu'un. Or ni l'un ni l'autre n'a lieu sinon en raison de la grâce sanctifiante. Il y a en effet pour Dieu une manière commune d'exister en toutes choses par son essence, sa puissance et sa présence ; il y est ainsi comme la Cause dans les effets qui participent de sa bonté. Mais, au-dessus de ce mode commun, il y a un mode spécial qui est propre à la créature raisonnable : on dit que Dieu existe en celle-ci comme le connu dans le connaissant et l'aimé dans l'aimant. Et parce qu'en le connaissant et aimant, la créature raisonnable atteint par son opération jusqu'à Dieu lui-même, on dit que, par ce mode spécial, non seulement Dieu est dans la créature raisonnable, mais encore qu'il habite en elle comme dans son temple. Ainsi donc, en dehors de la grâce sanctifiante, il n'y a pas d'autre effet qui puisse être la raison d'un nouveau mode de présence de la Personne divine dans la créature raisonnable. Et c'est seulement en raison de la grâce sanctifiante qu'il y a mission et procession temporelle de la Personne divine. De même, on dit que nous " possédons " cela seulement dont nous pouvons librement jouir Or, on n'a pouvoir de jouir d'une Personne divine qu'en raison de la grâce sanctifiante.
Cependant, dans le don même de la grâce sanctifiante, c'est le Saint-Esprit que l'on possède et qui habite l'homme. Aussi est-ce le Saint-Esprit lui-même qui est donné et envoyé.
Solutions : l. Le don de la grâce sanctifiante perfectionne la créature raisonnable pour la mettre en état, non seulement d'user librement du don créé, mais encore de jouir de la Personne divine elle-même. C'est donc bien en raison de la grâce sanctifiante qu'il y a mission invisible ; et pourtant la Personne divine elle-même nous est donnée.
2. La grâce sanctifiante dispose l'âme à posséder la Personne divine ; c'est ce que signifie notre formule : " Le Saint-Esprit est donné en raison de la grâce. " Cependant, ce don même qu'est la grâce provient du Saint-Esprit ; et c'est ce qu'exprime S. Paul, lorsqu'il dit que " l'amour de Dieu est répandu dans nos coeurs par le Saint-Esprit ".
3. Il est vrai que nous pouvons connaître le Fils par certains effets de grâce, différents de la grâce sanctifiante ; cependant ces autres effets ne suffisent pas pour qu'il habite en nous, et que nous le possédions.
4. Le don d'accomplir des miracles est ordonné à la grâce sanctifiante, qu'il s'agit de manifester ; il en est de même du don de prophétie et de n'importe quelle " grâce gratuite " 3. Aussi la première épître aux Corinthiens (12, 7) nomme la grâce gratuite " une manifestation de l'Esprit ". On dit donc que le Saint-Esprit fut donné aux Apôtres pour opérer des miracles, parce que la grâce sanctifiante leur a été donnée par le signe qui la manifestait. Mais si le signe de la grâce gratuite était donné seul sans la grâce, on ne dirait plus que le Saint-Esprit est donné, purement et simplement. Cette formule reçoit alors un complément déterminatif ; on dira, par exemple, que l'esprit de prophétie, ou l'esprit des miracles a été donné à quelqu'un, s'il a le pouvoir de prophétiser ou de faire des miracles.


ARTICLE 4 : Convient-il à toute Personne divine d'être envoyée ?
Objections : l. Pour une Personne divine, être envoyée c'est être donnée. Or le Père se donne : car nul ne peut le posséder si lui-même ne se donne. On peut donc bien dire que le Père s'envoie lui-même.
2. Il y a mission de la Personne divine, quand il y a habitation de grâce. Mais par la grâce, c'est la Trinité entière qui habite en nous, selon cette parole en S. Jean (14, 23) : " Nous viendrons à lui et nous ferons en lui notre demeure. " Chacune des Personnes divines est donc envoyée.
3. Tout attribut qui convient à l'une des Personnes convient à toutes, exception faite des notions et des personnes. Or le terme mission ne signifie ni une personne, ni une notion, car il n'y a que cinq notions, nous l'avons dit. De toute Personne divine on peut donc dire qu'elle est envoyée.
En sens contraire, S. Augustin nous dit : " Dans l'Écriture, seul le Père n'est jamais dit être envoyé. "
Réponse : Par définition, mission implique procession à partir d'un autre ; et en Dieu, procession d'origine, on l'a dit plus haut. Puisque le Père ne procède d'aucun autre, il ne lui convient donc nullement d'être envoyé ; cela n'appartient qu'au Fils et au Saint-Esprit, car il leur convient d'être à partir d'un autre.
Solutions : 1. Si donner veut dire communiquer librement quelque chose, alors le Père se donne ainsi lui-même, puisqu'il se communique libéralement à la créature pour qu'elle jouisse de lui. Mais si donner veut évoquer une autorité du donateur sur ce qui est donné, alors en Dieu ne peut être donnée, et pareillement envoyée, que la Personne qui procède d'une autre.
2. L'effet de grâce provient aussi du Père qui, par cette grâce, habite l'âme au même titre que le Fils et le Saint-Esprit ; mais on ne dit pas qu'il est envoyé, parce qu'il ne procède pas d'un autre. C'est l'explication qu'en donne S. Augustin : " Quand le Père est connu de quelqu'un dans le temps, on ne dit pas qu'il est envoyé ; car il n'a personne de qui venir ou procéder. "
3. Le terme de mission, en tant qu'il évoque une procession à partir de celui qui envoie, inclut bien une notion dans sa signification ; non pas sans doute telle notion en particulier, mais dans une acception générique, au sens ou " être d'un autre " est un aspect commun aux deux notions de filiation et de spiration passive.


ARTICLE 5 : Y a-t-il mission invisible du Fils aussi bien que du Saint-Esprit ?
Objections : l : C'est en raison des dons de la grâce que l'on considère la mission invisible d'une Personne divine. Or tous les dons de grâce ressortissent au Saint-Esprit, selon la parole de S. Paul (1 Co 12, 11) : " Ils sont tous l'oeuvre du même et unique Esprit. " Il n'y a donc de mission invisible que du Saint-Esprit.
2. La mission de la Personne divine est liée à la grâce sanctifiante. Or les dons qui perfectionnent l'intellect ne sont pas des dons de la grâce sanctifiante, car on peut les posséder sans la charité, dit S. Paul (1 Co 13, 2) : " Quand j'aurais le don de prophétie, quand je connaîtrais tous les mystères et toute la science, quand j'aurais toute la foi, une foi à transporter les montagnes, si je n'ai pas la charité, je ne suis rien. " Puisque le Fils procède, comme Verbe, de l'intellect, il ne lui appartient donc pas d'être envoyé.
3. La mission d'une Personne divine, disionsnous, est une procession. Mais la procession du Fils et celle du Saint-Esprit sont deux processions distinctes. Donc, si ces deux Personnes sont envoyées, cela fera aussi deux missions distinctes. Et alors la seconde serait superflue, car une seule suffit à sanctifier la créature.
En sens contraire, il est écrit de la Sagesse divine (Sg 9, 10) : " Envoyez-la de vos cieux très saints, envoyez-la du trône de votre gloire. "
Réponse : Par la grâce sanctifiante, c'est toute la Trinité qui habite l'âme, selon ce qui est écrit en S. Jean (14, 23) : " Nous viendrons à lui et nous ferons en lui notre demeure. " Or, dire qu'une Personne divine est envoyée à quelqu'un par la grâce invisible, c'est signifier un mode nouveau d'habitation de cette Personne, et l'origine qu'elle tient d'une autre. Puisque ces deux conditions : habiter l'âme par la grâce, et procéder d'un autre, conviennent également au Fils et au Saint-Esprit, concluons qu'il convient à tous deux d'être envoyés invisiblement. Quant au Père, il lui appartient sans doute d'habiter l'âme par la grâce, mais non pas d'être d'un autre, ni par suite d'être envoyé.
Solutions : l. Il est vrai que tous les dons, à titre de dons, sont appropriés au Saint-Esprit, parce que celui-ci, en tant qu'Amour, a le caractère du premier don, nous l'avons dit. Cependant, certains dons, considérés selon leur teneur en propre et spécifique, sont attribués par appropriation au Fils : tous ceux précisément qui se rattachent à l'intellect. Et selon ces dons il y a une mission du Fils. S. Augustin dit ainsi : " Le Fils est invisiblement envoyé à chacun, lorsqu'on le connaît et perçoit. "
2. La grâce rend l'âme conforme à Dieu. Aussi pour qu'il y ait mission d'une Personne divine à l'âme par la grâce, il faut que l'âme soit conforme ou assimilée à cette personne par quelque don de grâce. Or le Saint-Esprit est l'Amour ; c'est donc le don de la charité qui assimile l'âme au Saint-Esprit, et c'est en raison de la charité que l'on considère une mission du Saint-Esprit. Le Fils, lui, est le Verbe et non pas un verbe quelconque, mais celui qui inspire l'Amour. " Le Verbe que nous cherchons à faire entendre, dit S. Augustin, est une connaissance pleine d'amour. " Il n'y a donc pas mission du Fils pour un perfectionnement quelconque de l'intellect, mais seulement quand l'intellect est doté et enrichi de telle sorte qu'il en vienne à déborder dans un élan d'amour, selon qu'il est écrit en S. Jean (6, 45) : " Quiconque a entendu le Père et a reçu son enseignement, vient à moi ", ou dans le Psaume (39, 4) : " Dans ma méditation, un feu s'embrasera. " Aussi S. Augustin usetil de termes significatifs : " Le Fils, dit-il est envoyé, lorsqu'il est connu et perçu. " Le mot perception signifie en effet une certaine connaissance expérimentale. C'est là proprement la " sagesse ", ou science savoureuse, selon la maxime de l'Ecclésiastique (6, 22) : " La sagesse de la doctrine mérite bien son nom. "
3. Nous l'avons dit, la mission comporte un double aspect : origine de la Personne envoyée, et habitation par la Grâce. Si, en parlant de mission, nous considérons l'origine, alors la mission du Fils est distincte de celle du Saint-Esprit, comme la génération de l'un est distincte de la procession de l'autre. Mais, si nous considérons l'effet de la grâce, les deux missions ont une racine commune, la grâce, tout en se distinguant dans les effets de cette grâce, qui sont l'illumination de l'intellect et l'embrasement de l'affection. On voit par là qu'une mission ne va pas sans l'autre, puisque aucune des deux ne s'accomplit sans la grâce sanctifiante, et qu'une Personne ne se sépare pas de l'autre.


ARTICLE 6 : A qui est accordée la mission invisible ?
Objections : l. Les Pères de l'Ancien Testament ont eu part à la grâce, tandis qu'il ne semble pas que la mission invisible les ait atteints, d'après S. Jean (7, 39) : " L'Esprit n'était pas encore donné, parce que Jésus n'avait pas encore été glorifié. " La mission invisible n'est donc pas donnée à tous ceux qui participent à la grâce.
2. Il n'y a de progrès en vertu que par la grâce. Mais la mission invisible ne paraît pas liée aux progrès de la vertu ; car, le progrès vertueux étant continu, semble-t-il, puisque la charité ou bien croît sans cesse, ou bien disparaît, on aurait alors une mission continuelle. Ne disons donc pas que la mission invisible est faite " à tous ceux qui ont part à la grâce ".
3. Le Christ et les bienheureux ont la grâce en plénitude. Mais il ne semble pas qu'il leur soit fait de mission, car on ne fait d'envoi qu'à celui qui est à distance, alors que le Christ, en tant qu'homme, et les bienheureux sont parfaitement unis à Dieu. Ce n'est donc pas " à tous ceux qui ont part à la grâce ", qu'est faite la mission invisible.
4. Les sacrements de la loi nouvelle contiennent la grâce ; pourtant nul ne dit qu'il leur est fait une mission invisible. Il n'y a donc pas mission invisible à tout ce qui a la grâce.
En sens contraire, d'après S. Augustin, il y a mission invisible " pour sanctifier la créature ". Or, toute créature qui a la grâce est sanctifiée. Il y a donc mission invisible à toute créature qui a la grâce.
Réponse : Ainsi qu'on l'a dit, le concept de mission implique que l'envoyé, ou bien commence d'être où il n'était pas auparavant, comme il arrive dans les choses créées ; ou bien commence d'être d'une manière nouvelle là où il était déjà, et c'est dans ce dernier sens qu'on parle d'une mission des Personnes divines. Il y a donc deux conditions à vérifier chez celui à qui se fait leur envoi : l'habitation de la grâce, et certain caractère de nouveauté dans l'oeuvre de la grâce. Et à tous ceux en qui se rencontrent ces deux conditions, il y a mission invisible.
Solutions : l. Il y a eu mission invisible aux pères de l'Ancien Testament. S. Augustin dit ainsi que le Fils, par sa mission invisible " devient présent chez les hommes et avec les hommes : mystère déjà réalisé autrefois chez les Pères et les Prophètes ". Donc, quand nous lisons en S. Jean que " l'Esprit n'était pas encore donné ", nous l'entendons de cette donation avec signes visibles qui eut lieu le jour de la Pentecôte.
2. Il y a mission invisible même dans le progrès vertueux ou la croissance de la grâce. S. Augustin dit que le Fils " est envoyé à chacun lorsqu'il est connu et perçu autant qu'il peut l'être selon la capacité d'une âme qui progresse en Dieu ou qui y est déjà consommée ". Cependant, s'il est un accroissement de grâce où il y ait lieu de considérer une mission invisible, c'est avant tout celui qui fait passer à quelque acte nouveau ou à un nouvel état de grâce ; par exemple, lorsqu'on est élevé à la grâce des miracles, à celle de prophétie, ou lorsqu'on en vient, par ferveur de charité, à s'exposer au martyre, à renoncer à tous ses biens, ou à entreprendre quelque oeuvre difficile.
3. Une mission invisible est accordée aux bienheureux dès le premier instant de leur béatitude. Dans la suite, il leur est donné des missions invisibles, non plus par intensification de leur grâce, mais en ce sens qu'ils reçoivent de nouvelles révélations touchant certains mystères ; il en est ainsi jusqu'au jour du jugement. Ici, le progrès consiste dans une extension de la grâce à de nouveaux objets. Le Christ reçut une mission invisible dès le premier instant de sa conception ; mais il n'en eut pas d'autre, puisqu'il fut rempli de toute grâce et sagesse dès le premier instant de sa conception.
4. Dans les sacrements de la loi nouvelle, la grâce existe à titre instrumental, à la manière dont la forme de l'oeuvre existe dans l'instrument de l'artiste, c'est-à-dire comme en train de passer de l'agent dans le patient. Mais on ne parle de mission que pour le terme de l'envoi. Ce n'est donc pas aux sacrements qu'est faite la mission d'une Personne divine, mais à ceux qui reçoivent la grâce par le moyen de ces sacrements.


ARTICLE 7 : Convient-il au Saint-Esprit d'être envoyé visiblement ?
Objections : l. Le Fils, en tant précisément qu'il est envoyé visiblement dans le monde, est dit inférieur au Père. Mais nulle part on ne lit que le Saint-Esprit soit ainsi inférieur au Père. C'est donc qu'il ne convient pas au Saint-Esprit d'être visiblement envoyé.
2. Il y a mission visible en raison de l'assomption d'une créature visible par une Personne divine ; tel est le cas de la mission du Fils dans la chair. Mais le Saint-Esprit n'a pas assumé de créature visible. On ne peut donc pas dire qu'il soit présent en certaines créatures visibles autrement que dans les autres, sinon comme dans un signe qui le manifeste ; mais c'est le cas des sacrements, c'est le cas de toutes les figures de l'ancienne loi. Ne parlons donc pas de mission visible du Saint-Esprit, ou bien il faudra dire qu'elle a lieu pour tous les cas qu'on vient d'énumérer.
3. Toute créature visible est un effet qui manifeste la Trinité entière. Dans les créatures visibles qu'on mentionne, il n'y a donc pas mission du Saint-Esprit plutôt que d'une autre Personne.
4. Le Fils a été envoyé visiblement selon la plus digne des créatures visibles, c'est-à-dire avec la nature humaine. Donc, si le Saint-Esprit est envoyé visiblement, ce doit être avec des créatures raisonnables.
5. Pour S. Augustin, ce qui est visiblement accompli par la vertu divine, est confié au ministère des anges. Donc s'il y a eu apparition de formes visibles, ce fut par le ministère des anges ; ainsi ce sont les anges qui sont envoyés, et non pas le Saint-Esprit.
6. S'il y a mission visible du Saint-Esprit, ce n'est jamais que pour manifester sa mission invisible, car les réalités invisibles sont manifestées par les choses visibles. Par conséquent, celui qui n'a pas reçu de mission invisible n'a pas dû non plus recevoir de mission visible ; et tous ceux qui, dans l'un ou l'autre Testament, ont reçu la mission invisible, ont dû aussi recevoir la mission visible : ce qui est évidemment faux. L'hypothèse l'est donc aussi ; autrement dit, le Saint-Esprit n'est pas envoyé visiblement.
En sens contraire, on lit en S. Matthieu (3, 16) que le Saint-Esprit descendit sur le Seigneur, quand il reçut le baptême, sous la forme d'une colombe.
Réponse : A toute chose, Dieu pourvoit selon le mode qui lui convient. Or, c'est le mode connaturel à l'homme, d'être conduit par le visible à l'invisible ; on l'a dit plus haut. Aussi a-t-il fallu manifester à l'homme, par des choses visibles, les mystères invisibles de Dieu. De même donc que Dieu, par des créatures visibles présentant quelques signes révélateurs, s'est en quelque mesure montré aux hommes, lui et les processions éternelles de ses Personnes, ainsi convenait-il qu'à leur tour les missions invisibles de ces Personnes divines fussent manifestées par quelques créatures visibles. Avec une différence, d'ailleurs, selon qu'il s'agit du Fils ou du Saint-Esprit. Puisque le Saint-Esprit procède comme l'Amour, il lui appartient d'être le don de la sanctification ; le Fils étant principe du Saint-Esprit, il lui appartient d'être l'auteur de cette sanctification. Le Fils est donc visiblement envoyé comme auteur de la sanctification, tandis que le Saint-Esprit l'est comme signe de la sanctification.
Solutions : l. Le Fils a assumé dans l'unité de sa personne la créature visible où il est apparu, si bien que les attributs propres à cette créature sont attribuables au Fils de Dieu. C'est ainsi, en raison de sa nature assumée, que le Fils est dit inférieur au Père. Mais le Saint-Esprit n'a pas assumé en l'unité de sa personne la créature où il est apparu ; ce qui convient à celle-ci ne s'attribue pas à lui. On ne peut donc pas arguer de la créature visible qui le manifeste, pour le dire inférieur au Père.
2. On ne considère pas de mission visible du Saint-Esprit dans la vision imaginaire, autrement dit dans la vision prophétique. Selon S. Augustin, la vision prophétique n'est pas offerte aux yeux du corps sous des formes corporelles : elle est présentée à l'esprit sous les images spirituelles de réalités corporelles. Mais la colombe et le feu ont été vus par les yeux des témoins. D'ailleurs le Saint-Esprit n'y était pas simplement comme le Christ était dans le rocher : "Le rocher, dit S. Paul (1 Co 10, 4), c'était le Christ". Ce rocher était déjà une créature, et c'est son opération qui lui vaut de représenter le Christ et d'en prendre le nom. Mais colombe et feu ont soudain existé à seule fin de signifier ces mystères. Il faut, semble-t-il, les rapprocher de la flamme qui apparut à Moïse dans le buisson, de la colonne que le peuple suivait dans le désert, des éclairs et du tonnerre qui accompagnaient la révélation de la loi sur la montagne. Si la forme corporelle de toutes ces choses a existé, ce fut pour symboliser et prédire quelque chose ". On voit donc que la mission visible ne se vérifie ni pour les visions prophétiques, qui furent imaginaires et non corporelles ; ni pour les signes sacramentels de l'Ancien et du Nouveau Testament, où l'on recourt à des choses préexistantes pour symboliser une réalité sacrée. Il n'est question de mission visible du Saint-Esprit que lorsqu'il s'est manifesté par des créatures formées exprès pour le signifier.
3. C'est bien la Trinité entière qui a produit ces créatures visibles ; mais leur production les destinait à manifester spécialement telle ou telle Personne. De même que des noms distincts désignent le Père, le Fils et le Saint-Esprit, ainsi des choses différentes ont pu les signifier, bien qu'il n'y ait aucune séparation ou diversité entre les Personnes divines.
4. Il fallait, disionsnous à l'instant, manifester la personne du Fils comme l'auteur de la sanctification au moyen d'une créature raisonnable, capable d'action et de sanctification. Mais pour faire office de signe de sanctification, n'importe quelle autre créature suffisait. Il n'était pas non plus nécessaire que la créature visible, formée à cette fin, fût assumée par le Saint-Esprit dans l'unité de sa personne ; elle n'était pas prise pour agir, mais seulement pour notifier. C'est pourquoi encore elle n'avait à durer que le temps de remplir son office.
5. Sans doute, ces créatures visibles ont été formées par le ministère des anges, mais pour signifier la personne du Saint-Esprit et non pas celle de l'ange. Et, puisque le Saint-Esprit était en ces créatures visibles, comme la réalité signifiée est dans le signe, on dit qu'il y avait là mission visible du Saint-Esprit, et non pas de l'ange.
6. Il n'est pas nécessaire que la mission invisible soit toujours manifestée par un signe extérieur visible : " La manifestation de l'Esprit, dit S. Paul (1 Co 12, 7), est accordée selon que l'exige l'utilité " de l'Église. Il s'agit, par ces signes visibles, de confirmer et de propager la foi ; or ce fut principalement l'oeuvre du Christ et des Apôtres, comme l'affirme l'épître aux Hébreux (2, 3) : " Publié en premier lieu par le Seigneur, le salut nous a été attesté par ceux qui avaient entendu celui-ci. " Il était donc spécialement besoin d'une mission du Saint-Esprit au Christ, aux Apôtres et à un certain nombre des premiers saints, qui étaient en quelque sorte les fondations de l'Église. Notons toutefois que la mission visible faite au Christ manifestait une mission invisible accomplie non pas en cet instant, mais dès le début de sa conception.
La mission visible adressée au Christ, dans son baptême, se fit sous la forme d'une colombe, animal très fécond ; c'était pour montrer la puissance privilégiée du Christ comme source de grâce par la régénération spirituelle Aussi entendit-on retentir la voix du Père, disant : " Celui-ci est mon Fils bienaimé " ; car les autres devaient être régénérés à la ressemblance du Fils unique. Dans la Transfiguration, le Saint-Esprit lui fut envoyé sous forme de nuée lumineuse, pour montrer la fertilité de son enseignement ; la voix ajouta, en effet : " Écoutez-le ".
Aux apôtres, il fut envoyé sous forme de souffle, pour montrer leur pouvoir de ministres dans la dispensation des sacrements ; il leur fut dit, en effet (Jn 20, 23) : " Ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis. " Sous forme aussi de langues de feu, pour manifester leur office de docteurs : " Ils commencèrent, disent les Actes (2, 4), à parler en diverses langues. "
Quant aux Pères de l'Ancien Testament, ils ne devaient pas recevoir de mission visible du Saint-Esprit. Il fallait en effet que la mission visible du Christ précède celle du Saint-Esprit ; car le Saint-Esprit manifeste le Fils, comme le Fils manifeste le Père. Il y eut bien des apparitions visibles des Personnes divines aux Pères de l'Ancien Testament ; mais on ne peut parler à ce propos de missions visibles, parce que, selon S. Augustin, ces apparitions ne se sont pas produites pour signifier l'habitation par grâce de la Personne divine, mais pour manifester quelque autre chose.


ARTICLE 8 : Une Personne peut-elle s'envoyer elle-même visiblement ou invisiblement ?
Objections : 1. S. Augustin affirme : " Le Père n'est envoyé par personne, parce qu'il ne procède de personne. " Donc, si une Personne divine est envoyée par une autre, il faut qu'elle en procède.
2. Celui qui envoie a autorité sur l'envoyé. Or, à l'égard d'une Personne divine, il n'est d'autorité qu'à titre d'origine. Il faut donc que la Personne envoyée procède de celle qui envoie.
3. Si la Personne divine peut être envoyée par celle de qui elle ne procède pas, rien n'empêchera de dire que le Saint-Esprit est donné par l'homme de qui il ne procède pas. Or S. Augustin a combattu cette dernière thèse. C'est donc que la Personne divine n'est envoyée que par celle dont elle procède.
En sens contraire, le Fils est envoyé par le Saint-Esprit, selon cette parole d'Isaïe (48, 16) : " Maintenant le Seigneur Dieu m'envoie. " Or le Fils ne procède pas du Saint-Esprit. Une Personne divine est donc envoyée par celle de qui elle ne procède pas.
Réponse : Sur cette question, on trouve exprimées diverses opinions. Selons certains, la Personne divine n'est envoyée que par celle de qui elle procède éternellement. Dans ce système, si l'on dit que le Fils de Dieu est envoyé par le Saint-Esprit il faut le rapporter à sa nature humaine selon laquelle le Saint-Esprit l'envoie prêcher. Mais S. Augustin dit que le Fils s'envoie lui-même et qu'il est envoyé par le Saint-Esprit ; et encore que le Saint-Esprit est envoyé par lui-même et par le Fils. De sorte qu'en Dieu, s'il n'appartient pas à toute Personne d'être envoyée, mais seulement à une Personne issue d'une autre, en revanche il appartient à toute Personne d'envoyer.
Les deux points de vue ont chacun leur vérité. Lorsqu'on dit qu'une Personne est envoyée, on signifie la Personne même qui procède d'une autre, et l'effet visible ou invisible à raison duquel on envisage une mission de la Personne divine. Donc, si l'on considère celui qui envoie comme principe de la Personne envoyée, de ce point de vue ce n'est pas une Personne quelconque qui envoie, mais celle-là seulement à qui il appartient d'être principe de la Personne envoyée ; le Fils n'est ainsi envoyé que par le Père, tandis que le Saint-Esprit l'est par le Père et par le Fils. Mais si la Personne qui envoie est considérée comme principe de l'effet pour lequel on envisage une mission, c'est alors la Trinité entière qui envoie la Personne en mission. Il ne s'ensuit pas, d'ailleurs, que l'homme donne le Saint-Esprit, puisqu'il ne peut pas causer l'effet de grâce.
Ainsi, la solution des objections va de soi.
LA PROCESSION DES CRÉATURES A PARTIR DE DIEU, PREMIERE CAUSE DE TOUS LES ETRES
Après avoir considéré la procession des Personnes divines, il reste à considérer la procession des créatures à partir de Dieu. Cette étude comprendra trois parties : premièrement la production des créatures (Q. 44-46) ; deuxièmement, leur distinction (Q.47-102) ; troisièmement, leur conservation et leur gouvernement (Q. 103-119).
Sur la production des choses, on envisagera : 1. Quelle est la cause première des êtres ? (Q. 44) 2. Comment les créatures procèdentelles de la cause première ? (Q. 45) 3. Quel est le principe de leur durée ? (Q. 46).

QUESTION 44 : LA CAUSE PREMIÈRE DES ÊTRES
1. Dieu est-il la cause efficiente de tous les êtres ? 2. La matière première est-elle créée par Dieu, ou bien est-elle un principe en liaison et à égalité avec lui ? 3. Dieu est-il la cause exemplaire des choses, ou y a-t-il d'autres exemplaires que lui ? 4. Est-ce lui qui est la cause finale des choses ?


ARTICLE 1 : Dieu est-il la cause efficiente de tous les êtres ?
Objections : 1. Il ne semble pas nécessaire que tout être ait été créé par Dieu. Car rien n'empêche qu'une chose se rencontre sans qu'elle ait en elle ce qui n'appartient pas à sa définition, comme un homme qui n'aurait pas la blancheur. Mais le rapport d'effet à cause ne semble pas appartenir à la définition des êtres, puisque certains êtres peuvent se comprendre indépendamment de ce rapport. Ils peuvent donc exister sans elle. Donc rien n'empêche que certains êtres n'aient pas été créés par Dieu.
2. Si un être a besoin d'une cause efficiente, c'est pour exister. Donc ce qui ne peut pas ne pas être n'a pas besoin de cause efficiente. Mais aucun être nécessaire ne peut pas ne pas exister, parce que ce qui est nécessaire ne peut pas ne pas être. Donc, puisqu'il y a beaucoup de réalités nécessaires dans les choses, il semble que tous les êtres n'existent pas à partir de Dieu.
3. Quelle que soit la cause d'un être, elle peut lui servir de principe de démonstration. Mais en mathématiques les démonstrations ne se font pas par la cause efficiente, selon Aristote. Donc tous les êtres n'existent pas à partir de Dieu comme par leur cause efficiente.
En sens contraire, il est dit dans la lettre aux Romains (11, 36) : " Tout est de lui, par lui et en lui. "
Réponse : Tout être, de quelque manière qu'il existe, existe nécessairement par Dieu. Car si un être se trouve dans un autre par participation, il est nécessaire qu'il y soit causé par ce à quoi cela revient par essence ; par exemple, le fer est porté à incandescence par le feu. Or, on a montré précédemment, en traitant de la simplicité divine, que Dieu est l'être même subsistant par soi. Et l'on a montré ensuite que l'être subsistant ne peut être qu'unique ; par exemple si la blancheur subsistait en elle-même, elle serait forcément unique, puisque les blancheurs ne sont multiples que par les sujets qui les reçoivent. Il reste donc que tous les êtres autres que Dieu ne sont pas leur être, mais participent de l'être. Il est donc nécessaire que tous les êtres qui se diversifient selon qu'ils participent diversement de l'être, si bien qu'ils ont plus ou moins de perfection, soient causés par un unique être premier, qui est absolument parfait.
C'est ce qui a fait dire à Platon qu'avant toute multiplicité il faut poser l'unité. Et Aristote affirme que ce qui est souverainement être et souverainement vrai est cause de tout l'être et de tout le vrai, comme ce qui est chaud au maximum est cause de toute chaleur.
Solutions : 1. Bien que la relation d'un être à sa cause n'entre pas dans sa définition, elle est pourtant une conséquence de ce qui appartient à sa notion ; car, du fait qu'une réalité est un être par participation, elle est causée par un autre Aussi une telle réalité ne peut exister sans être causée, comme l'homme ne peut exister sans avoir la faculté de rire. Mais parce que être causé n'appartient pas à la pure notion d'être, il se trouve un être qui n'est pas causé.
2. Cet argument a poussé certains à prétendre que ce qui est nécessaire n'a pas de cause, comme le rapporte Aristote. Mais cela apparaît manifestement faux dans les sciences qui procèdent par démonstration, dans lesquelles des principes nécessaires sont causes de conclusions également nécessaires. Aussi Aristote affirme-t-il qu'il y a des êtres nécessaires qui ont une cause de leur nécessité. Si une cause efficiente est requise, ce n'est pas seulement parce que l'effet pourrait ne pas exister, mais parce que l'effet n'existerait pas s'il n'y avait pas de cause. Car cette proposition conditionnelle est vraie, que son antécédent et son conséquent soient possibles, ou impossibles.
3. Les êtres mathématiques sont considérés comme abstraits selon la raison, bien qu'ils ne soient pas abstraits dans leur être. Or, il convient à tout être d'avoir une cause agente pour autant qu'il a l'être. Donc, bien que les êtres mathématiques aient une cause agente, ce n'est pas selon la relation qu'ils ont à cette cause agente qu'ils sont considérés par le mathématicien. Et c'est pourquoi, dans les mathématiques, on ne démontre rien par la cause agente.


ARTICLE 2 : La matière première est-elle créée par Dieu ?
Objections : 1. Il ne semble pas. Car tout ce qui devient est composé d'un substrat et de quelque chose d'autre, dit Aristote. Mais la matière première n'a pas de substrat. Donc elle ne peut pas avoir été faite par Dieu.
2. Activité et passivité sont antagonistes. Mais, de même que le premier principe actif est Dieu, ainsi la matière est le principe ultime de passivité. Donc Dieu et la matière première sont deux principes opposés, et aucun des deux n'existe par l'autre.
3. Tout agent produit un effet qui lui ressemble. Ainsi, puisque tout agent agit en tant qu'il est en acte, il s'ensuit que tout ce qui est fait doit être d'une certaine manière en acte. Mais la matière première, en tant que telle, est seulement en puissance. Il est donc contraire à la notion de matière première d'avoir été faite.
En sens contraire, S. Augustin écrit : "Tu as fait deux choses, Seigneur ; l'une est proche de toi ", c'est l'ange ; " et l'autre est proche du néant ", c'est la matière première.
Réponse : Les anciens philosophes sont entrés progressivement et comme pas à pas dans la connaissance de la vérité. Au début, étant encore grossiers, ils n'accordaient d'existence qu'aux corps perceptibles aux sens. Ceux qui admettaient le mouvement de ces corps ne le considéraient que selon des dispositions accidentelles comme la rareté et la densité, l'attraction et la répulsion. Et comme ils supposaient que ces corps avaient une substance incréée, ils attribuaient diverses causes à ces transformations accidentelles, comme l'amitié, la discorde, l'intelligence, etc.
Progressant au-delà, d'autres distinguèrent par la pensée la forme substantielle et la matière, qu'ils estimaient incréée ; et ils découvrirent que les transmutations des corps se faisaient selon les formes essentielles. Et ils leur attribuaient des causes plus universelles, comme le mouvement du soleil le long de l'écliptique selon Aristote, ou les idées pour Platon.
Mais il faut remarquer que la forme donne à la matière sa spécificité, de même qu'un accident qui s'ajoute à une substance spécifique lui donne un mode d'être particulier, ainsi à l'homme d'être un blanc. Les uns et les autres considèrent donc l'être sous un angle particulier, soit en tant qu'il est celui-ci, soit en tant qu'il est tel. Et c'est ainsi qu'ils attribuèrent aux choses des principes d'action particuliers.
Mais d'autres allèrent plus loin et s'élevèrent jusqu'à la considération de l'être en tant qu'être, et ils considérèrent la cause des choses non seulement selon qu'elles sont celles-ci ou qu'elles sont de telle sorte, mais en tant qu'elles sont des êtres. Donc ce qui est cause des choses en tant qu'elles sont des êtres doit être leur principe, non seulement selon qu'elles sont telles par leurs formes accidentelles, ni selon qu'elles sont cellesci par leurs formes substantielles, mais encore selon tout ce qui appartient à leur être, de quelque façon que ce soit. Et c'est ainsi qu'il faut affirmer que même la matière première est créée par la cause universelle des êtres.
Solutions : 1. Dans ce texte, le Philosophe parle du mode particulier de devenir, qui fait passer d'une forme à une autre, qu'elle soit accidentelle ou substantielle. Mais nous parlons maintenant des choses selon leur émanation à partir du principe universel de l'être. Or, de cette émanation, la matière elle-même n'est pas exclue, bien qu'elle le soit du premier mode de production.
2. La passivité dépend de l'activité. Aussi est-il logique que le principe ultime de passivité soit l'effet du principe ultime d'activité ; car l'imparfait a toujours le parfait pour cause. Il faut en effet que le premier principe, d'après Aristote, soit absolument parfait.
3. Cet argument ne prouve pas que la matière ne serait pas créée, mais qu'elle n'est pas créée sans forme. Car, bien que tout ce qui est créé soit en acte, il n'est pas acte pur. Aussi faut-il que tout ce qui est en lui principe passif soit créé, si tout ce qui appartient à son être est créé.


ARTICLE 3: Dieu est-il la cause exemplaire des choses ?
Objections : 1. Il semble que la cause exemplaire soit autre chose que Dieu. Car toute reproduction ressemble à son modèle. Mais les créatures sont très loin de ressembler à Dieu. Dieu n'est donc pas leur cause exemplaire.
2. Tout ce qui existe par participation se ramène à quelque chose qui existe par soi-même, comme la chaleur par rapport au feu, ainsi qu'on l'a dit. Mais tout ce qu'il y a dans les choses sensibles n'existe qu'en participant d'une espèce donnée. Ce qui le montre bien, c'est que dans aucun être matériel on ne trouve seulement ce qui appartient à sa spécificité, mais que des principes d'individuation s'ajoutent aux principes spécifiques. Il faut donc admettre des spécificités existant par soi comme l'homme par soi, le cheval par soi, etc. C'est cela qu'on appelle des exemplaires. Il y a donc des exemplaires qui existent en dehors de Dieu.
3. Les sciences et les définitions portent sur ce qui est spécifique, et non pas sur les particularités : le particulier n'est pas objet de science ou de définition. Il y a donc des êtres et des espèces non singuliers. Ce sont des modèles. On est ramené à l'objection précédente.
4. Denys dit la même chose : " Ce qui est être par soi est antérieur à ce qui est vie en soi et à ce qui est sagesse en soi. "
En sens contraire, l'exemplaire ou modèle est identique à l'idée. Mais les idées, selon S. Augustin, sont des formes principes contenues dans l'intelligence divine. Donc les exemplaires des choses ne sont pas hors de Dieu.
Réponse : Dieu est cause première exemplaire de toutes choses.Pour en être persuadé, il faut considérer qu'un modèle est nécessaire à la production d'une chose pour que l'effet reçoive une forme déterminée. En effet, l'artisan produit dans la matière une forme déterminée à cause du modèle qu'il observe, que ce modèle lui soit extérieur, ou bien qu'il soit intérieurement conçu par son esprit. Or, il est manifeste que les choses produites par la nature reçoivent une forme déterminée. Cette détermination des formes doit être ramenée, comme à son premier principe, à la sagesse divine qui a élaboré l'ordre de l'univers, lequel consiste dans la disposition différenciée des choses. Et c'est pourquoi il faut dire que la sagesse divine contient les notions de toutes choses, que précédemment nous avons appelées idées, c'est-à-dire formes exemplaires existant dans l'intelligence divine. Bien que celles-ci soient multiples, selon leur relation aux réalités, elles ne sont pas réellement distinctes de l'essence divine, en tant que sa ressemblance peut être participée de façon diverse par les divers êtres. Ainsi donc Dieu lui-même est le premier modèle de tout.
On peut en outre dire de certains êtres créés qu'ils sont des modèles pour d'autres, dans la mesure où ils se ressemblent, soit selon la même espèce, soit selon l'analogie que produit une certaine imitation.
Solutions : 1. Les créatures n'atteignent pas à une ressemblance avec Dieu selon leur nature spécifique de la manière dont l'homme engendré ressemble à celui qui l'a engendré. Cependant, elles atteignent à sa ressemblance selon qu'elles réalisent ce que Dieu conçoit d'elles ; c'est ainsi que la maison réalisée dans la matière ressemble à la maison conçue par l'architecte.
2. Il appartient à la notion d'homme d'exister dans la matière, et ainsi on ne peut trouver d'homme qui soit sans matière. Donc, bien que l'homme existe par participation de l'espèce, on ne peut le référer à quelque chose qui existerait par soi dans la même espèce, mais à une espèce qui le dépasse, comme les substances séparées. Et il en est de même pour toutes les autres réalités sensibles.
3. Bien que la science ou la définition ne concernent que des êtres, il n'est pas nécessaire que les choses aient l'être de la même manière que l'intelligence dans son acte de connaissance. Car nous, par la vertu de l'intellect agent, nous abstrayons les espèces universelles hors des conditions particulières ; mais cela n'oblige pas à ce que les universaux subsistent en euxmemes en dehors des êtres particuliers, pour être leur modèle.
4. Comme dit Denys, par " vie en soi " ou " sagesse en soi " on nomme tantôt Dieu, tantôt les vertus que lui-même a données aux choses, mais non pas des choses subsistantes comme l'entendaient les anciens.


ARTICLE 4 : Dieu est-il la cause finale de toute chose ?
Objections : 1. Agir pour une fin semble être le fait de celui qui a besoin de cette fin. Mais Dieu n'a besoin de rien. Donc il ne lui convient pas d'agir pour une fin.
2. Selon Aristote la fin et la forme de la génération, et d'autre part l'agent de cette génération, ne peuvent pas être identiques, car la fin de la génération ce n'est pas son auteur mais son effet dans l'engendré. Mais Dieu est le premier agent de toutes choses. Donc il n'en est pas la cause finale.
3. Tout être désire sa fin. Mais tous ne désirent pas Dieu, car beaucoup ne le connaissent pas. Donc Dieu n'est pas la fin de tous.
4. La cause finale est la première des causes. Donc, si Dieu est à la fois cause agente et cause finale, il s'ensuit qu'il y a en lui succession temporelle. Ce qui est impossible.
En sens contraire, il est dit dans les Proverbes (16,4 Vg) : " Le Seigneur a tout fait en vue de lui-même. "
Réponse : Tout agent agit en vue d'une fin, autrement il ne résulterait de son action pas plus
une chose qu'une autre, si ce n'est par hasard. Or, l'agent et le patient, en tant que tels, ont la même fin, mais à des titres différents ; car c'est une même et unique chose que l'agent veut communiquer, et que le patient veut recevoir. Il y a bien des êtres qui agissent et pâtissent en même temps ; ce sont les agents imparfaits, car il leur convient d'acquérir quelque chose même en agissant. Mais il n'appartient pas au premier agent, qui est pur agent, d'agir pour acquérir une fin ; il veut seulement communiquer sa perfection, qui est sa bonté. Et chaque créature entend obtenir sa propre perfection, qui est une ressemblance de la perfection et de la bonté divines. Ainsi donc la bonté divine est la fin de toutes choses.
Solutions : 1. Agir par indigence est le propre de l'agent imparfait à qui il est naturel d'agir et de pâtir. Mais cela ne convient pas à Dieu. Et c'est pourquoi lui seul est absolument libéral, car il n'agit pas pour son avantage mais seulement en vue de sa bonté.
2. La forme de l'être engendré n'est la fin de la génération que parce que cette forme est une ressemblance de la forme de celui qui engendre, lequel veut transmettre sa ressemblance. Autrement la forme de l'engendré serait plus noble que celui qui engendre, puisque la fin est plus noble que les moyens qui y conduisent.
3. Tout être désire Dieu comme sa fin lorsqu'il désire n'importe quel bien, que ce soit par un désir intelligent, par un désir sensible, ou par un désir de nature, lequel est étranger à la connaissance ; car rien n'a raison de bien et de désirable sinon en tant qu'il participe d'une ressemblance avec Dieu.
4. Parce que Dieu est cause efficiente, exemplaire et finale de toutes choses, et parce que la matière première vient de lui, il s'ensuit que le premier principe de toutes choses est unique en réalité. Mais rien n'empêche d'envisager en lui, par la raison, plusieurs causalités dont certaines précèdent les autres dans notre intelligence.


QUESTION 45 : LA MANIÈRE DONT LES CHOSES ÉMANENT DU PREMIER PRINCIPE
C'est ce qu'on appelle la création.
1. Qu'est-ce que la création ? 2. Dieu peut-il créer quelque chose ? 3. La création est-elle un être dans la nature des choses ? 4. A quels êtres appartient-il d'être créé? 5. Appartient-il à Dieu de créer ? 6. Créer est-il commun à toute la Trinité, ou propre à l'une des Personnes ? 7. Y a-t-il un vestige de la Trinité dans les êtres créés ? 8. L'oeuvre de la création se mêle-t-elle aux oeuvres de la nature et de la volonté ?


ARTICLE 1 : Qu'est-ce que la création ?
Objections : 1. Il semble que créer ne soit pas faire quelque chose de rien. S. Augustin dit en effet : " On fait ce qui n'existait absolument pas. On crée en constituant quelque chose que l'on tire de ce qui existait déjà. "
2. La valeur de l'action et du mouvement est estimée à partir de leurs termes. Or, l'action la plus noble est celle qui va du bien au bien et de l'être à l'être, plutôt que celle qui va de rien à quelque chose. Mais la création apparaît comme l'action la plus noble et la première de toutes les actions. Donc elle ne consiste pas à aller du néant à l'être, mais plutôt de l'être à l'être.
3. Cette préposition " de " implique un rapport de causalité, surtout de causalité matérielle, comme lorsque nous disons qu'une statue est faite " de " bronze. Mais rien ne peut être la matière de l'être, ni en être cause d'aucune manière. Donc créer n'est pas faire quelque chose de rien.
En sens contraire, sur le premier verset de la Genèse : " Au commencement Dieu créa le ciel et la terre ", la Glose dit que créer est faire quelque chose de rien.
Réponse : Comme on l'a dit plus haut, il ne faut pas considérer seulement l'émanation d'un être particulier à partir d'un agent particulier, mais aussi l'émanation de tout l'être à partir de la cause universelle, qui est Dieu ; et c'est cette émanation-là que nous désignons par le mot de création. Or, ce qui procède d'autre chose par mode d'émanation particulière n'est pas présupposé à cette émanation ; par exemple, là où un homme est engendré, il n'y avait pas d'homme auparavant, mais l'homme vient de ce qui n'est pas homme, et le blanc de ce qui n'est pas blanc. Ainsi, lorsque l'on considère l'émanation de tout l'être universel à partir du premier principe, il est impossible qu'un être soit présupposé à cette émanation. Or, " rien " signifie " aucun être ". Donc, ainsi que la génération d'un homme a pour point de départ ce non-être particulier qu'est le non-homme, de même la création, qui est une émanation de tout l'être, vient de ce non-être qui est le néant.
Solutions : 1. S. Augustin emploie le mot " création" d'une manière équivoque, selon que l'on qualifie de créés les êtres qui passent à une forme supérieure, comme on dit " créer" un évêque. Mais ce n'est pas en ce sens que nous parlons ici de création, on vient de le dire.
2. Les changements ne tirent pas leur nature et leur dignité du terme de départ, mais du terme d'arrivée. Un changement est d'autant plus parfait et primordial que le terme auquel il aboutit est lui-même plus noble et plus primordial. C'est ainsi que, comme telle, la génération est plus noble et plus primordiale que l'altération, pour ce motif que la forme substantielle est plus noble que la forme accidentelle ; cependant, la privation de la forme substantielle, qui est le terme de départ de la génération, est plus imparfaite que le contraire, qui est le terme de départ de l'altération. De la même manière, la création l'emporte en noblesse et en priorité sur la génération et l'altération, parce que son terme d'arrivée est toute la substance de la chose. Or ce que l'esprit conçoit comme point de départ est le non-être absolu.
3. Lorsque l'on dit que quelque chose est fait " de " rien, la préposition " de " ne désigne pas la cause matérielle mais une simple succession, comme lorsque l'on dit : Du matin naît le midi, c'est-à-dire que celui-ci succède au matin. Toutefois il faut comprendre que cette préposition " de " peut ou bien inclure la négation impliquée dans le fait que je dis " rien ", ou bien être incluse en lui. Dans le premier cas, l'idée d'ordre est affirmée, et l'on marque l'ordre de succession à partir du non-être qui précédait. Si, au contraire, la négation inclut la préposition, alors l'ordre de succession est nié, et le sens est : telle chose est faite de rien, c'est-à-dire : Elle n'est pas faite de quelque chose ; comme si l'on disait : Cet homme ne parle de rien, parce qu'il ne parle pas de quelque chose. Or ces deux sens sont vérifiés lorsque l'on dit que quelque chose est fait de rien. Mais dans le premier cas, " de " implique une succession, comme on vient de l'expliquer ; dans le second cas, il implique le rapport à une cause matérielle, qui est niée.


ARTICLE 2 : Dieu peut-il créer quelque chose ?
Objections : 1. Il ne semble pas que Dieu puisse créer quelque chose. Car, selon Aristote, les philosophes anciens admirent comme un axiome universel que du néant rien ne peut sortir. Or, la puissance de Dieu ne s'étend pas à ce qui est contraire aux premiers principes ; ainsi ne peut-il pas faire que le tout ne soit pas plus grand que la partie, ou que l'affirmation et la négation soient vraies en même temps. Donc il ne peut pas faire quelque chose de rien, ce qui est créer.
2. Si créer c'est faire quelque chose de rien, être créé c'est devenir quelque chose. Mais tout devenir est un changement. Donc la création est un changement. Mais tout changement se fait dans un sujet, comme le montre cette définition du mouvement : l'acte de ce qui existe en puissance. Donc il est impossible que quelque chose soit fait de rien par Dieu.
3. Ce qui est fait est nécessairement fait à un moment donné. Mais on ne peut pas dire que ce qui est créé se fasse et ait été fait au même moment ; car, dans les choses permanentes, ce qui devient n'existe pas, et ce qui est devenu existe à présent, autrement, quelque chose existerait et n'existerait pas au même moment. Donc, si quelque chose devient, sa production précède ce qu'il est devenu. Mais cela ne peut être sans la préexistence d'un sujet qui porte ce devenir. Donc il est impossible que quelque chose soit fait de rien.
4. On ne peut parcourir une distance infinie. Mais il y a une distance infinie entre l'être et le rien. Il est donc impossible que quelque chose soit fait de rien.
En sens contraire, on lit dans la Genèse : " Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. " Et la Glose dit alors que créer, c'est faire quelque chose de rien.
Réponse : Non seulement il n'est pas impossible que Dieu crée quelque chose, mais il est nécessaire d'affirmer que tout a été créé par Dieu, comme on le déduit de ce qui précède. Car, celui qui fait quelque chose à partir de quelque chose d'autre, le fait à partir de ce qui est présupposé à son action, et n'est pas produit par elle. Ainsi l'artisan opère à partir d'éléments naturels, comme le bois et le bronze, qui ne sont pas produits par son action, mais par l'action de la nature. La nature elle-même produit les réalités naturelles quant à leur forme, mais elle présuppose la matière. Donc, si Dieu agissait seulement à partir d'un élément présupposé à son action, cet élément ne serait pas causé par lui. Or, on a montré plus haut que rien ne peut être dans les étants qui ne vienne de Dieu, cause universelle de tout l'être. Il est donc nécessaire de dire que c'est à partir de rien que Dieu produit les choses dans l'être.
Solutions : 1. On a déjà vu que les philosophes anciens n'ont considéré que l'émanation des effets particuliers à partir de causes particulières, auxquelles il est nécessaire de présupposer quelque chose qui précède leur action. D'où leur axiome que rien ne peut sortir de rien. Mais cela ne s'applique pas à l'émanation première à partir du principe universel des choses.
2. La création n'est pas un changement, si ce n'est selon notre mode de concevoir. Car il appartient à la raison de changement qu'un même être se comporte de façon différente maintenant et auparavant. Dans certains cas, c'est le même être en acte qui a changé, comme dans les changements selon la qualité, la quantité et le lieu ; dans d'autres cas, c'est seulement le même être en puissance, comme dans les mutations selon la substance dont le sujet est la matière. Mais dans la création, qui produit toute la substance des choses, on ne peut saisir aucun élément identique qui diffère maintenant de l'état antérieur, si ce n'est seulement pour l'intelligence ; ainsi nous comprenons qu'une chose n'existait nullement d'abord, et qu'ensuite elle existe. Mais puisque activité et passivité se fondent dans la réalité commune du mouvement, et ne diffèrent que selon des relations diverses, dit Aristote, il s'ensuit forcément que, si l'on écarte le mouvement, il ne reste que des relations diverses dans l'être qui crée et dans celui qui est créé. Mais comme la manière de comprendre conditionne la manière de s'exprimer, la création est présentée à la manière d'un changement, et c'est pourquoi l'on dit que créer c'est faire quelque chose de rien. Cependant les termes " faire " et " être fait " sont ici mieux adaptés que " changer" et " être changé ", car " faire " et " être fait " impliquent une relation de cause à effet et d'effet à cause, tandis que l'idée de changement ne s'y joint que par voie de conséquence.
3. Dans les choses qui se font sans mouvement, le devenir et le fait d'être devenu sont simultanés ; soit qu'une telle production soit le terme du mouvement, comme l'illumination (car c'est en même temps qu'une chose s'illumine et est illuminée), soit qu'elle demeure étrangère au mouvement, comme c'est simultanément que le verbe mental se forme en nous et est déjà formé. Et dans ces choses, ce qui devient est. Mais quand on dit qu'il devient, on veut dire qu'il existe par un autre, et qu'il n'existait pas auparavant. Aussi, puisque la création est sans mouvement, c'est simultanément qu'un être est en voie de création et a été créé.
4. Cette objection procède d'une fausse imagination, comme s'il y avait, entre le néant et l'être, un intermédiaire infini, ce qui est évidemment faux. Cette fausse imagination vient elle-même de ce que la création est présentée dans le langage comme une certaine mutation entre deux termes.


ARTICLE 3 : La création est-elle quelque chose dans la créature?
Objections : 1. De même que la création envisagée passivement est attribuée à la créature, de même la création envisagée activement est attribuée au Créateur. Mais elle n'est pas quelque chose dans le Créateur, car il s'ensuivrait alors qu'il y aurait en Dieu quelque chose de temporel. Donc, la création passivement prise n'est pas quelque chose dans la créature.
2. Il n'y a aucune réalité intermédiaire entre le créateur et la créature. Mais la création est présentée comme un intermédiaire entre eux. Car elle n'est pas le Créateur, n'étant pas éternelle ; ni la créature, car il faudrait pour cette même raison une autre création, par laquelle elle serait créée, et ainsi à l'infini. La création n'est donc pas quelque chose.
3. Si la création est quelque chose en dehors de la substance créée elle-même, il faut qu'elle en soit un accident. Or tout accident est dans un sujet. La chose créée serait donc le sujet de la création. Et ainsi la même réalité serait le sujet de la création et son terme. Cela est impossible, car le sujet est antérieur à l'accident et le conserve dans l'être ; tandis que le terme est postérieur à l'action ou à la passion dont il est le terme, et dès qu'il existe, activité et passivité cessent. Donc la création comme telle n'est pas une réalité.
En sens contraire, c'est davantage d'être fait selon toute sa substance que selon une forme substantielle ou accidentelle. Mais la génération, au sens strict ou dérivé, par laquelle un être devient selon une forme substantielle ou accidentelle, est quelque chose dans l'être engendré.Donc, à bien plus forte raison, la création par laquelle un être est fait selon toute sa substance, est quelque chose dans l'être créé.
Réponse : La création pose quelque chose dans l'être créé mais seulement selon la relation. En effet ce qui est créé ne se fait pas par changement ou mutation. Car ce qui se fait par changement ou mutation se fait à partir d'un terme préexistant ; c'est ce qui se passe pour les productions particulières de certains êtres ; mais cela ne peut arriver pour la production de tout l'être par la cause universelle de tous les êtres, qui est Dieu. Aussi Dieu, en créant, produit les choses sans changement. Lorsqu'on retire du changement l'action et la passion, il ne reste rien d'autre que la relation, comme on vient de le dire. Aussi faut-il que dans la créature la création ne soit pas autre chose qu'une relation au Créateur, en tant qu'il est le principe de son être ; de même que dans la passion, qui existe dans le mouvement, est impliquée une relation au principe du changement.
Solutions : 1. La création entendue activement signifie l'action divine, qui est son essence, avec une relation à la créature. Mais la relation à la créature, en Dieu, n'est pas réelle mais seulement de raison. Tandis que la relation de la créature à Dieu est une relation réelle, comme on l'a dit en traitant des Noms divins.
2. Parce que la création est signifiée comme une mutation, ainsi qu'on vient de le dire, et que la mutation est un intermédiaire entre le principe moteur et l'objet mû, la création, elle aussi, est présentée comme un intermédiaire entre le Créateur et la créature. Cependant la création passivement prise est dans la créature, et elle est créature. Mais cela n'exige pas qu'elle soit créée par une autre création ; car les relations, du fait que leur être même consiste dans un rapport à autre chose, ne lui sont pas référées par d'autres relations, mais par elles-mêmes, comme on l'a déjà dit en traitant de l'égalité des Personnes divines.
3. Présentée comme un changement, la création a pour terme la créature. Mais selon qu'elle est en réalité une relation, la créature est son sujet et la précède dans l'existence, comme le sujet précède l'accident. Mais elle a un autre titre de
priorité, en raison de l'objet auquel elle se réfère, et qui est le principe de la créature. Mais cela n'implique pas que l'on dise de la créature qu'elle est en voie d'être créée, aussi longtemps qu'elle existe, car la création implique relation de la créature au Créateur, avec l'idée de nouveauté, ou de commencement.


ARTICLE 4 : A quels êtres appartient-il d'être créés ?
Objections : 1. Il semble qu'être créé ne soit pas le propre des êtres composés et subsistants. Il est dit en effet dans le Livre des Causes :" La première des choses créées, c'est l'être. " Mais l'être de la chose créée n'est pas subsistant. Donc la création n'appartient pas, à proprement parler, aux réalités subsistantes et composées.
2. Les êtres sont créés à partir de rien. Or les êtres composés ne viennent pas de rien, mais de leurs composants. Donc il ne leur convient pas d'être créés.
3. Ce qui est produit comme tel par une première émanation, préexiste à une seconde : ainsi, une chose naturelle, produite par une génération naturelle, est présupposée aux travaux des hommes. Mais ce qui est présupposé à la génération naturelle, c'est la matière. Donc c'est la matière qui est créée à proprement parler, et non le composé.
En sens contraire, il est dit au début de la Genèse : " Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. " Or le ciel et la terre sont des réalités composées et subsistantes. C'est donc de telles réalités qui sont proprement objets de création.
Réponse : Etre créé, c'est en quelque manière devenir, on vient de le voir. Or, le devenir est ordonné à l'être. Donc, les êtres auxquels il convient proprement de devenir et d'être créés sont ceux auxquels il convient d'être. Et cela convient à proprement parler aux sujets subsistants, qu'ils soient simples, comme les substances séparées, ou qu'ils soient composés, comme les substances matérielles. En effet, l'être convient proprement à ce qui possède l'être et qui subsiste dans son être. Tandis que les formes, les accidents et autres entités semblables sont appelées des étants non pas parce qu'ils existent en eux-mêmes, mais parce qu'ils appartiennent à un autre ; ainsi la blancheur est-elle appelée un étant parce que son sujet est blanc. Aussi, selon le Philosophe, on parle de l'accident avec plus de propriété en l'appelant quelque chose de l'être plutôt qu'un être. Ainsi donc, les accidents, les formes, etc., parce qu'ils ne subsistent pas, sont des coexistants plutôt que des êtres, et on doit les dire concréés plutôt que créés. Ce qui est proprement créé, ce sont les choses subsistantes.
Solutions : 1. Lorsque l'on dit que la première des choses créées est l'être, ce mot ne concerne pas le sujet créé mais la raison propre sous laquelle la création atteint son objet. Car un être est dit créé non du fait qu'il est tel être, mais du fait qu'il est un être, puisque la création est l'émanation de tout l'être à partir de l'être universel, comme on l'a dit. On parlerait de la même façon si l'on disait que le premier objet de la vue est la couleur, bien que ce qui est vu à proprement parler soit un objet coloré.
2. La création ne désigne pas la constitution de la chose composée à partir de ses principes préexistants ; mais on dit que le composé est créé parce qu'il est produit dans l'être avec tous ses éléments constitutifs.
3. Cet argument ne prouve pas que la matière seule soit créée, mais que la matière n'existe que par création. Car la création est la production de tout l'être, et non pas seulement de la matière.


ARTICLE 5 : Appartient-il à Dieu seul de créer?
Objections : 1. Il semble que non. Car, selon le Philosophe, un être est parfait quand il peut produire un être qui lui ressemble. Mais les créatures immatérielles sont plus parfaites que les créatures matérielles, qui peuvent produire un être semblable à elles, car le feu engendre le feu, et l'homme engendre un homme. Donc la substance immatérielle peut produire une substance semblable à elle. Mais une substance immatérielle ne peut être faite que par création, puisqu'il n'y a pas de matière dont elle serait faite. Donc certaines créatures peuvent créer.
2. Plus il y a de résistance de la part de ce qui est fait, plus celui qui le fait doit avoir de pouvoir. Mais le contraire résiste plus que le néant. Donc il faut plus de force pour faire quelque chose à partir de son contraire ce que fait pourtant la créature que pour faire quelque chose de rien. Donc certaines créatures peuvent créer.
3. Le pouvoir de celui qui fait quelque chose s'évalue en proportion de ce qui est fait. Mais l'être créé est fini, comme on l'a prouvé lorsqu'on traitait de l'infinité de Dieu ". Donc, pour produire par création quelque chose de créé, il suffit d'un pouvoir limité. Mais avoir un pouvoir limité n'est pas contraire à la notion de créature. Donc il n'est pas impossible qu'une créature crée.
En sens contraire, il y a ce que dit S. Augustin : " Ni les bons ni les mauvais anges ne peuvent être les créateurs de quoi que ce soit. " Donc beaucoup moins encore les autres créatures.
Réponse : Il apparaît assez au premier regard, d'après ce qui précède, que créer ne peut être l'action propre que de Dieu seul. Il faut en effet ramener les effets les plus universels aux causes les plus universelles et les plus primordiales. Or, parmi tous les effets, le plus universel est l'être lui-même. Aussi faut-il qu'il soit l'effet propre de la cause première et absolument universelle, qui est Dieu. C'est pourquoi on dit aussi dans le Livre des Causes, que ni une intelligence, ni une âme, malgré sa noblesse, ne donne l'existence, sinon en tant qu'elle opère par l'opération divine. Produire l'être absolument, et non en tant qu'il est celui-ci ou qu'il est tel, cela relève de la raison même de création. Aussi est-il manifeste que la création est l'action propre de Dieu lui-même.
Mais il arrive qu'un être participe de l'action propre d'un autre, non par son pouvoir, mais par manière d'instrument, en tant qu'il agit par le pouvoir de cet autre ; ainsi l'air est capable, par le pouvoir du feu, de chauffer et de brûler. Ceci a conduit certains penseurs à estimer que, bien que la création soit l'effet propre de la cause universelle, certaines causes inférieures, en tant qu'elles agissent par la vertu de la cause première, peuvent créer. Et c'est ainsi qu'Avicenne a prétendu que la première substance séparée, créée par Dieu, en crée une autre après elle, puis la substance de l'orbe du ciel, avec son âme ; et que la substance de l'orbe du ciel crée ensuite la matière des corps inférieurs. De la même manière, le Maître des Sentences assure que Dieu peut communiquer à la créature la puissance de créer, de telle sorte qu'elle crée par délégation, non de sa propre autorité.
Mais cela est impossible. Car une cause seconde instrumentale ne participe de l'action de la cause supérieure que dans la mesure où, par un effet qui lui est propre, elle agit par manière de disposition pour produire l'effet de l'agent principal. Donc, si elle ne faisait rien selon ce qui lui est propre, il serait inutile de l'employer, et il n'y aurait pas besoin de choisir des instruments déterminés pour produire des actions déterminées. Ainsi nous voyons qu'une hache, en coupant le bois, fait ce qu'elle tient de sa forme propre, et produit la forme d'un banc, qui est l'effet propre de l'agent principal. Or, ce qui est l'effet propre de Dieu qui crée, c'est ce qui est présupposé à tous les autres effets, à savoir l'être pris absolument. Aussi aucun autre être ne peut-il rien opérer par manière de disposition et d'instrument en vue de cet effet, puisque la création ne se fait à partir de rien de présupposé qui pourrait être disposé par l'action de l'agent instrumental. Ainsi donc il est impossible qu'il convienne à aucune créature de créer, ni par sa vertu propre, ni par sa vertu instrumentale, ni à titre ministériel.
Et il est particulièrement absurde de dire qu'un corps puisse créer ; car un corps n'agit sinon par contact et motion ; aussi son action requiert quelque chose de préexistant à son action, qui puisse être touché ou mû, ce qui est contraire à la notion de création.
Solutions : 1. Un être parfait qui participe d'une certaine nature produit un être semblable à lui, non en produisant cette nature prise absolument, mais en l'appliquant à quelque chose. Car l'homme que voici ne peut être la cause de la nature humaine prise absolument, parce qu'il serait alors cause de lui-même ; mais il est cause que la nature humaine existe dans cet homme qu'il a engendré. Et ainsi présuppose-t-il à son action la matière déterminée par laquelle il est cet hommeci. Mais, de même que cet homme-ci participe de la nature humaine, de même tout être créé participe, si j'ose dire, de la nature de l'être ; car Dieu seul est son être, comme on l'a déjà dit. Donc aucun être créé ne peut produire aucun être pris absolument, sinon en tant qu'il cause l'être dans cet êtreci ; et ainsi faut-il que ce par quoi quelque chose est cet êtreci soit compris comme antérieur à l'action qui produit un être semblable à lui. Mais, dans une substance immatérielle, on ne peut concevoir ce qui l'individualise comme antérieur à elle, parce que ce qui l'individualise c'est sa forme, qui lui donne l'être, puisqu'il s'agit de formes subsistantes. Donc une substance immatérielle ne peut produire une autre substance immatérielle semblable à elle, quant à son être ; elle peut seulement produire une perfection surajoutée, par exemple si l'on disait, avec Denys, que l'ange supérieur illumine l'ange inférieur. C'est en ce sens qu'il y a de la paternité jusque dans le ciel, selon la parole de l'Apôtre (Ep 3,15) : (Dieu) " de qui toute paternité, au ciel et sur la terre, tire son nom. " Par là encore il apparaît avec évidence que nul être créé ne peut causer quelque chose sans une réalité préexistante, ce qui exclut l'idée de création.
2. Si quelque chose est produit à partir de son contraire, c'est par accident, dit le Philosophe. Par soi il naît du sujet où il se trouvait en puissance. Donc le contraire résiste à l'agent, en ce sens qu'il empêche la puissance d'accéder à l'acte auquel l'agent s'efforce d'amener la matière : ainsi le feu entend amener l'eau à un acte semblable au sien, et il en est empêché par la forme et les dispositions contraires, qui entravent en quelque sorte la puissance pour qu'elle ne passe pas à l'acte. Et plus la puissance est liée, plus l'agent doit avoir de force pour amener la puissance à l'acte ; aussi faut-il une force beaucoup plus grande dans l'agent si nulle puissance ne préexiste. Ainsi donc il est évident qu'il faut beaucoup plus de force pour faire quelque chose de rien, que pour le faire de son contraire.
3. Le pouvoir d'un agent ne se mesure pas seulement à la substance de ce qui est fait, mais encore à la manière de le faire ; car une plus grande chaleur chauffe non seulement davantage, mais plus rapidement. Donc, bien que causer un effet fini ne manifeste pas une puissance infinie, cependant causer cet effet à partir de rien manifeste une puissance infinie. Cela découle de la solution qui précède. Si en effet il faut à l'agent une force d'autant plus grande que la puissance est plus éloignée de l'acte, l'agent qui opère sans aucune puissance préalable, comme c'est le cas du créateur, doit avoir un pouvoir infini. Car il n'y a pas de proportion entre ce qui n'a aucune puissance et la puissance que présuppose le pouvoir de tout agent naturel, elles sont entre elles comme entre le non-être et l'être. Et puisque aucune créature n'a l'intimité de la puissance pas plus qu'elle n'a l'intimité de l'être, comme on l'a prouvé antérieurement, il reste qu'aucune créature ne peut créer.


ARTICLE 6 : Créer est-il commun à toute la Trinité, ou propre à l'une des Personnes divines ?
Objections : 1. Il semble que créer soit propre à l'une des Personnes. En effet, ce qui est premier est cause de ce qui est second, et le parfait est cause de l'imparfait. Mais la procession d'une Personne divine est antérieure à la procession de la créature, et elle est plus parfaite, parce que la Personne divine procède de manière à ressembler parfaitement à son principe, tandis que la créature ressemble imparfaitement au sien. Donc les processions des Personnes divines sont la cause de la procession des créatures. Et ainsi créer est le propre de la Personne.
2. Les Personnes divines ne se distinguent que par leurs processions et leurs relations. Donc tout ce qui est attribué de manière différente aux Personnes divines leur convient selon leurs processions et leurs relations. Mais la causalité à l'égard des créatures est attribuée diversement aux Personnes divines ; car, dans le Symbole de Nicée, on attribue au Père d'être le Créateur de l'univers visible et invisible ; on attribue au Fils que " par lui tout a été fait " ; mais à l'Esprit Saint, qu'il est Seigneur et qu'il donne la vie. Donc la causalité à l'égard des créatures convient aux Personnes selon leurs processions et relations.
3. Si l'on dit que la causalité à l'égard de la créature se prend selon quelque attribut essentiel qui est approprié à l'une des personnes, cela ne paraît pas suffisant. Car tout effet divin est causé par n'importe quel attribut essentiel, la puissance, la bonté et la sagesse ; et il ne convient pas davantage à l'un qu'à l'autre. Donc on ne devrait pas attribuer un mode déterminé de causalité à une Personne plutôt qu'à une autre, à moins qu'on ne prenne les relations et les processions comme point de départ de la distinction à établir.
En sens contraire, Denys affirme que les noms qui concernent la causalité sont communs à toute la divinité.
Réponse : Créer, c'est proprement causer ou produire l'être des choses. Puisque tout agent produit un être semblable à lui, le principe de l'action peut se juger à partir de son effet : ainsi le feu engendre le feu. Et c'est pourquoi créer convient à Dieu selon son être, lequel est son essence, commune aux trois Personnes. Aussi créer n'est-il pas propre à l'une des Personnes, mais commun à toute la Trinité.
Cependant, les Personnes divines, selon la raison de leur procession, ont une causalité à l'égard de la création des choses. Comme on l'a montré antérieurement, en traitant de la science et de la volonté de Dieu, Dieu est cause des choses par son intelligence et sa volonté, comme il en est de l'artisan pour les produits de son art. Or l'artisan opère d'après le verbe conçu dans son intelligence, et par l'amour que sa volonté porte à son oeuvre. Aussi Dieu le Père a-t-il produit la créature par son Verbe, qui est le Fils ; et par son Amour, qui est l'Esprit Saint. De la sorte, les processions des Personnes sont la raison de la production des créatures, en tant qu'elles incluent les attributs essentiels que sont la science et la volonté.
Solutions : 1. On vient de dire que les processions des Personnes divines sont cause de la création.
2. La nature divine, bien qu'elle soit commune aux trois Personnes, leur convient cependant dans un certain ordre, en tant que le Fils reçoit du Père la nature divine, et que l'Esprit Saint la reçoit de tous deux. De même aussi, le pouvoir de créer, bien qu'il soit commun aux trois Personnes, leur convient dans un certain ordre, car le Fils la tient du Père, et le Saint-Esprit du Père et du Fils. Aussi attribue-t-on le nom de Créateur au Père, comme à celui qui ne tient pas d'un autre le pouvoir créateur. Du Fils, on dit que tout a été fait par lui, en tant qu'il a le même pouvoir, mais reçu d'un autre, car la préposition " par " désigne ordinairement une cause intermédiaire, ou un principe découlant lui-même d'un principe. Quant à l'Esprit Saint, qui tient ce même pouvoir des deux autres Personnes, on lui attribue de gouverner et de vivifier, comme Seigneur, ce que le Père a créé par le Fils.
On peut encore trouver une raison générale de cette attribution selon la façon dont les attributs essentiels sont appropriés aux trois Personnes. Comme on l'a vu précédemment, on approprie au Père la puissance, qui se manifeste surtout dans la création, et c'est pourquoi on attribue au Père d'être le Créateur. Au Fils on approprie la sagesse, par laquelle tout agent intelligent opère, et c'est pourquoi on dit de lui : " par qui tout a été fait ". Enfin on approprie la bonté au Saint-Esprit, et c'est à elle qu'il revient de gouverner en conduisant les choses aux fins qui leur sont dues, et de donner la vie, parce que celle-ci consiste en une sorte de mouvement interne et que ce qui donne d'abord le mouvement, c'est la fin et le bien.
3. Il est vrai que tout effet venant de Dieu procède de n'importe lequel de ses attributs. Néanmoins, chacun de ses effets se ramène à cet attribut avec lequel il a de l'affinité selon sa raison propre. Ainsi on attribue l'ordonnance des choses à la sagesse divine, la justification de l'impie à la miséricorde et à la bonté qui se diffuse surabondamment. Quant à la création, qui est la production de la substance même des choses, elle se ramène à la puissance.


ARTICLE 7 : Y a-t-il un vestige de la Trinité dans les êtres créés ?
Objections : 1. Il semble qu'il ne soit pas nécessaire de trouver dans la création un vestige de la Trinité. Car tout être s'offre à l'investigation par ses vestiges. Mais la Trinité des Personnes ne peut se découvrir à partir des créatures, comme on l'a établi précédemment a. Donc il n'y a pas de vestiges de la Trinité dans la création.
2. Tout ce qui se trouve dans la créature est créé. Donc, si l'on trouve un vestige de la Trinité dans une créature en raison de telle ou telle de ses propriétés, et si tout ce qui est créé offre un vestige de la Trinité, il faudra qu'en chacune de ces propriétés on trouve un vestige de la Trinité, et ainsi indéfiniment.
3. L'effet ne représente que sa cause. Mais la causalité des créatures appartient à la nature commune de la Trinité, non aux relations par lesquelles les Personnes se distinguent et se comptent. Donc on ne trouve pas dans la créature un vestige de la Trinité, mais seulement de l'unité de l'essence divine.
En sens contraire, d'après S. Augustin, " un vestige de la Trinité apparaît dans la créature ".
Réponse : Tout effet représente de quelque manière sa cause, mais diversement. Parfois l'effet représente seulement la causalité de la cause, mais non sa forme. C'est ainsi que la fumée manifeste le feu, et une telle représentation est appelée vestige ; car l'empreinte du pas manifeste le mouvement de quelqu'un qui est passé, sans révéler sa nature. Mais un autre effet représente la cause parce qu'il a une forme semblable à celle de cette cause : le feu engendré représente le feu dont il est issu, et la statue de Mercure représente celui-ci. Une telle représentation est une image.
Or les processions des Personnes divines ont lieu selon les actes de l'intelligence et de la volonté, on l'a vu antérieurement ; car le Fils procède comme Verbe de l'intelligence, et l'Esprit Saint comme Amour de la volonté. Donc, dans les créatures douées de raison, qui ont intelligence et volonté, on trouve une image de la Trinité parce qu'on trouve en elles un verbe qui est conçu et un amour qui procède.
Mais en toutes les créatures on trouve une représentation de la Trinité par mode de vestige en ce sens qu'on trouve en elles quelque chose qu'il faut nécessairement rapporter aux Personnes divines comme à leur cause. En effet, toute créature subsiste dans son être, possède une forme qui détermine son espèce et a un ordre à l'égard d'autres êtres. Donc, en tant que substance créée, elle représente sa cause et son principe, et ainsi elle manifeste la personne du Père qui est un principe n'ayant pas de principe. En tant qu'elle a une certaine forme et espèce, elle représente le Verbe, car la forme de l'oeuvre d'art vient de la conception de l'artiste. En tant qu'ordonné à d'autres, elle représente l'Esprit Saint selon qu'il est Amour, car l'ordre d'un effet à l'égard d'autre chose provient de la volonté du Créateur.
C'est pourquoi S. Augustin dit qu'on trouve un vestige de la Trinité en chaque créature, selon qu'elle est un être doté d'unité, qu'elle est formée par quelque espèce, et qu'elle occupe un certain rang. C'est à cela encore que se ramène cette triade : le nombre, le poids et la mesure, dont parle le livre de la Sagesse (11,20) ; car la mesure se rapporte à la substance d'une chose limitée par ses principes, le nombre à l'espèce, le poids à l'ordre. A cela encore se ramène une autre triade proposée par S. Augustin : le mode, l'espèce et l'ordre ; et encore cette autre : " Ce qui est constitué, ce qui est distingué, ce qui convient. " En effet, une chose est constituée par sa substance, elle est distinguée par sa forme, elle convient à autre chose par son ordre. C'est ainsi qu'on peut unifier facilement ces différentes catégories.
Solutions : 1. La représentation par mode de vestige se prend selon les attributs appropriés ; par ce moyen on peut, à partir des créatures, s'élever à la Trinité des Personnes, comme on vient de le dire.
2. La créature est au sens propre la réalité subsistante, dans laquelle on peut trouver ces trois caractères. Il n'est pas nécessaire de les trouver dans chacun des élément qui sont en elle, mais, selon cette triple représentation, le vestige est attribué à la réalité subsistante.
3. Les processions des Personnes sont elles aussi, d'une certaine façon, cause et raison de la création, de la manière qu'on a dite.


ARTICLE 8 : L'oeuvre de la création se mêle-t-elle aux oeuvres de la nature et de la volonté ?
Objections : 1. Il semble que la création se mêle aux oeuvres de la nature et de l'art. Dans toute opération de la nature ou de l'art il y a production d'une certaine forme. Mais elle n'est pas produite à partir de quelque chose, puisque la matière ne fait pas partie d'elle-même. Donc elle est produite de rien. Et ainsi, dans toute production de la nature ou de l'art, il y a création.
2. L'effet n'est pas plus puissant que sa cause. Mais dans la nature tout être agit par sa forme accidentelle, active ou passive. Donc aucune forme substantielle n'est produite par la nature. Il reste donc que ce soit par création.
3. La nature produit un être semblable à elle. Mais tout ce qui est engendré dans la nature ne l'est pas par un être semblable à lui, comme on le voit chez les animaux engendrés par putréfaction. Donc leur forme ne vient pas de la nature, mais de la création. Et il en est de même pour les autres.
4. Ce qui n'est pas créé n'est pas une créature. Donc, si la création n'est pas liée aux productions de la nature, il s'ensuivra que les oeuvres de la nature ne sont pas des créatures, ce qui est hérétique.
En sens contraire, S. Augustin distingue l'oeuvre de propagation, qui est une oeuvre de la nature, de l'oeuvre de création.
Réponse : Ce problème est soulevé à cause de la question philosophique des formes. Certains philosophes ont pensé qu'elles n'avaient pas pour principe l'action de la nature, mais qu'elles existaient auparavant dans la matière, à l'état latent. Mais cette erreur est due à leur ignorance de la matière, parce qu'ils ne savaient pas distinguer entre la puissance et l'acte : parce que les formes préexistent en puissance dans la matière, ils ont pensé qu'elles préexistent comme telles.
D'autres ont pensé que les formes sont données ou causées par un agent séparé, par mode de création. Ainsi la création s'ajouterait à toute opération de la nature. Mais cette erreur est due a leur ignorance de la forme. Car ils n'ont pas pris garde que la forme naturelle d'un corps n'est pas une réalité subsistante : elle est ce par quoi quelque chose est. Aussi, puisque être fait, être
créé ne convient à proprement parler qu'à un être subsistant, comme on l'a dit précédemment, les formes ne sont ni faites ni créées, mais il leur revient d'être concréées. Ce qui est fait, à proprement parler, par l'action de la nature, c'est l'être composé, fait à partir de la matière. Aussi, dans les oeuvres de la nature, la création ne s'immisce pas, mais elle est présupposée à l'opération de la nature.
Solutions : 1. Les formes commencent à être en acte, lorsque le composé est fait ; pour autant, elles ne sont pas faites par soi, mais seulement par accident.
2. Dans la nature, les qualités actives agissent en vertu des formes substantielles. Et c'est pourquoi l'agent naturel produit un être qui lui ressemble non seulement selon la qualité, mais selon l'espèce.
3. Pour engendrer des animaux inférieurs, il suffit d'un agent universel, qui est le pouvoir des corps célestes, auxquels ils sont assimilés non selon l'espèce, mais selon une certaine analogie. Il n'est donc pas nécessaire que leurs formes soient créées par un agent séparé. Mais quant à la génération des animaux supérieurs, un agent universel ne suffit pas : il y faut un agent propre, dont la génération est univoque.
4. L'opération de la nature présuppose toujours des principes créés, et c'est ainsi que les produits de la nature sont appelés des créatures.


QUESTION 46 : LE COMMENCEMENT DE LA DURÉE DES CRÉATURES
Logiquement, nous devons considérer maintenant le commencement de la durée des créatures.
1. Les créatures ont-elles toujours existé ? 2. Est-ce un article de foi qu'elles aient eu un commencement ? 3. En quel sens dit-on : " Au commencement Dieu a créé le ciel et la terre ? "


ARTICLE 1 : Les créatures ont-elles toujours existé ?
Objections : 1. Il semble que la totalité des créatures, qu'on appelle le monde, n'a pas commencé, mais a existé éternellement. Car tout ce qui a commencé d'exister, avant d'exister, devait avoir été possible ; autrement il aurait été impossible qu'il soit fait. Si le monde a commencé d'exister avant de commencer, il était possible qu'il existât. Mais ce qui a la possibilité d'être, c'est la matière, qui est puissance à l'être que lui donne la forme, et au non-être, qui vient de la privation. Donc, si le monde a tantôt exister et tantôt ne pas exister ; car une chose existe aussi longtemps que dure son pouvoir d'exister. Mais toute chose incorruptible a la vertu d'être toujours, car son pouvoir d'être n'est pas limité par un délai déterminé. Donc aucune chose incorruptible ne peut exister dans un temps, et ne pas exister dans l'autre. Mais tout ce qui commence d'exister existe dans un temps et n'existe pas dans un autre. Donc aucune chose incorruptible n'a commencé d'exister. Mais il y a dans le monde beaucoup de réalités incorruptibles, comme les corps célestes et toutes les substances intellectuelles. Donc le monde n'a pas commencé d'exister.
3. Ce qui n'est pas engendré n'a pas eu de commencement. Mais le Philosophe déclare que la matière est inengendrée, et de même le ciel. Donc la totalité des créatures n'a pas commencé d'exister.
4. Il y a vide là où il n'y a pas de corps, mais où il est possible qu'il y en ait. Donc, si le monde a commencé d'exister, là où il est maintenant il n'y avait pas de corps auparavant, et pourtant il pouvait y en avoir un, autrement il n'y en aurait pas là maintenant. Donc, avant le monde, il y a eu le vide, ce qui est impossible.
5. Rien ne commence nouvellement à être mû si ce n'est par le fait que le moteur ou le mobile se comportent autrement que dans l'état antérieur. Mais ce qui se modifie est maintenant autrement qu'auparavant, il est mû. Donc, avant tout mouvement qui commence, il y a quelque mouvement. Donc le mouvement a toujours existé. Donc aussi le mobile, car le mouvement n'existe que dans un mobile.
6. Tout ce qui meut est ou bien naturel, ou bien volontaire. Mais ni l'un ni l'autre ne commence à mouvoir sans un mouvement préexistant. En effet, la nature opère toujours de la même manière. De ce fait, s'il n'y a pas auparavant un changement soit dans la nature de ce qui meut, soit dans le mobile, le moteur naturel ne commence pas à imprimer un mouvement qui n'aurait pas existé auparavant. Quant à la volonté, elle peut, sans changer elle-même, retarder l'exécution de ce qu'elle se propose ; mais cela se fait toujours par quelque changement qu'on s'imagine, au moins de la part du temps lui-même. Ainsi celui qui veut construire une maison demain, et non pas aujourd'hui, attend que quelque chose se passe demain, qui n'existe pas aujourd'hui ; pour le moins, il attend qu'aujourd'hui soit passé et que demain arrive ; ce qui ne peut exister sans changement, puisque le temps est le nombre du mouvement. On conclut donc qu'avant tout mouvement qui commence à nouveau, il y a eu un autre changement. Ainsi on arrive à la conclusion de l'argument précédent.
7. Ce qui est toujours à son commencement et toujours à sa fin ne peut ni commencer ni finir ; parce que ce qui commence n'est pas à sa fin ; et ce qui finit n'est pas à son commencement. Mais le temps est toujours à son commencement et à sa fin ; car il n'y a rien dans le temps en dehors de l'instant présent, qui est la fin du passé et le commencement du futur. Donc le temps ne peut ni commencer ni finir et il en est de même du mouvement, dont le temps est la mesure.
8. Dieu est antérieur au monde en nature, ou en durée. Si c'est seulement en nature, puisque Dieu est éternel, le monde aussi est éternel. S'il est antérieur par sa durée, comme l'avant et l'après dans la durée constituent le temps, le temps aurait existé avant le monde, ce qui est impossible.
9. Une fois posée la cause suffisante, l'effet est posé, car la cause qui n'est pas suivie d'effet est une cause imparfaite, qui a besoin d'un secours étranger pour que son effet se produise. Mais Dieu est la cause suffisante du monde : cause finale en raison de sa bonté ; cause exemplaire en raison de sa sagesse ; cause efficiente en raison de sa puissance, comme on l'a fait voir précédemment.
Donc, puisqu'il est éternel, le monde aussi existe depuis toujours.
10. Si l'action d'un être est éternelle, son effet l'est aussi. Mais l'action de Dieu, identique à sa substance, est éternelle. Donc le monde aussi est éternel.
En sens contraire, le Christ dit en S. Jean (17, 5) : " Et maintenant, Père, glorifie-moi auprès de toi de la gloire que j'avais auprès de toi avant que le monde fût. " Et on lit dans le livre des Proverbes (8,22) : " Le Seigneur m'a créée, prémices de son oeuvre, avant ses oeuvres les plus anciennes."
Réponse : Rien, en dehors de Dieu, n'a existé de toute éternité. Et il n'est pas impossible de l'établir. On a montré précédemment que la volonté de Dieu est la cause des choses. Donc un être n'est nécessaire que s'il est nécessaire que Dieu le veuille, puisque la nécessité de l'effet dépend de la nécessité de la cause, dit Aristote. Or, on a montré précédemment que, à parler absolument, il n'est pas nécessaire que Dieu veuille autre chose que lui-même. Il n'est donc pas nécessaire que Dieu veuille que le monde ait toujours existé. Mais le monde n'existe que dans la mesure où Dieu le veut, puisque l'existence du monde dépend de la volonté de Dieu comme de sa cause. Il n'est donc pas nécessaire que le monde ait toujours existé et on ne peut pas le prouver de manière démonstrative.
Les raisons qu'en donne Aristote ne sont pas de véritables démonstrations. Ce sont des arguments pour réfuter les raisonnements de philosophes anciens, qui affirmaient que le monde a commencé en employant des procédés emplis de contradictions. Cela se manifeste de trois façons. Parce qu'il présente pour commencer des opinions comme celles d'Anaxagore, d'Empédocle et de Platon, pour les contredire. Ensuite parce que, chaque fois qu'il traite ce sujet, il invoque le témoignage des anciens, ce qui n'est pas à proprement parler une démonstration, mais l'établissement d'une présomption. Enfin parce qu'il dit expressément qu'il y a des questions dialectiques pour lesquelles nous n'avons pas de solution rationnelle, comme celle de savoir si le monde est éternel.
Solutions : 1. Avant d'exister, le monde a été possible cette possibilité n'est pas celle de la puissance passive, qui est celle de la matière, mais celle de la puissance active de Dieu. Ou bien encore, il était possible d'une possibilité absolue qui n'est pas rapportée à une puissance : elle consiste dans le simple rapport de termes qui ne sont pas contradictoires ; c'est en ce sens que le possible s'oppose à l'impossible, comme le montre Aristote.
2. Ce qui a le pouvoir d'exister toujours, du fait qu'il possède ce pouvoir ne peut pas tantôt exister et tantôt ne pas exister ; mais avant d'avoir cette vertu, il n'existait pas. C'est pourquoi cet argument avancé par Aristote ne prouve pas absolument que les choses incorruptibles n'ont pas commencé, mais qu'elles n'ont pas commencé de la manière habituelle aux êtres engendrés et corruptibles.
3. Aristote prouve que "la matière n'est pas engendrée " pour ce motif qu'elle n'a pas de sujet à partir duquel elle existerait. Il prouve aussi que le ciel n'est pas engendré parce qu'il n'a pas de contraire d'où il pourrait être engendré Ces deux raisonnements prouvent seulement que la matière et le ciel n'ont pas commencé par génération, comme quelquesuns le soutenaient, principalement au sujet du ciel. Mais nous disons que la matière et le ciel ont été produits dans l'être par création, comme ce qui précède l'a prouvé.
4. Il ne suffit pas, pour définir le vide, de dire qu'il n'y a rien en lui ; il est requis qu'il s'agisse d'un espace capable de contenir un corps et qui n'en contient pas, comme le montre Aristote. Nous disons, nous, qu'il n'y avait ni lieu ni espace avant le monde.
5. Le premier moteur s'est toujours comporté de la même manière, mais non le premier mobile, parce qu'il a commencé d'être, alors qu'auparavant il n'existait pas. Or, cela n'a pas été par un changement, mais par la création, qui n'est pas un changement, comme on l'a dit précédemment. Il est donc évident que cet argument avancé par Aristote vaut contre ceux qui posaient des
mobiles éternels, sans admettre un mouvement éternel ; on voit cette opinion chez Anaxagore et chez Empédocle. Nous estimons, nous, que, depuis que les mobiles ont commencé d'exister, le mouvement n'a jamais cessé.
6. Le premier agent est un agent volontaire. Et bien qu'il ait eu la volonté éternelle de produire certain effet, il n'a pas produit un effet éternel. Et il n'est pas nécessaire de poser au préalable un changement, même pas par notre représentation du temps. En effet, il faut concevoir autrement un agent particulier, qui présuppose une chose et en cause une autre, et l'agent universel, qui produit tout. L'agent particulier produit la forme et présuppose la matière ; aussi faut-il qu'il proportionne la forme à la matière requise. Il est donc logique de considérer qu'il donne une forme à telle matière et non pas à telle autre, en raison de la différence qu'il y a entre diverses sortes de matières. Mais cette considération n'est pas convenable pour Dieu, qui produit en même temps la forme et la matière et dont on doit dire que lui-même produit une matière adaptée à la forme et à la fin.
Et de même l'agent particulier présuppose le temps, comme il présuppose la matière. Aussi, logiquement, considère-t-on en lui qu'il agit dans le temps postérieur, et non dans le temps antérieur, selon la représentation du temps avec un avant et un après. Mais quand il s'agit de l'agent universel, qui produit la chose et le temps, il n'y a pas à considérer qu'il agisse maintenant et non avant, selon la représentation du temps qui passe, comme si le temps était présupposé à son action. Nous devons considérer qu'il a donné à son oeuvre autant de temps qu'il a voulu, comme il lui a semblé bon pour manifester sa puissance. En effet, le monde nous fait mieux connaître la puissance divine du Créateur, s'il n'a pas toujours existé, plutôt que s'il avait été éternel ; car il est manifeste que ce qui n'a pas toujours existé a une cause, tandis que cela n'est pas aussi évident avec ce qui a toujours existé.
7. Comme dit Aristote, l'avant et l'après sont dans le temps selon qu'ils sont dans le mouvement. Aussi le commencement et la fin doivent-ils être entendus pour le temps de la même manière que pour le mouvement. A supposer l'éternité du mouvement, il est nécessaire que tout point pris dans le mouvement soit le commencement et la fin de celui-ci. Mais cela n'est pas nécessaire si le mouvement a commencé. Et la même analyse vaut pour l'instant présent du temps. On voit ainsi que cette analyse de l'instant présent envisagé comme le commencement et la fin du temps présuppose l'éternité du temps et du mouvement. Aussi Aristote emploie-t-il cet argument contre ceux qui posaient l'éternité du temps, tout en niant celle du mouvement.
8. Dieu est antérieur au monde en durée. Mais le mot " antérieur " ne désigne pas une priorité de temps, mais la priorité de l'éternité. Ou bien l'on peut dire qu'il désigne l'éternité d'un temps imaginaire, qui n'existe pas réellement. De même, lorsque nous disons : au-dessus du ciel il n'y a rien, le mot " au-dessus " ne désigne qu'un lieu imaginaire, en ce sens qu'il est possible d'imaginer qu'on ajoute aux dimensions du corps céleste d'autres dimensions.
9. De même que l'effet d'une cause agissant par nature procède de cette cause selon le mode de sa forme, de même il suit la volonté de l'agent libre selon la forme que cet agent a préalablement conçue et définie, comme on l'a vu précédemment. Donc, bien que, de toute éternité, Dieu eût été cause suffisante du monde, il n'en résulte pas qu'il ait produit le monde autrement qu'en conformité avec son dessein décidé à l'avance, c'est-à-dire que ce monde a commencé d'exister après le non-être, pour faire connaître plus manifestement son auteur.
10. L'action une fois posée, l'effet en découle selon l'exigence de la forme qui est le principe de l'action. Or, dans les agents volontaires, ce qui a été conçu et défini préalablement a valeur de la forme qui est le principe de l'action. Donc, de l'action éternelle de Dieu ne découle pas un effet éternel, mais un effet tel que Dieu l'a voulu, c'est-à-dire qui ait commencé d'être après le non-être.

commencé, la matière a existé avant le monde. Mais la matière ne peut pas exister sans forme, et la matière du monde avec sa forme, c'est le monde. Le monde aurait donc existé avant de commencer d'être, ce qui est impossible.
2. Ce qui a la vertu d'exister toujours ne peut pas
ARTICLE 2 : Est-ce un article de foi que le monde ait commencé ?
Objections : 1. Il semble que ce ne soit pas un article de foi, mais la conclusion d'une démonstration. Car tout ce qui a été fait a un commencement de sa durée. Mais on peut démontrer rationnellement que Dieu est la cause efficiente du monde, ce que les philosophes qui font autorité ont admis. Donc on peut prouver par voie de démonstration que le monde a commencé.
2. Si l'on doit dire nécessairement que le monde a été fait par Dieu, c'est ou bien de rien, ou bien de quelque chose. Mais ce n'est pas de quelque chose, car alors la matière du monde eût précédé le monde, et contre cela sont valables les arguments d'Aristote établissant que le ciel n'a pas été engendré. Il faut donc dire que le monde a été fait de rien. Et ainsi il a l'existence après la non-existence. Il faut donc qu'il ait commencé d'exister.
3. Tout être qui agit par intelligence opère à partir d'un principe, comme on le voit dans toutes les oeuvres de l'art. Mais Dieu agit par son intelligence. Donc il opère à partir d'un principe. Donc le monde, qui est son oeuvre, n'a pas toujours existé.
4. Certains arts et le peuplement de certaines régions ont commencé à des dates déterminées. Mais cela ne serait pas si le monde avait toujours existé. Il est donc évident que le monde n'a pas toujours existé.
5. Il est certain que rien ne peut s'égaler à Dieu. Mais si le monde avait toujours existé, il serait égal à Dieu pour la durée. Il est donc certain que le monde n'a pas toujours existé.
6. Si le monde a toujours existé, un nombre infini de jours a précédé celui-ci. Mais on ne peut parcourir l'infini. Donc on ne serait jamais parvenu au jour présent, ce qui est évidemment faux.
7. Si le monde a existé éternellement, la génération a existé aussi éternellement. Donc un homme a été engendré par un autre, et ainsi de suite à l'infini. Mais le père est la cause efficiente du fils, selon Aristote. Donc, dans la chaîne des causes efficientes, on pourrait remonter à l'infini, argument rejeté par Aristote.
8. Si le monde et la génération ont toujours existé, des hommes en nombre infini nous ont précédés. Mais l'âme humaine est immortelle. Ainsi une infinité d'âmes humaines existeraient aujourd'hui en acte, ce qui est impossible. On peut donc savoir de science certaine que le monde a commencé, et on ne le tient pas seulement de la foi.
En sens contraire, les articles de foi ne peuvent être rationnellement démontrés, car, d'après l'épître aux Hébreux (11,1) la foi est " la preuve de ce qu'on ne voit pas ". Or, que Dieu soit le Créateur d'un monde, qui a commencé d'être, c'est un article de foi, car nous disons : " Je crois en un seul Dieu, créateur du ciel et de la terre. " En outre, S. Grégoire dit que Moïse a parlé en prophète au sujet du passé, quand il a dit : " Au commencement Dieu créa le ciel et la terre ", ce qui enseigne que le monde a commencé. Donc la nouveauté du monde ne nous est connue que par la révélation et on ne peut l'établir par démonstration.
Réponse : La foi seule établit que le monde n'a pas toujours existé, et l'on ne peut en fournir de preuve par manière de démonstration, comme nous l'avons déjà dit pour le mystère de la Trinité '. La raison en est que l'on ne peut établir que le monde a commencé en raisonnant à partir du monde lui-même, car le principe de la démonstration est la " quiddité " (ce qu'est une chose). Or en considérant un être selon son espèce on l'abstrait du temps et de l'espace ; c'est pourquoi l'on dit des universaux qu'ils sont partout et toujours. On ne peut donc pas démontrer que l'homme, le ciel ou la pierre n'ont pas toujours existé. On ne le peut pas davantage à partir de la cause agente qui agit par volonté. En effet, la raison ne peut connaître de la volonté de Dieu que ce qu'il est absolument nécessaire que Dieu veuille ; mais ce n'est pas le cas de ce qu'il veut au sujet des créatures, comme on l'a dit précédemment.
Cependant la volonté divine peut se manifester à l'homme par la révélation, fondement de notre foi. Aussi, que le monde ait commencé, est objet de foi, non de démonstration ou de savoir. Cette observation est utile pour éviter qu'en prétendant démontrer ce qui est de foi par des arguments non rigoureux, on ne donne l'occasion aux incroyants de se moquer, en leur faisant supposer que c'est pour des raisons de ce genre que nous croyons ce qui est de foi.
Solutions : 1. Comme le fait remarquer S. Augustin, on trouve chez les philosophes qui soutiennent l'éternité du monde, deux positions différentes. Les uns ont prétendu que la substance du monde ne venait pas de Dieu. C'est là une erreur insoutenable qu'on réfute par argument nécessaire. D'autres ont posé l'éternité du monde, tout en affirmant que le monde a été fait par Dieu. " En effet, ils ne veulent pas d'un monde temporel, mais ils attribuent un commencement à sa création, si bien que le monde aurait été créé depuis toujours, d'une manière qu'on a du mal à comprendre. " Voici comment ils s'en expliquent, dit encore S. Augustin : " Si le pied de quelqu'un avait été de toute éternité dans la poussière, il y aurait toujours marqué une empreinte dont personne ne douterait qu'il ne fût la cause ; et ainsi le monde a toujours existé, puisque celui qui le cause existe toujours. " Pour comprendre cela, il faut observer que la cause efficiente qui agit par manière de mouvement précède nécessairement son effet dans le temps ; car l'effet n'existe qu'au terme de l'action, et tout agent est forcément le principe de son action. Mais si l'action est instantanée et non successive, il n'est pas nécessaire que l'agent soit antérieur à son effet dans la durée, comme c'est évident dans l'illumination. Aussi disent-ils que, si Dieu est la cause active du monde, il ne s'ensuit pas nécessairement qu'il soit antérieur au monde quant à la durée ; car la création, par laquelle il a produit le monde, n'est pas une mutation successive, comme on l'a dit précédemment.
2. Ceux qui supposeraient un monde éternel diraient que le monde a été fait par Dieu de rien, non qu'il ait été fait après le rien, selon notre façon de concevoir la création, mais parce qu'il n'a pas été fait de quelque chose. Et ainsi, certains d'entre eux ne rejettent pas le mot de création, comme on le voit chez Avicenne dans sa Métaphysique.
3. Cet argument vient d'Anaxagore et est rapporté par Aristote. Mais il ne conclut pas nécessairement sauf pour l'intelligence qui, en délibérant, recherche ce qu'il faut faire, ce qui ressemble à un changement. Telle est l'intelligence humaine, mais non l'intelligence divine, comme on l'a bien montré précédemment.
4. Les partisans de l'éternité du monde soutiennent que toutes les parties de la terre sont devenues successivement habitables et inhabitables un nombre infini de fois. De même ils soutiennent que les arts, par suite de décadences et d'accidents divers, ont été inventés et perdus un nombre infini de fois. Ce qui fait dire à Aristote qu'il est ridicule d'arguer de ces changements particuliers pour conclure à la nouveauté du monde entier.
5. Même si le monde avait toujours existé, il ne serait pas l'égal de Dieu en éternité selon Boèce, parce que l'être divin est un être tout entier simultané, sans aucune succession, et il n'en est pas ainsi du monde.
6. Tout passage se comprend du point de départ au point d'arrivée. Or, quel que soit le jour passé que l'on prend comme point de départ, de ce jour à aujourd'hui il y a un nombre fini de jours qui peuvent être franchis. Tandis que l'objection suppose qu'entre deux extrêmes il y a un nombre infini d'intervalles.
7. Il est vrai qu'il est impossible de remonter à l'infini, de cause en cause, s'il s'agit de causes efficientes essentielles, de telle sorte que les causes nécessaires à la production d'un certain effet soient multipliées à l'infini, par exemple si la pierre était poussée par le bâton, le bâton par la main, et ainsi de suite indéfiniment. Mais il n'est pas impossible d'aller à l'infini de cause en cause, s'il s'agit de causes agentes accidentelles. C'est ce qui arrive quand toutes les causes, multipliées en nombre infini, tiennent la place d'une cause unique et ne sont multipliées que par accident. Par exemple, un artisan se sert accidentellement de plusieurs marteaux parce qu'ils se brisent l'un après l'autre. Il est donc accidentel à tel marteau d'entrer en action après un autre marteau. De la même manière, il est accidentel à tel homme, en tant qu'il engendre, d'avoir été lui-même engendré par un autre ; un effet, il engendre en tant qu'homme, et non en tant qu'il est le fils d'un autre homme. Car tous les hommes qui engendrent ont le même rang dans l'échelle des causes efficientes : celui de générateur particulier. Aussi n'est-il pas impossible qu'un homme soit engendré par un autre, et ainsi de suite indéfiniment. Mais ce serait impossible si la génération de tel homme dépendait et de tel autre homme, et aussi d'un corps élémentaire, puis du soleil, et ainsi de suite à l'infini.
8. Ceux qui pensent que le monde est éternel éludent cet argument de diverses manières. Pour certains il n'est pas impossible qu'il existe en acte une infinité d'âmes, comme le montre la Métaphysique d'Algazel affirmant qu'il s'agit là d'un infini par accident. Mais nous avons déjà écarté cette opinion. Certains disent que l'âme est détruite avec le corps. D'autres, que de toutes les âmes il n'en subsiste qu'une après la mort. Mais d'autres encore, selon S. Augustin, ont soutenu, à cause de cela, la métempsycose, c'est-à-dire que les âmes séparées des corps durant un certain nombre de cycles reviendraient animer d'autres corps. De tout cela nous traiterons dans la suite. Il faut cependant observer que cet argument n'a qu'une portée particulière. Par conséquent on pourrait encore tenir l'éternité du monde, ou même d'une créature, comme l'ange, mais non l'éternité de l'homme. Or nous traitons ici du cas général : y a-t-il une créature qui puisse avoir existé de toute éternité ?
ARTICLE 3 : En quel sens dit-on : " Au commencement Dieu a créé le ciel et la terre " ?
Objections : 1. Il semble que la création des choses n'a pas eu lieu au commencement du temps. En effet, ce qui n'existe pas dans le temps n'existe pas à un moment donné du temps. Mais la création des choses n'a pas eu lieu dans le temps, car par cette création c'est la substance des choses qui a été produite dans l'être. Or le temps ne mesure pas la substance des choses, et en particulier des choses incorporelles. Donc la création n'a pas eu lieu au commencement du temps.
2. Aristote prouve que " tout ce qui se fait s'était fait ". Et ainsi tout devenir a un avant et un après. Or, au moment initial du temps, comme il est indivisible, il n'y a pas d'avant ni d'après. Donc, puisque être créé est un certain devenir, il semble que les choses n'ont pas été créées au commencement du temps.
3. Le temps lui-même a été créé. Mais le temps ne peut pas être créé au commencement du temps, puisque le temps est divisible, tandis que le commencement du temps est indivisible. La création des choses n'a donc pas eu lieu au commencement du temps.
En sens contraire, la Genèse dit : " Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. "
Réponse : Ces paroles de la Genèse ont reçu une triple explication pour exclure une triple erreur.
Certains ont admis que le temps a toujours existé, et que le temps n'a pas de commencement. Pour réfuter cette erreur on interprète le mot " commencement " : c'est-à-dire du temps.
Mais d'autres ont prétendu qu'il y a deux principes de la création, l'un pour le bien, et l'autre pour le mal. Pour exclure cette erreur on explique " au commencement" au sens de " dans le Principe ", c'est-à-dire dans le Fils. En effet, de même qu'on approprie le principe d'efficience au Père, à cause de sa puissance, on attribue le principe d'exemplarité au Fils, à cause de la sagesse. De sorte que, comme il est dit dans le Psaume (104, 24) : " Tu as fait toutes tes oeuvres avec sagesse ", ainsi comprendon que Dieu a tout fait " dans le Principe ", c'est-à-dire dans le Fils, selon l'Apôtre (Col 1,16) : " C'est en lui (le Fils) qu'ont été créées toutes choses. "
D'autres ont dit que Dieu a créé les êtres corporels par l'intermédiaire de créatures spirituelles. Et pour exclure cette erreur, on interprète : " Au commencement ", soit avant toutes choses, " Dieu créa le ciel et la terre. " On admet en effet que quatre choses ont été créées ensemble : le ciel empyrée, la matière corporelle (désignée par le mot " terre "), le temps, et la nature angélique.
Solutions : 1. On ne dit pas que les choses ont été créées au commencement du temps en ce sens que le commencement du temps servirait à mesurer la création, mais parce que le ciel et la terre ont été créés simultanément avec le temps.
2. Cette parole du Philosophe s'entend du devenir qui se fait par manière de mouvement, ou qui est le terme du mouvement. Puisque, dans tout mouvement, il faut considérer un avant et un après, quel que soit le point que l'on désigne dans un mouvement donné, qui fait qu'une chose est en devenir, on trouvera forcément un avant et un après car ce qui est au principe du mouvement ou à son terme n'est plus en acte de mouvement. Mais la création n'est ni un mouvement, ni le terme d'un mouvement, nous l'avons dit plus haut. Ainsi donc, ce qui est créé l'est de telle sorte qu'auparavant il ne l'était pas.
3. Rien ne devient, sinon en tant qu'il est. Rien n'est réel dans le temps, sinon le moment présent. Aussi le temps ne peut-il être produit que selon un instant présent. Cela ne veut pas dire qu'il y serait, mais qu'il commence à partir de là.
Après la production des êtres, il faut traiter de leur distinction. Cette considération sera triple. Car nous aurons à étudier : 1° La distinction des choses dans leur ensemble (Q. 47) ; 2° la distinction du bien et du mal (Q. 48-49) ; 3° la distinction entre créature spirituelle et créature corporelle (Q. 50).


QUESTION 47 : CONSIDÉRATION GÉNÉRALE SUR LA DIFFÉRENCE ENTRE LES ÊTRES
1. La multitude même des choses, c'est-à-dire leur distinction. 2. Leur inégalité. 3. L'unité du monde.


ARTICLE 1 : La multitude des choses et leur distinction
Objections : 1. Il semble que la multitude des choses et leur distinction ne viennent pas de Dieu. En effet, l'unité est naturellement apte à produire l'unité. Or Dieu est souverainement un, comme on l'a montré : il ne doit donc produire qu'un seul effet.
2. Ce qui est fait d'après un modèle lui devient semblable. Or, Dieu est la cause exemplaire de ce qu'il produit, on l'a dit plus haut. Donc, puisque Dieu est un, son oeuvre aussi est une, et non pas composée de parties distinctes.
3. Ce qui est ordonné à une fin se proportionne à cette fin. Or la fin de la créature est une, puisque c'est la bonté divine, ainsi qu'on l'a fait voir. Donc l'effet de Dieu ne peut être qu'unique.
En sens contraire, on lit dans la Genèse (1, 4.7) : " Dieu distingua la lumière d'avec les ténèbres, et il divisa les eaux d'avec les eaux. " Donc la distinction et la multitude des choses viennent de Dieu.
Réponse : Les philosophes ont expliqué de diverses manières la distinction des choses. Les uns l'ont attribuée à la matière toute seule, ou bien associée à l'agent. Démocrite et tous les anciens philosophes de la nature n'admettaient que la cause matérielle. D'après eux la différence entre les choses résultait du hasard, selon le mouvement de la matière. Anaxagore expliquait à la fois par la matière et par l'agent la distinction entre les choses et leur multitude ; il imaginait une intelligence qui aurait différencié les choses en les extrayant de ce qui était mélangé dans la matière. Mais cette théorie ne peut tenir, pour deux raisons. Premièrement, nous avons montré que la matière elle-même a été créée par Dieu, et par conséquent, si quelque différence entre les choses provient de la matière, elle doit être rapportée à une cause plus haute. Ensuite, la matière est ordonnée à la forme, et non inversement. Et comme la différence entre les êtres vient de leur forme spécifique, leur différence ne vient pas de leur matière, mais plutôt, à l'inverse, de ce que la différenciation a été créée dans la matière, afin qu'elle soit adaptée à des formes diverses.
D'autres ont attribué la distinction des choses aux agents seconds. Ainsi Avicenne dit que Dieu, " en se connaissant lui-même, a produit la première intelligence : en elle, parce qu'elle n'est pas son être, commence la composition de puissance et d'acte ", comme on le verra plus loin. Cette première intelligence, en tant qu'elle connaît la Cause première, produit la seconde intelligence ; en tant qu'elle se connaît elle-même selon qu'elle est en puissance, elle produit le corps du ciel, qu'elle meut : en tant qu'elle se connaît elle-même selon qu'elle est en acte, elle produit l'âme du ciel.
Mais cette théorie ne peut tenir pour deux motifs. Tout d'abord, puisque, nous l'avons montré, Dieu seul peut créer, ce qui ne peut être causé que par voie de création ne peut être produit que par Dieu. C'est le cas de tous les êtres non soumis à la génération et à la corruption. En outre, dans cette hypothèse, l'universalité des êtres ne proviendrait pas de l'intention du premier Agent, mais de la rencontre de plusieurs causes agentes, et c'est ce que nous disons provenir du hasard. Il s'ensuivrait donc que la perfection de l'univers, qui consiste dans la diversité des êtres, serait le fruit du hasard, ce qui est impossible.
Aussi faut-il dire que la distinction entre les choses ainsi que leur multiplicité proviennent de l'intention du premier agent, qui est Dieu. En effet, Dieu produit les choses dans l'être pour communiquer sa bonté aux créatures, bonté qu'elles doivent représenter. Et parce qu'une seule créature ne saurait suffire à la représenter comme il convient, il a produit des créatures multiples et diverses, afin que ce qui manque à l'une pour représenter la bonté divine soit suppléé par une autre. Ainsi la bonté qui est en Dieu sous le mode de la simplicité et de l'uniformité est-elle sous le mode de la multiplicité et de la division dans les créatures.
Par conséquent l'univers entier participe de la bonté divine et la représente plus parfaitement que toute créature quelle qu'elle soit. Et c'est parce que la distinction entre les créatures a pour cause la sagesse divine, que Moïse l'attribue au Verbe de Dieu, dessein de sa sagesse. Aussi lit-on au livre de la Genèse (1, 3) : " Dieu dit : Que la lumière soit. Et il sépara la lumière des ténèbres. "
Solutions : 1. L'agent naturel agit par la forme par laquelle il est ; elle est unique en chacun, et c'est pourquoi il ne peut produire qu'un seul effet. Mais un agent volontaire, tel qu'est Dieu, nous l'avons montré, agit par la forme conçue dans son intelligence. Donc, puisque, nous l'avons montré également, il n'est pas contraire à l'unité et à la simplicité de Dieu que son intelligence conçoive des choses multiples, il s'ensuit que, tout en étant un, il peut produire des choses multiples.
2. L'argument qu'on tire de la cause conforme à son modèle vaudrait pour un effet qui représenterait son modèle à la perfection. Celui-là ne pourrait être reproduit plusieurs fois que matériellement. C'est pourquoi l'Image incréée, qui est parfaite, est unique. Mais aucune créature ne représente parfaitement l'exemplaire primordial qui est l'essence divine, et c'est pourquoi elle peut être représentée par des choses multiples. Pourtant, selon que les idées divines sont dites exemplaires, leur pluralité correspond, dans l'intellect divin, à la pluralité des choses.
3. Dans le domaine spéculatif, le moyen terme de la démonstration, qui démontre parfaitement la conclusion, est nécessairement unique ; mais en matière d'opinion, les moyens termes sont nombreux. De même, dans le domaine pratique, quand ce qui est fait pour une fin est adéquat à cette fin, pour ainsi dire, il n'est pas exigé qu'il y en ait plus d'un. Mais ce n'est pas la situation de la créature par rapport à sa fin qui est Dieu. C'est pourquoi il a fallu que les créatures fussent multipliées.


ARTICLE 2 : L'inégalité des choses
Objections : 1. Il semble qu'elle ne vient pas de Dieu. En effet, il appartient à l'être le meilleur de produire les choses les meilleures. Or, parmi les choses les meilleures, l'une n'est pas supérieure à l'autre. Donc Dieu, être excellent, doit faire tous les êtres égaux.
2. En outre, observe Aristote, l'égalité est un effet de l'unité. Or, Dieu est un : donc il a fait tous les êtres égaux.
3. Il est conforme à la justice de faire des dons inégaux à des êtres inégaux. Mais Dieu est juste dans toutes ses oeuvres. Donc, puisque l'action par laquelle il communique l'existence aux créatures ne présuppose pas d'inégalité entre elles, il semble qu'il les ait faites toutes égales.
En sens contraire, il est dit dans l'Ecclésiastique (33, 78 Vg) : " Pourquoi un jour l'emportetil sur un jour, une lumière sur une lumière, une année sur une année, puisqu'ils viennent du soleil ? C'est la sagesse du Seigneur qui a distingué ces choses. "
Réponse : Origène, voulant écarter la théorie de ceux qui expliquaient la distinction entre les choses par l'antagonisme des principes du bien et du mal, établit qu'au commencement Dieu a créé tous les êtres égaux. Selon lui, Dieu ne créa d'abord que les créatures raisonnables, et les fit toutes égales. L'inégalité survint entre elles par le fait du libre arbitre, les unes se tournant plus ou moins vers Dieu, les autres s'en détournant plus ou moins. Les créatures raisonnables qui se tournèrent librement vers Dieu furent élevées aux divers ordres angéliques, suivant la mesure de leurs mérites. Celles qui se détournèrent de Dieu furent enchaînées à des corps divers, à la mesure de leur faute. Telle est la cause qu'il attribue à la création des corps et à leur diversité.
Mais dans ce système, la diversité des créatures corporelles n'aurait pas été créée pour que Dieu communique sa bonté aux créatures, mais pour punir le péché. Or cela contredit ces paroles de la Genèse (1, 31) : " Dieu vit toutes les choses qu'il avait faites, et elles étaient très bonnes. " D'ailleurs, dit S. Augustin, " qu'y a-t-il de plus insensé que d'assigner pour cause à ce soleil qui brille, unique, dans un unique univers, non le désir de l'architecte divin d'orner la beauté ou de pourvoir au salut des choses corporelles, mais la volonté de punir une âme, parce qu'elle a commis telle faute ? De sorte que si cent âmes avaient péché de la même manière, notre monde aurait cent soleils ".
Aussi faut-il dire que la sagesse de Dieu, qui est cause de la distinction entre les êtres, est aussi cause de leur inégalité. Et en voici la raison. La distinction entre les êtres est double, l'une formelle, parce qu'ils sont spécifiquement différents ; l'autre matérielle, parce qu'ils ne diffèrent que numériquement. Or, la matière étant ordonnée à la forme, la distinction matérielle est ordonnée à la distinction formelle. Aussi voyonsnous que dans les choses incorruptibles, il n'y a qu'un seul individu par espèce, car un seul suffit à conserver l'espèce. Dans celles qui sont soumises à la génération et à la corruption, il y a beaucoup d'individus d'une seule espèce, pour la conservation de celle-ci. D'où l'on voit que la différence formelle a plus d'importance que la différence matérielle. Or la distinction formelle implique toujours l'inégalité ; car, ainsi que l'explique Aristote dans sa Métaphysique, il en est des formes comme des nombres, dont l'espèce varie par addition ou soustraction de l'unité. C'est pourquoi, dans les choses naturelles, les espèces semblent être ordonnées par degrés, les corps mixtes sont plus parfaits que les éléments simples, les plantes que les minéraux, les animaux que les plantes, les hommes que les autres animaux. Et dans chacun de ces ordres de créatures une espèce est plus parfaite que les autres. Donc, de même que la sagesse divine est cause de la distinction entre les choses, pour la perfection de l'univers, ainsi est-elle cause de leur inégalité. Car l'univers ne serait point parfait si l'on ne trouvait dans les êtres qu'un seul degré de bonté.
Solutions : 1. Il appartient à l'agent le meilleur de produire tout son effet du mieux possible, mais non que chaque partie soit la meilleure absolument : elle est la meilleure dans sa proportion au tout. La bonté de l'animal serait détruite, si n'importe quelle partie de son corps avait la dignité de l'oeil. Ainsi Dieu a fait l'ensemble de l'univers le meilleur, selon son mode de créature ; mais non pas chaque créature en particulier ; parmi celles-ci, l'une est meilleure que l'autre. Aussi, des créatures prises à part est-il dit dans la Genèse (1, 4) : " Dieu vit que la lumière était bonne", et ainsi de chacune ; mais de toutes ensemble il est dit (v. 31) : " Dieu vit toutes les choses qu'il avait faites, et elles étaient très bonnes. "
2. Ce qui procède en premier de l'unité, c'est l'égalité ; ensuite procède la multiplicité. C'est pourquoi du Père, à qui selon S. Augustin, est appropriée l'unité, procède le Fils, à qui est appropriée l'égalité, et enfin la créature à qui convient l'inégalité. Toutefois, les créatures participent aussi d'une sorte d'égalité, l'égalité de proportion.
3. Cet argument, qui a séduit Origène, ne vaut qu'en matière de rétribution, là où l'inégalité des récompenses est due à l'inégalité des mérites. Mais dans la constitution première des choses, on ne peut motiver l'inégalité des parties par une inégalité préalable, qu'elle vienne des mérites ou des dispositions de la matière, mais seulement par la perfection de l'ensemble, comme on le voit dans les oeuvres de l'art. Si dans une maison le toit diffère des fondations, ce n'est point parce qu'il est d'une matière différente ; mais, afin que la maison soit parfaite dans toutes ses parties, l'architecte se procure divers matériaux, et il les créerait, s'il pouvait.


ARTICLE 3 : L'unité du monde
Objections : 1. Il semble qu'il n'y ait pas un seul monde, mais plusieurs. Car, comme l'observe S. Augustin, il est absurde de dire que Dieu a créé les choses sans raison. Or, la raison qui lui a fait créer un monde a pu lui en faire créer plusieurs, puisque sa puissance n'est pas limitée à la création d'un seul monde, mais qu'elle est infinie comme nous l'avons montré. Donc Dieu a produit plusieurs mondes.
2. La nature réalise toujours le meilleur, et Dieu à plus forte raison. Or il serait meilleur qu'il y eût plusieurs mondes plutôt qu'un seul ; car un plus grand nombre de choses bonnes vaut mieux qu'un nombre moindre. Donc plusieurs mondes ont été créés par Dieu.
3. Tout ce qui a sa forme dans la matière peut être multiplié numériquement alors que l'espèce demeure unique ; car la multiplication numérique provient de la matière. Or l'univers a sa forme dans la matière ; car, de même que si je dis : " l'homme ", je signifie une forme, et lorsque je dis : " cet homme ", je signifie une forme dans la matière ainsi, quand on dit : " le monde ", c'est une forme qui est signifiée, et quand on dit : " ce monde ", on signifie une forme dans la matière. Rien n'empêche donc qu'il existe plusieurs mondes.
En sens contraire, il est dit en S. Jean (1,10) : " Le monde a été fait par lui ", et il parle du monde au singulier parce qu'il n'y en a qu'un seul.
Réponse : L'ordre même qui règne dans les choses, telles que Dieu les a faites, manifeste l'unité du monde. Ce monde, en effet, est un d'une unité d'ordre, selon que certains êtres sont ordonnés à d'autres. Or tous les êtres qui viennent de Dieu sont ordonnés entre eux et à Dieu, ainsi qu'on l'a montré. Il est donc nécessaire que tous les êtres appartiennent à un seul monde. C'est pourquoi ceux-là seuls ont pu admettre une pluralité des mondes, qui n'assignaient pas pour cause à ce mondeci une sagesse ordonnatrice, mais le hasard. Ainsi Démocrite disait que la rencontre des atomes a produit non seulement ce monde, mais une infinité d'autres.
Solutions : 1. La raison pour laquelle le monde est unique, c'est que toutes choses doivent être ordonnées à un but unique, selon un ordre unique. Aussi Aristote déduitil l'unité du gouvernement divin de l'unité de l'ordre existant dans les choses. Et Platon prouve l'unité du monde par l'unité de l'Exemplaire dont il est l'image.
2. Aucun agent ne se propose comme fin une pluralité purement matérielle ; car une pluralité matérielle est sans terme assignable, elle tend de soi vers l'infini, et l'infini est contraire à la raison de fin. Or, quand on dit que plusieurs mondes seraient meilleurs qu'un seul, on l'entend d'une multiplicité matérielle. Or ce type de perfection n'est pas visé par le Créateur ; car pour la même raison on pourrait dire que, ayant fait deux mondes, il eût été mieux qu'il en fît trois, et ainsi à l'infini.
3. Le monde est constitué par tout l'ensemble de sa matière. En effet, il n'est pas possible qu'il y ait une autre terre que celle-ci ; car les autres terres seraient entraînées par leur poids, au centre, déjà occupé par la terre, où qu'elles soient. Et il en est de même des autres corps qui composent le monde.
Il faut maintenant étudier la distinction des choses en particulier, et tout d'abord la distinction entre le bien et le mal. Ensuite, la distinction entre créature spirituelle et créature corporelle (Q. 50). Touchant le premier point, nous avons à nous interroger sur le mal (Q. 48) et la cause du mal (Q. 49).


QUESTION 48 : LE MAL
1. Le mal est-il une nature ? 2. Le mal se trouve-t-il dans les choses ? 3. Le bien est-il le sujet du mal ? 4. Le mal détruit-il totalement le bien ? 5. La division du mal par la peine et la faute. 6. La raison de mal se réalise-t-elle davantage dans la peine, ou dans la faute ?


ARTICLE 1 : Le mal est-il une nature ?
Objections : 1. Il semble que oui. En effet, ce qu'on appelle un genre est une nature déterminée. Or, le mal est un genre, puisque Aristote écrit dans les Catégories que le bien et le mal ne sont pas compris dans un genre, mais sont eux-mêmes des genres par rapport aux autres choses. Donc le mal est une nature.
2. Toute différence spécifique est une nature donnée. Or le mal est une différence spécifique en morale ; par exemple un habitus mauvais, diffère spécifiquement d'un bon, comme la libéralité diffère de l'avarice.
3. Deux choses contraires ont une nature commune. Or le bien et le mal s'opposent comme deux contraires, et non pas comme privation et possession,comme dit le philosophe qui le prouve par le fait qu'entre le bien et le mal il y a un milieu, et que du mal on peut toujours faire retour au bien.
4. Ce qui n'existe pas n'agit pas. Or le mal agit, puisqu'il corrompt le bien. C'est donc que le mal est un certain être et une certaine nature.
5. Ce qui concourt à la perfection de l'univers, est forcément un être et une nature. Or, le mal concourt à la perfection de l'univers, selon S. Augustin " De tout ce qui constitue l'univers, il résulte une beauté admirable, et dans cet ensemble, ce qu'on appelle le mal, bien ordonné et mis à sa place, fait ressortir l'éclat du bien. "
En sens contraire, Denys affirme : " Le mal n'est ni un existant, ni un bien. "
Réponse : Dans une opposition, un terme est connu par l'autre, comme les ténèbres par la lumière. Pour savoir ce que c'est que le mal, il faut donc utiliser la notion de bien. Or, nous avons établi plus haute que le bien est tout ce qui est désirable. Ainsi, du fait que toute nature désire son être et sa perfection, il résulte que l'être et la perfection de toute nature a raison de bien. Il est donc impossible que le mal signifie un certain être, ou une certaine nature de forme. Le terme de mal désigne donc une certaine absence de bien. Voilà pourquoi l'on dit du mal qu'il n'est " ni un existant, ni un bien " ; car l'être, comme tel, étant un bien, on ne peut nier l'un sans l'autre.
Solutions : 1. Aristote parle ici selon l'opinion des pythagoriciens, qui faisaient du mal une nature et qui, en conséquence, prenaient le bien et le mal pour des genres. Aristote, notamment dans ses livres de logique, a en effet l'habitude de prendre ses exemples dans les opinions courantes de son temps, selon l'estimation des autres philosophes. On peut encore dire ceci. Comme l'observe le même Philosophe dans la Métaphysique, la première contrariété est celle de la possession et de la privation ; elle se trouve dans tous les contraires, vu que l'un des contraires est toujours imparfait par rapport à l'autre, comme le noir à l'égard du blanc, et l'amer à l'égard du doux. Sous ce rapport, si l'on dit que le bien et le mal sont deux genres, ce n'est pas en parlant, rigoureusement, mais relativement aux contraires ; car dans la mesure où toute forme a raison de bien, toute privation, comme telle, a raison de mal.
2. Le bien et le mal ne sont des différences constitutives qu'en matière morale, parce que les actions reçoivent leur spécification de la fin, qui est l'objet de la volonté, principe de toute moralité. Et comme le bien a raison de fin, il s'ensuit que le bien et le mal sont en morale des différences spécifiques : le bien par lui-même, le mal au sens où il empêche les êtres de réaliser leur fin. Toutefois, cet éloignement de la fin requise constitue une espèce en matière morale, dans la mesure où il est joint à une fin indue, de même que dans les êtres matériels, on ne trouve de privation d'une forme substantielle que jointe à une autre forme. Ainsi le mal, qui est une différence constitutive en matière morale, est un certain bien joint à la privation d'un autre bien. Par exemple, la fin que se propose l'homme intempérant n'est pas de perdre le bien de la raison ; c'est de jouir d'un bien sensible en dehors de l'ordre de la raison. De telle sorte que ce mal n'est pas une différence constitutive, en tant que mal, mais en raison du bien qui lui est conjoint.
3. Par là se résout aussi le troisième argument. Aristote parle là du bien et du mal tels qu'ils sont considérés en matière morale. Ici l'on peut dire qu'il y a un milieu entre le bien et le mal en ce sens qu'on appelle bien ce qui est selon l'ordre, et mal non seulement ce qui est désordonné, mais ce qui est nuisible à autrui. C'est à cette façon de parler que se rattachent ces paroles d'Aristote : " Le prodigue est sans doute vain, mais il n'est pas mauvais. " Même si, du mal moral on peut revenir au bien, il n'en va pas de même pour toute espèce de mal. Ainsi, de cette sorte de mal qu'est la cécité, on ne revient pas à la vue.
4. Faire quelque chose se dit en trois sens. Tout d'abord selon la cause formelle, comme on dit que la blancheur rend un objet blanc. En ce sens, on dit que le mal, même sous la raison de privation, corrompt le bien, car il en est la corruption et la privation même. On dit encore qu'une chose agit selon la cause efficiente, comme le peintre blanchit la muraille. Enfin on parle selon la cause finale lorsque l'on dit que la fin meut celui qui fait quelque chose. Or, de ces deux dernières façons, le mal n'agit point par lui-même, c'est-à-dire en tant qu'il est une certaine privation, mais seulement en raison du bien qui s'y joint ; car toute action a pour principe une forme, et tout ce qu'on recherche comme fin est une certaine perfection. C'est pourquoi Denys écrit dans le passage cité en sens contraire : " Le mal n'agit et n'est désiré qu'en raison du bien qui lui est adjoint ; de lui-même, il est étranger à la fin, il est en dehors de toute volonté et de toute intention. "
5. Comme on l'a dit précédemment, les parties de l'univers sont hiérarchisées de telle sorte que l'une agisse sur l'autre, qu'elle soit sa fin et lui serve de modèle. Or, nous venons de montrer qu'il ne peut en être ainsi du mal, si ce n'est en raison du bien qui lui est conjoint. Le mal ne contribue donc pas à la perfection de l'univers, et il ne fait point partie de l'ordre universel, si ce n'est accidentellement, en raison du bien conjoint.


ARTICLE 2 : Le mal se trouve-t-il dans les choses ?
Objections : 1. Il semble que non. Car tout ce qui se trouve dans les choses est de l'être, ou la privation d'un être, ce qui est du non-être. Or Denys affirme que le mal diffère de l'existant, et plus encore du non-existant.
2. Être et chose se prennent indifféremment l'un pour l'autre. Donc, si le mal est un être dans les choses, il s'ensuit que le mal est aussi une chose, contrairement à ce que nous venons de dire.
3. " Ce qu'il y a de plus blanc, c'est ce qui n'est pas mélangé de noir ", observe Aristote. De même donc, le meilleur, c'est ce qui n'est pas mélangé de mal. Mais, Dieu, bien plus encore que la nature, fait toujours ce qu'il y a de meilleur. Donc dans les choses que Dieu a faites, on ne trouve aucun mal.
En sens contraire, d'après cela il faudrait rejeter toutes les interdictions et les châtiments, qui ne concernent pas autre chose que les maux.
Réponse : Comme nous l'avons dit à l'article précédent, la perfection de l'univers requiert qu'il y ait inégalité entre les créatures, afin que tous les degrés de bonté s'y trouvent réalisés. Or, un premier degré de bonté, c'est qu'un être soit tellement bon qu'il ne puisse jamais défaillir. Un autre, c'est qu'il soit bon, mais puisse faillir au bien. Et ces degrés se rencontrent aussi dans l'être lui-même ; car il y a certaines choses qui ne peuvent perdre l'être, comme les réalités incorporelles ; et d'autres peuvent le perdre, comme les réalités corporelles. Donc, de même que la perfection de l'univers requiert qu'il n'y ait pas seulement des réalités incorporelles, mais aussi des réalités corporelles ; de même la perfection de l'univers exige que certains êtres puissent défaillir à l'égard du bien ; d'où il suit que parfois ils défaillent. Or, la nature du mal consiste précisément en ce qu'un être défaille à l'égard du bien. D'où il est évident que, dans les choses, le mal se rencontre au même titre que la corruption, car la corruption elle-même est une sorte de mal.
Solutions : 1. Le mal diffère aussi bien de l'être pur et simple que du non-être pur et simple, n'étant ni une possession, ni une pure négation, mais une privation.
2. Comme dit Aristote dans la Métaphysique, le mot être s'entend de deux façons. D'une part pour signifier l'entité d'une chose ; en ce sens, l'être se divise selon les dix prédicaments, et c'est en ce sens-là que l'être et la chose s'équivalent. En ce sens, aucune privation n'est de l'être ; et le mal n'en est pas non plus. D'autre part, le mot être sert à exprimer la vérité d'une proposition : celle-ci consiste dans la composition dont le caractère est indiqué par le verbe " est ", et qui répond à la question : Cela est-il ? Nous disons en ce sens que la cécité est dans l'oeil, et de même pour toute autre privation. En ce sens, le mal lui-même est appelé un être. C'est pour avoir ignoré cette distinction que certains, constatant qu'on déclare mauvaises telles ou telles choses, ou que dans les choses on relève du mal, ont cru que le mal était lui-même une chose.
3. Dieu, la nature ou tout autre agent font ce qu'il y a de meilleur dans le tout, mais non ce qu'il y a de meilleur dans chaque partie, si ce n'est par rapport au tout, comme nous l'avons dit plus haut. Or le tout, c'est-à-dire l'universalité des créatures, est meilleur et plus parfait s'il y a en lui des êtres qui peuvent s'écarter du bien et qui dès lors en déchoient, Dieu ne les en empêchant pas. En effet, il appartient à la Providence, non de détruire la nature, mais de la sauver, dit Denysm ; or il est conforme à la nature des êtres que ceux qui peuvent défaillir défaillent quelquefois. Et d'ailleurs, dit S. Augustin, " Dieu est si puissant qu'il peut faire sortir le bien du mal ". De sorte que beaucoup de biens seraient supprimés si Dieu ne permettait que se produise aucun mal. Le feu ne brûlerait pas si l'air n'était pas détruit ; la vie du lion ne serait pas assurée si l'âne ne pouvait être tué ; et on ne ferait l'éloge ni de la justice qui punit, ni de la patience qui souffre, s'il n'y avait pas l'iniquité d'un persécuteur.


ARTICLE 3 : Le bien est-il le sujet du mal ?
Objections : 1. Il semble que non. Car tous les biens sont des existants. Mais Denys affirme que le mal n'est pas un existant et ne se trouve pas dans les êtres existants. Donc le mal n'est pas dans le bien comme dans son sujet.
2. Le mal n'est pas de l'être, et le bien est de l'être ; or le non-être ne requiert pas un être où il puisse se trouver comme dans son sujet. Donc le mal non plus ne requiert pas le bien pour y être comme dans son sujet.
3. L'un des contraires n'est pas le sujet de l'autre ; or le bien et le mal sont des contraires. Donc le mal n'est pas dans le bien comme dans son sujet.
4. Comme le sujet de la blancheur est appelé un blanc, ainsi le sujet du mal doit être appelé un mal. Donc, si le mal a pour sujet le bien, il s'ensuivra que le bien sera un mal. Cela contredit la parole d'Isaïe (5, 20) : " Malheur à vous qui appelez bien le mal, et mal le bien. "
En sens contraire, S. Augustin écrit : " Le mal n'existe que dans le bien. "
Réponse : Nous l'avons dit, le mal implique l'absence de bien. Mais toute absence de bien ne s'appelle pas un mal. L'absence de bien peut en effet être prise soit comme négation pure, soit comme privation. Et l'absence de bien prise par manière de négation n'a pas raison de mal, sans quoi les choses qui n'existent d'aucune manière seraient des maux, et toute chose serait mauvaise du seul fait qu'elle n'a pas le bien d'une autre. Ainsi l'homme serait mauvais pour n'avoir pas l'agilité de la chèvre ou la force du lion. C'est lorsqu'elle est une privation que l'absence est appelée un mal : telle la privation de la vue, qu'on nomme cécité. Or, c'est un seul et même être, qui est sujet de la privation et de la forme, à savoir l'être en puissance ; qu'il s'agisse de l'être en puissance absolument, comme la matière première, sujet de la forme substantielle et de la privation opposée ; ou qu'il s'agisse d'un être en puissance sous un certain rapport et en acte par lui-même, comme un corps translucide qui est le sujet des ténèbres et de la lumière. Mais il est évident que la forme par laquelle quelque chose est en acte constitue une certaine perfection, un certain bien ; et ainsi tout être en acte est un certain bien. De même, tout être en puissance est comme tel un certain bien, selon qu'il a un ordre au bien ; de même qu'il est un être en puissance, il est un bien en puissance. Cela démontre que le sujet du mal est le bien.
Solutions : 1. Denys veut dire que le mal n'est pas dans les êtres existants à titre de partie, ou de propriété naturelle d'un existant donné.
2. Le non-être ne requiert pas de sujet si on le prend comme une négation pure ; mais la privation est " une négation dans un sujet ", dit le Philosophe, et c'est un tel non-être qui est le mal.
3. Le mal n'a pas pour sujet le bien qui lui est opposé ; il a pour sujet un autre bien : ainsi le sujet de la cécité n'est pas la vue, mais le vivant. Il ne semble pas moins, remarque S. Augustin, que " soit ici en défaut la règle de dialectique d'après laquelle les contraires ne peuvent exister ensemble ". Mais cette règle ne se vérifie qu'à l'égard du bien et du mal pris dans leur acception commune, non en ce qui concerne spécialement tel bien ou tel mal. S'il s'agit par exemple du blanc et du noir, du doux et de l'amer, ou d'autres contraires de ce genre, ils ne sont jamais pris que concrètement, car ils appartiennent à des genres déterminés. Mais le bien embrasse tous les genres. C'est pourquoi un bien peut exister simultanément avec la privation d'un autre bien.
4. L'imprécation du prophète s'adresse à ceux qui appellent mal le bien pris comme bien ; mais cela ne résulte aucunement de ce qui précède, comme on a pu le voir.


ARTICLE 4 : Le mal détruit-il totalement le bien ?
Objections : 1. Il semble que le mal détruit tout le bien. Car, de deux contraires, l'un est totalement détruit pas l'autre. Or le bien et le mal sont des contraires : donc le mal peut détruire tout le bien.
2. S. Augustin écrit : " Le mal nuit en ce qu'il enlève le bien. " Or le bien se ressemble et il n'est qu'une seule et même forme. Donc il est enlevé totalement par le mal.
3. Le mal, tant qu'il existe, est nuisible et détruit le bien. Or à force d'enlever quelque chose, on anéantit un être, à moins qu'il soit infini, ce qui n'est le cas d'aucun bien créé.
En sens contraire, S. Augustin écrit que le mal ne peut entièrement épuiser le bien.
Réponse : Le mal ne peut détruire complètement le bien. Pour s'en convaincre, il faut observer qu'il y a trois sortes de bien. La première est totalement détruite par le mal ; c'est le bien opposé au mal : ainsi la lumière est totalement détruite par les ténèbres, et la vue par la cécité. La deuxième n'est ni totalement détruite par le mal, ni même affaiblie par lui : ainsi, du fait des ténèbres, rien de la substance de l'air n'est diminué. Enfin, la troisième sorte de bien est diminuée par le mal, sans être complètement détruite : c'est l'aptitude du sujet à son acte.
Or, cette diminution du bien ne doit pas se comprendre par manière de soustraction, comme pour les quantités, mais par affaiblissement ou déclin, comme dans les qualités et les formes. Cette baisse de capacité s'explique par le processus inverse de son développement. La capacité se développe par les dispositions qui préparent la matière à l'acte : plus elles sont multipliées dans le sujet, plus celui-ci est habilité à recevoir la perfection et la forme. En sens inverse, la capacité diminue par les dispositions contraires : plus elles sont nombreuses dans la matière, et intenses, plus elles atténuent la disposition à l'acte.
Donc, si les dispositions contraires ne peuvent se multiplier et s'intensifier indéfiniment, mais seulement jusqu'à un certain point, l'aptitude susdite ne sera pas non plus diminuée ou affaiblie à l'infini, et c'est ce que l'on voit dans les qualités actives et passives des éléments. En effet, le froid et l'humidité, qui diminuent ou affaiblissent l'aptitude du combustible à s'enflammer, ne peuvent s'accroître indéfiniment. Si au contraire les dispositions adverses peuvent être indéfiniment multipliées, l'aptitude en question peut être elle-même indéfiniment diminuée ou affaiblie ; mais elle ne serait jamais totalement détruite ; car elle demeure dans sa racine, qui est la substance du sujet. De même, si l'on interposait indéfiniment des corps opaques entre le soleil et l'air, celui-ci verra indéfiniment diminuer sa capacité de recevoir la lumière ; mais il ne la perdrait nullement, puisqu'il est translucide par nature. De même on pourrait ajouter indéfiniment péchés sur péchés, et ainsi affaiblir de plus en plus l'aptitude de l'âme à la grâce ; car les péchés sont comme des obstacles interposés entre nous et Dieu, selon la parole d'Isaïe (59, 2) : " Nos iniquités ont mis une séparation entre nous et Dieu. " Cependant, ils ne détruisent pas totalement cette aptitude, car elle tient à la nature de l'âme.
Solutions : 1. Le bien opposé au mal est totalement aboli par le mal ; mais il n'en est pas de même des autres biens, comme on vient de le dire.
2. L'aptitude du sujet à l'acte est intermédiaire entre le sujet et l'acte. Par le côté où elle touche à l'acte, elle est diminuée par le mal ; mais par le côté où elle tient au sujet, elle persiste. Dès lors, quoique le bien, considéré en soi, demeure toujours identique à lui-même, toutefois, en raison de ses rapports avec des choses diverses, il n'est pas détruit totalement, mais en partie.
3. Certains auteurs, imaginant la diminution du bien en question à la manière d'une diminution quantitative, ont affirmé : Il en est comme du continu, qui se subdivise indéfiniment, pourvu que la division procède d'après une proportion uniforme, comme si l'on prend la moitié de la moitié ou le tiers du tiers. Mais ce raisonnement n'est pas applicable ici. Car, dans la division où l'on opère selon la même proportion, on enlève de moins en moins, vu que la moitié de la moitié est moindre que la moitié du tout. Mais un second péché ne diminue pas nécessairement moins que le précédent l'aptitude du sujet à la grâce : il peut la diminuer autant, et même davantage. Il faut donc répondre que l'aptitude dont on parle, bien qu'elle soit finie, peut néanmoins s'affaiblir indéfiniment, non par elle-même, mais par accident, en raison de l'accroissement indéfini des dispositions contraires, comme nous venons de le dire.


ARTICLE 5 : La division du mal par la peine et la faute
Objections : 1. Cette division du mal par la peine et la faute n'est pas suffisante. Car tout défaut paraît être un mal. Or, en toute créature se trouve ce défaut essentiel : qu'elle ne peut se conserver elle-même dans l'être, défaut qui n'est cependant ni une peine, ni une faute.
2. Chez les êtres sans raison, il n'y a ni faute ni peine ; on trouve cependant en eux corruption et déficience, qui se rattachent à la raison de mal.
3. La tentation est un certain mal. Cependant elle n'est pas une faute ; car " la tentation à laquelle on ne consent pas, (dit la Glose sur 1 Co 12, 7) n'est pas péché, mais matière à éprouver la vertu ". Ce n'est pas non plus une peine, puisque la tentation précède la faute, tandis que la peine la suit. La division du mal en peine et faute est donc insuffisante.
En sens contraire, il apparaît que cette division est superflue. Car, dit S. Augustin, on appelle mal ce qui nuit. Or ce qui nuit a le caractère d'une peine. Donc tout mal est englobé dans la peine.
Réponse : Nous l'avons dit, le mal n'est que la privation du bien, et le bien consiste principalement et par lui-même dans une perfection et un acte. Or l'acte se prend en deux sens : comme acte premier ou comme acte second. L'acte premier est la forme et l'intégrité de la chose même ; l'acte second est l'opération. En conséquence, le mal se réalise de deux manières. Il peut consister dans la destruction de la forme ou de quelque élément requis pour l'intégrité de la chose ; c'est ainsi que la cécité ou la perte d'un membre est un mal. Il peut consister encore dans la soustraction de l'action qui lui est due, que cette action ait disparu, ou qu'elle manque des éléments et de la fin qu'elle exige.
Mais puisque le bien, comme tel, est objet de volonté, le mal, privation du bien, se trouve à un titre spécial dans les créatures raisonnables, douées de volonté. Aussi le mal qui est une privation de forme ou d'intégrité aura pour elles raison de peine, d'autant plus que toutes choses sont soumises à la providence et à la justice divines, ainsi qu'on l'a montré. Car la nature de la peine, c'est d'être contraire à la volonté Quant au mal qui consiste en la soustraction de l'action obligée, en matière volontaire, il a raison de faute. Car on impute à faute ce qui s'écarte de l'action parfaite dont l'agent est le maître par sa volonté. Donc tout mal, considéré dans le domaine du volontaire, est une peine ou une faute.
Solutions : 1. Nous avons expliqué que le mal est la privation du bien, et non sa simple négation. Tout manque n'est donc pas un mal, mais seulement le manque d'un bien qu'on doit avoir par nature. Ce n'est pas un mal pour la pierre de n'avoir pas la vue ; c'en est un seulement pour l'animal ; car il n'est pas conforme à la nature de la pierre de posséder la vue. De même, il est contraire à la raison de créature de se conserver dans l'être par elle-même ; car c'est le même qui donne l'être et y conserve. Ce défautlà n'est donc pas un mal pour la créature.
2. Nous ne disons pas que la peine et la faute divisent le mal purement et simplement, mais le mal dans le domaine du volontaire.
3. Si l'on considère la tentation comme une provocation au mal, elle est toujours une faute de la part de celui qui tente. Chez celui qui est tenté, à vrai dire elle n'a pas d'existence, si ce n'est dans la mesure où il en est plus ou moins affecté ; car l'action de l'agent est dans le patient. Or quand le sujet tenté est entraîné au mal par le tentateur, il tombe dans une faute.
A l'argument en sens contraire, on doit répondre qu'il est essentiel à la peine de nuire à l'agent en lui-même ; mais qu'il est essentiel à la faute de nuire à l'agent dans son action. De la sorte, la peine et la faute sont comprises l'une et l'autre dans le mal, en tant qu'il a raison de nuisance.


ARTICLE 6 : La raison de mal se réalise-t-elle davantage dans la peine, ou dans la faute ?
Objections : 1. Il semble que la peine réalise plus que la faute la raison de mal. En effet, la faute est à la peine ce que le mérite est à la récompense. Or, la récompense réalise la notion de bien plus que le mérite, puisqu'elle en est la fin. Il semble donc que, pareillement, la peine réalise plus que la faute la notion de mal.
2. Le plus grand mal est celui qui est opposé au plus grand bien. Or nous avons dit que la peine s'oppose au bien de l'agent, et la faute au bien de l'action. Donc, puisque l'agent vaut mieux que l'action, il semble que la peine soit pire que la faute.
3. Il est une peine qui consiste en la privation même de la fin, c'est la perte de la vision divine. Or le mal de la faute est seulement la privation de l'ordre à cette fin. La peine est donc un plus grand mal que la faute.
En sens contraire, un sage se résout à un moindre mal pour en éviter un plus grand : ainsi le médecin coupe un membre pour sauver le corps. Or la sagesse de Dieu inflige la peine pour éviter la faute. Donc la faute est un plus grand mal que la peine.
Réponse : La faute réalise la raison de mal plus que la peine, et non seulement que la peine sensible, qui consiste dans la privation des biens corporels façon de comprendre la peine qui est le fait du grand nombre ; mais aussi en comprenant la peine dans toute son étendue, en y englobant ces peines que sont la privation de la grâce et de la gloire. Cela se prouve de deux manières.
1. La faute est un mal qui rend l'homme mauvais, ce qui n'est pas vrai de la peine. " Ce n'est pas d'être châtie qui est un mal, dit Denys, c'est de mériter le châtiment. " En effet, comme d'une part le bien propre consiste dans l'acte et non dans la puissance ; comme d'autre part l'acte ultime, en toutes choses, consiste dans l'opération ou dans l'usage des choses que l'on possède, le bien de l'homme consiste donc purement et simplement dans l'action bonne, ou dans le bon emploi des choses qu'il possède. Or, nous usons de toutes choses par notre volonté. C'est donc en raison de sa volonté bonne, grâce à laquelle il use bien des choses qu'il possède, qu'un homme est déclaré bon, tandis que sa volonté mauvaise le rend mauvais. Car celui qui a une volonté mauvaise peut user mal même du bien qu'il a, comme un lettré qui parlerait mal. Donc, puisque la faute consiste dans un acte désordonné de la volonté, et la peine dans la privation de l'un des biens que la volonté utilise, on voit que la faute a raison de mal plus que la peine.
2. Dieu est l'auteur du mal de peine et non du mal de faute. La raison en est que le mal de peine enlève le bien de la créature, soit qu'il s'agisse d'un bien créé, comme la vue dont la cécité nous prive, soit qu'il s'agisse du bien incréé, qui est enlevé à la créature lorsqu'elle est privée de la vision de Dieu. Mais le mal de faute s'oppose proprement au bien incréé ; car il contrarie l'accomplissement de la volonté divine et l'amour divin, par lequel le bien divin est aimé en lui-même, et non seulement en tant que participé par la créature. Il est donc évident par là que la faute réalise la raison de mal plus que la peine.
Solutions : 1. Bien que la faute aboutisse à la peine, comme le mérite aboutit à la récompense, on ne commet pas la faute en vue du châtiment, tandis qu'on acquiert le mérite en vue de la récompense. Il faut dire bien plutôt que la peine est infligée pour faire éviter la faute. Et ainsi la faute est pire que la peine.
2. L'ordre de l'action, qui est enlevé par la faute, est plus parfait que le bien de l'agent enlevé par la peine ; car celui-ci est sa perfection seconde, tandis que l'autre est sa perfection première.
3. La faute ne se compare pas à la peine comme la fin à l'ordre qui y mène. En effet, l'un et l'autre, la fin et l'ordre, peuvent être enlevés d'une certaine façon et par la faute et par la peine. Mais par la peine, ils sont détruits en ce que l'homme lui-même est détourné et de sa fin et de ce qui le mène vers cette fin ; par la faute, la fin et l'ordre sont détruits de telle manière que la privation porte sur l'action humaine, qui n'est pas ordonnée à la fin requise.


QUESTION 49 : LA CAUSE DU MAL
1. Le bien peut-il être cause du mal ? 2. Le souverain bien, qui est Dieu, est-il cause du mal ? 3. Y a-t-il un souverain mal, qui soit la cause première de tous les maux ?


ARTICLE 1 : Le bien peut-il être cause du mal ?
Objections : 1. Cela semble impossible, car il est dit en S. Matthieu (7,18) : " Un bon arbre ne peut produire de mauvais fruits. "
2. L'un des contraires ne peut être la cause de l'autre. Or le mal est le contraire du bien.
3. Un effet défectueux ne peut venir que d'une cause défectueuse Mais le mal, s'il a une cause, est un effet défectueux. Donc il a une cause défectueuse. Tout défaut étant un mal, la cause du mal ne peut être que du mal.
4. Denys affirme que le mal n'a pas de cause. Donc le bien n'est pas cause du mal.
En sens contraire, S. Augustin écrit : " On ne voit aucunement d'où pourrait naître le mal, si ce n'est du bien. "
Réponse : D'une façon ou d'une autre, on est obligé de dire que le mal a une cause. Le mal, en effet, est le défaut d'un bien qu'un être est naturellement apte à avoir, et doit avoir. Or, un être ne peut être privé de la disposition due à la nature que si une cause lui soustrait cette disposition. Un corps lourd ne s'élève que si quelqu'un le lance ; un agent ne manque son action qu'en raison d'un obstacle. Mais être cause ne peut être que le fait d'un bien ; car rien ne peut être cause sinon en tant qu'il est de l'être, et tout être, en tant que tel, est un bien. Du reste, si nous considérons la nature particulière des causalités, nous voyons que l'agent, la forme et la fin impliquent chacun une certaine perfection qui se rattache à la raison de bien. La matière elle-même, en tant qu'elle est en puissance au bien, a raison de bien.
Ce qui précède prouve que le bien est cause du mal à la manière d'une cause matérielle, car on a montré ' que le bien est le sujet du mal. Quant à la cause formelle, le mal n'en a pas, car il est plutôt une privation de forme. Il en est de même de la cause finale ; car le mal, loin d'avoir une fin, est bien plutôt la privation de l'ordination à la fin requise ; car ce n'est pas seulement la fin qui a raison de bien, mais aussi l'utile, qui est ordonné à la fin. Si le mal a une cause efficiente, c'est une cause qui ne le produit pas directement, mais par accident.
Pour en avoir la preuve, il faut savoir que le mal n'est pas produit de la même manière dans l'action et dans l'effet. Dans l'action, le mal est causé par le défaut de l'un des principes de l'action, soit du côté de l'agent principal, soit du côté de l'agent instrumental. Ainsi, un défaut de motricité chez le vivant peut provenir ou d'une faiblesse de l'organisme, comme chez l'enfant, ou du mauvais état des membres qui en sont les instruments, comme chez les boiteux. Dans une chose, au contraire, le mal a pour cause parfois la puissance de l'agent (non pas toutefois dans l'effet propre de cet agent), et parfois le défaut de l'agent ou de la matière. Le mal est produit par la puissance ou la perfection de l'agent, quand, à la forme voulue par cet agent, est liée comme une conséquence nécessaire la privation d'une autre forme. Ainsi la combustion impliquetelle la destruction de l'air ou de l'eau, de sorte que, plus le feu est puissant et actif, plus il imprime énergiquement sa forme, et plus il détruit avec énergie ce qui lui est contraire. Le mal et la destruction de l'air ou de l'eau provient de la perfection du feu. Mais cela est produit par accident ; car le feu ne tend pas à expulser la forme de l'eau, il tend à introduire sa propre forme ; seulement, en faisant ceci, il cause cela par accident. Mais s'il y a un défaut dans l'effet propre du feu, c'est-à-dire s'il ne réussit pas à chauffer, cela provient d'un défaut de l'action même, défaut qui est dû à un manque dans le principe d'action, comme on l'a dit ; ou bien cela tient à une mauvaise disposition de la matière, qui ne reçoit pas l'action du feu. Or ce fait même d'être déficient, est accidentel au bien, auquel il convient par soi d'agir. Cela prouve de toute manière que le mal n'a de cause que par accident. Et c'est ainsi que le bien est cause du mal.
Solutions : 1. Voici le commentaire de S. Augustin : " Le Seigneur entend par le mauvais arbre la mauvaise volonté, par le bon arbre la bonne volonté. " Or la bonne volonté ne produit pas d'acte moral mauvais, puisque l'acte moral est jugé bon en raison de la qualité de la volonté. Pourtant, le mouvement de la volonté mauvaise a pour principe une créature raisonnable qui est bonne, et c'est ainsi que le bien est cause du mal.
2. Le bien ne produit pas le mal qui lui est contraire ; mais il peut en causer un autre. Ainsi la bonté du feu cause le mal de l'eau, et un homme bon par nature peut causer un acte moralement mauvais. C'est là un genre de causalité par accident, nous l'avons dit. Et il peut arriver que de la même manière, par accident, un contraire soit la cause de son contraire, comme il arrive lorsque le froid ambiant produit au-dedans une réaction de chaleur.
3. Le mal a une cause défectueuse de manière différente, suivant qu'il s'agit d'agents volontaires ou d'agents naturels. L'agent naturel agit d'après ce qu'il est, à moins d'un empêchement extérieur, et cela même est chez lui une sorte de défaut. En conséquence, il n'y a jamais de mal dans l'effet sans qu'il préexiste un autre mal dans l'agent ou dans la matière, comme on vient de le dire. Mais dans l'ordre des choses volontaires, le défaut de l'action vient de la volonté qui défaille actuellement, en tant qu'elle ne se soumet pas actuellement à sa règle Ce défaut n'est pas une faute ; mais la faute vient de ce que le sujet opère avec un tel défaut.
4. Le mal n'a pas de cause par soi, mais seulement par accident, on vient de le dire.


ARTICLE 2 : Le souverain bien, qui est Dieu, est-il cause du mal ?
Objections : 1. Il semble bien que le souverain bien, qui est Dieu, soit cause du mal, car on lit dans Isaïe (45, 6, 7) : " Je suis le Seigneur, il n'y en a pas d'autre. Je façonne la lumière et je crée les ténèbres ; je fais le bonheur et je crée le malheur. " Et dans Amos (3, 6) : " Arrive-t-il un malheur dans une ville, sans qu'il soit l'oeuvre du Seigneur ? "
2. L'effet de la cause seconde se ramène à la cause première. Or le bien est la cause du mal, comme on vient de le dire. Donc, puisque Dieu est la cause de tout bien, comme on l'a également montré, il s'ensuit que tout mal vient aussi de Dieu.
3. D'après Aristote, " le salut et la perte du navire " ont la même cause. Mais Dieu est cause du salut de toutes choses. Donc lui-même est cause de toute perdition et de tout mal.
En sens contraire, S. Augustin écrit : " Dieu n'est pas l'auteur du mal, car il n'est pas cause que l'on tende au non-être. "
Réponse : D'après ce que nous avons dit, le mal qui vient d'une déficience dans l'action a toujours pour cause le défaut de l'agent. Or, en Dieu, il n'y a aucun défaut, mais une perfection souveraine, comme nous l'avons montré. Par conséquent, Dieu n'est pas responsable du mal de l'action qui est causé par une déficience de l'agent.
En revanche, le mal qui consiste dans la destruction de certaines choses se ramène à Dieu comme à sa cause, et cela se voit clairement dans le domaine de la nature comme dans celui de la volonté. Nous l'avons dit en effet : un agent qui, par son pouvoir, produit une certaine forme d'où résulte une corruption et un manque, cause, par son pouvoir, cette corruption et ce manque. Or, il est évident que la forme que Dieu se propose principalement dans les choses créées, c'est le bien de l'univers. Et l'ordre de l'univers requiert, comme nous l'avons dit, que certains êtres puissent défaillir et parfois défaillent. De telle sorte que Dieu, en causant le bien de l'ordre universel, cause aussi, par voie de conséquence et pour ainsi dire par accident, la corruption de certains êtres, conformément à ces paroles de l'Écriture (1 S 2, 6) : " C'est le Seigneur qui fait mourir et qui fait vivre. " S'il est dit au livre de la Sagesse (1,12) : " Dieu n'a pas fait la mort ", cela s'entend d'une mort qui serait voulue pour elle-même. A l'ordre de l'univers se ramène également l'ordre de la justice, d'après lequel un châtiment doit être infligé aux pécheurs. On peut donc dire que Dieu est l'auteur de ce mal qu'est la peine, mais non du mal qu'est la faute, pour la raison qu'on vient de dire.
Solutions : 1. Ces textes concernent le mal de peine, non celui de faute.
2. L'effet de la cause seconde défaillante se ramène à la cause première non défaillante pour tout ce qu'il a d'entité et de perfection, mais non pour ce qu'il a de déficient. Ainsi tout ce qu'il y a de mouvement dans la jambe qui boite est causé par sa puissance motrice ; mais ce qu'il y a de dévié dans ce mouvement n'est pas causé par cette puissance motrice, il a pour cause la difformité de la jambe. De même, tout ce qu'il y a d'être et d'action dans une action mauvaise, remonte à Dieu comme à sa cause ; mais ce qu'il y a là de défaillant n'est pas causé par Dieu ; c'est l'effet de la cause seconde qui défaille.
3. Le naufrage du navire est attribué au pilote comme cause parce qu'il a omis de faire ce qui était nécessaire au salut du navire. Mais Dieu ne manque jamais de réaliser ce qui est nécessaire au salut. Le cas n'est donc pas le même.


ARTICLE 3 : Y a-t-il un souverain mal, qui soit la cause première de tous les maux ?
Objections : 1. Il semble bien, car les effets contraires ont des causes contraires. Or il y a de la contrariété dans les choses, selon l'Ecclésiastique (33,14) : " En face du mal il y a le bien ; en face de la mort, la vie ; ainsi, en face de l'homme pieux, le pécheur. " Il y a donc des principes contraires, l'un du bien et l'autre du mal.
2. Si l'un des contraires est dans la nature des choses, l'autre aussi, selon Aristote. Or, le souverain bien est dans la nature des choses, et c'est lui qui est la cause de tout bien, ainsi qu'on l'a montré. Donc il y a aussi un souverain mal opposé à lui, et qui est la cause de tout mal.
3. De même qu'on trouve dans les êtres le bien et le mieux, on y trouve le mal et le pire. Or le bien et le mieux sont ainsi appelés par comparaison avec le meilleur. Donc le mal et le pire sont également ainsi nommés par rapport à un souverain mal.
4. Ce qui est tel par participation se ramène à ce qui est tel par essence. Or, les choses qui sont mauvaises pour nous ne sont pas mauvaises par essence, elles le sont en vertu d'une participation. Donc on doit trouver quelque part un souverain mal qui soit cause de tout mal.
5. Tout ce qui est par accident se ramène à ce qui est par soi. Or le bien est cause du mal par accident. Donc il faut poser un souverain mal qui soit cause des maux par soi-même. Et on ne peut pas dire que le mal n'a pas de cause par soi, qu'il n'a qu'une cause par accident, car il s'ensuivrait que le mal ne serait pas le cas le plus fréquent, mais le plus rare
6. Le mal de l'effet se ramène au mal de la cause ; car un effet défectueux vient d'une cause défectueuse, on l'a dit. Mais on ne peut pas remonter à l'infini dans l'ordre des causes. Donc il faut poser un premier mal qui soit la cause de tout mal.
En sens contraire, on a montré plus haut que le souverain bien est cause de tout l'être. Il ne peut donc pas y avoir de principe opposé à lui, qui soit cause des maux.
Réponse : Il est évident d'après ce qui précède qu'il n'y a pas de premier principe des maux, comme il y a un premier principe des biens.
1. Parce que le premier principe des biens est le bien par essence, ainsi qu'on l'a montré. Or rien ne peut être le mal par essence, puisque, on l'a montré aussi, tout être, en tant qu'être, est bon, et que le mal ne se trouve que dans le bien, comme dans son sujet.
2. Parce que le premier principe des biens est le bien souverain et parfait, en qui préexiste toute bonté, ainsi qu'on l'a vu. Or il ne peut y avoir un souverain mal ; car, on l'a montré, même si le mal diminuait sans cesse le bien, jamais il ne peut le détruire totalement. Comme il y a toujours du bien dans les êtres, il n'y a rien qui soit intégralement et parfaitement mauvais. C'est ce qui fait dire au Philosophe : " Si le mal était mal intégralement, il se détruirait lui-même " ; car en supprimant tout bien, au point de le rendre intégralement mauvais, on supprimerait aussi le mal lui-même, qui a le bien pour sujet
3. Parce que la raison de mal s'oppose à la raison de premier principe. D'abord parce que tout mal est causé par le bien, comme on l'a montré. Et aussi parce que le mal ne peut être cause que par accident ; ainsi ne peut-il pas être cause première, puisque la cause par accident est postérieure à ce qui est par soi, comme le prouve Aristote.
Ceux qui ont admis deux premiers principes, l'un bon et l'autre mauvais, sont tombés dans cette erreur pour la même raison qui fit avancer aux philosophes anciens d'autres erreurs également étranges. Au lieu de s'élever à la cause universelle de tout l'être, ils se sont arrêtés aux causes particulières d'effets particuliers. C'est pourquoi, quand ils ont observé que certains êtres nuisent à d'autres en vertu de leur nature, ils en ont conclu que cette nature était mauvaise, comme si l'on disait que le feu est mauvais par nature parce qu'il a brûlé la maison d'un pauvre Mais on ne doit pas juger de la bonté d'une chose d'après le rapport qu'elle a avec un être particulier ; on doit considérer cette nature en elle-même, et par rapport à l'univers entier, dans lequel tout être tient son rang avec un ordre admirable, nous l'avons vu.
De même, ceux qui trouvaient à deux effets antagonistes particuliers des causes particulières également antagonistes, ne surent pas ramener ces causes particulières à une cause universelle commune, et ils conclurent que les principes premiers étaient eux-mêmes antagonistes. Mais étant donné que tous les contraires se rejoignent dans un même genre, il est nécessaire de reconnaître, au-dessus des causes particulières qui s'opposent, une cause unique commune. Ainsi, au-dessus des qualités contraires des éléments, on trouve la vertu active du corps céleste. De même, au-dessus de tout ce qui est d'une manière quelconque, se trouve un unique premier principe d'être, ainsi que nous l'avons fait voir.
Solutions : 1. Les contraires se rejoignent dans un même genre et se rejoignent également dans la qualité d'être ; c'est pourquoi, bien qu'ils aient des causes particulières contraires, il faut pourtant en venir à leur trouver une cause première commune.
2. La privation et la possession se réalisent naturellement dans un même sujet. Le sujet de la privation est l'être en puissance, nous l'avons dit. Ainsi, puisque le mal est la privation du bien, comme on vient de le voir, le mal ne peut s'opposer qu'au bien dans lequel se trouve de la potentialité, et non pas au souverain bien, qui est acte pur.
3. On doit envisager tout être selon sa raison propre. Or, de même qu'une forme est une certaine perfection, ainsi une privation est un certain manque. Par conséquent toute forme, toute perfection, tout bien se considère selon qu'il s'approche d'un terme parfait, et une privation au contraire selon qu'elle s'éloigne du terme d'où elle part. On ne dit donc pas d'une chose qu'elle est mauvaise ou pire parce qu'elle se rapproche d'un souverain mal, comme on dirait qu'elle est bonne ou meilleure selon sa proximité à l'égard du souverain bien.
4. Aucun être n'est dit mauvais par participation ; il est dit mauvais au contraire par manque de participation. Il n'y a donc pas lieu de ramener le mal à quelque chose qui serait le mal par essence.
5. Le mal ne peut avoir de cause que par accident, comme on l'a montré. Il est donc impossible de remonter de lui à quelque chose qui serait cause du mal par soi. Quant à dire que le mal est le cas le plus fréquent, cela est faux, absolument parlant. Car les êtres engendrés et corruptibles, chez lesquels seuls le mal de nature peut se rencontrer, ne sont qu'une faible partie de l'univers. Et de plus, dans chaque espèce, les défauts de nature ne se produisent que dans les cas les moins nombreux. C'est parmi les hommes seulement que le mal semble être le cas le plus fréquent ; car le bien de l'homme, tel qu'il apparaît aux sens, n'est pas le bien de l'homme en tant qu'homme ; celui-ci doit se juger selon la raison ; or le plus grand nombre suivent les sens plutôt que la raison.
6. Dans la recherche des causes du mal, on ne remonte pas à l'infini ; on ramène tous les maux à une cause bonne, d'où le mal découle par accident.
Après avoir traité de la création en général, il faut étudier, en les distinguant l'une de l'autre, la créature corporelle et la créature spirituelle. A ce sujet on considérera : 1. La créature purement spirituelle que la Sainte Écriture appelle ange (Q. 50-64). 2. La créature purement corporelle (Q. 65-74). 3. La créature composée de corporel et de spirituel, qu'est l'homme (Q. 75-102).
Au sujet de ces anges, nous étudierons successivement leur nature (Q. 50-53), leur intelligence (Q. 54-58), leur volonté (Q. 59-60) et leur création (Q. 61-64).
La nature des anges doit être envisagée d'abord en elle-même (Q. 50), puis dans ses rapports avec les êtres corporels (Q. 51-53).

QUESTION 50 : LA NATURE DES ANGES
1. Existe-t-il une créature totalement spirituelle et absolument incorporelle ? 2. A supposer que l'ange soit tel, est-il composé de matière et de forme ? 3. Le nombre des anges. 4. La distinction des anges entre eux. 5. Leur immortalité ou incorruptibilité.


ARTICLE 1 : Existe-t-il une créature totalement spirituelle et absolument incorporelle ?
Objections : 1. Ce qui est incorporel seulement par rapport à nous et non par rapport à Dieu n'est pas incorporel purement et simplement. Or, selon S. Jean Damascène l'ange " est dit incorporel et immatériel par rapport à nous ; mais, comparé à Dieu, il est corporel et matériel ". L'ange n'est donc pas absolument incorporel.
2. Seul le corps est mobile, d'après Aristote. Or, selon S. Jean Damascène, l'ange est une substance intellectuelle toujours en mouvement. L'ange est donc une substance corporelle.
3. S. Ambroise dit que "toute créature est circonscrite par les limites fixes de sa nature ". Or, être circonscrit est propre aux corps. Toute créature est donc corporelle, y compris les anges puisqu'ils sont créatures de Dieu, selon ces paroles du Psaume (148, 2.4) : " Louez le Seigneur, vous tous ses anges... car il a parlé, ils ont été faits ; il a commandé et ils ont été créés. "
En sens contraire, le Psaume (104, 4) parle de " celui qui a fait de ses anges des esprits ".
Réponse : Il est nécessaire d'admettre l'existence de créatures incorporelles. En effet, le but principal de Dieu dans la création est le bien, qui n'est autre que l'assimilation à Dieu. Or, un effet n'est parfaitement assimilé à sa cause que s'il l'imite en cela même qui, dans la cause, est son principe ; ainsi le chaud produit le chaud. Dieu produit la créature par son intelligence et sa volonté, nous l'avons expliqué plus haut.La perfection de l'univers exige donc qu'il existe des créatures intellectuelles. Et l'acte d'intellection ne pouvant être l'acte d'un corps ni d'une vertu corporelle, car tout corps est déterminé dans le temps et dans l'espace, nous devons nécessairement affirmer que la perfection de l'univers requiert l'existence de créatures incorporelles. Les philosophes anciens, qui ignoraient la nature de l'intelligence et ne la distinguaient pas du sens, estimaient que rien n'existe en dehors de ce qui peut être saisi par les sens et l'imagination. Et comme l'imagination n'atteint pas le corporel, ils pensaient, au dire d'Aristote, que rien n'existe en dehors du corporel. L'erreur des sadducéens, qui niaient l'existence de l'esprit (Ac 23,8), provenait des mêmes principes. Mais la supériorité de l'intelligence sur les sens fait raisonnablement conclure à l'existence d'êtres incorporels que l'intelligence seule peut appréhender.
Solutions : 1. Les substances incorporelles sont intermédiaires entre Dieu et les créatures corporelles. Or, en regard de l'un des extrêmes l'intermédiaire fait figure de l'autre extrême ; ainsi le tiède, comparé au chaud, paraît froid. C'est pour cette raison que S. Jean Damascène dit que, comparés à Dieu, les anges sont matériels et corporels ; ce n'est pas parce qu'ils ont en eux quelque chose de la nature corporelle.
2. Dans ce texte, le mot " mouvement " est pris dans un sens large qui embrasse aussi les actes d'intelligence et de volonté. On peut donc dire que l'ange est une substance toujours en mouvement en tant qu'il est toujours en acte d'intellection, et non pas, comme nous, tantôt en acte et tantôt en puissance. L'objection provient donc d'une équivoque.
3. Être circonscrit par des limites locales est propre aux corps, mais être circonscrit par des limites essentielles est commun à toute créature, tant corporelle que spirituelle. Ce qui fait dire à S. Ambroise que certains êtres, non contenus dans des lieux corporels, n'en sont pas moins circonscrits par leur substance.


ARTICLE 2 : L'ange est-il composé de matière et de forme ?
Objections : 1. Tout ce qui est contenu dans un genre est composé du genre et d'une différence spécifique qui, en s'ajoutant au genre, constitue l'espèce. Or le genre est pris de la matière, et la différence est prise de la forme, selon les Métaphysiques. Tout ce qui est dans un gene est donc composé de matière et de forme. Si l'ange fait partie du genre substance, il est donc composé de matière et de forme.
2. Là où se trouvent les propriétés de la matière, la matière elle-même se trouve. Ces propriétés sont les facultés de recevoir et d'être sujet : d'où le mot de Boèce : " Une forme simple ne peut être sujet. " Or, l'ange possède les propriétés de la matière ; il est donc composé de matière et de forme.
3. La forme est acte. Ce qui n'est que forme est donc acte pur. Or, l'ange n'est pas acte pur, car c'est là le propre de Dieu seul. L'ange n'est donc pas uniquement forme ; il a une forme reçue dans une matière.
4. La matière est le principe propre qui limite et finit la forme. Une forme qui n'est pas dans une matière est donc infinie. Or, la forme de l'ange n'est pas infinie, puisque toute créature est finie. La forme de l'ange est donc dans une matière.
En sens contraire, Denys écrit que les premières créatures doivent être considérées aussi bien comme immatérielles que comme incorporelles.
Réponse : Certains pensent que les anges sont composés de matière et de forme. Avicebron s'est efforcé de prouver cette opinion dans son livre la Source de la vie. Il part de ce principe que tout ce que l'intelligence distingue doit être également distinct dans la réalité. Or l'intelligence appréhende séparément dans la substance incorporelle ce qui la distingue de la substance corporelle, et ce par quoi elle lui est semblable. Il prétend en conclure que ce qui distingue la substance incorporelle de la substance corporelle, est pour elle comme une forme, et que le sujet de cette forme distinctive, en tant que réalité commune, tient lieu de matière. Et pour cette raison il pose l'existence d'une seule et même matière universelle pour les êtres spirituels et pour les êtres corporels ; cela veut dire que la forme de la substance incorporelle s'imprime dans la matière des êtres spirituels comme la forme de la quantité s'imprime dans la matière des êtres corporels.
Mais on voit immédiatement qu'il ne peut y avoir une seule et même matière pour les êtres corporels et les êtres spirituels. En effet, une forme spirituelle et une forme corporelle ne peuvent être reçues dans la même partie de matière, car alors une seule et même chose serait à la fois corporelle et spirituelle. Il faut donc que la forme corporelle soit reçue dans une partie de la matière, et la forme spirituelle dans une autre. Or on ne peut concevoir que la matière soit divisée en parties sans présupposer en elle la quantité ; si celle-ci est écartée, dit Aristote, la substance demeure indivisible. Si bien que, dans cette hypothèse, la matière des êtres spirituels devrait être sujette à la quantité ; ce qui est impossible. Il ne peut donc y avoir une seule et même matière pour les êtres corporels et les êtres spirituels.
Qui plus est, si l'on considère la substance intellectuelle en elle-même, elle ne peut avoir aucune matière, quelle qu'elle soit. L'opération d'un être est en effet conforme au mode de sa substance. Or, l'acte d'intellection est une opération absolument immatérielle ; il suffit pour le comprendre de se rappeler quel est son objet, puisque c'est l'objet qui donne à un acte son espèce et sa nature. Une chose ne tombe sous l'acte d'intelligence que dans la mesure où elle est dégagée de la matière, car les formes qui sont dans la matière sont des formes individuelles, et l'intelligence ne les appréhende pas en tant que telles. Toute substance intellectuelle est donc absolument immatérielle.
D'autre part, il n'est nullement nécessaire que tout ce que l'intelligence distingue soit aussi distinct dans la réalité, car l'intelligence appréhende les choses non pas selon leur mode propre, mais selon son mode à elle. Si bien que les choses matérielles, qui sont inférieures à notre intelligence, sont dans notre intelligence d'une manière plus simple qu'elles ne sont en elles-mêmes. Au contraire, les substances angéliques lui étant supérieures, notre intelligence ne peut les appréhender selon ce qu'elles sont en elles-mêmes, mais à sa manière, c'est-à-dire à la manière dont elle saisit les choses composées. C'est ainsi également qu'elle appréhende Dieu.
Solutions : 1. C'est la différence qui constitue l'espèce. Or, une chose est constituée dans une espèce en tant qu'elle est déterminée à tel degré dans l'échelle des êtres, car les espèces des choses sont comme les nombres qui diffèrent selon qu'on ajoute ou soustrait une unité selon Aristote. Dans les choses matérielles, autre est ce qui détermine à tel degré spécial (la forme), et autre ce qui est déterminé (la matière). Le genre se prend donc d'un autre principe que la différence. Mais, dans les choses immatérielles, le déterminant n'est pas autre que le déterminé ; c'est par lui-même que chaque être spirituel occupe un degré déterminé dans l'échelle des êtres. En lui, genre et différence ne se prennent pas de deux réalités, mais d'une seule. Toute la distinction vient donc de notre façon de les considérer ; en effet, quand nous considérons cette chose d'une manière indéterminée, nous l'envisageons comme partie du genre ; mais quand nous la considérons d'une manière déterminée, nous l'envisageons comme la différence.
2. L'argument cité est apporté par Avicebron dans sa Source de la vie. Il vaudrait si l'intelligence avait le même mode de réception que la matière, mais il n'en est rien. La matière reçoit la forme pour être constituée par elle comme être de telle espèce, air, feu, etc. L'intelligence, elle, ne reçoit pas la forme de cette manière, sans quoi l'opinion d'Empédocle serait vraie : que nous connaissons la terre par la terre et le feu par le feu. Mais la forme intelligible est dans l'intelligence selon la raison même de forme ; c'est ainsi, en effet, que l'intelligence la connaît. Ce mode de réception n'est donc pas celui de la matière, c'est celui de la substance immatérielle.
3. S'il n'y a pas, dans l'ange, composition de matière et de forme, il y a cependant composition d'acte et de puissance. Il suffit pour s'en rendre compte de considérer les choses matérielles où se trouvent les deux compositions. La première est celle de la forme et de la matière qui constituent une nature. Mais une nature, ainsi composée, n'est pas son être ; l'être est son acte. Par conséquent, même là où il n'y a pas de matière, où la forme subsiste indépendamment d'une matière, la forme est encore vis-à-vis de son être en rapport de puissance à acte. Et c'est une telle composition que l'on doit admettre pour les anges. Voilà ce que veulent exprimer ceux qui, empruntant les termes de Boèce, disent que l'ange est composé de " ce par quoi il est" et de " ce qu'il est ", ou de l'être et de ce qui existe : car, " ce qu'il est ", c'est la forme subsistante elle-même ; et l'être, c'est ce par quoi la substance existe, comme la course est ce par quoi court celui qui court. En Dieu, nous l'avons prouvé, l'être et ce qu'il est ne sont pas autres ; lui seul est donc acte pur.
4. Toute créature est finie, absolument parlant, parce que son être n'est pas purement et simplement subsistant ; il est limité à la nature qu'elle affecte. Mais rien n'empêche qu'une créature soit infinie sous un certain rapport. Ainsi, les créatures matérielles sont infinies du côté de la matière, et finies du côté de la forme, limitée par la matière où elle est reçue. Au contraire, les substances immatérielles créées sont finies quant à leur existence, mais infinies en tant que leurs formes ne sont pas reçues dans un autre. Ainsi, si la blancheur existait séparément, nous dirions qu'elle est infinie en tant que blancheur, n'étant pas contractée par un sujet ; pourtant son être serait fini, puisqu'il serait déterminé par une nature spéciale. Aussi est-il dit dans le Livre des Causes que l'intelligence est finie par en haut, parce qu'elle reçoit l'être d'un principe qui lui est supérieur, et infinie par en bas, parce qu'elle n'est pas reçue dans une matière.


ARTICLE 3 : Quel est le nombre des anges ?
Objections : 1. Le nombre est une espèce de la quantité, et une conséquence de la division du continu. Cela ne peut se réaliser pour les anges, qui sont incorporels. Les anges ne peuvent donc pas être en grand nombre.
2. Plus une chose est proche de l'unité, moins elle est multiple ; le cas des nombres le montre bien. Or la nature angélique est, de toutes les natures créées, la plus proche de Dieu. Il semble donc, Dieu étant souverainement un, que c'est dans la nature angélique que se trouve la moins grande multitude.
3. L'effet propre des substances séparées semble être de mouvoir les corps célestes. Or les mouvements des corps célestes se réduisent à un petit nombre déterminé, que nous pouvons connaître. Les anges ne sont pas en plus grand nombre que les mouvements des corps célestes.
4. Denys écrit que " ce sont les rayons de la divine bonté qui font subsister toutes les substances intelligibles et intellectuelles ". Or le rayon ne se multiplie qu'en raison de la diversité des sujets qui le reçoivent. Mais on ne peut dire que la matière reçoive le rayon intelligible, puisque les substances intellectuelles sont immatérielles. Leur multiplicité semble donc être fonction des premiers corps, les corps célestes, auxquels la propagation des rayons divins doit, de quelque manière, se terminer. Et ainsi on aboutit à la même conclusion que dans l'argument précédent.
En sens contraire, il est écrit au livre de Daniel (7,10) : " Mille milliers le servaient, et une myriade de myriades se tenaient debout devant lui. "
Réponse : La question qui nous occupe a été résolue de différentes façons.
Pour Platon, les substances séparées sont les espèces des choses sensibles en sorte que, d'après lui, il faudrait dire que la nature humaine comme telle est séparée. A s'en tenir à cette opinion, il y a autant de substances séparées que d'espèces sensibles.
Aristote réprouve cette position parce que la matière fait partie de l'essence des espèces sensibles. Les substances séparées ne peuvent donc pas être les exemplaires de ces espèces sensibles ; au contraire elles ont des natures plus élevées. Et cependant, Aristote pense que ces natures plus parfaites sont en relation avec ces choses sensibles, en tant qu'elles en sont les moteurs et les causes finales ; ce qui l'a conduit à fixer pour les substances séparées un nombre égal à celui des premiers mouvements.
Mais, comme cela semblait contraire aux enseignements de la Sainte Écriture, le juif Rabbi Moïse voulut concilier Aristote et l'Écriture. Aussi écritil dans son Guide des Égarés que si par ange, on désigne les substances immatérielles, ils sont aussi nombreux que les mouvements des corps célestes, suivant l'opinion d'Aristote. Mais pour sauvegarder l'Écriture, il ajoute que celle-ci appelle également anges les hommes qui annoncent les choses divines, et les forces des êtres naturels qui manifestent la toute-puissance de Dieu. Mais ce n'est pas l'usage des Écritures d'appeler anges les forces des êtres irrationnels.
Il faut donc dire que la multitude des anges, même en tant qu'ils sont des substances immatérielles, surpasse de beaucoup toute multitude matérielle. C'est ce que dit Denys : "Les armées bienheureuses des esprits célestes sont nombreuses, dépassant la limite faible et restreinte de nos nombres matériels. " En effet, Dieu ayant dans la création comme but principal la perfection de l'univers, plus des êtres sont parfaits, plus Dieu les a créés en abondance. Car, de même que dans le monde des corps, la surabondance se prend de la grandeur, dans les êtres incorporels elle se prend de la multitude. Or les corps incorruptibles, qui sont les plus parfaits parmi les corps, dépassent en grandeur, presque sans comparaison, les corps corruptibles ; car toute la sphère où se trouvent l'action et la passion est peu de chose en regard des corps célestes. Il est donc raisonnable d'affirmer que la multitude des substances immatérielles dépasse tellement celle des substances matérielles qu'il est presque impossible de les comparer.
Solutions : 1. Dans les anges, le nombre, qui est une quantité discrète, n'est pas conséquence de la division du continu. Il résulte de la distinction des formes, en tant que la multitude est un transcendantal, comme on l'a dit précédemment.
2. La proximité de la nature angélique par rapport à Dieu ne la réduit pas à un petit rapport d'individus, mais entraîne seulement le minimum de multiplicité dans sa composition.
3. Ce raisonnement est celui d'Aristote. Sa conclusion serait nécessaire si les substances séparées étaient créées en vue des substances corporelles. Car, dans cette hypothèse, les substances immatérielles n'auraient aucune raison d'être, à moins qu'elles ne soient causes d'un mouvement quelconque dans les choses corporelles. Or, il est faux que les substances immatérielles soient ordonnées aux substances corporelles, puisque la fin doit être plus noble que ce qui lui est ordonné. Aussi Aristote dit-il lui-même que ce raisonnement n'a pas de valeur nécessaire, mais simplement probable. Il est cependant obligé de le tenir, du fait que nous ne pouvons parvenir à la connaissance des êtres intelligibles que par les sensibles.
4. Ce raisonnement a valeur probante pour ceux qui pensent que la matière est cause de la distinction des choses ; mais nous avons déjà réfuté cette opinion. La cause de la multiplicité des anges n'est donc ni la matière, ni les corps, mais la sagesse divine qui a établi les divers ordres des substances immatérielles.


ARTICLE 4 : La distinction des anges entre eux
Objections : 1. La différence étant plus noble que le genre, les choses qui se ressemblent selon ce qu'il y a de plus noble en elles sont semblables dans leur différence constitutive ultime, et par conséquent sont de la même espèce. Or les anges se ressemblent tous par ce qu'il y a de plus noble en eux, par l'intellectualité. Ils rentrent donc tous dans une seule et même espèce.
2. Le plus et le moins ne diversifient pas l'espèce. Or, les anges ne semblent différer entre eux que selon le plus et le moins, en tant que l'un est plus simple et intellectuellement plus perspicace que l'autre. Les anges ne diffèrent donc pas d'espèce.
3. L'âme s'oppose à l'ange comme les termes d'un même genre. Or, toutes les âmes sont de la même espèce. Les anges aussi par conséquent.
4. Plus un être est parfait en matière, plus il doit être multiplié : ce qui ne se réaliserait pas s'il n'y avait qu'un individu par espèce. Il y a donc plusieurs anges dans chaque espèce.
En sens contraire, entre les choses qui sont de la même espèce il n'y a, au dire d'Aristote, ni antériorité ni postériorité. Or, Denys enseigne qu'un même ordre d'anges comprend des premiers, des intermédiaires et des derniers. Les anges ne sont donc pas tous de la même espèce
Réponse : Pour certains, toutes les substances spirituelles, y compris les âmes, sont de la même espèce. Pour d'autres, les anges sont bien de la même espèce, mais non pas les âmes. Pour d'autres enfin, seuls les anges d'une même hiérarchie, ou d'un même ordre, rentrent dans la même espèce. Tout cela est impossible. Les choses qui, ayant la même espèce, diffèrent numériquement, sont semblables formellement mais se distinguent matériellement. Or les anges, on l'a dit, ne sont pas composés de matière et de forme ; il ne peut donc y avoir deux anges de la même espèce. De même, si la blancheur ou l'humanité étaient séparées de la matière, on ne pourrait dire qu'il y en a plusieurs, puisqu'elles ne sont multipliées qu'en raison de leurs sujets. Et quand bien même ils auraient une matière, les anges ne pourraient pas être plusieurs dans une même espèce. Car, dans cette hypothèse, le principe de leur distinction serait la matière, non pas en tant que divisée par la quantité, puisqu'ils sont incorporels, mais en raison d'une diversité qui comporte non seulement changement d'espèce mais de genre.
Solutions : 1. La différence est plus noble que le genre, comme le déterminé est plus noble que l'indéterminé, ou le propre que le commun, et non pas comme constituant une nature différente de celle du genre. Autrement, ou bien les animaux privés de raison seraient tous de même espèce ; ou bien il y aurait en eux une autre forme plus parfaite que l'âme sensible. C'est donc selon les divers degrés déterminés de la nature sensible que les animaux non raisonnables diffèrent spécifiquement. De même chez les anges la différence spécifique se prend des différents degrés de la nature intellectuelle.
2. Le plus et le moins n'entraînent pas un changement d'espèce s'ils résultent de l'intensification ou du relâchement d'une même forme, mais seulement s'ils ont leur principe dans des formes d'inégal degré ; ainsi disons-nous que le feu est plus parfait que l'air. C'est de cette seconde manière qu'il y a entre les anges du plus ou du moins .
3. Le bien de l'espèce l'emporte sur le bien de l'individu. La multiplication des espèces est donc, chez les anges, bien meilleure que la multiplication des individus dans une même espèce.
4. Comme nous l'avons dit plus haut, l'agent se propose la multiplication des espèces, et non la multiplication numérique qui peut s'étendre à l'infini. La perfection de la nature angélique exige donc la multiplication des espèces, non la multiplication des individus dans une même espèce.


ARTICLE 5 : L'immortalité ou incorruptibilité des anges
Objections : 1. Il semble bien que les anges ne sont pas incorruptibles. Car, selon le Damascène, " l'ange est une substance intellectuelle qui reçoit l'immortalité par grâce et non par nature. "
2. Platon fait dire au Démiurge : " O dieux des dieux dont je suis l'auteur et le père, vous êtes mon oeuvre, vous êtes dissolubles par nature, mais je vous rends indissolubles par ma volonté. " Or qu'est-ce que ces dieux, sinon les anges ? Les anges sont donc corruptibles par nature.
3. Nous lisons dans S. Grégoire : " Tous les êtres rentreraient dans le néant, si la main du Tout-puissant ne les conservait dans l'existence. " Ce qui peut être réduit à néant est corruptible. Les anges sont donc corruptibles par nature, puisqu'ils ont été créés par Dieu.
En sens contraire, Denys affirme : " Les substances intellectuelles ont une vie indéfectible, car elles sont exemptes de toute corruption, de la mort, de la matière et de la génération. "
Réponse : Il est nécessaire d'affirmer que les anges sont incorruptibles par nature. En effet, une chose est corrompue uniquement parce que sa forme est séparée de la matière.L'ange étant une pure forme subsistante, comme nous l'avons montré, sa substance ne peut donc être corruptible. Car une chose qui convient à un être en raison de lui-même, ne peut jamais être séparée ; mais elle peut être séparée de l'être auquel elle convient en raison d'un autre, si cet autre fait défaut lui-même. Le cercle ne peut perdre sa rotondité, puisqu'elle lui convient par lui-même essentiellement ; mais un cercle d'airain peut cesser d'être rond, puisque la forme ronde n'est pas essentielle à l'airain. Or l'être convient à la forme en raison d'elle-même, car une chose est être en acte par là même qu'elle a une forme. Le composé de matière et de forme cesse donc d'exister dès que la forme est séparée de la matière. Mais, si la forme subsiste par elle-même, comme chez les anges, nous l'avons dit, elle ne peut perdre l'être. C'est donc en raison de son immatérialité que l'ange est incorruptible par nature.
On trouve un signe de cette incorruptibilité dans l'opération intellectuelle : un être opère sous le rapport où il est en acte ; son opération manifeste donc le mode de son être. Or, c'est l'objet qui donne à l'opération son espèce et son essence intelligible. L'objet intelligible, lui, échappe au temps ; il est donc éternel. Par conséquent, toute substance intellectuelle est incorruptible par nature.
Solutions : 1. S. Jean Damascène parle dans ce texte de l'immortalité parfaite qui inclut l'immutabilité complète, car, selon le mot de S. Augustin, "tout changement est une certaine mort". Or, nous le prouverons plus loin, l'ange n'acquiert la parfaite immutabilité que par la grâce.
2. Par les " dieux ", Platon désigne les corps célestes. Et comme il croyait que ces corps sont composés des éléments, il les disait corruptibles par nature, mais redevables à la volonté divine d'être conservés dans l'être.
3. Il y a des êtres nécessaires dont la nécessité a une cause. Il n'est donc pas contradictoire que l'être d'une chose nécessaire et incorruptible dépende d'une autre comme de sa cause. Lorsque S. Grégoire dit que tous les êtres, même les anges, retomberaient dans le néant si Dieu ne les soutenait dans l'être, il ne veut donc pas dire que les anges renferment un principe de corruption, mais que leur être dépend de Dieu comme de sa cause. Une chose est dite corruptible, non point parce que Dieu peut la réduire à néant en lui retirant son action conservatrice, mais parce qu'elle renferme en elle-même un principe de corruption, ou une contrariété, ou au moins la puissance de la matière.
Il faut maintenant considérer les rapports des anges avec les réalités corporelles : 1. Avec les corps (Q. 51). 2. Avec les lieux (Q. 52). 3. Avec le mouvement local (Q. 53).

QUESTION 51 : LES RAPPORTS DES ANGES AVEC LES RÉALITÉS CORPORELLES
1. Les anges ont-ils des corps qui leur soient unis naturellement ? 2. Assument-ils des çorps ? 3. Exercent-ils des fonctions vitales dans les corps qu'ils assument ?


ARTICLE 1 : Les anges ont-ils des corps qui leur soient unis naturellement ?
Objections : 1. Origène dit : " C'est le propre de la seule nature de Dieu (c'est-à-dire du Père, du Fils et de l'Esprit Saint) d'exister sans substance matérielle et en dehors de toute union corporelle. " On lit aussi dans S. Bernard : " Comme nous n'accordons qu'à Dieu l'immortalité, nous n'attribuons qu'à lui l'incorporéité ; sa nature est la seule qui n'ait pas besoin du secours d'un instrument corporel, ni pour lui, ni pour un autre. Mais ce secours est nécessaire à tout esprit créé. " S. Augustin dit également " Les démons sont appelés des animaux aériens, parce qu'ils possèdent la nature des corps aériens. " Or les anges et les démons ont la même nature ; les anges ont donc des corps qui leur sont unis naturellement.
2. S. Grégoire appelle l'ange " animal raisonnable " ; or tout animal est composé de corps et d'âme : les anges ont donc des corps qui leur sont unis naturellement.
3. La vie est plus parfaite dans les anges que dans les âmes. Or, non seulement l'âme vit, mais elle vivifie le corps. Donc les anges vivifient des corps qui leur sont unis naturellement.
En sens contraire, Denys dit qu'il faut considérer les anges comme des êtres aussi bien immatériels qu'incorporels.
Réponse : Les anges n'ont pas de corps qui leur soient naturellement unis. En effet, ce qui est accidentel à une nature ne se retrouve pas nécessairement dans tous les cas où cette nature se réalise ; avoir des ailes, par exemple, n'est pas essentiel à l'animal, et par suite ne convient pas à tous les animaux. Or, comme nous le prouverons plus loin, l'acte d'intellection n'est l'acte ni d'un corps ni d'une faculté corporelle ; être uni à un corps n'est donc pas essentiel à la substance intellectuelle en tant que telle, encore que cela puisse arriver pour des raisons extrinsèques à son caractère intellectuel. Ainsi en va-t-il de l'âme ; si elle est unie à un corps, c'est que, imparfaite et en puissance dans le genre des substances intellectuelles, elle n'a pas, par nature, la plénitude de la science, mais doit l'acquérir à l'aide des sens corporels à partir des choses sensibles. Or, si une nature appartenant à un genre donné est imparfaite par rapport à la perfection propre de ce genre, il faut que, d'abord, cette perfection générique soit réalisée pleinement en une autre nature. Il y a donc, parmi les êtres de nature intellectuelle, des substances intellectuelles parfaites qui n'ont pas besoin de puiser leur science dans les choses sensibles, et par conséquent les substances intellectuelles ne sont pas toutes unies à des corps ; certaines existent à l'état séparé : c'est elles que nous appelons les anges.
Solutions : 1. Comme nous l'avons déjà dit, certains croyaient que tout ce qui existe est corporel. C'est cette opinion qui semble les avoir conduits à penser que toutes les substances spirituelles sont unies à des corps ; certains sont allés jusqu'à dire que Dieu est l'âme du monde, comme le rapporte S. Augustin. Mais cela contredit la foi catholique, pour laquelle Dieu est élevé au-dessus de toute chose, selon la parole du Psaume (8, 2) : " Ta majesté est élevée au-dessus des cieux. " Aussi Origène a-t-il refusé de parler ainsi de Dieu ; mais il a admis cette opinion pour les autres substances, se laissant tromper là comme en beaucoup d'autre points par les opinions des philosophes.
On peut expliquer le mot de S. Bernard en ce sens que les esprits créés ont un instrument corporel, non pas uni naturellement, mais assumé pour accomplir certaines fonctions.
Quant à S. Augustin, il n'exprime pas sa propre conviction, mais rapporte l'opinion des platoniciens, qui croyaient à l'existence d'animaux aériens qu'ils appelaient " démons ".
2. S. Grégoire appelle l'ange " animal raisonnable " par métaphore, parce que l'ange a une raison semblable à celle de l'homme.
3. Vivifier à titre de cause efficiente est une perfection simple ; elle convient donc à Dieu : " C'est le Seigneur qui donne la mort ou la vie " (1 S 2, 6). Mais vivifier à titre de cause formelle est propre à la substance qui fait partie d'une nature, et n'est pas, à elle seule, une nature complète. La substance intellectuelle qui n'est pas unie à un corps est donc plus parfaite que celle qui l'est.


ARTICLE 2 : Les anges assument-ils des corps ?
Objections : 1. Il semble bien que non. En effet, comme la nature physique, les anges n'emploient aucun moyen superflu dans leurs opérations. Or, assumer des corps serait superflu pour les anges, car l'ange n'a pas besoin de corps, puisque sa puissance surpasse toute puissance corporelle. L'ange n'assume donc pas de corps.
2. Assumer une chose, c'est l'unir à soi. Or, nous l'avons dit dans l'article précédent, un corps ne peut pas être uni à un ange comme à sa forme. D'autre part, si le corps est uni à l'ange comme à un moteur, on ne dit pas qu'il est assumé, autrement tous les corps mus par les anges seraient assumés par eux. Les anges n'assument donc pas de corps.
3. Les anges n'assument ni des corps de terre ou d'eau, car ils ne pourraient les faire disparaître d'un seul coup ; ni des corps de feu, parce qu'ils brûleraient ce qu'ils toucheraient ; ni des corps d'air, car l'air n'a ni figures, ni couleur. Les anges n'assument donc pas des corps.
En sens contraire, S. Augustin dit que " des anges apparurent à Abraham sous des corps qu'ils avaient assumés ".
Réponse : Certains prétendent que les anges n'assument jamais de corps et que toutes les apparitions mentionnées dans l'Écriture eurent la forme de visions prophétiques, c'est-à-dire que ce ne sont que des visions de l'imagination. Cette opinion va contre la pensée de l'Écriture. Car l'objet de la vision de l'imagination n'existe que dans l'imagination du sujet ; dès lors il n'est pas vu indifféremment par tous. Or, à plusieurs reprises, l'Écriture parle d'anges qui apparaissent, comme s'ils étaient vus par tous. Ainsi en va-t-il des anges qui apparaissent à Abraham : ils sont vus par lui, par toute la famille, par Loth et par les habitants de Sodome. De même, l'ange qui apparaît à Tobie est vu par tous. Tout cela montre que ces manifestations ont lieu en visions corporelles, dont l'objet, extérieur au sujet, peut être vu par tous. L'objet d'une telle vision ne peut donc être qu'un corps réel. Donc, puisque les anges ne sont pas des corps, et n'ont pas de corps qui leur soient unis naturellement, il leur arrive d'assumer des corps.
Solutions : 1. Ce n'est pas pour eux que les anges ont besoin d'assumer des corps, mais pour nous. Dans la nouvelle Alliance, c'est pour montrer, par un commerce familier avec les hommes, ce que sera la société intellectuelle que les hommes espèrent avoir avec eux dans la vie future. Dans l'ancienne Alliance, c'était pour annoncer par mode de figure que le Verbe de Dieu devait assumer un corps humain ; car toutes les apparitions de l'Ancien Testament étaient ordonnées à l'apparition du Fils de Dieu dans la chair.
2. L'ange et le corps qu'il assume ne sont pas en rapport de matière à forme, mais l'ange est pour le corps comme un moteur que ce corps mobile ne fait que représenter. La Sainte Écriture décrit les propriétés des choses intelligibles en faisant appel aux similitudes sensibles : de même, les anges se façonnent, par la puissance divine, des corps sensibles qui représentent leurs propriétés intelligibles. C'est ce qu'on veut exprimer lorsqu'on dit que les anges assument des corps.
3. A son degré ordinaire de dilatation, l'air ne retient ni la figure ni la couleur ; mais quand il est condensé, il peut revêtir différentes formes et réfléchir des couleurs : on le voit dans les nuages. C'est donc à partir de l'air que les anges forment des corps, avec l'assistance divine, en le solidifiant par la condensation autant qu'il est nécessaire.


ARTICLE 3 : Les anges exercent-ils les fonctions de la vie dans les corps qu'ils assument ?
Objections : 1. Les anges ne doivent pas tromper par de fausses apparences. Or, les anges tromperaient s'ils faisaient passer pour vivants des corps qui n'accomplissent pas les opérations de la vie. Les anges exercent donc les fonctions vitales dans les corps qu'ils assument.
2. Les anges ne font rien d'inutile. Or, ils feraient des choses inutiles s'ils formaient dans leurs corps des yeux, des narines et d'autres organes qui n'accomplissent pas leurs fonctions naturelles. Les anges exercent donc les fonctions sensibles qui sont l'oeuvre absolument propre de la vie.
3. La marche est aussi une opération vitale. Or, certains anges sont apparus, qui marchaient. Il est dit dans la Genèse (18, 16) qu'" Abraham marchait, en les conduisant, avec les anges qui lui étaient apparus " ; et à Tobie, qui demandait (Tb 5, 7) : " Connais-tu le chemin qui conduit au pays des Mèdes ? " l'ange Raphaël répondit : " Je le connais, et j'ai souvent parcouru tous ces chemins. " Les anges exercent donc fréquemment les activités des êtres vivants.
4. Parler est une activité vitale, puisque la parole est formée par la voix qui, au dire d'Aristote, est " un son proféré par la bouche de l'animal ". Or, on lit en plusieurs endroits dans l'Écriture que les anges ont parlé dans des corps qu'ils avaient assumés. Les anges exercent donc les activités des êtres vivants.
5. Manger est une opération propre à l'être animé ; aussi, après sa résurrection, le Seigneur mangeatil avec ses disciples pour leur prouver qu'il avait repris vie (Lc 24, 41). Or, certains des anges qui sont apparus dans des corps, ont mangé. Abraham offrit de la nourriture à ceux qu'il avait adorés auparavant (Gn 18, 2). Les anges exercent donc les opérations vitales dans les corps qu'ils assument.
6. La génération est un acte vital. Or les anges ont accompli cette fonction dans certains corps.
Il est écrit dans la Genèse (6, 4) : " Après que les fils de Dieu eurent approché les filles des hommes, elles mirent au monde des hommes puissants et fameux dans le siècle. " Les anges exercent donc les opérations vitales dans les corps qu'ils assument.
En sens contraire, nous avons dit plus haut que les corps assumés par les anges ne vivent pas : ils ne peuvent donc pas exercer les activités des êtres vivants.
Réponse : Certaines activités vitales ont quelque chose de commun avec les activités non vitales ; ainsi la parole, action vitale, est, en tant que son, semblable aux autres sons inanimés ; la marche est, en tant que mouvement, semblable aux autres mouvements. Les anges peuvent donc, par les corps qu'ils assument, exercer les activités des êtres vivants en ce qu'elles ont de commun avec les activités des nonvivants, mais non dans ce qu'elles ont de propre. Car, selon Aristote, seul peut produire une action celui qui en a la puissance. Aucun être ne peut donc avoir d'activité vitale s'il n'a pas la vie, qui est le principe potentiel d'une telle action.
Solutions : 1. L'Écriture ne va pas contre la vérité en décrivant les choses intelligibles sous des figures sensibles, car son intention n'est pas de faire croire que les choses intelligibles sont des choses sensibles, mais de faire entrevoir les propriétés des choses intelligibles par la similitude des figures sensibles. De même il n'est pas contraire à la véracité des saints anges que les corps qu'ils assument paraissent être des hommes vivants, alors qu'ils ne le sont pas. Ils n'assument des corps que pour faire connaître leurs propriétés et leurs opérations spirituelles par les propriétés et les opérations des hommes. Ce but serait moins parfaitement atteint, si les anges assumaient de vrais hommes, parce que les propriétés de ces hommes ne feraient pas connaître les anges, mais les hommes eux-mêmes.
2. La sensation est une opération exclusivement vitale ; on ne peut donc pas dire que les anges exercent des sensations par les organes des corps qu'ils assument. Ces corps ne sont cependant pas inutiles, puisqu'ils ne sont pas formés pour procurer des sensations, mais pour manifester par leurs organes les vertus spirituelles des anges ; ainsi l'oeil désigne la fonction intellectuelle de l'ange et les autres membres ses autres facultés, selon Denys.
3. Seul le mouvement qui procède d'un principe moteur conjoint peut être une opération vitale. Mais les anges, n'étant pas la forme des corps qu'ils assument, ne les meuvent pas de cette façon. Cependant les anges subissent, du fait du mouvement de ces corps, une motion accidentelle ; ils y résident en effet à la façon d'un moteur dans un mobile, de telle sorte qu'ils sont dans ces corps et non ailleurs. Cette dernière conclusion ne vaudrait pas pour Dieu : le mouvement des choses dans lesquelles il se trouve n'entraîne pour lui aucune motion, puisqu'il est partout, tandis que les anges épousent accidentellement les mouvements qu'ils produisent dans les corps qu'ils assument.
Il faut cependant faire une exception pour les corps célestes, même si les anges s'y trouvent comme le moteur dans le mobile. Les corps ou sphères célestes en effet, dans leur mouvement circulaire, ne quittent pas entièrement le lieu où ils se trouvent, ils l'occupent toujours par quelque partie d'eux-mêmes. Par ailleurs les anges n'appliquent pas leur activité motrice à une partie déterminée de la substance même de la sphère. Cette partie se trouvant tantôt à l'orient et tantôt à l'occident, il s'ensuivrait que l'ange se déplacerait avec elle. Mais, comme Aristote l'explique, l'ange occupe un endroit déterminé, toujours à l'orient, d'où il exerce sa puissance motrice sur la sphère.
4. Les anges ne parlent pas, au sens propre du mot ; ils produisent seulement dans l'air des sons qui sont semblables aux voix humaines.
5. A proprement parler, les anges ne mangent pas : manger c'est prendre une nourriture qu'on peut transformer en sa propre substance. Sans doute, après la résurrection du Christ, les aliments n'étaient pas assimilés à son corps, mais se résorbaient dans la matière préexistante. Cependant le Christ avait un corps tel qu'il pouvait assimiler des aliments ; il mangeait donc véritablement. Mais les anges non seulement n'assimilent pas la nourriture prise aux corps qu'ils ont assumés, mais ces corps ne sont pas naturellement tels qu'ils puissent assimiler des aliments. Ils ne mangent donc pas réellement, mais ce qu'ils font représente la manducation spirituelle. C'est ce que l'ange Raphaël dit à Tobie : " Lorsque j'étais avec vous, je paraissais manger et boire ; mais je me nourris d'un aliment invisible " (Tb 12, 18). Si Abraham offrit de la nourriture à des anges, c'est qu'il les regardait comme des hommes ; cependant c'est Dieu qu'il adorait en eux, parce qu'il était en eux " comme il est d'ordinaire dans les prophètes ", selon S. Augustin.
6. S. Augustin répond : " Beaucoup assurent avoir expérimenté ou avoir entendu dire par ceux qui l'avaient expérimenté, que les sylvains et les faunes (ceux que le vulgaire appelle incubes) se sont souvent présentés à des femmes et ont consommé l'union avec elles ; aussi vouloir le nier paraît de l'impudence. Mais s'il s'agit des saints anges de Dieu, ils n'ont pu en aucune manière tomber ainsi avant le déluge. Il faut donc entendre par "fils de Dieu" les fils de Seth qui étaient bons ; et par "filles des hommes" l'Écriture désigne celles qui étaient nées de la race de Caïn. Il n'y a pas à s'étonner que des géants soient nés de telles unions ; au surplus, ils n'étaient pas tous géants ; mais les géants étaient alors beaucoup plus nombreux que dans les temps postérieurs au déluge. " Cependant, si parfois certains hommes naissent des démons, ce n'est pas au moyen d'une semence émise par ceux-ci, mais par la semence d'un autre homme qu'ils ont recueillie, de telle sorte que le démon qui est succube d'un homme se fasse l'incube d'une femme. De même ils utilisent les semences d'autres êtres pour produire certaines générations, comme dit S. Augustin ; et ainsi celui qui est engendré n'est pas fils du démon, mais de l'homme dont on a recueilli la semence.


QUESTION 52 : LES RAPPORTS DES ANGES AVEC LE LIEU
1. L'ange est-il dans un lieu? 2. Peut-il être dans plusieurs lieux en même temps ? 3. Plusieurs anges peuvent-ils être dans le même lieu ?


ARTICLE 1 : L'ange est-il dans un lieu ?
Objections : 1. Il semble que non, puisque Boèce dit : " Le sentiment commun des philosophes est que les êtres incorporels ne sont pas dans un lieu. " Et Aristote : " Est dans un lieu, non pas tout ce qui existe, mais seulement le corps mobile. " Or, l'ange n'est pas corps. Il n'est donc pas dans un lieu.
2. Le lieu est une quantité dotée d'une position ; tout ce qui est localisé est donc situé. Or, l'ange ne peut être situé, puisque sa substance est affranchie de la quantité à qui il appartient en propre de situer. L'ange n'est donc pas dans un lieu.
3. Être dans un lieu, c'est être mesuré et contenu par ce lieu. Or l'ange ne peut être ni mesuré ni contenu dans un lieu, le contenant ayant une forme plus parfaite que le contenu. L'ange n'est donc pas localisé.
En sens contraire, l'Église dit dans une oraison de Complies : " Que tes saints anges qui habitent cette maison, nous gardent en paix. "
Réponse : Il convient à l'ange d'être dans un lieu. Cependant, être dans un lieu se dit de façon équivoque pour l'ange et pour un corps. Le corps est dans un lieu parce qu'il y est appliqué selon le contact de la quantité dimensive ; les anges n'ont pas cette sorte de quantité, ils n'ont que la quantité virtuelle. Et si l'on dit que l'ange est dans un lieu corporel, c'est parce que sa puissance s'applique d une certaine manière a ce lieu.
L'ange n'est donc ni mesuré par un lieu, ni affecté par une position dans le continu ; c'est là le propre du corps localisé, puisqu'il a une quantité dimensive. L'ange n'est pas non plus contenu dans un lieu ; en effet, si une substance incorporelle exerce sa puissance sur une réalité corporelle, elle la contient, mais elle n'est pas contenue par elle, car l'âme est dans le corps comme le contenant, non comme contenu par lui i de même l'ange, bien loin d'être contenu par le lieu qu'il occupe, l'enveloppe d'une certaine manière.
Ainsi sont résolues les objections.


ARTICLE 2 : L'ange peut-il être dans plusieurs lieux en même temps ?
Objections : 1. La puissance de l'ange n'est pas inférieure à celle de l'âme humaine. Or, l'âme est à la fois en plusieurs lieux puisqu'elle est " tout entière dans chaque partie du corps", selon S. Augustin. L'ange peut donc être dans plusieurs lieux à la fois.
2. L'ange est réellement dans le corps qu'il assume, et, s'il assume un corps continu, il semble qu'il soit en chacune de ses parties. Or ce corps occupe, en raison de ses différentes parties, plusieurs lieux différents. L'ange peut donc être en plusieurs lieux à la fois.
3. D'après S. Jean Damascène : " l'ange est là où il agit ". Or, il lui arrive d'agir en plusieurs lieux à la fois ; celui qui détruit Sodome en est un exemple. L'ange peut donc être en plusieurs lieux à la fois.
En sens contraire, S. Jean Damascène enseigne : " Quand les anges sont au ciel, ils ne sont pas sur la terre. "
Réponse : La puissance et l'essence de l'ange sont finies ; tandis que celles de Dieu sont infinies, et elles sont la cause universelle de toutes choses. Aussi la puissance divine s'exerce sur tout ; Dieu n'est pas seulement en plusieurs lieux, mais partout. La puissance de l'ange, au contraire, parce que limitée, ne s'étend pas à tout, mais à une seule chose déterminée. Car ce qui se rattache à une seule puissance se rapporte à elle comme à quelque chose d'un ; ainsi l'universalité des êtres est à l'égard de la puissance universelle de Dieu comme quelque chose d'un ; et de même, tel être particulier est comme quelque chose d'un, visàvis de la puissance de l'ange. Or, comme l'ange n'occupe un lieu qu'en y appliquant sa puissance, il n'est ni partout, ni en plusieurs lieux, mais dans un seul.
Pourtant certains se sont trompés sur ce point. Ne parvenant pas à s'élever au-dessus de l'imagination, ils ont conçu l'indivisibilité de l'ange à l'égal de celle du point, et en ont conclu que l'ange ne pouvait occuper localement qu'un point Mais cela est manifestement erroné. Car le point est un indivisible affecté d'une position, alors que l'indivisibilité de l'ange est hors de toute espèce de quantité et de position. Il n'est donc pas nécessaire de lui assigner un lieu indivisible quant à la position : l'ange peut être dans un lieu divisible ou indivisible, grand ou petit selon que, par sa volonté, il applique sa puissance à un corps plus grand ou plus petit. Ainsi, le corps tout entier sur lequel il applique sa puissance lui correspond comme un seul lieu.
Il ne s'ensuit pas que, s'il y a un ange qui meut la sphère, il doit être partout. D'abord, parce que sa puissance ne s'applique qu'au point précis où commence le mouvement. Or ce point se trouve à l'orient : ce qui faisait dire à Aristote que la puissance motrice des corps célestes se trouvait à l'orient. Ensuite, parce que les philosophes n'ont jamais dit que tous les orbes étaient mus immédiatement par une seule substance séparée ; il n'est donc pas nécessaire que celle-ci soit partout.
Tout ce qui précède montre qu'être dans un lieu se dit de manière différente du corps, de l'ange et de Dieu. Le corps est circonscrit par son lieu, puisqu'il est mesuré par lui. L'ange est dans le lieu, non pas circonscriptivement, puisqu'il n'est pas mesuré par le lieu, mais d'une manière limitée, car lorsqu'il est dans un lieu, il n'est pas dans un autre. Dieu enfin n'est ni circonscrit par un lieu, ni limité, puisqu'il est partout.
Il est facile maintenant de répondre aux objections, car tout lieu auquel la puissance de l'ange s'applique immédiatement est considéré comme unique, qu'il soit continu ou non.


ARTICLE 3 : Plusieurs anges peuvent-ils être dans un même lieu ?
Objections : 1. Si plusieurs corps ne peuvent pas être simultanément dans le même lieu, c'est parce qu'ils le remplissent. Or, les anges ne remplissent pas le lieu, puisque le corps est le seul à accomplir cette fonction pour exclure le vide, comme le montre Aristote. Les anges peuvent donc être à plusieurs dans le même lieu.
2. Il y a plus de différence entre un ange et un corps qu'entre deux anges. Or, un ange et un corps peuvent être simultanément dans un même lieu ; car, comme Aristote le prouve dans les Physiques, il n'y a pas de lieu qui ne soit occupé par un corps sensible. Donc, à plus forte raison, deux anges peuvent être dans un même lieu.
3. S. Augustin dit que l'âme est dans chaque partie du corps. Or, le démon, s'il ne peut pénétrer dans les esprits, pénètre parfois dans les corps ; l'âme et le démon sont alors dans le même lieu. Le même cas est donc possible pour toute autre substance spirituelle.
En sens contraire, il n'y a pas deux âmes dans le même corps. Pareillement, il ne peut y avoir deux anges dans le même lieu.
Réponse : Deux anges ne sont jamais ensemble dans le même lieu. La raison en est que deux causes complètes ne peuvent causer immédiatement une seule et même chose. On le voit dans tous les genres de causes : par exemple, une seule chose n'a qu'une seule forme prochaine, et une seule cause motrice à son contact, bien qu'il puisse y avoir plusieurs causes motrices éloignées. Et qu'on n'objecte pas l'exemple du bateau tiré par plusieurs hommes, car aucun de ces hommes n'est un moteur complet, puisque aucun ne peut mouvoir le bateau par ses seules forces. Mais tous ensemble ils forment comme un seul moteur, leurs forces s'unissant pour produire un seul mouvement. Or, puisque l'ange n'est dans un lieu que parce que sa puissance le touche immédiatement de façon à le contenir parfaitement, comme nous l'avons dit, il ne peut y avoir qu'un ange dans un seul et même lieu.
Solutions : 1. Si plusieurs anges ne peuvent être ensemble dans le même lieu, ce n'est pas qu'ils le remplissent, mais pour la raison que l'on vient d'expliquer.
2. L'ange et le corps ne sont pas dans le lieu de la même manière. Le raisonnement ne vaut donc pas.
3. Le démon et l'âme n'ont pas le même rapport de causalité visàvis du corps ; l'âme en est la forme, le démon ne l'est pas.

QUESTION 53 : LE MOUVEMENT LOCAL DES ANGES
1. L'ange peut-il se mouvoir localement ? 2. Passe-t-il d'un lieu à un autre en traversant l'espace intermédiaire ? 3. Le mouvement de l'ange est-il successif, ou instantané ?


ARTICLE 1 : L'ange peut-il se mouvoir localement ?
Objections : 1. Cela paraît impossible. En effet, comme Aristote le prouve dans les Physiques, l'être qui n'a pas de parties ne peut pas se mouvoir ; en effet une chose ne se meut ni quand elle est encore au point de départ, ni quand elle est parvenue au terme, le mouvement étant alors accompli. Il faut en déduire que tout ce qui se meut est, tant que dure le mouvement, en partie au point de départ et en partie au terme. Or l'ange n'est pas divisible en parties. Il ne peut donc pas se mouvoir localement.
2. Selon la définition d'Aristote, le mouvement est l'acte de ce qui est imparfait. Or l'ange bienheureux n'a plus d'imperfection. Il ne se meut donc pas localement.
3. Tout mouvement est provoqué par une indigence. Or les anges ne sont affectés d'aucune indigence. Ils ne sont donc pas mus localement.
En sens contraire, l'ange bienheureux a les mêmes possibilités de mouvement que l'âme bienheureuse. Or, on doit admettre que l'âme bienheureuse peut se mouvoir localement, puisque c'est un article de foi que l'âme du Christ est descendue aux enfers. L'ange bienheureux se meut donc localement.
Réponse : L'ange bienheureux peut se mouvoir localement. L'ange et le corps matériel, n'ayant pas avec le lieu des rapports identiques, ne se meuvent pas de la même manière. Le corps matériel est localisé parce qu'il est contenu et mesuré par le lieu ; le mouvement local du corps doit donc être mesuré par le lieu et conforme à ses exigences. Par conséquent " la continuité du mouvement est fonction de l'étendue ; et l'antériorité et la postériorité dans le mouvement local du corps dépendent de l'antériorité et de la postériorité dans l'étendue ", selon Aristote.
L'ange, au contraire, loin d'être mesuré et contenu par le lieu, le contient plutôt. Aussi ne requiertil pas d'être mesuré par le lieu, ni de tenir de lui la continuité, selon ses exigences propres. De soi, c'est un mouvement non continu. En effet, parce que l'ange n'est dans un lieu que par contact virtuel, nous l'avons dit, son mouvement local ne peut être qu'une succession de contacts divers avec des lieux divers, parce qu'il ne peut être en plusieurs lieux à la fois.Et, quoique ces contacts ne soient pas nécessairement continus, une certaine continuité peut s'y trouver, car rien n'empêche d'assigner à l'ange un lieu divisible, par contact virtuel, comme nous assignons au corps un lieu divisible, par le contact selon l'étendue. Or, la continuité du mouvement local corporel résulte de ce que le corps quitte successivement et non tout d'un coup le lieu dans lequel il était auparavant. De même, l'ange peut quitter successivement le lieu divisible dans lequel il était auparavant ; son mouvement sera alors continu. Mais il peut aussi quitter instantanément la totalité du lieu qu'il occupe et s'appliquer instantanément à un tout autre lieu, et alors son mouvement ne sera pas continu.
Solutions : 1. Cet argument ne vaut pas ici, pour deux raisons :
D'abord, la démonstration d'Aristote part de ce qui est indivisible quantitativement, à quoi correspond un lieu nécessairement indivisible ; ce qui ne peut se dire des anges.
Ensuite, la démonstration d'Aristote part du mouvement continu. Si le mouvement n'était pas continu, on pourrait dire qu'une chose est mue quand elle est encore à son point de départ ou quand elle est déjà au terme, puisque c'est la simple succession des différentes positions locales d'une même chose qu'on appellerait alors mouvement ; cette chose pourrait donc être dite en mouvement, quelle que soit la position locale qu'elle occupe. Mais la continuité du mouvement s'y oppose, parce que le continu ne se résout pas dans son terme, la ligne ne se résout pas dans le point. Aussi faut-il que le mobile, pendant son mouvement, ne soit pas tout entier dans l'un des termes, mais en partie dans l'un et en partie dans l'autre.
On voit donc que la démonstration d'Aristote ne s'applique pas au mouvement angélique, s'il est discontinu ; mais s'il est continu, on peut concéder que l'ange, pendant son mouvement, est en partie au point de départ et en partie au terme. Cette composition de parties n'affecte cependant pas la substance de l'ange, mais le lieu, car au commencement de son mouvement continu, l'ange est tout entier dans le lieu divisible qui est le point de départ du mouvement, puis pendant le mouvement il est dans une des parties du premier lieu qu'il abandonne, et dans une des parties du lieu suivant qu'il va occuper. Cette occupation simultanée d'une partie de chacun des deux lieux est possible pour l'ange, puisqu'il peut occuper un lieu divisible par application de sa vertu, comme le corps l'occupe par l'application de son étendue. Par conséquent, le corps qui peut être mû localement est divisible selon l'étendue, tandis que l'ange peut exercer sa puissance sur une chose divisible.
2. Le mouvement de l'être en puissance est l'acte de ce qui est imparfait. Mais le mouvement qui s'opère par l'application d'une puissance active est le fait d'un être en acte ; car la puissance active d'une chose tient à ce qu'elle est en acte.
3. Le mouvement de l'être en puissance est provoqué par son indigence. Le mouvement de l'être en acte, au contraire, ne comble pas l'indigence propre de cet être, mais celle d'un autre. C'est donc pour nos besoins que l'ange se meut localement, selon l'épître aux Hébreux (1,14) : " Tous sont des esprits chargés d'un ministère, envoyés au service de ceux qui doivent hériter le salut. "


ARTICLE 2 : L'ange passe-t-il d'un lieu à un autre en traversant l'espace intermédiaire ?
Objections : 1. Il semble bien que non, car tout ce qui traverse un milieu, traverse d'abord un lieu qui lui est égal avant de parvenir à un lieu plus étendu. Or, l'ange étant indivisible, le lieu qui lui est égal est un lieu ponctuel. Si donc l'ange traverse l'espace intermédiaire dans son mouvement, il faut qu'il traverse un nombre infini de points ; ce qui est impossible.
2. L'ange est une substance plus simple que notre âme. Or notre âme peut, par la pensée, passer d'un extrême à l'autre sans traverser le milieu : ainsi je peux penser à la France et ensuite à la Syrie, sans penser à l'Italie qui est entre les deux. L'ange peut donc, à plus forte raison, passer d'un lieu à l'autre sans traverser l'espace intermédiaire.
En sens contraire, quand l'ange se meut d'un lieu à un autre, au moment où il est au terme, il n'est plus en mouvement, le changement étant déjà accompli. Or, le changement arrivé à son terme présuppose un mouvement. Il y a donc eu antérieurement un mouvement. Or, comme l'ange n'était pas en mouvement lorsqu'il était encore au point de départ, il a donc fallu qu'il traverse l'espace intermédiaire.
Réponse : Nous avons dit dans l'article précédent que le mouvement local de l'ange pouvait être ou continu ou discontinu. S'il est continu, l'ange ne peut passer d'un lieu à l'autre sans traverser l'espace intermédiaire ; car " l'espace intermédiaire est l'espace que traverse, avant d'arriver au terme, ce qui se meut d'un mouvement continu ". L'ordre de priorité dans le mouvement continu est en effet fonction de l'ordre de priorité dans l'étendue. Si le mouvement de l'ange n'est pas continu, il lui est possible de passer d'un lieu à l'autre sans traverser l'espace intermédiaire. En effet, entre deux lieux quelconques, éloignés l'un de l'autre, les lieux intermédiaires sont toujours en nombre infini, qu'il s'agisse de lieux divisibles ou indivisibles. La chose est manifeste pour les lieux indivisibles, car entre deux points quelconques il y a toujours une infinité de points intermédiaires, puisque deux points ne peuvent se suivre sans qu'un intermédiaire les sépare, comme le prouve Aristote. Il faut en dire autant des lieux divisibles, et on le prouve à partir de la nature du mouvement corporel continu. Un corps ne peut se mouvoir d'un lieu à l'autre que dans le temps. Or, on ne peut trouver, dans tout le temps qui mesure le mouvement d'un corps, deux instants pendant lesquels ce corps en mouvement serait dans le même lieu ; s'il était dans un seul et même lieu pendant deux instants, il y serait au repos, puisque le repos consiste à demeurer plusieurs instants dans le même lieu. Et comme il y a, entre le premier et le dernier instant du temps qui mesure le mouvement, une infinité d'instants, il faut donc qu'il y ait une infinité de lieux entre le premier lieu, point de départ du mouvement, et le dernier qui le termine.
On peut rendre la chose sensible par un exemple. Soit un corps long d'un empan et une distance de deux empans. Il est clair que le lieu où commence le mouvement est d'un empan et le lieu auquel il se termine est, lui aussi, d'un empan. Dès que le corps commence à se mouvoir, il abandonne peu à peu le premier empan et pénètre dans le second. Les lieux intermédiaires se multiplient donc dans la mesure où se divise une étendue longue d'un empan, puisque chaque point déterminé dans l'étendue du premier empan est principe d'un lieu ; et le point déterminé dans l'étendue du second empan est le terme de ce même lieu. Or, l'étendue est divisible à l'infini, et en toute étendue il y a, en puissance, un nombre infini de points ; il s'ensuit que deux lieux, quels qu'ils soient, sont donc toujours séparés par une infinité de lieux intermédiaires. Or, le mobile ne peut parcourir cette infinité de lieux intermédiaires que par la continuité du mouvement ; car, si les lieux intermédiaires sont infinis en puissance, on peut également trouver une certaine infinité potentielle dans le mouvement continu. Par conséquent, dans un mouvement discontinu, toutes les parties qui le composent sont actuellement en nombre déterminé. Si donc un mobile quelconque se meut d'un mouvement non continu, ou bien il ne traverse pas tous les intermédiaires, ou bien il traverse des intermédiaires en nombre actuellement infini ; ce qui est impossible. L'ange ne traverse donc pas tous les lieux intermédiaires, si son mouvement est discontinu.
Cette propriété de pouvoir passer d'un extrême à l'autre sans passer par les intermédiaires ne peut d'ailleurs convenir qu'à l'ange, non au corps. Car, le corps étant mesuré et contenu par le lieu, il doit en suivre les lois dans son mouvement. Mais la substance de l'ange n'est pas soumise au lieu, comme étant contenue par lui ; au contraire elle lui est supérieure et le contient. Il est donc au pouvoir de l'ange de s'appliquer à un lieu de la manière qu'il veut, soit en passant par l'espace intermédiaire, soit en n'y passant pas.
Solutions : 1. L'ange ne s'applique pas au lieu par l'étendue, mais en y exerçant sa puissance ; ce lieu peut donc être divisible, sans avoir toujours le point pour principe. Cependant, les lieux intermédiaires, même ceux qui sont divisibles, sont en nombre infini, mais ils peuvent être traversés grâce à la continuité du mouvement, nous venons de le montrer.
2. Lorsque l'ange se meut localement, son essence est appliquée aux divers lieux ; mais ce n'est pas l'âme qui s'applique aux choses qu'elle pense, ce sont les choses pensées qui sont en elle.
3. Dans le mouvement continu, le mouvement achevé n'est pas partie mais terme du mouvement. Il doit donc avoir été précédé d'un mouvement, et par conséquent ce mouvement doit avoir traversé l'espace intermédiaire. En revanche, le mouvement achevé est bien une partie du mouvement discontinu, comme l'unité est partie du nombre. Si bien que le mouvement discontinu est composé par la succession de lieux divers même sans intermédiaire.


ARTICLE 3 : Le mouvement de l'ange est-il successif ou instantané ?
Objections : 1. Il semble que le mouvement de l'ange soit instantané. En effet, un mouvement est d'autant plus rapide que la puissance du moteur est plus forte et que le mobile oppose moins de résistance. Or, la puissance de l'ange qui se meut lui-même dépasse sans proportion la puissance qui meut un corps. D'autre part, la vitesse du mouvement se mesure en proportion inverse du temps écoulé. Mais on peut toujours établir une proportion entre deux temps. Donc si le corps se meut dans le temps, l'ange se meut instantanément.
2. Le mouvement de l'ange est plus simple que n'importe quel changement corporel. Or il y a au moins un changement corporel qui est instantané : l'illumination ; à la fois parce qu'une chose n'est pas illuminée successivement de la manière dont elle s'échauffe successivement, et parce que le rayon de lumière atteint en même temps ce qui est proche et ce qui est éloigné. Le mouvement de l'ange est donc, à plus forte raison, instantané.
3. Si l'ange se meut localement dans le temps, il est, au terme de son mouvement, au dernier instant de ce temps. Mais durant le temps qui précède, ou bien il est dans le lieu immédiatement antérieur, considéré comme point de départ du mouvement, ou bien il est en partie au point de départ et en partie au terme. La seconde hypothèse exigerait que l'ange soit divisible en parties, ce qui est impossible. Reste donc qu'il soit, pendant tout le temps qui précède, au point de départ, et même qu'il y soit au repos, puisque être au repos c'est demeurer plusieurs instants dans le même lieu. L'ange ne se meut donc que dans le dernier instant.
En sens contraire, tout mouvement comporte succession. Or c'est le temps qui mesure cette succession. Tout mouvement est donc dans le temps, et même celui de l'ange, dès lors qu'il comporte succession.
Réponse : Certains ont enseigné que le mouvement local de l'ange est instantané. Ils disaient en effet que lorsque l'ange se meut d'un lieu à l'autre, il n'est au terme qu'au dernier instant du temps, tandis que pendant tout le temps qui précède il est au point de départ. Il n'est pas besoin d'intermédiaire entre les deux termes, pas plus qu'il n'y a d'intermédiaire entre le temps et son terme, alors qu'entre deux instants du temps, il y a nécessairement un temps intermédiaire. On ne peut donc trouver un instant ultime, et l'on se voit obligé de dire qu'il n'y a pas de dernier instant pendant lequel l'ange serait au point de départ, tout comme dans l'illumination et dans la génération substantielle du feu, il n'y a pas d'instant ultime, pendant lequel l'air serait encore obscur, ou la matière encore privée de la forme du feu, mais on peut parler d'un temps ultime en ce sens qu'au terme de ce temps la lumière est dans l'air, et la forme substantielle dans la matière. C'est en ce sens que l'illumination et la génération substantielle sont des mouvements instantanés.
Mais tout cela est hors de propos. La notion même de repos implique que ce qui est au repos reste dans le même état pendant plusieurs instants, et donc qu'il soit dans le même lieu à chacun des instants du temps qui mesure ce repos. Tandis que la notion de mouvement implique que le mobile ne demeure pas dans le même état plusieurs instants de suite, et donc qu'il ait une position différente à chacun des instants du temps qui mesure son mouvement. Le mobile doit donc, au dernier instant du temps, avoir acquis une forme qu'il n'avait pas auparavant. Ces précisions montrent bien que se reposer dans un état donné (dans la blancheur par exemple) pendant un certain temps, équivaut à rester dans cet état à chacun des instants qui composent ce temps ; il est donc impossible que ce qui demeure pendant tout un temps dans un terme se trouve à la fin de ce temps dans un autre terme. Seul le mouvement rend la chose possible, puisque se mouvoir durant tout un temps donné, c'est précisément changer de position à chacun des instants qui composent ce temps. Tous les changements instantanés de cette nature sont donc les termes d'un mouvement continu ; la génération est le terme de l'altération de la matière, et l'illumination est le terme du mouvement local du corps qui illumine. Or, le mouvement local de l'ange n'est pas le terme d'un mouvement continu ; il existe par lui-même et ne dépend d'aucun autre mouvement. On ne peut donc pas dire que l'ange est dans un lieu pendant tout un temps, et qu'il se trouve en un autre lieu au dernier instant de ce même temps ; il faut admettre un instant qui soit le dernier de sa présence au lieu précédent. Or, là où plusieurs instants se succèdent, il y a nécessairement temps, puisque le temps est le nombre de la succession dans le mouvement.
Concluons donc que le mouvement de l'ange est dans le temps ; dans le temps continu, si son mouvement est continu ; dans le temps discontinu, si son mouvement est discontinu, car l'ange peut se mouvoir de ces deux manières, et la continuité du temps dépend de celle du mouvement, selon Aristote. Mais le mouvement de l'ange étant indépendant du mouvement du ciel, ce temps, continu ou non, n'est pas identique au temps qui mesure le mouvement du ciel et toutes les choses corporelles dont le mouvement dépend de celui du ciel.
Solutions : 1. Si le temps qui mesure le mouvement de l'ange n'est pas continu et n'est que la succession des instants, il est sans proportion, leurs espèces étant différentes, avec le temps continu qui mesure les mouvements corporels. S'il est continu, il présente une certaine proportion avec le temps corporel, non à cause du rapport entre le moteur et le mobile, mais à cause du rapport des étendues que parcourt le mobile. D'ailleurs la rapidité du mouvement de l'ange ne dépend pas de l'énergie de sa puissance, mais de la détermination de sa volonté.
2. L'illumination est le terme d'un mouvement d'altération, et non d'un mouvement local. Aussi rien n'exige que la lumière atteigne les objets rapprochés plus tôt que les objets éloignés. Mais le mouvement de l'ange est local et n'est pas terme d'un mouvement. Il n'y a donc pas de ressemblance entre les deux cas.
3. Cette objection ne tient compte que du temps continu. Or, le temps du mouvement angélique pouvant être discontinu, l'ange peut être à tel instant ici, à tel autre instant ailleurs, sans qu'il y ait de temps intermédiaire. Si le temps du mouvement angélique est continu, l'ange traverse une infinité de lieux pendant tout le temps qui précède le dernier instant ; il est cependant en partie dans un des lieux continus et en partie dans un autre, non parce que sa substance est divisible, mais parce que sa puissance s'exerce partiellement dans le premier lieu et partiellement dans le second, comme nous l'avons expliqué plus haut.
Après avoir traité ce qui concerne la substance de l'ange, il faut étudier sa connaissance, ce qui comporte quatre parties : 1. La puissance cognitive de l'ange (Q. 54). 2. Le médium de la connaissance angélique (Q. 55). 3. Son objet (Q. 56-57). 4. Son mode (Q. 58).

QUESTION 54 : LA PUISSANCE COGNITIVE DES ANGES
1. L'acte d'intellection de l'ange est-il sa substance ? 2. Est-il son existence ? 3. La substance de l'ange est-elle son acte d'intellection ? 4. Les anges ont-ils un intellect agent et un intellect possible ? 5. Ont-ils d'autres puissances cognitives que l'intelligence ?


ARTICLE 1 : L'acte d'intellection de l'ange est-il sa substance ?
Objections : 1. L'ange est plus élevé et plus simple que l'intellect agent de l'âme humaine. Or, la substance de l'intellect agent est son action, comme le montrent Aristote et son Commentateur. A bien plus forte raison, la substance de l'ange sera-t-elle son action, qui est l'acte d'intellection.
2. Aristote dit que l'action de l'intelligence est vie. Et puisque, pour les vivants, vivre c'est être , il semble que la vie s'identifie à l'essence. L'acte d'intellection est donc l'essence de l'ange connaissant.
3. Si deux extrêmes sont une seule et même chose, ce qui leur est intermédiaire n'en diffère pas ; car le milieu est moins éloigné de chacun des extrêmes que ceux-ci l'un de l'autre. Or, dans l'ange, ce qui connaît et ce qui est connu sont, au moins lorsqu'il connaît sa propre essence, une seule et même chose. Par conséquent, l'acte d'intellection, qui est intermédiaire entre l'intelligence et la chose connue, s'identifie à la substance de l'ange.
En sens contraire, l'action d'une chose diffère plus de sa substance que son existence. Or, en toute créature l'existence est distincte de la substance ; leur identité est le privilège de Dieu seul, comme nous l'avons montré. Donc ni l'action de l'ange, ni celle d'aucune autre créature, n'est sa substance.
Réponse : Il est impossible que l'action de l'ange, ni d'une créature quelconque, soit sa substance. Car, à proprement parler, l'action est l'actualité de la puissance active, comme l'être est l'actualité de la substance ou de l'essence. Or, l'actualité excluant la potentialité, ce qui n'est pas acte pur et renferme de la puissance ne peut être son actualité. Et comme Dieu seul est acte pur, il est le seul en qui la substance, l'existence et l'action s'identifient.
De plus, si l'acte d'intellection de l'ange était sa substance, il faudrait qu'il soit subsistant. Or, un acte d'intellection subsistant, comme toute forme abstraite supposée subsistante, ne peut être qu'unique. La substance de tel ange ne se distinguerait donc plus de celle de Dieu, qui est l'acte d'intellection subsistant, ni de celle d'un autre ange. De même, si l'ange était son acte d'intellection, il ne pourrait y avoir des degrés selon la plus ou moins grande perfection de l'intellection ; car cette graduation provient d'une inégale participation à l'acte même d'intellection.
Solutions : 1. Lorsqu'on dit que l'intellect agent est son action, ce n'est pas une attribution essentielle mais une attribution par concomitance. En effet, sa substance étant toujours en acte, l'action lui est, de soi, concomitante. Au contraire, l'intellect possible n'agit qu'après avoir été mis en acte.
2. " La vie " n'a pas avec " vivre " le même rapport que l'essence avec l'existence ; elle est ce que " la course " est à " courir" : l'un désigne l'acte abstraitement, l'autre concrètement. Dire que " vivre, c'est être " n'entraîne donc pas que la vie soit l'essence. Parfois cependant, le mot vie s'emploie pour l'essence : ainsi S. Augustin dit : " La mémoire, l'intelligence et la volonté sont une seule essence, une seule vie. " Mais ce n'est pas l'acception d'Aristote quand il dit : " L'action de l'intelligence est vie. "
3. L'action transitive est réellement intermédiaire entre l'agent et le sujet qui reçoit l'action ; tandis que l'action immanente n'est intermédiaire entre l'agent et l'objet que selon notre manière de parler, non pas réellement. En réalité l'action immanente est consécutive à l'union de l'agent et de l'objet, puisque l'acte d'intellection est consécutif à l'union entre le connaissant et le connu, dont il est en quelque sorte l'effet, distinct de l'un et de l'autre.


ARTICLE 2 : L'acte d'intellection de l'ange est-il son existence ?
Objections : 1. Aristote dit que "pour les vivants, vivre c'est être ". Il dit aussi que " l'acte d'intellection est un certain vivre ". L'acte d'intellection de l'ange est donc son existence.
2. Ce que la cause est à la cause, l'effet l'est à l'effet. Or, la forme par laquelle l'ange existe est identique à la forme par laquelle il se connaît lui-même, pour le moins. Son acte de connaissance est donc identique à son existence.
En sens contraire, " l'acte d'intellection de l'ange est son mouvement ", dit Denys. Mais l'existence n'est pas un mouvement. L'existence de l'ange n'est donc pas son acte d'intellection.
Réponse : L'action de l'ange n'est pas son être, et il en va de même pour toute créature. Il y a en effet deux sortes d'actions : l'action transitive qui sort de l'agent pour s'exercer sur une chose extérieure dans laquelle elle produit une passion, ainsi brûler ou scier ; l'action immanente qui ne s'exerce pas sur une chose extérieure, mais demeure dans l'agent lui-même, ainsi sentir, connaître et vouloir. Cette seconde action ne modifie pas un être extérieur, mais tout se passe au-dedans de l'agent lui-même.
Pour ce qui est de l'action de la première espèce, il est évident qu'elle ne peut pas être l'existence même de l'agent ; car l'existence dit quelque chose d'intrinsèque à l'agent, tandis que l'action transitive se déverse de l'agent dans le patient. Quant à l'action de la seconde espèce, il lui est essentiel d'avoir une certaine infinité absolue ou relative. Infinité absolue, comme pour l'acte d'intellection et l'acte de volonté, dont les objets respectifs, le vrai et le bien, sont convertibles avec l'être ; si bien que ces deux actes ont un objet qui, de soi, s'étend à tout ce qui est ; or, ils sont, l'un comme l'autre, spécifiés par leur objet. Infinité relative, comme pour l'acte de sensation, qui peut se porter sur toutes les choses sensibles ; ainsi la vue se porte sur tout ce qui est visible. Or, l'être de toute créature est déterminé selon tel genre et selon telle espèce. " Seul l'être de Dieu est infini absolument, et comprend en lui toutes choses ", dit Denys. Donc seul l'Etre divin est son acte d'intellection et son acte de volonté.
Solutions : 1. Vivre désigne tantôt l'être même du vivant, tantôt l'opération vitale, qui montre qu'une chose est vivante. C'est dans ce sens qu'Aristote dit que "l'acte d'intellection est un certain vivre " ; car dans le passage cité il distingue les différents degrés de vivants, selon les différentes opérations vitales
2. L'essence même de l'ange est la mesure adéquate de son existence, mais non de son intellection, car par sa seule essence il ne peut connaître tous les intelligibles. C'est pourquoi elle est proportionnée par elle-même, en tant que telle essence déterminée, à l'existence de l'ange. En revanche, elle n'est proportionnée à son intellection que par la médiation d'un objet plus ample qu'elle-même, le vrai, l'être, qui se réalise en elle. Par conséquent, bien que cette essence soit une seule et même forme, ce n'est pas sous le même rapport qu'elle est principe d'existence et principe d'intellection. L'existence de l'ange n'est donc pas identique à son acte d'intellection.


ARTICLE 3: La substance de l'ange est-elle son intelligence?
Objections : 1. Esprit et intelligence désignent la puissance intellectuelle. Or Denys, en plusieurs endroits, dénomme les anges des intelligences et des esprits. L'ange est donc sa puissance intellectuelle.
2. Si l'intelligence de l'ange est quelque chose en dehors de son essence, il faut qu'elle soit un accident ; car nous appelons accident ce qui est en dehors de l'essence. Or Boèce dit "qu'une forme simple ne peut être sujet ". Donc, si l'intelligence de l'ange n'était pas son essence, il ne serait pas une forme simple : ce qui est contraire à ce qu'on a dit plus haut.
3. S. Augustin dit que " Dieu a fait la nature angélique proche de lui, et la matière première proche du néant ". L'ange est donc plus simple que la matière première, puisqu'il est plus proche de Dieu. Or la matière première est sa propre puissance. A plus forte raison, l'ange est-il son intelligence.
En sens contraire, Denys dit que " les anges sont composés de substance, de puissance active et d'opération ". Substance, puissance active, opération sont donc en eux trois choses différentes.
Réponse : Ni dans l'ange, ni dans aucune créature, la vertu ou puissance opérative n'est identique à l'essence. En effet, la puissance est corrélative à l'acte, et la diversité des actes implique diversité des puissances ; c'est pourquoi l'on dit qu'un acte propre correspond à une puissance propre. Or, en toute créature, l'essence diffère de son existence et est avec elle en rapport de puissance à acte. D'autre part, l'acte auquel correspond la puissance opérative est l'opération. Par conséquent, puisque dans l'ange l'acte d'intellection n'est pas identique à l'existence, et qu'aucune opération, ni dans l'ange, ni dans aucune créature, n'est identique à l'essence, l'essence de l'ange n'est pas son intelligence, et l'essence de toute créature, quelle qu'elle soit, est distincte de sa puissance opérative.
Solutions : 1. L'ange est nommé " intelligence " et " esprit " parce qu'il n'a en lui que la connaissance intellectuelle ; tandis que la connaissance de l'âme humaine est en partie intellectuelle et en partie sensible.
2. La forme simple qui est acte pur ne peut être le sujet d'aucun accident, parce que le sujet est visàvis de l'accident en rapport de puissance à acte. En ce sens-là, Dieu seul est forme simple, et c'est de cela que parle Boèce. Mais la forme simple qui n'est pas son existence, et qui est à l'existence ce que la puissance est à l'acte, peut être le sujet d'accidents, notamment de ceux qui suivent l'espèce, car ils appartiennent à la forme ; quant aux accidents individuels, ils ne suivent pas l'espèce, mais la matière, qui est principe d'individuation. L'ange n'est forme simple qu'en ce dernier sens.
3. La puissance de la matière est corrélative à l'être substantiel, tandis que la puissance opérative est corrélative à l'être accidentel. Il n'y a donc pas parité entre les deux cas.


ARTICLE 4 : Les anges ont-ils un intellect agent et un intellect possible ?
Objections : 1. Selon Aristote : " En toute nature, il y a quelque chose par quoi elle peut devenir tout, et quelque chose par quoi elle peut tout faire ; il en est ainsi de l'âme. " Or l'ange est une nature. Il y a donc en lui un intellect agent et un intellect possible.
2. Recevoir est le propre de l'intellect possible, et illuminer le propre de l'intellect agent, comme le montre Aristote. Or, l'ange reçoit la lumière de ce qui est au-dessus de lui, et illumine ce qui est au-dessous de lui. Il y a donc en lui un intellect agent et un intellect possible.
En sens contraire, chez nous, la distinction entre l'intellect agent et l'intellect possible se prend par rapport aux images, qui sont à l'intellect possible ce que les couleurs sont à la vue, tandis qu'elles sont à l'intellect agent ce que les couleurs sont à la lumière, comme le montre Aristote. Or, comme il n'y a pas d'images dans l'ange, il n'y a pas en lui de distinction entre l'intellect agent et l'intellect possible.
Réponse : Ce qui oblige à reconnaître en nous un intellect possible, c'est que parfois nous ne sommes qu'en puissance et non en acte relativement à l'opération intellectuelle. Il doit donc y avoir en nous, antérieurement à l'acte même d'intellection, une faculté qui soit en puissance visàvis des objets intelligibles ; cette faculté passe à l'acte par rapport à ces mêmes objets, lorsqu'elle en acquiert la science et ensuite lorsqu'elle les contemple. C'est cette faculté que nous appelons l'intellect possible. Mais ce qui nous oblige à poser en nous un intellect agent, c'est que les natures des choses matérielles, qui sont l'objet de notre intelligence, ne subsistent pas actuellement en dehors de l'âme d'une manière immatérielle et intelligible, mais tant qu'elles sont en dehors de l'âme, elles ne sont intelligibles qu'en puissance. Il faut donc une faculté qui rende ces natures intelligibles en acte. C'est cette faculté que nous appelons intellect agent.
Aucune de ces exigences ne se retrouve dans l'ange ; son intelligence n'est jamais en puissance par rapport aux objets qu'il connaît naturellement, et ces objets sont intelligibles, non en puissance, mais en acte, puisque l'intelligence angélique a pour objet premier et principal les choses immatérielles, comme nous le montrerons plus loin. A proprement parler il ne peut donc y avoir dans les anges ni intellect agent ni intellect possible.
Solutions : 1. Aristote ne requiert ces deux principes que dans toute nature où il peut y avoir génération et devenir. Or dans les anges la science n'a pas à se former, elle leur est présente naturellement. Il n'est donc pas nécessaire de poser en eux un intellect agent et un intellect possible.
2. Le propre de l'intellect agent est d'illuminer, non un autre être intelligent, mais les objets intelligibles, en les rendant, par l'abstraction, intelligibles en acte. Quant à l'intellect possible, sa nature est d'être en puissance aux natures intelligibles et de les saisir ensuite en acte. L'illumination d'un ange par un autre n'entre donc pas dans la définition de l'intellect agent ; pas plus que le fait d'être illuminé au sujet des mystères surnaturels, à la connaissance desquels il était en puissance, n'entre dans la définition de l'intellect possible. Si l'on tient cependant à appeler ces deux choses intellect agent et intellect possible, on parlera d'une manière équivoque ; mais il n'y a pas à discuter sur les mots.


ARTICLE 5 : Les anges ont-ils d'autres puissances cognitives que l'intelligence ?
Objections : 1. Il semble que, chez les anges, il n'y ait pas que la connaissance intellectuelle. Car S. Augustin nous dit que dans les anges il y a " la vie qui comprend et qui sent ". Il y a donc en eux des facultés sensibles.
2. S. Isidore dit que les anges savent beaucoup de choses par expérience. Or l'expérience est le fruit de nombreux actes de mémoire, dit Aristote. Les anges ont donc une mémoire.
3. Denys dit que l'imagination des démons est dépravée. Il y a donc une imagination dans les démons, et aussi dans les bons anges qui sont de même nature.
En sens contraire, S. Grégoire affirme : " L'homme possède la sensation qui lui est commune avec les animaux, et l'intellection qui lui est commune avec les anges. "
Réponse : Il y a dans notre âme deux espèces de facultés ; les unes exercent leurs opérations à l'aide d'organes corporels et sont les actes de certaines parties du corps ; ainsi la vue s'exerce par l'oeil et l'ouïe par l'oreille. Les autres facultés accomplissent leurs opérations sans aucun organe corporel, comme l'intelligence et la volonté, et ne sont pas les actes de certaines parties du corps. Or, les anges n'ont pas de corps qui leur soient naturellement unis, nous l'avons démontré plus haut. Il n'y a donc, parmi les facultés de l'âme, que l'intelligence et la volonté qui puissent leur convenir. Averroès enseigne la même chose, lorsqu'il dit que les substances séparées se composent d'intelligence et de volonté. Il est d'ailleurs conforme à l'ordre de l'univers que la créature intellectuelle la plus élevée soit intellectuelle entièrement et non pas seulement en partie, comme l'est notre âme. C'est pour cette raison, nous l'avons déjà expliqué, qu'on appelle les anges des intelligences et des esprits.
Solutions : 1. On peut résoudre les objections de deux façons. La première, c'est que les autorités citées expriment l'opinion selon laquelle les anges et les démons ont des corps qui leur sont naturellement unis. S. Augustin allègue fréquemment cette opinion dans ses livres, sans vouloir s'en porter garant, puisqu'il dit qu'il n y a pas à s'attarder longtemps sur cette question.
On peut dire aussi que ces autorités et d'autres semblables doivent s'entendre d'une manière figurée. Car, comme les sens saisissent avec certitude l'objet sensible qui leur est propre, on a coutume d'employer aussi le mot " sentir " pour désigner la certitude de la saisie intellectuelle ; c'est de là aussi que vient le mot " sentence ". De même l'expérience peut être attribuée aux anges en raison de la similitude des objets connus ; et non parce qu'ils ont des facultés de connaissance semblables aux nôtres. Chez nous, en effet, il y a expérience, lorsque nous connaissons les singuliers au moyen des sens ; or les anges connaissent aussi les singuliers, comme on le verra plus loin,mais non à l'aide de facultés sensitives. Nous pouvons dire encore que les anges ont une mémoire, en la prenant, comme S. Augustin au sens de mémoire de l'esprit ; elle ne pourrait leur être attribuée si on la considérait comme partie de l'âme sensible. De même, on attribue une imagination dépravée aux démons parce que leur appréciation pratique du vrai bien est erronée et que la cause propre de nos erreurs est l'imagination, qui nous fait parfois prendre les similitudes des choses pour les choses elles-mêmes, comme il arrive dans le sommeil ou chez les fous.

QUESTION 55 : LE MÉDIUM DE LA CONNAISSANCE ANGÉLIQUE
1. Les anges connaissent-ils toutes choses par leur substance ou par des espèces ? 2. A supposer que ce soit par des espèces, celles-ci leur sont-elles connaturelles, ou sont-elles reçues des choses ? 3. Les anges supérieurs connaissent-ils par des espèces plus universelles que les anges inférieurs ?


ARTICLE 1 : Les anges connaissent-ils toutes choses par leur substance ou par des espèces ?
Objections : 1. Il semble bien que les anges connaissent toutes choses par leur substance. Denys dit en effet : " Les anges connaissent ce qui est sur terre selon la nature propre de leurs esprits. " Or la nature de l'ange est son essence. L'ange connaît donc les choses par son essence.
2. Aristote dit que " dans les êtres immatériels, le connaissant et le connu sont une seule et même chose ". Or, c'est le médium d'intellection qui fait de l'objet connu et du sujet connaissant une seule et même chose. Donc, dans les êtres immatériels comme les anges, le médium d'intellection est la substance même du sujet connaissant.
3. Tout ce qui est dans un autre s'y trouve selon le mode de cet autre. L'ange ayant une nature intellectuelle, tout ce qui est en lui s'y trouve d'une manière intelligible. Mais tout est en lui, puisque les êtres inférieurs sont dans les êtres supérieurs d'une façon essentielle, tandis que les supérieurs ne sont dans les inférieurs que par participation ; ce qui fait dire à Denys que " Dieu rassemble toutes choses en toutes choses ". L'ange connaît donc toutes choses dans sa propre substance.
En sens contraire, Denys dit que " les anges sont illuminés par les raisons des choses ". Ils connaissent donc par les raisons des choses et non par leur propre substance.
Réponse : Ce qui permet à l'intelligence de produire son acte joue le rôle de forme pour l'intelligence en acte d'intellection, la forme étant ce par quoi l'agent agit. Or, pour qu'une puissance soit parfaitement achevée par sa forme il faut que cette forme contienne tout ce à quoi la puissance s'étend. Dans les choses corruptibles, la forme n'épuise pas la puissance de la matière, puisque la puissance de la matière s'étend à plus de choses que n'en contient la forme de tel ou tel être matériel.
L'intelligence, au contraire, ayant comme objet l'être et le vrai en général, la puissance intellectuelle de l'ange s'étend à tout. Or, l'essence de l'ange, par là même qu'elle est déterminée selon tel genre et telle espèce, ne comprend pas tout en elle. Renfermer en soi absolument tout d'une manière parfaite est propre à l'essence divine, qui est infinie. Aussi n'y a-t-il que Dieu qui connaisse tout par sa propre essence. L'ange ne peut, par son essence, connaître toutes choses : pour connaître les choses son intelligence doit être perfectionnée par des espèces.
Solutions : 1. Lorsqu'on dit que l'ange connaît les choses selon sa nature, le mot " selon " n'intéresse pas le médium de connaissance, qui n'est que la similitude de l'objet connu, mais la faculté de connaissance, qui convient à l'ange selon sa nature à lui.
2. La formule d'Aristote " le sens en acte est le sensible en acte " ne signifie pas que la faculté sensible soit identique à la similitude sensible qui est dans le sens, mais que l'une et l'autre sont unies comme acte et puissance. De même, dire que "l'intelligence en acte est le connu en acte " ne signifie pas que la substance de l'intelligence soit la similitude par laquelle elle produit l'acte d'intellection, mais que cette similitude est sa forme. Or, dire que " dans l'ordre des réalités immatérielles, l'intellect en acte s'identifie avec l'objet de son intellection " revient à " dire que l'intelligence en acte est l'intelligé en acte ". Qu'une forme, en effet, soit actuellement l'objet d'une intellection, cela provient de cela même qu'elle est immatérielle.
3. Les êtres supérieurs à l'ange et ceux qui lui sont inférieurs sont d'une certaine manière compris dans sa substance ; non d'une manière parfaite, ni selon leur raison propre, car l'essence de l'ange, étant limitée, se distingue des autres par sa raison propre, mais d'une manière générale. Par contre, dans l'essence divine, toutes les choses sont d'une manière parfaite et selon leur raison propre, comme dans la cause première et universelle, dont procède tout ce qu'il y a de propre ou de commun en tout être quel qu'il soit. C'est pour cette raison que Dieu a par sa propre essence la connaissance parfaite de toutes choses, tandis que l'ange n'en a qu'une connaissance générale.


ARTICLE 2 : Les espèces sont-elles connaturelles aux anges, ou reçues des choses ?
Objections : 1. Il semble que les anges connais sent par des espèces reçues des choses. En effet, tout ce qui est connu l'est parce que sa similitude est connue dans une intelligence. Or, la similitude d'un être existe dans un autre ou bien à la manière d'un exemplaire, et alors elle est cause de cet être, ou bien à la manière d'une image, et alors elle est causée par lui. Toute science ou connaissance doit donc être la cause ou l'effet de l'objet connu. La science de l'ange n'étant pas cause des choses qui existent dans la nature, car seule la science divine possède cette propriété, il faut donc que toutes les espèces par lesquelles l'intelligence angélique connaît soient tirées des choses
2. La lumière de l'intelligence angélique est plus intense que la lumière de l'intellect agent de notre âme. Or, celle-ci abstrait les espèces intelligibles en les tirant des images La lumière de l'intellect angélique peut donc abstraire des espèces, même à partir des choses sensibles ; et par conséquent rien n'empêche que l'ange connaisse intellectuellement par des espèces tirées des choses.
3. Si les espèces qui sont dans l'intelligence accusent des différences suivant que l'objet est proche ou éloigné c'est parce qu'elles sont tirées des choses sensibles. Donc, si l'ange ne produisait pas son acte d'intellection par des espèces tirées des choses, sa connaissance n'enregistrerait pas les différences du proche et de l'éloigné, et tout mouvement local lui serait inutile.
En sens contraire, Denys dit : " Les anges ne tirent pas leurs divines connaissances d'une analyse d'éléments, ni de sensations. "
Réponse : Les espèces par lesquelles les anges produisent leur acte d'intellection ne sont pas tirées des choses, mais sont connaturelles aux anges. On doit, en effet, concevoir la distinction et l'ordre des substances spirituelles comme la distinction et l'ordre des choses corporelles. Les corps supérieurs ont, par nature, une puissance totalement achevée par la forme, tandis que dans les corps inférieurs le puissance de la matière n'est pas totalement achevée par la forme, mais reçoit, sous l'action d'un agent, tantôt une forme et tantôt une autre. De même les substances intellectuelles inférieures, les âmes humaines, ont une puissance intellectuelle qui, par nature, n'est pas complète, mais se complète et se perfectionne successivement par les espèces intelligibles qu'elles reçoivent des choses. Au contraire, dans les substances spirituelles supérieures, dans les anges, la puissance intellectuelle est, par nature, complétée et perfectionnée en ce qu'elles sont des espèces intelligibles connaturelles leur permettant de porter leur intelligence sur tout ce qu'elles peuvent naturellement connaître.
Cette conclusion peut aussi se déduire du mode d'être de ces substances. Car l'être possédé par les substances spirituelles inférieures, les âmes, a une certaine affinité avec le corps, pour autant qu'elles en sont les formes. Ce mode d'être entraîne pour elles qu'elles n'atteignent leur perfection dans l'ordre de l'intelligible qu'à partir des corps et par eux ; le corps qui leur est uni : sans cela, pourquoi seraient-elles unies à un corps ? Mais les substances supérieures, les anges, sont affranchies de toute corporéité, subsistant immatériellement et selon un être par lui-même intelligible ; elles atteignent donc leur perfection dans l'ordre intelligible grâce à un influx d'intelligibilité par lequel elles ont reçu de Dieu, en même temps que leur nature intellectuelle, les espèces des choses qu'elles connaissent. Aussi S. Augustin écrit-il : " Les êtres inférieurs aux anges sont créés de telle manière qu'ils sont d'abord produits dans la connaissance de la créature intellectuelle, et ensuite dans leur nature propre ".
Solutions : 1. Les similitudes des choses sont effectivement dans l'esprit des anges, sans être, pour autant, tirées des créatures ; elles viennent de Dieu qui est cause des créatures et en qui préexistent les similitudes des choses. Ce qui fait dire à S. Augustin : " De même que l'idée en vertu de laquelle la créature est produite existe dans le Verbe de Dieu antérieurement à la créature même qui est produite, de même la connaissance de cette même idée est d'abord produite dans la créature intellectuelle, et c'est ensuite seulement que la créature est produite. "
2. On ne va d'un extrême à l'autre qu'en passant par ce qui est entre les deux. Or, l'être d'une forme présente dans l'imagination, étant dégagé de la matière, mais non de toutes conditions matérielles, est intermédiaire entre l'être de la forme qui est dans la matière, et l'être de la forme qui est dans l'intelligence où elle est abstraite de la matière et des conditions matérielles. Par conséquent, si puissante que soit l'intelligence angélique, elle ne pourrait rendre intelligibles des formes matérielles qu'en les faisant d'abord passer par l'état de formes imaginées ; ce qui lui est impossible puisqu'elle n'a pas d'imagination, nous l'avons vu.Et à supposer que l'ange puisse abstraire des choses matérielles des espèces intelligibles, il ne le ferait pas, puisque les espèces connaturelles qu'il possède rendent cette opération inutile.
3. La connaissance de l'ange ne diffère en rien si l'objet est localement proche, ou éloigné ; mais cela ne rend pas son mouvement local inutile, car, s'il se meut localement, ce n'est pas pour acquérir une connaissance, c'est pour accomplir une action dans un milieu.


ARTICLE 3 : Les anges supérieurs connaissent-ils par des espèces plus universelles que les anges inférieurs ?
Objections : 1. L'universel paraît être abstrait du particulier. Or, les anges ne connaissent pas au moyen d'espèces abstraites. On ne peut donc pas dire que les espèces des intelligences angéliques sont plus ou moins universelles.
2. Ce qui tombe sous une connaissance particulière est connu plus parfaitement que ce qui tombe sous une connaissance universelle ; car connaître une chose d'une manière universelle, c'est en avoir une connaissance intermédiaire entre la puissance et l'acte. Donc, si les anges supérieurs connaissent par des formes plus universelles que les anges inférieurs, leur science sera moins parfaite, ce qui est inadmissible.
3. Plusieurs choses ne peuvent avoir la même raison propre. Or, si l'ange supérieur connaît par une seule forme universelle des choses diverses que l'ange inférieur connaît par plusieurs formes spéciales, il n'emploie qu'une seule forme universelle pour connaître des choses diverses, et n'aura donc pas de connaissance propre de chacune d'elles ; ce qui est absurde.
En sens contraire, Denys dit que les anges supérieurs participent de la science selon un mode plus universel que les anges inférieurs. Et on lit dans le Livre des Causesque les anges supérieurs ont des formes plus universelles.
Réponse : S'il y a des êtres qui sont supérieurs aux autres, c'est parce qu'ils sont plus proches du premier Être, qui est Dieu, et qu'ils lui sont plus semblables. Or, en Dieu, la plénitude totale de la connaissance intellectuelle est contenue en un seul principe ; dans l'essence divine elle-même par laquelle Dieu connaît tout. Cette plénitude intellectuelle ne se trouve dans les créatures intellectuelles que sous un mode inférieur et moins simple. Par conséquent, ce que Dieu connaît par un seul principe, les intelligences inférieures le connaissent par plusieurs, et moins l'intelligence est élevée, plus ces médiums de connaissance sont nombreux Plus un ange sera élevé, moins nombreuses sont les espèces par lesquelles il peut saisir l'universalité des intelligibles. Ces formes doivent donc être plus universelles, puisque chacune d'elles s'étend à un plus grand nombre d'objets. Nous pouvons d'ailleurs trouver en nous-mêmes une analogie : certains hommes ne saisissent la vérité intelligible que si elle leur est expliquée en détail, point par point. Cela tient à la faiblesse de leur intelligence, alors que d'autres, dont l'intelligence est plus puissante, peuvent saisir un grand nombre de choses à l'aide de quelques principes.
Solutions : 1. Il est accidentel à l'universel d'être abstrait des singuliers. Cela ne se produit que lorsque l'intelligence qui le connaît tire des choses sa connaissance ; mais, dans le cas contraire, l'universel connu n'est pas abstrait des choses, il leur est, de quelque manière, préexistant, soit selon la priorité de la cause sur son effet, et c'est ainsi que les raisons universelles des choses sont dans le Verbe de Dieu, soit selon une priorité de nature, et c'est ainsi que les raisons universelles des choses sont dans l'intellect angélique.
2. Connaître quelque chose d'une manière universelle peut se prendre en deux sens. Ou bien on l'entend par rapport à la chose connue, et le sens est que l'on ne connaît de l'objet que sa nature universelle (espèce ou genre). Cette connaissance universelle est moins parfaite : c'est connaître imparfaitement un homme que savoir seulement de lui qu'il est animal. Ou bien on parle de connaissance universelle par rapport au médium de connaissance. Dans ce cas il est plus parfait de connaître quelque chose de manière universelle ; car l'intelligence qui peut avoir une connaissance propre de chaque chose par un seul médium universel est plus parfaite que celle qui ne le peut pas.
3. Plusieurs choses ne peuvent avoir la même raison propre si elle est adéquate, mais une réalité éminente peut être raison propre et similitude de choses diverses Ainsi dans l'homme la prudence s'étend universellement à tous les actes des vertus, et elle peut être à la fois raison propre et similitude de la prudence particulière qui pousse le lion à des actes de magnanimité et le renard à des actes de ruse. De même, l'essence divine, à cause de son excellence, est considérée comme la raison propre de toutes les perfections ; si bien que c'est selon leur raison propre qu'elles lui sont analogiquement attribuées. De même encore, on doit dire de la raison ou idée universelle qui est dans l'esprit angélique qu'en raison de son excellence, l'ange peut par elle connaître, d'une connaissance propre et distincte, une multitude d'objets.
Continuant le traité de la connaissance angélique, il faut étudier ce que les anges connaissent : premièrement les êtres immatériels (Q. 56) ; deuxièmement les choses matérielles (Q. 57)


QUESTION 56 : LA CONNAISSANCE DES ANGES CONCERNANT LES ÊTRES IMMATÉRIELS
1. L'ange se connaît-il lui-même ? 2. Un ange en connaît-il un autre ? 3. L'ange connaît-il Dieu par ses facultés naturelles ?


ARTICLE 1 : L'ange se connaît-il lui-même ?
Objections : 1. Denys affirme : " Les anges ignorent leurs propres puissances. " Or, lorsqu'on connaît la substance d'une chose, on en connaît la puissance. L'ange ne connaît donc pas son essence.
2. L'ange est une substance singulière ; autrement il n'agirait pas, puisque ce sont les singuliers subsistants qui sont les principes des actions. Mais le singulier n'est pas intelligible. L'ange ne peut donc pas être connu par intellection ; et comme l'ange n'a qu'une connaissance intellectuelle, il ne peut se connaître lui-même.
3. L'intelligence est mue par l'objet intelligible ; car, suivant Aristote, tout acte d'intellection est " un certain pâtir ". Or, rien ne se meut soi-même, et rien ne pâtit de sa propre action, comme on peut le voir dans les choses corporelles. L'ange ne peut donc pas se saisir lui-même par son intellect.
En sens contraire, S. Augustin écrit : " L'ange se connaît lui-même dans sa propre conformation, c'est-à-dire dans l'illumination de la vérité. "
Réponse : Comme on l'a déjà vu, l'objet joue un rôle différent dans l'action immanente et dans l'action transitive. Dans l'action transitive, l'objet ou la matière sur laquelle s'exerce l'action est séparé de l'agent : ce qui est chauffé est distinct de ce qui chauffe, et ce qui est construit de celui qui construit. Mais dans l'action immanente, pour que l'action se produise, il faut que l'objet soit uni à l'agent : le sensible doit être uni au sens pour qu'il y ait sensation en acte ; l'objet joue alors, quand il est uni à la puissance, le rôle de la forme qui, dans les autres agents, est principe de l'action : car de même que la chaleur est, dans le feu, principe formel de l'échauffement, l'espèce de la chose vue est, dans l'oeil, principe formel de la vision.
Mais cette espèce de l'objet peut n'être qu'en puissance dans la faculté de connaissance ; alors elle n'est qu'en puissance de connaître, et pour qu'elle connaisse en acte, il faut qu'elle soit actualisée en sa conformité avec cette espèce. Tandis que, si celle-ci est toujours actuelle en elle, rien n'empêche qu'elle connaisse par son moyen, sans aucun changement ou réception antécédente. Etre mû par l'objet n'est donc pas de la nature du connaissant comme tel, et n'est requis que si le connaissant est en puissance. Or, qu'elle soit inhérente ou subsistante, la forme est toujours principe d'action de la même manière ; la chaleur ne chaufferait pas moins, si elle était subsistante, qu'elle ne chauffe étant inhérente. Si donc il est, dans l'ordre des intelligibles, un être qui soit forme intelligible subsistante, il se connaîtra lui-même. Or l'ange étant immatériel est une forme subsistante et, partant, intelligible en acte. Il se connaît donc lui-même par sa forme qui est sa substance.
Solutions : 1. Le texte de Denys, tel qu'il a été cité, est tiré d'une ancienne traduction ; elle est corrigée sur ce point par la nouvelle, qui traduit : " et en outre les anges ont connu leurs propres facultés ". Au lieu de cela on lisait dans l'ancienne : " en outre les anges ignorent leurs propres facultés ". On pourrait d'ailleurs justifier l'ancienne traduction et dire que les anges ne connaissent jamais parfaitement leur faculté, si l'on considère cette faculté comme procédant de l'ordre de la Providence divine, incompréhensible aux anges.
2. Si notre intelligence ne connaît pas les singuliers qui sont dans les choses corporelles, ce n'est pas à cause de leur singularité, mais à cause de la matière qui est en eux principe d'individuation. Donc, s'il existe des singuliers qui existent sans matière, comme les anges, rien ne les empêche d'être intelligibles en actes.
3. Etre mû et pâtir conviennent à l'intellect pour autant qu'il est en puissance, il ne peut donc en être question pour l'intelligence angélique, surtout quand il s'agit de se connaître elle-même. De plus, l'action de l'intelligence n'est pas de même nature que l'action qui se rencontre dans le monde des corps, celle-ci s'exerçant sur une matière extérieure.


ARTICLE 2 : Un ange en connaît-il un autre ?
Objections : 1. Il semble que non, car Aristote dit que si l'intellect humain avait en lui une nature comptant parmi les natures des choses sensibles, cette nature qui se trouverait au-dedans de lui empêcherait les choses extérieures d'apparaître ; de même que, si la pupille était colorée d'une couleur, elle ne pourrait pas voir les autres couleurs. Or, l'intelligence angélique se comporte vis-à-vis de la connaissance des êtres immatériels de la même manière que l'intelligence humaine vis-à-vis de la connaissance des choses corporelles. L'intelligence angélique ne peut donc




Questions (SUITE)