LE CHATEAU INTERIEUR OU LES DEMEURES par Sainte Thérèse d'Avila
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SIXIEMES DEMEURES
CHAPITRE V SUITE
Suite du même sujet. Comment Dieu élève l'âme, par un rapt de l'esprit différent de ce qui a été décrit. Pourquoi le courage est nécessaire. De cette savoureuse faveur qu'accorde le Seigneur. Enseignement fort profitable.
1 Il est une autre
sorte de ravissement, ou vol de l'esprit dis-Je à ma façon ; car
bien qu'en substance ce soit la même chose, le sentiment intérieur
est fort différent. Parfois, on sent soudain un mouvement de l'âme
si accéléré que l'esprit semble emporté à
une vélocité qui fait grand peur, particulièrement dans
les débuts ; c'est pourquoi je vous disais que ceux à qui Dieu
accorde ces grâces doivent avoir beaucoup de courage, de la foi, de la
confiance, et être pleinement résignés à laisser
Notre-Seigneur faire de l'âme ce que bon lui semble. Croyez-vous que la
personne, qui en pleine possession de ses sens, sent son âme emportée
soudain, puisse n'être qu'à peine troublée ? Nous avons
même lu que le corps suit parfois, sans savoir où il va, qui l'emporte,
ni comment ; car au début de ce mouvement momentané, on n'est
pas tellement certain qu'il vienne de Dieu.
2 N'y a-t-il aucun moyen d'y résister ? Aucun ; ce serait même
pire. Certaine personne m'a dit que Dieu semble vouloir faire comprendre à
l'âme qui s'est remise en ses mains et s'est donnée à Lui
si souvent et si sincèrement tout entière avec une volonté
totale, qu'elle ne s'appartient plus, et il la ravit dans un élan encore
plus impétueux ; cette personne avait décidé d'être
comme la paille que l'ambre soulève, comme vous l'aurez remarqué,
et de s'abandonner dans les mains de Celui qui, dans sa toute-puissance, sait
que la plus grande sagesse est de faire de nécessite vertu. Et parce
que j'ai parlé de la paille, la vérité est qu'avec la même
facilité qu'un géant peut ravir une paille, notre grand et puissant
géant ravit l'esprit.
3 Cela évoque ce bassin dont nous avons parlé, dans la quatrième
Demeure, ce me semble (Quatrième Demeures, chap. 2 et 3), qui avec une
telle douceur sans aucun frémissement, s'emplissait ; mais ici, ce grand
Dieu qui retient les sources des eaux et qui ne permet pas à la mer de
sortir de ses limites, déchaîne les sources qui alimentent ce bassin
; dans un élan impétueux, une vague se soulève, si puissante
qu'elle élève sur les hauteurs cette nacelle qu'est notre âme.
Et de même qu'une nacelle ne peut lutter, que le pilote et tous ceux qui
la gouvernent sont impuissants à la maintenir où ils le veulent
au milieu des vagues en furie, l'âme peut encore moins arrêter où
elle le veut son mouvement intérieur, ni obtenir que ses sens et ses
puissances fassent autre chose que ce qui leur est commandé. Quant à
l'extérieur, on n'en fait ici aucun cas.
4 Vraiment, mes soeurs, rien que d'écrire cela, je m'émerveille
de voir se montrer la grande puissance de ce grand Roi et Empereur : que sera-ce
de ceux qui le vivent ! M'est avis que si Sa Majesté se découvrait
à ceux qui errent en ce monde et s'y perdent comme elle se découvre
à ces âmes, par crainte, à défaut d'amour, elles
n'oseraient plus l'offenser. Mais, oh ! que celles qui ont été
instruites sur de si hauts chemins ont donc le devoir de chercher de toutes
leurs forces à ne pas fâcher ce Seigneur ! Pour l'amour de Lui,
je vous supplie, mes soeurs, vous, à qui Sa Majesté aurait accordé
cette faveur ou des grâces semblables de veiller à ne pas vous
contenter de recevoir. Considérez que quiconque doit beaucoup devra beaucoup
payer.
5 Ici encore il faut un grand courage, car cela effraie vivement. L'âme
à qui Notre-Seigneur n'en donnerait point vivrait dans une grande affliction
; la vue de ce que Sa Majesté fait d'elle, suivie d'un retour sur elle-même,
lui prouverait qu'elle n'est guère capable de faire ce qu'elle doit,
le peu qu'elle fait lui paraîtrait plein de fautes, de failles, de faiblesses
; pour ne pas penser aux imperfections de son oeuvre, si tant est qu'elle en
fasse, elle préfère tâcher d'oublier, : et se cacher dans
la miséricorde de Dieu ; puisqu'elle n'a pas de quoi payer, que Sa pitié
et Sa miséricorde à l'égard des pécheurs y suppléent.
6 Peut-être lui répondra-t-il comme à une personne qui se
tenait devant un crucifix, fort affliger, considérant qu'elle n'avait
jamais rien eu à donner à Dieu, ni quoi que ce soit à quitter
pour lui. Pour la consoler, le Crucifié lui-même lui dit qu'il
lui donnait toutes les douleurs et toutes les épreuves qu'il avait souffertes
dans sa passion ; elle pouvait se les approprier, pour les offrir à son
père. (Sainte Thérèse reçut cette faveur à
Séville en 1575 ou 76. Vois Faveur de Dieu.) Ce fut pour cette âme
un tel réconfort, elle se vit si riche, m'a-t-elle dit, qu'elle n'a jamais
pu l'oublier ; elle se le rappelle même chaque fois qu'elle voit sa misère,
et se retrouve fortifiée, consoler. Je pourrais évoquer certaines
choses comme celle-là, j'ai connu tant de personnes saintes et vouées
à l'oraison que j'en sais un grand nombre ; j'y résiste pour que
vous ne pensiez pas qu'il s'agit de moi. Ce que je viens de vous dire me semble
fort propre à vous faire comprendre combien la connaissance que nous
avons de nous-même est agréable à Notre Seigneur, ainsi
que l'effort de toujours considérer et reconsidérer notre pauvreté,
notre misère, certaines de ne rien posséder que nous n'ayons reçu.
Donc, mes soeurs, pour cela et beaucoup d'autres choses qui se présentent
à l'âme que le Seigneur a fait accéder à cet état,
il faut du courage ; et, ce me semble, plus encore pour la dernière de
ces faveurs que pour toutes les autres, si elle est humble. Plaise au Seigneur
de nous en donner, il en a le pouvoir.
7 Pour revenir à ce brusque rapt de l'esprit, il est tel que l'esprit
semble vraiment quitter le corps, et pourtant, c'est clair, cette personne n'est
pas morte ; mais pendant quelques instants, elle ne peut dire si son esprit
est dans son corps, oui ou non. Il lui semble avoir été tout entière
dans une autre région, bien différente de celle où nous
vivons ; là, on lui a montré une autre lumière, si différente
de celle d'ici-bas qu'elle aurait pu passer sa vie entière à la
fabriquer, ainsi que d'autres choses, sans y parvenir. Et en un instant, on
lui montre tant de choses à la fois que si son imagination et sa pensée
travaillaient des années à les agencer, elle n'y parviendrait
pas pour une sur mille. Ce n'est pas une vision intellectuelle, mais imaginaire,
on la voit des yeux de l'âme beaucoup mieux que nous ne voyons ici-bas
des yeux du corps, et, sans paroles, on lui fait comprendre certaines choses
; ainsi, si elle voit des saints, elle les reconnaît comme si elle les
avait beaucoup fréquentés.
8 D'autres fois, en même temps que les choses qu'elle voit des yeux de
l'âme, d'autres lui sont montrées par une vision intellectuelle,
en particulier une multitude d'anges, en compagnie de leur Seigneur ; et sans
rien voir des yeux du corps ni de l'âme, par une connaissance admirable
que je ne saurais expliquer, on lui présente ce que je dis, et beaucoup
d'autres choses indicibles. Quelqu'un de plus habile que moi qui en aurait l'expérience
pourrait peut-être le faire comprendre, mais cela me semble bien difficile.
Je ne saurais dire si l'âme est unie au corps lorsque cela se produit
; du moins je ne jurerais pas qu'elle soit dans le corps, ni que le corps soit
sans l'âme.
9 J'ai souvent pensé ceci : de même que le soleil immobile au ciel
a des rayons d'une telle puissance qu'ils nous parviennent en un instant sans
qu'il bouge de là-haut, l'âme et l'esprit ne font qu'un, comme
ne font qu'un le soleil et ses rayons ; et ainsi, tout en restant à sa
place, l'âme, par la puissance de la chaleur qui lui vient du vrai Soleil
de Justice, peut projeter au-dessus d'elle-même ce qu'il y a de supérieur
en elle. Enfin, je ne sais ce que je dis. Ce qui est vrai, c'est qu'à
la vitesse d'une balle sortie d'une arquebuse à laquelle on a mis feu,
il se produit intérieurement une envolée (je ne sais quel autre
nom lui donner), dont le mouvement est si clair, bien que sans bruit, qu'on
ne peut l'attribuer à l'imagination ; et voilà l'âme tout
hors d'elle-même autant qu'elle peut le comprendre, et de grandes choses
lui sont montrées ; quand elle revient à elle, elle a tant gagné,
les choses de la terre lui semblent si peu de chose comparées à
ce qu'elle a vu, qu'elle n'y voit qu'ordures ; dés lors elle vivra sur
terre à dures peines, rien de ce qui lui plaisait naguère n'a
pour elle le moindre intérêt. Le Seigneur semble avoir voulu lui
faire entrevoir le pays où elle ira un jour, comme les envoyés
du peuple d'Israël rapportèrent des signes de la Terre Promise,
pour l'aider à supporter les épreuves de cette route si pénible,
sachant où elle ira se reposer. Quelque chose qui passe si vite ne vous
semblera peut-être pas devoir être très profitable, mais
l'âme en tire de si grands bénéfices que nul ne saurait
les apprécier à leur valeur, sauf ceux qui en ont fait l'expérience.
10 On voit bien par là que ce n'est pas chose du démon ; l'imagination
n'y peut rien, et le démon serait impuissant à représenter
des choses si efficaces, qui laissent dans l'âme tant de paix, de calme,
et de bienfaits, trois, en particulier, à un très haut degré.
Le premier est la connaissance de la grandeur de Dieu, car plus elle se découvre
à nous, plus nous sommes admis à la comprendre. Le second : connaissance
de soi, humilité de voir comment chose si basse comparée au Créateur
de tant de grandeurs a osé l'offenser, et même le regarder. Le
troisième ne guère priser toutes les choses de la terre, si ce
n'est celles qui peuvent s'employer au service d'un si grand Dieu.
11 Tels sont les premiers joyaux que l'Époux donne ici à son épouse,
ils sont d'une telle valeur qu'elle ne s'exposera pas au risque de les perdre
; ce qu'elle a vu reste si gravé dans sa mémoire qu'il lui est
impossible, je crois, de l'oublier en attendant d'en jouir pour toujours, sous
peine de subir un immense dommage ; mais l'Époux qui lui fait ce don
a aussi le pouvoir de lui donner la grâce de ne pas le perdre.
12 Donc, pour en revenir au courage nécessaire, pensez-vous que ce soit
peu de chose ? Car l'âme semble vraiment se séparer du corps, elle
voit ses sens lui échapper et ne comprend pas pourquoi. Il faut que Celui
qui lui donne tout le reste lui donne aussi du courage. Vous direz qu'elle est
bien payée de ses craintes ; je suis du même avis. Loué
soit à jamais Celui qui peut tant donner. Plaise à Sa Majesté
de nous accorder de mériter de la servir. Amen.