LE CHATEAU INTERIEUR OU LES DEMEURES par Sainte Thérèse d'Avila
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TROISIEMES DEMEURES
CHAPITRE PREMIER SUITE
Comme quoi nous ne sommes guère en sécurité tant que nous vivons dans cet exil, même si nous y avons atteint un degré élevé, et qu'il sied d'avoir crainte.
1 " Bienheureux
l'homme qui craint le Seigneur (Ps 61,1) " : que dirons-nous d'autre à
ceux qui, par la miséricorde de Dieu, ont remporté la victoire
dans ces combats, et sont entrés, par leur persévérance
dans les Troisièmes Demeures ? Sa Majesté a beaucoup fait en m'aidant
à comprendre en castillan, le sens de ce verset, tant j'y suis inhabile.
Certes, nous avons raison d'appeler cet homme-là bienheureux, car s'il
ne retourne pas en arrière, à ce que nous comprenons, il est sur
le bon chemin du salut. Vous verrez ici, mes soeurs, combien il importe de remporter
la victoire dans les batailles précédentes ; car je tiens pour
certain que le Seigneur ne manque jamais de donner au vainqueur la sécurité
de conscience, ce qui n'est pas un mince avantage. J'ai dit : la sécurité,
et je me suis mal exprimée, car il n'en est pas en cette vie ; comprenons
donc toujours que je sous-entends : si l'âme ne s'écarte pas à
nouveau du chemin dans lequel elle s'est engagée. :
2 C'est une fort grande misère que cette vie où nous devons vivre
toujours comme ceux qui, l'ennemi aux portes, ne peuvent ni dormir ni manger
sans armes, toujours inquiets qu'ils n'ouvrent quelque brèche dans cette
forteresse. Ô mon Seigneur et mon Bien ! Comment voulez-vous que nous
désirions une vie si misérable alors qu'il nous est impossible
de ne pas vouloir et demander que vous nous en sortiez, sauf si nous avons l'espérance
de la donner pour Vous, de la dépenser vraiment à votre service,
et, surtout, de comprendre que telle est votre volonté ? Si vous le voulez,
mon Dieu, mourons avec Vous, comme l'a dit saint Thomas (Jn 11,16), car vivre
sans Vous, en redoutant de vous perdre à jamais, c'est mourir plusieurs
fois, et rien d'autre. C'est pourquoi je dis, mes filles, que la béatitude
que nous devons demander c'est d'être en sécurité dès
maintenant, avec les bienheureux, car au milieu de ces craintes, quelle satisfaction
peut trouver celui dont la seule satisfaction est de satisfaire Dieu ? Considérez
que certains saints qui avaient ce bonheur à un bien plus haut degré,
sont tombés gravement dans le péché ; et nous n'avons pas
l'assurance que Dieu nous tendra la main pour en sortirs (je parle du secours
personnel), et faire, comme eux, pénitence.
3 Vraiment, mes filles, j'écris ceci dans un tel état de crainte
que je ne sais comment je l'écris, ni comment je vis quand j'y songe,
et c'est bien souvent. Demandez, mes filles, que Sa Majesté vive toujours
en moi ; sinon, comment se sentir en sécurité dans une vie aussi
mal employée que la mienne ? Ne vous affligez pas d'entendre qu'il en
est ainsi, comme vous l'avez souvent fait lorsque je vous en ai parlé,
car vous me voudriez très sainte, et vous avez raison, je le voudrais
bien, moi aussi. Mais qu'y puis-je, puisque c'est uniquement par ma faute que
j'ai tant perdu ! Je ne me plaindrai point de Dieu, dont l'aide n'a pas suffi
pour que vos voeux s'accomplissent ; je ne puis parler ainsi sans larmes, et
je suis dans une grande confusion d'écrire quoi que ce soit pour vous
qui pourriez m'instruire, moi. Il me fut bien dur d'obéir ! Plaise au
Seigneur, puisque je le fais pour Lui, que cela vous serve à quelque
chose, et que vous lui demandiez de pardonner à cette misérable
effrontée. Mais Sa Majesté sait bien que je ne puis me flatter
que de sa miséricorde, et puisque je ne puis nier ce que j'ai été,
je n'ai d'autre remède que de m'en remettre à Elle, de me fier
aux mérites de son Fils et de la Vierge, sa mère, dont je porte
indignement l'habit que vous portez aussi. Louez-le, mes filles, d'être
vraiment les filles de cette mère ; vous n'avez donc pas sujet de rougir
de ma misère, puisque vous avez une si bonne mère. Imitez-la,
considérez quelle doit être la grandeur de cette Dame et le bonheur
de l'avoir pour patronne puisque mes péchés et le fait que je
sois celle que je suis n'ont nullement discrédité ce saint Ordre.
4 Mais Je vous avertis d'une chose : bien que filles d'une telle mère,
ne soyez pas sures de vous, car David était très saint, et vous
voyez ce que fut Salomon. Ne vous prévalez pas de la clôture et
de la pénitence où vous vivez ; Dieu est le seul sujet de vos
entretiens, vous vous exercez continuellement à l'oraison vous êtes
si éloignées des choses du monde que vous les avez, vous semble-t-il,
en abomination, tout cela est bon, mais ne suffit point, comme je l'ai dit,
à nous délivrer de toute crainte ; continuez donc ce verset, et
rappelez-le souvent à votre mémoire : BEATUS VIR, QUI TIMET DOMINUM
(Ps 61,1).
5 Je ne sais plus ce que je disais, je me suis beaucoup écartée
de mon sujet, dés que je pense à moi, mes ailes se brisent, je
ne puis rien dire de bon ; je coupe donc court pour l'instant, et je reviens
aux âmes qui sont entrées dans les Troisièmes Demeures :
la faveur que le Seigneur leur a faite de passer outre aux premières
difficultés n'est pas mince, mais très grande. Ces âmes,
de par la bonté de Dieu, sont, je le crois, nombreuses en ce monde :
vivement désireuses ne pas offenser Sa Majesté, elles se gardent
même des péchés véniels et sont amies de la pénitence,
elles réservent des heures au recueillement, emploient bien leur temps,
s'appliquent aux oeuvres de charité envers le prochain, un ordre harmonieux
règne dans leur langage, leurs vêtements, et dans le gouvernement
de leur maison, si elles en ont. C'est, certes, un état souhaitable,
il n'y a, semble-t-il, aucune raison de leur refuser l'entrée de la Dernière
Demeure, le Seigneur ne la leur refusera point, si elles le veulent ; c'est
une très belle disposition pour obtenir de lui toute grâce.
6 Ô Jésus ! Laquelle d'entre vous prétendrait ne pas vouloir
un si grand bien, surtout après être passée par ce qu'il
y a de plus ardu ? Non, personne. Nous disons toutes que nous le voulons ; mais
il faut bien davantage pour que le Seigneur possède l'âme tout
entière, il ne suffit pas de le dire, comme cela n'a pas suffi au jeune
homme à qui le Seigneur demanda s'il voulait être parfaits (Mt
19,16-22). J'y songe depuis que j'ai commence à parler de ces Demeures,
car nous sommes ainsi, à la lettre, et les grandes sécheresses
dans l'oraison viennent habituellement de là, bien qu'il y ait aussi
d'autres causes. Je ne dis rien des épreuves intérieures, et elles
sont intolérables, que bien des bonnes âmes subissent sans être
moindrement coupables et dont le Seigneur les délivre toujours avec de
grands bénéfices, ni de celles qui souffrent de mélancolie,
ou d'autres maladies. Enfin, en toutes choses, nous devons faire la part du
jugement de Dieu. Quant à moi, je crois que la cause la plus habituelle
de la sécheresse est celle que j'ai dite ; car ces âmes, qui voient
que pour rien au monde elles ne commettraient un péché mortel,
ni même souvent un véniel de propos délibéré
et qui emploient bien leur vie et leur fortune, s'impatientent pourtant de voir
se fermer devant elles la porte qui conduit à l'appartement de notre
Roi dont elles s'estiment les vassales, et elles le sont effectivement. Mais
bien que le Roi de la terre ait de nombreux vassaux en ce lieu, ils ne pénètrent
pas tous dans sa chambre. Entrez, entrez, mes filles, à l'intérieur
; dépassez vos oeuvres mesquines, car en tant que chrétiennes,
vous devez tout cela et beaucoup plus ; il vous suffit d'être les vassales
de Dieu : ne demandez pas trop, vous n'auriez plus rien. Regardez les saints
qui sont entrés dans la chambre de ce roi, vous verrez quelle différence
il y a entre eux et nous. Ne demandez pas ce que vous n'avez pas mérité
; nous avons beau Le servir, l'idée que nous, qui avons offensé
Dieu, puissions mériter ce qu'il accorde aux saints, ne devrait même
pas nous venir à la pensée.
7 Ô humilité, humilité ! Je ne sais pourquoi je suis tentée,
dans ce cas, de ne pas me résoudre à croire que celles qui font
un tel cas de ces sécheresses ne manquent pas un peu d'humilité.
Je répète qu'il ne s'agit pas des grandes épreuves intérieures
dont j'ai parlé, elles sont beaucoup plus pénibles qu'un manque
de ferveur. Mettons-nous à l'épreuve nous-mêmes, mes soeurs,
ou que le Seigneur nous éprouve, il s'en acquitte très bien, quoique
souvent nous ne voulions pas le comprendre, et revenons à ces âmes
si bien disposées ; voyons ce qu'elles font pour Dieu, et nous verrons
aussitôt que nous n'avons nulle raison de nous plaindre de Sa Majesté.
Si lui tournant le dos, nous nous en allons tristement, comme le jeune homme
de l'Évangile, quand Elle nous dit ce que nous devons faire pour être
parfaits, que voulez-vous que fasse Sa Majesté, qui doit mesurer sa récompense
à l'amour que nous lui portons ? Et cet amour, mes filles, ne doit pas
être fabriqué par notre imagination, mais prouvé par des
oeuvres ; et ne croyez pas que le Seigneur ait besoin de nos oeuvres, mais de
la décision de notre volonté.
8 Nous qui portons l'habit d'un Ordre religieux, qui l'avons pris volontairement,
et avons quitté toutes les choses du monde et ce que nous possédions
pour Lui (n'aurions-nous quitté que les filets de saint Pierre, cela
semble beaucoup à qui donne tout ce qu'il a), nous croyons avoir déjà
tout accompli. C'est une fort bonne disposition si nous persévérons
et si nous ne retournons pas nous fourrer à nouveau au milieu de la vermine
des premières pièces, n'en aurions-nous que le désir, il
n'y a pas de doute, si nous persévérons dans ce dénuement
et cet abandon de tout, nous atteindrons notre but. Mais ce sera à une
condition, que je vous demande de bien considérer : regardez-vous comme
des serviteurs inutiles, selon l'expression de saint Paul ou du Christ (Lc 17,10),
et croyez que rien n'oblige Notre-Seigneur à vous faire de telles faveurs
; votre dette est même d'autant plus forte que vous avez plus reçu.
Que pouvons-nous faire pour un Dieu si généreux, qui est mort
pour nous, qui nous a créés et nous donne l'être ? Ne pouvons-nous
nous estimer très heureuses quand il se dédommage un peu de ce
que nous lui devons pour tous les services qu'il nous a rendus, sans lui demander
de nouvelles faveurs et de nouveaux régals ? (J'ai employé à
contre coeur ce mot de service, mais c'est ainsi, il n'a fait que nous servir
tout le temps qu'il a vécu sur la terre.)
9 Considérez bien, mes filles, certaines des choses qui sont marquées
ici, quoique confusément, car je ne sais m'expliquer mieux. Le Seigneur
vous aidera à les comprendre pour que dans les sécheresses vous
puisiez de l'humilité, et non de l'inquiétude, comme le voudrait
le démon ; croyez qu'à celles qui sont vraiment humbles, même
s'il ne leur accorde point ses délices, Dieu donnera une paix et une
acceptation qui les rendront plus heureuses que certains de ceux qu'Il régale.
Car souvent, comme vous l'avez lu, Sa Divine Majesté réserve ces
douceurs aux plus faibles ; je crois toutefois qu'ils ne les échangeraient
pas pour la force de ceux qui vivent dans la sécheresse. Nous sommes
enclins à préférer les joies à la croix. Éprouve-nous,
Seigneur, Toi qui sais la vérité, afin que nous nous connaissions.