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Somme Théologique. Ia Pars (pages 151à 200)

Questions 31 à 43


4. Dans la trinité divine, il y a à considérer un nombre et les personnes dénombrées. Donc, quand on dit " la trinité dans l'unité ", on n'introduit pas le nombre dans l'unité de l'essence, comme si elle était trois fois une ; on pose simplement les trois personnes dans l'unique nature, comme on dit des suppôts d'une nature qu'ils subsistent en cette nature-là. Inversement, on dit "l'unité dans la trinité ", comme on dit qu'une nature existe en ses suppôts.
5. Dans trinitas est trina, le prédicat signifie la multiplication de trois par lui-même ; car trina pose une tridistinction dans le sujet auquel on l'attribue. On ne peut donc pas dire : trinitas est trina : il s'ensuivrait qu'il y a trois suppôts de la trinité, de même que, si je dis " Dieu est trine ", il s'ensuit qu'il y a trois suppôts de la déité.

ARTICLE 2 : Peut-on dire que le Fils est autre que le Père ?
Objections : 1. " Autre " est un terme relatif qui évoque une diversité de substance. Donc, si le Fils est un autre que le Père, ils seront divers. Or, selon S. Augustin, en disant " trois personnes ", on n'entend évoquer aucune diversité.
2. Les sujets qui sont autres entre eux, diffèrent en quelque façon les uns des autres. Dès lors, si le Fils est un autre que le Père, il en est aussi " différent ". Mais S. Ambroise s'y oppose : " Le Père et le Fils ne font qu'un par leur divinité ; il n'y a là ni différence de substance, ni la moindre diversité. "
3. Alienum, c'est-à-dire étranger, dérive de alius, c'est-à-dire autre. Mais le Fils n'est pas "étranger" au Père, car, dit S. Hilaire, "entre Personnes divines il n'y a rien de divers, rien d'étranger, rien de séparable. " Donc le Fils n'est pas non plus un autre que le Père.
4. Alius, c'est-à-dire un autre, et aliud, c'est-à-dire autre chose, ont même signification sauf le genre connoté, ici neutre, là masculin. Si donc le Fils est alius, c'est-à-dire autre que le Père, il s'ensuit qu'il est aussi aliud, c'est-à-dire " autre chose " que le Père.
En sens contraire, on lit dans le De fide ad Petrum : " Unique est l'essence du Père et du Fils et du Saint-Esprit ; en cette essence, le Père n'est pas une chose, le Fils une autre, le Saint-Esprit une autre, bien que personnellement le Père soit un autre que le Fils, etc. "
Réponse : Des formules inconsidérées font encourir le reproche d'hérésie, dit S. Jérôme. Donc, quand on parle de la Trinité, il faut procéder avec précaution et modestie : " Nulle part, dit S. Augustin, l'erreur n'est plus dangereuse, la recherche plus laborieuse, la découverte plus fructueuse. " Or, dans nos énoncés touchant la Trinité, nous avons à nous garder de deux erreurs opposées entre lesquelles il faut nous frayer une voie sûre : l'erreur d'Arius qui enseigne, avec la trinité des Personnes, une trinité de substances ; et celle de Sabellius, qui enseigne, avec l'unité d'essence, l'unité de personne.
Pour écarter l'erreur d'Arius, on évitera de parler de " diversité " ou de " différence " en Dieu ; ce serait ruiner l'unité d'essence. Mais nous pouvons faire appel au terme de " distinction ", en raison de l'opposition relative ; c'est en ce dernier sens qu'on entendra les expressions de " diversité " ou " différence ", des personnes, si on les rencontre dans un texte faisant autorité. En outre, pour sauver la simplicité de l'essence divine, il faut éviter les termes de " séparation " et " division " il s'agit de la division du tout en ses parties ; pour sauver l'égalité, on évitera le terme de " disparité " ; pour sauver la similitude, on évitera ceux d'" étranger " et " divergent ". " Chez le Père et le Fils, dit S. Ambroise, la déité est une et sans divergence. " Et d'après S. Hilaire, il n'y a rien de séparable en Dieu.
Pour écarter d'autre part l'erreur de Sabellius, nous éviterons singularitas (solitude), qui nierait la communicabilité de l'essence divine : d'après S. Hilaire, en effet, c'est un sacrilège d'appeler le Père et le Fils "un Dieu solitaire ". Nous éviterons aussi le terme " unique ", qui nierait la pluralité des Personnes ; S. Hilaire dit ainsi que " solitaire ", "unique " sont exclus de Dieu. Si nous disons " le Fils unique ", c'est qu'il n'y a pas plusieurs Fils en Dieu ; mais nous ne disons pas que Dieu est " unique ", parce que la déité est commune à plusieurs suppôts.Nous évitons encore le terme de " confus ", pour respecter l'ordre de nature entre les Personnes. S. Ambroise dit ainsi : " Ce qui est un, n'est pas confus ; ce qui n'est pas différencié, ne peut pas être multiple. " On évitera aussi le mot " solitaire ", pour respecter la société des Personnes : " Ni solitaire, ni divers : voilà comment nous devons confesser Dieu", dit S. Hilaire.
Or, le masculin alius, c'est-à-dire un autre, évoque une pure distinction de suppôts ; on peut donc sans inconvénient dire que le Fils est alius a Patre, autre que le Père, car il est bien un autre suppôt de la nature divine, et pareillement une autre personne, une autre hypostase.
Solutions : 1. " Un autre " alius est assimilable aux termes qui désignent l'individu : il vaut pour le suppôt (non pour l'essence). Pour en vérifier l'attribution, il suffit donc qu'il y ait distinction d'hypostase ou de personne. Au contraire, pour qu'il y ait " diversité ", il faut une distinction de substance seconde, c'est-à-dire d'essence. C'est pourquoi le Fils est un autre que le Père, sans qu'ils soient divers.
2. " Différence " implique distinction de forme. Or, il n'y a qu'une forme en Dieu : " Lui qui existait en la forme de Dieu... ", dit S. Paul. Le terme " différent " ne convient donc pas proprement en Dieu, comme l'enseigne l'autorité alléguée. Damascène, il est vrai, use de ce terme à propos de Dieu, parce que la propriété relative s'exprime à la manière d'une forme ; il dit en effet que les hypostases ne diffèrent pas entre elles par leur substance, mais par leurs propriétés déterminées. Au fond, comme on l'a dit dans la réponse, " différence " vient là pour " distinction ".
3. Alienum veut dire : étranger et dissemblable ; mais alius n'évoque rien de tel. C'est pourquoi l'on dit que le Fils est alius, c'est-à-dire un autre que le Père, mais non pas alienus, c'est-à-dire étranger au Père.
4. Le neutre est un genre indéterminé, le masculin est un genre déterminé et distinct, ainsi que le féminin. Le neutre convient donc pour signifier l'essence commune ; le masculin et le féminin, pour signifier un suppôt déterminé dans la nature commune. Ainsi, quand il s'agit des hommes, si l'on demande : Qui est-ce ? ou Quis (au masculin), on répond par un nom de personne : C'est Socrate. Mais si l'on demande : Qu'est-ce ? ou Quid (au neutre), on répond : C'est un animal raisonnable et mortel. Voilà pourquoi, puisqu'en Dieu il y a distinction de personnes sans distinction d'essence, on dit que le Père est alius (au masculin), c'est-à-dire un autre que le Fils, et non aliud (au neutre), c'est-à-dire autre chose. Inversement, on dit qu'ils sont unum (au neutre), c'est-à-dire une seule chose ; et non pas unus (au masculin), c'est-à-dire un seul sujet.


ARTICLE 3 : Le terme exclusif " seul " peut-il s'adjoindre à un terme essentiel ?
Objections : 1. Au dire du Philosophe, celui-là est seul, qui n'est pas avec un autre. Mais Dieu est avec les anges et les âmes des saints. On ne peut donc pas dire que Dieu soit seul.
2. Ce qu'on peut adjoindre à un nom essentiel, en Dieu, peut s'attribuer à chaque personne ou à toutes ensemble. Ainsi l'on peut dire que le Père est Dieu sage, que la Trinité est Dieu sage, puisque Dieu peut être qualifié de sage. Or S. Augustin s'arrête à cette thèse, que le Père n'est pas le seul vrai Dieu. C'est donc qu'on ne peut pas dire " Dieu seul ".
3. Si le mot " seul " se trouve adjoint à un terme essentiel, l'exclusion vise ou bien un prédicat personnel ou bien un prédicat essentiel. Elle ne vise pas un prédicat personnel, car il est faux de dire : " Dieu seul est Père ", puisque l'homme l'est aussi. Elle ne vise pas non plus un prédicat essentiel : en effet, si la proposition " Dieu seul crée " était vraie, celle-ci le serait aussi, à ce qu'il semble : " le Père seul crée " ; car ce qui est vrai de Dieu, l'est aussi du Père. Or la dernière proposition est fausse, puisque le Fils aussi est créateur. C'est donc que le mot " seul " ne peut s'adjoindre à un terme essentiel, en Dieu.
En sens contraire : On lit dans la 1° épître à Timothée (1,17) : " Au roi immortel des siècles, invisible, seul Dieu... "
Réponse : Le mot " seul " peut s'employer de deux façons : " catégorématique " ou " syncatégorématique". On appelle " catégorématique " le terme qui pose purement et simplement dans le sujet la chose qu'il signifie ; c'est le cas de " blanc " dans l'expression : " l'homme blanc ". Pris ainsi, le mot " seul " ne peut absolument pas être apposé à un terme quelconque en Dieu ; il y poserait une solitude, d'où il suivrait que Dieu est solitaire : et cela vient d'être exclu.
On appelle " syncatégorématique " le terme qui dit un rapport entre prédicat et sujet, comme " tout ", " nul ", etc. ; c'est aussi le cas du mot " seul ", qui exclut tout autre sujet de la participation au prédicat. Par exemple, quand on dit : " Socrate seul écrit ", on ne veut pas dire que Socrate soit solitaire ; on veut dire que personne n'écrit avec lui, même si beaucoup sont là avec lui. Si l'on prend ainsi le mot " seul ", rien n'empêche de l'adjoindre à un terme essentiel en Dieu, pour signifier que tous les autres êtres sont exclus de la participation au prédicat. On peut dire par exemple : " Dieu seul est éternel ", car rien en dehors de Dieu n'est éternel.
Solutions : 1. Certes, les anges et les âmes des saints sont toujours avec Dieu ; et pourtant, s'il n'y avait pas plusieurs personnes en Dieu, nécessairement Dieu serait seul ou solitaire. Car la nature d'un être qui est de nature étrangère à la nôtre, n'empêche pas notre solitude ; on dit bien de quelqu'un qu'il est seul au jardin, malgré toutes les plantes et les bêtes qui s'y trouvent. De même on dirait que Dieu est seul ou solitaire, malgré les anges et les hommes qui sont avec lui, s'il n'y avait pas plusieurs personnes en Dieu. Ce n'est donc pas la société des anges et des âmes qui tire Dieu de sa solitude absolue, encore moins de sa solitude relative, c'est-à-dire de celle qui se vérifie pour tel attribut particulier.
2. Si l'on veut parler proprement, on n'emploie pas " seul " pour modifier le prédicat : celui-ci est toujours pris formellement. Le mot " seul " intéresse le sujet, car il exclut tout autre sujet que celui qu'il accompagne. Tandis que l'adverbe " seulement ", exclusif lui aussi, s'emploie et pour le sujet et pour le prédicat. On peut dire en effet : " Socrate seulement court " ; autrement dit, aucun autre ne court. Et on dit aussi : " Socrate court seulement " ; autrement dit, il ne fait rien d'autre. Par conséquent, des expressions comme celles-ci : " le Père est le seul Dieu ", ou " la Trinité est le seul Dieu ", sont impropres, à moins d'introduire quelque sous-entendu du côté du prédicat ; par exemple, on veut dire : " la Trinité est celui qui seul est Dieu ". S. Augustin qu'on allègue n'établit pas une thèse ; il propose l'explication d'un texte difficile, il veut dire que l'invocation " à l'invisible et seul Dieu " doit s'entendre de la Trinité seule, et non de la personne du Père.
3. Quel que soit le prédicat, essentiel ou personnel, " seul " peut s'adjoindre à un terme essentiel posé en sujet. En effet, la proposition " Dieu seul est Père " a deux significations : " Père " peut attribuer au sujet la personne du Père ; alors la proposition est vraie, puisqu'aucun homme n'est cette Personne. " Père " peut aussi n'attribuer que la relation de paternité : alors la proposition est fausse, puisque pareille relation se vérifie en d'autres (de manière non univoque, cela s'entend). De même, il est bien vrai que " seul Dieu crée ". Si l'on n'en peut déduire : " donc seul le Père crée ", c'est que, disent les logiciens, le terme exclusif " immobilise " le terme qu'il accompagne ; autrement dit, l'on ne peut pas étendre la proposition aux suppôts particuliers par retour du général au particulier. De cette proposition, par exemple : " Seul l'homme est un animal capable de rire ", il ne suit pas que " seul Socrate est un animal, etc. ".


ARTICLE 4 : Un terme exclusif peut-il s'adjoindre à un nom personnel ?
Objections : 1. Le Seigneur dit à son Père (Jn 17, 3) : " Qu'ils te connaissent, toi, seul vrai Dieu. " C'est donc que " le Père seul est vrai Dieu ".
2. On lit en S. Mathieu (11, 27) : " Personne ne connaît le Fils si ce n'est le Père. " Autrement dit : seul le Père connaît le Fils. Et connaître le Fils est bien commun aux Trois. Ainsi, même conclusion que ci-dessus.
3. Le terme exclusif n'exclut pas ce qui est impliqué dans la notion même du terme auquel on l'adjoint. Il n'exclut, par exemple ni la partie, ni l'universel : de " Socrate seul est blanc ", on ne peut pas conclure : " Donc sa main n'est pas blanche ", ni non plus : " Donc l'homme n'est pas blanc. " Or une Personne est impliquée dans la notion de l'autre : le Père est impliqué dans la notion du Fils, et réciproquement. Donc en disant : " Le Père seul est Dieu ", on n'exclut ni le Fils, ni le Saint-Esprit : cette expression paraît donc vraie.
4. D'ailleurs l'Église chante : " Toi, le seul Très-Haut, Jésus Christ. "
En sens contraire, la proposition " le Père seul est Dieu " se résout en deux autres qui l'expliquent : " Le Père est Dieu " et " Nul autre que le Père n'est Dieu. " Mais cette dernière est fausse, car le Fils, qui est Dieu, est un autre que le Père. Donc la proposition " le Père seul est Dieu " est fausse, ainsi que toute autre de ce genre.
Réponse : La proposition " le Père seul est Dieu " peut avoir plusieurs sens. " Seul " peut qualifier le Père ; et pris de façon catégorématique, il fait du Père un solitaire ; alors la proposition est fausse. Pris de façon syncatégorématique, il donne encore lieu à plusieurs sens : si " seul " exclut les autres de la forme du sujet " Père ", la proposition est vraie, car elle signifie alors : " Celui qui est seul à être le Père, est Dieu. " C'est l'explication qu'en donne S. Augustin, quand il écrit : " Nous disons "le Père seul", non qu'il soit séparé du Fils ou du Saint-Esprit, mais nous signifions par là qu'ils ne sont point Père avec lui. " Cependant, ce sens-là n'est pas celui qui ressort du langage habituel à moins d'y sousentendre par exemple : " Celui qui seul se nomme le Père est Dieu. "
Dans son sens propre, " seul " exclut de la participation du prédicat ; et cette fois, la proposition est fausse, si l'on veut dire : à l'exclusion d'" un autre " (alius) ; elle est vraie, si l'on veut seulement dire : à l'exclusion d'" autre chose " (aliud). En effet, le Fils est un autre que le Père, mais non pas autre chose ; pareillement le Saint-Esprit. Mais le mot " seul " concerne proprement le sujet, avons-nous dit : il veut donc plutôt exclure " un autre ", qu'" autre chose ". Par conséquent, il ne faut pas généraliser pareille expression ; quand on en rencontrera dans un texte faisant autorité, on aura soin de l'expliquer.
Solutions : 1. L'expression " Toi, le seul vrai Dieu " s'entend non pas de la personne du Père, mais de toute la Trinité, selon S. Augustin. Si d'ailleurs on l'entend de la personne du Père, on n'exclut pas les autres Personnes, à cause de l'unité d'essence ; c'est-à-dire qu'alors " seul " exclut seulement " autre chose ".
2. Même Réponse à la seconde difficulté : quand on attribue au Père une perfection essentielle, on n'exclut ni le Fils ni le Saint-Esprit, en raison de l'unité d'essence. Notons par ailleurs qu'il ne suffit pas de répondre que le vocable latin nemo équivaut à nullus homo, donc que l'exclusion ne vise que les hommes ; ce n'est pas le cas, dans le texte allégué, car on n'aurait pas à y faire exception du Père. Nemo (personne) est pris là au sens usuel, c'est-à-dire qu'il exclut universellement n'importe quelle nature rationnelle.
3. Le terme exclusif n'exclut pas ce qui est compris dans la notion même du terme auquel il est joint et ne fait qu'un sujet avec lui : ce qui est le cas de la partie et de l'universel. Mais le Père et le Fils sont deux suppôts distincts : le cas n'est donc pas le même.
4. Nous ne disons pas, sans plus, que " seul le Fils est le Très-Haut " ; nous disons que seul il est " le TrèsHaut avec le Saint-Esprit dans la gloire de Dieu le Père ".


QUESTION 32 : LA CONNAISSANCE DES PERSONNES DIVINES
La question qui se pose ici est celle de notre connaissance des Personnes divines.
Sur ce point nous verrons : 1. Si les Personnes divines peuvent être connues par la raison naturelle. 2. S'il faut attribuer des " notions " aux Personnes divines. 3. Le nombre de ces notions. 4. Sur les notions, les opinions sont-elles libres ?


ARTICLE 1 : La Trinité des Personnes divines peut-elle être connue par la raison naturelle ?
Objections : 1. Les philosophes n'ont pu arriver à la connaissance de Dieu que par la raison naturelle. Or on trouve chez les philosophes maint passage qui parle de la Trinité des Personnes.
Aristote a dit : " Nous nous sommes appliqué à glorifier par ce nombre trois le Dieu unique, qui surpasse toutes les propriétés des choses créées. " S. Augustin écrit même, à propos des ouvrages des platoniciens : " J'y ai lu en d'autres termes, il est vrai, mais c'est bien cela qu'on y établissait par toutes sortes d'arguments, j'y ai lu qu'au commencement était le Verbe, que le Verbe était en Dieu et que le Verbe était Dieu ", et le reste de ce texte, qui expose la distinction des personnes divines. On dit encore, dans la Glose, que les mages de Pharaon échouèrent " au troisième signe ", c'est-à-dire dans la connaissance de la troisième personne, le Saint-Esprit : ils en ont donc connu au moins deux. Enfin Trismégiste écrit : " Un a engendré l'Un, et il a réfléchi sur soi sa flamme. " Voilà bien qui semble enseigner la génération du Fils et la procession du Saint-Esprit. La raison naturelle peut donc atteindre à la connaissance des Personnes divines.
2. Richard de Saint-Victor écrit : " Je tiens sans le moindre doute qu'il ne manque pas d'arguments, non seulement probables, mais encore nécessaires, pour rendre raison de n'importe quelle vérité. " On a en effet avancé maints arguments pour prouver même la Trinité des Personnes. Certains invoquent l'infinie bonté divine, qui se communique infiniment dans la procession des Personnes divines. D'autres font appel à ce principe, qu'il n'y a pas d'heureuse possession d'aucun bien sans société. S. Augustin, lui, cherche à manifester la Trinité des Personnes à partir de la procession du verbe et de l'amour en notre esprit ; c'est la voie même que nous avons suivie ci-dessus. La Trinité des Personnes peut donc être connue par raison naturelle.
3. Révéler à l'homme ce que la raison humaine est incapable de connaître, voilà une démarche vaine. Or, on ne va pas dire que la révélation divine du mystère de la Trinité est une démarche vaine. C'est donc que la raison humaine peut connaître la Trinité des Personnes.
En sens contraire, S. Hilaire écrit : "Que l'homme se garde bien de penser que son intelligence puisse atteindre le mystère de la génération divine ! " Et S. Ambroise : " Impossible de savoir le secret de cette génération. La pensée y défaille, la voix se tait. " Or c'est par l'origine précisément génération et procession qu'on distingue une trinité en Dieu, comme on l'a vu plus haut ; et puisque l'homme peut " savoir et atteindre intellectuellement " ce dont on peut donner une raison nécessaire, il s'ensuit que la Trinité des Personnes n'est pas connaissable par la raison.
Réponse : Il est impossible de parvenir à la connaissance de la Trinité des Personnes divines par la raison naturelle. En effet, on a vu plus haut que, par sa raison naturelle, l'homme ne peut arriver à connaître Dieu qu'a partir des créatures. Or les créatures conduisent à la connaissance de Dieu, comme les effets à leur cause. On ne pourra donc connaître de Dieu, par la raison naturelle, que ce qui lui appartient nécessairement à titre de principe de tous les êtres ; c'est sur ce fondement que nous avons construit notre traité de Dieu. Mais la vertu créatrice de Dieu est commune à toute la Trinité ; autrement dit, elle ressortit à l'unité d'essence, non à la distinction des Personnes. La raison naturelle pourra donc connaître de Dieu ce qui a trait à l'unité d'essence, et non ce qui a trait à la distinction des Personnes.
Et celui qui prétend prouver la Trinité des Personnes par la raison naturelle, fait doublement tort à la foi. D'abord, il méconnaît la dignité de la foi elle-même, dignité qui consiste à avoir pour objet les choses invisibles, c'est-à-dire qui dépassent la raison humaine : " La foi, dit l'Apôtre (He 11, 1) porte sur ce qu'on ne voit pas. " Ensuite, il compromet les moyens d'amener certains hommes à la foi. En effet, apporter en preuve de la foi des raisons qui ne sont pas nécessaires, c'est exposer cette foi au mépris des infidèles ; car ils pensent que c'est sur ces raisons-là que nous nous appuyons, et à cause d'elles que nous croyons. N'essayons donc pas de prouver les vérités de la foi autrement que par des arguments d'autorité, pour ceux qui les acceptent. Pour les autres, il suffit de défendre la non-impossibilité des mystères annoncés par la foi. Ainsi Denys écrit : " Celui qui reste absolument sourd aux oracles, sera inaccessible à notre philosophie. Mais s'il prend en considération la vérité des oracles divins, bien entendu, nous aurons alors nous aussi recours à cette règle. "
Solutions : 1. Les philosophes n'ont pas connu le mystère de la Trinité des Personnes divines, du moins par ses notions propres : génération, filiation et procession. C'est ce que dit l'Apôtre (1 Co 2, 6) : " Nous prêchons une sagesse de Dieu que personne n'a connue parmi les princes de ce siècle ", c'est-à-dire les philosophes, d'après la Glose. Ils ont pourtant connu certains attributs essentiels qu'on approprie aux Personnes : la puissance, appropriée au Père ; la sagesse appropriée au Fils ; la bonté appropriée au Saint-Esprit, comme on le verra plus loin. Donc, quand Aristote écrit : " Par ce nombre trois, etc. ", n'allons pas croire qu'il ait posé le nombre trois en Dieu ; il veut dire que les anciens observaient le nombre trois dans les sacrifices et les prières, parce que ce nombre possède une sorte de perfection.
De même, on lit bien dans les livres des platoniciens : " Au commencement était le verbe... " Mais " verbe " n'y signifie pas une personne engendrée en Dieu : il évoque le type idéal selon lequel Dieu a tout créé, et qu'on approprie au Fils. Et, bien qu'ils aient connu des perfections appropriées aux trois Personnes, on dit qu'ils ont échoué " au troisième signe ", c'est-à-dire dans la connaissance de la troisième Personne, parce qu'ils ont dévié de la bonté appropriée au Saint-Esprit, du fait que " connaissant Dieu, ils ne l'ont pas glorifié comme Dieu ", dit S. Paul (Rm 1, 21). Il y a une autre explication : les platoniciens posaient un premier Etre, qu'ils appelaient le Père de tout l'univers ; ensuite ils posaient au-dessous de lui une autre substance, qu'ils appelaient la Pensée ou l'Intellect du Père : en lui se trouvaient les idées de toutes choses, comme le rapporte Macrobe dans son Commentaire du Songe de Scipion. On ne voit d'ailleurs pas qu'ils aient posé une troisième substance, qui paraisse correspondre au Saint-Esprit. Mais nous, ce n'est pas un Père et un Fils de cette sorte, substantiellement différents, que nous posons : ce fut l'erreur d'Origène et d'Arius, disciples sur ce point des platoniciens.
Quant à cet aphorisme de Trismégiste : " l'Un a engendré l'Un, et il a réfléchi sur soi sa flamme ", il ne concerne pas la génération du Fils, ni la procession du Saint-Esprit, mais bien la production du monde : le Dieu unique a produit un monde par amour de soi.
2. La raison qu'on apporte pour expliquer une chose donnée peut jouer un double rôle. Il peut se faire qu'elle en établisse démonstrativement la cause cachée. ainsi en philosophie de la Nature on prouve efficacement pourquoi le mouvement a une vitesse uniforme. Mais il arrive aussi que la raison qu'on donne ne prouve pas efficacement que telle est la cause cachée que l'on cherche, mais, une cause étant supposée, elle montre que les effets qui, par hypothèse, en découlent s'accordent bien avec elle. Ainsi en astronomie on donne comme raison (des phénomènes observés) la théorie des excentriques et des épicycles, étant donné que ce qui apparaît aux sens des mouvements des astres est respecté par cette hypothèse ; ce n'est pourtant pas une preuve décisive (que telle est la vraie cause de ces phénomènes), car il n'est pas dit qu'une autre hypothèse ne les respecterait pas aussi. On peut donc donner une explication du premier type pour prouver que Dieu est un, etc. Mais la raison que l'on apporte pour manifester la Trinité est du second type : c'est-à-dire que, la Trinité étant admise, les explications qu'on en donne s'accordent avec cette présupposition, mais aucune d'elle ne suffit à prouver que Dieu est Trinité.
C'est clair quand on en vient au détail. La bonté infinie de Dieu se manifeste aussi dans la production des créatures, car produire de rien requiert une vertu infinie. Certes, Dieu se communique en raison de sa bonté infinie. Il ne s'ensuit pas qu'il en procède quelque chose d'infini, mais quelque chose qui reçoit à sa mesure communication de l'infinie bonté. De même pour ce principe que, sans société, il n'y a possession heureuse d'aucun bien. Cela vaut pour une personne qui n'a pas en elle-même la bonté parfaite ; alors elle a besoin, pour atteindre à cette plénitude de bien qui fait le bonheur, du bien d'un autre uni à elle. Quant à l'analogie de notre intellect, elle n'est pas une preuve décisive en ce qui concerne Dieu, pour cette raison que l'intelligence ne se réalise pas de manière univoque en Dieu et en nous. S. Augustin a donc bien dit que c'est par le moyen de la foi qu'on parvient à la connaissance, et non inversement.
3. La connaissance des Personnes divines était nécessaire pour nous à un double titre. Le premier était de nous faire penser juste au sujet de la création des choses. En effet, affirmer que Dieu a tout fait par son Verbe, c'est rejeter l'erreur selon laquelle Dieu a produit les choses par nécessité de nature ; et poser en lui la procession de l'Amour, c'est montrer que si Dieu a produit des
créatures, ce n'est pas qu'il en eût besoin, ni pour une autre cause extérieure à lui : c'est par amour de sa bonté. Aussi Moïse, après avoir écrit : " Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre ", ajoute ceci : " Dieu dit : que la lumière soit ", afin de faire paraître le Verbe de Dieu ; après quoi il écrit : " Dieu vit que la lumière était bonne ", pour montrer l'approbation du divin Amour. Et il décrit de même la production des autres oeuvres. Le second motif, et le principal, était de nous donner une vraie notion du salut du genre humain, salut qui s'accomplit par l'incarnation du Fils et par le don du Saint-Esprit.


ARTICLE 2 : Faut-il attribuer des " notions " aux Personnes divines ?
Objections : 1. Denys dit qu'on ne doit pas être assez téméraire pour rien dire de Dieu qui n'ait été expressément formulé pour nous par l'Écriture sainte. Or l'Écriture sainte ne fait pas mention des " notions ". Il ne faut donc pas en poser en Dieu.
2. Ce qu'on affirme de Dieu a trait ou bien à l'unité d'essence, ou bien à la trinité des Personnes. Or les notions n'appartiennent ni à l'unité d'essence, ni à la trinité des Personnes. En effet, on ne peut pas attribuer à ces notions ce qui appartient à l'essence : on ne dit pas " la paternité est sage ", ni " elle crée ". On ne peut pas non plus leur attribuer ce qui appartient aux Personnes : on ne dit pas " la paternité engendre ", ni " la filiation est engendrée ". C'est donc qu'il ne faut pas poser ces notions en Dieu.
3. Ce qui est simple est connaissable par soi ; inutile d'y poser des formes abstraites, principes formels de connaissance. Or les Personnes divines sont souverainement simples. Il n'y a donc pas à poser des " notions" dans les Personnes divines.
En sens contraire, S. Jean Damascène dit que " nous saisissons la distinction des hypostases, c'est-à-dire des personnes, dans leurs trois propriétés : la paternité, la filiation, la procession ". Il faut donc bien poser les propriétés et notions en Dieu.
Réponse : Prévostin, considérant la simplicité des personnes, a dit qu'il ne fallait pas mettre de propriétés ou notions en Dieu ; et si parfois il en rencontre dans les textes qui font autorité, il traduit l'abstrait par le concret : de même que l'usage nous fait dire " Je supplie votre bonté ", c'est-à-dire " vous, qui êtes bon ", ainsi quand on parle de "la paternité " en Dieu, on veut dire " Dieu le Père ".
Mais, on l'a déjà vu, nous ne dérogeons pas à la simplicité divine en usant de noms abstraits et concrets à propos de Dieu ; car nous nommons selon que nous connaissons. Or notre intelligence ne peut pas atteindre jusqu'à la simplicité divine, considérée telle qu'elle est en soi ; elle saisit et exprime les réalités divines selon son mode à elle, qui est le mode des choses sensibles d'où elle tire sa connaissance. Et dans ce domaine, nous usons de noms abstraits pour signifier les formes pures, et de noms concrets pour signifier les choses subsistantes. Par suite, nous signifions aussi les réalités divines au moyen de noms abstraits pour évoquer leur simplicité, et au moyen de noms concrets pour évoquer leur caractère subsistant et parfait, nous l'avons dit. Mais ce ne sont pas seulement les attributs essentiels qu'il nous faut ainsi exprimer sous ces deux modes, abstrait et concret, disant par exemple : " la déité " et " Dieu ", " la Sagesse " et " le Sage " ; ce sont aussi les attributs personnels : il nous faut dire " la paternité " et " le Père ". Deux raisons nous y obligent principalement.
Et d'abord, les instances des hérétiques. Quand nous confessons que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont un seul Dieu, ils nous demandent : en raison de quoi sont-ils un seul Dieu, et en raison de quoi sont-ils trois ? Et de même qu'à la première question nous répondons : ils sont un par leur essence, par la déité, ainsi il a bien fallu recourir à des noms abstraits pour dire par quoi se distinguent les personnes : ce sont les " propriétés " ou " notions ", c'est-à-dire des termes abstraits tels que " paternité " et " filiation ". De sorte que, en Dieu, nous signifions l'essence comme un " quoi ", la personne comme un " qui " et la propriété comme un " par quoi ".
Seconde raison : il y a en Dieu une personne qui se rapporte à deux autres : la personne du Père qui se rapporte à la personne du Fils et à la personne du Saint-Esprit. Or ce n'est pas par une relation unique ; car il s'ensuivrait que le Fils et le Saint-Esprit se rapporteraient aussi au Père par une seule et même relation ; et comme, en Dieu, il n'y a que la relation pour " multiplier la Trinité ", le Fils et le Saint-Esprit ne seraient pas deux personnes. Et l'on ne peut pas se contenter de répondre avec Prévostin : De même que Dieu n'a qu'une relation aux créatures, qui pourtant se rapportent à lui par des relations variées, de même aussi le Père se rapporte au Fils et au Saint-Esprit par une relation unique, tandis que ceux-ci se rapportent à lui par deux relations. Cette réponse ne tient pas ; en effet, la raison formelle et spécifique du relatif consiste à se rapporter à l'autre : par conséquent, deux relations auxquelles ne correspond qu'une seule relation opposée, ne sont pas spécifiquement différentes. Si les relations de " seigneur " et de " père " doivent être spécifiquement distinctes, c'est que celle de " service " et de filiation sont diverses. Or, toutes les choses créées se rapportent à Dieu sous un type unique de relation, celui de " créature " de Dieu ; tandis que le Fils et le Saint-Esprit ne se rapportent pas au Père par une relation identique.
De plus, rien ne nous oblige à poser en Dieu une relation réelle à la créature, nous l'avons dit, mais les relations de raison peuvent sans inconvénient être multipliées en Dieu. C'est au contraire une relation réelle qu'il faut poser dans le Père pour le référer au Fils, et au Saint-Esprit ; les deux relations du Fils au Père, et du Saint-Esprit au Père nous obligent donc à poser dans le Père deux relations, le rapportant l'une au Fils et l'autre au Saint-Esprit. Aussi, puisque le Père est une seule et même Personne, il a bien fallu exprimer séparément ces relations sous forme abstraite ; et c'est là précisément ce qu'on appelle des propriétés ou notions.
Solutions : 1. La Sainte Écriture ne fait pas mention des notions ; mais elle fait mention des Personnes, en qui les notions sont comprises comme l'abstrait dans le concret.
2. Les relations mêmes ou notions existent réellement en Dieu, on l'a dit plus haut ; cependant nous les signifions en Dieu non pas comme des choses, mais comme des raisons formelles par quoi nous prenons connaissance des Personnes. De là vient qu'on ne peut pas attribuer aux notions ce qui a trait à un acte essentiel ou personnel : cela jurerait avec leur mode de signification. Nous ne pouvons donc pas dire que " la paternité engendre ou crée ", ni qu'" elle est sage ou intelligente ". Quant aux prédicats essentiels qui n'ont pas trait à un acte, mais qui écartent de Dieu les conditions créées, on peut les attribuer aux notions : on dira, par exemple, que "la paternité est éternelle, immense, etc. ". De même, en raison de l'identité réelle, on peut attribuer aux notions les prédicats substantiels personnels et essentiels : on peut dire ainsi que " la paternité est Dieu, qu'elle est le Père ".
3. Les personnes sont simples, sans doute. Mais on peut, sans préjudice de cette simplicité, signifier sous forme abstraite les raisons formelles propres des personnes, on vient de le dire.


ARTICLE 3 : Le nombre des notions
Objections : 1. Les notions des personnes sont proprement les relations qui les distinguent. Or il n'y a en Dieu que quatre relations, nous l'avons dit. Il n'y a donc aussi que quatre notions.
2. Parce qu'en Dieu il n'y a qu'une essence, on dit que Dieu est un ; parce qu'en lui il y a trois personnes, on dit que Dieu est trine. Si donc en Dieu il y a cinq notions, on devrait dire que Dieu est " quine " : or cela ne peut se dire.
3. Admettons qu'il y ait en Dieu trois personnes et cinq notions. Il faut alors qu'une personne possède plusieurs notions : deux ou davantage. C'est ainsi que l'on en pose trois dans la personne du Père : l'innascibilité, la paternité et la commune spiration. Or, ou bien ces trois notions sont réellement distinctes ; ou bien elles n'ont entre elles qu'une distinction de raison. Si c'est une distinction réelle, voilà la personne du Père composée de plusieurs choses. Si c'est une simple distinction logique, une notion doit pouvoir s'attribuer à l'autre : autrement dit, de même que " la bonté de Dieu est sa sagesse " en raison de leur identité dans la réalité divine, de même aussi " la commune spiration est la paternité ". Mais personne n'admet cette dernière proposition. Il n'y a donc pas cinq notions.
En sens contraire, 4. Il semble qu'il y en a plus de cinq. De même que le Père ne procède d'aucun autre d'où la notion d'" innascibilité ", de même, du Saint-Esprit il ne procède aucune autre personne ; et ceci va nous faire poser une sixième notion.
5. Il est commun au Père et au Fils d'être principe du Saint-Esprit ; pareillement il est commun au Fils et au Saint-Esprit de procéder du Père. Or, on pose une notion commune au Père et au Fils : la spiration ; il faut donc aussi poser une notion commune au Fils et au Saint-Esprit.
Réponse : On appelle " notion " une raison formelle notifiant en propre une personne divine. Or c'est l'origine qui multiplie les personnes divines ; et une origine comporte un principe et un terme ; ce qui donne deux modes de notifier une personne. La personne du Père ne peut pas être notifiée sous l'aspect de terme procédant d'un autre ; mais elle peut l'être comme ne procédant d'aucun autre : sous ce point de vue, elle a pour notion l'" innascibilité ". Sous l'aspect de principe d'un autre, elle est notifiable doublement : comme principe du Fils, elle se notifie par la notion de " paternité " ; comme principe du Saint-Esprit, elle se notifie par la notion de " spiration commune ". Le Fils, lui, peut être notifié sous l'aspect de terme procédant d'un autre par naissance ; il est notifié ainsi par sa " filiation ". Il peut l'être aussi sous l'aspect de principe de qui procède un autre, à savoir le Saint-Esprit ; il se notifie ainsi de la même manière que le Père, par la notion de " spiration commune ". Quant au Saint-Esprit, il peut être notifié comme terme procédant d'un autre, par sa " procession " ; mais il ne peut pas l'être comme principe d'un autre, puisqu'aucune Personne n'en procède.
Il y a donc cinq notions en Dieu : l'innascibilité, la paternité, la filiation, la spiration commune et la procession. Quatre seulement d'entre elles sont des " relations " ; car l'innascibilité n'est pas une relation, sinon par réduction, ainsi qu'on le verra v. Quatre seulement aussi sont des " propriétés " car la spiration commune, qui convient à deux Personnes, n'est pas une propriété. Enfin, il y en a trois qui sont des " notions personnelles ", c'est-à-dire qui constituent les personnes, c'est-à-dire la paternité, la filiation et la procession. La spiration commune et l'innascibilité sont bien des notions des personnes, mais non pas des notions personnelles ; on le verra mieux dans la suite.
Solutions : 1. On vient de voir qu'en outre des quatre relations, il y a lieu de poser une cinquième notion : l'innascibilité.
2. On signifie l'essence, en Dieu, comme une réalité ; il en est de même des personnes ; mais on signifie les notions comme des raisons formelles notifiant les personnes. De là vient la différence des expressions ; on dit bien que Dieu est un, à raison de l'unité d'essence ; qu'il est trine, à raison de la trinité des Personnes ; mais qu'il y ait cinq notions n'autorise pas à dire que Dieu est " quine ".
3. Seule l'opposition relative met en Dieu une pluralité réelle. Plusieurs propriétés d'une même personne ne se distinguent donc pas réellement, faute d'opposition relative entre elles. On ne les attribue pourtant pas l'une à l'autre, parce qu'on les signifie par mode de raisons formelles différentes. Pareillement, bien qu'on dise qu'en Dieu " la science est la puissance ", on ne dit pas que " l'attribut de puissance est l'attribut de science ".
4. Nous l'avons dit : La personne comporte une dignité. Dès lors, on ne peut pas former une " notion " du Saint-Esprit avec cela seul qu'aucune personne n'en procède : en effet, cela ne concerne pas sa dignité, alors que " n'avoir pas de principe " se rapporte à la dignité du Père, qui est d'être premier principe.
5. Il n'y a pas un mode unique et typique de procéder du Père, qui serait commun au Fils et au Saint-Esprit ; alors qu'il y a un mode unique et typique de produire le Saint-Esprit, qui est commun au Père et au Fils. Or ce qui fait reconnaître une personne est nécessairement quelque chose de typique. Les deux cas sont donc différents, et l'argument ne vaut pas.


ARTICLE 4 : Sur les notions, les opinions sont-elles libres ?
Objections : 1. S. Augustin dit que nulle part l'erreur n'est plus dangereuse qu'en matière trinitaire ; et il est bien certain que les notions s'y rattachent. Mais les opinions contraires sur ce point ne peuvent pas être exemptes d'erreur. Il n'est donc pas permis d'avoir une opinion contraire au sujet des notions.
2. c'est par les notions qu'on connaît les personnes, nous l'avons dit. Or il n'est pas permis d'avoir une opinion contraire à la doctrine reçue touchant les personnes. Donc, pas davantage touchant les notions.
En sens contraire, il n'y a pas d'article de foi qui traite des notions ; des opinions divergentes sont donc ici permises.
Réponse : Il y a deux façons, pour une vérité, d'appartenir à la foi. D'abord directement : c'est le cas de ce que Dieu nous a révélé à titre principal : par exemple, que Dieu est trine et un, que le Fils de Dieu s'est incarné, etc. Tenir une opinion fausse en ces matières, c'est par là même encourir l'hérésie, surtout si l'on y met de l'opiniâtreté. Appartiennent indirectement à la foi les propositions dont la négation entraîne une conséquence contraire à la foi : si l'on dit, par exemple, que Samuel n'était pas fils d'Helcana, il s'ensuit que la Sainte Écriture dit faux. En ces matières, quelqu'un peut avoir une opinion fausse sans risque d'hérésie, avant de se rendre compte ou avant qu'il soit défini que pareille position entraîne une conséquence contraire à la foi, surtout s'il n'y met pas d'opiniâtreté. Mais une fois qu'il est devenu manifeste, et surtout une fois que l'Église a défini que cette position entraîne une conséquence contraire à la foi, l'erreur en cette matière n'est plus exempte d'hérésie. De là vient que beaucoup d'opinions sont maintenant tenues pour hérétiques, qui ne l'étaient pas précédemment.
Disons donc que, au sujet des notions, quelques théologiens ont émis des opinions contraires à la doctrine commune, et cela sans risque d'hérésie, car ils n'entendaient ainsi rien soutenir de contraire à la foi. Mais celui qui, en cette matière, soutiendrait une opinion fausse en se rendant compte qu'elle entraîne une conséquence contraire à la foi, tomberait dans le péché d'hérésie.
Ainsi est-il répondu clairement aux objections.

QUESTION 33 : LA PERSONNE DU PÈRE
Il faut, logiquement, traiter des Personnes en particulier. Et tout d'abord de la personne du Père : 1. Convient-il au Père d'être qualifié de " Principe " ? 2. Le nom de " Père " est-il le nom propre de cette Personne ? 3. Est-ce, en Dieu, un nom de personne avant d'être un attribut de l'essence ? 4. Est-il propre au Père d'être inengendré ?


ARTICLE 1 : Convient-il au Père d'être qualifié de " Principe " ?
Objections : 1. On ne peut pas dire que le Père est " principe " du Fils ou du Saint-Esprit. Car principe et cause, c'est tout un, au dire du Philosophe. Or, on ne dit pas que le Père est la cause du Fils. Donc on ne doit pas dire non plus qu'il en est le principe.
2. A tout principe répond un terme qui en dépend. Donc, si le Père est principe du Fils, il s'ensuit que le Fils dépend du Père, par conséquent qu'il est créé. Erreur manifeste.
3. L'appellation de " principe " se fonde sur une propriété. Or, selon S. Athanase, il n'y a en Dieu ni avant ni après. I1 ne faut donc pas user de ce terme de " principe" à propos des personnes divines.
En sens contraire, S. Augustin dit que " le Père est le principe de toute la déité ".
Réponse : Le mot " principe " signifie simplement : ce dont procède quelque chose. Toute chose, en effet, dont une autre procède de quelque manière que ce soit, prend le nom de principe, et réciproquement. Et puisque le Père est quelqu'un de qui procède un autre, il s'ensuit qu'il est Principe.
Solutions : 1. Les Grecs emploient indifféremment les termes de " cause " et de " principe ", quand il s'agit de Dieu ; mais les Docteurs latins évitent le terme de " cause " et n'emploient que celui de " principe ". Voici pourquoi. " Principe " est plus général que " cause", ce mot étant lui-même plus général qu'" élément " : on dit bien, en effet, que le premier terme ou même la première partie d'une chose en sont le principe, mais non pas la cause. Or, plus un nom est général, plus il convient pour être transposé en Dieu, nous l'avons dit ; car plus les noms se spécialisent, plus ils déterminent le mode propre à la créature. De fait, le nom de " cause " évoque une diversité de substance et une dépendance de l'effet vis-à-vis de la cause, que n'évoque pas le nom de " principe " : quel que soit le genre de causalité, il y a toujours, entre la cause et son effet, une sorte de distance en perfection ou en vertu. Mais, le terme de " principe " s'emploie même quand il n'y a aucune différence de ce genre ; il suffit qu'on discerne un ordre. On dit que le point est le principe de la ligne, ou encore que la première partie de la ligne en est le principe.
2. Chez les auteurs grecs, on trouve des passages où il est dit que le Fils ou le Saint-Esprit " dépendent de leur principe " ; mais cette expression n'est pas reçue chez nos docteurs. Si, en donnant au Père le nom de Principe, nous lui reconnaissons une sorte d'" autorité ", du moins nous avons soin de ne donner au Fils ou au Saint-Esprit aucune qualification qui évoque tant soit peu sujétion ou infériorité : cela, pour éviter toute occasion d'erreur. Le même souci inspirait S. Hilaire, quand il disait : " Par son autorité de Donateur, le Père est plus grand ; mais le Fils n'est pas moins grand, lui qui reçoit en don l'être même du Père . "
3. Il est vrai que le mot " principe ", à considérer son étymologie, paraît venir d'une priorité cependant il ne signifie pas priorité mais origine. Ne confondons pas la signification d'un mot avec son étymologie, comme on l'a dit plus haut.


ARTICLE 2 : Le nom de " Père " est-il le nom propre de cette Personne ?
Objections : 1. Le nom de " père " signifie une relation, alors que la personne est une substance individuelle : " Père " n'est donc pas un nom propre de personne.
2. Par ailleurs, " celui qui engendre " est une désignation plus générale que " père " ; car tout père engendre, mais la réciproque n'est pas vraie. Or, le nom plus général convient plus proprement pour nommer Dieu, on l'a vu. Donc " Celui qui engendre, le Géniteur " seraient des noms plus propres que " le Père " pour désigner une Personne divine.
3. Un nom figuré ne peut pas être le nom propre de quelqu'un. Or c'est par métaphore que nous qualifions notre verbe d'" engendré ", de " fruit " ; par métaphore aussi, par suite, que nous nommons " père " le principe du verbe. En Dieu, par conséquent, le Principe du Verbe ne peut pas s'appeler Père au sens propre.
4. Tout ce qui est dit de Dieu en propre se vérifie de lui en priorité, et de la créature secondairement. Or il semble au contraire que la notion de génération s'applique en priorité à la créature et non à Dieu : n'y a-t-il pas, en effet, plus véritablement génération quand le fruit se distingue de son principe non par simple relation, mais par son essence même ? Dès lors le nom de " père " qui se fonde sur la génération, ne convient pas en propre à une Personne divine.
En sens contraire, on lit dans le Psaume (89,27) : " Il m'invoquera : Tu es mon Père."
Réponse : Le nom propre d'une personne signifie ce qui la distingue de toute autre. En effet, de même que la définition de l'homme comprend une âme et un corps, ainsi, au dire d'Aristote, la définition de " tel homme " comprend telle âme et tel corps ; c'est-à-dire cela même qui distingue cet homme de tout autre. Or, ce qui distingue des autres la personne du Père, c'est la paternité. Le nom propre de cette Personne est donc bien celui de Père, qui signifie la paternité.
Solutions : 1. En nous, la relation n'est pas une personne subsistante ; aussi, quand il s'agit de nous, le nom de " père " ne signifie pas la personne, mais une relation de la personne. En Dieu, il en est autrement, quoi qu'en aient pensé certains théologiens, qui ont erré sur ce point : la relation signifiée par le nom de " Père " est une personne subsistante. En effet, nous avons dit qu'en Dieu le mot " personne " signifie la relation en tant que subsistant dans la nature divine.
2. Au dire du Philosophe, on doit de préférence nommer la réalité d'après ce qui fait sa perfection et son achèvement. Or " génération " signifie le processus dans son devenir même, tandis que " paternité " signifie l'achèvement parfait de la génération. Voilà pourquoi le nom de " Père " est préférable à ceux de " Géniteur " ou d'" Engendrant ", comme nom de personne divine.
3. Notre verbe n'est pas quelque chose de subsistant dans la nature humaine ; on ne peut donc pas le qualifier proprement d'engendré, ni de fils. Par contre, le Verbe divin est une réalité subsistant dans la nature divine ; aussi est-ce proprement et non par figure, qu'on lui donne le nom de "Fils ", et à son Principe le nom de " Père ".
4. Les termes de " génération " et de " paternité " comme les autres noms qui s'attribuent à Dieu au sens propre, conviennent plus véritablement à Dieu qu'aux créatures, du moins à considérer la réalité signifiée, et non le mode de signification. Aussi l'Apôtre dit-il (Ep 3, 14. 15) : "Je fléchis les genoux devant le Père de mon Seigneur Jésus-Christ, de qui toute paternité au ciel et sur la terre tire son nom. " Voici pourquoi : il est clair que la génération est spécifiée par son terme, qui est la forme de l'engendré ; et plus cette forme se rapprochera de l'engendrant, plus aussi il y aura génération véritable et parfaite ; ainsi la génération univoque est plus parfaite que la génération équivoque. C'est que, par définition, l'engendrant engendre un être qui lui est semblable selon la forme. Dès lors, le fait même que, dans la génération divine, il y a identité numérique de forme entre engendrant et engendré, alors que dans les créatures il n'y a qu'identité spécifique sans identité numérique, cela même montre que la génération et la paternité se vérifient en Dieu plus parfaitement que dans les créatures. Et si, en Dieu, il n'y a qu'une distinction relative entre l'engendrant et l'engendré, cela fait ressortir la vérité de cette génération et de cette paternité.


ARTICLE 3 : Le nom de " Père ", dit de Dieu, signifie-t-il en première intention une propriété personnelle ?
Objections : 1. Logiquement, le terme commun est présupposé au terme propre. Or, le nom de " Père ", pris au sens personnel, est propre à la personne du Père ; pris comme attribut essentiel, il est commun à toute la Trinité : car c'est à la Trinité entière que nous disons : " Notre Père ". C'est donc comme attribut essentiel, et non au sens personnel, que ce nom de " Père " se vérifie à titre premier et principal.
2. Quand un nom garde la même définition dans ses diverses applications, il n'y a pas à distinguer d'ordre ni de degrés dans l'attribution. Or, qu'il s'agisse de la Personne divine Père du Fils ou qu'il s'agisse de toute la Trinité " Notre Père " ou " Père des créatures ", dans les deux cas on se réfère à une même notion de paternité ou de filiation ; car, selon S. Basile, recevoir l'être est une condition commune aux créatures et au Fils. Par conséquent, le nom de Père, en Dieu, ne s'attribue pas premièrement au sens personnel, et secondairement au sens essentiel.
3. Il n'est pas de comparaison possible entre des attributions qui, sous un même nom, ne répondent pas au même concept. Or, dans l'épître aux Colossiens (1,15), le Fils se trouve rapproché des créatures sous cet aspect de filiation ou de génération : " Lui, l'image du Dieu invisible, le Premier-né de toute créature. " Il s'agit donc d'un même concept dans les deux cas. Autrement dit, en Dieu, il n'y a pas priorité d'attribution de la paternité personnelle sur la paternité comme attribut de l'essence.
En sens contraire, l'éternel a priorité sur le temporel. Or, c'est de toute éternité que Dieu est Père de son Fils ; et seulement dans le temps qu'il est Père de la créature. Donc en Dieu la paternité se vérifie premièrement envers le Fils, et secondairement envers la créature.
Réponse : Un terme analogique convient premièrement au sujet où se réalise parfaitement toute la raison formelle signifiée par ce terme ; puis secondairement au sujet où elle se réalise partiellement ou sous un certain aspect ; à ce dernier sujet, on l'attribue par comparaison avec celui qui la réalise parfaitement, car l'imparfait dérive du parfait. Ainsi le nom de " lion " se dit au premier chef de l'animal, en qui se réalise toute l'essence du lion ; c'est lui qu'on nomme lion au sens propre ; ensuite, par dérivation, on donnera ce nom à l'homme en qui on retrouve quelque chose du lion, son audace ou sa force, par exemple ; on l'appelle un lion par métaphore
Or, il ressort clairement de ce qui précède que la raison formelle de paternité et de filiation se trouve parfaite en Dieu le Père et en Dieu le Fils, puisque le Pere et le Fils ont une seule et même nature et gloire. Mais, dans la créature, s'il y a filiation par rapport à Dieu, ce n'est plus au sens parfait, car le Créateur et la créature n'ont pas la même nature ; il n'y a ici de filiation qu'en raison d'une certaine similitude entre les natures. Et plus cette similitude sera parfaite, plus on approchera d'une véritable filiation. De fait, Dieu est appelé Père de certaines créatures, en raison d'une simple similitude de vestige : c'est le cas des créatures sans raison. Selon Job (38, 28) : " Qui est le Père de la pluie ? qui donc a engendré les gouttes de rosée ? " Il y en a d'autres dont Dieu est le Père, parce qu'elles portent son image : ce sont les créatures raisonnables. "Dieu n'est-il pas ton Père, dit le Deutéronome (32, 6), lui qui t'a possédé, qui t'a fait et qui t'a créé ? " Il y en a dont Dieu est le Père à raison de cette similitude qu'est la grâce : ceux-là prennent le nom de fils adoptifs, parce que le don de la grâce qu'ils ont reçu les habilite à l'héritage de la gloire éternelle. Selon S. Paul (Rm 8, 16. 17) : " L'Esprit lui-même rend témoignage à notre esprit que nous sommes fils de Dieu ; et si nous sommes fils, nous sommes aussi héritiers. " Il y en a enfin dont Dieu est le Père à raison de cette similitude qu'est la gloire, parce qu'ils possèdent déjà l'héritage de la gloire, dont S. Paul dit (Rm 5, 2) : " Nous nous glorifions dans l'espérance de la gloire des fils de Dieu. "
Il est donc clair que la paternité s'attribue à Dieu premièrement et principalement au sens où elle évoque la relation entre deux Personnes divines, et secondairement au sens où elle évoque une relation de Dieu à la créature.
Solutions : 1. Dans notre pensée, il y a priorité logique des attributs communs absolus sur les propriétés personnelles, car ces attributs sont impliqués dans la notion des propriétés, et sans réciprocité. Qui dit : le Père, dit du même coup : Dieu, sans pour autant que la réciproque soit vraie. Mais il y a priorité des attributs propres évoquant les relations personnelles, sur les attributs communs qui disent relation aux créatures, car la Personne procédant à l'intime de la divinité procède aussi comme principe de la production des créatures. En effet, le verbe conçu dans la pensée de l'artiste procède de celui-ci avant l'oeuvre priorité de nature, cela s'entend, puisque l'oeuvre reproduit la conception de l'esprit. De même, le Fils procède du Père avant la créature à laquelle n'est attribué le nom de " fils " que dans la mesure où elle reçoit par participation la ressemblance du Fils. C'est ce que dit S. Paul (Rm 8, 29) : " Ceux qu'il a connus d'avance, il les a aussi prédestinés à devenir conformes à l'image de son Fils. "
2. Quand on dit que " recevoir" est une condition commune à la créature et au Fils, il ne s'agit pas de communauté univoque, mais d'une similitude lointaine qui suffit à donner lieu au titre de " Premier-Né des créatures ". Ainsi le texte déjà cité, après avoir dit que certains deviendraient conformes à l'image du Fils de Dieu, ajoute : " afin que lui-même soit le premier-né d'un grand nombre de frères ". Mais celui qui est naturellement Fils de Dieu a sur tous les autres ce privilège de posséder par nature ce qu'il reçoit, au dire du même S. Basile. Et pour cette raison il s'appelle "le Fils unique ", comme on le voit en S. Jean 1,18 : " Le Fils Unique, qui est dans le sein du Père, lui-même nous l'a fait connaître. "
3. La troisième objection se trouve ainsi résolue.


ARTICLE 4 : Est-il propre au Père d'être inengendré ?
Objections : 1. Toute propriété est quelque chose de positif dans le sujet auquel elle appartient. Or la qualification d'" inengendré " ne pose rien dans le Père ; par là, on nie simplement qu'il soit engendré. Ce n'est donc pas une propriété du Père.
2. Le terme " inengendré " peut s'entendre soit comme une privation, soit comme une pure négation. Si c'est une négation, tout ce qui n'est pas engendré peut être qualifié d'inengendré. Or le Saint-Esprit n'est pas engendré, l'essence divine non plus : la qualité d'inengendré leur convient donc aussi. Et dès lors, ce n'est pas une propriété du Père. S'agit-il d'une privation ? Toute privation évoque une imperfection dans le sujet qu'elle affecte ; il s'ensuivrait que la personne du Père est imparfaite, ce qui est impossible.
3. En Dieu, " inengendré " ne signifie pas la relation, puisque ce n'est pas un prédicat relatif ; il signifie donc la substance. Par suite, " inengendré " et " engendré " évoquent une différence substantielle. Mais entre le Fils, c'est-à-dire l'Engendré, et le Père, il n'y a pas de différence substantielle. C'est donc que le Père ne peut pas être qualifié d'Inengendré.
4. Le propre ne convient qu'à un seul sujet. Mais puisqu'en Dieu il y a plusieurs personnes qui procèdent d'une autre, rien, semble-t-il, n'empêche qu'il y en ait également plusieurs ne procédant d'aucune autre. Alors il n'est pas propre au Père d'être inengendré.
5. Le Père n'est pas seulement principe de la personne " engendrée ", il l'est également de la Personne qui " procède ". Si donc, en raison de l'opposition entre le Père et la Personne engendrée, on fait de la condition d'inengendré une propriété du Père, il faudra en faire autant de la condition d'" improcessible ".
En sens contraire, S. Hilaire écrit : " L'Un procède de l'Un, c'est-à-dire que l'Engendré procède de l'Inengendré, chacun ayant en propre l'un l'innascibilité, l'autre l'origine. "
Réponse : De même que dans les créatures on distingue " premier principe " et " second principe ", ainsi dans les Personnes divines, où il n'y a ni avant ni après, on distingue un " Principe qui n'a pas de principe " : c'est le Père ; et un " Principe qui a un principe " : c'est le Fils. Or, dans les créatures, un principe premier se reconnaît à un double caractère ; l'un qui l'affecte en tant qu'il est principe, consiste en ce qu'il a une relation à ce qui procède de lui ; l'autre, qui lui appartient en tant qu'il est premier principe, consiste en ce que lui-même ne provient pas d'un principe antérieur. De même en Dieu : par rapport aux Personnes qui procèdent de lui, le Père se notifie à nous par la paternité et la spiration ; en tant que " Principe qui n'a pas de principe ", il se notifie par ceci qu'" il n'est pas d'un autre " ; et voilà précisément la propriété d'innascibilité, celle que signifie le nom d'" Inengendré ".
Solutions : 1. Au dire de certains l'innascibilité signifiée par " inengendré " (au sens où cet attribut est propre au Père) ne serait pas une simple négation. Ou bien elle inclurait les deux aspects que l'on vient de signaler : que le Père ne procède d'aucun autre, et qu'il est Principe des autres Personnes ; ou bien elle évoquerait l'universelle " autorité ", ou encore " la plénitude de Source ". Mais ces explications ne semblent pas exactes. L'innascibilité ainsi comprise ne serait pas une propriété distincte de la paternité et de la spiration ; elle les inclurait, comme le terme propre est inclus dans le terme commun. Car en Dieu, la qualité de Source ou d'Auteur ne signifie pas autre chose que : Principe d'origine. Disons donc, avec S. Augustin, qu'" inengendré " nie la condition d'engendré : " Le mot : "inengendré" ne veut pas dire autre chose que : "non-fils". Cela n'empêche pas d'y reconnaître une notion propre au Père ; c'est la condition de tout ce qui est premier et simple d'être connu négativement ; ainsi l'on définit le point : " Ce qui n'a pas de parties ".
2. " Inengendré " se prend parfois en pure négation : S. Jérôme dit ainsi que le Saint-Esprit est inengendré, c'est-à-dire non engendré. Il peut aussi s'employer en un sens privatif, sans pour autant impliquer d'imperfection. Car il y a plusieurs sortes de privation : d'abord quand le sujet n'a pas ce que d'autres possèdent naturellement, mais que sa nature à lui n'exige pas ; on dit ainsi que la pierre est une chose inanimée, simplement parce que la vie lui fait défaut, tandis que d'autres choses en sont douées naturellement. Une seconde sorte de privation est celle du sujet qui n'a pas ce que possèdent naturellement certains sujets de son propre genre ; on dit ainsi que la taupe est aveugle. La troisième sorte est celle du sujet qui n'a pas ce que, par nature, il devrait posséder ; et c'est cette privation qui implique imperfection. Or quand on qualifie le Père d'Inengendré, on lui attribue une privation du second type, et non pas du troisième. On veut dire en effet que certain suppôt de la nature divine n'est pas engendré, alors qu'un autre de ses suppôts est lui-même engendré. Mais cette explication nous autoriserait à qualifier aussi le Saint-Esprit d'inengendré. Pour que ce nom demeure propre au Père seul, il faut encore sous-entendre qu'il appartient à une personne qui est principe d'une autre ; autrement dit, il nie la condition d'engendré dans le genre " principe personnel en Dieu ". Ou bien encore, inengendré signifiera : qui ne procède absolument d'aucun autre, et pas seulement : qui ne procède point par voie de génération. Si l'on admet ce dernier sens, " inengendré " ne convient pas au Saint-Esprit qui " est d'un autre " par sa procession, et comme personne subsistante ; il ne convient pas non plus à l'Essence divine dont on peut dire que, dans le Fils ou dans le Saint-Esprit elle provient d'un autre, à savoir du Père.
3. Selon S. Damascène, " inengendré " peut d'abord signifier incréé ; c'est alors un prédicat substantiel, qui dénote la différence entre substance créée et incréée. Il peut aussi signifier non engendré ; c'est alors un prédicat relatif, du moins dans la mesure où la négation se ramène à une affirmation. " Non homme ", par exemple, est un prédicat qui se rattache au genre substance ; " non blanc " se rattache au genre qualité. Et puisqu'en Dieu " engendré " évoque la relation, " inengendré " est aussi de l'ordre de la relation. On ne peut donc pas conclure qu'entre le Père inengendré et le Fils engendré, il doit y avoir une diversité substantielle ; il y a seulement une distinction relative, du fait que la relation de Fils est niée du Père.
4. En tout genre il faut un premier, et un seul. Dans la nature divine, il faut donc aussi un principe qui n'ait pas de principe, autrement dit un inengendré, et un seul. Dès lors, admettre deux Innascibles, c'est admettre deux dieux, deux natures divines. S. Hilaire disait : " Puisqu'il n'y a qu'un Dieu, il ne peut y avoir deux Innascibles. " Et la raison majeure en est que, s'il y avait deux Innascibles, aucun d'eux ne procéderait de l'autre ; ne pouvant ainsi se distinguer par opposition relative, il faudrait que ce soit par diversité de nature.
5. Pour exprimer la propriété que possède le Père de ne provenir d'aucun autre, on lui dénie la nativité du Fils plutôt que la procession du Saint-Esprit. C'est que la procession du Saint-Esprit n'a pas de nom propre et spécifique, comme on l'a vu. Et c'est aussi qu'elle présuppose la génération du Fils, par ordre de nature. Le seul fait de nier du Père qu'il soit engendré, alors qu'il est lui-même principe engendrant, implique en conséquence qu'il ne procède pas à la manière du Saint-Esprit : car le Saint-Esprit, loin d'être principe de génération, procède de l'engendré.
Nous étudions maintenant la personne du Fils. Le Fils porte trois noms, ceux de " Fils, verbe et Image ". Mais la qualité de Fils, toute relative à celle du Père, se trouve élucidée par l'étude précédente ; il nous reste à considérer le Verbe (Q. 34) et l'Image (Q. 35).


QUESTION 34 : LE VERBE
Au sujet du Verbe, nous nous demanderons : 1. Ce mot est-il en Dieu un nom essentiel ou personnel ? 2. Est-ce un nom propre au Fils ? 3. Ce nom de Verbe implique-t-il rapport aux créatures ?


ARTICLE 1 : Le mot " Verbe ", est-il en Dieu un nom essentiel, ou personnel ?
Objections : 1. Les noms personnels s'attribuent à Dieu au sens propre, comme c'est le cas des noms de Père et de Fils. Au contraire, selon Origène, le nom de Verbe s'attribue à Dieu par métaphore. Ce n'est donc pas en Dieu un nom personnel.
2. " Le verbe est une connaissance imprégnée d'amour ", dit S. Augustin. Et, selon S. Anselme, " dire, pour l'Esprit suprême, c'est considérer en réfléchissant". Or, connaissance, réflexion et considération sont en Dieu des prédicats essentiels. Par conséquent, " Verbe " n'est pas en Dieu un prédicat personnel.
3. Par définition, le verbe est quelque chose qu'on dit. Or, d'après S. Anselme, de même que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont tous les trois connaissants, de même aussi chacun d'eux " dit " et " est dit ". Le nom de Verbe, en Dieu, est donc un prédicat essentiel et non personnel.
4. D'ailleurs aucune Personne divine n'est " faite ". Mais le Verbe de Dieu est quelque chose de " fait ", car il est écrit (Ps 148, 8) : " Feu, grêle, glaces, souffle des tempêtes qui font sa Parole ", c'est-à-dire qui l'accomplissent. C'est donc que Verbe n'est pas un nom de Personne divine.
En sens contraire, Augustin écrit : " De même que le Fils se rapporte au Père, ainsi le Verbe se rapporte à celui dont il est l'expression. " Or, " le Fils " est un nom personnel, précisément parce que c'est un terme relatif. Donc " le Verbe " l'est aussi.
Réponse : En Dieu, le nom de Verbe, pris au sens propre, est un nom personnel, et nullement un nom essentiel. Pour s'en rendre compte, il faut noter qu'en nous le mot " Verbe " pris au sens propre peut désigner trois choses, sans compter une quatrième signification, impropre ou figurée. Au sens le plus immédiat et commun, on appelle "Verbe " la parole proférée par la voix. Cette parole elle-même procède d 'un " verbe " intérieur. Et à double titre, selon les deux éléments qu'on peut trouver dans le " verbe " extérieur ou parole : l'émission vocale et sa signification. Car, d'une part, le terme vocal signifie un concept de l'esprit, au dire du Philosophe ; d'autre part, il procède d'une " imagination " toujours d'après Aristote. Quant au son vocal dépourvu de signification, il ne peut pas être nommé " verbe " : si la parole extérieure reçoit ce nom, c'est qu'elle signifie un concept intime de l'esprit. " Verbe " désigne donc a) premièrement et principalement le concept intérieur de l'esprit ; b) en second lieu, la parole qui exprime ce concept intérieur ; c) et en troisième lieu, l'image formatrice de cette parole. On trouve précisément ces trois modes du verbe signalés par le Damascène, qui écrit : " On appelle verbe (logos) cette opération naturelle de l'esprit par laquelle il se meut, connaît et raisonne ; c'est comme sa lumière et sa splendeur (voilà notre premier verbe). Il y a aussi un verbe qui ne se profère pas avec un mot, mais " qui se prononce dans le coeur " (voilà notre troisième verbe). Et il y a encore un verbe qui est " le messager de la pensée " (et c'est notre deuxième verbe). " Verbe " a même un quatrième sens, métaphorique cette fois : on désigne de ce nom la chose signifiée ou effectuée par un " verbe " proprement dit. On dira ainsi couramment : " Voilà bien ce (verbe) que je vous avais dit " ; ou encore : " ... ce (verbe) que le roi avait ordonné " ; et ce disant on désigne certain fait qui a été l'objet d'un " verbe ", c'est-à-dire dont on a parlé ou qu'on avait prescrit.
En Dieu, on parle de Verbe au sens propre, c'est-à-dire au sens de concept de l'esprit. Ainsi l'entend S. Augustin : "Celui qui peut saisir le verbe, non seulement avant qu'il résonne, mais avant même que les images de ses sons viennent habiller la pensée, celui-là peut alors contempler une certaine similitude du Verbe dont il est écrit : Au commencement était le Verbe. " Or, par définition, le concept intérieur procède d'un principe : la connaissance de l'esprit qui le conçoit. Aussi, appliqué à Dieu au sens propre, " le Verbe " signifie une réalité qui procède : et cela se rattache en Dieu, à la notion des noms de personne, puisque les Personnes divines se distinguent par l'origine, on l'a vu. La conclusion s'impose donc : le nom de Verbe appliqué à Dieu au sens propre, se prend comme nom personnel, et non pas comme nom essentiel.
Solutions : 1. Les ariens, dont Origène se trouve être la source, tenaient le Fils pour " autre " que le Père, au sens d'une diversité de substance. Ils s'efforcèrent donc d'établir que, si le Fils de Dieu porte le nom de Verbe, ce n'est pas au sens propre ; car ils craignaient, en acceptant l'analogie de la procession du verbe, d'être contraints de reconnaître que le Fils de Dieu est consubstantiel au Père. Le verbe intérieur procède en effet du sujet qui le " dit ", de telle sorte qu'il demeure en lui. D'ailleurs, dès qu'on admet un " verbe en Dieu " au sens figuré, on est bien obligé d'admettre aussi un Verbe de Dieu au sens propre. Une chose ne mérite la qualification métaphorique de " verbe " que si elle manifeste à la façon d'un verbe, ou si elle est elle-même manifestée par un verbe. Est-elle manifestée par un verbe ? Alors il faut reconnaître ce verbe qui la manifeste. Prend-elle au contraire le nom de " verbe " par ce qu'elle manifeste extérieurement ? Alors c'est qu'elle signifie un concept intérieur de l'esprit (car on manifeste aussi sa pensée par des signes extérieurs). Donc si l'on parle parfois d'une " parole de Dieu " au sens métaphorique, il faut pourtant reconnaître en Dieu un Verbe au sens propre, désignant une Personne.
2. De tous les vocables qui ont trait à la connaissance, " verbe " est le seul qui s'attribue à Dieu dans un sens personnel, parce qu'il est seul à signifier quelque chose qui procède d'un autre ; le verbe, en effet, est ce que l'intellect forme en concevant l'objet. Mais l'" intellect " supposé mis en acte par l'espèce intelligible, ne dit rien que d'absolu ; pareillement l'" intellection", qui est pour l'intellect en acte ce qu'est l'" exister " pour l'être en acte : connaître ne signifie pas une action qui sort du sujet, mais une action immanente. Donc, s'il arrive de dire que le verbe est une " pensée ", ne prenons pas ce dernier terme pour l'acte du sujet connaissant, ni pour quelqu'un de ses habitus ; entendons par là ce que l'intellect conçoit en connaissant. S. Augustin a dit aussi que le Verbe est la " Sagesse engendrée " : ce n'est pas autre chose que la conception du Sage ; on pourrait aussi bien l'appeler la " Pensée engendrée ". De cette manière, on peut également expliquer le mot de S. Anselme que, pour Dieu, " dire la vérité " consiste à " regarder en pensant " : en effet le Verbe est conçu par le regard de la Pensée divine. Cependant le latin cogitatio ne convient pas proprement au Verbe de Dieu ; c'est l'avis de S. Augustin : " On le nomme Verbum Dei (Parole de Dieu) et non pas cogitatio (pensée) : il ne faut pas donner à croire qu'il y ait en Dieu quoi que ce soit de mouvant, qui tantôt prendrait une forme pour devenir verbe, et tantôt pourrait la quitter et se dérouler sans forme. " En effet, la cogitatio consiste proprement dans la recherche de la vérité, qui n'a pas de place en Dieu, quand l'intellect est parvenu à atteindre sa forme ou perfection, qui est la vérité, il ne " cogite " plus, il contemple parfaitement la vérité. S. a donc pris cogitatio au sens impropre de pensée contemplative.
3. Pris au sens propre, le mot " dire ", comme celui de " verbe ", s'emploie en Dieu comme terme personnel, et non pas essentiel. Autrement dit, de même que Verbum n'est pas un attribut commun au Père, au Fils et au Saint-Esprit, de même il n'est pas vrai que le Père, le Fils et le Saint-Esprit soient un même et unique Dicens (Disant). Selon S. Augustin, " dire c'est-à-dire émettre le Verbe éternel n'est pas le fait de chacun des Trois en Dieu. " Mais dici (être dit) convient à chaque Personne : il n'y a pas que le Verbe à " être dit " : c'est vrai aussi de la chose saisie ou signifiée dans le verbe. Donc une seule Personne " est dite " à titre de verbe, mais chaque personne " est dite " à titre d'objet saisi dans le Verbe. En effet, c'est en se connaissant lui-même, ainsi que le Fils et le Saint-Esprit et tous les autres objets compris dans sa science, que le Père conçoit son Verbe : si bien que, dans le Verbe, c'est la Trinité entière qui " est dite ", et même toute créature. Ainsi l'intellect humain se dit à lui-même la pierre dans le verbe qu'il conçoit en pensant la pierre. Quant à S. Anselme, il a pris improprement " dire " pour " connaître ". Ces termes ne sont pourtant pas synonymes. " Connaître " dit uniquement le rapport vécu du sujet connaissant à la chose connue ; aucune origine n'est évoquée ainsi, mais seulement une sorte d'information de notre intellect, car notre intellect a besoin d'être mis en acte par la forme de l'objet à connaître. En Dieu " connaître " évoquera une identité totale, puisqu'en Dieu connaissant et connu sont totalement un, comme on l'a vu. Mais " dire " se rapporte d'abord au verbe conçu, puisque dire c'est émettre un verbe ; mais par l'intermédiaire du verbe, il se rapporte encore à la chose connue, manifestée au sujet par ce verbe qu'il émet. Ainsi donc, la seule Personne qui " dit " en Dieu est celle qui profère le Verbe, bien que chacune des Personnes connaisse et soit connue et par suite " soit dite " dans le Verbe.
4. Dans ce passage du Psaume, verbum se prend au sens figuré de " objet ou effet du Verbe ". On dit que les créatures " accomplissent la parole de Dieu ", quand elles exécutent l'effet que leur assigne le Verbe de la sagesse divine. Nous disons de même que celui-là " accomplit la parole du roi ", qui réalise l'ouvrage prescrit par la parole du roi.


ARTICLE 2 : " Le Verbe ", est-ce un nom propre du Fils ?
Objections : 1. Le Fils est une personne subsistante. Mais le nom de verbe n'évoque rien de tel : en nous, c'est bien clair. Il ne peut donc pas être un nom propre de la personne du Fils.
2. C'est par une sorte d'émission, que le verbe procède du sujet qui le profère. Si donc le Fils est proprement " le Verbe ", il procède du Père par voie d'émission. Or c'est là précisément l'hérésie de Valentin, telle qu'Augustin la rapporte dans son catalogue d'hérésies.
3. Le nom propre d'une personne signifie une de ses propriétés. Donc, si " le Verbe " est un nom propre du Fils, il signifie une propriété du Fils ; et cela va nous donner un nombre de propriétés supérieur à celui qu'on a déterminé plus haut.
4. Quiconque connaît, conçoit un verbe en connaissant. Or le Fils connaît. Il conçoit donc à son tour un verbe ; et dès lors la qualité de Verbe n'est pas propre au Fils.
5. Il est écrit du Fils (He 1, 3) qu'" il porte toutes choses par le verbe de sa puissance " : ce qui fait dire à S. Basile que le Saint-Esprit est le verbe du Fils. Ainsi encore une fois, la qualité de Verbe n'est pas propre au Fils.
En sens contraire, " Verbe s'entend du Fils seul ", dit S. Augustin.
Réponse : En Dieu, l'appellation de Verbe proprement dit s'entend au sens personnel : et c'est un nom propre de la personne du Fils. En effet, ce terme signifie une émanation de l'intellect. Or, en Dieu, la personne qui procède par émanation de l'intellect s'appelle le Fils, et sa procession prend le nom de génération, comme on l'a montré plus haut. Il s'ensuit que seul, en Dieu, le Fils est qualifié proprement de Verbe.
Solutions : 1. En nous, être et connaître ne sont pas identiques ; par suite, ce qui n'a en nous qu'un être de connaissance ne fait point partie de notre nature. Mais l'être de Dieu est sa pensée même. Aussi le Verbe de Dieu n'est pas un accident ou un effet de Dieu, il appartient à sa nature ; il est donc une réalité subsistante, puisque tout ce qui est en Dieu est subsistant. Damascène dit ainsi que " le Verbe de Dieu est substantiel et subsiste en sa propre hypostase ; tandis que les autres verbes, c'est-à-dire les nôtres, sont des opérations de l'âme ".
2. Si l'erreur de Valentin a été condamnée, ce n'est pas simplement pour avoir soutenu que le Fils naît par émission ; ce sont les ariens qui lui font ce reproche, au dire de S. Hilaire. En réalité, Valentin a été condamné à cause du sens différent qu'il donnait à cette émission, comme on le voit chez S. Augustin.
3. C'est la même propriété qui est signifiée dans les deux noms de Verbe et de Fils. " On l'appelle le Verbe, dit S. Augustin, pour la même raison qui le fait appeler le Fils. " En effet, la même nativité du Fils (voilà bien sa propriété personnelle) peut être signifiée par plusieurs noms, qu'on lui donne pour exprimer diversement sa perfection. Pour faire valoir qu'il est consubstantiel au Père, on l'appelle " le Fils" ; parce qu'il est coéternel, on l'appelle "la Splendeur" ; parce qu'il lui est totalement semblable, on l'appelle " l'Image " ; parce qu'il est engendré d'une manière immatérielle, on l'appelle " le Verbe ". Car il était impossible de trouver un nom unique qui signifiât d'un coup tous ces aspects.
4. Le Fils de Dieu connaît, au même titre qu'il est Dieu ; car en Dieu, connaître est un attribut essentiel. Or le Fils, c'est Dieu engendré, et non pas Dieu engendrant. Il connaît donc, non pas en produisant un verbe, mais à titre de Verbe procédant. En Dieu, en effet, le Verbe qui procède ne se distingue pas réellement de l'intellect divin ; il se distingue seulement par sa relation d'origine, de celui qui est principe du Verbe.
5. Quand on dit du Fils qu'" il porte toutes choses par le verbe de sa puissance ", on prend verbe en un sens figuré qui évoque l'efficacité créatrice du Verbe. Par exemple, la Glose affirme qu'ici " verbe " est pris au sens de commandement. On veut dire que les choses sont conservées dans l'être par l'effet de la puissance du Verbe, de même qu'elles ont été produites par lui. L'interprétation de S. Basile, que " verbe " désignerait ici le Saint-Esprit, est pareillement impropre et figurée. En ce sens, on appelle " verbe " de quelqu'un tout ce qui le manifeste ; et le Saint-Esprit est appelé " verbe du Fils ", parce qu'il le manifeste.


ARTICLE 3 : Le nom de " Verbe " implique-t-il rapport aux créatures ?
Objections : 1. Tout nom divin connotant un effet créé est un attribut essentiel. Mais "le Verbe " n'est pas un attribut essentiel, c'est un nom de personne, on vient de le dire. Il n'implique donc pas de rapport à la créature.
2. Les termes qui impliquent un rapport aux créatures s'attribuent à Dieu selon le temps ; ainsi les noms de Seigneur et de Créateur. Au contraire, " Verbe " s'attribue à Dieu dans l'absolu de l'éternité. Ce nom n'implique donc pas de rapport à la créature.
3. " Le Verbe ", cela évoque bien une relation, mais c'est une relation au principe d'où il procède. Donc, s'il se rapporte à la créature, il s'ensuivra qu'il en procède.
4. Il y a autant d'idées en Dieu que de rapports distincts aux créatures. Donc, si " le Verbe " dit rapport aux créatures, il y a en Dieu non pas un seul Verbe, mais plusieurs.
5. Si quelque rapport à la créature se trouve impliqué dans ce nom de Verbe, ce ne peut être que le rapport de la pensée divine à son objet. Mais Dieu ne connaît pas seulement ce qui est, il connaît aussi ce qui n'est pas. " Le Verbe " dirait donc rapport à ce qui n'est pas, ce qui paraît faux.
En sens contraire, selon S. Augustin, ce nom de Verbe " dit relation non seulement au Père, mais encore aux choses qui ont été faites par la puissance créatrice du Verbe ".
Réponse : Oui, le nom de " Verbe " dit rapport à la créature. En se nommant, Dieu connaît toute créature. Or, le verbe conçu dans la pensée représente tout ce que le sujet connaît en acte ; de fait, en nous, il y a autant de verbes que d'objets de pensée différents. Mais Dieu connaît en un seul acte soi-même et toutes choses ; son unique Verbe n'exprime donc pas seulement le Père, mais encore les créatures. D'autre part, tandis qu'à l'égard de Dieu, la pensée divine est connaissance pure, à l'égard des créatures elle est connaissance et cause ; ainsi, le Verbe de Dieu est pure expression du mystère du Père, mais il est expression et cause des créatures. D'où la parole du Psaume (33, 9) : " I1 a parlé, et les choses ont été faites. " Nommer "le Verbe ", c'est en effet évoquer le plan opératoire des choses que Dieu fait.
Solutions : 1. Un nom de personne inclut aussi la nature, du moins obliquement, puisque la personne est "la substance individuelle d'une nature raisonnable ". Donc, si, dans un nom de Personne divine, aucun rapport créé ne s'introduit du côté de la relation personnelle, il peut bien s'en introduire du côté de la nature. De même qu'il est propre au Fils d'être " le Fils ", il lui est propre aussi d'être " Dieu l'engendré ", ou " le Créateur engendré " ; et c'est par là que s'introduit dans le nom de Verbe un rapport à la créature.
2. I1 s'agit ici de relations consécutives à l'action. Or certains noms divins impliquent une relation au créé consécutive à une action transitive de Dieu, c'est-à-dire terminée à l'action extérieure ; ainsi créer, gouverner le monde ; les noms de ce genre s'attribuent à Dieu dans le temps. Mais il en est d'autres qui impliquent une relation consécutive à une action qui ne passe pas à un effet extérieur, mais demeure dans l'agent : ainsi connaître, vouloir ; les noms de cette catégorie ne s'attribuent pas à Dieu dans le temps. C'est précisément une relation de ce genre qu'évoque le nom de Verbe. Autrement dit, nous récusons la majeure de l'argument ; il n'est pas vrai que tous les noms relatifs au créé s'attribuent à Dieu dans le temps, mais ceux-là seuls qui impliquent une relation consécutive à une action transitive.
3. Dieu connaît les créatures, mais d'un savoir qui ne provient pas des créatures : il les connaît par sa propre essence. Aussi, bien que le Verbe exprime les créatures, il ne s'ensuit pas qu'il en procède.
4. Tel qu'on l'applique en fait, le terme d'" idée " désigne en premier le rapport à la créature : de là vient qu'en Dieu on en use au pluriel, et non comme d'un nom personnel. Mais celui de " Verbe " désigne en premier le rapport au sujet qui le dit, et seulement en second le rapport aux créatures (pour autant que Dieu, en se connaissant, connaît toute créature) : de là vient qu'en Dieu il n'y a qu'un Verbe, et que c'est un nom personnel.
5. Le Verbe de Dieu concerne ce qui n'est pas, dans la même mesure que la science divine : il n'y a pas moins dans le Verbe de Dieu que dans la science de Dieu, dit S. Augustin. Cependant, à l'égard du réel, le Verbe est expression et cause ; à l'égard de ce qui n'est pas, c'est-à-dire du pur possible, il est expression et manifestation.


QUESTION 35 : L'IMAGE

1. Le Mot " Image " est-il en Dieu un nom de personne ? 2. Est-ce un nom propre au Fils ?


ARTICLE 1 : Le Mot " Image " est-il en Dieu un nom de personne ?
Objections : 1. Le livre De fide ad Petrum parle de " l'unique déité et image de la Trinité, cette image d'après laquelle l'homme a été fait ". C'est donc qu'" image " est un attribut essentiel, et non pas un nom de personne.
2. S. Hilaire définit ainsi l'image : " C'est l'espèce exacte de la chose qu'elle représente. " Espèce ou forme, voilà bien un attribut essentiel en Dieu. Il en est donc de même pour " image ".
3. Image dérive d'imiter ; et ceci dénote un ordre de priorité du modèle sur l'image. Mais il n'y a pas un ordre de priorité entre les Personnes divines. C'est donc qu'en Dieu l'Image n'est pas un nom de personne.
En sens contraire, S. Augustin écrit : " Prétendre qu'image est un terme absolu, quoi de plus absurde ? " Autrement dit, " image " s'attribue en Dieu comme un terme relatif. C'est donc un nom de personne.
Réponse : Qui dit image, dit similitude. Mais pour avoir une image, il ne suffit pas d'une similitude quelconque ; il faut une similitude dans la nature spécifique, ou du moins un signe caractéristique de l'espèce. Et le signe caractéristique de l'espèce, dans le monde corporel, paraît bien être la figure ; chacun voit que les animaux d'espèces différentes ont des figures différentes, mais pas nécessairement des couleurs différentes. Aussi ne suffit-il pas de peindre sur le mur la couleur d'un animal ; on n'appellera cela son image que si l'on reproduit sa figure. Mais cette similitude dans l'espèce ou la figure ne suffit pas encore ; pour qu'on ait une image, il faut encore un ordre d'origine. Comme dit S. Augustin, un oeuf n'est pas l'image d'un autre oeuf, parce qu'il ne dérive pas de lui. Pour être vraiment l'image d'un autre, il faut en procéder de manière à lui ressembler dans l'espèce, ou au moins dans un signe caractéristique de l'espèce. Or, les attributs qui impliquent procession ou origine, en Dieu, sont des noms personnels. Aussi le nom d'" Image ", est-il un nom de personne.
Solutions : 1. On appelle image, au sens propre, ce qui procède à l'imitation ou ressemblance d'un autre. Cet autre, à la ressemblance duquel procède l'image, s'appelle proprement le modèle ; mais on l'appelle aussi " image ", improprement. C'est en ce dernier sens que le texte allégué e prend le terme d'image, en disant que la divinité de la Sainte Trinité est l'image d'après laquelle l'homme a été façonné.
2. Le mot " espèce ", qui entre dans la définition de l'image chez S. Hilaire, évoque une forme dérivée d'un autre. C'est-à-dire qu'on définit l'image : l'espèce de quelqu'un, comme on dit de ce qu'une autre chose s'est assimilé : voici la " forme " de cette chose. Il suffit pour cela d'avoir une forme semblable à elle '.
3. Entre Personnes divines, " imitation " signifie seulement assimilation, sans postériorité.


ARTICLE 2 : Le nom d'Image est-il propre au Fils ?
Objections : 1. Le nom d'Image n'est pas propre au Fils, puisque le Saint-Esprit est l'Image du Fils, selon Damascène.
2. D'après S. Augustin, l'image est par définition une similitude dérivant du modèle. Or, ces deux aspects conviennent au Saint-Esprit : il procède d'un autre, et il lui ressemble. Donc il est Image ; et cet attribut n'est pas propre au Fils.
3. D'ailleurs, l'homme lui-même est qualifié d'image de Dieu. " L'homme, dit S. Paul (1 Co 11, 7), ne doit pas se voiler la tête, car il est l'image et la gloire de Dieu. " Le nom d'image n'est donc pas propre au Fils.
En sens contraire, S. Augustin dit que " seul le Fils est l'Image du Père ".
Réponse : En général, les docteurs grecs disent que le Saint-Esprit est l'Image du Père et du Fils. Mais les docteurs latins n'attribuent qu'au Fils le nom d'Image, parce que l'Écriture ne le donne qu'au Fils : " Il est l'image du Dieu invisible, dit S. Paul (Col l,15), engendré avant toute créature" ; et encore (He 1, 3) " Lui qui est le rayonnement de sa gloire et l'effigie de sa substance. "
Certains en donnent cette raison que le Fils et le Père ont en commun non seulement la nature divine, mais aussi la " notion " de principe du Saint-Esprit ; alors que le Saint-Esprit n'a aucune notion commune avec le Fils ou avec le Père. Explication insuffisante, semble-t-il. Car, si les relations dans la divinité n'apportent ni égalité ni inégalité, selon S. Augustin ', elles ne peuvent pas davantage causer la similitude requise pour qu'il y ait image.
D'autres disent qu'on ne peut pas appeler le Saint-Esprit " l'Image du Fils ", parce qu'il n'existe pas d'image d'une image ; ni non plus " l'image du Père ", parce que l'image se rapporte au modèle immédiatement, alors que le Saint-Esprit se rapporte au Père par le Fils ; et pas davantage " l'Image du Père et du Fils ", parce qu'il paraît impossible qu'une image reproduise deux modèles. Ils concluent de là que le Saint-Esprit n'est une image d'aucune manière. Mais cela ne vaut rien. Car le Père et le Fils sont un seul principe du Saint-Esprit, comme on le verra plus loin ; rien n'empêche donc que sous cet aspect commun, le Père et le Fils aient une même image. D'ailleurs l'homme lui-même n'est-il pas l'image de la Trinité tout entière ?
Il faut donc parler autrement. Par sa procession, le Saint-Esprit reçoit la nature du Père, de même que le Fils ; et pourtant on ne dit pas qu'il " naît ". Pareillement, bien qu'il reçoive la ressemblance spécifique du Père, on ne lui donne pas le nom d'" image ". C'est que le Fils procède comme Verbe, et que la ressemblance spécifique envers son principe est la loi typique du verbe mental mais non pas de l'amour, encore qu'elle appartienne à cet amour qu'est le Saint-Esprit, mais à titre d'amour divin.
Solutions : 1. Le Damascène et les autres Docteurs grecs emploient le terme d'image dans un sens large, celui de similitude parfaite.
2. Bien que le Saint-Esprit soit semblable au Père et au Fils, il ne s'ensuit pas qu'il soit proprement leur image : on vient de dire pourquoi.
3. L'image de quelqu'un se retrouve dans un autre de deux manières ; soit dans un être de même nature spécifique, comme l'image du roi se retrouve en son fils ; soit dans un être de nature différente, comme l'image du roi se retrouve dans la pièce de monnaie. Or, c'est de la première manière que le Fils est l'image du Père, et de la seconde seulement que l'homme est l'image de Dieu. Aussi, pour signifier cette imperfection de l'image, dans le cas de l'homme, on ne dit pas sans nuances qu'il est l'image de Dieu, mais qu'il est " à l'image " de Dieu ; cette construction marque l'effort d'une tendance vers la perfection. Du Fils, au contraire, on ne peut pas dire qu'il soit " à l'image " du Père : il en est la parfaite image.
Il faut maintenant étudier ce qui concerne la personne du Saint-Esprit. Les noms qu'on lui donne, outre celui d'Esprit-Saint (Q. 36), sont ceux d'" Amour " (Q. 37) et de " Don de Dieu " (Q. 38).

QUESTION 36 : LA PERSONNE DU SAINT-ESPRIT
Au sujet de l'Esprit-Saint, nous nous poserons quatre questions : 1. Ce nom d'Esprit-Saint est-il propre à une personne divine ? 2. La personne divine appelée l'Esprit-Saint procède-t-elle du Père et du Fils ? 3. Procède-t-elle du Père par le Fils ? 4. Le Père et le Fils sont-ils un seul principe du Saint-Esprit ?


ARTICLE 1 : L'Esprit-Saint, est-il le nom propre d'une personne divine ?
Objections : 1. Aucun nom commun aux trois personnes n'est propre à une seule. Or ce nom d'" Esprit-Saint " est commun aux trois personnes. S. Hilaire montre en effet que l'expression " Esprit de Dieu " peut désigner le Père, par exemple dans ce texte : " L'Esprit du Seigneur est sur moi " (Is 61,1 ; Lc 4, 18) ; elle peut aussi désigner le Fils, par exemple quand le Fils dit (Mt 12, 28) : " C'est par l'Esprit de Dieu que je chasse les démons ", il déclare ainsi qu'il chasse les démons par la puissance de sa propre nature ; d'autres fois encore il désigne le Saint-Esprit : " Je répandrai de mon Esprit sur toute chair " (Jl 2, 28). Il suit de là que ce nom d'" Esprit-Saint " n'est pas un nom propre de personne divine.
2. Les noms des personnes divines sont des termes relatifs, au dire de Boèce. Or l'expression " Esprit-Saint " n'est pas un terme relatif, ce n'est donc pas un nom propre de personne divine.
3. Parce que " le Fils " désigne une personne divine, on ne peut pas construire ce nom avec un complément créé, en disant : " Le Fils de tel ou tel. " Mais on dit fort bien : " L'Esprit de tel ou tel homme. " Le Seigneur a dit ainsi à Moïse (Nb 11,17) : "Je prendrai de ton Esprit et je le leur donnerai " ; et ailleurs (2 R 2, 15) : " L'Esprit d'Élie se reposa sur Élisée. " Il ne semble donc pas que l'Esprit-Saint soit un nom de personne divine.
En sens contraire, on lit dans la première lettre de S. Jean (5, 7 Vg) : " Ils sont trois qui rendent témoignage dans le ciel : le Père, le Verbe et l'Esprit-Saint. " Or, dit S. Augustin, si l'on nous demande : trois quoi ? nous répondons : trois personnes. L'Esprit-Saint est donc bien le nom d'une Personne divine.
Réponse : On a vu plus haut qu'il y a en Dieu deux processions, dont l'une, celle précisément qui s'accomplit par mode d'amour, n'a pas de nom propre. Par suite, les relations qu'on y considère demeurent innommées ; on l'a vu aussi, et, pour la même raison, la personne qui procède ainsi n'a pas de nom propre. L'usage pourtant a fait prévaloir certains noms pour désigner les relations en question : nous les appelons " procession " et " spiration ", termes qui, à considérer leur signification propre, paraissent évoquer des actes notionnels plutôt que des relations ; de même, pour désigner la Personne divine qui procède par mode d'amour, l'usage scripturaire a fait prévaloir le nom d'Esprit-Saint.
Et cela convenait ; on peut le montrer par deux raisons. La première se tire de la communauté même de ce nom d'Esprit-Saint. Comme dit S. Augustin : " L'Esprit-Saint, parce qu'il est commun aux deux premières Personnes, reçoit lui-même pour nom propre une appellation commune aux deux. Le Père en effet est Esprit, le Fils aussi est Esprit ; le Père est saint, le Fils aussi est saint. " La seconde raison se tire de la signification propre de cette expression. Dans le monde corporel, le mot spiritus paraît évoquer une sorte d'impulsion et de motion : en effet on donne ce nom au souffle et au vent. Or, le propre de l'amour est de mouvoir et pousser la volonté de l'aimant vers l'aimé. Quant à la sainteté, on l'attribue aux choses qui sont ordonnées à Dieu. Donc, parce qu'il y a une Personne divine qui procède par mode d'amour, de l'amour dont Dieu est l'objet, c'est à bon droit qu'on l'appelle l'Esprit-Saint.
Solutions : 1. L'expression d'esprit saint, entendue dans le sens que donnent les deux mots pris séparément, est un attribut commun à toute la Trinité. En effet, ce terme d'esprit signifie l'immatérialité de la substance divine ; l'esprit ou souffle corporel étant invisible et pauvre de matière, nous attribuons ce nom à toutes les substances immatérielles et invisibles. Quant au mot saint, il signifie la pureté de la bonté divine. Mais si l'on prend l'expression Esprit-Saint comme un seul mot, c'est alors le nom réservé par l'usage de l'Église à désigner celle des trois personnes qui procède par mode d'amour. Et l'on vient d'en dire la raison.
2. Il est vrai que l'expression Esprit-Saint n'est pas un terme relatif ; elle en tient lieu cependant, à la faveur de l'accommodation qui lui a fait désigner une personne singulière, distinguée des autres par une pure relation. On peut d'ailleurs saisir une relation dans ce terme, si l'on entend Esprit-Saint au sens de " spiré ".
3. Le nom de Fils dit pure relation d'émané à principe ; tandis que le nom de Père dit relation de principe, et pareillement le nom d'Esprit, en tant qu'il évoque une énergie motrice. Or, il n'appartient pas à une créature d'être principe d'une personne divine ; c'est tout le contraire. Voilà pourquoi, en parlant des personnes divines, nous pouvons bien dire : " notre Père " et " notre Esprit ", mais non pas " notre Fils ".


ARTICLE 2: Le Saint-Esprit procède-t-il du Père et du Fils?
Objections : 1. Selon Denys, " on ne doit pas s'aventurer à parler de la substantielle Déité en des termes étrangers à ceux qui nous sont divinement formulés par les textes sacrés. " Or la Sainte Écriture ne dit pas que le Saint-Esprit procède du Fils ; elle dit seulement qu'il procède du Père : " l'Esprit de vérité qui procède du Père " Un 15, 26). Donc le Saint-Esprit ne procède pas du Fils.
2. On lit dans le Symbole du Concile de Constantinople : " Nous croyons en l'Esprit-Saint, qui est Seigneur et qui donne la vie ; il procède du Père ; avec le Père et le Fils il reçoit même adoration et même gloire. " On n'aurait donc jamais dû ajouter à notre Symbole que le Saint-Esprit procède du Fils : ceux qui l'ont ajouté semblent plutôt tomber sous l'anathème.
3. Jean Damascène écrit : " Nous disons que le Saint-Esprit est du Père, et nous l'appelons Esprit du Père ; mais nous ne disons pas qu'il est du Fils ; pourtant, nous l'appelons l'Esprit du Fils ". Le Saint-Esprit ne procède donc pas du Fils.
4. On ne procède pas de celui-là même en qui on repose. Or le Saint-Esprit repose dans le Fils, car on lit dans la " Légende de saint André " : " La paix soit avec vous et avec tous ceux qui croient en un seul Dieu le Père, et en son Fils unique Notre Seigneur Jésus Christ, et en l'unique Esprit-Saint qui procède du Père et demeure dans le Fils. " Le Saint-Esprit ne procède donc pas du Fils.
5. Le Fils procède comme Verbe. Mais en nous, notre souffle ne paraît pas procéder de notre parole. Donc le Saint-Esprit ne procède pas du Fils.
6. Le Saint-Esprit procède parfaitement Père. Il est donc superflu de le faire procéder Fils.
7. Au dire d'Aristote, "il n'y a pas de différence entre être et pouvoir être, dans les choses éternelles ", et bien moins encore en Dieu. Or le Saint-Esprit peut être distingué du Fils même s'il n'en procède pas. S. Anselme dit en effet : "Le Fils et le Saint-Esprit tiennent bien leur être du Père, mais par voie différente ; l'un par naissance, l'autre par procession, et cela les distingue l'un de l'autre. " Plus loin il ajoute : " Car si le Fils et le Saint-Esprit n'avaient rien d'autre pour être deux, cela seul suffirait à les distinguer. " Le Saint-Esprit est donc distinct du Fils sans en procéder.
En sens contraire, S. Athanase dit : " Le Saint-Esprit est du Père et du Fils, non comme fait ou créé ou engendré, mais comme procédant. "
Réponse : Il est nécessaire d'affirmer que le Saint-Esprit procède du Fils ; s'il n'en procédait pas, il ne pourrait d'aucune manière s'en distinguer. Cela ressort de ce qui a été dit jusqu'ici. En effet, on ne peut pas dire que les Personnes divines se distinguent l'une de l'autre par quelque chose d'absolu ; il s'ensuivrait que les Trois n'auraient pas une essence unique, puisqu'en Dieu tout attribut absolu appartient à l'unité d'essence. Il reste donc que les Personnes divines se distinguent entre elles uniquement par des relations. Mais ces relations ne peuvent distinguer les personnes, sinon autant qu'elles sont opposées. La preuve en est que le Père a deux relations : par l'une il se rapporte au Fils, et par l'autre au Saint-Esprit ; cependant, comme ces relations ne s'opposent pas, elles ne constituent pas deux personnes ; elles n'appartiennent qu'à une seule personne, celle du Père. Donc si, dans le Fils et dans le Saint-Esprit, on ne pouvait trouver que les deux relations qui rapportent chacun d'eux au Père, ces relations ne seraient pas opposées entre elles, pas plus que les deux relations qui rapportent le Père à chacun d'eux. Aussi, de même que le Père n'est qu'une personne, il s'ensuivrait pareillement que le Fils et le Saint-Esprit ne seraient qu'une personne, possédant deux relations opposées aux deux relations du Pere. Mais c est la une hérésie, car on détruit ainsi la foi en la Trinité.
Il faut donc bien que le Fils et le Saint-Esprit se réfèrent l'un à l'autre par des relations opposées. Or, en Dieu, il ne peut y avoir d'autres relations opposées que des relations d'origine, on l'a montré plus haut ; et ces relations d'origine opposées entre elles sont celles de principe d'une part, et de terme émané de ce principe, d'autre part. En définitive, il faudra dire ou bien que le Fils procède du Saint-Esprit mais personne ne le dit ; ou bien que le Saint-Esprit procède du Fils ; et voilà ce que nous confessons.
Et l'explication que nous avons donnée plus haut de leur procession respective s'accorde avec cette doctrine. On a dit que le Fils procède selon le mode propre à l'intellect comme Verbe ; et que le Saint-Esprit procède selon le mode propre à la volonté, comme Amour. Or nécessairement l'amour procède du Verbe : nous n'aimons rien en dehors de ce que nous appréhendons dans une conception de l'esprit. De ce chef encore il est donc clair que le Saint-Esprit procède du Fils.
L'ordre même des choses nous l'apprend. Nulle part en effet on ne trouve de multitude qui procède sans ordre d'un principe unique, a moins qu'il s'agisse de pure distinction matérielle ; ainsi un même ouvrier fabrique une multitude de couteaux matériellement distincts les uns des autres, sans qu'il y ait d'ordre d'entre eux. Mais, dès qu'on dépasse le cas de la distinction purement matérielle, on trouve toujours un ordre dans la multitude produite ; si bien que l'ordre qui éclate jusque dans la production des créatures manifeste la beauté de la sagesse divine. Donc, s'il y a deux personnes qui procèdent de l'unique personne du Père : le Fils et le Saint-Esprit, il faut bien qu'il y ait un ordre entre elles. Et l'on ne peut en assigner d'autre qu'un ordre de nature, l'une procédant de l'autre ; à moins de supposer entre elles une distinction matérielle, ce qui est impossible.
Aussi les Grecs reconnaissentils que la procession du Saint-Esprit a une certaine relation avec le Fils. Ils concèdent que le Saint-Esprit est l'Esprit du Fils, qu'il provient du Père par le Fils ; certains d'entre eux, dit-on, concèdent même qu'il est du Fils, ou qu'il découle du Fils, mais non pas qu'il en procède. Il y a là, semble-t-il, ignorance ou malignité ; car, si l'on veut bien y réfléchir, on verra que parmi les mots qui ont trait à une origine quelconque, celui de procession est le plus général. Nous en usons pour désigner n'importe quelle origine ; par exemple, on dit que la ligne procède du point, que le rayon procède du soleil, la rivière de sa source, et de même en toutes sortes d'autres cas. Aussi, du fait qu'on admet l'un ou l'autre des mots évoquant l'origine, on peut en conclure que le Saint-Esprit procède du Fils.
Solutions : 1. On ne doit pas attribuer à Dieu ce qui ne se trouve pas dans la Sainte Écriture, ni en propres termes ni quant au sens. Or, s'il est vrai qu'on ne trouve pas formulé expressément dans la Sainte Écriture que le Saint-Esprit procède du Fils, le sens du moins s'y trouve bien, et avant tout dans ce passage où le Fils dit du Saint-Esprit an 16,14) : " Il me glorifiera, car il recevra du mien. " En outre, c'est une règle d'interprétation de l'Écriture : ce qu'elle affirme du Père, doit s'entendre aussi du Fils, même s'il y a addition d'un terme exclusif : il n'y a d'exception que sur les points où le Père et le Fils se distinguent par relations opposées. De fait, quand le Seigneur dit (Mt 11, 27) : " Personne ne connaît le Fils, si ce n'est le Père ", cela ne veut pas exclure que le Fils lui-même se connaisse. Ainsi donc, même si les passages où il est dit que le Saint-Esprit procède du Père portaient cette clause qu'il procède du Père " seul ", le Fils n'en serait pas exclu pour autant ; car sur ce point, d'être principe du Saint-Esprit, le Père et le Fils ne s'opposent pas ; ils s'opposent uniquement en ceci que l'un est Père et l'autre Fils.
2. A chaque concile on a institué un symbole dirigé contre l'erreur qu'il s'agissait de condamner. Le concile suivant ne composait donc pas un symbole différent du précédent ; mais pour faire face aux hérésies nouvelles, il insérait une addition expliquant ce qui n'était contenu qu'implicitement dans le symbole antérieur. Ainsi lit-on, dans une décision du Concile de Chalcédoine, que les Pères assemblés au Concile de Constantinople ont enseigné la doctrine du Saint-Esprit " non pas en ajoutant ce qui aurait manqué chez leurs prédécesseurs réunis à Nicée, mais en expliquant la pensée de ceux-ci contre les hérétiques ". Donc, au temps des premiers conciles, comme on n'avait pas encore vu naître l'erreur qui refuse au Saint-Esprit de procéder du Fils, on n'eut pas besoin alors d'exposer explicitement ce point. Mais plus tard, quand cette erreur se fit jour chez quelques-uns, un Concile réuni en Occident formula expressément cette doctrine avec l'autorité du pontife romain ; car c'était déjà par son autorité que les anciens conciles se réunissaient et recevaient confirmation. Cependant la doctrine en question se trouvait contenue implicitement dans l'affirmation que " le Saint-Esprit procède du Père ".
3. Ce sont les nestoriens qui ont d'abord donné cours à cette erreur que le Saint-Esprit ne procède pas du Fils. On en a la preuve dans un symbole nestorien condamné au Concile d'Éphèse. Le nestorien Théodoret embrassa cette erreur, et bien d'autres après lui, au nombre desquels se trouve aussi Jean Damascène : sur ce point donc, il ne faut pas suivre sa doctrine. Certains disent pourtant que si le Damascène ne confesse pas que le Saint-Esprit procède du Fils, il ne le nie pas non plus, à prendre ses paroles dans leur sens propre.
4. Dire que le Saint-Esprit repose ou demeure dans le Fils n'exclut pas qu'il en procède ; car on dit aussi que le Fils demeure dans le Père, bien qu'il procède du Père. Si l'on dit du Saint-Esprit qu'il demeure dans le Fils, c'est à la manière où l'amour de celui qui aime se repose en l'aimé ; ou bien il s'agit de la nature humaine du Christ, et l'on a en vue ce texte de S. Jean (1, 33) : " Celui sur qui tu verras l'Esprit descendre et se reposer, voilà celui qui baptise. "
5. Ce n'est pas par analogie avec la parole vocale, dont en effet notre souffle ne procède pas, qu'il faut concevoir le Verbe en Dieu : on n'aurait là qu'un Verbe métaphorique. Il faut l'entendre par analogie avec notre Verbe mental, duquel procède l'amour.
6. Du fait que le Saint-Esprit procède parfaitement du Père, non seulement il n'est pas superflu d'ajouter qu'il procède du Fils, c'est absolument nécessaire : car le Père et le Fils n'ont qu'une même et unique vertu ; et tout ce qui procède du Père procède nécessairement du Fils, à moins que cela contredise sa propriété de Fils. Il est clair que le Fils ne procède pas de lui-même, bien qu'il procède du Père.
7. Le Saint-Esprit se distingue personnellement du Fils du fait que l'origine de l'un se distingue de l'origine de l'autre. Mais cette différence d'origine elle-même consiste en ce que le Fils procède seulement du Père, tandis que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils. Autrement, les deux processions ne se distingueraient pas, on vient de le montrer.


ART/ 3: Le Saint-Esprit procède-t-il du Père par le Fils?
Objections : 1. Ce qui procède de quelqu'un par un autre n'en procède pas immédiatement. Donc si le Saint-Esprit procède du Père par le Fils, il ne procède pas immédiatement du Père. Ce qui est choquant.
2. Si le Saint-Esprit procède du Père par le Fils, il ne procède du Fils qu'à cause du Père. Mais, selon l'adage aristotélicien, " ce à cause de quoi un autre est tel est cela davantage ". Le Saint-Esprit, alors, procède davantage du Père que du Fils.
3. Le Fils a l'être par génération. Donc si le Saint-Esprit procède du Père par le Fils, il s'ensuit que le Fils est engendré d'abord ; après quoi le Saint-Esprit procède. En ce cas, la procession du Saint-Esprit n'est pas éternelle. Or, c'est là une hérésie.
4. Quand on dit de quelqu'un : " Il opère par un autre ", on peut dire aussi l'inverse. Par exemple, on dit indifféremment : " Le roi agit par le bailli ", ou bien : " Le bailli agit de par le roi. " Or nous ne disons jamais que le Fils spire l'Esprit-Saint par le Père. On ne peut donc pas non plus dire que le Saint-Esprit procède du Père par le Fils.
En sens contraire, S. Hilaire fait cette prière : " Gardez, je vous en conjure, ce voeu suprême de ma foi : que toujours je possède le Père, je veux dire : vous-même ; et que j'adore votre Fils avec vous ; et que j'obtienne votre Esprit qui tient l'être de vous par votre Fils unique. "
Réponse : Dans toutes les locutions où il est question d'" agir par un autre ", la préposition " par " dénote dans le complément une cause ou un principe de cette action. Mais l'action est intermédiaire entre l'agent et l'effet ; et tantôt le complément introduit par la préposition " par " est cause de l'action en influant sur sa production par l'agent ; alors c'est pour l'agent qu'il est cause d'action, cause finale, formelle ou efficiente (c'est-à-dire motrice) : cause finale, si l'on dit : " l'ouvrier travaille par désir du gain" ; cause formelle : " il agit par son art " ; cause motrice : " il agit par l'ordre d'un autre ". Et tantôt le complément qui suit la préposition " par" est cause de l'action en lui faisant atteindre l'effet, par exemple quand on dit : " l'ouvrier agit par son marteau ". Dans cette dernière expression, on ne peut pas dire que le marteau soit cause d'action, pour l'ouvrier ; on veut dire qu'il est cause pour l'oeuvre, c'est-à-dire qu'il la fait procéder de l'ouvrier ; et qu'il tient cette causalité même de l'ouvrier. Certains présentent la même explication, en disant que la préposition " par " dénote la causalité principale tantôt dans le sujet, par exemple dans l'expression : " le roi agit par le bailli " ; tantôt dans le complément, par exemple dans l'expression inverse : " le bailli agit de par le roi ".
Donc, puisque le Fils tient du Père que le Saint-Esprit procède de lui, on peut dire que le Père spire le Saint-Esprit " par le Fils " ; ou, ce qui revient au même, que le Saint-Esprit procède du Père par le Fils.
Solutions : 1. En toute action, il y a deux choses à considérer : le suppôt qui agit, et la vertu par laquelle il agit. Ainsi le feu échauffe par sa chaleur. Si donc, dans le Père et le Fils, on considère la vertu par laquelle ils spirent le Saint-Esprit, il n'y a alors aucun intermédiaire, car cette vertu est une et identique. Mais si l'on considère les personnes mêmes qui spirent, puisque le Saint-Esprit procède à la fois du Père et du Fils, on s'aperçoit que le Saint-Esprit procède du Père immédiatement en tant qu'il vient du Père, et médiatement en tant qu'il vient du Fils ; voilà en quel sens on dit qu'il procède du Père par le Fils. C'est ainsi qu'Abel procédait d'Adam immédiatement, puisque Adam était son père ; et médiatement puisque Ève était sa mère et procédait d'Adam. A vrai dire, cet exemple emprunté à une origine matérielle, paraît assez mal choisi pour représenter la procession immatérielle des Personnes divines.
2. Si, pour spirer le Saint-Esprit, le Fils recevait du Père une vertu numériquement distincte, il ferait office de cause seconde et instrumentale ; et dans ce cas le Saint-Esprit procéderait davantage du Père que du Fils. Mais le Père et le Fils n'ont qu'une seule vertu spiratrice, numériquement identique ; c'est pourquoi le Saint-Esprit procède également de chacun d'eux. Parfois cependant, on dit qu'il procède du Père principalement ou proprement, parce que le Fils tient cette vertu du Père.
3. La génération du Fils est coéternelle à celui qui l'engendre ; le Père n'a donc pas existé avant d'engendrer le Fils. De même, la procession du Saint-Esprit est coéternelle à son principe ; le Fils n'a donc pas été engendré avant que le Saint-Esprit procède. L'un et l'autre sont éternels.
4. Quand on dit de quelqu'un qu'il opère par autre chose, il n'est pas toujours légitime d'inverser la proposition. Ainsi l'on ne dit pas que " le marteau agit par l'ouvrier ", alors qu'on dit : " le bailli agit de par le roi ". Pourquoi cette différence ? C'est qu'au bailli il appartient d'agir, car il est maître de ses actes ; alors qu'au marteau il n'appartient pas d'agir, mais seulement d'être mû ; c'est pourquoi on le désigne seulement en qualité d'instrument. Et ce qui permet de dire que le bailli opère de par le roi (per regem), bien que la préposition per indique un intermédiaire, c'est que plus une cause précède les autres dans la série des suppôts, plus immédiatement aussi sa causalité s'exerce sur l'effet : car c'est la vertu de la cause première qui unit la cause seconde à son effet. D'où l'axiome bien connu dans les sciences où il y a démonstration : " Les premiers principes sont immédiats. " Ainsi donc, parce que le bailli occupe un rang intermédiaire dans l'ordre des suppôts en action, on dit que " le roi agit par le bailli ". Mais si l'on considère l'ordre des causalités, on dit bien encore que le bailli agit ; mais, parce que la vertu du roi atteint l'effet plus immédiatement que celle du bailli, on dit qu'il agit de par le roi (per regem) parce que la causalité du roi permet à celle du bailli de produire son effet.


ARTICLE 4 : Le Père et le Fils sont-ils un seul principe du Saint-Esprit ?
Objections : 1. Le Saint-Esprit ne procède pas du Père et du Fils en tant qu'ils sont un. Non en nature, parce que le Saint-Esprit procéderait ainsi de soi-même, puisqu'il ne fait qu'un en nature avec eux. Non en fait qu'ils ne feraient qu'un par une même propriété, car une propriété unique ne peut pas appartenir à deux suppôts, comme on le voit. Le Saint-Esprit procède donc du Père et du Fils en tant qu'ils sont deux. Et par suite, le Père et le Fils ne sont pas un principe unique du Saint-Esprit.
2. Quand on dit : " Le Père et le Fils sont un seul principe du Saint-Esprit ", il ne peut s'agir là d'unité personnelle, car le Père et le Fils ne seraient ainsi qu'une seule personne. Pas davantage d'unité de propriété ; car si, en raison d'une propriété unique, le Père et le Fils ne sont qu'un principe du Saint-Esprit, pareillement, en raison de ses deux propriétés, le Père sera deux principes du Fils et du Saint-Esprit, conséquence inadmissible. C'est donc que le Père et le Fils ne sont pas un seul principe du Saint-Esprit.
3. Le Fils n'est pas plus conforme au Père que le Saint-Esprit. Or le Saint-Esprit et le Père ne sont pas principe unique d'une personne divine. Donc le Père et le Fils ne le sont pas non plus.
4. Admettons que le Père et le Fils soient un seul principe du Saint-Esprit. De deux choses l'une : ou cet unique principe est le Père, ou il ne l'est pas. Mais on ne peut concéder ni l'un ni l'autre : si cet unique principe est le Père, il s'ensuit que le Fils est le Père ; si ce n'est pas le Père, il s'ensuit que le Père n'est pas le Père. Il ne faut donc pas dire que le Père et le Fils sont un seul principe du Saint-Esprit.
5. Si le Père et le Fils sont un seul principe du Saint-Esprit, il faudra, semble-t-il, dire inversement que " l'unique principe du Saint-Esprit est le Père et le Fils ". Mais cette dernière proposition paraît fausse. En effet, quand on dit " l'unique principe ", ce terme doit suppléer ou pour la personne du Père, ou pour la personne du Fils : et dans les deux cas, la proposition est fausse. Il est donc faux également de dire que le Père et le Fils sont un seul principe du Saint-Esprit.
6. L'unité de substance, c'est l'identité. Donc, si le Père et le Fils sont un seul principe du Saint-Esprit, il s'ensuit qu'ils sont le même principe. Mais cela, beaucoup le nient. On ne doit donc pas concéder que le Père et le Fils sont un seul principe du Saint-Esprit.
7. Parce que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont un seul principe de la créature, on dit qu'ils sont un seul Créateur. Mais le Père et le Fils ne sont pas un seul Spirateur, mais " deux spirateurs " ; c'est le sentiment de nombreux auteurs ; et il est conforme aux expressions de S. Hilaire, selon qui l'on doit confesser que le Saint-Esprit " a le Père et le Fils pour auteurs ". Le Père et le Fils ne sont donc pas un seul principe du Saint-Esprit.
En sens contraire, S. Augustin dit que le Père et le Fils ne sont pas deux principes, mais un seul et unique principe du Saint-Esprit.
Réponse : Le Père et le Fils sont un, en tout ce que l'opposition relative ne vient pas distinguer entre eux. Or entre eux, il n'y a pas d'opposition relative sur ce point : être principe du Saint-Esprit. Il s'ensuit que le Père et le Fils sont un seul principe du Saint-Esprit.
Cependant, au gré de certains, la proposition : " Le Père et le Fils sont principe unique du Saint-Esprit " serait impropre. En effet, le mot " principe ", employé là au singulier, ne signifie pas la personne mais la propriété ; donc, disent-ils, il joue là comme un adjectif ; et comme on ne détermine pas un adjectif par un adjectif, il est incorrect de dire que le Père et le Fils sont " principe unique " du Saint-Esprit ; à moins d'entendre ici " unique " comme une sorte d'adverbe : " ils sont principe unique " signifierait " ils sont principe d'une manière unique ". Mais pareille explication nous autoriserait à dire que le Père est " double principe " du Fils et du Saint-Esprit, c'est-à-dire " principe en double manière ".
Voici plutôt ce que nous dirons. Le mot " principe " signifie bien ici la propriété de spiration, mais il la signifie sous forme de substantif concret comme sont les mots " père " et " fils " même dans le cas des créatures. Par suite ce mot prend le nombre de la forme signifiée, selon la loi du pluriel des substantifs. De même donc que le Père et le Fils sont un seul Dieu, car la forme signifiée par le mot " Dieu " est unique, de même ils sont " un seul principe " du Saint-Esprit, parce que la propriété signifiée par le " principe " est unique.
Solutions : 1. Si l'on considère la vertu spiratrice, le Saint-Esprit procède du Père et du Fils en tant qu'ils sont un en cette vertu, laquelle signifie d'une certaine manière la nature avec la propriété (nous le dirons plus loin). Et il ne répugne pas qu'une propriété unique existe en deux suppôts, quand ceux-ci n'ont qu'une seule nature. Mais si l'on considère les suppôts de la spiration, le Saint-Esprit procède du Père et du Fils en tant qu'ils font deux : car il en procède comme l'amour mutuel de deux personnes qui s'aiment.
2. Quand on dit qu'ils sont " un seul principe " du Saint-Esprit, on désigne l'unique propriété de spiration, qui est la forme signifiée par le mot " principe ". Il ne s'ensuit pas cependant que les deux propriétés du Père nous autorisent à dire qu'il est " plusieurs principes " ; cela impliquerait une pluralité de suppôts.
3. On ne peut envisager de ressemblance ou de dissemblance en Dieu, en considérant les propriétés relatives ; il faut pour cela considérer l'essence. Aussi, de même que le Père n'est pas plus semblable à lui-même qu'au Fils, de même le Fils n'est pas plus semblable au Père que le Saint-Esprit.
4. Les deux propositions : " Le Père et le Fils sont un seul principe qui est le Père ", et " ... sont un seul principe qui n'est pas le Père " ne sont pas contradictoires ; par suite on n'est pas contraint de concéder l'une ou l'autre. En effet, quand on dit : " Le Père et le Fils sont un seul principe ", le terme " principe " n'a pas de suppléance déterminée : il supplée confusément pour les deux personnes ensemble. L'argument contient donc un sophisme : le même terme passe d'une suppléance confuse à une suppléance déterminée.
5. Cette proposition aussi est vraie : " L'unique principe du Saint-Esprit est le Père et le Fils. " Car ici le terme " principe " ne supplée pas pour une personne, mais pour deux indistinctement : on vient de le dire.
6. On peut fort bien dire que le Père et le Fils sont " le même principe ", du fait que " principe " supplée confusément et indistinctement pour les deux personnes ensemble.
7. D'après certains, le Père et le Fils sont bien un seul principe du Saint-Esprit, mais ils sont " deux spirateurs ", parce que les suppôts sont distincts ; de même ils sont " deux spirants " parce que les actes se rapportent aux suppôts. Le cas du terme " Créateur " est différent, car le Saint-Esprit procède du Père et du Fils en tant qu'ils sont deux personnes distinctes, alors que la créature ne procède pas des trois Personnes en tant que distinctes, on vient de le dire, mais en tant qu'elles sont un en leur essence. Mais la réponse que voici paraît préférable. " Spirant " est un adjectif, alors que " spirateur " est un substantif. On peut donc dire que le Père et le Fils sont " deux spirants ", puisqu'il y a plusieurs suppôts ; mais non pas "deux spirateurs ", car il n'y a qu'une seule spiration. En effet, les adjectifs prennent le nombre de leur sujet, tandis que les substantifs prennent leur nombre en eux-mêmes, c'est-à-dire celui de la forme qu'ils signifient. Quant à la formule de S. Hilaire, que le Saint-Esprit a le Père et le Fils pour " auteurs ", au pluriel, on l'expliquera en disant que ce substantif y tient lieu d'adjectif.

QUESTION 37 : LE NOM DU SAINT-ESPRIT QUI EST " AMOUR "

Passons maintenant à ce nom du Saint-Esprit : " l'Amour " : 1. Est-ce un nom propre du Saint-Esprit ? 2. Le Père et le Fils s'aiment-ils par le Saint-Esprit ?


ARTICLE 1 : " Amour " est-il un nom propre du Saint-Esprit ?
Objections : 1. S. Augustin écrit : " On donne le nom de Sagesse au Père, au Fils et au Saint-Esprit : et tous ensemble ne sont qu'une sagesse, et non pas trois sagesses. Je ne vois pas pourquoi on ne donnerait pas aussi le nom de charité au Père, au Fils et au Saint-Esprit, tous ensemble n'étant d'ailleurs qu'une seule charité. " Mais un nom qui convient à chacune des personnes et à toutes ensemble au singulier, n'est pas le nom propre d'une personne. " L'Amour " n'est donc pas un nom propre du Saint-Esprit.
2. Le Saint-Esprit est une personne qui subsiste. Or le mot " amour " n'évoque pas une personne subsistante, mais une action qui passe de l'aimant à l'aimé. Donc, " l'Amour " n'est pas un nom propre du Saint-Esprit.
3. L'amour est le lien de ceux qui aiment car, selon Denys, c'est " une force qui unit ". Or le lien est un intermédiaire entre ceux qu'il unit, et non un terme qui procéderait d'eux. Donc, puisque le Saint-Esprit procède du Père et du Fils, ainsi qu'on l'a montré, il paraît bien qu'il n'est pas l'amour ou le lien du Père et du Fils.
4. Quiconque aime a un amour. Or le Saint-Esprit aime, et par suite a un amour. Si donc le Saint-Esprit est l'amour, on aura l'amour de l'amour, et l'esprit de l'esprit. Tout cela n'a pas de sens.
En sens contraire, S. Grégoire a dit : " Le Saint-Esprit lui-même est l'Amour. "
Réponse : Quand il s'agit de Dieu, le terme d'amour peut se prendre en deux sens : essentiel ou personnel. Pris au sens personnel, c'est un nom propre du Saint-Esprit, dans le même sens où " Verbe " est le nom propre du Fils. Pour en être convaincus, rappelons-nous qu'il y a en Dieu deux processions : l'une par mode d'intelligence, ou procession du Verbe, l'autre par mode de volonté, ou procession de l'Amour. La première nous est mieux connue, et l'on a trouvé des noms propres pour désigner chacun des éléments qu'on peut y distinguer. Il n'en n'est plus de même avec la procession de volonté : pour désigner la personne qui procède, nous avons recours à des circonlocutions ; et même les relations nées de cette procession reçoivent les noms de procession et de spiration, nous l'avons dit, qui sont, en rigueur de termes, des noms d'origine plutôt que des noms de relation.
Et pourtant il nous faut saisir la similitude entre l'une et l'autre. Du fait qu'on connaît une chose, il provient dans le connaissant une sorte de conception intellectuelle de la chose connue, conception appelée verbe ; de même, du fait qu'on aime une chose, il provient dans le coeur de l'aimant une sorte d'impression, pour ainsi parler, de la chose aimée, ce qui fait dire que l'aimé est dans l'aimant, comme le connu est dans le connaissant. Si bien que celui qui se connaît et s'aime est en lui-même, non seulement par identité réelle, mais encore à titre de connu dans le connaissant et d'aimé dans l'aimant.
Mais lorsqu'il s'agit de l'intellect, on a trouvé des mots pour désigner le rapport du connaissant à la chose connue, ne serait-ce que le mot même de " connaître " ; et l'on en a trouvé d'autres pour signifier l'émanation de la conception intellectuelle, comme " dire " et " verbe ". Par suite, en Dieu " connaître " ne s'emploie que comme attribut essentiel, puisqu'il n'évoque pas expressément de rapport au Verbe qui procède ; tandis que "Verbe " s'emploie comme nom personnel, vu qu'il signifie cela même qui procède. Quant à " dire ", c'est un terme notionnel qui évoque le rapport du Principe du Verbe au Verbe lui-même. Et quand il s'agit de la volonté, nous avons bien le verbe aimer (diligere, amare),qui évoque le rapport de l'aimant à la chose aimée ; mais il n'y a pas de termes propres pour évoquer le rapport que soutient avec son principe l'affection même ou impression de la chose aimée, cette impression qui provient dans l'aimant du fait même qu'il aime, il n'y a pas non plus de mot pour évoquer la relation inverse. Aussi, faute de termes propres, nous désignons ces rapports en recourant aux termes d'amour ou de dilection ; c'est comme si nous appelions le Verbe " la pensée conçue " ou " la sagesse engendrée ".
Ainsi donc, si l'on considère le sens original d'amour et de dilection, qui évoque simplement le rapport de l'aimant à la chose aimée, on n'emploie amour et aimer que comme attributs essentiels, tout de même que connaissance et " connaître ". Mais, si nous employons ces mots pour exprimer la relation qui rapporte à son principe ce qui procède par mode d'amour, ou inversement ; c'est-à-dire si par amour nous entendons : l'amour qui procède, et par " aimer " : spirer l'amour qui procède, alors Amour est un nom de Personne, et aimer est un verbe notionnel, comme dire ou engendrer.
Solutions : 1. Dans le passage cité, S. Augustin emploie le mot charité au sens où, en Dieu, il désigne l'essence.
2. Si connaître, vouloir et aimer s'emploient à la manière de verbes signifiant des actions transitives, c'est-à-dire qui passent du sujet dans l'objet, en réalité ce sont là des actions immanentes, connotant d'ailleurs dans l'agent lui-même une relation à l'objet, on l'a dit plus haut. Aussi, même en nous, l'amour est quelque chose qui demeure dans l'aimant, et le verbe mental est quelque chose qui demeure en celui qui le dit, tout en connotant une relation à la chose exprimée ou aimée. Mais en Dieu, qui ne souffre aucun accident, leur condition s'élève encore ; le Verbe et l'Amour sont là subsistants. Donc, quand on dit que le Saint-Esprit est l'amour du Père " envers " le Fils ou " envers " toute autre chose, on ne signifie rien de transitif ; on ne fait que signifier le rapport de l'Amour à la chose aimée, de même que " Verbe " connote le rapport du Verbe à la chose exprimée dans ce Verbe.
3. On dit bien que le Saint-Esprit est le lien du Père et du Fils, en tant qu'il est l'Amour. En effet, c'est par une dilection que le Père aime et lui-même et le Fils, et réciproquement ; par suite, en tant qu'Amour, le Saint-Esprit évoque un rapport réciproque entre le Père et le Fils, celui d'aimant à aimé. Mais du fait même que le Père et le Fils s'entr'aiment, il faut bien que leur mutuel Amour, qui est le Saint-Esprit, procède de l'un et de l'autre. Donc, si l'on considère l'origine, le Saint-Esprit n'est pas au milieu, il est la troisième Personne de la Trinité. Mais si l'on considère le rapport qu'on vient de dire, oui, il est entre les deux autres Personnes comme le lien qui les unit, tout en procédant de chacune d'elles.
4. Bien que le Fils connaisse, il ne lui convient pas de produire un verbe, parce que la connaissance lui appartient à titre de Verbe qui procède ; de même, bien que le Saint-Esprit aime, au sens essentiel, il ne lui convient pas de spirer un amour, c'est-à-dire d'aimer au sens notionnel ; il aime à titre essentiel comme Amour qui procède, et non comme principe producteur d'un amour.


ARTICLE 2 : Le Père et le Fils s'aiment-ils par le Saint-Esprit ?
Objections : 1. S. Augustin prouve que le Père n'est pas sage par la Sagesse engendrée. Or, de même que le Fils est la sagesse engendrée, ainsi le Saint-Esprit est l'Amour qui procède, on l'a déjà vu. Le Père et le Fils ne s'aiment donc point par cet Amour procédant qui est le Saint-Esprit.
2. Dans l'énoncé : " Le Père et le Fils s'aiment par le Saint-Esprit ", le verbe aimer peut s'entendre ou bien au sens essentiel, ou bien au sens notionnel. Au sens essentiel, il est impossible que la proposition soit vraie, car on devrait pouvoir aussi bien dire que le Père connaît par son Fils. Au sens notionnel, elle ne l'est pas davantage, car on devrait aussi bien pouvoir dire : " Le Père et le Fils spirent par le Saint-Esprit ", ou encore : " Le Père engendre par son Fils. " Autant de formules inacceptables. Ainsi donc, en quelque sens qu'on la prenne, la proposition ci-dessus est fausse.
3. C'est par un même et unique amour que le Père aime son Fils, lui-même et nous. Mais il n'est pas vrai que " le Père s'aime par le Saint-Esprit ". Car aucun acte notionnel ne fait réflexion sur le principe de cet acte ; on ne peut pas dire que le Père s'engendre ou se spire. On ne peut pas dire non plus que " le Père s'aime par le Saint-Esprit " en entendant aimer au sens notionnel de spirer. De plus, l'amour dont il nous aime n'est pas le Saint-Esprit, du moins à ce qu'il semble ; car cet amour-là dit relation à la créature, donc relève de l'essence. Dès lors, il est faux que " le Père aime le Fils par le Saint-Esprit ".
En sens contraire, selon S. Augustin, " c'est par le Saint-Esprit que le Fils est aimé du Père et qu'il aime le Père ".
Réponse : Voici où gît la difficulté. On emploie l'ablatif pour désigner une cause ; et en disant : " Le Père aime le Fils par le Saint-Esprit (Spiritu Sancto) ", on semble faire du Saint-Esprit un principe d'amour chez le Père et chez le Fils, ce qui est parfaitement impossible. Pour certains donc, la proposition en question est fausse ; d'après eux, S. Augustin l'a virtuellement rétractée en rétractant cette proposition similaire : " Le Père est sage par la sagesse engendrée. " D'autres disent que c'est une formule impropre, à expliquer comme suit : " Le Père aime le Fils par le Saint-Esprit", c'est-à-dire par l'amour essentiel qu'on approprie au Saint-Esprit. D'autres disent qu'on a là un ablatif de signe, donnant le sens suivant : le Saint-Esprit est le signe que le Père aime` le Fils, puisqu'il procède d'eux comme un amour. Il y en a qui voient là un ablatif de cause formelle : car le Saint-Esprit, disent-ils, est l'amour dont formellement le Père et le Fils s'entr'aiment. D'autres enfin disent que c'est un ablatif d'effet formel ; en quoi, ils approchent la vérité de plus près.
Pour éclaircir cette question, il faut noter qu'on dénomme ordinairement les choses à raison de leur forme. On qualifie ceci de " blanc " à raison de sa blancheur ; cela d'" homme ", à raison de son humanité. Par suite, tout ce qui fonde une appellation de la chose fait pour autant envers celle-ci office de forme. Ainsi dans l'expression : " cet homme est couvert d'un vêtement", le complément indirect, c'est-à-dire l'ablatif indumento, évoque le rôle de cause formelle, bien que le vêtement ne soit pas une forme. Or il arrive qu'on dénomme une chose par ce qui en procède, non seulement en qualifiant l'agent par l'action, mais aussi en le qualifiant par le terme même de l'action, à savoir par l'effet, si du moins l'effet lui-même entre dans la définition de l'action. On dit ainsi : le feu chauffe " par échauffement ", bien que l'échauffement ne soit pas la vraie forme du feu (la forme du feu, c'est la chaleur), mais seulement l'action émanant du feu. Et l'on dit aussi : " L'arbre est fleuri de fleurs magnifiques ", bien que les fleurs ne soient pas une forme de l'arbre, mais des effets ou produits qui en procèdent.
Cela étant, voici notre solution. " Aimer " ayant deux sens en Dieu, l'un essentiel et l'autre notionnel, si on l'entend comme attribut essentiel, il faut dire alors que le Père et le Fils s'aiment, non point par l'Esprit-Saint, mais bien par leur propre essence. C'est pourquoi S. Augustin écrit k : " Qui donc osera dire que le Père n'aime lui-même, le Fils et le Saint-Esprit que par le Saint-Esprit ? " Et c'est ce sens qu'avaient en vue les premières opinions. Si au contraire on prend " aimer " au sens notionnel, il ne signifie pas autre chose que " spirer l'amour ", comme " dire " signifie produire un verbe, et " fleurir " : produire des fleurs. De même donc que l'on dit de l'arbre : " Il est tout fleuri de fleurs ", de même aussi l'on dit que " le Père dit par son Verbe ou par son Fils soi-même et la créature " ; et l'on dit que " le Père et le Fils aiment, par le Saint-Esprit, ou par l'Amour qui procède, eux-mêmes et nous ".
Solutions : 1. Nous avons dit la condition différente des termes concernant l'intelligence, et de ceux concernant la volonté. Etre sage, ou connaissant sont en Dieu des attributs purement essentiels ; on ne peut donc pas dire que le Père soit sage ou connaissant par son Fils. Tandis qu'aimer s'emploie non seulement comme terme essentiel, mais aussi comme terme notionnel : et c'est en ce dernier sens qu'on peut dire que le Père et le Fils " s'aiment par le Saint-Esprit ".
2. Lorsque l'action évoque en sa notion même un effet déterminé, le principe de l'action peut être qualifié par l'action et par l'effet : on peut dire ainsi que l'arbre est fleuri d'une floraison (précoce), ou fleuri de fleurs (magnifiques). Mais quand l'action n'évoque pas d'effet déterminé, son principe ne peut pas être qualifié par l'effet : on le qualifie seulement par l'action. On ne dit pas que l'arbre " produit la fleur par la fleur ", mais " par production de fleurs ". Or les verbes spirer, engendrer évoquent purement l'acte notionnel ; on ne peut donc pas dire que le Père " spire par le Saint-Esprit ", ni " engendre par le Fils ". Mais nous pouvons dire : " le Père dit (lui-même et toutes choses) par son Verbe ", " Verbe " désignant ici la Personne qui procède ; on dira tout aussi bien qu'" il dit par une diction ", diction désignant l'acte notionnel. C'est que dire évoque une Personne déterminée, puisqu'il signifie : produire le Verbe. Pareillement, aimer au sens notionnel signifie : produire l'Amour. Voilà pourquoi l'on peut dire que le Père aime le Fils " par le Saint-Esprit ".
3. Ce n'est pas seulement son Fils que le Père aime par le Saint-Esprit, mais encore lui-même et nous ; car, nous l'avons dit, "aimer " au sens notionnel n'évoque pas seulement la production d'une personne divine, il évoque la personne produite par mode d'amour ; et l'amour dit rapport à la chose aimée. C'est pourquoi, de même que le Père dit, par le Verbe qu'il engendre, lui-même et toute créature, puisque le Verbe engendré par lui suffit à représenter le Père et toute créature ; de même aussi, il aime lui-même et toute créature par le Saint-Esprit, puisque le Saint-Esprit procède comme amour de cette bonté première en raison de laquelle le Père s'aime lui-même ainsi que toute créature. On voit aussi par là que se trouve évoqué comme en second, dans le Verbe et l'Amour procédant, un rapport à la créature, en tant que la vérité et la bonté divine est principe de la connaissance et de l'amour que Dieu a de toute créature.

QUESTION 38 : LE NOM DU SAINT-ESPRIT QUI EST " DON "

1. " Don " peut-il être un nom personnel ? 2. Est-ce un nom propre du Saint-Esprit ?


ARTICLE 1 : " Don " peut-il être un nom personnel ?
Objections : 1. Tout nom personnel évoque une distinction en Dieu. Mais celui de don n'évoque pas de distinction en Dieu, puisque, selon S. Augustin, le Saint-Esprit, " don de Dieu, est ainsi donné qu'il se donne lui-même en tant qu'il est Dieu ". Par conséquent " le don " n'est pas un nom personnel.
2. Aucun nom personnel ne convient à l'essence divine. Or, d'après S. Hilaire, l'essence divine est le don que le Père donne au Fils. " Le don " n'est donc pas un nom personnel.
3. Selon S. Damascène, il n'y a ni sujet, ni serviteur dans les Personnes divines. Mais la qualification de don évoque certaine dépendance aussi bien à l'égard de celui qui reçoit qu'à l'égard de celui qui donne. " Le don " n'est donc pas un nom de Personne divine.
4. " Le don " implique un rapport à la créature. Il s'attribue donc à Dieu dans le temps, à ce qu'il semble. Mais les noms personnels, tels ceux de Père et de Fils, s'attribuent à Dieu éternellement. Dès lors, " le don " n'est pas un nom personnel.
En sens contraire, " de même, dit S. Augustin, que le corps de chair n'est pas autre chose que la chair, ainsi "le don du Saint-Esprit" n'est pas autre chose que le Saint-Esprit ". Or " le Saint-Esprit ", voilà bien un nom personnel ; donc " le don " est aussi un nom personnel.
Réponse : On appelle " don " ce qui est apte à être donné. Or, ce que l'on donne se rapporte et au donateur et au bénéficiaire ; si quelqu'un donne une chose, c'est qu'elle lui appartient ; et s'il la donne à un autre, c'est pour qu'elle appartienne désormais à cet autre. D'une Personne divine aussi, on dit qu'elle est " d'un autre", soit en raison de son origine, par exemple : " le Fils du Père ", soit parce qu'elle est en la possession d'un autre. Comment cela ? Nous possédons ce dont nous pouvons librement user ou jouir à volonté ; en ce sens, une Personne divine ne peut être possédée que par la créature raisonnable unie à Dieu. Les autres créatures peuvent bien être mues par une Personne divine : cela ne leur confère pas le pouvoir de jouir de cette divine Personne, ni d'user de son effet. Mais la créature raisonnable obtient parfois ce privilège, lorsqu'elle se met à participer du Verbe divin et de l'Amour qui procède, jusqu'à pouvoir librement connaître Dieu en vérité et l'aimer parfaitement. Donc la créature raisonnable peut seule posséder une personne divine. Quant à réaliser cette possession, elle ne peut y parvenir par ses propres forces : il faut que cela lui soit donné d'en haut, puisque, ce que nous tenons d'ailleurs, nous disons que cela nous est donné. Voilà comment il convient à une Personne divine d'être donnée, et d'être Don.
Solutions : 1. Dans la mesure où, dans l'expression " Don de tel ou de tel ", le complément nous réfère à l'origine, le terme de don y évoque bien une distinction personnelle. Cela n'empêche pas le Saint-Esprit de se donner lui-même, puisqu'il s'appartient et peut user ou mieux, jouir de lui-même. S. Augustin ne dit-il pas : " Qu'y a-t-il d'aussi tien que toi? " Mais on peut dire autrement et mieux : le don doit appartenir au donateur à quelque titre ; et ce rapport d'appartenance : être à quelqu'un, ou de quelqu'un, peut se vérifier de plusieurs manières. D'abord par identité, comme dans le passage qu'on vient de citer de S. Augustin : alors le don ne se distingue pas du donateur, mais seulement de celui à qui il est donné. En ce sens, on dit que le Saint-Esprit se donne lui-même. Une chose peut aussi être appelée la chose " de quelqu'un ", comme sa propriété ou son esclave ; alors le don se distingue essentiellement du donateur. En ce sens, le " don de Dieu " est quelque chose de créé. On dit enfin : ceci est la chose " d'un tel ", à raison uniquement de l'origine ; ainsi nous disons : le Fils du Père, le Saint-Esprit de tous deux. Si c'est bien en ce sens qu'on rapporte le don au donateur dans l'expression Don de Dieu, le Don se distingue alors personnellement du Donateur, et Don est un nom personnel.
2. Le don doit appartenir au donateur à un titre quelconque ; parmi ces titres possibles, il y a l'identité et l'origine. Or c'est au premier de ces titres que l'essence est qualifiée de don du Père au premier des sens ci-dessus ; autrement dit, l'essence est " du Père " par identité.
3. En tant que nom personnel en Dieu, Don n'implique aucune dépendance : il dit pure relation d'origine au donateur. Mais par rapport à celui à qui la donation est faite, il évoque libre usage ou jouissance.
4. On parle de don sans qu'il y ait donation effective, en tant que la chose est apte à être donnée. La personne divine s'appelle donc éternellement Don, bien qu'elle soit donnée dans le temps. D'ailleurs, le fait que ce nom implique un rapport à la créature ne suffit pas à en faire un attribut essentiel ; cela suppose simplement que quelque chose d'essentiel est inclus dans sa notion, comme l'essence est incluse dans la notion de personne, on l'a vu plus haut.


ARTICLE 2: " Don " est-il un nom propre du Saint-Esprit ?
Objections : 1. On appelle don ce qui est donné. Or, selon Isaïe (9, 6), " le Fils nous a été donné ". Donc ce nom le " Don " convient aussi bien au Fils qu'au Saint-Esprit.
2. Tout nom propre d'une personne signifie une de ses propriétés. Mais ce nom de Don ne signifie aucune propriété du Saint-Esprit. Ce n'est donc pas un nom propre de cette Personne.
3. On l'a vu : du Saint-Esprit, on peut dire qu'il est " l'Esprit de tel homme ". Mais on ne peut pas dire qu'il soit le Don de tel homme, mais seulement le Don de Dieu. C'est donc que l'appellation de Don n'est pas un nom propre du Saint-Esprit.
En sens contraire, S. Augustin a dit : " Pour le Fils, être né c'est tenir son être du Père ; de même pour le Saint-Esprit, être le Don de Dieu, c'est procéder du Père et du Fils. " Mais si procéder du Père et du Fils procure un nom au Saint-Esprit, ce sera son nom propre. Dès lors, Don est le nom propre du Saint-Esprit.
Réponse : Pris au sens personnel en Dieu, " le Don " est un nom propre du Saint-Esprit. On va s'en rendre compte par la considération suivante. D'après le Philosophe, il y a don au sens propre quand il y a donation sans retour, c'est-à-dire quand on donne sans attendre de rétribution ; " don " implique ainsi une donation gratuite. Or, la raison d'une donation gratuite est l'amour ; pourquoi donnonsnous gratuitement une chose à quelqu'un ? Parce que nous lui voulons du bien. Le premier don que nous lui accordons est donc l'amour, qui nous fait lui vouloir du bien. On voit donc ainsi que l'amour constitue le don premier, en vertu duquel sont donnés tous les dons gratuits.
Aussi, puisque le Saint-Esprit procède comme Amour, nous l'avons déjà dit, il procède en qualité de Don premier. C'est ce que dit S. Augustin : " Par le Don, qui est le Saint-Esprit, une multitude de dons sont distribués en propre aux membres du Christ. "
Solutions : 1. Parce que le Fils procède comme Verbe, donc, par définition, à la ressemblance de son principe, le nom d'Image est propre au Fils, bien que le Saint-Esprit, lui aussi, soit semblable au Père. De même, parce que le Saint-Esprit procède du Père comme Amour, le nom de Don est propre au Saint-Esprit, bien que le Fils aussi soit donné. Car cela même que le Fils nous soit donné provient de l'Amour du Père : " Dieu, dit S. Jean (3,13), a tant aimé le monde qu'il lui a donne son Fils unique. "
2. Le nom de Don dit rapport au donateur à titre d'origine. Par là il inclut la propriété d'origine du Saint-Esprit, c'est-à-dire la procession.
3. Avant qu'un don soit donné, il n'appartient qu'au donateur ; mais après qu'il a été donné, il appartient à qui on l'a donné. La qualité de Don n'implique donc pas nécessairement sa donation actuelle ; et dans ces conditions, on ne peut pas l'appeler le Don de l'homme, mais seulement le Don de Dieu, c'est-à-dire du donateur. Quand il a été donné, alors il est l'Esprit ou le Don " de l'homme ".
Nous avons jusqu'ici traité des Personnes divines considérées en elles-mêmes. Il nous reste à les comparer à l'essence (Q.39), aux propriétés (Q.40) et aux actes notionnels (Q.41) ; puis à les comparer entre elles (Q. 42).


QUESTION 39 : LA RELATION DES PERSONNES À L'ESSENCE
1. En Dieu, l'essence est-elle identique à la personne ? 2. Doit-on dire qu'il y a trois Personnes d'une seule essence ? 3. Les noms essentiels s'attribuent-ils aux Personnes au pluriel ou au singulier ? 4. Les adjectifs, verbes ou participes notionnels peuvent-ils s'attribuer aux noms essentiels pris au concret ? 5. Peuvent-ils s'attribuer aux noms essentiels pris abstraitement ? 6. Les noms des Personnes peuvent-ils s'attribuer aux noms essentiels concrets ? 7. Faut-il approprier aux Personnes les attributs essentiels ? 8. Quel attribut faut-il approprier à chaque Personne ?


ARTICLE 1 : En Dieu, l'essence est-elle identique à la personne ?
Objections : 1. Quand l'essence est identique à la personne ou suppôt, il n'y a qu'un suppôt pour une nature ; on le voit dans toutes les substances séparées. Car, lorsque deux choses sont réellement identiques, l'une ne peut se multiplier sans que l'autre se multiplie aussi. Or, en Dieu, il y a une essence et trois Personnes, on l'a vu plus haut. L'essence n'est donc pas identique à la personne.
2. Le oui et le non ne se vérifient pas simultanément du même sujet. Or de l'essence et de la personne on vérifie le oui et le non : la personne est distincte et multiple, l'essence ne l'est pas. Donc personne et essence ne sont pas identiques.
3. Rien n'est sujet de soi-même. Or la personne est sujet de l'essence : d'où son nom de " suppôt " ou " hypostase ". La personne n'est donc pas identique à l'essence.
En sens contraire, S. Augustin écrit : " Quand nous disons : la personne du Père, nous ne désignons pas autre chose que : la substance du Père. "
Réponse : Pour peu que l'on considère la simplicité de Dieu, la réponse à notre question ne fait pas l'ombre d'un doute. On l'a montré plus haut, en effet : la simplicité divine exige qu'en Dieu essence et suppôt soient identiques ; suppôt qui, dans les substances intellectuelles, n'est pas autre chose que la personne
Il semble que la difficulté vienne, ici, de ce que l'essence garde son unité malgré la multiplication des personnes. Et comme, selon Boèce, c'est la relation qui multiplie les personnes dans la Trinité, certains ont jugé que la différence entre personne et essence en Dieu provenait de ce que, selon eux, les relations étaient adjointes (assistentes) à l'essence ; dans les relations en effet, ils voyaient seulement l'aspect sous lequel elles sont " vers l'autre ", oubliant qu'elles sont aussi des réalités.
Mais, on l'a montré plus haut : si, dans les choses créées, les relations ont un être accidentel, en Dieu elles sont l'essence divine elle-même. Il s'ensuit qu'en Dieu l'essence n'est pas réellement autre chose que la personne, bien que les personnes se distinguent réellement entre elles. Rappelons en effet que la Personne désigne la relation en tant qu'elle subsiste dans la nature divine. Or la relation, comparée à l'essence, ne s'en distingue pas réellement, mais notionnellement seulement ; comparée à la relation opposée, elle s'en distingue réellement en vertu de l'opposition relative. C'est ainsi qu'il reste une essence et trois Personnes.
Solutions : 1. Dans les créatures, la distinction des suppôts ne peut pas être assurée par des relations, il y faut des principes essentiels ; et cela, parce que, dans les créatures, les relations ne sont pas subsistantes. Mais en Dieu elles sont subsistantes ; aussi peuvent-elles distinguer les suppôts grâce à leur opposition mutuelle. Et pourtant l'essence demeure indivisée, parce que, sous l'aspect où elles s'identifient réellement à l'essence, les relations elles-mêmes ne se distinguent pas entre elles.
2. En tant que l'essence et la personne, même en Dieu, nous présentent des aspects intelligibles distincts, on peut affirmer de l'une ce qu'on nie de l'autre ; et par suite l'une peut être sujet d'une attribution vraie sans que l'autre le soit.
3. On l'a dit plus haut : nous nommons les choses divines à la manière des choses créées. Or, les natures du monde créé sont individuées par la matière, laquelle est en effet sujet récepteur de la nature spécifique ; de là vient que les individus prennent les noms de sujets, suppôts, hypostases. Voilà aussi pourquoi même les personnes divines reçoivent ces noms de suppôts ou hypostases, bien que dans leur cas il n'y ait pas distinction réelle entre le sujet et ce dont elles sont le sujet.


ARTICLE 2 : Doit-on dire qu'il y a trois Personnes d'une seule essence?
Objections : 1. S. Hilaire dit que le Père, le Fils et le Saint-Esprit " sont trois par la substance, un par leur harmonie ". Or la substance de Dieu est son essence. Les trois Personnes ne sont donc pas " d'une seule essence ".
2. Selon Denys, on ne doit rien affirmer de Dieu, qui n'ait été formulé authentiquement par la Sainte Écriture. Or la Sainte Écriture n'a jamais dit expressément que le Père, le Fils et le Saint-Esprit " sont d'une seule essence ". Il ne faut donc pas le dire.
3. La nature divine, c'est l'essence. Il suffisait donc de dire que les trois Personnes sont d'une seule nature.
4. Il n'est pas d'usage de rapporter la personne à l'essence, en disant : " la personne de telle essence " ; mais on rapporte plutôt l'essence à la personne, en disant : " l'essence de telle personne ". Il semble donc pareillement contraire à l'usage de dire : " trois Personnes d'une seule essence ".
5. Selon S. Augustin, nous évitons de dire que les trois Personnes sont ex una essentia (" à partir d'une seule essence ") de peur de donner à penser qu'en Dieu l'essence est autre chose que la personne. Mais si les prépositions évoquent un passage et une distinction, il en est de même du génitif. Il faut donc, pour la même raison, s'abstenir de l'expression : tres personae sunt unius essentiae (d'une seule essence).
6. En parlant de Dieu, il faut éviter ce qui peut être occasion d'erreur. Mais notre formule peut être occasion d'erreur. S. Hilaire écrit en effet : " Parler de "l'unique substance du Père et du Fils", c'est évoquer ou bien un subsistant qui porte deux noms, ou bien une substance qui a fourni deux substances imparfaites, ou bien une tierce substance préalable qui aurait été prise et assumée par les deux autres. " Il ne faut donc pas dire que les trois personnes sont " d'une seule essence ".
En sens contraire, " le mot homoousion, dit S. Augustin, mot qui fut approuvé contre les ariens au Concile de Nicée, signifie que les trois Personnes sont d'essence unique ".
Réponse : On l'a dit plus haut, notre intellect ne nomme pas les choses divines selon leur mode à elles, faute de pouvoir les connaître ainsi ; il les nomme selon le mode rencontré dans les créatures Or, dans les choses sensibles où notre intellect puise sa connaissance, la nature d'une espèce donnée est individuée par la matière ; la nature tient ainsi le rôle d'une forme, et l'individu celui de sujet ou suppôt de la forme. Voilà pourquoi même en Dieu (il s'agit ici de notre mode de signifier) l'essence tient le rôle d'une forme des trois Personnes. Or, quand il s'agit des choses créées, notre langage rapporte toute forme à son sujet : la forme " de celui-ci ". On parle ainsi de la santé, de la beauté " de tel homme ". Mais on ne rapporte à la forme le sujet qui la possède que si la forme est accompagnée d'un adjectif qui la détermine. On dit ainsi : " cette femme est d'une beauté remarquable ", " cet homme est d'une vertu accomplie ". De même donc, puisqu'en Dieu il y a multiplication des personnes sans multiplication de l'essence, nous dirons : " l'unique essence des trois Personnes ", en prenant ces génitifs comme des déterminations de la forme.
Solutions : 1. Dans ce texte de S. Hilaire, " substance " est pris au sens d'hypostase, et non d'essence.
2. Il est exact que l'expression " trois Personnes d'une seule essence " ne se trouve pas textuellement dans l'Écriture. Cependant, on y trouve bien ce qu'elle signifie, par exemple en ce passage (Jn 10, 30) : " Mon Père et moi sommes un " ; et dans cet autre (Jn 10, 38 ; 14, 10) : " Je suis dans mon Père, et mon Père est en moi. " Beaucoup d'autres passages pourraient être allégués.
3. La nature désigne le principe d'action, mais " l'essence " se rapporte à l'être. Aussi, quand nous parlons de choses qui ont en commun une même action, par exemple de tout ce qui échauffe, on peut dire qu'elles sont de même nature, mais on ne peut dire qu'elles sont d'une seule essence que si c'est leur être qui est un. Donc, en disant que les trois Personnes ont la même essence, on exprime mieux l'unité divine qu'en disant " la même nature".
4. Il est d'usage de rapporter au sujet la forme tout court : " le courage de Pierre ". Mais on ne rapporte le sujet à la forme, que si l'on veut en déterminer la forme ; il faut alors deux génitifs : un pour signifier la forme, un autre pour signifier sa détermination. On dira ainsi : " Pierre est d'un courage incomparable. " Ou bien il faut un génitif qui en vaille deux ; on dit : " C'est un homme de sang ", c'est-à-dire qui verse beaucoup de sang. Donc, puisque nous signifions l'essence divine comme une forme pour la personne, il est correct de dire : " l'essence de cette personne" ; mais l'inverse est incorrect, à moins d'ajouter un mot déterminant l'essence : " le Père est une Personne d'essence divine ", ou bien : " les trois Personnes sont une seule essence ".
5. Les prépositions ex ou de n'introduisent pas une cause formelle, mais une cause efficiente ou matérielle. Or ces dernières causes sont toujours distinctes de leur effet ; car rien n'est sa propre matière, rien non plus n'est son propre principe actif. Au contraire, une chose donnée peut être sa propre forme, comme on le voit dans tous les êtres immatériels. Dès lors, quand on dit : " tres Personae unius essentiae "(trois Personnes d'une seule essence), signifiant ainsi l'essence d'une forme, on ne présente pas l'essence comme distincte de la personne ; au contraire on le ferait, si l'on disait : " tres Personae ex eadem essentia "(trois Personnes provenant de la même essence).
6. S. Hilaire a dit : " On ferait gravement tort aux choses sacrées, si, sous prétexte que certains ne les tiennent pas pour sacrées, il fallait les laisser disparaître. On comprend mal homoousion ? Peu m'importe, à moi qui l'entends correctement. " Et plus haut : " Disons la substance " une " parce que l'engendré reçoit la propre nature du Père, mais non pas parce qu'il y aurait partage, union ou communion " (à une substance préalable).


ARTICLE 3 : Les noms essentiels s'attribuent-ils aux Personnes au pluriel ou au singulier ?
Objections : 1. Attribués aux trois Personnes, les noms essentiels tels que " Dieu " doivent, semble til, se mettre au pluriel et non au singulier. De même, en effet, que le terme " homme " évoque un sujet possédant l'humanité, ainsi " Dieu " évoque un sujet possédant la déité. Or les trois Personnes sont trois possesseurs de la déité. Les trois Personnes sont donc trois Dieux.
2. Lorsque la Vulgate dit : " Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre ", l'original hébreu porte Elohim, qu'on peut traduire " les dieux " ou " les juges " ; et ce pluriel vise la pluralité des Personnes. Les trois Personnes sont donc plusieurs dieux, et non pas un seul Dieu.
3. Le mot res pris absolument paraît appartenir au genre substance. Or, attribué aux Personnes, il se met au pluriel ; S. Augustin écrit, par exemple : " Les res dont nous devons jouir sont le Père, le Fils et le Saint-Esprit. " On pourra donc mettre au pluriel les autres noms essentiels, quand on les attribue aux trois Personnes.
4. De même que le mot Dieu signifie : ce qui possède la déité, ainsi le mot personne signifie : ce qui subsiste en une nature intellectuelle quelconque. Or on dit : " Trois Personnes " ; nous pouvons pareillement dire : trois dieux.
En sens contraire, il est écrit (Dt 6, 4) : " Écoute, Israël, le Seigneur ton Dieu est un seul Dieu. "
Réponse : Parmi les noms essentiels, il en est qui signifient l'essence sous forme de substantifs, d'autres sous forme d'adjectifs. Les substantifs essentiels attribués aux trois Personnes se mettent au singulier, et non au pluriel. Tandis que les adjectifs attribués aux trois Personnes se mettent au pluriel. En voici la raison.
Les substantifs désignent ce qu'ils signifient comme une substance, tandis que les adjectifs le désignent comme un accident, c'est-à-dire comme une forme inhérente à un sujet. Or, la substance a unité ou pluralité par soi, comme elle a l'être par soi ; c'est pourquoi le substantif prend le singulier ou le pluriel suivant la forme qu'il signifie. Tandis que l'accident, qui a l'être dans un sujet, reçoit aussi du sujet son unité ou sa pluralité ; par suite, dans les adjectifs, le singulier ou le pluriel se prend des suppôts.
Dans les créatures, il est vrai, on ne rencontre de forme unique en plusieurs suppôts que dans le cas d'une unité d'ordre, comme la forme d'une multitude ordonnée. De fait, les mots qui signifient ce genre de forme s'attribuent à plusieurs au singulier, s'il s'agit de substantifs, mais non pas s'il s'agit d'adjectifs. On dit ainsi que " plusieurs hommes font un collège, une armée, un peuple " ; tandis qu'on dit : plusieurs hommes sont " collégiaux ". En Dieu, nous avons dit, nous signifions l'essence divine comme une forme, qui est simple et souverainement une, on l'a montré plus haut. Aussi, les substantifs qui signifient l'essence divine se mettent au singulier et non au pluriel, quand on les attribue aux trois Personnes. Et voilà pourquoi, de Socrate, Platon et Cicéron, nous disons que ce sont trois hommes, tandis que du Père, du Fils et du Saint-Esprit nous ne disons pas que ce sont " trois dieux" mais " un seul Dieu ". En trois suppôts de nature humaine, il y a en effet trois humanités ; mais dans les trois Personnes, il n'y a qu'une essence divine.
Mais les adjectifs essentiels attribués aux trois se mettent au pluriel, à cause de la pluralité des suppôts. On dit qu'ils sont trois existants, trois sages, trois éternels, incréés, immenses si l'on prend ces termes comme des adjectifs. Si on les prend comme des substantifs, on dit alors que les Trois sont un Incréé, un Immense, un Éternel, comme dit S. Athanase dans le Symbole qui porte son nom.
Solutions : 1. Le mot " Dieu " signifie bien " ayant la déité ", mais avec un mode de signification différent : " Dieu " est un substantif, tandis que " ayant la déité " est un adjectif. Dès lors, il y a bien " trois ayant la déité (étant Dieu) " sans que pour autant il y ait "trois dieux ".
2. Chaque langue a ses usages propres. En raison de la pluralité des suppôts, on dit en grec : " trois hypostases " ; en hébreu : " Elohim ", au pluriel. Nous, nous évitons le pluriel " Dieux " ou " Substances ", de peur qu'on ne rapporte cette pluralité à la substance ou essence.
3. Le mot res est un transcendantal. Pris au sens de relation, on le met au pluriel en Dieu ; pris au sens de substance, on le met au singulier. S. Augustin lui-même dit, à l'endroit cité : " Cette même Trinité est une certaine "réalité" suprême. "
4. La forme signifiée par le mot " personne " n'est pas l'essence ni la nature, mais la personnalité. Et puisque dans le Père, le Fils et le Saint-Esprit il y a trois personnalités, c'est-à-dire trois propriétés personnelles, le mot " personne " s'attribue aux trois non pas au singulier, mais au pluriel.


ARTICLE 4 : Les adjectifs, verbes ou participes notionnels peuvent-ils s'attribuer aux noms essentiels pris au concret ?
Objections : 1. Il le faudrait pour que la proposition " Dieu engendre Dieu " soit vraie ; mais cela semble impossible. En effet, au dire des logiciens, ce que signifie et ce que désigne le terme singulier coïncident. Or le mot " Dieu " paraît bien être un terme singulier, puisque nous avons dit qu'on ne peut l'employer au pluriel. Et puisqu'il signifie l'essence, il désigne donc aussi l'essence, et ne peut désigner la personne.
2. Quand le prédicat restreint la désignation du sujet, ce n'est pas en modifiant sa signification, mais uniquement en raison du temps connoté. Or quand on dit : " Dieu crée ", " Dieu" désigne l'essence. Quand on dit : " Dieu engendre ", le prédicat notionnel ne peut donc faire que le sujet " Dieu " désigne la Personne.
3. Si la proposition " Dieu engendre " est vraie, parce que le Père engendre, il sera vrai pareillement que " Dieu n'engendre pas ", puisque le Fils n'engendre pas. Il y a donc Dieu qui engendre et Dieu qui n'engendre pas ; il semble en découler qu'il y a deux dieux.
4. Si Dieu engendre Dieu, ce dieu qu'il engendre c'est lui-même ou un autre. Or il ne s'engendre pas lui-même : rien, dit S. Augustin, ne s'engendre soi-même. Il n'engendre pas non plus un autre Dieu, car il n'y a qu'un Dieu. Donc la proposition " Dieu engendre Dieu " est fausse.
5. Si Dieu engendre Dieu, ce Dieu qu'il engendre ou bien est Dieu le Père, ou bien ne l'est pas. Si c'est Dieu le Père, alors Dieu le Père est engendré. Si ce n'est pas Dieu le Père, il existe donc un Dieu qui n'est pas Dieu le Père. Mais ceci est faux. C'est donc qu'on ne peut pas dire : Dieu engendre Dieu.
En sens contraire, on dit dans le Symbole : Deum de Deo " Dieu de Dieu ".
Réponse : Certains ont pensé que le mot " Dieu " et les autres du même genre désignent l'essence proprement et par nature, mais que l'adjonction d'un terme notionnel les amène à désigner la personne. Cette opinion vient, semble-t-il, de ce qu'on a considéré les exigences de la simplicité divine ; celle-ci veut qu'en Dieu sujet et forme s'identifient : le possesseur de la déité, ou Dieu, est identiquement la déité.
Mais pour respecter la propriété des expressions, il ne suffit pas de considérer la réalité signifiée, il faut aussi tenir compte du mode de signification. Or le terme " Dieu " signifie l'essence divine dans un suppôt, comme le terme " homme " signifie l'humanité dans un suppôt. Cette autre considération a conduit à une seconde opinion, qui est préférable : le terme " Dieu " est capable, proprement et en vertu de son mode de signification, de désigner la personne, comme le terme " homme ".
Tantôt donc le mot " Dieu " désigne l'essence, comme par exemple dans : " Dieu crée ", où le prédicat convient au sujet en raison de la forme signifiée : la déité. Tantôt il désigne la personne : soit une seule, par exemple dans : " Dieu engendre ", soit deux : " Dieu spire ", soit les trois ensemble : " Au roi immortel des siècles, invisible, seul Dieu, honneur et gloire (1 Tm 1, 17). "
Solutions : 1. Le mot " Dieu " a bien en commun avec les termes particuliers que la forme signifiée par lui ne se multiplie pas ; mais il s'apparente aux termes communs, parce que la forme signifiée se trouve en plusieurs suppôts. Il n'est donc pas nécessaire qu'il désigne toujours l'essence qu'il signifie.
2. Cette objection est valable contre ceux qui pensaient (voir la réponse) que le mot " Dieu " n'est utilisable pour désigner la personne que par artifice, non en vertu de sa valeur propre et naturelle.
3. Ce n'est pas de la même manière que le mot " Dieu " et le mot " homme " sont aptes à désigner la personne. La forme signifiée par le mot "homme ", c'est-à-dire l'humanité, étant tellement divisée en des suppôts différents, ce terme désigne la personne, même sans addition qui le détermine à désigner une personne qui est un suppôt distinct. Par ailleurs, l'unité ou communauté de la nature humaine n'existe pas dans la réalité, mais seulement dans la pensée ; le terme " homme " ne désigne la nature commune que si le contexte l'exige, par exemple si l'on dit : "L'homme est une espèce. " Au contraire, la forme signifiée par le mot " Dieu ", c'est-à-dire l'essence divine, est une et commune dans la réalité : ce terme désigne donc de soi la nature commune, et si l'on veut lui faire désigner une personne, il faut le préciser. Aussi, quand on dit : "Dieu engendre ", le mot " Dieu " désigne la personne du Père, en raison de l'acte notionnel (propre au Père), qui lui est attribué. Mais quand nous disons : " Dieu n'engendre pas ", rien, dans le contexte ne précise qu'il s'agit de la personne du Fils, et l'on donne à entendre que la génération ne convient pas à la nature divine. Mais si l'on ajoute quelque chose, qui réfère le mot " Dieu " à la personne du Fils, la formule sera vraie ; par exemple : " Dieu engendré n'engendre pas. " La conclusion déduite dans l'argument : " Dieu est engendrant et Dieu est non engendrant " ne tient donc que si l'on réfère de quelque manière le mot " Dieu " aux personnes, si l'on dit par exemple : " Le Père est Dieu et engendre, et le Fils est Dieu et n'engendre pas. " Mais alors il ne s'ensuit plus qu'il y ait plusieurs dieux, puisque le Père et le Fils ne sont qu'un seul Dieu, nous l'avons dit.
4. La première branche du dilemme : " le Père s'engendre lui-même ", est évidemment fausse ; car le pronom réfléchi pose le même suppôt que le sujet auquel il renvoie. Qu'on ne vienne pas nous opposer le mot de S. Augustin : Deus Pater genuit alterum se. " Car, ou bien se est un ablatif, donnant le sens suivant : " Il engendre un Autre que lui " ; ou bien se exerce une référence simple, évoquant ainsi une identité de nature, mais alors l'expression est impropre ; ou bien enfin c'est une locution emphatique qui signifie : " ... engendre un autre lui-même", c'est-à-dire " un autre tout semblable à lui ".
L'autre branche du dilemme est fausse, elle aussi : " Il engendre un autre Dieu. " Car s'il est vrai que le Fils est " un autre que le Père ", on n'est pas autorisé à dire qu'il est " un autre Dieu " : ici " autre " fait office d'adjectif qualifiant le substantif " Dieu ", ce qui signifie division de la déité. Quelques théologiens pourtant concèdent la proposition : " Il engendre un autre Dieu. " Ils prennent là " un autre " pour un substantif auquel " Dieu " ferait apposition, autrement dit : " ... un autre qui est Dieu ". Mais c'est alors une manière impropre de parler, et qu'il faut éviter pour ne pas donner occasion d'erreur.
5. La première branche de ce nouveau dilemme, à savoir : " Dieu engendre un Dieu qui est Dieu le Père ", est fausse : car " le Père ", mis en apposition à " Dieu ", restreint ce terme à désigner la personne du Père. Le sens est donc : " Dieu engendre un Dieu qui est le Père en personne ", c'est-à-dire que le Père serait engendré : ce qui est faux. C'est donc la négative qui est vraie : " Dieu engendre un Dieu qui n'est pas Dieu le Père. " Si pourtant, en ajoutant une précision supposée sous-entendue, on pouvait ne pas entendre " Dieu le Père " comme une apposition, ce serait l'affirmative qui serait vraie, et la négative fausse. On voudrait dire alors : " Celui qui est Dieu, le Père, a engendré Dieu. " Mais c'est là une exégèse forcée ; il vaut mieux nier purement l'affirmative et concéder la négative.
Prévostin, il est vrai, a rejeté les deux branches du dilemme comme fausses. Voici la raison qu'il en donne : dans l'affirmation, le relatif " qui " peut évoquer simplement le suppôt ; mais dans la négation, il évoque à la fois forme et suppôt. L'affirmative de notre dilemme signifie ainsi qu'il convient à la personne du Fils d'être Dieu le Père ; et la négative refuse non seulement à la personne du Fils, mais même à sa déité, d'être Dieu le Père. A vrai dire, cette manière de voir ne paraît pas fondée en raison : au dire du Philosophe, ce qui peut faire objet d'affirmation, peut aussi faire objet de négation.


ARTICLE 5 : Les termes notionnels peuvent-ils s'attribuer aux noms essentiels pris abstraitement ?
Objections : 1. Il semble que les noms essentiels exprimés sous forme abstraite peuvent suppléer pour la Personne, et que par exemple l'expression : " l'Essence engendre l'essence " est vraie. S. Augustin écrit en effet : "Le Père et le Fils sont une seule sagesse, car ils sont une seule essence ; et considérés en leur distinction mutuelle, ils sont sagesse de sagesse, comme ils sont essence d'essence. "
2. Quand nous sommes engendrés ou dissous, il y a génération ou dissolution de ce qui est en nous. Mais le Fils est engendré ; et l'essence divine est en lui. Donc, semble-t-il, l'essence divine est engendrée.
3. Dieu est son essence divine, ainsi qu'on l'a montré. Or on a dit que la proposition " Dieu engendre Dieu " est vraie. Celle-ci l'est donc aussi : " L'Essence engendre l'essence. "
4. Si un attribut peut être dit d'un sujet, il peut servir à le désigner. Mais le Père est l'essence divine. Donc l'essence peut désigner s la personne du Père : et ainsi l'Essence engendre.
5. L'essence est une réalité engendrante, car elle est le Père, et celui-ci est l'engendrant. Donc, si l'essence n'engendre pas, elle sera une réalité engendrante et non engendrante : chose impossible.
6. S. Augustin dit que le Père est le principe de toute la déité. Or il n'est principe qu'en engendrant ou en spirant. Donc le Père engendre ou spire la déité.
En sens contraire : " Rien ne s'engendre soi-même ", dit S. Augustin. Or, si l'essence engendre l'essence, elle s'engendre elle-même, puisqu'il n'y a rien en Dieu qui se distingue de l'essence divine. Donc l'essence n'engendre pas l'essence.
Réponse : Sur ce point, l'abbé Joachim est tombé dans l'erreur ; il affirmait que, si l'on dit : " Dieu engendre Dieu ", on peut tout aussi bien dire " L'Essence engendre l'essence. " Il considérait, en effet, qu'en raison de la simplicité divine, Dieu n'est pas autre chose que l'essence divine. En cela, il s'abusait ; car pour s'exprimer avec vérité, il ne suffit pas de considérer les réalités signifiées par les termes, il faut aussi tenir compte de leur mode de signification, nous l'avons dit. Or, s'il est bien vrai qu'en réalité " Dieu est sa déité ", il reste que le mode de signifier n'est pas le même pour ces deux termes. Le terme " Dieu " signifie l'essence divine dans son sujet ; et ce mode de signifier lui donne une aptitude naturelle à désigner la personne. Ce qui est propre aux personnes peut ainsi s'attribuer au sujet " Dieu ", et l'on peut dire : " Dieu est engendré ou engendre ", comme on l'a vu précédemment. Mais le terme d'essence ne possède pas, par son mode de signifier, d'aptitude à désigner la personne, car il signifie l'essence comme une forme abstraite. C'est pourquoi les propriétés des personnes, c'est-à-dire ce qui les distingue mutuellement, ne peuvent pas être attribuées à l'essence ; car on signifierait ainsi qu'il y a distinction dans l'essence comme entre les suppôts.
Solutions : 1. Pour exprimer l'unité entre l'essence et la personne, les saints Docteurs ont parfois forcé leurs expressions au-delà des limites requises pour la propriété du langage. De pareilles formules ne sont pas à généraliser, mais plutôt à expliquer ; c'est-à-dire qu'on expliquera les termes abstraits par des termes concrets, ou même par des noms personnels. Ainsi la formule " essence d'essence " ou " sagesse de sagesse " doit s'entendre comme suit : " Le Fils qui est l'essence et la sagesse, procède du Père qui est l'essence et la sagesse. " Dans ces termes abstraits, on peut d'ailleurs noter un certain ordre : ceux qui ont trait à l'action ont plus d'affinité avec les personnes, puisque les actes appartiennent aux suppôts. L'expression : " nature de nature ", et cette autre : " sagesse de sagesse ", sont donc moins impropres que " essence d'essence ".
2. Dans les créatures, l'engendré ne reçoit pas la nature même, numériquement identique, que possède l'engendrant ; il en reçoit une, numériquement distincte, qui, par la génération, commence d'exister en lui à nouveau, et cesse d'exister par la dissolution ; ainsi la nature est engendrée et corrompue par accident. Mais Dieu engendré possède la nature même, numériquement la même, que possède l'engendrant ; la nature divine n'est donc pas engendrée dans le Fils, ni par soi, ni par accident.
3. Certes, " Dieu " et " la divine essence ", c'est tout un en réalité. Cependant, en raison du mode de signifier différent de chacun de ces termes, il faut parler différemment de l'un et de l'autre.
4. L'essence divine s'attribue au Père par identité, à cause de la simplicité divine. Il ne s'ensuit pas qu'elle puisse désigner le Père ; cela dent au mode de signifier qui est différent d'un terme à l'autre. La majeure de l'argument vaudrait s'il s'agissait d'attribuer un universel à son particulier.
5. Entre substantif et adjectif, il y a cette différence que les substantifs comprennent dans leur signification même le sujet auquel ils se rapportent, tandis que les adjectifs rapportent ce qu'ils signifient à un substantif sujet. D'où cette règle des logiciens : les substantifs font office de sujets, les adjectifs sont rattachés au sujet. Les substantifs personnels peuvent donc être attribués à l'essence en raison de l'identité réelle entre essence et personne, sans que du même coup la propriété personnelle introduise sa distinction dans l'essence ; elle s'applique au suppôt compris dans le substantif. Mais les adjectifs notionnels et personnels ne peuvent s'attribuer à l'essence que s'ils sont accompagnés d'un substantif. On ne peut pas dire : " L'essence est engendrante " ; mais on dira : "l'essence est une réalité engendrante, l'essence de Dieu engendrant ", pour que " réalité " et " Dieu " désignent la Personne. Il n'y a donc pas contradiction à dire : " L'essence est une réalité engendrante, et une réalité non engendrante " : dans le premier membre, " réalité " désigne la personne ; dans le second, l'essence.
6. La déité, qui est une en plusieurs suppôts, a quelque affinité avec la forme signifiée par un nom collectif. Ainsi, dans l'expression : " Le Père est le principe de toute la déité ", " la déité " peut s'entendre pour " l'ensemble des Personnes " ; et l'on veut dire que, entre toutes les Personnes divines, c'est le Père qui est le principe. Il n'est pas pour autant nécessaire qu'il soit principe de lui-même : ainsi quelqu'un est chef du peuple, sans l'être de soi-même. On peut encore dire qu'il est principe de toute la déité, non parce qu'il l'engendre ou la spire, mais parce qu'il la communique en engendrant ou en spirant.


ARTICLE 6 : Les noms des Personnes peuvent-ils s'attribuer aux noms essentiels concrets ?
Objections : 1. On ne peut pas, semble-t-il, attribuer les Personnes aux noms essentiels concrets, par exemple de dire : " Dieu est les trois Personnes ", ou " Dieu est la Trinité ". En effet, la proposition : " L'homme est tout homme " est fausse, car elle n'est vérifiée d'aucun des suppôts du sujet " homme " : Socrate n'est pas tout homme, Platon non plus, ni aucun autre. Or il en est de même de la proposition : " Dieu est la Trinité " : elle ne se vérifie d'aucun des suppôts de la nature divine. En effet, le Père n'est pas la Trinité ; le Fils non plus ; et pas davantage le Saint-Esprit. Donc la proposition : " Dieu est la Trinité " est fausse.
2. Dans la table de Porphyre [classification logique des êtres], on n'attribue pas les termes inférieurs à leurs supérieurs, sauf par attribution accidentelle, comme lorsqu'on dit : " L'animal est homme " ; il est, en effet, accidentel à l'animal comme tel d'être homme. Or, selon Damascène, le mot "Dieu" est aux trois Personnes comme un terme supérieur visàvis de ses inférieurs. Il semble bien que les noms des Personnes ne peuvent pas être attribués au sujet " Dieu ", sinon dans un sens accidentel.
En sens contraire, un sermon attribué à S. Augustin déclare : " Nous croyons que le Dieu unique est une Trinité de nom divin. "
Réponse : On l'a dit à l'article précédent, alors que les adjectifs personnels ou notionnels ne peuvent pas s'attribuer à l'essence, les substantifs le peuvent en raison de l'identité réelle entre l'essence et la personne. Or, l'essence divine est réellement identique aux trois Personnes, et pas seulement à l'une d'entre elles. On peut donc aussi bien attribuer à l'essence une Personne, ou deux, ou trois, et dire par exemple : " l'essence est le Père, le Fils et le Saint-Esprit ". En outre, on a dit que le mot " Dieu " est de soi apte à désigner l'essence. Et puisque la proposition : " L'essence est les trois Personnes " est vraie, celle-ci doit l'être également : " Dieu est les trois Personnes. "
Solutions : 1. Comme on l'a dit plus haut, le terme "homme " désigne de soi la personne, quoique le contexte puisse lui donner de désigner la nature commune. La proposition : " l'homme est tout homme " est donc fausse, parce qu'elle ne peut se vérifier d'aucun suppôt humain. Mais le terme " Dieu " désigne de soi l'essence ; et par suite, bien que la proposition " Dieu est la Trinité " ne se vérifie pour aucun suppôt de nature
divine, elle se vérifie pour l'essence. C'est faute de considérer ce point de vue que Gilbert de la Porrée a nié cette proposition.
2. La proposition : " Dieu ou l'essence divine est le Père ", est une attribution par identité, mais elle ne rentre pas dans le cas type de l'attribution d'un terme inférieur à son universel supérieur ; car en Dieu il n'y a ni universel, ni particulier. Dès lors, puisque la proposition : " le Père est Dieu " est vraie par soi, la proposition réciproque : " Dieu est le Père " est également vraie " par soi " et d'aucune façon " par accident ".


ARTICLE 7 : Faut-il approprier les noms essentiels aux Personnes ?
Objections : 1. Lorsqu'il s'agit de Dieu, on doit éviter tout ce qui peut être occasion d'erreur pour la foi ; S. Jérôme l'a bien dit : des formules insuffisamment pesées font encourir l'hérésie. Or, approprier à une Personne ce qui est commun aux trois, peut être occasion d'erreur pour la foi ; car on pourra penser que cet attribut ne convient qu'à la Personne à qui on l'approprie, ou qu'il lui convient davantage qu'aux autres. Il ne faut donc pas approprier aux Personnes les attributs essentiels.
2. Exprimés à l'abstrait, les attributs essentiels sont signifiés comme des formes. Mais le rapport d'une personne à une autre n'est pas celui d'une forme à son sujet ; forme et sujet ne font pas deux suppôts. Il ne faut donc pas approprier aux Personnes les attributs essentiels, surtout quand on les exprime sous forme abstraite.
3. Le terme propre précède logiquement le terme approprié, car " propre " sert à définir " approprié ". Mais ce sont au contraire les attributs essentiels qui précèdent les personnes dans notre manière de penser Dieu, de même que la notion commune précède la notion propre. On ne devrait donc pas approprier les attributs essentiels.
En sens contraire, l'Apôtre a dit (1 Co 1, 24) : " Le Christ, force de Dieu et sagesse de Dieu. "
Réponse : Pour manifester ce mystère de la foi, il convenait d'approprier aux Personnes les attributs essentiels. En effet, si, comme on l'a dit', la Trinité des personnes ne peut être établie par voie de démonstration, il convient pourtant d'en éclairer le mystère par des moyens plus accessibles à la raison que le mystère lui-même. Or, les attributs essentiels sont davantage à la portée de notre raison que les propriétés personnelles, puisque, à partir des créatures, dont nous tirons toute notre connaissance, nous pouvons aboutir avec certitude à la connaissance des attributs essentiels, nullement à celle des attributs personnels, comme il a été dit. De même donc que nous recourons aux analogies du vestige et de l'image, découvertes dans les créatures, pour manifester les Personnes divines, de même aussi nous recourons aux attributs essentiels. Manifester ainsi les Personnes au moyen des attributs essentiels, c'est ce qu'on nomme appropriation.
Recourir ainsi aux attributs essentiels pour manifester les Personnes divines, peut se faire de deux manières. La première procède par voie de ressemblance : par exemple, au Fils qui, en tant que Verbe, procède intellectuellement, on approprie les attributs concernant l'intelligence. L'autre procède par voie de dissemblance : on approprie ainsi la puissance au Père, selon S. Augustin, parce que les pères, en ce bas monde, souffrent ordinairement des infirmités de la vieillesse, et l'on entend écarter tout soupçon de pareilles faiblesses en Dieu.
Solutions : 1. Quand nous approprions les attributs essentiels aux Personnes, nous n'entendons pas les déclarer propriétés personnelles ; nous cherchons seulement à manifester les Personnes en faisant valoir des analogies ou des différences. Il n'en résulte donc aucune erreur pour la foi, mais bien plutôt une manifestation de la vérité.
2. Certes, si l'on appropriait les attributs essentiels de manière à en faire des propriétés des Personnes, il s'ensuivrait qu'une personne ferait pour l'autre office de forme : S. Augustin a repoussé cette erreur, en montrant que le Père n'est point sage de la sagesse qu'il engendre comme si le Fils seul était la sagesse, comme si l'attribut " sage " ne convenait pas au Père
considéré sans le Fils, mais seulement au Père et au Fils pris ensemble. En vérité, si le Fils est appelé sagesse du Père, c'est qu'il est sagesse issue de la sagesse du Père : chacun d'eux est sagesse par soi, et tous deux ensemble ne font qu'une sagesse. Le Père n'est donc point sage par la sagesse qu'il engendre, mais par la sagesse qui est son essence.
3. Dans l'ordre de notre pensée, l'attribut essentiel considéré comme tel précède en effet la Personne ; mais rien n'empêche que, considéré comme approprié, il présuppose la propriété personnelle. Ainsi la notion de couleur présuppose celle d'étendue, en tant que telle ; et pourtant la couleur est présupposée en nature à l'étendue blanche, en tant que blanche.


ARTICLE 8 : Quel attribut faut-il approprier à chaque Personne ?
Objections : 1. Il semble que les saints Docteurs ont attribué aux Personnes ces attributs essentiels d'une manière inacceptable. Car S. Hilaire dit : " L'éternité est dans le Père, la beauté dans l'Image, la jouissance dans le Présent. " Cette formule évoque les Personnes sous les trois noms propres de " Père, d'Image " (nom propre du Fils) et de " Présent ", c'est-à-dire " Don " (nom propre du Saint-Esprit, comme on l'a vu précédemment). Et elle leur approprie trois attributs : au Père, l'éternité ; au Fils, la beauté ; au Saint-Esprit, la jouissance. Voilà qui semble mal fondé. En effet, l'éternité évoque la durée de l'être ; la species (beauté) est un principe de l'être ; la jouissance relève de l'opération. Or, où a-t-on rencontré l'essence ou l'opération appropriées à une Personne ? L'appropriation ci-dessus ne convient donc pas.
2. S. Augustin écrit : " Dans le Père, est l'unité ; dans le Fils, l'égalité ; dans le Saint-Esprit, l'harmonie de l'unité et de l'égalité. " Or cela aussi fait difficulté. Une Personne ne peut pas être formellement qualifiée par ce qui appartient en propre à une autre ; ainsi, disions-nous plus haut, le Père n'est point sage de la sagesse engendrée. Mais S. Augustin poursuit : " Ces Trois sont un tous les trois, à cause du Père ; égaux tous les trois, à cause du Fils ; unis tous les trois, à cause du Saint-Esprit. " C'est donc à tort qu'il a approprié ces attributs aux Personnes.
3. Selon S. Augustin aussi, la puissance s'attribue au Père, la sagesse au Fils, la bonté au Saint-Esprit. Cette appropriation ne paraît pas non plus très heureuse ; car la force appartient à la puissance : or la force se trouve appropriée au Fils par S. Paul qui parle du " Christ, force de Dieu " ; voire au Saint-Esprit par S. Luc (6,19) : " Une force, dit-il, sortait de lui, et les guérissait tous. " La puissance ne doit donc pas s'approprier au Père.
4. S. Augustin dit encore : " Il ne faut pas entendre indistinctement la formule de l'Apôtre : "De lui, et par lui, et en lui" ; il dit "de lui" à cause du Père ; "par lui" à cause du Fils ; "en lui" à cause du Saint-Esprit. " Or cette appropriation ne paraît pas non plus convenir ; l'expression " en lui " semble évoquer le rôle de cause finale, c'est-à-dire de la première des causes ; elle devrait donc être appropriée au Père, qui est le principe sans principe.
5. La vérité se trouve appropriée au Fils, en S. Jean (14, 6) : "Je suis la voie, la vérité et la vie. " On approprie aussi au Fils le " Livre de vie " ; la Glose explique ainsi ce verset du Psaume 40, 8 : " En tête du livre, il est écrit de moi ; c'est-à-dire dans le Père, qui est ma tête. " Au Fils encore, on approprie le nom divin : " Celui qui est ". Car, sur ce mot d'Isaïe (65, 1 Vg) : " Je m'adresse aux nations ", la Glose note : " C'est le Fils qui parle, lui qui disait à Moïse : "Je suis Celui qui suis." "
Mais il semble que ce soient là des propriétés du Fils, et non pas de simples appropriations. En effet, selon S. Augustin, " la Vérité est la suprême similitude du principe, sans la moindre différence " ; et il semble que cela convienne en propre au Fils, qui a un principe. Le " Livre de vie ", lui aussi, paraît être un attribut propre, car il évoque un être qui procède d'un autre : tout livre a un auteur. Même le nom divin " Celui qui est " semble propre au Fils. Admettons en effet que ce soit la Trinité qui dise à Moïse : " Je suis Celui qui suis ", Moïse pouvait alors dire aux Hébreux : " Celui qui est Père, Fils et Saint-Esprit m'envoie vers vous. " Donc, il pouvait aller plus loin et dire la même chose en désignant spécialement une des Personnes. Mais il eût dit une fausseté, car aucune personne n'est Père, Fils et Saint-Esprit. Donc, le nom divin " Celui qui est " ne peut pas être commun à la Trinité : c'est un attribut propre au Fils.
Réponse : C'est à partir des créatures que notre esprit s'achemine à la connaissance de Dieu ; et pour considérer Dieu, il nous faut bien emprunter les procédés de pensée que nous imposent les créatures. Or, quand nous considérons une créature quelconque, quatre aspects s'offrent successivement à nous. D'abord on considère la chose en elle-même et absolument, comme un certain être. Puis on la considère en tant qu'une. Ensuite on y considère son pouvoir d'agir et de causer. Enfin on envisage ses relations avec ses effets. La même et quadruple considération s'offre donc à nous à propos de Dieu.
C'est de la première de ces considérations celle qui envisage Dieu absolument en son être que relève l'appropriation d'Hilaire, où l'on approprie l'éternité au Père, la beauté au Fils, la jouissance au Saint-Esprit. En effet, l'éternité, en tant qu'elle signifie l'être sans commencement, offre une analogie avec la propriété du Père, principe sans principe. La species ou beauté offre de son côté une analogie avec la propriété du Fils. Car la beauté requiert trois conditions. D'abord l'intégrité ou perfection : les choses tronquées sont laides par là même. Puis les proportions voulues ou harmonie. Enfin l'éclat : des choses qui ont de brillantes couleurs, on dit volontiers qu'elles sont belles.
Or, la première de ces conditions offre une analogie avec cette propriété du Fils de posséder en lui vraiment et parfaitement la nature du Père, en tant qu'il est Fils. S. Augustin l'insinue quand il dit : " En lui, c'est-à-dire dans le Fils, est la vie suprême et parfaite. "
La deuxième condition répond à cette autre propriété du Fils, d'être l'image expresse du Père. Aussi voyons-nous qualifier de "beau " tout portrait qui représente parfaitement le modèle, celui-ci fût-il laid. Augustin en touche un mot quand il note : " Lui, en qui est une si haute ressemblance et la suprême égalité... "
La troisième condition s'accorde avec la troisième propriété du Fils, Verbe parfait, " lumière et splendeur de l'intelligence ", comme dit Damascène. S. Augustin y touche aussi lorsqu'il dit :
" En tant que Verbe parfait et sans défaut, art en quelque sorte du Dieu tout-puissant... " Enfin l'usus (usage) ou jouissance offre une analogie avec les propriétés du Saint-Esprit, à condition de prendre usus au sens large, comme le verbe uti peut comprendre frui dans ses cas d'espèce ; saint Augustin dit ainsi qu'uti (user), c'est " prendre quelque chose à sa libre disposition ", et que frui (jouir), c'est " user avec joie. " En effet, l'" usage " dans lequel le Père et le Fils jouissent l'un de l'autre, s'apparente à cette propriété du Saint-Esprit : I'Amour. " Cette dilection, écrit S. Augustin, cette délectation, cette félicité ou béatitude, Hilaire lui donne le nom d'usus. " Quant à l'" usage " dont nous jouissons, nous, il répond à cette autre propriété du Saint-Esprit : le Don de Dieu. " Dans la Trinité, dit encore S. Augustin, le Saint-Esprit est la suavité du Père et du Fils, suavité qui s'épanche en nous et dans les créatures, avec une immense largesse et surabondance. " Et l'on voit dès lors pourquoi " éternité, beauté " et " jouissance " sont attribuées aux Personnes, à la différence des attributs " essence " et " opération ". Car ceux-ci ont une définition trop générale pour qu'on puisse y dégager un aspect qui offre des analogies avec les propriétés des Personnes.
La deuxième considération touchant Dieu est celle de son unité. A ce point de vue se rapporte l'appropriation de S. Augustin, qui attribue au Père l'unité, au Fils l'égalité, au Saint-Esprit l'harmonie ou union. Chacun de ces trois aspects implique l'unité, mais diversement. L'unité se pose absolument, sans rien présupposer. Aussi est-elle appropriée au Père, qui ne présuppose aucune autre personne, étant principe sans principe. Tandis que l'égalité dit unité dans la relation à l'autre : on est égal à un autre, quand on a la même dimension que lui. Aussi l'égalité est-elle appropriée au Fils, principe issu du principe. Enfin l'union évoque l'unité des deux sujets. Aussi on l'approprie au Saint-Esprit qui procède des deux premières Personnes.
Cette explication nous permet de saisir la pensée de S. Augustin, lorsqu'il dit : " Les Trois sont un à cause du Père, égaux à cause du Fils, unis à cause du Saint-Esprit. " Il est bien clair en effet qu'un prédicat quelconque s'attribue spécialement au sujet où il se rencontre d'abord ; ainsi tous les vivants, en ce monde matériel, sont-ils tels en raison de l'âme végétative, avec laquelle commence la vie, pour les êtres corporels. Or l'unité appartient au Père d'emblée, même en supposant l'impossible exclusion des deux autres Personnes ; cellesci tiennent donc leur unité du Père. Mais, si l'on fait abstraction des autres Personnes, on ne trouvera pas d'égalité dans le Père ; celle-ci apparaît dès qu'on pose le Fils. Aussi dit-on que tous sont égaux à cause du Fils ; non que le Fils soit principe d'égalité pour le Père, mais parce qu'on ne pourrait qualifier le Père d'" égal ", s'il n'y avait le Fils égal au Père. En celui-ci, l'égalité apparaît d'abord en regard du Fils ; quant au Saint-Esprit, s'il est égal au Père, il le tient du Fils. Pareillement, si l'on fait abstraction du Saint-Esprit, lien des deux, il devient impossible de concevoir l'unité de liaison entre le Père et le Fils ; aussi dit-on que tous sont liés ou " connexes " à cause du Saint-Esprit. En effet, dès qu'on pose le Saint-Esprit, apparaît la raison qui permet de dire du Père et du Fils qu'ils sont " connexes ".
La troisième considération qui envisage en Dieu sa puissance efficiente donne lieu à la troisième appropriation, celle des attributs de puissance, sagesse et bonté Cette appropriation procède par voie d'analogie, si l'on considère ce qui appartient aux Personnes divines ; par voie de différence, si l'on considère ce qui appartient aux créatures. La puissance, en effet, évoque un principe. Par là elle s'apparente au Père céleste, principe de toute la déité. Au contraire, elle fait parfois défaut chez les pères de la terre, en raison de leur vieillesse. La sagesse s'apparente au Fils qui est dans les cieux, car il est le Verbe, c'est-à-dire le concept de la sagesse. Mais elle fait parfois défaut chez les fils d'ici-bas, par manque d'expérience. Quant à la bonté, motif et objet d'amour, elle s'apparente à l'Esprit divin, qui est l'Amour. Mais elle peut s'opposer à l'esprit terrestre, qui comporte une sorte de violence impulsive : Isaïe (25, 4) parle ainsi de " l'esprit des violents, pareil à l'ouragan qui bat la muraille ". Que la force soit appropriée parfois au Fils et au Saint-Esprit, c'est vrai, mais non au sens où ce mot signifie la puissance ; c'est en cet emploi particulier du mot où l'on nomme "vertu" ou " force" un effet de la puissance, lorsqu'on dit qu'un ouvrage est très fort.
La quatrième considération envisage Dieu par rapport à ses effets. C'est de ce point de vue qu'on approprie la triade : " De lui, par lui, en lui. " En effet, la préposition " de " introduit tantôt la cause matérielle mais celle-ci n'a rien à faire en Dieu ; tantôt la cause efficiente, laquelle convient à Dieu en raison de sa puissance active. On l'approprie donc au Père, comme la puissance. La préposition " par " désigne tantôt une cause intermédiaire : l'ouvrier opère par son marteau. En ce sens " par lui " peut être mieux qu'approprié, ce peut être une propriété du Fils : " Par lui, tout a été fait ", dit S. Jean. Non que le Fils soit un instrument ; mais il est le Principe issu du Principe. Tantôt " par " désigne la cause formelle par quoi l'agent opère : l'ouvrier, dit-on, opère par son art. En ce sens, puisque la sagesse et l'art s'approprient au Fils, on lui approprie aussi " par lui ". Enfin la préposition " en " évoque un contenant. Or, Dieu contient les choses doublement : par ses idées d'abord, car on dit que les choses existent " en Dieu ", en ce sens qu'elles existent dans sa pensée ; alors l'expression " en lui " s'approprie au Fils. Mais Dieu contient aussi les choses en ce sens que sa bonté les conserve et les gouverne en les conduisant à la fin qui leur convient. Alors " en lui " s'approprie au Saint-Esprit, comme la bonté. D'ailleurs, il n'y a pas lieu d'approprier au Père, principe sans principe, la fonction de cause finale, bien qu'elle soit la première des causes. En effet, les Personnes dont le Père est le principe ne procèdent pas en vue d'une fin : chacune d'elle est la fin ultime. Leur procession est naturelle et paraît plutôt relever de la puissance naturelle que d'un vouloir.
Quant aux autres appropriations qui font difficulté : la vérité, d'abord, puisqu'elle concerne l'intellect, nous l'avons dit, s'approprie bien au Fils. Elle n'est pas cependant son attribut propre ; car on peut considérer la vérité soit dans la pensée, soit dans la réalité ; et puisque pensée et réalité (celle-ci entendue au sens essentiel) sont des attributs essentiels et non personnels, on doit en dire autant de la vérité. La définition d'Augustin alléguée ci-dessus concerne la vérité en tant qu'appropriée au Fils.
L'expression " Livre de vie " évoque, en son terme direct, la connaissance ; et dans son génitif, la vie. C'est en effet, nous l'avons dit, la connaissance que Dieu a de ceux qui posséderont la vie éternelle. On l'approprie donc au Fils, bien que la vie s'approprie au Saint-Esprit, en tant qu'elle comporte un mouvement d'origine intérieure et apparente ainsi à cet attribut propre du Saint-Esprit : l'Amour. Quant à la condition d'" écrit par un autre ", cela n'appartient pas au livre en tant que livre, mais en tant qu'oeuvre de l'art. L'expression n'implique donc pas d'origine, et par suite n'est pas un attribut personnel : elle s'approprie seulement à la personne.
Enfin le nom divin " qui est " s'approprie à la personne du Fils, non pas en vertu de sa signification propre, mais en raison du contexte : c'est-à-dire pour autant que la parole adressée par Dieu à Moïse préfigurait la libération du genre humain plus tard accomplie par le Fils. Cependant, si l'on considère la relation impliquée dans ce " qui ", le nom divin " qui est " pourrait se trouver rapporté à la personne du Fils. Alors il prendrait un sens personnel, par exemple si je dis : " Le Fils est le "Qui est" engendré, tout comme "Dieu engendre" est un nom personnel. Mais si l'antécédent de "Qui" demeure indéterminé, "Qui est" est un attribut essentiel. " Il est vrai encore que, dans la phrase : Iste qui est Pater, etc., le pronom iste (celui) paraît se rapporter à une personne déterminée ; mais la grammaire tient ainsi pour une personne n'importe quelle chose désignable comme du doigt, même s'il ne s'agit pas d'une personne en réalité : Cette pierre, cet âne. Aussi, toujours du point de vue grammatical, l'essence divine signifiée et posée en sujet par le mot Deus peut fort bien être désignée par le pronom iste, comme dans ce texte : Iste Deus meus et glorificabo eum (Celui-ci est mon Dieu, je le glorifierai).


QUESTION 40 : COMPARAISON DES PERSONNES AVEC LES RELATIONS OU PROPRIÉTÉS
1. La relation est-elle identique à la Personne ? 2. Est-ce que les relations distinguent et constituent les personnes ? 3. Si par la pensée on abstrait des personnes leurs relations, restetil des hypostases distinctes ? 4. Logiquement, les relations présupposentelles les actes des personnes, ou inversement ?


ARTICLE 1 : La relation est-elle identique à la Personne ?
Objections : 1. De deux termes identiques, si l'un se multiplie, l'autre se multiplie en même temps. Or il arrive qu'une seule personne ait plusieurs relations : le Père, par exemple, a la paternité, et la spiration commune. Il arrive inversement qu'une relation unique subsiste en deux personnes : ainsi la spiration commune existe dans le Père et dans le Fils. La relation n'est donc pas identique à la personne.
2. Selon le Philosophe, " rien n'est en soi-même. " Mais la relation est dans la personne ; et ce n'est point par simple identité, car à ce titre elle serait aussi dans l'essence. Donc relation (ou propriété) et personne ne sont pas identiques en Dieu.
3. Quand deux choses sont identiques, ce qui s'attribue à l'une s'attribue à l'autre. Mais tout ce qu'on attribue à la personne n'est pas du même coup attribuable à la propriété. Nous disons bien que le Père engendre, mais nous ne disons pas que la paternité engendre ou soit engendrante. La propriété n'est donc pas identique à la personne en Dieu.
En sens contraire, selon Boèce, il n'y a pas de différence en Dieu entre ce qui est et ce par quoi il est. Or c'est par sa paternité que le Père est Père. Donc le Père est identique à la paternité. Et le même raisonnement prouverait que les autres propriétés sont identiques aux autres personnes.
Réponse : Sur cette question, diverses opinions se sont fait jour. D'après certains, les propriétés ne sont pas les personnes. Ces théologiens ont été frappés par le mode de signification des relations, lesquelles posent leur signifié non pas dans un sujet, mais en regard d'un terme : d'où la qualification d'assistentes ou adjointes, donnée par eux aux relations, comme on l'a expliqué plus haut. Mais, considérée comme une réalité d'ordre divin, la relation est l'essence elle-même ; et cette essence est identique à la personne. La relation est donc nécessairement identique à la personne, nous l'avons montré.
Selon d'autres, qui prennent cette identité en considération, les propriétés sont bien les personnes, mais elles ne sont pas dans les personnes ; en effet, ces théologiens ne posent de propriétés en Dieu que par manière de parler, nous l'avons dite. Mais nous avons montré qu'il faut bel et bien poser des propriétés en Dieu ; propriétés qu'on signifie en termes abstraits, à titre de formes, en quelque sorte, des personnes, tout en étant les personnes même. Nous en disons autant de l'essence : elle est en Dieu, et pourtant elle est Dieu.
Solutions : 1. Identiques en réalité, personne et propriété gardent pourtant entre elles une distinction de raison ; c'est pourquoi il peut y avoir multiplication de l'une sans l'autre. Notons cependant que la simplicité divine nous présente un double type d'identité réelle unifiant en Dieu des aspects qu'on trouve distincts dans le créé. Tout d'abord, la simplicité divine exclut la composition de matière et de forme ; c'est-à-dire qu'en Dieu l'abstrait et le concret, par exemple, la déité et Dieu s'identifient. En second lieu, la simplicité divine exclut toute composition de sujet et accident, c'est-à-dire que tout attribut divin est l'essence divine : et ceci entraîne l'identité en Dieu de la sagesse et de la puissance, puisque l'une et l'autre sont l'essence divine. Or, ce double type d'identité se vérifie entre personne et propriété D'une part, les propriétés personnelles s'identifient aux personnes comme l'abstrait au concret ; elles sont en effet les personnes subsistantes mêmes : la paternité est le Père, la filiation est le Fils, la procession est le Saint-Esprit. D'autre part, les propriétés non personnelles s'identifient aux personnes, selon cette autre loi d'identité qui fait qu'en Dieu tout attribut est l'essence. Ainsi la spiration commune est identique à la personne du Père et à la personne du Fils. Non qu'elle constitue une personne unique qui subsisterait par soi ; c'est une propriété unique en deux personnes, on l'a dit plus haut.
2. Au seul titre de leur identité, on dit bien que les propriétés sont dans l'essence. Mais quand on dit qu'elles sont " dans " les personnes, on fait valoir, outre l'identité réelle, le mode sous lequel on les signifie, qui est celui d'une forme dans son sujet. Aussi les propriétés déterminent et distinguent les personnes, mais non pas l'essence.
3. Les participes et les verbes notionnels signifient des actes notionnels ; et les actes appartiennent aux suppôts. Or, on ne signifie pas les propriétés comme des suppôts, mais comme les formes des suppôts. Ce sont donc les exigences du mode de signifier qui interdisent d'attribuer aux propriétés les participes et les verbes notionnels.


ARTICLE 2 : Est-ce que les relations distinguent et constituent les personnes ?
Objections : 1. Ce qui est simple est distinct par soi. Or les personnes sont souverainement simples. Elles sont donc distinctes par soi, et non point par leurs relations.
2. Une forme ne se distingue que par son genre ; si le blanc se distingue du noir, c'est bien selon la qualité. Or l'hypostase signifie l'individu du genre substance. Ce n'est donc pas par des relations que les hypostases peuvent se distinguer.
3. L'absolu est antérieur au relatif. Mais la distinction première est celle des personnes divines. Cellesci ne se distinguent donc pas par des relations.
4. Ce qui présuppose une distinction ne peut pas en être le principe premier. Or, la relation présuppose la distinction (des termes corrélatifs), puisqu'elle la contient dans sa définition : l'essence du relatif consiste, dit-on, à se rapporter à l'autre. Le principe premier de distinction en Dieu ne peut donc pas être la relation.
En sens contraire, Boèce dit que seule la relation introduit une pluralité dans la Trinité des Personnes divines.
Réponse : En toute pluralité où l'on trouve un élément commun, il faut bien chercher un élément distinctif. Et puisque les trois personnes communient dans l'unité d'essence, il faut nécessairement chercher quelque chose qui les distingue et fasse qu'elles soient plusieurs. Or, chez ces personnes divines il y a deux choses en quoi elles diffèrent : l'origine et la relation. Non qu'origine et relation soient réellement différentes, mais leur mode de signification n'est pas le même. On signifie l'origine comme une action : la génération, par exemple ; la relation, comme une forme : la paternité.
Certains donc, considérant que la relation suit l'acte, ont pensé qu'en Dieu les hypostases se distinguent par l'origine ; c'est-à-dire que le Père se distingue du Fils précisément parce que l'un engendre, et que l'autre est engendré. Quant aux relations ou propriétés, ce sont des conséquences manifestant la distinction des hypostases ou personnes. Ainsi, dans les créatures, les propriétés manifestent la distinction des individus, distinction procurée par les principes matériels.
Mais cette opinion n'est pas soutenable, pour deux raisons. Tout d'abord, pour saisir deux choses comme distinctes, il faut en saisir la distinction par quelque chose d'intrinsèque à toutes deux, par exemple, dans les êtres créés, par la matière ou par la forme. Or, nous ne signifions pas l'origine de la chose comme un élément intrinsèque à celle-ci, mais comme une voie qui va d'une chose à l'autre : ainsi la génération se présente comme une voie qui part de l'engendrant et aboutit à l'engendré. Il est donc impossible que ces deux réalités, l'engendrant et l'engendré, se distinguent par la seule génération ; il faut saisir en l'un et en l'autre des éléments qui les distinguent l'un de l'autre. Or dans la personne divine, il n'y a rien d'autre à saisir pour l'esprit que l'essence et la relation (ou propriété) ; et puisque l'essence est commune, c'est donc par leurs relations que les personnes se distinguent entre elles.
Seconde raison. N'allons pas concevoir la distinction des personnes divines comme la division d'un élément commun, car l'essence commune reste indivise. Il faut que les principes distinctifs constituent eux-mêmes les réalités qu'ils distinguent. Or, précisément, les relations (ou propriétés) distinguent ou constituent les hypostases ou personnes en étant elles-mêmes les personnes subsistantes ; ainsi la paternité est le Père, la filiation est le Fils, puisqu'en Dieu l'abstrait et le concret s'identifient. Mais il est contraire à la notion d'origine de constituer l'hypostase ou personne. Car l'origine exprimée à l'actif est signifiée comme jaillissant de la Personne, qu'elle présuppose par conséquent. Et l'origine étant exprimée au passif, la " naissance ", par exemple, est signifiée comme une voie vers la personne subsistante, et non comme un élément constitutif de cette personne.
Il vaut donc mieux dire que les personnes ou hypostases se distinguent par leurs relations, plutôt que par l'origine. S'il est vrai qu'elles se distinguent sous ces deux aspects, c'est pourtant d'abord et principalement par les relations, compte tenu du mode de signification. De là vient que le nom de " Père " signifie l'hypostase, et non seulement la propriété ; alors que celui de " géniteur " ou " engendrant " signifie seulement la propriété. En effet " Père " signifie la relation de paternité qui distingue et constitue l'hypostase ; alors que " engendrant " ou " engendré " signifie l'origine ou génération qui ne distingue ni ne constitue l'hypostase.
Solutions : 1. Les personnes sont les relations subsistantes mêmes. Donc quand on dit qu'elles se distinguent par leurs relations, on ne porte aucune atteinte à la simplicité des personnes divines.
2. Les personnes ne se distinguent ni dans leur être substantiel, ni en aucun attribut absolu, mais uniquement en ce qui les qualifie l'une par rapport à l'autre. Aussi la relation suffitelle à les distinguer.
3. Plus une distinction est première, plus elle est proche de l'unité ; autrement dit, moins elle doit distinguer. La distinction des personnes divines doit être assurée par ce qui distingue le moins, donc par les relations.
4. La relation présuppose la distinction des sujets, quand elle est un accident ; mais si elle est subsistante, elle ne présuppose pas cette distinction, elle l'apporte avec elle. Quand on dit que l'essence de la relation consiste à se rapporter à l'autre, cet " autre " désigne le corrélatif : or celui-ci n'est pas antérieur au relatif, il lui est simultané par nature.


ARTICLE 3 : Si par la pensée on abstrait des personnes leurs relations, reste-t-il des hypostases distinctes ?
Objections : 1. Le concept inclus dans un autre concept qui lui ajoute une différence, demeure intelligible quand on supprime cette différence. Ainsi "homme " ajoute une différence à " animal " ; si l'on supprime la différence : raisonnable, il reste l'objet de pensée : animal. Or, la personne ajoute une différence à l'hypostase ; la personne, dit-on, c'est "l'hypostase distinguée par une propriété qui concerne la dignité ". Si donc on retire de la personne la propriété personnelle, il reste l'hypostase.
2. Ce qui fait que le Père est Père, ne fait pas qu'il est quelqu'un. En effet, c'est la paternité qui fait que le Père est Père ; et si elle lui donnait aussi d'être quelqu'un, il s'ensuivrait que le Fils, faute de paternité, ne serait pas quelqu'un. Si donc, par la pensée, on ôte au Père la paternité, il lui reste d'être quelqu'un, autrement dit une hypostase. Ainsi, quand on retire à la personne sa propriété, il reste une hypostase.
3. S. Augustin écrit : " Inengendré " et " Père " ne sont pas des termes synonymes ; même si le Père n'avait pas engendré de Fils, rien n'empêcherait de l'appeler " Inengendré ". Mais s'il n'avait pas engendré le Fils, il n'y aurait pas en lui de paternité. On voit donc que, sans la paternité, l'hypostase du Père demeure sous la détermination d'Inengendré.
En sens contraire, S. Hilaire dit : " Le Fils n'a que cela en propre : d'être né. " Or, c'est par sa naissance qu'il est Fils. Donc si l'on écarte la filiation, il n'y a plus d'hypostase du Fils. Et on ferait le même raisonnement pour les autres personnes.
Réponse : L'abstraction opérée par la pensée est double. Dans un cas, on dégage l'universel du particulier : d'homme, par exemple, on abstrait animal. Dans l'autre cas, on dégage la forme de la matière ; ainsi l'intellect abstrait la forme de cercle hors de toute matière sensible.
Entre ces deux types d'abstraction il y a cette différence : dans l'abstraction qui dégage l'universel du particulier, le terme à partir duquel on abstrait ne subsiste pas dans la pensée. De l'objet de pensée : homme, ôtons la différence : raisonnable : il ne reste plus d'homme dans la pensée, mais seulement l'animal. Mais dans l'abstraction qui dégage la forme de la matière, les deux termes demeurent ; quand du bronze j'abstrais la forme du cercle, tous les deux demeurent séparément objets de notre pensée : l'objet " cercle " et l'objet " bronze ".
En Dieu, sans doute, il n'y a réellement ni universel, ni particulier ; ni matière, ni forme. Il y a pourtant quelque analogue de ces divisions dans notre manière d'exprimer les réalités divines. Damascène dit ainsi qu'en Dieu "le commun, c'est la substance ; le particulier, c'est l'hypostase ". Donc, si nous parlons d'abstraction analogue à celle qui dégage l'universel du particulier, quand on met de côté les propriétés, ce qui reste dans la pensée c'est l'essence commune, et non pas l'hypostase du Père (l'hypostase tenant lieu ici de particulier). Mais si nous parlons d'abstraction analogue à celle qui sépare la forme de la matière, alors, quand on met de côté les propriétés non personnelles, on saisit encore les hypostases ou personnes ; ainsi, par la pensée écartons du Père la propriété d'inengendré ou celle de spirant : l'hypostase ou personne du Père demeure dans la pensée. Mais si par la pensée on met de côté la propriété personnelle, l'hypostase s'évanouit. En effet, n'imaginons pas que les propriétés personnelles surviennent aux hypostases divines comme une forme advient au sujet préexistant elles apportent plutôt leur suppôt avec soi ; mieux, elles sont la personne subsistante même : la paternité, par exemple, est le Père lui-même. La raison en est que l'hypostase, autrement dit : la substance individuelle, désigne ce qui est distinct en Dieu. Or c'est la relation, disionsnous plus haut qui distingue et constitue l'hypostase. Il s'ensuit qu'une fois les relations personnelles écartées par la pensée, il n'y a plus d'hypostases.
Il est vrai que pour certains, nous l'avons dit plus haut, les hypostases divines se distinguent par la simple origine, et non par leurs relations ; on concevrait le Père comme une hypostase du seul fait qu'il ne procède d'aucun autre ; le Fils, du fait qu'il procède d'un autre par génération. Quant aux relations qui viennent s'ajouter comme des propriétés ennoblissantes, elles constituent en la qualité de personne : d'où leur nom de " personnalités ". Donc si, par la pensée, on écarte ces relations, on a encore des hypostases, mais non plus des personnes.
Mais cela ne se peut pas, pour deux raisons. D'abord, ce sont les relations qui distinguent et constituent les hypostases, nous l'avons dit. Ensuite, toute hypostase de nature raisonnable est une personne, comme il ressort de la définition de Boèce : " La personne est "la substance individuelle de nature raisonnable". " Aussi, pour avoir une hypostase qui ne soit pas une personne, c'est de la nature qu'il faudrait " abstraire " la rationalité, au lieu d'" abstraire " de la personne sa propriété...
Solutions : 1. Ce que la personne ajoute à l'hypostase, ce n'est pas " une propriété distinctive " sans plus, mais " une propriété distinctive qui concerne la dignité " : toute cette formule est à prendre comme une différence unique. Or, la propriété distinctive concerne la dignité, pour autant qu'on y sousentend l'excellence de " subsistant en la nature raisonnable ". Aussi, une fois la propriété distinctive écartée par la pensée, il n'y a plus d'hypostase ; celle-ci ne demeurerait que si on retirait à la nature la différence " raisonnable ".
2. C'est par sa paternité que le Père est Père, qu'il est une personne et quelqu'un (c'est-à-dire une hypostase). Et cela n'empêche pas plus le Fils d'être quelqu'un (ou une hypostase), que d'être une personne.
3. S. Augustin ne veut pas dire que, sans la paternité, l'hypostase du Père demeure au seul titre d'inengendré, comme si l'innascibilité constituait et distinguait l'hypostase du Père ; ceci n'est pas possible puisque inengendré n'exprime rien de positif et n'est qu'une négation, de l'aveu même d'Augustin. Dans le passage allégué, inengendré est pris dans un sens très général : tout inengendré, en effet, n'est pas père Donc, si l'on met de côté la paternité, il n'y a plus en Dieu d'hypostase du Père, distincte des autres personnes : il y a seulement l'hypostase d'un Dieu distinct des créatures, comme peuvent l'entendre les Juifs, par exemple.


ARTICLE 4 : Logiquement, les relations présupposentelles les actes des personnes, ou inversement ?
Objections : 1. Le Maître des Sentences dit : " Dieu est toujours Père, parce qu'il engendre toujours son Fils. " Où il paraît bien que la génération précède en raison la paternité.
2. Toute relation présuppose logiquement ce qui la fonde ; ainsi l'égalité présuppose la quantité. Or, la paternité est une relation fondée sur l'action, à savoir sur la génération. Donc la paternité présuppose la génération.
3. Entre génération active et paternité, il y a le même rapport qu'entre naissance et filiation. Or la filiation présuppose la naissance, car Dieu est le Fils parce qu'il est né. La paternité présuppose donc aussi la génération.
En sens contraire, la génération est une opération de la personne du Père. Or c'est la paternité qui constitue la personne du Père. Donc la paternité est présupposée logiquement à la génération.
Réponse : Si l'on tient que les propriétés au lieu de distinguer et constituer les hypostases ne font que manifester les hypostases déjà distinctes et constituées, il faut dire alors purement et simplement que, dans l'ordre de notre pensée, les relations suivent les actes notionnels. Et l'on pourra dire purement et simplement : " Parce que Dieu engendre, il est Père. "
Mais si l'on admet qu'en Dieu ce sont les relations qui distinguent et constituent les personnes, il faut alors recourir à une distinction. En effet, nous concevons et exprimons l'origine en Dieu ou bien à l'actif, ou bien au passif : à l'actif, nous attribuons la génération au Père, et nous attribuons la spiration (entendue comme acte notionnel) au Père et au Fils. Au passif, nous attribuons la naissance au Fils, la procession au Saint-Esprit. Or, prises au sens passif, les origines précèdent purement et simplement en raison les propriétés des personnes qui procèdent, même leurs propriétés personnelles, parce que l'origine, prise au sens passif est conçue et signifiée comme une voie vers la personne que la propriété constitue. Pareillement, l'origine prise au sens actif précède logiquement la relation non personnelle de la personne principe ; c'est-à-dire que l'acte notionnel de spiration précède logiquement la propriété relative innommée qui est commune au Père et au Fils. Mais la propriété personnelle du Père peut faire l'objet d'une double considération. Comme relation, d'abord ; et de ce chef encore, elle présuppose logiquement l'acte notionnel, la relation étant fondée sur l'acte. Ensuite, comme constituant la personne ; sous cet aspect, la relation doit être présupposée à l'acte notionnel, comme la personne qui agit est logiquement présupposée a son action .
Solutions : 1. Dans cette sentence du Maître, " parce qu'il engendre, il est Père ", le mot " Père " est un attribut évoquant simplement la relation de paternité ; il ne signifie pas expressément la personne subsistante. Avec ce dernier sens, il faudrait retourner la formule : " parce que c'est le Père, il engendre ".
2. Cette objection vaut pour la paternité considérée comme relation, mais non pas comme constituant la personne.
3. La naissance est la voie qui mène à la personne du Fils. Sous cet aspect, elle précède la filiation, même en tant que celle-ci constitue la personne du Fils. Mais la génération active se conçoit et signifie comme émanant de la personne du Père ; aussi présupposetelle la propriété personnelle du Père.


QUESTION 41 : COMPARAISON DES PERSONNES AVEC LES ACTES NOTIONNELS
1. Faut-il attribuer aux personnes les actes notionnels ? 2. Ces actes sont-ils nécessaires ou volontaires ? 3. La personne procède-t-elle de rien ou de quelque chose ? 4. Faut-il poser en Dieu une puissance relative aux actes notionnels ? 5. En quoi consiste cette puissance ? 6. Les actes notionnels peuvent-ils se terminer à plusieurs personnes ?


ARTICLE 1 : Faut-il attribuer aux personnes les actes notionnels ?
Objections : 1. Selon Boèce, " tous les genres, dès qu'on les applique à qualifier Dieu, se muent en la substance divine, exception faite des termes relatifs ".Or l'action est l'un des dix genres. Donc, si l'on attribue une action à Dieu, elle appartiendra à son essence, et non pas à la notion.
2. Pour S. Augustin, tout ce qu'on énonce de Dieu lui est attribué soit à titre de substance, soit
à titre de relation. Mais ce qui appartient à la substance divine se trouve exprimé par les attributs essentiels ; ce qui appartient à la relation, est exprimé par les noms des personnes et par ceux des propriétés. Il n'y a donc pas lieu d'attribuer encore aux personnes des actes notionnels.
3. C'est une propriété de l'action, qu'elle entraîne avec elle une passion. Mais nous n'admettons pas de passions en Dieu. Il ne faut donc pas non plus y admettre des actes notionnels.
En sens contraire, S. Augustin dit qu'" il est propre au Père d'engendrer le Fils ". Or engendrer est un acte ; il faut donc poser des actes notionnels en Dieu.
Réponse : Dans les Personnes divines, la distinction se prend selon l'origine. Mais une origine ne peut se désigner convenablement que par des actes. Donc, quand on a voulu désigner l'ordre d'origine entre les Personnes divines, il a bien fallu attribuer aux personnes des actes notionnels.
Solutions : 1. Toute origine se désigne par un acte. Mais on peut attribuer à Dieu deux ordres d'origine. L'une concerne la procession des créatures ; mais c'est là un attribut commun aux trois Personnes. C'est pourquoi les actions attribuées à Dieu pour désigner la procession des créatures appartiennent à l'essence. Mais on considère en Dieu un autre ordre d'origine : une personne y procède d'une autre. Aussi les actes qui désignent cet ordre d'origine sont-ils qualifiés de " notionnels " : on sait que les " notions " des personnes sont les rapports mutuels entre ces personnes.
2. Actes notionnels et relations des personnes ne diffèrent que par leur mode de signifier ; en réalité, c'est une seule et même chose. Le Maître des Sentences disait ainsi que la génération et la naissance " prennent en d'autres termes, le nom de paternité et de filiation ". Pour en être certain, il faut remarquer ceci. C'est le mouvement qui nous a d'abord permis de conjecturer un lien d'origine entre une chose et une autre ; dès qu'une chose est tirée hors de son état par un mouvement, il nous est apparu que cela provenait de quelque cause. De là vient que, dans sa signification originelle, le terme d'action évoque l'origine du mouvement. Le mouvement, en effet, en tant qu'il est dans le mobile pour l'effet d'un autre, se nomme passion ; et l'origine du mouvement lui-même en tant que celui-ci part d'un autre et se termine en ce qui est mû, prend le nom d'action. Donc, si l'on élimine le mouvement, action n'évoque plus que l'ordre d'origine, en tant qu'il va de la cause ou principe à ce qui en provient. Et puisqu'en Dieu il n'y a pas de mouvement, l'action personnelle du principe producteur d'une personne n'est pas autre chose que son rapport de principe à la personne qui en procède. Ces rapports, d'ailleurs, ce sont les relations mêmes ou notions. Mais, comme nous ne pouvons parler des choses divines et intelligibles qu'à la manière des choses sensibles d'où nous tirons notre connaissance ; et comme en cellesci les actions et passions, en raison du mouvement qu'elles impliquent, sont distinctes des relations résultant des actions et passions, il a bien fallu signifier les rapports des personnes par deux catégories distinctes de termes : par manière d'actes, et par manière de relations. Ainsi il est clair qu'en réalité il s'agit d'une seule et même chose ; il n'y a de différence que dans le mode de signifier.
3. Oui, en tant que l'action évoque l'origine du mouvement, elle entraîne de soi une passion. Mais ce n'est pas en ce sens qu'on affirme une action dans les Personnes divines ; dès lors, on n'y pose rien de "passif", sinon du point de vue de la grammaire, dans l'expression verbale : comme on dit que le Père engendre, ainsi dit-on que le Fils est engendré.


ARTICLE 2 : Les actes notionnels sont-ils nécessaires ou volontaires ?
Objections : 1. S. Hilaire écrit : " Ce n'est pas sous l'impulsion d'une nécessité naturelle que le Père a engendré le Fils. "
2. L'Apôtre dit (Col 1, 13) : " Dieu nous a transférés dans le royaume du Fils de sa dilection. " Or, la dilection appartient à la volonté. C'est donc par volonté que le Fils est engendré du Père.
3. Rien n'est plus volontaire que l'amour. Or, c'est comme Amour que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils. Il procède donc volontairement.
4. Le Fils procède par mode intellectuel comme Verbe. Mais c'est volontairement que tout verbe est émis par celui qui parle. Le Fils procède donc du Père par volonté, et non par nature.
5. Ce qui n'est pas volontaire est nécessaire. Donc, si le Père, n'a pas engendré le Fils par volonté, il s'ensuit qu'il l'a engendré par nécessité. Or S. Augustin enseigne le contraire dans l'ouvrage qu'il a adressé à Orose.
En sens contraire, dans ce même ouvrage, S. Augustin déclare que le Père n'a engendré le Fils ni par volonté, ni par nécessité.
Réponse : La proposition : " Ceci existe ou se produit volontairement ", qui traduit l'ablatif uoluntate, peut d'abord signifier une pure concomitance ; je puis dire ainsi que je suis homme volontairement, puisque je veux être homme. En ce sens on pourra dire que le Père a engendré son Fils volontairement, de même qu'il est Dieu volontairement ; car il veut être Dieu, et il veut engendrer son Fils. L'adverbe (ou l'ablatif) peut aussi évoquer un principe : par exemple on dit que l'ouvrier opère volontairement, parce que sa volonté est principe de l'oeuvre. Dans ce dernier sens, il faudra dire que le Père n'a pas engendré le Fils volontairement ; ce qu'il a produit par volonté, c'est la créature, comme il ressort de ce canon rapporté par S. Hilaire : " Si quelqu'un dit que le Fils a été fait par volonté de Dieu, comme une quelconque de ses créatures, qu'il soit anathème. "
En voici la raison. Entre la causalité du vouloir et celle de la nature, il y a cette différence que la nature est déterminée à un seul effet, tandis que la volonté ne l'est pas. Car l'effet s'assimile à la forme par laquelle opère l'agent ; et, comme on sait, une chose n'a qu'une forme naturelle qui lui donne d'être. D'où l'adage : Comme on est, ainsi l'on fait. Mais la forme par laquelle agit la volonté n'est pas unique ; il y en a autant que d'idées conçues par l'intellect. Ce qui s'accomplit par volonté n'est donc pas tel que l'agent est en lui-même, mais tel que l'agent l'a voulu et conçu. Ainsi la volonté est le principe des choses qui peuvent être autres que ce qu'elles sont ; au contraire, les choses qui ne peuvent être autres qu'elles ne sont, ont pour principe la nature.
Or, ce qui est susceptible d'être ainsi ou autrement, bien loin d'appartenir à la Nature divine, ne peut être que créé ; car Dieu est l'Être nécessaire par soi, tandis que la créature est faite de rien. Aussi les ariens, voulant nous amener à cette conclusion que le Fils est une créature, disaient que le Père a engendré le Fils volontairement, c'est-à-dire par volonté. Pour nous, nous devons dire que le Père a engendré le Fils par nature, et non par volonté. Aussi lit-on chez S. Hilaire : " C'est la volonté divine qui octroie l'être à toutes les créatures ; mais c'est une naissance parfaite de la substance immuable et inengendrée, qui a donné au Fils sa nature. Toutes les choses ont été créées telles que Dieu a voulu qu'elles soient ; mais le Fils né de Dieu subsiste tel qu'est Dieu lui-même. "
Solutions : 1. S. Hilaire vise les hérétiques qui allaient jusqu'à refuser à la génération du Fils la concomitance du vouloir du Père. D'après eux, le Père a engendré le Fils naturellement, en ce sens qu'il n'avait pas la volonté d'engendrer, de même que nous subissons par nécessité naturelle bien des maux contraires à notre volonté : mort, vieillesse et autres afflictions. Cette intention de l'auteur ressort clairement du contexte, où l'on peut lire : " Ce n'est pas contre sa volonté comme forcé ou poussé par une nécessité naturelle alors qu'il ne le voulait pas, que le Père a engendré le Fils. "
2. Si l'Apôtre appelle le Christ " Fils de dilection " de Dieu, c'est parce qu'il est surabondamment aimé de Dieu, mais non parce que l'amour serait le principe de la génération du Fils.
3. La volonté aussi, en tant qu'elle est une certaine nature, veut quelque chose naturellement ; par exemple, la volonté de l'homme tend naturellement au bonheur. Pareillement, Dieu se veut lui-même et s'aime naturellement, tandis que la volonté divine est en quelque sorte indifférente à l'endroit des autres choses, on l'a dit. Or le Saint-Esprit procède comme Amour pour autant que Dieu s'aime lui-même ; c'est dire qu'il procède naturellement, tout en procédant par mode de volonté.
4. Dans les conceptions de l'intellect, également, il faut remonter aux premiers principes, lesquels sont connus naturellement. Or c'est naturellement que Dieu se connaît : et, de ce chef, la conception du Verbe est naturelle.
5. Il y a le nécessaire par soi, et le nécessaire par un autre. Nécessaire par un autre, on peut l'être de deux manières. D'abord, en raison de sa cause efficiente et contraignante ; on nomme ainsi nécessaire ce qui est violent. Ensuite, en raison de sa cause finale ; ainsi dans les choses posées en vue d'une fin, on dira " nécessaire " ce sans quoi la fin ne peut se réaliser, ou se réaliser dans de bonnes conditions. Mais aucun de ces modes de nécessité ne convient à la génération divine ; car Dieu n'est pas ordonné à une fin, et aucune contrainte n'a prise sur lui. Le nécessaire par soi, c'est ce qui ne peut pas ne pas être ; ainsi est-il nécessaire que Dieu existe. Et voilà en quel sens il est nécessaire que le Père engendre le Fils.


ARTICLE 3 : La personne procède-t-elle de rien, ou de quelque chose ?
Objections : 1. Il semble que les actes notionnels ne viennent pas de quelque chose. En effet, si le Père engendre le Fils en le tirant de quelque chose, c'est ou bien de soi-même, ou bien d'autre chose. Si c'est d'autre chose qu'il l'engendre : puisque ce dont nous sommes faits est en nous, il s'ensuit qu'il y a dans le Fils quelque chose d'étranger au Père. Or cela va contre l'enseignement de S. Hilaire : " Entre eux, rien de divers, ni d'étranger. " Mais, si le Père l'engendre en le tirant de lui-même, autre difficulté : la substance de laquelle est tirée une production, si elle continue à exister reçoit attribution de la forme produite. On dit ainsi que " l'homme est blanc ", parce que l'homme ne cesse pas d'exister quand, de nonblanc, il devient blanc. Il s'ensuit ou bien que le Père cesse d'exister, une fois le Fils engendré ; ou bien que le Père est le Fils : or cela est faux. Le Père n'engendre donc pas le Fils " de quelque chose ", mais " de rien ".
2. Ce dont on est engendré est un principe de l'engendré. Donc, si le Père engendre le Fils en le tirant de sa substance ou nature, il s'ensuit que la substance ou nature du Père est principe du Fils. Mais il ne peut en être le principe matériel, car il n'y a pas de matière en Dieu ; ce sera donc une sorte de principe actif, comme l'engendrant est principe de l'engendré. D'où il s'ensuit que l'essence engendre ; conclusion que nous avons rejetée plus haut.
3. S. Augustin dit que les trois Personnes ne sont pas " de " la même essence, parce que l'essence, n'est pas autre chose que la personne. Or la personne du Fils n'est pas une autre chose que l'essence du Père. Donc le Fils n'est pas " de " l'essence du Père.
4. Toute créature est tirée du néant. Or dans l'Écriture, le Fils est appelé créature : l'Ecclésiastique (24, 5) fait dire à la Sagesse engendrée : " Je suis sortie de la bouche du Très-Haut, engendrée la première avant toute créature " ; et plus loin : " j'ai été créée dès le commencement et avant les siècles ". Le Fils n'est donc pas engendré de quelque chose, mais de rien. On peut opposer la même difficulté à propos du Saint-Esprit, à partir de ce texte de Zacharie (12,1) : " Ainsi dit le Seigneur qui a étendu le ciel, qui a fondé la terre et créé l'esprit de l'homme au-dedans de lui " ; ou de ce texte d'Amos (4,3) dans une version différente de la Vulgate : " C'est moi qui forme les montagnes et qui crée l'Esprit. "
En sens contraire, S. Augustin écrit : " Dieu le Père seul a engendré de sa propre nature et sans commencement un Fils égal à lui-même. "
Réponse : Le Fils n'est pas engendré du néant, mais bien de la substance du Père. En effet, on a montré plus haut qu'en Dieu il y a véritablement et proprement paternité, filiation et naissance. Or, entre " engendrer " vraiment, acte par lequel un fils procède, et " faire ", il y a cette différence, que l'on fait une chose avec une matière extérieure ; le menuisier fait un escabeau avec du bois, mais c'est de sa propre substance que l'homme engendre un fils. Et tandis que l'artiste créé fait quelque chose d'une matière donnée, Dieu, lui, fait quelque chose de rien, nous le montrerons plus loin r ; non que le néant passe en la substance de la chose, mais parce que toute la substance de la chose est produite par Dieu sans rien de présupposé. Donc, si le Fils procédait du Père comme tiré du néant, son rapport au Père serait celui de l'oeuvre à l'artiste ; et il est trop clair que l'oeuvre ne peut pas prendre le nom de fils au sens propre, mais seulement par manière de comparaison. Il s'ensuit que si le Fils de Dieu procédait du Père comme tiré du néant, il ne serait pas Fils véritablement et au sens propre. Ce qui va contre l'affirmation de S. Jean (1 Jn 5, 20 Vg) : " Afin que nous soyons en son vrai Fils, Jésus Christ. " Le vrai Fils de Dieu n'est donc pas tiré du néant ; il n'est pas fait, mais seulement engendré.
Et si quelques êtres faits de rien par Dieu sont appelés " fils de Dieu ", c'est par métaphore, en raison d'une certaine assimilation à Celui qui est véritablement Fils. Celui-ci, en tant qu'il est le seul Fils de Dieu vrai et naturel, prend le nom de " Fils unique ", selon ce mot de S. Jean (1, 18) : " Le Fils unique qui est dans le sein du Père, lui-même nous l'a fait connaître. " En tant que d'autres sont appelés " fils adoptifs " par ressemblance avec lui, on lui donne par une sorte de métaphore le nom de " Fils premier-né ", selon le mot de S. Paul (Rm 8, 29) : " Ceux qu'il a connus d'avance, il les a aussi prédestinés à être conformes à l'image de son Fils, afin que celui-ci soit le premier-né d'un grand nombre de frères. "
En fin de compte, le Fils de Dieu est bien engendré de la substance du Père. A la vérité, c'est d'une autre manière que le fils d'un homme. Une parcelle de la substance de l'homme qui engendre passe en effet dans la substance de l'engendré. Mais la nature divine est indivisible. Il faut donc que le Père, en engendrant le Fils, au lieu de lui transmettre une portion de sa nature, la lui communique tout entière et ne se distingue de lui que par une pure relation d'origine, comme on l'a montré.
Solutions : 1. Dans l'expression " le Fils est né du Père (de Patre) ", la préposition de désigne un principe engendrant consubstantiel, et non pas un principe matériel. Car ce qui est tiré d'une manière préalable est produit par une transmutation de cette matière en une certaine forme ; alors que l'essence divine est immuable et ne peut pas recevoir une autre forme.
2. En disant que le Fils est engendré " de l'essence du Père ", on met en cause un principe quasi actif : telle est du moins l'explication du Maître des Sentences, qui adopte la traduction suivante : " Le Fils est engendré de l'essence du Père c'est-à-dire du Père Essence. " Il invoque ce passage de S. Augustin" : "Quand je dis de Patre Essentia, c'est comme si je disais en termes plus formels : de l'essence du Père. " Mais cela ne paraît pas suffire à donner à cette formule un sens satisfaisant. Car nous pouvons dire que la créature procède " de Dieu Essence ", et pourtant nous ne disons pas qu'elle est "de l'essence de Dieu ". On peut donc proposer une autre solution.
La préposition latine de dénote toujours un principe consubstantiel. Ainsi l'on ne dit pas que la maison est faite " du " constructeur, car celui-ci n'en est pas la cause consubstantielle ; par contre, on dit qu'une chose est faite " d' " une autre, dès que celle-ci se présente, à titre quelconque, comme un principe consubstantiel. Principe actif : le fils, dit-on, naît " de " son père. Principe matériel : un couteau " de " fer. Principe formel, du moins s'il s'agit d'êtres en qui la forme est elle-même subsistante et n'advient pas à un sujet distinct ; d'un ange, on peut dire qu'il est " de " nature intellectuelle. C'est en ce sens précisément qu'on dit : " Le Fils est engendré de l'essence du Père ", car l'essence du Père, communiquée au Fils par génération, subsiste en celui-ci.
3. Dans l'énoncé : " Le Fils est engendré "de" l'essence du Père ", il y a un complément visàvis duquel peut se vérifier la distinction (à savoir : du Père). Mais dans l'autre énoncé : " les trois personnes sont "de" l'essence divine ", il n'y a rien vis-à-vis de quoi puisse s'établir la distinction évoquée par la préposition " de ". Le cas des deux formules n'est donc pas le même.
4. Quand l'Écriture dit que la sagesse est créée, on peut l'entendre non pas de la Sagesse qui est le Fils de Dieu, mais de la sagesse créée que Dieu infuse à des créatures. L'Ecclésiastique (1, 9 Vg) dit en effet : " Il l'a créée (à savoir : la sagesse) dans l'Esprit Saint, et il l'a répandue sur toutes ses oeuvres. " D'ailleurs, il n'y a aucun inconvénient à ce que, dans le même passage, l'Écriture parle à la fois des deux sagesses, engendrée et créée, parce que la sagesse créée est une participation de la Sagesse incréée. Ou bien cette expression peut se rapporter à la nature créée assumée par le Fils : le sens est alors celui-ci : " Dès le commencement et avant les siècles, j'ai été créée ", c'est-à-dire : " Il a été prévu que je serais unie à la créature. " Ou bien, en qualifiant la Sagesse de " créée " et " engendrée ", on nous insinue le mode éminent de la génération divine. Dans la génération, en effet, l'engendré reçoit la nature de l'engendrant ; et c'est pour sa perfection. Dans la création, d'autre part, le créateur ne change pas ; mais le créé ne reçoit pas la nature du créateur. On qualifie donc le Fils à la fois de " créé " et d'" engendré ", pour nous faire saisir par ce terme de " création " l'immutabilité du Père, et par celui de " génération " l'unité de nature entre le Père et le Fils. C'est l'explication donnée par S. Hilaire.
Les autres passages invoqués ne parlent pas du Saint-Esprit, mais d'un " esprit " créé : ce terme désigne tantôt le vent, tantôt l'air, ou le souffle de l'homme, voire l'âme, ou une substance invisible quelconque.


ARTICLE 4 : Faut-il poser en Dieu une puissance relative aux actes notionnels ?
Objections : 1. Toute puissance est active ou passive, et ni l'une ni l'autre ne convient ici. Il n'y a pas de puissance passive en Dieu, on l'a déjà vu ; pas davantage de puissance active d'une personne visàvis d'une autre, puisque les personnes divines ne sont pas " faites ", on vient de le montrer. Il n'y a donc pas en Dieu de puissance concernant les actes notionnels.
2. On parle de puissance par rapport à un possible. Mais les personnes divines ne sont pas au nombre des possibles ; elles appartiennent aux réalités nécessaires. Il ne faut donc pas poser en Dieu de puissance relative aux actes notionnels, c'est-à-dire aux actes par lesquels procèdent les Personnes divines.
3. Le Fils procède comme Verbe, c'est-à-dire comme conception de l'intellect ; le Saint-Esprit procède comme Amour, ce qui ressortit à la volonté. Or, en Dieu, on parle bien de puissance par rapport à ses effets, mais non point par rapport
à la pensée ou à son vouloir, cela a été établi plus haut. On ne doit donc pas parler en Dieu de puissance relative aux actes notionnels.
En sens contraire, S. Augustin écrit : "Si Dieu le Père n'a pu engendrer un Fils égal à lui-même, où donc est la puissance de Dieu le Père ? " Il y a donc bien en Dieu une puissance correspondant aux actes notionnels.
Réponse : De même qu'on pose en Dieu des actes notionnels, il faut y poser une puissance concernant les actes en question. " Puissance " ne signifie rien d'autre que " principe d'un acte " ; et dès lors que nous saisissons le Père comme principe de génération, le Père et le Fils comme principe de spiration, il nous faut bien attribuer au Père la puissance d'engendrer et au Fils la puissance de spirer. En effet, la puissance d'engendrer est ce par quoi le géniteur engendre ; et quiconque engendre, engendre en vertu de quelque perfection. Il faut donc, en tout engendrant, poser une puissance d'engendrer ; et dans celui qui spire, une puissance de spirer.
Solutions : 1. Dans les actes notionnels, aucune Personne ne procède comme " faite ". Donc, quand on parle en Dieu de puissance relative aux actes notionnels, on ne pose pas comme terme une personne faite, mais seulement une personne qui procède.
2. Le possible qui s'oppose au nécessaire vient de la puissance passive ; celui-ci n'existe pas en Dieu ; il n'y a donc pas de possible de ce genre en Dieu. Il n'y a en lui que le possible inclus dans le nécessaire. En ce second sens, on dira fort bien : que Dieu existe, c'est possible ; et pareillement : qu'il engendre un Fils, c'est possible.
3. Puissance signifie principe ; et " principe " implique distinction d'avec ce qui procède de ce principe. Or, dans ce que nous attribuons à Dieu, on considère deux sortes de distinction : l'une est réelle, et l'autre de pure raison. Dieu se distingue réellement et par essence des choses dont il est principe, par création ; pareillement, une personne se distingue réellement de celle dont elle est principe par acte notionnel. Mais en Dieu, l'action ne se distingue pas de l'agent, sinon d'une distinction de raison ; sans quoi l'action serait un accident en Dieu. C'est pourquoi, au sujet des actions divines qui donnent lieu à la procession de réalités distinctes de leur principe (soit selon l'essence, soit selon l'hypostase), on peut attribuer à Dieu une puissance, au sens propre de principe : nous posons en lui une puissance de créer, et nous pouvons de même y poser une puissance d'engendrer ou de spirer. Mais connaître et vouloir ne sont pas de ces actes qui dénoncent la procession d'une réalité distincte de Dieu, soit selon l'essence, soit selon l'hypostase. On ne peut donc vérifier en lui une puissance concernant ces deux actes, sauf selon notre mode de penser et d'exprimer son mystère, car nous parlons encore en Dieu d'intellect et d'intellection, bien que l'intellection divine soit son essence même, et n'ait pas de principe.


ARTICLE 5 : En quoi consiste cette puissance ?
Objections : 1. Qui dit puissance, dit principe, par définition : la puissance active, selon Aristote, est le principe de l'action. Or en Dieu " principe d'une personne " est un terme notionnel. Donc en Dieu la puissance ne signifie pas l'essence, mais, la relation.
2. En Dieu, pas de différence entre pouvoir et agir. Mais la génération, en Dieu, signifie la relation. La puissance d'engendrer la signifie donc aussi.
3. Les attributs qui signifient l'essence en Dieu, sont communs aux trois Personnes. Mais la puissance d'engendrer n'est pas commune aux trois Personnes. Elle est propre au Père. Elle ne signifie donc pas l'essence.
En sens contraire, de même que Dieu peut engendrer un Fils, de même aussi il le veut. Mais la volonté d'engendrer signifie l'essence. La puissance d'engendrer la signifie donc aussi.
Réponse : Pour certains, la puissance d'engendrer signifierait en Dieu la relation. Mais cela ne se peut pas. Ce qu'on nomme proprement puissance, dans un agent quelconque, est ce par quoi l'agent agit. D'autre part, quiconque produit quelque chose par son action, assimile cette chose à soi, et précisément à la forme en vertu de laquelle il agit. Par exemple, l'homme engendré ressemble à son progéniteur précisément dans la nature humaine, en vertu de laquelle l'homme peut engendrer un homme. Donc, chez tout engendrant, ce qui constitue sa puissance génératrice est cela même en quoi l'engendré ressemble à l'engendrant. Or, le Fils de Dieu est semblable au Père qui l'engendre, précisément quant à sa nature divine. C'est donc la nature divine dans le Père, qui est pour celui-ci sa puissance d'engendrer. Aussi lisons-nous chez S. Hilaire : " Il est impossible que la naissance divine ne garde pas la nature même d'où elle provient ; car ce qui tire sa substance de Dieu même et non d'ailleurs, ne peut être autre que Dieu. "
Il faut donc dire avec le Maître des Sentences que la puissance d'engendrer signifie principalement l'essence divine et non pas la relation seulement. Et même, elle ne signifie pas l'essence en tant qu'identique à la relation, ce qui serait signifier les deux au même titre. Sans doute la paternité se présente comme une forme du Père ; mais c'est une propriété personnelle qui joue, pour la personne du Père, le rôle de la forme individuelle pour l'individu créé. Or, dans les êtres créés, la forme individuelle constitue bien la personne qui engendre ; mais elle n'est pas ce par quoi la personne engendre, sinon Socrate engendrerait Socrate. Par suite, la paternité non plus ne peut pas être considérée comme ce par quoi le Père engendre, mais bien comme ce qui constitue la personne du géniteur : sinon le Père engendrerait un Père. Ce par quoi le Père engendre, c'est la nature divine en quoi le Fils lui est assimilé. Aussi voit-on que Damascène appelle la génération " une oeuvre de la nature ", non que celle-ci engendre, mais c'est par elle que le géniteur engendre. Par conséquent, la puissance d'engendrer signifie en droite ligne la nature divine, et la relation seulement de façon conjointe.
Solutions : 1. Le mot " puissance " ne désigne pas la relation même de principe, sinon ce terme appartiendrait au genre relation ; il désigne la réalité qui fait fonction de principe et encore non à titre d'agent (principium quod) mais à titre de forme par laquelle l'agent agit (principium quo). Or l'agent se distingue sans doute de ce qu'il fait, le géniteur se distingue de l'engendré ; mais ce par quoi le géniteur engendre est commun à l'engendré et à son géniteur, et d'autant plus parfaitement que la génération est plus parfaite. Aussi, puisque la génération divine est souverainement parfaite, ce par quoi le géniteur engendre est commun à l'engendré et à l'engendrant ; commun par identité numérique, et non pas seulement spécifique comme dans les créatures. Donc, quand on dit que l'essence divine est le principe par quoi le géniteur engendre, il ne s'ensuit pas que l'essence se distingue de l'engendré ; cela s'ensuivrait si l'on disait que l'essence divine engendre.
2. En Dieu, entre la puissance d'engendrer et l'acte d'engendrer, l'identité est du même ordre qu'entre l'essence divine et la génération ou la paternité : identité réelle, avec distinction de raison.
3. L'expression " puissance d'engendrer " évoque la puissance dans le terme direct et la génération dans le complément, comme quand on parle de " l'essence du Père ". Ainsi donc l'essence directement signifiée dans cette expression, est commune aux trois Personnes ; quant à la notion qu'elle connote, elle est propre à la personne du Père.


ARTICLE 6 : Les actes notionnels peuvent-ils se terminer à plusieurs personnes ?
Objections : 1. Il semble que les actes notionnels peuvent se terminer à plusieurs personnes, de sorte qu'il y ait en Dieu plusieurs personnes engendrées ou spirées. En effet, quiconque possède la puissance d'engendrer, peut engendrer. Or le Fils possède la puissance d'engendrer. Donc il peut engendrer ; et certes, non point lui-même. Donc il peut engendrer un autre fils. Donc il peut y avoir plusieurs Fils en Dieu.
2. S. Augustin dit : " Le Fils n'a pas engendré de Créateur. Ce n'est pas qu'il ne l'ait pas pu, mais il ne le devait pas. "
3. Pour engendrer, Dieu le Père, est plus puissant qu'un Père créé. Or un homme peut engendrer plusieurs fils. Donc Dieu aussi, surtout parce que la puissance du Père n'est pas diminuée quand il a engendré son Fils.
En sens contraire, il n'y a pas de différence chez Dieu entre être et pouvoir. Donc s'il pouvait y avoir plusieurs Fils en Dieu, de fait il y en aurait plusieurs. Il y aurait ainsi plus de trois personnes en Dieu, et c'est là une hérésie.
Réponse : Comme dit le Symbole attribué à saint Athanase, il y a en Dieu un seul Père, un seul Fils et un seul Saint-Esprit. On peut en donner quatre raisons. La première se tire des relations qui seules distinguent les personnes. Puisque les personnes divines sont les relations subsistantes elles-mêmes, il ne pourrait y avoir en Dieu plusieurs Pères ou plusieurs Fils que s'il y avait plusieurs paternités et plusieurs filiations. Ceci d'ailleurs ne serait possible que par distinction matérielle entre ces filiations, car, dans une même espèce, les formes ne sont multipliables qu'en raison de la matière, qui n'existe pas en Dieu. Il ne peut donc y avoir en lui qu'une seule filiation subsistante, de même que la blancheur subsistante, si elle pouvait exister, serait unique.
La deuxième raison se prend des processions. Dieu connaît et veut toutes choses par un acte unique et simple. Il ne peut donc y avoir qu'une seule personne procédant comme verbe, et c'est le Fils ; une seule personne procédant comme amour, et c'est le Saint-Esprit.
La troisième raison se prend du mode de procéder. Les personnes procèdent naturellement, nous l'avons dit. Or la nature est déterminée à un seul effet.
La quatrième raison est tirée de la perfection des Personnes divines : si le Fils est parfait, c'est que la filiation divine est tout entière contenue en lui, et qu'il n'y a qu'un seul Fils. On en dirait autant des autres Personnes.
Solutions : 1. Certes, on doit concéder purement et simplement que le Fils possède la puissance que possède le Père. Mais on ne concédera pas la formule latine Filius habet potentiam generandi si du moins on entend generandi comme le gérondif du verbe actif, ce qui signifierait : Le Fils a la puissance d'engendrer. Le Père et le Fils ont bien aussi un seul et même être, et pourtant on ne dira pas que " le Fils est le Père ", en raison du prédicat personnel qui s'ajoute ici à " est ". Toutefois, si le mot generandi est gérondif du verbe passif, alors, oui, il y a dans le Fils une potentia generandi : la puissance d'être engendré (par le Père). On le concédera encore, si c'est le gérondif du verbe impersonnel, autrement dit : la puissance d'être engendré par une personne quelconque.
2. Dans ce passage, S. Augustin ne veut pas dire que le Fils pourrait engendrer un fils ; mais que, s'il n'engendre pas, ce n'est pas par impuissance, comme on le verra plus loin.
3. L'immatérialité et la perfection divines exigent qu'il ne puisse pas y avoir plusieurs Fils en Dieu. Le fait de n'avoir qu'un Fils n'implique donc chez le Père aucune impuissance d'engendrer.
Il s'agit maintenant de comparer les Personnes entre elles. Nous considérerons d'abord leur égalité et leur similitude (Q. 42), ensuite leur mission (Q. 43).


QUESTION 42 : ÉGALITÉ ET SIMILITUDE ENTRE LES PERSONNES DIVINES
1. Y a-t-il lieu de parler d'égalité entre les Personnes divines ? 2. La personne qui procède est-elle égale en éternité à celle dont elle procède ? 3. Y a-t-il un ordre entre les Personnes divines ? 4. Les Personnes divines sont-elles égales en grandeur ? 5. Sont-elles l'une dans l'autre ? 6. Sont-elles égales en puissance ?


ARTICLE 1 : Y a-t-il lieu de parler d'égalité entre les Personnes divines ?
Objections : 1. Qui dit égalité, dit quantité identique de part et d'autre, selon Aristote. Or il n'y a pas de quantité chez les Personnes divines. Pas de quantité continue, d'abord : ni intrinsèque, ou grandeur ; ni extrinsèque : lieu ou temps. Ce n'est pas non plus la quantité discrète, ou nombre, qui donnera lieu ici à une égalité, car deux personnes font plus qu'une seule. Donc, pas d'égalité entre les Personnes divines.
2. On l'a déjà dit : les Personnes divines sont d'essence unique. Et l'on signifie ainsi l'essence comme une forme. Or, avoir même forme fonde un rapport de similitude, et non pas d'égalité. Parlons donc de similitude entre les Personnes divines, mais non d'égalité.
3. L'égalité est toujours réciproque : autrement dit, on est égal à son égal. Mais on ne peut dire des Personnes divines qu'elles soient égales l'une
à l'autre. S. Augustin écrit en effet : " L'image qui reproduit son modèle à la perfection, s'égale bien à lui ; mais lui ne s'égale point à son image. " Or l'image du Père, c'est le Fils. Ainsi donc le Père n'est pas égal au Fils. Par conséquent, il n'y a pas d'égalité entre les Personnes divines.
4. L'égalité est une relation. Mais il n'y a pas de relation commune à toutes les personnes ; au contraire, c'est par leurs relations qu'elles se distinguent l'une de l'autre. L'égalité ne convient donc pas aux Personnes divines.
En sens contraire, S. Athanase dit dans son Symbole : " Les trois Personnes coéternelles sont égales entre elles. "
Réponse : L'égalité des Personnes divines est une conclusion nécessaire En effet, selon le Philosophe, il y a égalité quand il n'y a aucune différence en plus ou en moins. Et précisément, chez les Personnes divines, on ne peut poser la moindre différence en plus ou en moins. C'est Boèce qui le dit : " Ceux-là n'échappent pas au risque de diviser la divinité, qui y mettent du plus ou du moins, comme les ariens, qui déchirent la Trinité en y introduisant des degrés, et en font une pluralité. "
Voici pourquoi. Des choses inégales ne peuvent pas avoir la même quantité, numériquement la même. Or, en Dieu, la quantité n'est pas autre chose que l'essence Il en résulte que, s'il y avait la moindre inégalité entre les Personnes divines, elles n'auraient pas une essence unique, autrement dit, les trois Personnes ne seraient pas un seul Dieu. Cela étant impossible, il faut bien admettre l'égalité des Personnes divines.
Solutions : 1. La quantité est de deux sortes. La quantité de masse, ou quantité dimensive n'existe que dans les êtres corporels ; elle n'a évidemment pas de place dans les Personnes divines. La quantité virtuelle mesure la perfection d'une nature ou d'une forme ; c'est d'elle qu'il s'agit quand on parle d'une chose " plus ou moins chaude " ; on veut dire qu'elle est plus ou moins parfaite en ce genre de qualité qu'est la chaleur. Or, on peut envisager la quantité virtuelle d'abord dans sa racine, c'est-à-dire dans la perfection même de la forme ou nature ; en ce sens, on parlera de grandeur spirituelle, comme on parle d'une grande chaleur, à raison de son intensité ou perfection. S. Augustin a dit : " Pour les choses qui sont grandes autrement que par la masse, être plus grand, c'est être meilleur " ; et l'on sait que " meilleur " désigne un plus parfait. En second lieu, on peut envisager la quantité virtuelle dans les effets de la forme. De ces effets, le premier est l'être, car toute chose a l'être selon sa forme ; le second est l'opération, car tout agent agit en vertu de sa forme. La quantité virtuelle se vérifiera donc et dans l'être et dans l'opération. Dans l'être d'abord, en ce sens que les choses de nature plus parfaite ont une durée plus grande ; dans l'opération aussi, en ce sens que les natures plus parfaites sont plus puissantes pour agir. Et voilà précisément, selon S. Augustin, comment s'entend l'égalité entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit : " C'est qu'aucun d'eux ne précède l'autre en éternité, ne le dépasse en grandeur, ni le surpasse en puissance. "
2. Quand la comparaison porte sur la quantité virtuelle, l'égalité implique la similitude, avec ceci en plus qu'elle exclut toute différence de degré.
En effet, toutes les choses qui ont même forme, peuvent se dire semblables, même si elles participent inégalement à cette forme ; on dit ainsi que l'air est semblable au feu par sa chaleur. Mais on ne peut pas les dire égales, si l'une participe à cette forme plus parfaitement que l'autre. Or le Père et le Fils, non seulement n'ont qu'une seule et même nature, mais ils l'ont aussi parfaitement l'un que l'autre : aussi disons-nous, non seulement contre Eunomius, que le Fils est semblable au Père, mais aussi, contre Arius, qu'il est égal au Père.
3. L'égalité et la similitude peuvent s'exprimer en Dieu par deux sortes de vocables : des noms et des verbes. Quand on y emploie des noms, c'est bien d'égalité et de similitude mutuelle qu'il s'agit entre personnes divines : le Fils est égal et semblable au Père, et réciproquement. La raison en est que l'essence n'appartient pas davantage au Père qu'au Fils ; aussi, de même que le Fils a la grandeur du Père, autrement dit est égal au Père, de même aussi le Père a la grandeur du Fils, autrement dit est égal au Fils. Mais dans les créatures " il n'y a pas réciprocité d'égalité et de similitude ", dit Denys i. Nous disons bien que les effets sont semblables aux causes, pour autant qu'ils possèdent la forme de leur cause ; mais la réciproque n'est pas vraie, parce que la forme est dans la cause à titre principal, dans l'effet à titre secondaire. Quant aux verbes, il signifient l'égalité avec mouvement. Et s'il est vrai qu'en Dieu il n'y a pas de mouvement, du moins on y vérifie une sorte de " recevoir ". Donc, parce que le Fils reçoit du Père ce qui le rend son égal, nous disons que le Fils est égal au Père, et non l'inverse.
4. Dans les Personnes divines, la pensée ne trouvera rien de plus que l'essence où elles communient, et les relations qui les distinguent. Or, l'égalité entre les personnes implique ces deux aspects : distinction des personnes, d'abord, car nul n'est égal à soi-même ; unité d'essence, ensuite, car si les personnes sont égales entre elles, c'est qu'elles ont même grandeur et essence. D'ailleurs, il est clair que, de soi-même à soi-même, il n'y a pas de relation réelle ; pas davantage d'une relation à une autre. Par exemple, lorsqu'on dit que la paternité s'oppose à la filiation, l'opposition n'est pas une relation qui s'intercalerait entre la paternité et la filiation. Sans quoi, dans les deux cas, on multiplierait les relations à l'infini.
Dès lors l'égalité, et pareillement la similitude, n'est pas, dans les Personnes divines, une relation réelle à distinguer des relations personnelles ; elle inclut dans son concept aussi bien les relations distinctes des personnes, que l'unité d'essence. De là ce mot du Maître des Sentences : ici " la dénomination seule est relative "


ARTICLE 2 : La personne qui procède est-elle égale en éternité à celle dont elle procède ?
Objections : 1. Le Fils, par exemple, n'est pas coéternel au Père. Arius, en effet, recensait douze modes de génération (tous entachés de quelque inégalité). Comme type du premier mode, il cite la genèse de la ligne par le point : à ce mode, il manque l'égalité en simplicité. Deuxième mode : l'émission des rayons du soleil ; ici, pas d'égalité en nature. Troisième mode : l'impression d'une marque par le sceau ; ici, pas de consubstantialité, pas non plus de puissance efficace communiquée. Quatrième mode : l'inspiration du bon vouloir par Dieu : point non plus de consubstantialité. Cinquième mode : l'accident qui procède de la substance ; mais l'accident n'est pas subsistant. Sixième mode : l'abstraction d'une forme hors de sa matière (ainsi le sens extrait l'espèce de la chose sensible) ; ici, il n'y a pas égale simplicité et spiritualité de part et d'autre. Septième mode : l'excitation du vouloir par la pensée ; mais ce processus s'accomplit dans le temps. Huitième mode : le changement de figure (ainsi le bronze devient statue) ; c'est là un mode matériel. Neuvième mode : le mouvement produit par un moteur ; ici, il y a cause et effet. Dixième mode : la genèse des espèces à partir du genre ; pareil mode répugne à Dieu, car on n'attribue pas le Père au Fils comme on attribue un genre à ses espèces. Onzième mode : la création artistique (le coffret extérieur procède du coffret conçu dans la pensée) ; on a encore effet et cause Douzième mode : la naissance des vivants (ainsi l'homme naît de son père) ; ici, le principe précède l'effet dans le temps.
Bref, il ressort de cette enquête, que, de quelque manière qu'un être procède d'un autre, l'égalité fait défaut entre eux, égalité de nature ou de durée. Donc si le Fils procède du Père, il faudra avouer ou bien qu'il est inférieur au Père, ou bien qu'il lui est postérieur, à moins qu'il ne soit l'un et l'autre.
2. Tout ce qui provient d'un autre a un principe. Mais ce qui est éternel n'a pas de principe. Le Fils n'est donc pas éternel, ni non plus le Saint-Esprit.
3. Ce qui se corrompt cesse d'être. Donc ce qui est engendré commence d'être ; car c'est pour cela même qu'on l'engendre : pour qu'il soit. Or le Fils est engendré par le Père. Donc il commence d'être, et n'est pas coéternel au Père.
4. Si le Fils est engendré par le Père, ou bien il est toujours engendré, ou bien on peut désigner l'instant de sa génération. Admettons qu'il soit toujours engendré. Tant qu'une chose est en cours de génération, elle est imparfaite ; on le voit bien pour les êtres successifs tels que le temps, le mouvement, qui sont en perpétuel devenir. Il s'ensuivrait que le Fils serait toujours imparfait : conséquence inadmissible. C'est donc qu'il y a un instant donné, qui est l'instant de la génération du Fils ; et avant cet instant, le Fils n'existait pas.
En sens contraire, S. Athanase dit : " Les Personnes sont toutes trois coéternelles l'une à l'autre. "
Réponse : Que le Fils soit coéternel au Père, c'est une thèse nécessaire, comme le montrera la considération suivante. L'être issu d'un principe peut être postérieur à son principe soit en raison de l'agent, soit en raison de l'action. Pour ce qui est de l'agent, distinguons encore le cas de l'agent volontaire et celui de l'agent naturel. L'agent volontaire a le choix du temps ; comme il est en son pouvoir de choisir la forme à donner à l'effet, on l'a dit plus haut, il est aussi en son pouvoir de choisir le temps où produire l'effet. Pour l'agent naturel, il y a aussi antériorité du principe par rapport à l'effet, lorsque l'agent, ne possédant pas du premier coup la perfection de son pouvoir naturel d'action, ne l'atteint qu'au bout d'un certain temps. Du côté de l'action, ce qui peut empêcher l'effet n'existerait pas dès ce même instant, mais seulement au terme de l'action.
Or, il ressort clairement de nos exposés précédents que le Père engendre son Fils non par volonté, mais par nature ; qu'en outre, la nature du Père est parfaite de toute éternité ; enfin que l'action par laquelle le Père produit le Fils n'est pas successive ; autrement, le Fils de Dieu serait engendré progressivement, c'est-à-dire d'une génération matérielle et liée au mouvement : chose impossible. Ainsi le Fils de Dieu est bien coéternel au Père, et le Saint-Esprit coéternel à tous deux.
Solutions : 1. S. Augustin l'a dit : il n'est pas de mode créé de procession qui puisse représenter parfaitement la génération divine. Il faut donc s'en former une représentation analogique à partir de modes multiples, l'un suppléant en quelque manière au défaut de l'autre. C'est ainsi qu'on lit dans les Actes du Concile d'Éphèse : " Le nom de Splendeur nous révèle que le Fils coexiste avec le Père et lui est coéternel ; celui de Verbe nous montre qu'il s'agit d'une naissance sans passivité ; celui de Fils nous insinue sa consubstantialité. " De toutes ces similitudes pourtant, c'est la procession du verbe émané de l'intellect qui constitue la représentation la plus formelle ; or le verbe n'est postérieur à son principe que dans le cas d'un intellect passant de la puissance à l'acte, condition absolument étrangère à Dieu.
2. L'éternité exclut tout commencement ou principe de durée, mais non pas tout principe d'origine.
3. Toute corruption est un changement ; voilà pourquoi ce qui se corrompt commence à n'être plus ou cesse d'être. Mais la génération éternelle n'est pas un changement, nous l'avons assez dit.
4. Dans le temps, on distingue l'indivisible, c'est-à-dire l'instant, et ce qui dure, c'est-à-dire le temps. Mais, dans l'éternité, l'instant indivisible lui-même subsiste toujours, on l'a dit précédemment. Or, la génération du Fils ne s'accomplit ni dans un instant temporel, ni dans la durée du temps, mais dans l'éternité. C'est pourquoi, si l'on veut signifier cette présence et permanence actuelle de l'éternité, on peut dire avec Origène que le Fils " naît toujours ". Cependant il vaut mieux, avec S. Grégoire et S. Augustin, dire : " Il est toujours né " ; dans cette expression, l'adverbe " toujours " évoque la permanence de l'éternité, et le parfait " est né " évoque la perfection achevée de ce qui est engendré. Ainsi on n'attribue au Fils aucune imperfection, et l'on évite d'admettre, comme Arius, " un temps où il n'était pas ".


ARTICLE 3 : Y a-t-il un ordre entre les Personnes divines ?
Objections : 1. Il n'y a en Dieu que l'essence, la Personne, ou la notion. Or qui dit " ordre de nature ", n'évoque ni l'essence, ni une personne, ni une notion. Il n'y a donc pas d'ordre de nature en Dieu.
2. Dès qu'il y a un ordre de nature, il y a un premier, au moins en nature et en raison. Mais, selon S. Athanase, " il n'y a ni avant ni après " dans les Personnes divines. C'est donc qu'il n'y a pas d'ordre de nature entre elles.
3. Qui dit ordre, dit distinction. Mais la Nature divine ne comporte aucune distinction. Elle ne comporte donc pas d'ordre non plus. Donc, il n'y a pas d'ordre de nature ici.
4. La nature divine est l'essence de Dieu. Mais il n'y a pas d'" ordre de l'essence ", en Dieu. Donc pas davantage d'ordre de nature.
En sens contraire, une pluralité sans ordre est une confusion. Or, il n'y a pas de confusion dans les Personnes divines, dit S. Athanase. Il y a donc là un ordre.
Réponse : L'ordre se prend toujours par rapport à un principe. Et comme il y a des principes de tout genre, par exemple, en position, le point ; dans la connaissance : les principes de la démonstration ; et chaque cause dans sa ligne , il y aura autant d'ordres différents. En Dieu, on parle de principe selon l'origine, et sans priorité, nous l'avons vu plus haut. Il doit donc y avoir un ordre d'origine, sans priorité. S. Augustin l'appelle " un ordre de nature, ordre selon lequel l'un procède de l'autre, et non pas soit antérieur à l'autre ".
Solutions : 1. " Ordre de nature " évoque ici la notion d'origine, mais en général et sans spécifier.
2. Dans les créatures, même quand effet et principe coexistent strictement selon la durée, le principe précède l'effet en nature et en raison, du moins si l'on considère la réalité qui est principe. Mais, si l'on considère les relations mêmes de cause à effet, de principe et de dérivé, alors il est clair que les rapports corrélatifs sont simultanés en nature et en raison, puisque l'un entre dans la définition de l'autre. Or, en Dieu, les relations sont elles-mêmes les personnes qui subsistent en une seule nature. En conséquence, ni la nature, ni les relations ne peuvent ici donner lieu à une priorité entre les personnes, pas même à une priorité de nature et de raison.
3. " Ordre de nature ", disons-nous ; non que la nature elle-même ait à s'ordonner, mais parce que, entre les Personnes divines, l'ordre se prend selon leur origine naturelle.
4. " Nature " implique un certain aspect de principe, mais non " essence ". Et c'est pourquoi l'ordre d'origine s'appelle un ordre de nature, plutôt qu'un ordre d'essence.


ARTICLE 4 : Les Personnes divines sont-elles égales en grandeur ?
Objections : 1. Le Fils n'a pas la même grandeur que le Père. Il dit lui-même en Jn 14, 28 : " Le Père est plus grand que moi. " Et l'Apôtre (1 Co 15, 28) : " Le Fils lui-même sera soumis à celui qui lui a tout soumis. "
2. La paternité fait partie de la dignité du Père. Mais la paternité ne convient pas au Fils. Le Fils ne possède donc pas toute la dignité du Père. Il n'a donc pas la même grandeur que le Père.
3. Dès qu'il y a tout et parties, plusieurs parties font plus qu'une seule ou qu'un moindre nombre de ces parties ; ainsi trois hommes font un total plus grand que deux hommes ou un seul. Mais il semble bien qu'en Dieu il y ait un tout universel et des parties ; car, sous le terme général de relation ou notion, sont comprises plusieurs " notions ". Et puisque dans le Père, il y a trois de ces notions, et deux seulement dans le Fils, il semble donc que le Fils n'est pas égal au Père.
En sens contraire, on lit dans l'épître aux Philippiens (2, 6) : " Il n'a pas cru que ce fût pour lui une usurpation d'être égal à Dieu. "
Réponse : Il faut reconnaître que le Fils est aussi grand que le Père. En effet, la grandeur de Dieu n'est pas autre chose que la perfection de sa nature. D'autre part, pour qu'il y ait paternité et filiation, il faut que, par sa génération, le fils parvienne à posséder en perfection la nature du père, comme le père la possède. Chez les hommes, il est vrai, la génération est un changement qui fait passer le sujet de la puissance à l'acte ; aussi le fils n'est-il pas dès le début égal au père qui l'engendre ; c'est par une croissance convenable qu'il parvient à cette égalité, sauf accident imputable à un défaut du principe générateur. Mais il est clair, par ce qu'on a dit plus haut, qu'en Dieu s'établissent des rapports de vraie et propre paternité et filiation ; et il n'est pas possible d'admettre une défaillance de la vertu de Dieu le Père, en son acte générateur, ni que Dieu le Fils soit parvenu à sa perfection par un développement successif. Il faut donc conclure que, de toute éternité, le Fils est aussi grand que le Père. C'est pourquoi S. Hilaire écrit ; " Écartez de cette naissance les misères de la condition corporelle ; écartez le processus initial de la conception, les douleurs de l'enfantement et toutes les nécessités humaines ; tout fils, par sa naissance naturelle, jouit de l'égalité avec son père, puisqu'il est la similitude vivante de sa nature. "
Solutions : 1. Ces paroles concernent le Christ considéré selon sa nature humaine, en laquelle, de fait, il est inférieur à son Père et lui est soumis ; mais considéré en sa Nature divine, il est égal à son Père. C'est bien ce que dit S. Athanase : " Égal à son Père selon sa divinité, inférieur au Père selon son humanité. " Ou comme dit S. Hilaire : " Par sa situation de Donateur, le Père serait plus grand ; mais en raison de ce qui est donné, l'Être divin, indivisible, le bénéficiaire n'est pas moins grand ", et, dans son Livre sur les Conciles, il explique que " la soumission du Fils, c'est sa piété naturelle ", qui consiste à reconnaître qu'il tient du Père sa nature. " Mais la soumission de tous les autres, c'est leur condition infirme de créature. "
2. L'égalité est un rapport de grandeur. Or la grandeur de Dieu est la perfection de sa nature, on l'a dit, et elle ressortit à l'essence. C'est dire qu'en Dieu égalité et similitude concernent les attributs essentiels, et qu'on n'y peut parler d'inégalité ou de dissemblances à propos des distinctions relatives S. Augustin dit ainsi : " Demander "de qui" est telle Personne, c'est poser une question d'origine mais demander "quelle" elle est, et de quelle "grandeur", voilà qui intéresse l'égalité. " Donc, si la paternité est une dignité du Père, c'est pour autant qu'elle est l'essence du Père : la dignité est en effet un attribut absolu qui ressortit à l'essence. Et, comme la même essence est paternité dans le Père et filiation dans le Fils, ainsi la même dignité est dans le Père sa paternité, et dans le Fils sa filiation. Il est donc vrai que le Fils possède toute la dignité du Père. Et on ne peut pas déduire : " Le Père possède la paternité, donc le Fils possède la paternité " ; car on passe là de l'absolu au relatif. Le Père et le Fils ont bien même et unique essence ou dignité ; mais dans le Père elle comporte la condition relative de donateur, et dans le Fils le bénéficiaire qui reçoit.
3. Bien que le prédicat " relation " se vérifie de chaque relation divine, ce n'est pas en Dieu un tout universel, puisque toutes ces relations ne font qu'un selon l'essence et l'être. C'est là une condition opposée à celle d'universel, dont les parties sont distinctes selon l'être. Il en est de même de la personne, on l'a déjà dit : en Dieu, ce n'est pas un universel. Dès lors, toutes les relations divines ne font pas un total plus grand qu'une seule de ces relations ; et toutes les personnes ne font pas quelque chose de plus grand qu'une seule, puisque chaque personne possède toute la perfection de la Nature divine.


ARTICLE 5 : Les Personnes diuines sont-elles l'une dans l'autre ?
Objections : 1. Des huit modes d'exister dans un autre, recensés par Aristote, aucun ne convient au cas du Père et du Fils ; c'est assez clair quand on parcourt la liste en détail. Le Fils n'est donc pas dans le Père, ni le Père dans le Fils.
2. Ce qui sort d'un autre, n'est pas en lui. Mais de toute éternité le Fils est sorti du Père, selon le prophète Michée (5, 1) : " La sortie date du commencement des jours de l'éternité. " Donc le Fils n'est pas dans le Père.
3. Quand deux termes s'opposent, l'un n'est pas dans l'autre. Or le Père et le Fils s'opposent relativement. Il n'est donc pas possible que l'un soit dans l'autre.
En sens contraire, on lit dans S. Jean (14, 10) : " Je suis dans le Père et le Père est en moi. "
Réponse : Il y a trois choses à considérer dans le Père et dans le Fils : l'essence, la relation et l'origine. Et sous ces trois chefs, le Père et le Fils sont mutuellement l'un dans l'autre. En effet, considérons l'essence : le Père est dans le Fils, puisque le Père est son essence, et qu'il la communique au Fils sans le moindre changement : l'essence du Père étant dans le Fils, il s'ensuit bien que le Père est dans le Fils. Et puisque le Fils est son essence, il s'ensuit également que le Fils est dans le Père, où est sa propre essence. C'est ce que disait S. Hilaire h : " Le Dieu immuable suit, pour ainsi dire, sa nature quand il engendre un Dieu immuable. En celui-ci, c'est donc la nature subsistante de Dieu que nous reconnaissons, car Dieu est en Dieu ". Considérons maintenant les relations : il est évident que chacun des relatifs qui s'opposent, entre dans la notion de l'autre. Enfin considérons l'origine : il est clair encore que le verbe intelligible ne procède pas au-dehors, mais qu'il demeure dans l'intellect qui le dit ; de même, l'objet exprimé par le verbe est contenu dans ce verbe. Et l'on raisonnerait pareillement pour le Saint-Esprit.
Solutions : 1. Ce qui se passe dans les créatures ne donne pas une représentation suffisante de ce qui se passe en Dieu. Ainsi l'immanence réciproque du Fils dans le Père et du Père dans le Fils échappe à tous les modes recensés par le Philosophe. Cependant, le mode qui s'en rapproche le plus est l'immanence de l'effet dans son principe d'origine ; avec cette différence, bien entendu, que dans les créatures il n'y a pas d'unité d'essence entre le principe et ce qui en procède.
2. La " sortie " du Fils émanant du Père s'entend à la manière d'une procession intérieure, celle du verbe qui sort du " coeur" tout en y demeurant. En Dieu, cette " sortie " n'évoque donc qu'une distinction relative, sans la moindre distance ou division de l'essence.
3. Ce n'est point par l'essence, mais par leurs relations que le Père et le Fils s'opposent, d'ailleurs sans préjudice de l'immanence mutuelle entre termes relativement opposés, on vient de le dire.


ARTICLE 6 : Les Personnes divines sont-elles égales en puissance ?
Objections : 1. Nous lisons dans S. Jean (5, 19) : " Le Fils ne peut rien faire de lui-même, il ne fait que ce qu'il voit faire au Père. " Mais le Père peut agir de lui-même. Il est donc plus puissant que le Fils.
2. Celui qui commande et enseigne a un pouvoir supérieur à celui qui obéit et écoute. Or le Père commande au Fils, ainsi qu'il est dit dans S. Jean (14,31) : " Ce que mon Père m'a ordonné, je le fais. " Le Père enseigne aussi le Fils, selon qu'il est dit (Jn 5, 20) : " Le Père aime le Fils et lui montre tout ce qu'il fait. " Pareillement le Fils écoute, selon cette autre parole (Jn 5, 30) : " Je juge selon ce que j'entends. " Donc le pouvoir du Père est supérieur à celui du Fils.
3. A la toute-puissance du Père, il appartient de pouvoir engendrer un Fils égal à lui-même. S. Augustin dit ainsi : " Si le Père n'a pu engendrer son égal, où est sa toute-puissance ? " Or le Fils ne peut pas engendrer de fils, on l'a vu précédemment. Le Fils ne peut donc pas tout ce qui relève de la toute-puissance du Père ; autrement dit, il ne lui est pas égal en puissance.
En sens contraire, on lit dans S. Jean (5, 19) : " Tout ce que fait le Père, le Fils aussi le fait pareillement. "
Réponse : Il faut dire que le Fils est égal au Père en puissance. Car la puissance d'agir suit la perfection de la nature. On le voit bien dans les créatures : plus la nature qu'on possède est parfaite, plus la vertu active est grande. Or, on a montré plus haut que la notion même de paternité et de filiation divine exige que le Fils soit égal au Père en grandeur, c'est-à-dire en perfection de nature. Il en résulte que le Fils est égal au Père en puissance. La même raison vaut pour le Saint-Esprit comparé au Père et au Fils.
Solutions : 1. En disant que le Fils " ne peut rien faire de lui-même ", on ne refuse au Fils rien de la puissance du Père ; car on ajoute aussitôt que " tout ce que fait le Père, le Fils le fait également ". On montre seulement par là que le Fils tient sa puissance du Père comme il tient de lui sa nature. Comme dit S. Hilaire : " Si grande est l'unité de la Nature divine, que le Fils, quand il agit par soi, n'agit pas de lui-même. "
2. Quand il est dit que le Père " montre " au Fils et que le Fils l'" écoute ", entendons simplement que le Père communique sa science au Fils, comme il lui communique son essence. Et l'on peut rapporter à cette explication le commandement du Père : en engendrant son Fils, il lui donne de toute éternité connaissance et vouloir de ce qu'il aura à faire. Ou bien, et de préférence, on rapportera ces expressions au Christ dans sa nature humaine.
3. Comme la même essence est dans le Père sa paternité, et dans le Fils sa filiation, ainsi c'est par la même puissance que le Père engendre et que le Fils est engendré. Il est donc clair que, tout ce que peut le Père, le Fils le peut également. On n'en déduira pas cependant que le Fils peut engendrer ; ce serait là encore passer indûment de l'absolu au relatif. En Dieu, en effet, la génération signifie la relation. Le Fils a donc la même puissance que le Père avec une relation différente : le Père a cette puissance à titre de donateur, ce qu'on exprime en disant qu'il peut engendrer ; le Fils, de son côté, l'a comme bénéficiaire qui reçoit, et on l'exprime en disant qu'il peut être engendré.


QUESTION 43 : LA MISSION DES PERSONNES DIVINES
1. Convient-il à une Personne divine d'être envoyée ? 2. La mission est-elle éternelle ou seulement temporelle ? 3. Comment une Personne divine est-elle envoyée ? 4. Convient-il à toute Personne divine d'être envoyée ? 5. Y a-t-il mission invisible du Fils aussi bien que du Saint-Esprit ? 6. A qui est accordée la mission invisible ? 7. La mission visible. 8. Une Personne peut-elle s'envoyer elle-même, visiblement ou invisiblement ?


ARTICLE 1 : Convient-il à une Personne divine d'être envoyée ?
Objections : 1. L'envoyé est inférieur à celui qui l'envoie. Or aucune Personne divine n'est inférieure à l'autre. Donc aucune Personne divine n'est envoyée par une autre.
2. Ce qu'on envoie se sépare de ce qui l'envoie : comme dit S. Jérôme : " Ce qui est uni et conjoint en un seul et même corps ne peut pas être envoyé. " Or, il n'y a rien de séparable dans les Personnes divines, selon S. Hilaire. Donc une Personne ne peut être envoyée par une autre.
3. Celui qu'on envoie quitte son lieu pour un autre. Mais cela non plus ne convient pas à une Personne divine, puisqu'elle est partout. Donc il ne convient pas à une Personne divine d'être envoyée.
En sens contraire, on lit en S. Jean (8, 16) : " Je ne suis pas seul : j'ai avec moi le Père qui m'a envoyé. "
Réponse : L'idée de mission ou envoi implique une double relation : de l'envoyé à celui qui l'envoie, et de l'envoyé au terme où on l'envoie. Etre envoyé, cela dénonce d'abord, entre l'envoyé et celui qui l'envoie, une procession : qu'il s'agisse d'un mandat, comme le cas du maître envoyant son serviteur ; ou d'un conseil, comme on dit que le conseiller envoie le roi faire la guerre ; ou d'une origine, comme on dit que la tige émet la fleur. Cela dénonce aussi un rapport avec le terme de l'envoi ; il s'agit pour l'envoyé de commencer
d'être là à quelque titre, soit qu'auparavant il ne fût d'aucune manière là où on l'envoie, soit qu'il n'y fût pas de la manière dont il commence d'y être.
On peut donc parler de la mission d'une Personne divine, en évoquant par là, d'une part, sa procession d'origine à l'égard de la Personne qui l'envoie ; d'autre part, un nouveau mode pour elle d'exister quelque part. On dit ainsi du Fils qu'il a été envoyé en ce monde par son Père, en tant qu'il a commencé d'être en ce monde par la chair qu'il a prise, bien qu'auparavant " il fût déjà dans le monde " comme dit S. Jean (1, 10).
Solutions :1. La mission implique une infériorité dans l'envoyé, quand c'est par ordre ou par conseil que l'envoyé procède du principe qui l'envoie ; car celui qui conseille est plus sage. Mais en Dieu la mission n'évoque que la procession d'origine, et celle-ci respecte l'égalité des Personnes divines, on l'a vu plus haut.
2. Ce qu'on envoie pour commencer d'être en un lieu où il n'était d'aucune manière, se meut d'un mouvement local dans l'exécution de sa mission ; il faut donc bien qu'il se sépare localement de celui qui l'envoie. Mais il n'est rien de tel dans la mission d'une Personne divine : la Personne envoyée ne commence pas d'exister en un lieu où elle n'était pas ; elle ne cesse donc pas non plus d'exister à l'endroit où elle était. Autrement dit, cette missionlà ne comporte pas de séparation, mais une simple distinction d'origine.
3. La dernière objection raisonne sur la mission (ou envoi) qui comporte un mouvement local : pareille mission n'a rien à faire en Dieu.


ARTICLE 2 : La mission est-elle éternelle ou seulement temporelle ?
Objections : 1. S. Grégoire parle ainsi : " Le Fils est envoyé du fait qu'il est engendré. " Or, la génération du Fils est éternelle. Sa mission l'est donc aussi.
2. Ce qui reçoit une attribution dans le temps subit un changement. Mais une Personne divine ne change pas. La mission d'une Personne divine n'est donc pas temporelle, mais éternelle.
3. Mission implique procession. Or la procession des Personnes divines est éternelle. Leur mission l'est donc aussi.
En sens contraire, on lit dans l'épître aux Galates (4, 4) : " Quand vint la plénitude des temps, Dicu envoya son Fils. "
Réponse : Dans les vocables évoquant l'origine des Personnes divines, il y a des différences à noter. Certains termes n'évoquent dans leur signification que le rapport d'émané à principe : tels sont " procession " et " sortie ". D'autres, outre ce rapport au principe, précisent le terme de la procession : les uns évoquent le terme éternel, comme " génération " et " spiration ", car la génération est une procession qui met la Personne divine en possession de la Nature divine, et la spiration passive évoque la procession de l'Amour subsistant. Les autres expressions, avec le rapport au principe, évoquent un terme temporel, comme mission et donation. En effet, on est envoyé pour être en quelque endroit. On est donné pour être possédé. Or, qu'une Personne divine vienne à être possédée par une créature, ou existe en elle d'une manière nouvelle, voilà bien quelque chose de temporel.
Aussi, en Dieu, mission et donation s'emploient uniquement comme des attributs temporels ; génération et spiration, uniquement comme des attributs éternels ; enfin procession et sortie s'emploient en Dieu aussi bien éternellement que temporellement. En effet, de toute éternité, le Fils procède pour être Dieu ; dans le temps, il procède pour être aussi homme par sa mission visible, ou encore pour être dans l'homme par sa mission invisible.
Solutions : 1. La parole de S. Grégoire se rapporte à la génération temporelle du Fils, qui naît alors non plus du Père, mais d'une mère. Ou bien l'on veut dire que le Fils, du seul fait qu'il est engendré éternellement, se trouve en position d'être envoyé.


Questions (SUITE)