LE CHATEAU INTERIEUR OU LES DEMEURES par Sainte Thérèse d'Avila
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SEPTIEMES DEMEURES
CHAPITRE II SUITE
Suite du même sujet. De subtiles comparaisons aident à comprendre la déférence qu'il y a entre l'union spirituelle et le mariage spirituel.
1 Venons-en donc
à parler du mariage spirituel et divin, bien que cette haute faveur ne
doive pas atteindre à sa perfection de notre vivant, puisque nous perdrions
cet immense bienfait si nous nous écartions de Dieu. La première
fois que Sa Majesté accorde cette faveur par une vision imaginaire, Elle
veut montrer à l'âme sa très Sainte Humanité pour
qu'elle en ait la pleine connaissance et n'ignore rien du don souverain qu'elle
reçoit. A d'autres personnes, le Seigneur pourra se présenter
sous une autre forme ; à celle dont nous parlons, alors qu'elle venait
de communier, il apparut, dans la splendeur, la beauté, la majesté
qu'on lui vit après sa résurrection ; Il lui dit qu'il était
temps qu'elle s'occupe de ses affaires à lui, qu'il s'occuperait des
siennes, et d'autres paroles plus sensibles que communicables (Relations, chap.
35).
2 Il n'y avait là, semblera-t-il, rien de nouveau, puisque le Seigneur
s'était déjà manifesté à cette âme
de cette manière. Ce fut toutefois si différent qu'elle en fut
bien affolée et effrayée ; d'abord, parce que cette vision fut
fort intense, ensuite, à cause des paroles que le Seigneur lui dit, enfin,
parce qu'il se manifesta à l'intérieur de son âme, ce qui
ne s'était jamais produit, sauf dans la vision précédente.
Comprenez-le, la différence est immense entre toutes les visions précédentes
et celles de cette Demeure ; entre les fiançailles spirituelles et le
mariage spirituel il y a la même différence qu'entre l'état
de deux fiancés et celui de ceux qui ne pourront désormais se
séparer.
3 J'ai déjà dit que malgré ces comparaisons dont j'use
à défaut d'en trouver de meilleures, il faut entendre qu'ici il
n'est pas plus question du corps que si l'âme ne l'habitait point, et
qu'elle ne soit qu'esprit ; son rôle est encore bien moindre dans le mariage
spirituel ; cette union secrète s'accomplit au centre le plus profond
de l'âme où doit se tenir Dieu lui-même, et, ce me semble,
il n'a pas besoin de porte pour y entrer. Je dis qu'il n'a pas besoin de porte,
parce que tout ce qui a été dit jusqu'ici semble se réaliser
au moyen des sens et des puissances et il doit en être ainsi de cette
apparition de l'Humanité du Seigneur ; mais l'union dans le mariage spirituel
est bien différente. Le Seigneur apparaît en ce centre de l'âme
non pas dans une vision imaginaire, mais intellectuelle, plus subtile toutefois
que les précédentes : il apparut ainsi aux Apôtres, sans
entrer par la porte, quand il leur dit : " Pax vobis " (Lc 24,35).
Ce que Dieu communique alors à l'âme en un instant est un si grand
mystère, une faveur si haute, la délectation de l'âme est
si immense, que je ne sais à quoi la comparer ; je puis seulement dire
que le Seigneur veut lui manifester à ce moment la gloire du ciel avec
plus d'élévation que par toutes les visions ou plaisirs spirituels.
D'après ce qu'on comprend, et on ne saurait dire plus, l'âme, c'est-à-dire
l'esprit de cette âme, ne fait plus qu'une avec Dieu ; Sa Majesté,
qui Elle aussi est esprit, pour montrer son amour pour nous, veut faire concevoir
à certaines personnes jusqu'où va cet amour, pour que nous louions
sa grandeur ; Dieu a tenu à s'unir à la créature si intimement
que comme ceux qui ne peuvent désormais se séparer, il ne veut
pas se séparer d'elle.
4 Il en est autrement des fiançailles spirituelles, car souvent les fiancés
se séparent, et l'union également est différente ; car
bien que l'union soit la jonction de deux choses en une, elles peuvent, enfin,
se séparer, et chacune d'elles se retrouver seule ; ainsi, à l'ordinaire,
cette faveur du Seigneur passe vite, l'âme ensuite est privée de
cette compagnie, c'est-à-dire qu'elle ne la perçoit plus. Dans
cette autre faveur du Seigneur, non : l'âme demeure en ce centre avec
son Dieu. On peut comparer l'union à deux cierges de cire qui s'uniraient
si étroitement que leurs lurnières ne feraient qu'une, ou que
la mèche, et la lumière, et la cire, ne sont qu'une même
chose ; on peut toutefois séparer les cierges l'un de l'autre, et il
reste deux cierges, comme on peut séparer la mèche de la cire.
Ici encore, il en est comme de l'eau du ciel qui tombe dans une rivière
ou dans une fontaine, tout se confond en une eau unique, jamais on ne pourra
séparer ni trier l'eau de la rivière de l'eau tombée du
ciel ; de même, si un petit ruisseau se jette dans la mer, il n'y aura
nul moyen de l'en séparer ; et dans une pièce percée de
deux fenêtres par où pénètre une vive clarté,
les deux clartés, divisées à l'arrivée, se fondent
en une seule.
5 C'est peut-être ce que dit saint Paul à propos de ce sublime
mariage, supposant que Sa Majesté se rapproche de l'âme par l'union
: " Celui qui s'unit au Seigneur ne fait qu'un esprit avec Lui " (Cor
6,17). Il dit aussi : " Mihi vivere Christus est, mori lucrum " (Ph
1,21) ; il me semble que l'âme peut dire la même chose ici, car
c'est là que le petit papillon dont nous avons parlé meurt dans
une immense joie, puisque sa vie est déjà le Christ.
6 On discerne mieux cette faveur, le temps aidant, par ses effets, car on comprend
clairement que c'est Dieu qui donne vie à notre âme par de secrètes
aspirations souvent si vives qu'on ne peut aucunement en douter ; l'âme
les perçoit clairement, mais elles sont inexprimables ; ce sentiment
est si fort qu'il se traduit parfois en paroles caressantes qu'elle ne peut
contenir : " Ô vie de ma vie et substance qui me sustente ! "
et autres choses de ce genre. Car de ce sein divin, où Dieu semble continuellement
nourrir l'âme, jaillissent des rayons de lait qui fortifient tous les
habitants du château ; il apparaît que le Seigneur veut qu'ils jouissent
un peu de tout ce dont jouit l'âme, de ce fleuve opulent où la
petite fontaine s'est perdue, il jaillit parfois un jet de cette eau pour soutenir
ceux qui doivent pour le corporel servir ces deux époux. Et comme une
personne inattentive sentirait qu'on la baigne soudain dans cette eau et ne
pourrait manquer de le sentir, ainsi, et même avec plus de certitude,
on perçoit les opérations dont je parle. Car de même qu'un
jet d'eau ne pourrait jaillir de rien, comme je l'ai dit, on comprend clairement
qu'il y a à l'intérieur quelqu'un qui lance ces flèches
et donne vie à cette vie, un soleil d'où provient une grande lumière
qui se projette de l'intérieur sur les puissances. L'âme, comme
je l'ai dit, ne bouge pas de ce centre, et ne perd point la paix ; car celui
qui l'a donnée aux Apôtres (Jn 20,19) quand ils étaient
réunis peut la lui donner, à elle aussi.
7 Il me vient à l'idée que cette salutation du Seigneur devait
signifier beaucoup plus qu'elle n'en a l'air, ainsi que ce qu'il a dit à
la glorieuse Madeleine : " Va en paix " (Lc 7,50), car les paroles
du Seigneur ont en nous valeur d'actes, elles devaient donc agir dans ces âmes
déjà bien disposées, éloigner de l'âme tout
ce qui est corporel afin que, pur esprit, elle puisse s'unir par cette union
céleste à l'esprit incréé ; et il est très
vrai que lorsque nous nous vidons de toute créature, que nous nous en
détachons pour l'amour de Dieu, ce même Dieu doit nous emplir de
Lui. Ainsi, un jour où Jésus-Christ Notre-Seigneur priait pour
ses Apôtres, je ne sais où on le dit, il demanda que tous soient
un avec le Père et avec Lu, comme Notre-Seigneur Jésus-Christ
est dans le Père et le Père en Lui (Jn 17,21). Je ne sais s'il
peut exister un plus grand amour que celui-là ! Et ne manquons point
d'y pénétrer tous, puisque Sa Majesté a dit : e ne prie
pas pour eux seulement, mais pour ceux-là aussi, qui, grâce à
leur parole, croiront en moi (Jn 17,20) et Elle dit aussi : Je suis en eux (Jn
17,23).
8 Ô Dieu secourable, que ces paroles sont vraies, et comme l'âme
qui le voit par elle-même dans cette oraison les comprend ! Et comme nous
les comprendrions toutes, si nous n'y faisions pas obstacle par notre faute,
puisque les paroles de Jésus-Christ notre Roi et Seigneur ne peuvent
manquer de s'accomplir ! Mais nous commettons l'erreur de ne pas nous y disposer
en nous écartant de tout ce qui peut faire obstacle à cette lumière,
nous ne nous voyons donc pas dans ce miroir que nous contemplons, et où
notre image est gravée.
9 Pour revenir à ce que nous disions : lorsque le Seigneur a introduit
l'âme dans Sa demeure, qui est le centre de l'âme elle-même,
de même que le ciel empyrée où se tient Notre-Seigneur ne
se meut pas, dit-on, comme les autres, dès que cette âme y pénètre,
tout mouvement cesse en elle ; ni les puissances, ni l'imagination, ne peuvent
lui porter tort ni lui enlever la paix. J'ai l'air de vouloir dire que lorsque
l'âme a obtenu de Dieu cette faveur elle est assurée de son salut
et de ne pas retomber, mais je ne dis rien de tel : chaque fois que je parlerai
de cette sécurité apparente de l'âme, il s'entend qu'il
en est ainsi tant que la Divine Majesté la tient par la main, pour que
l'âme ne l'offense point. J'ai du moins la certitude que cette âme,
bien qu'elle ait vécu dans cet état, et cela pendant des années,
ne s'estime pas en sûreté ; elle craint au contraire bien plus
que naguère d'offenser Dieu moindrement, elle a le vif désir de
Le servir, comme on le verra plus loin, elle vit dans la peine et la confusion,
sachant le peu qu'elle est capable de faire, alors qu'elle lui a tant d'obligation
; ça n'est pas une petite croix, mais une fort sérieuse mortification
; toutefois, plus cette âme se mortifie, plus grandes sont ses délices.
Lorsque Dieu lui ôte la santé et les forces dont elle a besoin
pour faire pénitence, c'est là sa vraie mortification ; j'ai déjà
dit ailleurs le chagrin que cela cause, mais il est bien plus grand ici, et
tout doit venir à l'âme du sol où elle plante ses racines
; car de même que l'arbre qui est proche d'une eau courante est le plus
frais, celui qui produit plus de fruits, peut-on s'étonner des désirs
qu'éprouve cette âme dont l'esprit véritable ne fait qu'un
avec l'eau céleste dont nous avons parlé ?
10 Pour en revenir, donc, à ce que je disais, il ne faut pas croire que
les puissances, et les sens, et les passions, jouissent toujours de cette paix
; l'âme, oui. Dans les autres Demeures, il est des combats, des moments
d'épreuves et de fatigue, mais à l'ordinaire cela ne lui ôte
ni sa paix, ni sa place. Ce centre de notre âme, ou cet esprit, est chose
si difficile à décrire, il est même si difficile d'y croire,
que je crains, mes soeurs, que faute d'avoir su m'exprimer vous ne soyez tentées
de ne pas me croire ; car il est difficile de dire qu'il y a là des épreuves
et des peines, mais que l'âme reste en paix. Je vais faire une ou deux
comparaisons : plaise à Dieu qu'elles m'aident à expliquer quelque
chose, mais si je n'y réussissais pas, je sais que je dis la vérité.
11 Le Roi est dans son Palais, la guerre et bien des choses pénibles
sévissent dans son royaume, mais il n'en reste pas moins à sa
place ; de même, ici ; bien qu'il y ait un grand tumulte, beaucoup de
bêtes venimeuses, dans les autres Demeures, et que tout cela fasse grand
bruit, rien ne pénètre dans cette Demeure-là, et ne force
l'âme à en sortir ; les choses qu'elle entend, qui toutefois lui
font un peu de peine, ne parviennent pas à l'agiter et à lui ôter
la paix ; les passions, déjà vaincues, ont peur de pénétrer
dans cette Demeure, car elles en sortent plus asservies. Le corps tout entier
nous fait mal, mais si la tête est saine, nous n'aurons pas mal à
la tête du fait que nous avons mal au corps. Je ris toute seule de ces
comparaisons dont je ne suis pas satisfaite, mais je n'en trouve pas d'autres
; Pensez ce que vous voudrez : tout ce que j'ai dit est la vérité.