LE CHATEAU INTERIEUR OU LES DEMEURES par Sainte Thérèse d'Avila
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SEPTIEMES DEMEURES
CHAPITRE III SUITE
Des grands effets de cette oraison. L'attention et la réflexion sont nécessaires, car elle diffère des états précédents d'une manière admirable.
1
Nous disions donc que ce petit papillon est mort dans l'immense allégresse
d'avoir trouvé le repos, et que le Christ vit en lui. Voyons comment
il vit, ou comment cette vie diffère de celle qu'il a connue quand il
était vivant ; ce sont les effets produits dans l'âme par cette
oraison qui nous montreront si ce qui fut dit est vrai. A ce que je puis entendre,
ces effets sont les suivants.
2 Le premier, un tel oubli d'elle-même que l'âme semble vraiment
n'être plus, comme je l'ai dit ; elle est dans un état où
elle ne se connaît plus, elle ne se souvient plus qu'il doive y avoir
pour elle ni ciel, ni vie, ni honneur, tout entière occupée de
l'honneur de Dieu ; les paroles de Sa Majesté semblent avoir eu force
d'acte lorsqu'elle lui a dit de s'inquiéter de Ses affaires, et qu'Elle
s'inquiéterait des siennes. Ainsi, l'âme ne se soucie pas de ce
qui peut advenir, elle est dans un étrange oubli de toute chose, car,
comme je l'ai dit, elle semble n'être plus, et elle voudrait n'être
rien en rien, si ce n'est lorsqu'elle comprend qu'elle peut contribuer à
accroître d'un point la gloire et l'honneur de Dieu ; elle exposerait
alors sa vie de très bon coeur.
3 N'entendez pas par là, mes filles, qu'elle cesse de tenir compte de
manger et de dormir, car ce n'est pas le moindre de ses tourments, ainsi que
d'accomplir toutes les obligations de son devoir d'état ; nous parlons
des choses intérieures, car il n'y a que peu à dire des actions
extérieures ; sa peine est plutôt de voir que ses propres forces
sont désormais néant. Elle ne renoncerait pour rien au monde à
faire tout son possible lorsqu'elle comprend qu'il s'agit du service de Notre-
Seigneur.
4 Le second de ces effets est un grand désir de souffrir, mais il n'est
plus capable de l'inquiéter, comme naguère ; son désir
de voir la volonté de Dieu s'accomplir en elle est si absolu que tout
ce que fait Sa Majesté lui semble bon ; s'il veut qu'elle souffre, à
la bonne heure ; si non, ce refus ne la tue point, comme avant.
5 Ces âmes éprouvent aussi une grande joie intérieure dans
la persécution, et une paix croissante, sans aucune inimitié envers
ceux qui leur nuisent ou cherchent à le faire ; elles s'éprennent
plutôt pour eux d'un amour particulier, s'affligent tendrement si elles
les voient en peine, et endureraient bien des choses pour les en libérer
; elles les recommandent à Dieu de bien bon coeur, et se réjouiraient
de perdre les grâces que leur accorde Sa Majesté pour qu'Elle les
reverse sur eux, afin qu'ils n'offensent plus Notre-Seigneur.
6 Et voilà surtout ce qui m'ébahit, quand on a vu les peines et
afflictions que leur causait leur désir de mourir pour jouir de Notre-Seigneur
: elles ont maintenant un si grand désir de le servir, d'obtenir qu'il
soit loué, et, si possible, d'aider quelques âmes, que non seulement
elles ne désirent plus mourir, mais vivre de très longues années,
dans les plus grandes épreuves, au cas où elles mériteraient
ainsi que le Seigneur soit loué, ne serait-ce que de bien peu de chose.
L'assurance que leur âme jouirait de Dieu dès qu'elle quitterait
leur corps ne les influencerait point, pas plus que de songer à la gloire
des saints ; elles ne désirent pas y accéder pour le moment. Elle
mettent leur gloire dans l'aide qu'elles peuvent apporter au Crucifié,
en particulier lorsqu'elles voient combien on l'offense, combien rares sont
ceux qui considèrent vraiment son honneur, détachés de
tout le reste.
7 Il est vrai que lorsqu'il lui arrive d'oublier cela, ses désirs de
jouir de Dieu et de sortir de cet exil la reprennent tendrement, surtout lorsqu'elle
voit le peu de services qu'elle lui rend, mais elle se reprend bientôt,
elle considère-la continuité de Sa présence en elle, et
elle offre à Sa Majesté sa volonté de vivre comme l'offrande
la plus coûteuse qu'elle puisse lui faire. La mort, elle ne la craint
nullement, pas plus qu'elle ne craindrait un doux ravissement. Le fait est que
celui qui lui communiquait ces désirs avec d'excessifs tourments lui
donne maintenant ceux dont nous parlons. Qu'il soit à jamais loué
et béni.
8 Enfin, le désir de ces âmes n'est plus jamais orienté
vers les régals et les plaisirs, car le Seigneur lui-même est avec
elles, et c'est Sa Majesté, maintenant, qui vit en elles. Il est clair
que sa vie ne fut qu'un tourment continuel, et c'est ce qu'il fait de la notre,
du moins en ce qui concerne nos désirs ; quant au reste, il nous dirige
en faibles que sommes, quoiqu'il nous emplisse de sa force quand il voit que
nous en avons besoin. Un grand détachement de toutes choses, avec le
désir constant de vivre dans la solitude, ou occupés à
aider une âme. Ni sécheresses, ni épreuves intérieures,
mais le souvenir de Notre-Seigneur, dans une telle tendresse que l'âme
voudrait ne rien faire d'autre que de le louer ; lorsqu'elle s'en distrait,
le Seigneur lui-même la réveille comme je l'ai dit, car on voit
très clairement que cette impulsion, - je ne sais quel autre mot employer,
- vient de l'intérieur de l'âme comme les transports dont j'ai
parlé. Elle se manifeste maintenant avec une grande douceur, mais elle
ne procède ni de la pensée ni de la mémoire, ni de rien
qui puisse suggérer que l'âme ait agi d'elle-même. Ce réveil
se produit si habituellement, et si fréquemment, qu'il a été
possible de bien l'examiner ; de même qu'un feu ne projette pas sa flamme
vers le bas mais vers le haut, si grand soit le feu qu'on veuille allumer, on
constate ici que ce mouvement intérieur vient du centre de l'âme
et éveille les puissances.
9 Certes, quand bien même on ne trouverait sur cette voie de l'oraison
d'autre bénéfice que celui de comprendre le soin particulier que
Dieu a de communiquer avec nous et de nous prier de nous y prêter, car
on ne peut y voir autre chose, enfin, de nous garder auprès de lui, j'estime
bien employées toutes les peines par lesquelles on passe pour jouir de
ces attouchements de son amour, si suaves et si pénétrants. Cela,
mes soeurs, vous l'avez sans doute éprouvé ; car lorsqu'on atteint
à l'oraison d'union, je pense que le Seigneur y veille, si nous ne négligeons
pas d'observer ses commandements. Lorsque cela vous arrivera, rappelez-vous
ce qu'il en est de cette Demeure intérieure où Dieu vit en notre
âme, et louez-le beaucoup ; car, vraiment, il vient de lui, ce message,
ou billet écrit avec tant d'amour, de manière à vous signifier
qu'il veut que vous- soyez seule à comprendre cette écriture,
et ce qu'il vous demande. Ne manquez sous aucun prétexte de répondre
à Sa Majesté, même si vous êtes occupée extérieurement
et en conversation avec plusieurs personnes, car il arrivera souvent que Notre-Seigneur
veuille vous faire en public cette faveur secrète, et comme votre réponse
doit être intérieure, il est très facile d'agir comme je
le dis par un acte d'amour, ou en disant comme saint Paul : " Que voulez-vous
de moi, Seigneur ? " Il vous enseignera bien des façons de lui être
agréable, au moment même où nous croyons comprendre qu'il
nous écoute ; et cet attouchement si délicat dispose presque toujours
l'âme à accomplir ce qui lui a été demandé
avec une ferme volonté.
10 Cette Demeure se différencie donc des autres par ce que je viens de
dire : on n'y trouve presque jamais la sécheresse ni les agitations intérieures
qu'on a connues par moments dans toutes les autres, mais l'âme y est presque
toujours dans la quiétude ; ne craignez pas que le démon puisse
contrefaire ce si haut état de grâce, mais soyez intimement persuadée
qu'il provient de Dieu seul ; car, comme je l'ai dit, ni les sens ni les puissances
n'ont rien à voir ici ; Sa Majesté s'est découverte à
l'âme, Elle l'a introduite avec elle là où à mon
avis le démon n'oserait entrer et d'ailleurs le Seigneur ne le lui permettrait
point ; toutes les grâces qu'il accorde ici ne doivent rien aux efforts
de l'âme elle-même, comme je l'ai dit, sauf celui de se livrer tout
entière à Dieu.
11 Les progrès que le : Seigneur fait ici accomplir à l'âme,
les enseignements qu'il lui donne, tout cela se passe dans un silence qui me
rappelle la construction du temple de Salomon, où on ne devait entendre
aucun bruit ; ainsi, dans ce temple de Dieu, dans cette sienne demeure, Lui
seul et l'âme jouissent l'un de l'autre, dans un immense silence. L'entendement
n'a aucune raison de s'agiter ni de chercher ; le Seigneur qui l'a crée
veut l'apaiser ici, et qu'il regarde par une étroite rainure ce qui se
passe. Il est des moments où il ne voit plus rien, car on ne lui permet
plus de regarder, mais ces intervalles sont brefs ; car, ce me semble, on ne
perd pas ici l'usage des puissances, mais elles n'agissent pas, et sont comme
ébahies.
12 Je le suis de voir que lorsque l'âme elle arrive là, elle cesse
d'avoir des ravissements, (j'entends en particulier la perte des sens) si ce
n'est de temps en temps, et alors même sans rapts ni envols de l'esprit
; ils sont très rares et n'ont presque jamais lieu en public, comme naguère
où c'était fréquemment le cas ; ils ne sont plus provoqués
comme alors par ce qui excitait sa dévotion, car lorsqu'elle voyait une
image pieuse ou entendait un sermon, ne fût-ce qu'un fragment, ou de la
musique, le pauvre petit papillon était si anxieux que tout l'étonnait,
et qu'il s'envolait. Maintenant, soit que l'âme ait trouvé son
repos, soit qu'elle ait vu tant de choses en cette Demeure elle ne s'estompe
plus de rien, elle n'est plus comme naguère, solitaire, puisqu'elle jouit
d'une telle compagnie, Enfin, mes soeurs, j'en ignore la cause, mais dés
que le Seigneur commence à montrer à l'âme ce qui se trouve
en cette Demeure et à l'y introduire, elle est guérie de la grande
faiblesse qui lui a causé tant de peines et dont jamais auparavant elle
ne s'était libérée. Il se peut que le Seigneur l'ait fortifiée,
élargie, et habilitée ; il se peut aussi qu'il veuille montrer
publiquement ce qu'il a opéré secrètement dans ces âmes,
à des fins que Sa Majesté connaît seule, car Ses jugements
dépassent tout ce que nous pouvons imaginer ici-bas.
13 Ces effets, comme tous les autres dont nous avons dit qu'ils sont bons dans
les degrés d'oraison déjà décrits, Dieu les suscite
lorsqu'il attire l'âme à Lui, et lui donne le baiser que réclamait
l'épouse ; car j'entends que ce qu'elle demandait s'accomplit dans cette
Demeure. Ici, à cette biche blessée, on donne l'eau en abondance.
Ici, elle se délecte dans le tabernacle de Dieu. Ici, la colombe que
Dieu envoya voir si la tempête était apaisée trouve l'olive,
signe qu'elle a trouves la terre ferme sous les eaux et les tempêtes de
ce monde. Ô Jésus ! Que ne puisée connaître tout ce
que doivent contenir les Écritures pour décrire cette paix de
l'âme ! Mon Dieu, qui en connaissez la valeur, faites que les Chrétiens
veuillent bien la chercher, et, dans votre miséricorde, ne la retirez
pas à ceux à qui vous l'avez donnée ; car, enfin, jusqu'à
ce que vous leur accordiez la véritable paix, et que vous les conduisiez
là où elle ne finira jamais, nous devons vivre dans la crainte.
Lorsque je parle de la véritable paix, je n'entends pas que celle-ci
ne soit point vraie, mais que la guerre pourrait éclater de nouveau si
nous nous écartions de Dieu.
14 Qu'éprouvent ces âmes lorsqu'elles voient qu'un si grand bien
pourrait leur faire défaut ? Cela les oblige à plus de vigilance,
à tirer force de faiblesse pour ne rien négliger par leur faute
de ce qui s'offre à elles pour mieux plaire à Dieu. Plus Sa Majesté
les favorise, plus elles sont craintives et plus elles ont peur d'elles- mêmes.
Et comme au milieu de ces grandeurs elles ont mieux connu leurs misères
et que leurs péchés leur semblent d'autant plus graves, souvent,
comme le Publicain, elles n'osent plus lever les yeux ; il en est d'autres qui
désirent cesser de vivre pour être en sécurité, mais
bientôt, pour l'amour de Lui, elles recommencent à vouloir vivre
pour le servir, comme je l'ai dit et remettent tout ce qui les concerne à
sa miséricorde. Quelquefois, l'excés des faveurs les anéantit
à tel point qu'elles craignent quel n'en soit d'elles comme d'un navire
si lourdement chargé qu'il coule à pic.
15 Je vous le dis, mes soeurs, elles n'en portent pas moins leur croix, mais
cela ne les inquiète point et ne leur ôte pas la paix ; quelques
tempêtes passent vite, comme une vague, et le calme revient ; car la présence
constante du Seigneur en elles leur fait tout oublier. Qu'il soit toujours béni
et loué par toutes ses créatures. Amen.