LE CHATEAU INTERIEUR OU LES DEMEURES par Sainte Thérèse d'Avila
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SIXIEMES DEMEURES
CHAPITRE IV SUITE
De l'état d'oraison où Dieu suspend l'âme dans le ravissement, ou l'extase, ou le rapt, qui sont, à son avis, une seule et même chose. Du grand courage qui lui est nécessaire pour recevoir de hautes faveurs de Sa Majesté.
1 Au milieu des choses que j'évoque, épreuves
et autres, comment le pauvre petit papillon pourrait-il rester en repos ? Tout
l'incite à désirer plus vivement jouir de l'époux ; et
Sa Majesté, qui connaît notre faiblesse, use de tout cela pour
disposer son courage à s'unir à un si grand Seigneur et à
le prendre pour Époux.
2 Vous allez rire de ce que je dis, et estimer que c'est folie ; n'importe laquelle
d'entre vous jugera que ça n'est pas nécessaire, et qu'il n'est
femme de basse origine qui n'ait le courage d'épouser le roi. Je suis
de cet avis quant au roi de la terre, mais quant au roi du ciel, il en faut,
je le répète, plus que vous ne le pensez ; car notre nature est
bien timide et basse devant quelque chose d'aussi grand, et je tiens pour certain
que si Dieu n'y pourvoyait, malgré tout ce que vous voyez, ou tous les
avantages qui s'ensuivent, ce serait impossible. Vous allez donc voir ce que
fait Sa Majesté pour conclure ces fiançailles, et j'entends que
c'est dans ce but qu'Elle donne des ravissements qui font perdre le sens ; car
sans être hors de sens, si l'âme se voyait si proche de cette haute
Majesté, il lui serait d'aventure impossible de continuer à vivre.
Cela s'entend des vrais ravissements, et non de ces faiblesses de femmes, comme
nous en avons par ici, où tout nous semble ravissement et extase. Comme
je crois l'avoir bien dit, il est des natures si faibles qu'elles se meurent
d'une heure d'oraison. Je veux exposer ici plusieurs des formes de ravissement
dont j'ai été informée, (j'ai eu des rapports avec tant
de personnes spirituelles), sans être toutefois certaine d'y réussir,
comme ce fut le cas lorsque j'ai écrit ailleurs sur ce sujet (Autobiographie,
chap. 20) et pour certaines des choses dont je parle ici ; pour diverses raisons,
il semble n'y avoir aucun inconvénient à en reparler, ne serait-ce
que pour qu'on trouve ici, ensemble, toutes les Demeures.
3 Dans l'une de ces formes de ravissement, lorsque l'âme qui n'est peut-être
pas en oraison, est touchée par une parole de Dieu qu'elle se rappelle
ou qu'elle entend, il semble que Sa Majesté, de l'intérieur de
l'âme, exalte l'étincelle que nous avons évoquée,
émue de pitié d'avoir vu cette âme souffrir si longtemps
de désir ; alors, embrasée tout entière comme l'oiseau
Phénix elle est renouvelée, et on peut croire pieusement que ses
fautes lui sont pardonnées : cela s'entend dans les dispositions voulues
et avec les moyens à portée de cette âme, que l'Église
enseigne Ainsi purifiée, le Seigneur l'unit à Lui, sans que personne
ne s'en avise, sauf eux deux ; l'âme elle-même ne s'en avise point
de manière à pouvoir en parler par la suite, bien qu'elle n'ait
pas intérieurement perdu le sens ; cela ne saurait se comparer à
un évanouissement, ni a une syncope, où tout sentiment intérieur
ou extérieur est aboli.
4 Il m'apparaît que dans ces cas l'âme est plus éveillée
que jamais aux choses de Dieu, plus éclairée dans la connaissance
de Sa Majesté. Cela peut sembler impossible ; alors que les puissances
et les sens sont si absorbés qu'on peut les dire morts comment peut-on
entendre qu'ils comprennent ce secret ? Nul n'en sait rien, ni moi, ni peut-être
aucune créature, le Créateur seul le sait, ainsi que bien d'autres
choses qui se manifestent dans cet état, c'est-à-dire dans ces
deux Demeures ; car on pourrait bien parler conjointement de ces deux Demeures,
il n'y a pas entre l'une et l'autre de porte fermée. Mais puisqu'il se
passe dans la dernière des choses qui ne se sont pas manifestées
à ceux qui n'y sont pas encore parvenus, j'ai préféré
les séparer.
5 Lorsque le Seigneur juge bon de communiquer à l'âme ravie certains
secrets, ou certaines choses du ciel, ou des visions imaginaires (sur les vision
imaginaire et intellectuelle, voir (Autobiographie, chap. 28), elle peut ensuite
en faire le récit ; cela reste gravé dans sa mémoire de
telle manière que jamais elle ne l'oublie. Mais quand ce sont des visions
intellectuelles, elle est incapable de rien en dire ; à ce degré,
certaines doivent être si élevées qu'il ne convient pas
que ceux qui vivent sur terre les comprennent et en parlent ; toutefois, une
personne qui a le sain usage de ses sens peut décrire ici-bas beaucoup
de ces visions intellectuelles. J'en parlerai en temps voulu, puisque l'ordre
m'en fut donné par quelqu'un qui a autorité pour cela ; bien qu'il
paraisse présomptueux de le croire, ce sera peut-être utile à
quelques âmes.
6 Mais, me direz-vous, si ces âmes ne gardent aucun souvenir des si hautes
faveurs que le Seigneur leur accorde alors, quel profit y trouvent-elles ? Ô
mes filles ! Il est si grand qu'on ne le dira jamais assez ; car bien qu'elles
soient indescriptibles, elles se gravent fortement au plus intime de l'âme,
on ne les oublie jamais. Mais si aucune image ne les accompagne et si les puissances
ne les comprennent point, comment peut-on se les rappeler ? Je ne le comprends
pas moi- même ; mais je comprends que certaines vérités
sur la grandeur de Dieu sont si fortement fixées dans ces âmes
que même si la foi ne leur disait qui il est, avec l'obligation d'y croire
pour l'Amour de Dieu, elles adoreraient en lui cette grandeur à partir
de cet instant, comme Jacob quand il vit l'échelle ; il dut saisir alors
d'autres secrets qu'il ne sut répéter ; la vue d'une échelle
par laquelle descendaient et montaient des anges n'eût pas suffi à
lui faire comprendre de si grands mystères, sans un surcroît de
lumières intérieures.
7 Je ne sais si je m'exprime bien, car bien que j'en aie entendu parler, j'ignore
si mes souvenirs sont exacts. Moïse lui non plus n'a pas su dire tout ce
qu'il avait vu dans le buisson, mais uniquement ce que Dieu lui permit de révéler.
Mais si Dieu n'avait pas communiqué à son âme des secrets,
s'il ne lui avait pas octroyé la certitude de voir et de croire que cela
venait de Dieu, il n'aurait pas tant entrepris, au prix de si grandes épreuves
; il dut découvrir au milieu des épines de ce buisson de fort
grandes choses qui lui donnèrent le courage de faire ce qu'il fit pour
le peuple d'Israël. Donc, mes soeurs, nous n'avons pas à chercher
des raisons de comprendre les choses cachées de Dieu, mais puisque nous
croyons en sa puissance, nous devons croire, c'est clair, que le ver de terre
que nous sommes, dont la puissance est si limitée, est incapable de concevoir
ses grandeurs. Louons-le vivement de consentir à nous en faire comprendre
quelques-unes.
8 Je désirerais trouver une comparaison qui éclaire un peu ce
que je dis, je crains qu'il n'y en ait pas de bonne, mais donnons celle-ci :
vous pénétrez dans l'appartement d'un roi ou d'un grand Seigneur,
ce qu'on appelle, ce me semble, un salon, où on trouve en nombre infini,
toutes sortes de verreries, de poteries et beaucoup de choses, disposées
en si bel ordre qu'on les voit presque toutes en y entrant. On m'a introduite
un jour dans l'une de ces salles chez la Duchesse d'Albe, (où sur les
instances de cette dame, l'obéissance m'avait commandé de demeurer
au cours d'un voyage) ; ébahie, en y pénétrant, je me demandais
a quoi pouvait servir cette foule d'objets, tout en considérant qu'on
pouvait louer le Seigneur de voir une telle variété de choses,
et il est amusant de constater combien cela m'est utile pour ce que j écris
; j'y passai un moment, mais il y avait tant a voir que j'oubliai tout immédiatement
et que je ne gardai le souvenir d'aucune de ces pièces ; je ne saurais
pas plus décrire leur facture que si je ne les avais jamais vues. Il
en est de même lorsque, introduite dans cet appartement du ciel empyrée
que nous devons avoir à l'intérieur de nos âmes, l'âme
ne fait qu'un, très intimement, avec Dieu, (puisque Dieu est dans l'âme,
il est clair qu'il y a dans l'âme une de ces Demeures). Toutefois lorsque
l'âme est ainsi, en extase, le Seigneur ne doit pas toujours lui permettre
de pénétrer ces secrets, (elle est d'ailleurs si occupée
à jouir de lui que ce bonheur lui suffit), mais il lui permet parfois
de se ranimer, et de voir soudain ce qu'il y a dans cet appartement. Revenue
à elle, elle garde donc l'image des grandeurs quelle a vues ; elle ne
peut néanmoins en décrire aucune, sa nature ne se hausse pas au-delà
de ce que Dieu a voulu lui montrer surnaturellement.
9 Suis-je donc en train de confesser ce qui a été vu, et qu'il
s agit d'une vision imaginaire ? Je ne veux rien dire de semblable, cela n'est
pas mon objet, mais la vision intellectuelle ; je manque d'instruction, mon
ignorance est incapable de rien exprimer ; si je me suis bien expliquée
à propos de cette oraison, je comprends clairement que ce n'est pas de
mon propre chef. Pour moi, je suis d'avis que lorsque l'âme à qui
Dieu accorde ces ravissements ne pénètre que certains de ces secrets,
ce ne sont pas des ravissements, mais quelque faiblesse naturelle ; car il se
peut que des personnes de faible complexion, et c'est notre cas à nous,
femmes, surmontent la nature par une certaine force d'esprit, et restent absorbées,
comme je crois l'avoir dit à propos de l'oraison de quiétude.
Cela n'a rien de commun avec le ravissement ; lorsque c'en est un, croyez-le,
Dieu dérobe l'âme tout entière, elle est sa propre chose,
et en tant que telle, désormais, son Épouse, il lui montre peu
à peu quelque petite parcelle du royaume qu'elle a mérité,
en tant qu'épouse ; si petite soit-elle, tout est abondance dans ce grand
Dieu, et il ne permet à personne de l'entraver, ni aux puissances, ni
aux sens ; il donne l'ordre immédiat de fermer les portes de toutes ces
Demeures, celle où il réside reste seule ouverte pour nous y introduire.
Bénie soit une si grande miséricorde ; ceux qui ne voudraient
pas en profiter, et qui perdraient ce Seigneur, seront maudits à juste
titre.
10 Ô mes soeurs ! ce que nous quittons n'est rien, ni tout ce que nous
faisons, ni tout ce que nous pourrions faire pour un Dieu qui consent ainsi
à se donner à un ver de terre ! Puisque nous espérons jouir
de ce bien dès cette vie même, que faisons-nous ? A quoi nous arrêtons-nous
? Est-il rien d'assez grand pour nous distraire un instant de chercher ce Seigneur,
comme le faisait l'épouse, dans les rues et sur les places ? Oh ! tout
au monde est moquerie qui ne nous rapproche de cela et ne nous aide pas à
le rejoindre, même si délices, richesses, joies, tout ce qu'on
peut imaginer, devaient durer toujours ! Tout est dégoût, ordure,
en comparaison des trésors dont nous devons jouir à jamais ! Et
cela même n'est rien, comparé au seul fait de posséder le
Seigneur de tous les trésors, ceux du ciel et de la terre.
11 Ô aveuglement humain ! Jusques à quand, jusques à quand,
attendrons-nous qu'on retire cette poussière de nos yeux ? Elle ne semble
pas abonder parmi nous au point de nous aveugler tout à fait, mais je
vois cependant de petits grains, de petits graviers, qui suffiront à
nous faire grand tort, si nous les laissons s'accumuler ; pour l'amour de Dieu,
mes soeurs, servons-nous de ces fautes pour connaître notre misère,
qu'elles épurent notre vue, comme le fit la boue pour l'aveugle qu'a
guéri notre Époux (Jn 9,6-7) ; à nous voir, donc, si imparfaites,
supplions le d'autant plus vivement d'extraire le bien de nos misères,
pour contenter Sa Majesté en toutes choses.
12 Je me suis beaucoup écartée de mon sujet par inadvertance.
Pardonnez-moi, mes soeurs, et croyez que lorsque j'approche des grandeurs de
Dieu, c'est-à- dire, lorsque j'en parle, je ne puis retenir de vives
plaintes : je vois ce que nous perdons par notre faute. Car bien que le Seigneur
donne ces choses à qui il veut, si nous aimions Sa Majesté comme
Elle nous aime, Elle nous les donnerait à nous tous. C'est son unique
désir, trouver à qui donner, et ses richesses ne diminuent pas
pour autant.
13 Pour en revenir, donc, à ce que je disais, l'Époux ordonne
la fermeture des portes des Demeures, et même celles du château
et de l'enceinte ; car lorsqu'il veut enlever cette âme, et la ravir,
elle perd la respiration, et même si elle garde un peu plus longtemps
l'usage des sens, il lui est totalement impossible de parler ; mais parfois,
aussi, tout s'interrompt soudain, les mains et le corps se refroidissent à
tel point qu'elle croit être privée d'âme, et qu'il arrive
même qu'on ne perçoive plus son souffle. C'est bref, et je le précise
: cet état-là est bref ; car dés que ce grand ravissement
se relâche, le corps semble se ressaisir un peu, il reprend haleine pour
mourir à nouveau et donner à l'âme un supplément
de vie ; et pourtant, cette grande extase ne dure pas longtemps.
14 Lorsqu'elle a cessé, il arrive néanmoins que la volonté
reste si absorbée et l'entendement si égaré, pendant des
jours et encore des jours, que cette âme semble incapable de rien comprendre
de ce qui n'éveille pas la volonté et l'incite à aimer
; elle est toutefois fort éveillée à l'amour, mais endormie
s'il s'agit d'affronter les créatures et de s'y attacher.
15 Quand l'âme revient tout à fait à elle, oh ! quelle confusion
est la sienne, quel immense désir elle a de s'employer au service de
Dieu, de quelque façon il veuille l'utiliser ! Si les effets des états
d'oraison précédents sont comme je les ai décrits, que
peut-il s'ensuivre d'une faveur aussi grande que celle-là ? Je voudrais
vivre mille vies pour les vouer toutes au service de Dieu, et que toutes choses
sur terre se transforment en langues pour le louer. Le désir de faire
pénitence est immense : on n'y a guère de mérite, la force
de l'amour est telle que l'âme ne se ressent guère de tout ce qu'elle
fait, elle voit clairement que les tourments qu'enduraient les martyrs étaient
peu de chose, car avec cette aide de Notre-Seigneur, tout devient facile ; ces
âmes, donc, se plaignent à Sa Majesté quand elles n'ont
pas l'occasion de souffrir.
16 Quand Sa Majesté leur fait cette faveur en secret, elles l'estiment
à sa très haute valeur ; mais quand plusieurs personnes en sont
témoin, elles sont si confuses, si honteuses, que leur âme, en
quelque sorte, se vide du bonheur dont elle a joui, tant elle est soucieuse,
affligée, de ce que les gens penseront de ce qu'ils ont vu. Elles connaissent
la malice du monde, et comprennent que d'aventure on ne l'attribuera pas à
qui de droit, et au lieu d'y trouver une occasion de louer le Seigneur, ce sera
peut-être un sujet de médisances. Sous certains aspects, cette
peine et cette confusion me semblent un manque d'humilité, mais cela
ne dépend plus de leur volonté ; en effet, si cette personne souhaite
le blâme, que lui importe ? Comme l'a dit Notre-Seigneur à quelqu'un
qui s'affligeait ainsi : " Ne te mets pas en peine, puisqu'ils doivent
soit me louer, Moi, soit médire de toi ; et quoi qu'on dise, tu y gagnes
(Autobiographie, chap. 31). " J'ai su plus tard que ces paroles avaient
beaucoup encouragé et soutenu cette personne ; je les rapporte ici, au
cas où l'une de vous connaîtrait pareille affliction. Notre-Seigneur
semble vouloir que tout le monde comprenne que cette âme est déjà
sienne, et que personne n'a le droit d'y toucher. Qu'on s'attaque à son
corps, à son honneur, à ses biens, à la bonne heure : tout
contribuera à honorer Sa Majesté ; mais quant à l'âme,
point ; si elle ne s'éloigne pas de son Époux par une outrecuidance
fort coupable, il la protégera contre le monde entier, et même
contre tout l'enfer.
17 Je ne sais si j'ai réussi à faire comprendre ce qu'est le ravissement
; tout dire est impossible, comme je l'ai signalé, mais je sens qu'on
ne perd rien à s'y essayer, pour faire comprendre en quoi il consiste
; car il diffère beaucoup, par ses effets, des ravissements feints. Si
j'emploie le mot " feints ", ce n'est pas que la personne qui les
a veuille tromper, mais elle est trompée. Et lorsque les signes et les
effets ne sont pas conformes à une si haute grâce, on la diffame
à tel point qu'en conséquence, et avec juste raison, on ne croira
plus celles à qui le Seigneur l'accorde. Qu'il soit à jamais béni
et loué. Amen, amen.