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REVUE THOMISTE 4ème PARTIE


Évolution de saint Thomas sur la théologie du sacrement de l'Ordre

Voici à peu près quarante ans, j'eus à traiter du " Vocabulaire antique du sacerdoce1 " et plus précisément des mots ordo et sacerdos. Dans la Rome antique, le terme ordo désignait des collèges ou des groupes déterminés, par exemple dans la distinction entre ordo et populus, ordo et plebs - ainsi dans l'anamnèse du Canon romain, aux paroles " nos servi tui sed et plebs tua sancta " -; mais quelque huit siècles après l'appa-rition du Canon romain, au XIIe siècle, lors de l'élaboration du septé-naire sacramentel, ordo devait servir à Hugues de Saint-Victor et Pierre Lombard de terme technique pour désigner un des sept sacrements : celui que nous appelons le sacrement de l'Ordre. Dans la seconde partie de ma contribution d'il y a quarante ans, je faisais l'historique de l'usage chrétien du mot latin sacerdos : il désigna d'abord très principalement l'évêque, puis à la fois l'évêque et les presbyteri, et enfin, vers le XIe siècle, principalement les presbyteri, les " simples prêtres ". Ma présente contri-bution porte sur la théologie du sacrement de l'Ordre dans la pensée de saint Thomas.

Saint Thomas a traité du sacrement de l'Ordre aux distinctions 24 et 25 du livre IV des Sentences. À sa mort, il était parvenu, dans la Tertia Pars de la Somme, au sacrement de pénitence, et ce qui concerne le sacrement de l'Ordre fait partie du " Supplément " de la Somme, rédigé après la mort de saint Thomas sur la base du commentaire des Sentences. L'italien Mauro Turrini a établi que le " Supplément " était l'œuvre de Réginald de Piperno, le secrétaire de saint Thomas2. À quoi j'ajoute, en accord avec le P. Bataillon, à défaut jusqu'à présent de l'édition critique du livre IV des Sentences, que selon toute vraisemblance Réginald avait en mains, pour les Sentences, l'exemplaire personnel de Thomas, c'est-à-dire

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1. Cf. P.-M. GY, Etudes sur le sacrement de l'Ordre, " Lex Grandi, 22 ", Paris, Cerf, 1957, p. 125-145.
2. M. TURRINI, " Réginald de Piperno et le texte original de la Tertia Pars de la Somme de théologie de S. Thomas d'Aquin ", RSPT 73 (1989), p. 25 3-247.
RT 99 (1999) 181-189


qu'en attendant l'édition critique des Sentences, le texte du " Supplément " peut nous être à l'occasion utile pour nous assurer du texte.
À cette remarque principale il faut ajouter plusieurs autres :
1° II faut tenir compte, à la fois dans les Sentences et dans la Somme, de ce qui concerne le sacrement de l'Ordre dans les questions sur les sacrements en général.
2° Outre certaines mentions occasionnelles, il est question du sacre-ment de l'Ordre, d'une part, dans le Contra Gentiles3, d'autre part, dans l'opuscule De articulis fidei et Ecclesiae sacramentis (daté entre 1261 et 1270), dont nous savons par ailleurs qu'il a servi, lors du concile de Florence, pour le Décret aux Arméniens.
3° Dans son commentaire sur les Sentences, IV, dist. 25, Thomas traite du péché de simonie, disons de la vente des sacrements pour de l'argent. Dans la Somme, il place la simonie à la question 100 de la Secunda-Secundae. Mais nous ne devons pas oublier, lorsque nous traitons du sacrement de l'Ordre chez un théologien médiéval, que les trois enjeux majeurs de la réforme grégorienne - enjeux que l'historien rencontre à chaque pas - sont la liberté de l'Église par rapport au pouvoir temporel, l'instau-ration du célibat des prêtres et la simonie. Ainsi toutes les questions de simonie par rapport à l'administration des sacrements et à ce que nous appelons les honoraires de messes. Par rapport au célibat, lorsqu'on cherche dans les Sentences (IV, d. 13) si les théologiens ont traité de la fré-quence de la célébration de la messe, on constate que s'ils s'en occupent de temps en temps, en revanche ils traitent tous de la question - à la fois morale et canonique - du droit d'assister à la messe d'un " mauvais prêtre " (non fidèle au célibat). Nous rencontrerons par ailleurs une donnée encore plus profonde d'histoire de la civilisation, à savoir les différents aspects sociaux et culturels de la distinction entre clercs et laïcs au Moyen Âge.

Venons-en au regard théologique de Thomas sur le sacrement de l'Ordre4. De la même manière que j'ai eu l'occasion de le faire pour les sacrements en général5, je chercherai à situer Thomas par rapport aux théologiens les plus proches de lui dans le temps, de façon à voir en quoi ils sont d'accord entre eux et en quoi Thomas a une position qui lui est propre. Parmi ces théologiens les plus proches, je mentionne

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3. SCG, IV, cap. 74-77.
4. Parmi les études récentes, il convient de mentionner celle d'Attilio CARPIN, Il Sacramento dell'Ordine, Dalla teologia isidoriana alla teologia tomista, Bologne, 1988.
5. Cf. P.-M. GY, " Divergences de théologie sacramentaire autour de S. Thomas ", dans Ordo sapientiae et ornons, Hommage au Prof. J.-P. Torrell, Éd. par C.-J. Pinto de Oliveira, Fribourg, Éd. universitaires, 1995, p. 425-433. Je rappelle ce qu'on peut penser des dates : Albert com-mente les Sentences à Paris de 1243 environ à 1245 (rédaction achevée en 1249) ; Bonaventure, de 1250 à 1252 ; Thomas, de 1252 à 1254 (rédaction achevée en 1257) ; Pierre de Tarentaise, de 1256 à 1258 (ou 1257 à 1259); Annibal, de 1258 à 1260 (ou 1259 à 1261). Je n'ai pris en consi-dération ni les Sentences d'Hugues de Saint-Cher ni celles de Guerric de Saint-Quentin.


principalement : Albert le Grand, dont il fut l'élève ; Bonaventure - dont je pense que Thomas a les Sentences sous les yeux lorsqu'il rédige les siennes, en telle sorte que dans certains cas il se contente de résumer le maître franciscain et que dans d'autres il transforme la série de ses arguments en autant d'objections à réfuter6 -; Pierre de Tarentaise (le futur Innocent V), qui occupe l'autre chaire dominicaine et tient en plus d'un cas des positions plus proches de celles de Bonaventure que de Thomas7; enfin le bachelier de Thomas, Annibald de Annibaldis, approximativement d'un milieu semblable à celui de Thomas, fils d'une fa-mille romaine, petit-neveu d'Innocent III et bientôt cardinal8. Annibald prépare son cours avec une paire de ciseaux, de façon à choisir suivant les cas un paragraphe de Thomas ou un paragraphe de Pierre, ce qui a l'intérêt de nous renseigner sur l'influence exercée par l'un et par l'autre. Ce n'est pas un génie, mais c'est un enseignant très clair9, laissant de côté les questions qui à ses yeux sont seulement théoriques, par exemple - il s'agit du XIIIe siècle - de la question de l'ordination des femmes (qui avait retenu l'attention de saint Thomas). Il se trouve en revanche qu'un des deux fragments autographes conservés du manuscrit original du livre IV des Sentences, précieux pour l'édition critique à laquelle travaille actuellement le P. Fauser, membre de la Commission léonine, est précisément celui où il est question de l'ordination des femmes (la distinction 25)10.

La doctrine sur le sacrement de l'Ordre commune aux théologiens que j'ai mentionnés, doctrine sur laquelle ils me semblent ne varier que

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6. Dans la Summa Alexandri, je n'ai pas trouvé de section sur le sacrement de l'Ordre. Je ne voudrais pas trop vite voir là une indication sur le climat peu clérical des premières générations franciscaines.
7. Pour être complet, il y aurait lieu, conformément à une suggestion de Dom Lottin (" À propos du Commentaire des Sentences de Pierre de Tarentaise ", RTAM 13 [1946], p. 86-98) qui n'a guère recueilli d'écho, d'examiner les corrections marginales du manuscrit d'Avignon des Sentences de Pierre de Tarentaise, dont il est pensable qu'elles soient des corrections d'auteur tenant compte de Thomas. Par ailleurs, il y aurait lieu de prendre en considération le commentaire inédit du IVe livre, dont l'Incipit est In die illa erit fons patens (Bibl. du Saulchoir, Réserve des mss, s.c.), dont le P. Hyacinthe Dondaine pensait qu'il avait été enseigné à Saint-Jacques, du temps de saint Thomas.
8. Cf. M. DYKMANS, " D'Innocent III à Boniface VIII, Histoire des Conti et des Annibaldi ", Bulletin de l'Institut historique belge de Rome 45 (1975), p. 19-208.
9. Cf. par ex. ANNIBALD, Corn. In IV Sent., d. 24, a. 2, ad 4 (dans S. THOMAS, Opera omnia, Ed. Vives, t. 30, p. 711) au sujet de la distinction des sens du mot Ordo dans le contexte du sens technique sacramentaire que la scolastique a donné à ce mot : " Ordo potest dupliciter accipi. Uno modo secundum quod est sacramentum; et sic omnis ordo ordinatur ad Eucharistiam. Unde, cum episcopus non habeat potestatem superiorem sacerdote respecta Eucharistiae, episcopatus non erit ordo. Alio modo accipitur ordo secundum quod est officium quoddam respectu quarumcumque actionum sacrarum : et sic, cum episcopus habeat potestatem in actibus hierarchicis respectu corporis mystici supra sacerdotem, episcopatus erit ordo. "
10. Ce fragment, qui correspond à la question 2, a été édité par le regretté P. Adolfo ROBLES, " Fragmente autografo del IV de las Sentencias de Santo Tomás ", Escritos del Vedat 10 (1980), P. 565-581.


par des nuances, peut se résumer en plusieurs points. 1° L'Ordre est un des sept sacrements de la Loi nouvelle. 2° Les cinq premiers sacrements sont faits pour le bien des personnes, l'Ordre et le Mariage pour le bien de la communauté ecclésiale. 3° L'Ordre est un des trois sacrements qui confèrent un caractère. 4° II inclut, avec le sacerdoce (presbytéral), les deux autres ordres sacrés et les quatre ordres mineurs, tandis qu'aux yeux des théologiens, mais non des canonistes (y compris parmi les canonistes saint Raymond de Peñafort), l'épiscopat n'est pas sacramentellement un ordre distinct de la prêtrise, mais une dignitas11. 5° L'Ordre est hpotestas de consacrer l'eucharistie12, d'absoudre des péchés et subsidiairement de donner l'extrême-onction.
Ces points appellent des précisions : tout d'abord une double préci-sion sur le premier point, à la fois au sujet de l'appellation de sacrements de la Loi nouvelle (sacramenta novae Legis), et à propos de la différence entre le septénaire et ce qu'on pourrait appeler l'énumération dionysienne.

La distinction que faisait Pierre Lombard entre les sacrements de la Loi ancienne et les sept sacrements de la Loi nouvelle est en train de sortir de l'usage, et sacramenta tout court devient la désignation propre des sept sacrements. L'expression " sacramenta novae Legis " apparaît dans le commentaire sur les Sentences, puis encore à l'endroit du De articulis fidei et Ecclesiae sacramentis où saint Thomas énumère les sept sacrements. Je me demande s'il ne perd pas de son importance dans la IIIa Pars. Peut-être avons-nous là un exemple de l'évolution de la théo-logie vers un vocabulaire plus technique, même si Thomas est loin de ce que j'appellerai l'univocité rigoureuse de vocabulaire qu'on rencontrera chez Duns Scot.

Le deuxième point consiste - selon une manière de voir inattendue pour des modernes - à distinguer les sacrements pour les personnes (in remedium unius personae), à savoir les cinq premiers sacrements, des sacre-ments concernant la communauté (in remedium totius Ecclesiae), à savoir l'Ordre et le mariage. La distinction entre ceux des sacrements qui sont des remèdes pour les personnes (in remedium unius personae) et ceux qui

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11. Cf. S.RAYMOND DE PEÑAFORT, Summa Iuris [1222], Ed. Rius Serra, Barcelone, 1945, p. 111 ; - F. GILLMANN, Zur Lehre der Scholastik vom Spender der Firmung und des Weihesakraments, Paderborn, 1920, p. 9, n. 1 ; p. 40, n. 3 ; p. 80, n. 2; p. 85, n. 1 ; - HOSTIENSIS (Henri de Suse), Summa Aurea [avant 1253], ad titul. De ord. ab episcopo qui renunt[iavit] episc[opatui], n. 1 (ed. Lyon, 1556, 46 va) ; - G. FRANSEN, " La tradition des canonistes au Moyen Age ", dans Études sur le sacrement de l'Ordre, " Lex orandi, 22 ", Paris, Cerf, 1957, p. 270.
12. C'est à partir de la reconnaissance de cette potestas que Bonaventure et Thomas voient dans la porrection du calice le rite essentiel (cf. H. LENNERZ, De sacramento Ordinis, Rome, Pont. Univ. gregoriana, 1947, p. 133-136). Notons que les modernes cherchent un rite essentiel unique suffisant à la validité : les théologiens du XIIIe s. cherchent plutôt à bien articuler les symbolismes rituels. Cette différence d'approches est à l'origine de la discussion moderne sur la portée du Décret aux Arméniens.


sont pour l'Église (in remedium totius Ecclesiae), à savoir l'Ordre et le mariage, est déjà indiquée par Thomas lorsqu'il commente les Sentences13. Cette distinction est à situer historiquement. Vingt ou vingt-cinq ans plus tôt, Alexandre de Haies disait : " Le septième est l'ordre sacerdotal dont l'office est principalement de consacrer le Corps et le Sang du Seigneur, dans lequel est figuré la communion du Corps mystique par la charité14. " Nous rejoignons là le champ eucharistie-corps mystique, naguère étudié par le P. de Lubac, et les débats qu'il a occasionnés - et dans lesquels je n'ai pas l'intention d'entrer. Je note simplement à pro-pos de la distinction entre personne et communauté que je ne l'ai ren-contrée ni dans le commentaire d'Albert ni dans celui de Bonaventure.
En outre, Thomas met en avant cette distinction immédiatement après avoir considéré les sacrements " en tant qu'ils sont les sacrements de l'Église ", c'est-à-dire dispensés par les ministres de l'Église (ut sunt Ecclesiae sacramenta, scilicet per ministres Ecclesiae dispensanda) et comme " actions hiérarchiques "15. Est-ce Thomas plutôt qu'Albert qui introduit ou valorise de façon nouvelle ces deux notions de " sacramenta Eccle-siae " et de " ministri Ecclesiae " ? Il semble que oui, et il va continuer à s'en servir alors qu'après les Sentences il n'utilise plus la notion d'" actiones hierarchicae ". Par quoi la remplace-t-il et pourquoi ? Je ne suis pas actuellement à même de le dire 16. Je suis tenté de penser que Thomas, tout en réussissant une profonde synthèse entre la pensée occidentale et celle de Denys, entrevoit ici que l'approche dionysienne des actions hiérarchiques et l'approche occidentale du septénaire ne peuvent pas complètement coïncider. Quoi qu'il en soit de ce point de vue, il est probable que l'approche dionysienne a, à quelque degré, incité Thomas à valoriser davantage le sacrement de l'Ordre. Toujours à propos des " sacramenta Ecclesiae " et des " ministri Ecclesiae ", y a-t-il chez Thomas une corrélation explicite ou implicite entre ces deux notions et l'idée selon laquelle le prêtre agit " in persona Christi " et " in persona Ecclesiae "17 ? Je ne sais.
Le troisième point, celui des sacrements à caractère, est peut-être le plus important pour ce qui est de l'évolution de Thomas et de son originalité. Non pas quant au nombre des caractères sacramentels - baptême, confirmation et ordre - , mais en ce sens qu'aux Sentences Thomas pense, comme les autres théologiens, que le premier analogué

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13. Cf. In IV Sent., d. 2, q. 1, a. 2, n° 38bis (Ed. Moos).
14. ALEXANDRE DE HALÈS, In Librum IV Sententiarum, d. 24, Ed. Quaracchi, 1957, § 3 (i), p. 409 : " Septimus est ordo sacerdotalis, cuius officium est principaliter consecrare Corpus omini et Sanguinem, in quo figuratur communio corporis mystici per caritatem. "
15. In IV Sent., d. 2, q. 1, a. 2, n° 38.
16. Est-ce par l'expression " in persona Christi "? La même question se pose autour de la notion d'" oratio publica " appliquée au prêtre dans les Sentences.
17. Cf. B.-D. MARLIANGEAS, Clés pour une théologie du ministère, In persona Christi, In persona Ecclesiae, Paris, Beauchesne, 1978.


des caractères est le caractère baptismal, en tant que marque trinitaire18, tandis que dans la Somme le premier analogue est le sacrement de l'Ordre, en participation du sacerdoce du Christ, dont il est dit dans le Psaume : " Tu es sacerdos in aeternum secundum ordinem Melchisedech19. "

Quatrième point. Dans les années autour du Concile, le P. Lécuyer a étudié la théologie de l'épiscopat de saint Thomas, en particulier dans un article très important de la Revue thomiste où il rassemble tous les textes susceptibles d'être interprétés dans le sens de la sacramentalité de l'épiscopat20. Le P. Lécuyer examine de façon détaillée les écrits de saint Thomas, mais pas ceux des théologiens contemporains ni ceux des ca-nonistes de la même époque. Il montre à juste titre que la pensée de Thomas sur l'épiscopat est nuancée, mais à mon avis il la force un peu dans le sens de la sacramentalité et il l'isole par rapport à son contexte historique. De plus, il ne tient pas assez compte de deux données : à savoir, d'une part, l'importance croissante, depuis la fin du XIIe siècle, de la distinction entre ordre et juridiction21 et, d'autre part, l'insistance de Thomas sur le ministère sacerdotal de l'eucharistie, ce qui va être le dernier point de mon exposé.

Cinquième et dernier point, au sujet de l'Ordre vu essentiellement comme potestas de consacrer l'eucharistie22. Tout d'abord, la réception par les théologiens de la distinction canonique entre Ordre et juridiction a assez nettement contribué à ce que les théologiens ne voient guère dans le sacrement de l'Ordre autre chose que le ministère des sacre-ments. En second lieu, au traité de l'eucharistie de la Tertio, Pars (q. 82, a. 10), Thomas tient - ce qui est nouveau - contre Bonaventure que la fréquence de la célébration est commandée non seulement par le besoin des fidèles, mais principalement par rapport à Dieu et au sacri-fice23. Ce serait parler irrationabiliter, dit-il, que d'estimer que le prêtre pourrait s'abstenir complètement de célébrer24. Dans le cas présent je relève dans le procès de canonisation de Thomas qu'à partir du jour où

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18. In IV Sent., d. 4, q. 1, a. 2, qla 2, n° 40.
19. Cf. IIIa, q. 63, a. 3 ; pour la référence au PS 109, 2, cf. a. 5, resp.
20. Cf. J. LÉCUYER, " Les étapes de l'enseignement thomiste sur l'épiscopat ", RT 57 (1957), p. 29-52.
21. À ce sujet, cf. S.-Th. BONINO, "La place du pape dans l'Eglise selon saint Thomas d'Aquin ", RT 86 (1986), p. 392-422.
22. Je n'entre pas dans la question du rite essentiel de l'ordination, qui au XIIIe s. est une question d'analyse théologique et non d'étude historique de la lex orandi ni de détermination canonique.
23. Je traite cette question dans un Cahier à paraître en 1999 au Centre du Saulchoir, sur la fréquence de la célébration eucharistique.
24. Je n'ai pas cherché à préciser la nuance exacte d1'irrationabiliter dans les différents emplois qu'en a fait Thomas. Je ne saurais dire si, dans le cas présent, la nuance est seulement rationnelle ou si elle connote quelque irritation.


il a été ordonné prêtre il a célébré tous les jours, ce qui était rare à son époque.

Avant de conclure, je prends du recul par rapport à mon exposé et je m'adresse à moi-même plusieurs interrogations :

1° Quel est l'impact, sur la théologie sacramentaire de Thomas, de ce qu'il a mieux compris en lisant He et en réfléchissant sur le sacerdoce du Christ? Nous le savons pour les sacrements en général et pour l'eucha-ristie, et nous aimerions le savoir pour le sacrement de l'Ordre. Pour les sacrements en général, comme je l'ai indiqué, Thomas recentre la théologie du caractère sur la participation au sacerdoce du Christ, ce qui est une nouveauté. Pour l'eucharistie, comme je l'ai signalé ailleurs25, Thomas a sur le sacrifice eucharistique un article précis et vif, mais son traité de l'eucharistie, d'importance grandissante, est loin du dévelop-pement sacrificiel qui apparaîtra à l'époque du concile de Trente. À mon avis, supposer que dans la Somme le traité du sacrement de l'Ordre aurait donné à l'aspect sacerdotal de celui-ci une importance beaucoup plus grande serait commettre un anachronisme théologique.

2° En ce qui concerne le rapport de Thomas à la documentation de patristique et de liturgie ancienne, il est, parmi les théologiens de son temps, le plus attentif et le plus avide à connaître la Tradition26. À mes yeux, par rapport à la documentation dont nous disposons aujourd'hui, Thomas aurait mieux mesuré que la distinction entre ordre et juridiction - que la théologie a élaborée cinquante ans avant lui au contact du droit romain - ne devait pas masquer la cohérence, si forte dans la Tradition, entre le ministère de la Parole et celui de l'eucharistie. Au contact de la Tradition ancienne, Thomas aurait-il été ébloui, comme Vatican II, par les tria munera? Je n'en suis pas sûr, et peut-être une des tâches des patrologues de la prochaine génération sera-t-elle d'examiner à nouveau ce dossier-là.

S'agissant de la documentation patristique et même néo-testamen-taire sur les sacrements, dans sa diversité profonde, que Thomas a peut-être entrevue à certains moments à propos de Denys, se poserait probablement la question d'y situer de manière juste la tradition patris-tique antiochienne centrée sur l'aboutissement céleste du sacrifice du Christ : comment situer celle-ci par rapport à d'autres traditions ? Pareil-

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25. Cf. mes " Avancées du traité de l'Eucharistie de S. Thomas dans la Somme par rapport aux Sentences ", RSPT 77 (1993), p. 219-228.
26. Cf. mon article " La documentation sacramentaire de Thomas d'Aquin. Quelle connais-sance b. Thomas a-t-il de la Tradition ancienne et de la Patristique? ", RSPT 80 (1996), p. 425-431.


lement, comment situer l'enseignement d'He par rapport à celui d'autres écrits du Nouveau Testament ?

Dernière interrogation, délicate, mais je pense fondée et nécessaire : les sept sacrements qui sont, dans la foi et la pratique de l'Église, une donnée à la fois essentielle et inaliénable, ont-ils varié en importance ? On peut le constater dans les écrits sacramentaires, à partir du dégage-ment du septénaire au milieu du XIIe siècle. On peut aussi, je pense, le constater dans la Tradition en général. Nous voyons jouer là au moins deux facteurs : un facteur d'attention spirituelle privilégiée et un facteur de rapport au monde. Au cours du siècle entre Pierre Lombard et Thomas, nous voyons s'intervertir l'importance respective du baptême et de l'eucharistie, ce qui s'accentue encore dans la Somme. Pour ce qui est du rapport au monde, la grande différence par rapport à d'autres époques est que, dans les pays où Thomas a vécu, pratiquement tout le monde était baptisé. Beaucoup de ses contemporains n'ont sans doute jamais rencontré de non-baptisés. En revanche, Latran IV marque avec netteté, parmi les baptisés, la frontière intérieure avec ceux qui n'au-raient pas fait leur confession annuelle à leur proprius sacerdos, ainsi que leur communion pascale.

En guise de conclusion, j'évoquerai la première antienne de l'Office de la Fête-Dieu composé à peu près à mi-chemin entre les Sentences et la Tertia Pars, et en même temps une enluminure qui accompagne assez souvent cette antienne. L'antienne s'inspire du PS 109 : "Sacerdos in aeternum Christus Dominus secundum ordinem Melchisedech panem et vinum obtulit. " En retouchant ainsi la citation, Thomas pense-t-il au prêtre à l'autel? Toujours est-il que dans le plus ancien bréviaire domi-nicain contenant cet Office, peu avant la canonisation de Thomas27, l'enluminure qui accompagne cette antienne et le commencement de l'Office représente un prêtre qui fait le geste de l'élévation28, mais son nimbe crucifère montre, en une sorte de fusion entre le prêtre offrant la messe et le Christ lui-même dans son sacrifice, que ce prêtre est le Christ lui-même. Une telle image ne me semble pas infidèle à la théolo-gie de saint Thomas sur le sacrement de l'Ordre.

fr. Pierre-Marie GY, o.p.


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27. Ms. Paris, B.N. lot. 10484, f. 86.
28. Cf. F. AVRIL, " Une curieuse illustration de la Fête-Dieu : l'iconographie du Christ prêtre élevant l'hostie et sa diffusion ", dans Rituels, Mélanges offerts à Pierre-Marie Gy, Etudes réunies par P. De Clerck et É. Palazzo, Paris, Cerf, 1990, p. 39-54.


Résumé
. - La Summa theologiae, restée inachevée, ne traite pas du sacrement de l'Ordre, mais la progression théologique de Thomas sur ce sacrement est décelable au Contra Gentiles et dans les questions de la Tertia Pars sur les sacrements en général et sur l'eucharistie. Le caractère sacramentel de l'Ordre devient pour lui le premier analogue des caractères sacramentels. Il valorise plus que les théologiens contempo-rains la célébration personnelle de la messe. Mais il tient que l'Ordre est pour le bien de l'Église, à la différence des cinq sacrements qui sont pour le bien des personnes.

Pierre-Marie Gy, o.p. enseigne liturgie et théologie sacramentaire à la Faculté de théologie du Saulchoir de 1949 à 1969. Directeur de l'Institut supérieur de liturgie (Institut catholique de Paris), de 1964 à 1986. Directeur des études doctorales de théologie, ibid., de 1986 à 1990. Membre du Centre (national) de pastorale liturgique depuis 1940. Expert dans les travaux préparatoires à la Constitution conciliaire sur la liturgie et dans les travaux de mise en œuvre de la réforme conciliaire.

 

Convient-il à l'homme et à la femme d'être ordonnés prêtres ?

Introduction : les empêchements

Qu'est-ce qui empêche une personne de devenir prêtre de l'Église catholique par l'ordination, selon saint Thomas d'Aquin ? Le théologien médiéval situe cette problématique au XIIe siècle. Par conséquent, aux raisons théologiques se mêlent des influences sociologiques relevant de la situation ecclésiale de l'époque. Cette " contextualité " est d'ailleurs valable pour toute époque. Il faudra s'en souvenir pour l'actualisation des problèmes abordés.
Chez saint Thomas d'Aquin, l'énumération de ces empêchements manifeste bien la marque de son temps1. On les trouve rassemblés dans le " Supplément " de la Summa theologiae, articles qui proviennent d'une œuvre de jeunesse, le Commentaire des Sentences2. Six articles déterminent chacun un empêchement : le sexe féminin, la privation de l'usage de la raison - avec le cas particulier des enfants -, le servage, l'homicide, la naissance illégitime, un défaut corporel.
L'actuel Code de droit canonique énumère les empêchements en préci-sant qu'il n'en existe pas d'autres (CIC, can. 1040). Il les répartit en deux catégories : l'irrégularité, type d'empêchement caractérisé par la perpétuité (can. 1041), et l'empêchement simple, qui n'est pas perpétuel (can. 1042).
Est dit " irrégulier pour la réception de l'ordre " : 1°- Celui qui est atteint d'une maladie psychique grave ; 2°- Celui qui a commis un délit

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1. Cf. J. LÉCUYER, dans SAINT THOMAS D'AQUIN, Somme théologique, Suppl. : Questions 34-40, L'Ordre, trad. fr. par M.-J. Gerlaud et J. Lécuyer, " Éditions de la Revue des jeunes ", Paris, Desclée, 1968, p. 5-6 : "Telle que se présente ici la synthèse thomiste, elle apparaît, après les recherches récentes, et surtout après le IIe Concile du Vatican, comme très insuffisante, mal adaptée à ce que nous savons de la plus ancienne tradition de l'Église, en désaccord avec les données les plus certaines de l'histoire des institutions et des rites. Mais on aurait tort de s arrêter à cette impression première. En réalité, S. Thomas, tout en étant évidemment dépendant de la science de son temps, a su tenir compte d'une quantité de documents, bibliques, patristiques, canoniques et liturgiques, pour construire sa théologie de l'ordre. Si le résultat ne nous satisfait pas pleinement, on doit toutefois reconnaître que nombre d'éléments demeurent valables. "
2. Pour la liste des lieux parallèles, cf. notamment : Suppl., q. 34-40 (éd. cit. supra, n. 1) ; In IV Sent., d. Z4, q. 1 et s. ; SCG, IV, cap. 74-77.
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d'apostasie, d'hérésie ou de schisme ; 3°- Celui qui a attenté un mariage d'une manière irrégulière; 4°- Celui qui a commis un homicide volon-taire ou procuré un avortement; 5°-. Celui qui s'est mutilé d'une ma-nière grave et coupable, soi-même ou autrui ou celui qui a tenté de se suicider ; 6°- Celui qui a posé un acte réservé au sacrement de l'ordre.
" Sont simplement empêchés de recevoir les ordres " : 1. L'homme marié (mis à part le diacre permanent) ; 2. Celui qui occupe une fonction interdite aux clercs (cf. CIC, can. 285 et 286) ; 3. Le néophyte.
La liste du Code de droit canonique ne recouvre pas exactement celle de saint Thomas (plus ou moins établie par lui) mais des thèmes s'y retrouvent. Trois considérations ont disparu: le servage; la naissance illégitime ; le défaut corporel. Dans la liste du Code, on ne nomme pas, comme empêchement, le sexe féminin. C'est que l'obligation du sexe masculin a été énoncée auparavant dans la détermination du sujet recevant l'ordination sacrée : " Seul un homme (vir) baptisé reçoit validement l'ordination sacrée " (CIC, can. 1024). L'agencement des thèmes à l'intérieur du Code actuel exigerait une longue présentation. Cependant, cette simple juxtaposition suffit à introduire l'orientation de mon propos, notamment la nécessité d'une certaine actualisation.
En effet, on pourrait méditer les explications de saint Thomas d'Aquin sur ces divers empêchements. Mais ces articles n'occupent pas une place si importante dans son œuvre. Pour trouver une probléma-tique qui donne l'occasion d'un approfondissement intéressant sur la conception et le rôle du prêtre, il me semble préférable de retenir deux critères : le premier consiste à prendre un thème qui chez saint Thomas d'Aquin touche un point central de sa conception du sacrement, et je retiendrai ici la valeur symbolique du sacrement ; le deuxième critère est celui d'un certain intérêt pour notre actualité ecclésiale, et à l'évidence la question de l'empêchement pour raison de sexe féminin s'impose.
Je procéderai donc selon trois moments. D'abord, je montrerai com-ment la symbolique sacramentelle joue, dans l'argumentation de saint Thomas sur cet empêchement, mais dans un sens quelque peu dérou-tant, impossible et faux. Ensuite, ce constat obligera à rechercher une autre justification de la symbolique sacramentelle de l'ordre dans les thèmes thomasiens de l'exemplarité christologique. Enfin, en confron-tation avec des textes récents du Magistère, je réfléchirai sur la dimen-sion épistémologique du problème autour du type d'argumentation théologique engagé dans cette problématique : l'argument de conve-nance. Ces considérations permettront de conclure sur quelques consé-quences pratiques pour une théologie " féministe " du sacerdoce.
Le point de vue est donc plus spéculatif qu'historique ou philolo-gique et vise une réflexion sur une question actuelle. Cependant, il faut veiller à ne pas tomber dans une argumentation apologétique - celle d'un féminisme ou bien celle du Magistère - comme à ne pas deman-der à saint Thomas, par anachronisme, une réponse à une question, cet empêchement, qu'il a abordé très rapidement et dans les contraintes des problématiques de son temps ou du manuel qu'il commentait. Je vise d'abord à entrer dans une profondeur du sacrement de l'ordre par la voie de cet empêchement en pariant sur le fait qu'un empêchement juste est d'abord au service d'une grandeur positive et ce pour tous les partis en cause. La raison ultime est dans la sagesse de Dieu. Entre cette sagesse de Dieu et sa traduction dans la pratique de l'Église, il y a place pour une réflexion théologique qui vise à suggérer quelques lignes susceptibles d'être mieux comprises et mieux vécues.


1. Le sexe féminin est un empêchement pour la réception du sacrement de l'ordre

L'argumentation de saint Thomas d'Aquin est relativement simple. Cependant, elle présente une résolution curieuse. Elle est précédée de solides considérations sur la sacramentalité pour parvenir à une conclu-sion qui laisse dans l'ombre d'importantes prémisses.
Saint Thomas fait la différence entre, d'une part, des empêchements qui concernent la nature du sacrement et qui seront donc " de necessitate sacramenti ", et, d'autre part, des empêchements qui relèvent de lois adjacentes aux sacrements et qui sont seulement " de necessitate praecepti " pour une certaine congruité ou convenance avec le sacrement en question. Donc, deux types de nécessité : une nécessité liée à la réalité même du sacrement - s'il arrive une déficience quelconque en rapport avec cette nécessité, on ne peut bénéficier ni du sacrement (sacramentum), ni de son effet (res sacramenti) -, et une nécessité qui relève de la néces-sité seulement légale - si une déficience survient, le sacrement est reçu (sacramentum}, mais pas son effet (res sacramenti).
Pour saint Thomas d'Aquin, le sexe masculin relève des deux types de conditions requises. Il est important de noter que l'argumentation ne porte pas d'abord directement sur le sexe féminin, mais sur la qualité masculine exigée par le sacrement de l'ordre, selon ces deux types de nécessité, et concernant les deux plans de la sacramentalité. Pour les femmes, la conséquence est impliquée à partir de cette considération positive du rôle de la sexualité masculine.
L'argumentation va alors porter sur la composition entre le sacre-ment comme signe et la réalité sacramentelle :

Si une femme bénéficiait de tout ce qui est requis lors de la célébra-tion du sacrement de l'ordre, elle ne recevrait pourtant pas l'ordre. Parce que, le sacrement étant un signe, les actes posés pour la confection du sacrement ne doivent pas seulement produire la réalité sacra-mentelle (res) mais le signe de cette réalité (signum rei)3.


Remarquons que, jusque-là, l'argumentation reste ouverte à toute application s'informant de l'économie du salut, notamment les divers plans de significations de la différence sexuelle. Il est évident que la femme peut recevoir la grâce aussi bien que l'homme. Quelques lignes plus bas, saint Thomas note que " dans la réalité de l'âme, rien ne distingue la femme de l'homme4", et même "une femme est parfois meilleure en son âme que beaucoup d'hommes5 ". Le problème porte sur l'unité qui doit s'opérer entre la grâce et sa signification symbolique ; le raisonnement de saint Thomas d'Aquin est alors surprenant : " Le sexe féminin ne peut signifier quelque supériorité de rang car la femme est en état de sujétion6. " Dans cette réponse, deux idées sont expri-mées : celle d'un degré éminent et celle de sujétion.
Signifier une certaine éminence ne doit pas surprendre dans la con-ception de l'ordre. Pour saint Thomas d'Aquin, la transmission de la grâce ainsi hiérarchisée est dans une haute convenance, non seulement avec les perfections de l'essence divine participables selon d'infinis degrés, mais aussi avec les perfections de l'action divine sur les créatures qui fait que les créatures supérieures conduisent et poussent à leur perfection des créatures inférieures. Cet ordre du cosmos, qui est un des constitutifs essentiels de sa beauté - notons ici cet aspect esthétique - doit se retrouver de quelque façon dans l'Église. L'Église est belle, sans doute essentiellement par la grâce et la charité, mais aussi par cette communication hiérarchisée de la grâce : " Pour que cette beauté ne manquât pas à l'Église, Dieu pose en elle un ordre : certains dispensent les sacrements aux autres, selon une sorte d'assimilation au mode même de Dieu, par coopération avec lui7. " Saint Thomas d'Aquin reprend tacitement l'image paulinienne du corps - qu'il développera dans sa théologie de la " grâce capitale " - pour suggérer la variété des fonc-tions au service d'une même cause : la communication de la vie aux

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3. Suppl., q. 39, a. 1.
4. C'est une revendication majeure du féminisme moderne que de ne pas faire de la sexua-lité, en particulier de la capacité procréatrice de la femme, avec ses conséquences psycholo-giques, un point de discrimination. La différence entre l'affirmation de saint Thomas et la revendication moderne est que cette dernière pose le primat de la liberté contre toute idée de " nature humaine ", tandis que l'enseignement de saint Thomas sur l'égalité stricte au plan de l'âme se réfère d'une manière essentielle à cette idée de " nature humaine ". L'avantage est alors de pouvoir penser la différence sexuelle dans une anthropologie intégrale; le risque est de minimiser l'égalité psychologique, ce que rectifiera heureusement le " principe subjectif " de la modernité, mais, malheureusement, en perdant le sens profond du concept de " nature humaine ", s'interdisant alors un accès équilibré à la différence sexuelle; cf. Tony ANATRELLA, La Différence interdite : sexualité, éducation, violence, Trente ans après Mai 68, Paris, Flammarion, 1998.
5. Suppl, q. 39, a. 1, ad 1
6. Ibid., resp.
7. Suppl, q. 34, a. 1.


autres. Pour la communication de la grâce, il appartient donc à la gratuité de cette communion et de cette communication entre Dieu et les hommes que certaines personnes transmettent les sacrements aux autres. De ce point de vue, elles leur sont supérieures.
Ces développements ne manquent pas de grandeur proprement chrétienne. Ils tournent pourtant court par l'introduction de cette thèse abruptement posée que "la femme est en état de sujétion". Cette affirmation est si absolue qu'elle exclut toute autre considération. C'est un fait de nature, et aucune grâce ne peut le compenser. Cet état de sujétion détermine ici l'impossibilité de la transmission sacramentelle de la grâce. Il y a une inaptitude radicale à signifier cette beauté de la grâce venant d'en haut par quelqu'un placé irrémédiablement au-dessous. Pour une fois, la grâce et la beauté ne profitent pas aux femmes !
D'où vient chez saint Thomas pareille affirmation de la " sujétion " de la femme? Il est étonnant de constater que le nœud de son argu-mentation relève non pas principalement de la révélation mais d'une source philosophique. Pour ne pas reprendre toute l'anthropologie de saint Thomas sur la différence sexuelle, rappelons seulement que notre théologien a dû composer avec plusieurs sources : l'Écriture, qui lui livre des données qui ne sont pas toujours faciles à harmoniser (dignité humaine de l'homme et de la femme créés à l'image de Dieu, dans le livre de la Genèse; égale vocation de l'homme et de la femme à la sainteté et à la vision de Dieu ; mais aussi les affirmations de saint Paul qui vont dans le sens de la sujétion et qui sont comprises de manière assez fondamentaliste) ; la tradition théologique et monastique, dans la ligne augustinienne, peu féministe sur la sexualité, même si saint Thomas en corrige certains traits ; mais surtout l'influence extra-chré-tienne du " Philosophe " et de sa fameuse définition de la femme comme " mâle manqué ". Il y a une sorte de métaphysique de la diffé-rence sexuelle, renforcée par des conceptions fausses de la procréation et du rôle totalement passif de la femme. Le prisme est le couple de principes " acte et puissance " qui place la femme, sinon dans son âme au moins dans sa différence sexuelle, ontologiquement à un rang inférieur à l'homme, et cela sans remède possible. Un esclave affranchi pourra être ordonné, lui qui était aussi en état de sujétion, mais la femme jamais : " Le symbolisme sacramentel est représentatif à partir des ressemblances naturelles. Mais la femme est par sa nature dans un état de sujétion, non le serf8. "
L'argumentation du théologien peut donc se partager en deux mo-ments : l'un, inacceptable, qui fait tout porter sur une idée d'un état naturel de sujétion de la femme, et là saint Thomas est trompé par sa source philosophique ; l'autre, très suggestif, le symbolisme signifiant de la sacramentalité, qui est proprement théologique.

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8. Suppl, q. 39, a. 3, ad 4.


Remarquons que la valeur de signe du sacrement part de réalités na-turelles. Il est donc normal de l'investir philosophiquement. Mais il est aussi important de ne pas surdéterminer cette réalité naturelle, par exemple la différence sexuelle, par des considérations théologiques si surnaturelles que toute expression symbolique serait relativisée, voire exténuée. Sur le plan de la grâce et de l'économie surnaturelle, la différence sexuelle ne jouerait plus. C'est vrai quant à la res des sacre-ments, ce n'est plus vrai quant au sacramentum tantum, le signe en lui-même et dans son rapport au signifié. C'est cette seconde ligne du symbolisme qu'on se propose maintenant d'approfondir.


2. Sacramentalité de l'ordre et exemplarité christologique

Pour le sacrement de l'ordre, il faut à la fois la res et la significatio. Pour approfondir ce point, on peut appliquer les cinq critères suivants : 1°- Ne pas s'en tenir au couple Somme, Suppl. 1 Sentences, IV, d. 24-25 ; 2°- Considérer la doctrine générale des sacrements ; 3°- Considérer l'état de perfection des prêtres, évêques et religieux; 4°- Considérer la doctrine du sacerdoce du Christ (cf. In Hebr. et IIIa, q. 22) ; 5°- Partir des affirmations " principes " pour les déployer dans d'autres questions. C'est surtout ce dernier point que nous allons mettre en œuvre.
La vérité de base est la référence au sacerdoce du Christ : " Le Christ est la source de tout le sacerdoce " ; à partir du Christ, tous les prêtres sont déterminés par lui : " Le prêtre de l'ancienne Loi était la figure du Christ; et le prêtre de la Loi nouvelle agit en sa personne "9.
Faire jouer ici l'idée d'exemplarité, c'est viser à montrer l'importance de la médiation de l'humanité du Christ, non pas d'une humanité abs-traite, mais de cette humanité historique dans ses multiples détermina-tions, notamment celle de son expression masculine de transmission de la grâce.
Pour bien le montrer, il faudrait exposer la théologie thomasienne de la grâce capitale et de l'instrumentalité de l'humanité du Christ. Le prêtre ordonné doit être signifiant d'une manière unique qui correspond à la manière unique dont cette humanité masculine du Christ a transmis instrumentalement la grâce. Il doit se créer une proximité telle entre le ministre ordonné et le Christ-Tête de l'Église que les " instruments " de la grâce ne puissent pas être indifférents à une spécification aussi anthropologiquement importante que la distinction sexuelle. Cela n'est pas exigé par le sacerdoce commun des fidèles, car ici la sacramentalité est celle de la configuration au Christ-Corps mystique, communion ecclésiale. La sacramentalité dans ce cas ne concerne donc pas le Christ-

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9. IIIa, q. 22, a. 4.


Tête, principe de l'Église, moyen efficace de salut. En effet, si la conception de l'Église comme Corps mystique, elle, ne fait pas interve-nir la différence sexuelle, le réalisme de la nature humaine du Christ impose cette différence, à moins de créer un monstre contre nature10.
Cette notion d'instrumentalité doit être comprise avec toutes les nuances nécessaires à son application analogique au si haut mystère du Christ. Le Christ, unique personne divine en deux natures, est, selon son humanité, à un sommet incomparable de la hiérarchie des instru-ments. Le caractère spirituel de l'instrumentalité christologique n'abolit aucunement sa dimension corporelle de vrai homme. Au contraire, le point de départ plutôt matériel de la notion d'instrumentalité trouve un écho dans la conception chrétienne du salut qui s'exprime d'une ma-nière essentielle à partir d'une expérience sensible, d'abord face à l'Incarnation puis dans l'expérience des sacrements. Donner son sens intégral à l'humanité du Christ, à la fois spirituel et corporel, c'est prendre au sérieux la médiation de cette humanité - elle cause vraiment la grâce - et l'expression symbolique de cette médiation - elle est médiatrice de la grâce selon une humanité de fait masculine.
On sait que saint Thomas d'Aquin a progressivement mis au point sa théologie de l'efficience instrumentale de l'humanité du Christ pour la faire s'épanouir dans les trente-trois questions de la "vie du Christ" dans la Summa theologiae. Ces nombreux articles disent bien le rôle de plus en plus important que saint Thomas d'Aquin accorde aux mystères du Christ, dans leur réalité, dans leur expression concrète, dans leur efficience historique. Toutes les actions du Christ causent notre salut. C'est donc toute son humanité qui intéresse l'économie du salut.
Ni le Christ ni son humanité n'interviennent comme principe abs-trait, moment " stratégique " d'un raisonnement de type gnostique. Le sacerdoce du Christ articule d'ailleurs deux dimensions de l'Écono-mie11 : temporelle, dans son enracinement vétérotestamentaire, car, entre le prêtre de l'Ancienne Alliance et le Christ-prêtre, il y a passage de la préfiguration à la plénitude d'une vérité dans toute sa nouveauté; et éternelle, selon la préfiguration de Melchisédech, car le Christ est prêtre pour l'éternité, laquelle n'abolit ni la différence sexuelle, ni sa préfi-guration historique masculine. Rendre le sacerdoce du Christ indépen-dant de cette triple détermination sexuelle -préfigurée puis accomplie dans l'histoire, et définitive dans l'éternité -, c'est entrer dans le jeu gnostique du déracinement historique. Déjà on entrevoit que le prêtre réalisé dans le Christ ne sera pas l'exemplaire d'une humanité masculine prêtre

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10. Cf. In III Sent., d. 12, a. 1, qla 2, sol. 1, ad 1 : " In corpore mystico non dicitur non esse masculus et femina, quia non sit sexuum differentia, sed quia indifferenter se habet ad ipsum corpus mysticum uterque sexus; quia corpus mysticum non est una persona, sicut est ipse Christus. Unde in eo non potuit esse uterque sexus, quia hoc esset monstruosum et innaturale. "
11. Cf. IIIa q. 22, a. 5.


" déterminée sociologiquement ", mais d'une humanité qui finalement est " prêtre pour l'éternité ".
Cette humanité sera perfectionnée par la grâce pour ajuster l'ins-trument à son agent principal afin de créer une communauté d'action. Si, dans l'économie chrétienne, Dieu seul déifie, c'est toutefois par une action divine qui ne change pas la forme d'action vraiment humaine du Christ mais l'élève à la participation de l'efficience, donc à une certaine production de la grâce. Ce schéma descendant de la communication de la grâce par l'humanité du Christ proportionne par le fait même la grâce à ceux qui doivent en bénéficier. Pour rendre les hommes conformes à Dieu, la grâce devait être donnée par Dieu en l'homme uni hypostatiquement à lui. En passant par cette humanité du Christ, la grâce reproduit adéquatement tous les traits de la figure du Seigneur. Une articulation majeure de la théologie thomasienne se dégage, selon une triple convenance : le mystère de la convenance d'une telle instrumen-tante, la convenance de la grâce capitale et le thème de la conformité du fidèle au Christ.
Nous reviendrons bientôt sur l'idée de convenance. Cette conformité du fidèle, on peut l'expliciter par l'idée d'exemplarité et l'appliquer au rapport entre le Christ-Tête, prêtre, et ceux qui recevront le sacrement de l'ordre.
L'exemplarité christologique selon saint Thomas d'Aquin se situe dans le cadre des diverses causalités des mystères du Christ et dans l'en-semble plus vaste qui part des formes exemplaires existantes dans l'in-telligence divine pour se déployer dans la création selon d'infinis degrés de ressemblances. Pour les êtres spirituels, l'exemplarité s'accomplit selon trois types d'images : celle de la création, celle de la grâce et celle de la gloire. L'homme réalise sa vocation par la médiation du Christ. L'humanité du Christ transmet la grâce par configuration à elle-même. Chez le docteur dominicain, la causalité exemplaire ne connaît pas le risque platonisant d'une image inconsistante, pâle ombre éphémère, niant une part essentielle de la réalité mondaine et humaine, et surtout relativisant la dimension corporelle. Le premier exemplaire est le Christ. Cette exemplarité vaut pour tout être humain, hommes et femmes.
Thomas d'Aquin développe ce thème de l'exemplarité par le moyen épistémologique de la convenance. Il montre la convenance du genre de vie du Christ selon un premier degré d'exemplarité : l'exemplarité mo-rale. De convenances en convenances, le mystère du Christ est donné à la perception dans une certaine unité. Mais Jésus n'est pas n'importe quel modèle moral. Telle action particulière ne prend son sens exem-plaire que remise en perspective avec l'identité de celui qui l'accomplit, et dans la logique de la mission qu'il est venu remplir. À chaque fois, d'innombrables convenances sont exprimées pour manifester comment la médiation de la grâce s'accomplit d'une manière exemplaire par cette humanité.
II existe un second degré d'exemplarité christologique : l'exemplarité ontologique. Elle est plus mystérieuse, et nous rapproche de notre pro-blématique. Jésus n'est pas seulement un modèle éminent, par exemple de vertus, à imiter comme regardé de l'extérieur. L'exemplarité ontolo-gique, elle, concerne l'être d'une manière plus immédiatement profonde. Une sorte d'unité s'effectue entre l'intériorité unique du Christ et l'extériorité de ses actions pour l'édification du croyant. Cette intériorité est réalisée par la grâce, et sa transmission est expliquée par la théologie de la " grâce capitale ". L'idée d'exemplarité ontologique veut unifier ce don intérieur de la grâce à ce que le Christ manifeste d'une manière extérieure par son humanité.
Il faut essayer de comprendre pourquoi la différenciation sexuelle peut alors intervenir. Ce don de la grâce médiatisé par l'humanité du Christ concerne évidemment tout être humain, hommes et femmes, sans distinction. Tout être humain est appelé à cette configuration christique dont l'essentiel est la vie de la grâce, réalité surnaturelle, laquelle comme telle n'entre pas dans les catégories humaines de la distinction sexuelle. Mais il en va tout autrement dans la dimension sacramentelle de cette grâce, laquelle emprunte au monde crée son symbolisme, ses modes de significations, ses signifiants. Alors, si l'on replace cette communication de la grâce dans les convenances de l'économie christologique, on peut avancer qu'il existe une haute convenance à ce que la grâce communiquée d'une manière institution-nelle, par les sacrements, notamment par le sacrement de l'ordre, soit dans une proximité assez exclusive avec le principe instrumental premier de cette grâce, l'humanité masculine du Christ. Pourquoi la différenciation sexuelle joue-t-elle? Parce que l'efficacité sacramentelle est telle qu'elle doit être rapportée sans ambiguïté à l'humanité réelle du Christ source et médiatrice de toute grâce selon une exemplarité historique sexuellement déterminée. D'ailleurs, le principe protestant de la sola gratia repose sur le refus d'une médiation autre que celle de l'humanité du Christ. Il n'est donc pas étonnant qu'un amoindrissement du sens de la coopération humaine dans le pouvoir instrumental entraî-ne une certaine indifférence quant aux rôles spécifiques de l'homme et de la femme, de la médiation sacerdotale à la médiation mariale en pas-sant par celle des saints.
La grâce fondamentale du baptême configure tout croyant à la sain-teté de cette humanité du Christ. Ici, la différenciation sexuelle est aisé-ment assimilable pour la réalisation de l'Église, communion du Corps mystique. Par contre, quand il s'agit de reconnaître symboliquement le rôle unique de cette humanité dans les moyens de salut offert par le Christ-Tête, il existe une haute convenance à ce qu'elle soit manifestée, dans l'institution ecclésiale, selon la logique de la différenciation sexuelle choisie par Dieu dans son incarnation et dans les manifestations de ses mystères.
Que la différenciation sexuelle intervienne précisément ici dans l'exemplarité, est-ce vraiment nécessaire? Tout dépend du sens qu'on accorde au concept de nécessité. Nous y reviendrons dans notre dernière partie sur l'épistémologie de cette argumentation.
Pour bien saisir cette spécification de l'exemplarité pour le sacrement de l'ordre, il faut comprendre à quel point le prêtre homme est uni au Christ Prêtre, dans la réalité de son humanité historique. Nous ne suivons pas la voie de saint Thomas d'Aquin, d'ailleurs rapidement énoncée, d'une signification rendue impossible pour la femme à cause d'un soi-disant état de sujétion. L'idée plus profonde de recourir à l'exemplarité christologique doit se centrer sur l'être et la mission du Christ, notamment dans son caractère sacrificiel qui concerne toute sa personne et toute sa nature humaine, corps et âme. En effet, l'idée d'une exemplarité sexuellement définie prend sa source dans une conception de l'ordre sacerdotal centrée sur la réalité d'un sacrifice commençant dans le moment même de l'Incarnation12. La nature humaine assumée par le Verbe devient pour ainsi dire l'Hostie universelle. Cette tâche sacerdotale se poursuit au Ciel toujours selon la même différenciation sexuelle (là-haut, non déterminée sociologiquement).
Pareille conception thomasienne de sacerdoce est surtout sacramen-telle : " Le sacrement de l'ordre est ordonné à la consécration de l'Eucharistie13. " Le prêtre est d'autant plus dans cette proximité abso-lument unique avec l'humanité du Christ qu'il est surtout celui qui consacre le corps du Christ et y intègre le Corps mystique. Il existe donc une haute convenance dans le fait que celui qui tient ainsi la place du Christ d'une manière sacramentelle et institutionnelle soit au mieux dans une conformité avec lui. Bien sûr, le plus important est la conformité intérieure; mais eu égard à la logique sacramentelle, la conformité extérieure de la corporéité sexuée vient parfaire le passage de l'image au premier et éternel Exemplaire14. Le corps offert du Seigneur et son actualisation eucharistique dans l'Eglise réalisent un degré si haut de sacramentalité qu'un ordre a été institué : " Ce sacrement est d'une telle dignité, dit saint Thomas, qu'il n'est consacré que par celui qui est in persona Christi15 " ; et il ne manque pas de rappeler la connivence qui existe alors entre l'agent principal et l'instrument de la grâce dans la célébration de l'Eucharistie :

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12. Cf. IIIa q. 22 a. 2, ad 3 : "La sanctification, des le commencement, de l'humanité du Christ n'empêche pas que sa nature humaine elle-même, lorsqu'elle fut offerte à Dieu dans la Passion, ait été sanctifiée d'une manière nouvelle, comme une victime effectivement présentée à Dieu. Elle acquit alors une sanctification effective de victime, à partir de la charité antécé-dente et de la grâce d'union qui le sanctifiait de façon absolue. "
13. IIIa ,q. 65,3. 3.
14. C'est aussi un argument pour la convenance de l'état de célibat pour le prêtre.
15. IIIa, q. 82, a. 1 : "Hoc sacramentum tantae est dignitatis quod non conficitur nisi in persona Christi. "


La vertu de consacrer l'eucharistie ne réside pas seulement dans les , paroles elles-mêmes, mais aussi dans le pouvoir qui est confié au prêtre dans sa consécration ou ordination, quand l'évêque lui dit : " Recevez le pouvoir d'offrir le sacrifice dans l'Église, tant pour les vivants que pour les morts. " Car la vertu instrumentale réside dans les divers instruments que l'agent principal emploie dans son action16.

La différence avec le sacerdoce commun des fidèles est repérée et bien distinguée de l'exemplarité engagée dans la sacramentalité :

Le laïc qui est juste est uni au Christ d'une union spirituelle par la foi et la charité, mais non par un pouvoir sacramentel. Et c'est pourquoi il possède un sacerdoce spirituel pour offrir ces hosties spirituelles17.

Cette représentation du Christ dans la célébration eucharistique, avec la dimension sacrificielle qu'elle comporte dans l'âme et le corps du prêtre, conduit à cette haute convenance d'une exemplarité de type onto-logique qui fait du prêtre dans sa masculinité une image même du Christ lorsqu'il prononce les paroles de la consécration : " Sacerdos gerit imaginem Christi18 " - de même que la célébration eucharistique est une image de la Passion19. Immédiatement après, saint Thomas déter-mine une correspondance en employant le même terme " image " : la célébration du sacrement de l'Eucharistie est image qui représente la Passion ; pour la même raison, le prêtre est l'image du Christ. Il convient donc que le prêtre soit ce signe perceptible que le croyant puisse déchiffrer aisément pour faire le passage du prêtre, en son humanité, au Christ, en son humanité, par l'Eucharistie, corps du Christ. Si le ministre or-donné agit aussi in persona Ecclesiae, donc selon une symbolique qui n'est pas forcément masculine, il reste qu'il agit d'abord in persona Christi, le Christ qui est la tête et le pasteur de l'Église.
Le développement rapide de ces lignes de réflexions pourrait amener à réfléchir sur bien d'autres thèmes engagés par l'exemplarité christo-logique de l'humanité masculine du Christ pour le sacrement de l'ordre, notamment le thème nuptial du Christ-homme qui vient accomplir l'alliance avec l'Église son Épouse. Ce dernier thème se prêterait très bien à la valeur symbolique que nous essayons de fonder dans l'idée thomasienne d'exemplarité et par son développement grâce à la conve-

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16. Ibid. Mais cette exemplarité n'oblige pas à ce que le prêtre soit parfait et non pécheur pour célébrer la messe.
17. Ibid., ad 2.
18. Ibid., q. 83, a. 1, ad 3 : " C'est pour la même raison (per eandem rationem) que le prêtre est aussi l'image du Christ, à la place et par la vertu de qui il prononce les paroles consécratoires [...] Et ainsi, d'une certaine manière, c'est le même qui est prêtre et hostie. " La mention " c'est pour la même raison" renvoie à la réponse précédente, citée n. 19, qui emploie aussi le terme image pour le sacrement de l'Eucharistie, image représentant la Passion du Christ.
19. Cf. ibid., ad 2 : " De même que la célébration de ce sacrement est une image qui représente la Passion du Christ... (sicut celebratio huius sacramenti est imago repraesentativa Passionis Christi...) "


3. La convenance du sacrement de l'ordre dans la différence sexuelle

Pour montrer l'implication de la différence sexuelle dans l'exempla-rité christologique appliquée au cas particulier du sacrement de l'ordre, nous avons rencontré un type très spécial de démonstration : l'argumen-tation par convenance. Dans la problématique contemporaine, deux constatations sont assez étonnantes : premièrement, des prises de posi-tions récentes du Magistère de l'Église catholique font appel explicite-ment à ce type d'argumentation, et même en apprécient la portée ; deu-xièmement, personne ne semble douter de la portée épistémologique de cette forme d'argumentation, laquelle pourtant n'a jamais fait l'objet d'études très approfondies20. Il est possible de montrer la valeur de cet argument dans l'œuvre de saint Thomas d'Aquin, surtout dans le domaine de l'exemplarité christologique21.
Rappelons quelques données en rapport avec notre problématique.
La Congrégation pour la doctrine de la foi a publié en 1995 une ré-ponse à un doute sur l'autorité de la doctrine contenue dans la lettre apostolique Ordinatio sacerdotalis22, document suivi d'un commentaire non signé. Ce commentaire évoque ainsi l'argumentation par conve-nance :
Comme on le sait, il y a des raisons de convenance par le moyen des-quelles la théologie a cherché à comprendre le bien-fondé de la volonté du Seigneur. Ces motifs, tels qu'on les trouve exprimés par exemple dans la Déclaration Inter insigniores, ont une valeur incontestable, mais ne sont pas conçus ni employés comme s'ils étaient des démonstrations logiques et persuasives découlant de principes absolus. Cependant, il est important de se souvenir que la volonté humaine du Christ non seule-ment n'est pas un arbitraire, comme ces raisons de convenance aident

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20. Cf. cependant l'exception suivante : G. BAVAUD, " L'ordination sacerdotale réservée aux hommes. Les arguments de convenance sont-ils toujours fragiles?", Nova et vetera 71 (1996), p. 60-68.
21. Cf. G. NARCISSE, Les Raisons de Dieu, Argument de convenance et Esthétique théolo-gique, Fribourg, 1997.
22. Cf. CONGRÉGATION POUR LA DOCTRINE DE LA FOI, " Réponse à un doute sur la doctrine de la Lettre apostolique Ordinatio sacerdotalis (28 oct. 1995) ", suivie d'un commentaire non signé, fourni par la même Congrégation : " Explicitation de la Réponse de la Congrégation pour la Doctrine de la foi ", DC 92 (1995), p. 1079-1081. Pour le texte de la Lettre apostolique Ordinatio Sacerdotalis, cf. DC 91 (1994), p. 551-552. À propos de la portée de ces documents, cf. l'article très minutieux de J.-P. TORRELL, " Note sur l'herméneutique des documents du Magistère, À propos de l'autorité & Ordinatio sacerdotalis)), Freiburger Zeitschrift für Philosophie und Théologie 44 (1997), p. 176-194.


en fait à le comprendre, mais qu'elle est intimement unie à la volonté ; divine du Fils éternel, de laquelle dépend la vérité ontologique et an-thropologique de la création des deux sexes23.

Ce commentaire donne sans doute des éléments essentiels de l'argu-mentation par convenance. Il montre bien comment une investigation par raisons de convenance, en théologie, cherche à comprendre le pourquoi de cette volonté du Seigneur ainsi réalisée ; " ainsi ", c'est-à-dire de cette manière plutôt que d'une autre, et par l'accord entre la volonté humaine du Christ et la volonté divine du Fils éternel. On suggère que la signification de la différence sexuelle - et par consé-quent son sens symbolique pour l'économie du salut - sont atteints avec justesse par ces raisons de convenance. On ne développe pas davantage l'idée d'exemplarité.
L'appréciation épistémologique s'exprime selon un flottement habituel : on oppose à l'argument par convenance la valeur démonstrative qui aboutit à une conclusion nécessaire. D'une part, on dit que les motifs présentés par ce raisonnement ont " une valeur incontestable " et, d'autre part, qu'ils " ne sont pas conçus ni employés comme s'ils étaient des démonstrations logiques et persuasives découlant de principes absolus ". L'opposition est moins claire qu'il ne paraît car il faudrait s'entendre sur le type de " nécessité " engagé dans un raisonnement théologique - et, par suite, dans l'argumentation par convenance.
Le commentaire renvoie à une autre déclaration de la Congrégation pour la Doctrine de la foi, Inter insigniores, du 15 octobre 197624. La Lettre apostolique de Jean-Paul II, Ordinatio sacerdotalis (22 mai 1994), rappelait que ce premier document formulait deux types de raisons : des " raisons fondamentales " et " d'autres raisons théologiques qui mettent en lumière la convenance de cette disposition divine "25. Inter insigniores avertissait d'abord : " Comme il s'agit là d'un débat sur lequel la théolo-gie classique ne s'est guère attardée, l'argumentation actuelle risque de négliger des éléments essentiels26. "
Les raisons fondamentales sont données selon trois considérations. Par rapport à la Tradition, le témoignage des Pères puis des théologiens médiévaux : saint Bonaventure, Jean Duns Scot, Durand de Saint-Pourçain - mais en omettant ici saint Thomas (pour le réserver à l'argumentation par convenance) -, on prévient : " Les docteurs scolastiques, voulant éclairer par la raison les données de la foi, présen-tent souvent sur ce point des arguments que la pensée moderne admet-

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23. Cf. l'" Explicitation de la Réponse... ", p. 1081.
24. CONGRÉGATION POUR LA DOCTRINE DE LA FOI, Inter insigniores, Déclaration sur la ques-tion de l'admission des femmes au sacerdoce ministériel du i; octobre 1976, DC 74 (1977), p.158-164
25. Cf. Ordinatio sacerdotalis, n° 2.
26. Inter insigniores, Introduction.


trait difficilement ou même récuserait à bon droit27 ". D'autres raisons fondamentales sont données par rapport à l'attitude de Jésus, notam-ment sa liberté dans le choix des apôtres hommes ; mais on nuance : " Ces constatations ne fournissent pas d'évidence immédiate. [...] il y a ici un ensemble d'indices convergents28. " On continue par la considé-ration de la pratique des apôtres puis du pouvoir de l'Église sur les sacrements, avec cette précision : " L'Église n'a aucun pouvoir sur la substance des sacrements, c'est-à-dire sur tout ce que le Christ Seigneur, au témoignage des sources de la Révélation, a voulu que l'on maintienne dans le signe sacramentel29. " Ces signes ne sont pas conventionnels : "Ils sont principalement destinés à rattacher l'homme de chaque époque à l'Evénement par excellence de l'histoire du salut, à lui faire comprendre, par toute la richesse de la pédagogie et du symbolisme de la Bible, quelle grâce ils signifient et produisent30. " Dans ce document, il s'agit jusque-là de la norme de l'Église et de ses fondements.
Ensuite commence l'argumentation par convenance : " La profonde convenance que la réflexion théologique découvre entre la nature propre du sacrement de l'ordre, avec sa référence spécifique au mystère du Christ, et le fait que seuls des hommes ont été appelés à recevoir l'ordination sacerdotale31. " Alors, on apprécie rapidement la valeur de cette argumentation : " II ne s'agit pas là d'apporter une argumentation démonstrative mais d'éclairer cette doctrine par l'analogie de la foi32. "
Une argumentation par convenance se réfère alors explicitement à saint Thomas. On rappelle son enseignement sur le rapport entre le Christ-homme et le prêtre. Le prêtre doit être un signe perceptible, surtout dans la célébration de l'eucharistie.
Le problème épistémologique de l'argumentation par convenance peut donc se référer à saint Thomas d'Aquin avec une actualité certaine pour notre propos. Nous faisons plusieurs remarques.
Les différences entre les arguments dits fondamentaux et les argu-ments de convenance ne sont pas si nettes, du moins dans leur valeur épistémologique. Notre thèse sur l'argument de convenance chez saint Thomas a montré qu'il existait de nombreuses nuances de la " néces-sité " engagée dans le raisonnement théologique. Partant d'une science de type aristotélicien, dont l'idéal est de conclure d'une manière néces-saire, saint Thomas d'Aquin, en développant des arguments de conve-nance en théologie, introduit tout un jeu d'argumentation, avec de nom-breux degrés de nécessité dépendants d'une série de considérations philosophiques et théologiques. L'expression " ce n'est qu'un argument

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27. Ibid., n° I.
28. Ibid., n° II.
29. Ibid., n° III; cf. Pie XII, Constitution apostolique Sacramentum Ordinis, du 30 novembre 1947, AAS 40 (1948), p. 5.
30. Inter insigniores, n° IV.
31. Inter insigniores, n° V.
32. Ibid.


de convenance " ne signifie donc pas grand-chose. La théologie, comme la pense et la pratique saint Thomas d'Aquin, doit ajuster sa logique à une réalité qui déborde largement le propos philosophique. L'argu-mentation par convenance en est peut-être l'expression la plus signi-ficative. Elle exige qu'on replace une démonstration théologique dans le large contexte des diverses sources de la théologie et surtout dans une proximité avec le donné révélé dans l'Écriture. Elle n'exige pas moins un sens métaphysique profond pour entrer dans le réalisme de la révélation, selon tous les présupposés nécessaires et dans le respect de la hiérarchie des vérités. Elle permet alors de maintenir l'exercice de la théologie dans une subordination vivante à la science de Dieu, à l'inté-rieur même d'une argumentation conceptuelle des plus rigoureuse.
Par exemple, il me semble que les quelques développements esquis-sés à l'instant sur l'exemplarité christologique parviennent à une conclu-sion nécessaire pour celui qui a intégré à son habitas théologique ce sens de la convenance. Mais pour mieux le manifester, il aurait fallu montrer à la fois les sources philosophiques de l'exemplarité et ses multiples applications dans l'économie du salut. Dans notre thèse, nous avons également essayé de montrer que la notion d'exemplarité liée à celle de convenance permettait une sorte d'esthétique théologique dont l'importance est évidente pour le symbolisme sacramentel, notamment celui du sacrement de l'ordre.
Mais parler d'exemplarité christologique masculine, n'est-ce pas re-pousser le problème ? Car on peut encore radicaliser la question : pourquoi le Verbe s'est-il incarné dans une humanité masculine ? Saint Thomas s'est posé la question33. Il la divise en deux interrogations : la sexualité devait-elle appartenir au Verbe incarné? Si oui, selon quel sexe?
Pour la première question, une humanité sexuée convient au Christ en raison de l'intégrité de la nature humaine, déjà exigée en elle-même, et surtout par rapport à la mission du Christ : ce qui n'est pas assumé, n'est pas sauvé, selon l'adage patristique34; or le Christ est venu sauver et perfectionner toute la nature humaine. Le principe de réalité anthro-pologique intégrale est déterminant. Si l'essentiel du salut se joue dans l'âme humaine, il n'en reste pas moins que la nature humaine est une âme et un corps, et tout doit être sauvé par l'exemplarité christologique de l'humanité du Christ. La foi en la résurrection des corps par la résurrection du Christ, exemple cher à saint Thomas, en est la preuve.

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33. Cf. In III Sent., d. 12, q. 3 : " De congruitate quantum ad sexum. "
34. Cf. ibid., q. 3, a. 1, qu 1, s.c. : " "Quod est inassumptibile est incurabile", ut dicit Damascenus "; ibid., sol. 1 : " Christus venit ad reparandam humanam naturam quam per assumptionem reparavit. Et ideo oportuit quod quidquid per se consequitur ad humanam naturam assumeret, scilicet omnes proprietates et partes humanae naturae, inter quas est etiam sexus. Et ideo decuit quod sexum assumeret ".


Pour la seconde question, la justification est à la fois économique et anthropologique. Certes, Dieu aurait pu assumer dans son incarnation l'un ou l'autre sexe. Mais, selon saint Thomas, la mission accomplie par le Christ n'est pas compatible avec ce qu'est une femme. En effet, le Christ vient dans le monde comme " doctor et rector et propugnator35 ", ce qu'une femme ne peut pas être. Pourquoi ? Pour saint Thomas, c'est une évidence qui n'a pas besoin de justification. Nous retombons dans l'ambiguïté des références anthropologiques de saint Thomas quant à la différence sexuelle, à moins qu'une enquête sur le sens théologique de ces trois fonctions permette de mieux fonder certaines convenances.
Remarquons qu'il est difficile d'argumenter aujourd'hui à partir d'une différence anthropologique concernant l'un ou l'autre sexe seulement. Une différence est aussitôt comprise en terme d'inégalité. Par ailleurs, le principe individualiste et subjectif moderne avance un primat tel de la liberté et de la conscience que la différence sexuelle n'intervient plus dans l'appréciation psychologique de ce qui est possible ou non à l'un ou l'autre sexe. Avancer une qualité proprement féminine entraînant une fonction possible ou non, c'est risquer mille analyses psycholo-giques qui vous montreront le contraire. Pour une bonne part, cette non-discrimination est un réel progrès. Il n'est pas question de revenir en arrière et, en particulier, aux arguments dépassés de saint Thomas. Gageons qu'un climat plus pacifié permettra peut-être un jour de considérer à nouveau une " différence incomparable " entre le féminin et le masculin, qui aidera à comprendre les raisons de cette convenance d'une incarnation masculine du Verbe de Dieu36. En tout cas, l'expression symbolique de l'économie du salut, sans faire entrer des différences infériorisantes37, présente des convenances profondes pour justifier le caractère épiphanique, dissemblable quoique convergeant, de l'un et l'autre sexe. Par exemple, dans le même contexte chez saint Thomas, alors que l'objectant fait remarquer que le péché étant entré dans le monde par une femme, il aurait convenu qu'une femme soit à l'origine du salut, la réponse avance, certes un peu timidement, une magnifique correspondance : elle rectifie d'abord en disant que c'est bien l'homme mâle qui a péché tandis que la femme n'a été qu'à l'initiative (au sens d'un commencement continué par un autre), com-

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35. Cf. In III Sent., d. 12, q. 3, a. 1, qla 2, sol. 2. : "De congruitate autem loquendo, quia Christus venit ut doctor et rector et propugnator humani generis : quae mulieri non competunt. "
36. Il y a cependant une condescendance détestable dans l'argumentation insinuante qui consiste à murmurer que pour telle ou telle soi-disant évolution " l'Église n'est pas encore prête ".
37. Est-il infériorisant de considérer que les psychologies de l'homme et de la femme orientent vers une affectivité qui établit des convenances, d'une part, entre l'homme et la trans-cendance du don Dieu et, d'autre part, la femme, plus fusionnelle, et la communion de la grâce?


plice et pleinement responsable, et donc qu'il convenait que ce soit une humanité masculine qui sauve le monde, mais là aussi en quelque sorte par l'initiative d'une femme - et ce fut Marie -, initiative relative par rapport au libre et premier vouloir divin, mais initiative réelle dans la plénitude du consentement et de la participation38. On pourrait méditer ce " mode d'initiative " comme modèle de collaboration entre prêtres et laïcs, spécialement les femmes. Mais le prêtre n'étant pas le Christ, " l'initiative " pourrait être plus importante, sans enlever cependant au prêtre homme d'être signe d'un don transcendant rendu immanent par cette complémentarité ordonnée des sexes.
Certes, il s'agit toujours du type d'argumentation par convenance. Les raisons exprimées peuvent êtres influencées, moyennement bonnes, voire irrecevables, souvent embrumées d'à priori, reste que l'argument par convenance, comme tel, exprime une réalité profonde : ce fait-là de l'économie divine appartient à la sagesse de Dieu, et il y a des raisons à scruter39.

L'apparente fragilité de cette argumentation est qu'elle ne relève pas avant tout d'une nécessité naturelle mais d'une libre et sage disposition de Dieu. Dieu aurait pu concevoir et vouloir une incarnation féminine et un sacrement de l'ordre mixte. C'est pourquoi on pourra toujours trouver des raisons en faveur de cette thèse, surtout si l'on part de considérations non directement liées à la Révélation, comme l'évolution sociologique de la condition féminine ou l'urgence contingente d'un besoin pastoral ou encore toute hypothèse sur ce qui aurait été possible à Dieu et le serait éventuellement à l'Église. Toute aussi hypothétique est une théologie qui exploite le sens symbolique de la sacramentalité en refusant l'ontologie qui la fonde pour s'adonner à une exploration des significations subjectives possibles " pour l'homme d'aujourd'hui ". Mais il semble que Dieu ait choisi une autre cohérence et le théologien en scrute les convenances, guidé aussi par l'Écriture, la Tradition et les indications du Magistère40. Le théologien peut se tromper dans son argumentation et pour cela de nombreux facteurs culturels ou psycho-logiques interviennent, surtout dans ce domaine qui implique la diffé-rence sexuelle, d'ailleurs si problématique à notre époque. En la matière, personne ne devrait se croire si libéré de préjugés pour avancer une démonstration ou une réfutation en règle. Il est donc prudent de partir de la Révélation elle-même et d'y scruter par touches successives le

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38. Cf. In III Sait., d. 12, q. 3, a. 1, qla 2, sol. 2 : " Quamvis a muliere initium habuit peccatum ; ita etiam per virum habuit perfici opus saluas nostrae, quod aliquo modo initiatum est per mulierem, scilicet per beatam Virginem. "
39. On ne peut argumenter d'une manière " indifférentiste " en disant qu'il fallait bien que cela soit dans l'un ou l'autre sexe, et donc que ce choix de Dieu ne signifie rien.
40. La question de l'engagement de l'autorité du Magistère est certes importante mais elle ne doit pas se rétrécir à la question : infaillible ou bien faillible.


pourquoi de ce fait - qui a duré au moins plusieurs siècles - d'un sacrement de l'ordre dont la valeur signifiante semble être liée à la masculinité, celle du Christ et celle du prêtre.
Un autre intérêt de cette argumentation par convenance est qu'elle doit normalement ouvrir la discussion : il est possible, en effet, de proposer des arguments de convenance en faveur d'un sacrement de l'ordre pour l'homme et pour la femme. Il faut alors comparer ces arguments et montrer ceux qui entrent le mieux dans l'ensemble de l'économie du salut. Cette sorte d'approfondissement me semblerait plus féconde que celles qui consistent soit à analyser sans fin le degré d'autorité engagé dans les documents du Magistère41, soit à enlever tout intérêt aux arguments de convenance sous prétexte que la critique en démontrerait la non-nécessité. Mais quelle nécessité ?
Il est déjà suggestif que, pour le Christ lui-même, saint Thomas d'Aquin pose la question du sacerdoce en terme de convenance : convient-il que le Christ soit prêtre... il convient hautement que le Christ soit prêtre42. Il ne faut donc pas chercher une " nécessité ", comprise en un sens trop univoque, là où pour le Christ lui-même la question se pose en terme de convenance.


Conclusion / L'homme et la femme pour le prêtre


Cet exposé ne prétend pas avoir posé tous les termes de la question sur un sacrement de l'ordre réservé aux hommes. Les indications données sur l'exemplarité christologique selon saint Thomas offrent une justification suffisante pour que le sacrement de l'ordre soit non pas réservé aux hommes mais compris et exercé dans l'Église selon une différenciation sexuelle symboliquement signifiante. Approfondir cette exemplarité sera d'ailleurs toujours nécessaire car ce ne seront jamais tous les hommes, ni éventuellement toutes les femmes, qui pourront accéder à ce sacrement de l'ordre. La question n'est donc pas celle d'un " sacerdoce ", pouvoir ou service réservé aux hommes, mais celle d'un sacerdoce exercé seulement par certaines personnes avec lesquelles hommes et femmes doivent collaborer réellement.

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41. Remarquons qu'il est certes normal en théologie d'analyser le degré d'autorité d'un document du Magistère, mais qu'il est curieux de le faire comme si ce document datait d'une époque ancienne alors qu'il serait simplement possible d'obtenir des précisions de la part de ceux qui, toujours présents, l'ont écrit et promulgué.
42. Cf. IIIa, q. 22 a. 1 ; la question pour le Christ est aussi de l'ordre de la " convenance " : " Utrum conveniat Christo esse sacerdotem " (a. 1) ; et la conclusion : " Unde Christo maxime convenu esse sacerdotem ", en tant qu'il exerce parfaitement la double médiation, celle entre Dieu et le hommes et celle entre les hommes et Dieu.


Dans ces convenances en dialogue, voire en opposition, il est juste de faire intervenir des raisons de provenances diverses. On se souviendra cependant du témoignage de saint Thomas d'Aquin dans sa part négative. Sinon sa conclusion, au moins une part de son argumentation, a été trop rapide du fait de l'introduction d'une donnée étrangère à la Révélation et surdéterminant la réflexion théologique. Il n'est guère facile d'échapper à cette sorte de surdétermination même pour une époque aussi critique que la nôtre. Le principe égalitariste, appliqué univoquement, n'est en rien une assurance, pas plus évidemment que ne le sont les résistances intégristes ou les provocations progressistes de l'éternelle dialectique cléricale entre le " méfiant misogyne " et le " critique féministe " devant l'être féminin.
Pour la réflexion théologique sur ce problème, il existe essentielle-ment des arguments de convenances. Mais il ne faut pas se hâter dans l'appréciation épistémologique de ces arguments de convenance. Leur apparente faiblesse pourrait être leur force réelle, au moins selon deux points : en tant qu'ils visent à comprendre le pourquoi de cette manière d'agir de Dieu, alors qu'une autre aurait été possible; en tant qu'ils visent aussi à expliquer que si certains êtres humains seulement sont prêtres, ce n'est pas en raison d'une " nécessité " qui se prouverait géométriquement. Il en résulte sûrement des conséquences sur l'exer-cice de ce ministère et la manière d'y associer tout être humain, spécia-lement la femme. De nombreuses convenances sont encore à appro-fondir en raison de la recherche théologique des pratiques des Eglises et des sollicitations des époques. Dans le cadre de l'institution de l'Église catholique, si l'on doit maintenir, comme il le semble, la prêtrise uni-quement pour certains hommes, à cause d'une haute convenance, ne conviendrait-il pas aussi, et également à cause de nombreuses hautes convenances proprement théologiques, que, dans l'Église catholique et dans sa forme institutionnelle, la femme participe davantage au pouvoir de gouvernement et d'enseignement normatif? Il serait moins néces-saire de créer des institutions ou de rêver vainement de redéfinir la " substance " des sacrements que d'intégrer d'une manière vitale des formes nouvelles de participation. Généralisons : la question n'est pas de savoir si seulement les hommes peuvent être prêtres; la question n'est pas de savoir si les femmes ne peuvent pas être prêtres ; la question est celle de la haute convenance à ce que l'exercice de la prêtrise catho-lique soit vécu, et sans doute mieux vécu aujourd'hui, dans l'apport réel, selon le projet de Dieu, de l'un et de l'autre sexe. Là où les nécessités trop univoques entrechoquent leurs arguments aporétiques, les conve-nances maintiennent au cours des siècles le projet et les raisons de Dieu en les ouvrant à des approfondissements possibles. Convient-il à l'hom-me et à la femme d'être ordonnés prêtres? Curieusement, la réponse pourrait être positive : comme au temps originel de la création, il n'est pas bon que l'homme soit ordonné prêtre " sans la femme ". Mais cela ne signifie pas que la femme ait, selon le plan de Dieu, accès à l'ordi-nation sacerdotale. Au contraire, disons-le clairement : il convient que non. Mais ce non ouvre un oui.
Cette question pourrait être une leçon de modestie pour tous : pour l'homme appelé à être prêtre mais pas sans la femme et donc pas n'importe comment; pour la femme qui renonce à cette revendication trop humaine pour accomplir une autre mission, en particulier en favorisant par son " initiative " celle de l'homme prêtre ; enfin, pour le théologien, homme ou femme, qui apprend avec cette question à argumenter : ni trop, ni trop peu. Dans tous les cas, le disciple chrétien, homme ou femme, n'est pas au-dessus de son Maître. En tant qu'il exerce parfaitement la double médiation, celle entre Dieu et les hommes et celle entre les hommes et Dieu, rappelle saint Thomas d'Aquin, le Christ lui-même, en sa nature humaine masculine, est prêtre selon une certaine convenance, une haute convenance.
fr. Gilbert NARCISSE, o.p.


Résumé
. - Parmi les empêchements à recevoir le sacrement de l'ordre, notre temps accorde beaucoup d'importance à la différence sexuelle. Ce ne fut pas le cas de saint Thomas. Il exclut les femmes pour une raison irrecevable, leur infériorité, trompé ici par Aristote. Heureuse " preuve " trop catégorique qui permet un examen de sources plus théologiques! On découvre alors chez saint Thomas la place importante de l'exemplarité christologique. Présentée sous la forme logique d'arguments de convenance, cette exemplarité ouvre une voie à la conception d'un sacerdoce ministériel dans laquelle l'homme et la femme ont leur place selon la volonté de Dieu, la médiation de l'Église et les provocations de notre temps.


Le P. Gilbert Narcisse, o.p. enseigne la théologie fondamentale et dogmatique au Studium dominicain de Bordeaux/Toulouse. Il est membre du comité de rédaction de la Revue thomiste et publie dam la revue des bulletins de théologie fondamentale. Il préside le Collège universitaire Saint-Dominique (Bordeaux). Il a publié sa thèse de doctorat: Les Raisons de Dieu, Argument de convenance et Esthétique théologique, selon saint Thomas d'Aquin et Hans Urs von Balthasar, Fribourg, 1997.

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