Part.1 Part.2 Part.3 Part.4 Part.5

REVUE THOMISTE 6ème PARTIE

Le prêtre chez Cajetan*

Thomas de Vio, dit Cajetan (1469-1534), fameux commentateur de saint Thomas d'Aquin, Maître de l'Ordre des Prêcheurs (1508-1518), Cardinal légat du pape en Allemagne où il rencontra Luther (1518-1519), a été souvent considéré comme le thomiste par excellence, et en conséquence les études sur son œuvre théologique et philosophique ne manquent pas.
Il semble toutefois que le thème du prêtre n'ait pas retenu l'attention des commentateurs de son œuvre. Si les études sur l'eucharistie, sur l'Église, sur le pape et l'épiscopat ne font pas défaut, le prêtre semble résolument absent de la perspective des lecteurs de Cajetan. On a sans doute considéré qu'il n'était guère original par rapport à saint Thomas - ce qui est vrai -, à ce sérieux détail près que son contexte était, lui, bien différent. On peut d'emblée désigner trois caractéristiques de la

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" Bibliographie de Cajetan :
- Le commentaire de la Somme de théologie de saint Thomas est cité d'après l'édition léonine de saint Thomas [en abrégé : In Sum. theol.].
- Commentaires de l'Écriture : In Quatuor Evangelia et Acta Apostolorum Commentarii, Nunc denuo recogniti, noti marginalibus, tum rerum, tum versiculorum, exornati, & duobus Indicibus, uno locorum S. Scripturae, altero Rerum & Verborum illustrati, Sumptibus Iacobi & Petri Prost, Lugduni (Lyon), 1639, Tomus quartus; In omnes D. Pauli et aliorum Apostolorum Epistolas Commentant, Tomus quintus, Prost, Lugduni, 1639. Les Jentacula sont aussi cités d'après cette édition (t. 5).
- Les opuscules de Cajetan, à l'exception des opuscules d'Augsbourg et de ceux qui se trouvent dans l'édition léonine, sont cités d'après l'édition suivante : Opuscula omnia Thomae de Vio Caietani cardinalis Tit. S. Xisti, In tres distincta tomos, variis quaestionibus, cum suis conclusionibus, ac utilissimis annotationibus appositis, recens aucta ac locupleta, Lugduni, Sumptibus Philippi Tinghi Florentini, 1575 [en abrégé : Opuscula 1575].
- Summula de peccatis, Reverendiss. D. Thomae De Vio Caietani card. S. Xisti, Apud Dominicum Farreum, Venetiis, 1568 [en abrégé : Summula de peccatis].
- Les opuscules d'Augsbourg de 1518 sont cités d'après Charles MOREROD, Cajetan et Luther en 1518, Édition, traduction et commentaire des opuscules d'Augsbourg de Cajetan, " Cahiers Œcuméniques, 26", Fribourg, Éditions universitaires, 1994, t. 1, p. 182-423 [en abrégé: Opuscules d'Augsbourg.
- Le discours sur l'Église au Ve concile de Latran est cité d'après l'édition que nous pouvons supposer être l'édition princeps, bien que non-datée : Oratio in secunda sessione Concilii Lateranen-sis, 17. Calen. Iunii 1512, Impressa apud sanctum Eustachium per Ioannem Beplin, Alemanum de Argentina, s.d. (le texte est plus complet que celui de Mansi).
Nous avons quelque peu unifié l'orthographe latine des textes de Cajetan.

RT 99 (1999) 245-279


situation de Cajetan par rapport à saint Thomas : 1°- Par rapport aux prêtres, Cajetan a été un supérieur (comme Maître de l'Ordre des Prêcheurs, puis, de 1519 à sa mort, comme évêque de Gaète), ce qui se manifeste dans sa grande attention aux questions pastorales ; 2°- Cajetan est entré à bien des égards dans la démarche du mouvement humaniste, cherchant de plus en plus à argumenter à partir des sources ; 3°- II s'est trouvé confronté à la Réforme.
Cajetan traite du prêtre sous divers aspects que nous avons rassem-blés en quatre chapitres. Le premier concerne la dimension spirituelle de la vie du prêtre : sa consécration, sa relation à Dieu qui fonde sa relation aux hommes. Le deuxième chapitre présentera le ministère, selon deux catégories dont chacune l'englobe tout entier : la prédication au sens le plus ample du terme (ainsi que la prédication au sens strict), puis le service, et enfin les " vices opposés " que sont l'ambition et la simonie. Dans un troisième chapitre, nous situerons le presbytre1 par rapport aux diverses autres manières d'être prêtre : le prêtre comme phénomène religieux universel, le Christ comme prêtre, la relation du presbytre à l'évêque et au diacre, le prêtre et les laïcs (prêtres eux aussi?). Enfin, dans un quatrième et dernier chapitre, nous aborderons les thèmes développés par Cajetan face aux questions de Luther sur le ministère : l'œuvre du prêtre est-elle compatible avec l'exclusivité du Christ comme sauveur? Comment l'action divine et l'action humaine se conjuguent-elles dans le ministère ?
Sur plusieurs points - description de la vie du prêtre, manière de poser certaines questions - Cajetan reflète son temps. On s'en éton-nera d'autant moins que le savant théologien et subtil philosophe était un pasteur. On ne s'étonnera pas non plus que les principes dont use notre auteur ne soient pas prisonniers du contexte du début du XVIe siècle.

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1. C'est nous qui parlons de " presbytre " pour désigner le prêtre ordonné, dans un but de clarté. Cajetan parle en général de sacerdos.

1. La consécration spirituelle du prêtre.

La dimension spirituelle du prêtre

Le prêtre est consacré à Dieu. Fondamentalement, et c'est ce qui fonde les règles de son comportement, le prêtre doit être conscient de la dimension spirituelle de son ministère, qui le situe face à Dieu :

" Nous nous recommandons à toute conscience humaine devant Dieu. " Et cela provient comme d'une transformation de gloire en gloire par l'Esprit du Seigneur : nous ne nous recommandons pas nous-mêmes par la jactance, mais dans une manifestation de vérité, de vie, de : doctrine et de justice, non auprès de quelques-uns, mais auprès de toute conscience humaine, non auprès de n'importe qui, mais en présence de Dieu2.
Tout le ministère dépend de sa dimension spirituelle, d'où la tristesse de Cajetan quand il voit le temps pris à la prière pour être donné aux occupations mondaines :
Nous sommes vraiment stupides de ne pas vouloir prier comme nous le devons et de vouloir cependant le fruit de la prière; nous ne voulons pas semer, et nous voudrions moissonner [...]; rien n'est dit moins in-telligiblement que l'office divin, rien n'est accompli plus vite que la Messe. Le temps de l'office divin et de la Messe est très pesant, les plai-santeries, les affaires et les commodités séculières sont en revanche ex-primées distinctement et répétées, et on en jouit sans mesurer son temps3.
Cajetan énumère les obligations qui découlent pour le prêtre de sa consécration. Il doit porter l'habit clérical, la rasure ou la tonsure (qui

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2. CAJETAN, In Epist. II ad Corinthios 4, 2, vol. 5, p. 163 a : " "Commendantes nosmetipsos ad omnem conscientiam hominum coram Deo." Et hoc ex transformatione a gloria in gloriam tanquam a Domini spiritu : non commendamus nosmetipsos iactantia, sed in manifestatione veritatis, & vitae, & doctrinae, & iustitiae, non apud quosdam, sed apud omnem conscientiam hominum : non qualemcunque, sed coram Deo. " Cf. aussi In Epist. II ad Corinthios, 3, 18, vol. 5, p. 162 b : " Ministri vero Evangelii transformantur, non perditione formae naturalis, sed superventione formae gloriosae (hoc est, caelestis gloriae participatione in intellectu illuminato, in voluntate accensa, in viribus animi confirmatis virtute ex alto) in gloriam exteriorem, manifestando aliis non solum quae noverunt divina mysteria, sed etiam interna spei, charitatis, fortitudinis, &c. dona, quae lucebant in factis eorum. Unde ne intelligeres in gloriam mundanam, adiunxit "tanquam a Domini spiritu". "
3. ID., De comparatione auctoritatis papae et concilii, ch. 27, Ed. Pollet, " Scripta theologica, 1 ", Rome (Angelicum), 1936, n° 420, p. 184-185 : " Verum ita stolidi sumus, ut nolimus orare ut debemus, et tamen velimus orationis fructum ; nolimus seminare, et velimus metere. [...] nihil dicitur minus intelligibiliter quam divinum officium, nihil tam celeriter persolvitur quam Missa. Tempus divini officii et Missae onerosum est valde, ioci autem et negotia ac commoda saecularia distincte dicuntur et repetuntur, et absque temporis mensura delectant. "


symbolise la consécration4). Comme la plupart des religieux et même des laïcs qui reçoivent un bénéfice ecclésiastique, il est tenu à l'office divin5. Cajetan insiste moins sur la célébration de la Messe. Certes l'eucharistie a été instituée par le Christ en mémoire de sa Passion et de sa mort pour être offerte chaque jour6, et le prêtre ne peut s'abstenir totalement de célébrer la Messe, mais s'il le fait il ne pèche que véniellement7.
Le statut du prêtre lui interdit l'exercice de certains arts qui le dé-tournent de sa vocation spirituelle, comme boucher ou chirurgien, ou de certains offices, comme juge dans un crime de sang. Il ne peut ni fréquenter les tavernes (sauf en voyage), ni chasser8, ni porter des armes (sauf en cas de stricte nécessité9). Si le prêtre lui-même ou un autre par rapport à lui ne respecte pas sa consécration, par exemple en violant la chasteté, il commet un sacrilège10.

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4. Cf. De simonia, Caput I : " Utrum emptio beneficiorum ecclesiasticorum sit simoniaca, quia prohibita, vel prohibita, quia simoniaca, hoc utrum sit in eorum emptione simonia de iure divino aut positivo ", Opuscula 1575, p. 173 a : " Unde in prima tonsura ex utraque parte praecisio corporalis in capite fit, scilicet secundum partem superiorem, in qua fit tonsura : & secundum partem inferiorem, per quatuor angulos, in qua inciduntur capilli, ad significandum, quod a temporalibus undique praecisi, a superna, quae spiritualia sunt, ministri deputantur. "
5. Cf. Summula de peccatis, p. 260 : "Quamvis ex praecepto contento soli presbyteri expressi inueniantur : communiter tamen tenetur, quod quicunque in sacro ordine constitutus absque rationabili causa (quae semper subintelligitur) omittit, peccat mortaliter. Et similiter bénéficiati, sive sint in sanctis sive non, obligati dicuntur. In his tamen exceptio rationabilis videtur, ut scilicet excipiantur nihil percipientes de fructibus beneficii : ita tamen quod ex parte sua non desit percipere fructus : quia cessat ratio obligationis, tenetur enim bénéficiatus ad officium divinum, quia stipendium habet Ecclesiasticum [...]. Dicuntur & tertio obligati religiosi professi. " Cajetan précise en outre que cela ne vaut ni des moines qui se trouvent dans un Ordre où l'on n'est pas tenu à l'office, ni des convers.
6. Cf. In Sum. theol. IIIa, q. 22, a. 6, n° II.
7. Cf. In Sum. theol. IIIa, q. 82, a. 10. La raison pour laquelle le prêtre ne peut s'abstenir tota-lement de célébrer la Messe est la suivante : " Cum potentia sit propter actum, et gratia sit propter usum " (n° I). Le prêtre qui s'abstient totalement ne pèche toutefois que véniellement : " ...apparent mihi peccatum hoc esse secundum se veniale, utpote oppositum non ipse caritati, sed eius fervori " (n° II).
8. Pour tous ces exemples, cf. Summula de peccatis, p. 42-44. Pour ce qui est de la chasse, Cajetan explique que si la chasse n'est pas en soi un péché, cependant elle l'est dans le cas du clerc et dans le cas du laïc que cette activité éloignerait du culte dû à Dieu : " Venatio secun-dum se nullum est peccatum : quia est usus naturalis dominii hominis praestiti super animalia. Per accidens autem est peccatum multipliciter. Primo ex incircunspectione in actu venandi [...]. Secundo, ex conditione personae cui prohibitum est venari : ut si sit clericus, nam cuilibet clerico interdicitur venatio, & sylvatica fatigatio cum canibus, & accipitres aut falcones habere [...]. Tertio, ex conditione temporis, quia scilicet venatio impedit a debito cultu Deo tunc exhibendo : ut si quis propterea omittat Missam, aut servitores suos ad hoc occupando impediat audire Missam " (ibid., p. 426-427).
9. Cf. In Sum. theol. IIa-IIae, q. 40, a. 2, n° I, au sujet de la guerre juste, où ce qui est en cause est la paix de l'Église ou la protection de la foi chrétienne, ou si la prise de sa ville en dépend, car le bien commun temporel et spirituel dépasse son bien propre.
10. Cf. Summula de peccatis, p. 389 : " Sacrilegium est si sacerdos fornicetur : quia sanctificatus est ad castitatem. "


La consécration n'implique pas nécessairement le célibat des prêtres


Le célibat du prêtre est une des marques de sa consécration. Cajetan se demande si le pape peut dispenser un prêtre du célibat. La réponse à cette question doit se situer au niveau théologique, et non pas seulement au plan canonique. En d'autres termes : y a-t-il de soi une impossibilité de mariage pour un prêtre? La discipline antique, pour les diacres occidentaux, et la discipline orientale contemporaine suggèrent le contraire11. En revanche, le fait que pour saint Paul l'évêque ne puisse avoir qu'une femme ne signifie pas en soi qu'il doive se marier, mais que Paul voulait éviter au moins la polygamie12.
Pour Cajetan, aucun obstacle autre que canonique n'empêche en soi le mariage d'un prêtre :

Il est évident que, du point de vue du statut ecclésiastique, aussi bien l'ordre sacré que le vœu de profession en n'importe quelle religion ap-prouvée empêchent actuellement de contracter le mariage [...]. Or l'ordre sacré n'empêche pas par sa nature un mariage contracté ensuite, ni par la nature d'un vœu implicite (puisqu'il n'est pas solennel, si ce n'est par accident...). Pour cette raison, puisque le souverain pontife peut libérer ad libitum du lien statutaire, il s'ensuit nécessairement que si le prêtre occidental contracte un mariage avec licence du souverain pontife sans aucune cause raisonnable, le mariage lui-même est vrai-ment un mariage, ceux qui le contractent sont vraiment des époux, et leur descendance est vraiment légitime [...]. Et il est ainsi évident que la cause raisonnable de dispenser dans le vœu de chasteté peut être non seulement l'utilité publique civile ou ecclésiastique, mais tout autre bien plus grand hic et nunc... que la chasteté observée. La conséquence est que le souverain Pontife non seulement peut, mais peut en toute bonne conscience accorder la dispense au prêtre occidental, pour qu'il con-tracte le mariage même en l'absence de cause d'utilité publique13.

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11. Cf. " Utrum summus Pontifex possit dispensare cum sacerdote occidentalis Ecclesiae ut accipiat uxorem ", Opuscula 1575, p. 121 b : "Nec ordo inquantum ordo, nec ordo inquantum sacer est impeditivus matrimonii : & in Ecclesia occidentali olim diaconi poterant contrahere matrimonia [...]. Manifeste quoque [...] dicitur, quod Orientales in sacramentis constituti copulantur matrimoniis. "
12. Cf. In Epist. I ad Timotheum 3, 2, vol. 5, p. 297 a.
13. "Utrum summus Pontifex... ", p. 122 b: "Constat iam, quod hodie ex ecclesiastico statuto tam ordo Sacer, quam votum professionis in aliqua approbata religione, impedit matrimonium contrahendum [...]. Et quoniam ordo Sacer non dirimit post contractum ex natura sua, nec ex natura voti impliciti (quia non est solenne nisi per accidens, ut patet ex dictis) sed ex statuto ecclesiastico, idcirco cum summus Pontifex possit ad libitum relaxare statuti vinculum, sequitur necessario, quod si Sacerdos Occidentalis contrahat matrimonium de licentia summi Pontificis absque ulla rationabili causa, quod matrimonium ipsum est vere matrimonium, & contrahentes sunt vere conjuges, & proles est vere legitima [...].Et hinc patet, quod cum rationabilis causa dispensandi in voto castitatis possit esse non sola utilitas publicaa civilis aut ecclesiastica, sed aliquod aliud maius bonum nunc & hic... quam servata castitas, consequens est quod summus Pontifex non solum potest, sed etiam salva conscientia


La situation des religieux est bien différente, car ils s'engagent non pas à l'ordre sacré comme tel, mais à l'état religieux " qui implique par lui-même la négation de la volonté propre, du corps et des biens14 ".
La dernière année de sa vie, Cajetan défendra encore son point de vue sur la dispense du célibat, contre les attaques des théologiens de Paris15.


2. Le ministère du prêtre


Le ministère pour lequel le prêtre est consacré est abordé à l'aide de deux catégories majeures : la prédication et le service. Nous verrons d'abord comment le ministère est une prédication, au sens large et plus strict du terme, puis comment il est un service.

L'ensemble du ministère est une prédication du Christ

L'ensemble de la vie du ministre est envisagé comme une prédication de la vérité. On reconnaît une note dominicaine dans cette approche, pour laquelle la prédication est " une œuvre de la vie active qui émane

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potest dispensare cum Sacerdote Occidentali, quod contrahat etiam cessante causa publicae utilitatis. "
14. Nous citons le texte traduit ci-dessus dans son contexte; ibid., p. 122 a : " Quoddam per se solenne, ut professio religiosorum, & quoddam per accidens solenne, ut votum castitatis annexum ordini sacro. Est autem ratio huius differentiae, quia solennitas sive consistat in exhibitione, sive in consecratione, per accidens coniungitur voto suscipientis ordinem sacrum. Quoniam talis exhibet seipsum, & consecratur non ad castitatem sed ad actus ordinis. Religiosus veto benedicitur, & exhibet se ad religionis statum, qui importat per se negationem propriae voluntatis, corporis & bonorum. Hac vero distinctione stante duas dico propositiones. Altera est, quod votum annexum ordini sacro, per se non dirimit matrimonium contractum, & ratio est, quia est solenne per accidens [...]. Altéra est, quod votum religionis per se dirimit matrimonium contractum, tum quia in eo sit exhibitio corporis ad statum repugnantem matrimonio, tum quia tanta vis est, ut solvat matrimonium prius legitime contractum & non consummatum, non ex statuto Ecclesiae, sed ex propria natura […]. Eadem siquidem ratione & efficacia, qua professionis votum dirimit prius contractum, eadem dirimit post contractum. "
Certes S. Thomas était d'un avis différent (admettant la dispense pour les religieux), mais en cela il n'a pas été fidèle à ses propres principes, parce qu'il croyait que l'obéissance au Siège apostolique imposait cette position : " Quod autem hoc sit de mente S. Thomas manifeste concipi potest ex initio & fundamento positionis suae in contrarium in Secunda Secundae, loco allegato [88]. Ibi siquidem volens concludere, quod Papa non possit dispensare cum religioso, pro radice positionis assumit autoritatem Decretalis, dicens, Sed quia Decretalis... & deinde ut conformaret se Decretali adinvenit illam adaptationem de consecratione, ut ibi patet. Ex quibus omni passione semota, quilibet perspicacis ingenii elicere potest, quod si tempore suo summus Pontifex dixisset oppositum verbo vel facto (ut postmodum fecit) quod ipse quoque accommodasset rationem in obedientiam sedis apostolicae. Et propterea illa opinio non est sua, nisi pro quanto sustentabatur ab illa Decretali " (ibid., p. 122 b).
15. Cf. " Responsionum ad quosdam articulos Theologorum Parisiensium editos ad magistrum Ioannem studii Moguntini Regentem missus ", art. 11, Opuscula 1575, p. 299 b.


de la contemplation16 ". Autre note dominicaine : les observances sont subordonnées à la double priorité connexe de l'activité pastorale du prê-tre et de son bien spirituel17.
Les bons prédicateurs sont ceux qui manifestent par leurs œuvres ce que leur bouche annonce :

La différence entre les bons et les mauvais prédicateurs de l'Évangile est la suivante : les mauvais transmettent seulement la Nouvelle de Dieu, alors que les bons manifestent aussi l'odeur de la divine Nou-velle : c'est-à-dire sa douceur, son caractère désirable et délectable. Or la douceur de la divine Nouvelle consiste dans des œuvres conformes à cette Nouvelle : et c'est ce qui la rend désirable et délectable18.

La prédication telle que la conçoit Cajetan se rapproche fortement de la Tradition telle que présentée dans la constitution Dei Verbum de Vatican II. Pour cette constitution, le Christ est la plénitude personnelle de la Révélation19, qui se réalise par des actions et des paroles intime-ment liées entre elles20 ; la Tradition est la transmission de cette Révéla-tion. De même, la prédication, pour Cajetan, consiste à la fois en des paroles et des faits, dont la conjonction transmet le Christ : " Non seulement nous prêchons Jésus-Christ par la parole, mais nous le portons par des faits, par des faits manifestes dans nos corps fragiles21. "

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16. In Sum. theol. IIa-IIae, q. 188, a. 2 : " Praedicare dicitur opus vitae activae ex contemplatione emanans. "
17. Ainsi, on n'est pas tenu au jeûne si celui-ci doit nuire à la prédication ou à l'enseignement : " Excusat quoque multo magis necessitas spiritualis. Nam si ad vitam spiritualem sui vel alterius oportet aliquid incompatiens ieiunii perficere, puta longam diaetam facere, aut ex officio vel obedientia praedicare vel confessiones audire, docere verbo vel scripto, aut aliquid huiusmodi, ita quod talis homo non potest, ieiunando, aliquid huiusmodi adimplere, excusatur a ieiunio. " (In Sum. theol. IIa-IIae, 147, 3). De même, le jeûne n'est qu'un moyen en vue du bien spirituel : " Pietas deinde excusat quoties ieiunium maioris boni invenitur impeditivum [...]. Et ratio est quia ieiunium preceptum est ut medium promotivum ad spirituale bonum. Constat autem quod si observaretur quando est impeditivum maioris boni, tune contra intentionem legis ageretur, quae ieiunium ut promotivum, et non ut impeditivum boni praecepit : intentioni siquidem promovendi ad bonum obstat impedire maius bonum " (ibid.).
18. In Epist. II ad Corinthios 2, 14, vol. 5, p. 157 b : "Inter bonos & malos Evangelii praedicatores hoc interest, quod mali notitiam tantum Dei tradunt : boni autem manifestant etiam notitiae divinae odorem : hoc est, suavitatem, appetibilitatem, delectabilitatem. Suavitas enim divine notitiae consistit in operibus conformibus notitiae : & ad hoc est appetibilis, & in hoc est delectabilis. " Ainsi, les ministres du Nouveau Testament doivent se recommander par leurs œuvres et éviter le scandale : cf. ibid., 6, 4, vol. 5. p. 174 a.
19. Cf. CONCILE VATICAN II, Constitution Dei Verbum, sur la Révélation divine, n° 4.
20. Cf. ibid., n° 2 : " Cette économie de la Révélation s'effectue par des actions et des paroles [gestis verbisque] intrinsèquement liées entre elles [...]. "
21. CAJETAN, In Epist. II ad Corinthios 4, 7, vol. 5, p. 164 a : " Non solum praedicamus verbo, sed gestamus factis Iesum Christum : factis autem manifestis in corporibus nostris fragilibus. "


La prédication au sens strict

Si l'ensemble du ministère est compris comme une prédication au sens large, une part importante de ce ministère est la prédication au sens strict. Lorsque nous parlons de prédication à propos du prêtre, il faut d'abord préciser que, pour Cajetan, le prêtre n'est ni le seul ni le premier prédicateur.
Il n'est pas le seul prédicateur parce que, pour Cajetan, qui le dit en 1506, la prédication n'est pas de soi un acte du sacrement de l'Ordre :

La prédication n'est pas un acte de l'ordre, à proprement parler [...]. Et cela est confirmé par le ministre de la prédication puisque dans la sy-nagogue des juifs et même dans le temple, ce n'étaient pas des prêtres ou lévites qui prêchaient : autrement il n'aurait pas été permis au Christ de prêcher. Et, en Ac 13, aucune permission n'a été ni requise ni accordée de la part des princes de la synagogue, pour que Paul puisse y prêcher22.

L'argument présuppose que les prêtres juifs sont les lévites, et que, selon un parallèle avec le droit canonique, la situation du Christ ou de Paul équivaut à celle des laïcs ; Cajetan croit bien sûr que le Christ et Paul sont des prêtres, mais que les juifs ne le croyaient pas, et que pourtant ils les ont laissé prêcher dans un rassemblement religieux public et officiel, ce qui équivaut donc à reconnaître à des laïcs un droit de prédication officielle.
Selon le commentaire de la IIIa Pars (rédigé en 1521-1522), la prédi-cation (au sens liturgique strict) demande une consécration. En tant que consacré, ce n'est pas le prêtre, mais l'évêque qui est le premier prédi-cateur :

II me semble seulement que l'acte de prêcher est du nombre des actes des consacrés, puisqu'il est un acte pour lequel le ministre est consacré; car le ministre de la prédication de par son office est d'abord l'évêque, et dans un deuxième temps le prêtre23.

Seul l'évêque, et non le prêtre, a le devoir de prêcher :

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22. " De usu spiritualium ", Opuscula 1575, p. 177 a : " Praedicatio non est actus ordinis, per se loquendo [...]. Et confirmatur hoc de praedicationis ministro, quia in synagogis Iudaeorum & templo etiam non Sacerdotes, aut Levitae praedicabant : alioquin non fuisset Christo permissum praedicare. & Act. 13 non fuisset a principibus Synagogae requisitum, & concessum, quod Paulus praedicasset in synagoga. " On pourrait certes introduire dans cette question une distinction entre la prédication dans la synagogue et dans une église, ou entre divers niveaux de discours publics en matière religieuse, mais ce n'est pas le propos.
23. In Sum. theol. IIIa, q. 64, a. 6, n° V : " Videtur mihi modo actum praedicandi esse de nu-mero actuum consecratorum, quia est actus ad quem minister consecratur ; nam eius minister ex officio est episcopus primo, et secundario sacerdos. "


L'office de prêcher est enjoint à l'évêque dans sa consécration comme nécessaire et propre. Et le fait que l'on dise dans l'ordination des presbytres que le presbytre doit prêcher ne s'y oppose pas. En effet, cela ne désigne rien d'autre qu'un pouvoir de prêcher qui est comme lié. De fait le presbytre n'est pas tenu par son ordination à prêcher : il le peut, si cela lui est confié. Et qu'il devienne curé n'implique pas que la prédication lui soit confiée, sauf par accident, à savoir s'il sait prêcher : ce dont le signe est qu'il n'est pas requis du curé qu'il sache prêcher. Mais cela est bien exigé de l'évêque24.

C'est d'ailleurs toute la pastorale qui relève proprement de l'évêque : " La cure des âmes appartient proprement et seulement à l'évêque. En signe de cela, il est aussi le seul époux de l'Église25. " L'évêque doit résider constamment dans son diocèse pour pouvoir paître son trou-peau26 ; il doit y prêcher et y instituer avec soin des prédicateurs27; cette fonction pastorale est une raison de choisir les évêques plutôt parmi les théologiens que parmi les canonistes28.
Il n'est pas nécessaire de voir une opposition entre le fait que la pré-dication ne soit pas nécessairement liée au presbytérat et le fait qu'elle demande une consécration, qui est d'abord celle de l'évêque. Il est certes probable que Cajetan ait changé de position entre 1506 et 1521, sans doute sous l'influence des contestations de la Réforme. Mais on peut aussi faire un parallèle entre la fonction de prêcher et la fonction de baptiser. Un laïc peut baptiser, mais il ne peut le faire solennelle-

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24. In Sum. theol. IIa-IIae, q. 184, a. 8, n° VII : " Praedicationis officium episcopo in sua conse-cratione iniungitur ut necessarium et proprium. Nec obstat quod in ordinatione presbyterorum dicatur quod presbyterum oportet praedicare. Quoniam per hoc non denotatur nisi potestas quasi ligata ad praedicandum. Non enim presbyter ex sua ordinatione tenetur ad praedicandum : sed potest, si sibi committatur. Nec ex hoc quod fit curatus, committitur sibi praedica-tionis officium, nisi per accidens, scilicet si sciat praedicare : cuius signum est quod non requiritur a curato quod sciat praedicare. Sed bene exigitur hoc ab episcopo. "
25. Summula de peccatis, p. 33 : " Cura animarum proprie, & plene solius Episcopi est. In cuius signum & solus sponsus est Ecclesiae. " Cf. aussi In Sum. theol. IIa-IIae, q. 189, a. 3, n° V : " Vinculum [...] matrimonii spiritualis inter episcopum et ecclesiam " ; ibid., q. 184, a. 8, n° IV : " Episcopus principaliter, curatus secundario habet et exercet curam animarum. "
26. Cajetan explique que certains devoirs de l'évêque n'impliqueraient pas une résidence permanente, comme ordonner, bénir le chrême, consacrer ou bénir. Mais un de ses devoirs implique une résidence permanente : "Actus pascendi Christi gregem " (In Sum. theol. IIa-IIae, q.185, a. 5, n°III).
27. Cf. Summula de peccatis, p. 108-109 : "Episcopi peccata pecularia sunt, conferre ordines indignis, consecrare non virgines, conferre beneficia Ecclesiastica indignis, non residere in Ecclesia & cathedra sua absque rationabili causa, non interesse divinis officiis diebus dominicis saltem, non visitare singulis annis suam dioecesim, & in visitatione non servare iura, tam de inquirendis & providendis, quam de praedicando, quam de procurationibus, &c. non instituere praedicatores seu potentes in opère & sermone in Ecclesia cathedrali & conventualibus, non celebrare synodum singulis annis, non providere de idoneis ministris. "
28. Cf. In Sum. theol. IIa-IIae, q. 185, a. 4, n° IV : "Tum quia officium episcoporum, quod eis consecratione imponitur, est praedicare. Materia autem praedicationis non est ius, sed Evangelium, dicente Domino : "Praedicate Evangelium" : sub quo sacra Scriptura comprehenditur, quae est vere et proprie scientia theologiae. "


ment29. Il en va peut-être de même de la prédication. En d'autres termes : Cajetan a au moins déplacé son accent entre les deux textes, mais on peut trouver un fond commun invariable à ces deux positions.
Quel que soit le prédicateur, il doit autant que possible satisfaire à quatre conditions :

La première condition se prend de la sincérité, excluant toute admis-sion, quelle qu'elle soit, d'intention impure, comme le lucre, le profit, la gloire et autres du même genre [...]. Il faut lire " Mais comme envoyés de Dieu ", en précisant que la légation divine non seulement exclut toute intention humaine, mais précise l'intention d'accomplir l'office de prêcher non comme son office propre, mais comme un office délégué par Dieu. Et c'est la deuxième condition du prêcheur. " En présence de Dieu ", voici la troisième : c'est-à-dire en ayant toujours devant les yeux la présence de Dieu. Il ne nous suffit pas de nous présenter comme sin-cères et délégués de Dieu face aux hommes (qui ne regardent pas dans l'intimité des cœurs), mais nous devons nous montrer tels face à Dieu, qui est lui-même témoin et juge. " Nous parlons dans le Christ ", voilà la quatrième condition : nous ne prêchons pas des choses vaines ou qui satisfont à la curiosité, mais nous parlons " dans le Christ", c'est-à-dire en ayant le Christ pour matière, raison et fin du sermon30.

Pour l'essentiel, le prédicateur doit prêcher Jésus-Christ : le prédica-teur écrit, ou est lui-même, une lettre du Christ31. Et qu'il doive le faire avec miséricorde, cela peut être ajouté aux quatre conditions précéden-tes. La miséricorde est nécessaire surtout pour les prélats, en raison même de leur ministère : " La miséricorde est suprêmement nécessaire pour les prélats, qui président en quelque sorte à la place de Dieu, dont la caractéristique est de faire miséricorde32. " Le prêtre doit s'en souve-nir avant tout dans le sacrement de pénitence, où il exerce un jugement

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29. Cf. par exemple In Sum. theol. IIIa, q. 67, a. 5, n° II.
30. In Epist. II ad Corinthios 2, 16, vol. 5, p. 158 a: "Quatuor conditiones proprias veris Christi praedicatoribus describit in seipsis. Prima est tanquam ex synceritate, excludendo omnem admixtionem cuiuscunque impurae intentionis : puta lucri, commodi, gloriae, & reliquorum eiusmodi [...]. Legendum est, Sed tanquam "ex Deo", apponendo legationem divinam non solum ad excludendum quamcunque humanam intentionem, sed ad apponendum intentionem exequendi officium praedicandi non ut proprium, sed ut delegatum a Deo. Et haec est secunda praedicatorum conditio. "Coram Deo", ecce tertia : hoc est habendo semper prae oculis praesentiam Dei. Non sufficit nobis synceros ac legatos Dei exhibere nos coram hominibus (qui non intuentur intima cordis) sed exhibemus nos taies coram Deo, ipso teste ac iudice. "In Christo loquimur", ecce quarta : non praedicamus vana aut curiosa, sed in Christo, hoc est habendo Christum pro materia, ratione et fine sermonis loquimur. " Cf. aussi In Epist. I ad Corinthios, I, 21, p. 155 a-b.
31. Cf. In Epist. II ad Corinthios 4, 13, vol. 5, p. 165 a : " Ministri novi Testamenti inscribunt Christi Epistolam, illuminant alios, ministrant ipsum Testamentum novum"; ou ibid, 4, 5, p. 163 b: ""Non enim nosmetipsos praedicamus". Tractat Paulus hic particulam illam, "Christi". Dixerat enim superius, "epistola estis Christi". Tractat autem Christum esse illum, qui per ministros novi Testameti tum praedicatur, tum gestatur secundum utrumque Christi statum, scilicet mortalem & immortalem. "
32. In Epist. lad Timotheum 1, 3, vol. 5, p. 291 b : " Praelatis maxime necessaria est misericordia : tanquam loco Dei, cui proprium est misereri, praesint. "


médicinal au nom du Christ qui est venu pour sauver33. Cette miséri-corde n'empêche pas que le prédicateur doive avoir le courage de dénoncer les grands (majores) qui par leur péché détournent le peuple34. D'ailleurs Cajetan fera preuve lui-même de ce courage en dénonçant les mœurs de certains princes de l'Église, par exemple en invitant Jules II à ne pas saisir le glaive de la puissance temporelle qu'il a en commun avec les princes de la terre, mais l'autre glaive (spirituel) qui lui est propre35, et à se distinguer par sa miséricorde36.
Cajetan décrit en outre six péchés qui peuvent se rencontrer chez le mauvais prédicateur : 1°- Prêcher sans avoir reçu autorité pour le faire ; 2°- Prêcher indignement, c'est-à-dire en état de péché mortel ; 3°- Prêcher des mensonges, anéantissant ainsi l'autorité de l'Église et la foi; dans le cas d'incertitude, le prédicateur devrait dire explicitement qu'il prêche sur une question incertaine ; 4°- Prêcher des choses inutiles, " comme des questions spéculatives et des lois civiles, des poètes vulgai-res ou des philosophes latins, les gestes des Romains et d'autres cho-ses " ; Cajetan explique par ailleurs que, d'une manière générale, il faut éviter de discuter de difficultés théologiques devant les simples pour ne pas les amener à douter37; 5° prêcher avec une disposition de merce-naire : " pour l'argent, pour la louange de la gloire humaine " ; 6° mêler à la prédication des " petites histoires plaisantes " pour la délectation de l'auditoire38.

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33. Cf. "An oporteat confiteri in spéciali singulas species, & numerum certum peccatorum", Opuscula 1575, p. 73 b: "Non enim misit Deus filium suum in mundum, ut iudicet mundum, sed ut salvetur mundus per ipsum. Hinc enim apparet, quod Christus non venit in primo adventu ad iudicandum mundum per ministros suos, hoc est ad iudicium secundum se exercendum, sed ad salvandum, hoc est quantum ad penitentiae sacramentum spectat, ad iudicium salutare per suos iudices exercendum, Idem est autem iudicium salutare & iudicium medicinale : & penitentiale iudicium ad primum Domini adventum spectat proculdubio, ad quem spectat sacramentum penitentiae. Est igitur penitentiale iudicium non iudicium absolute, sed iudicium salutare, sed medicinale, ac per hoc non tendit ad punitionem secundum se, sed in ordine ad salutem, non aliorum, sed ipsius rei solius. " - Cf. aussi " An peccata semel rite confessa, subsequuta absolutione & et satisfactione, poßint iterum fructuose confiteri, &c ", Ad prima, Opuscula 1575, p. 75 b : " Sacramentum paenitentiae ex propria ratione habet quod sit medicinale, & curativum infirmitatis peccati actualis. "
34. Cf. In Sum. theol. IIIa; q. 42, a. 2, n° II.
35. Oratio in secunda sessione Concilii Lateranensis, fol. B. 3, p. 24 : " Assequetur autem hoc te volente teque imperante, si tu ipse, Pater sancte, omnipotentis Dei, cuius vices in terris non solum honore dignitatis, sed etiam studio voluntatis gerere debes, si ipsius Dei, potentiam, perfectionem, sapientiamque imitaberis. Atqui ut in primis potentiam imiteris, accingere, Pater sancte, gladio tuo, tuo inquam accingere, binos enim habes, alterum tibi reliquisque huius mundi principibus communem, alterum tibi proprium, atque ita tuum, ut illum alius nemo nisi a te habere possit. Hoc itaque gladio tuo (qui ecclesiastice potestatis est), accingere potentisme."
36. Cf. ibid., p. 25 : "Nam si tanta ubique misericordia prestabis, ut non modo amicos, sed inimicos etiam ac hostes ad tui nominis reverentiam, ad Apostolice sedis cultum, ad Christi Ecclesie unitatem, ad huius Concilii manifestam professionem venire compellas, recte pater sancte, Dei perfectionem imitaberis humano more. "
37. Cf. Summula de peccatis, p. 94-95.
38. Cf. ibid., p. 358-360 (les pages 360-361 sont paginées par erreur 361-362) : " Praedicatorum peccata pecularia sunt sex. Primum est sine authoritate praedicare. Oportet enim vel ex


Le ministère du prêtre est un service dévoyé par l'ambition et la simonie

Consacré à Dieu, le prêtre est au service de ses frères à cause du Christ. Le service, comme la prédication, définit l'ensemble du ministère du prêtre. Cajetan insiste sur ce titre de serviteur, qui convient en particulier aux prêtres saints : " Nous prêchons que nous ne sommes pas vos frères, nous ne sommes pas vos compagnons, mais nous som-mes vos serviteurs à cause de Jésus. Et ceux qui sont vraiment les serviteurs des chrétiens sont les ministres évangéliques qui exercent saintement leur office39. " Si ce titre de serviteur est si important, c'est qu'en lui se résume toute la vie du Christ : " Jésus affirme être au milieu des disciples comme celui qui sert [...]. Et toutes les actions du Christ ont été des services : en effet, soigner les infirmes, prêcher, discourir pour le salut des âmes, et les autres actions du même genre, que sont-elles d'autres que des services40 ? "
Rien d'étonnant dès lors à ce que la dénonciation des scandales et la lutte pour la Réforme de l'Église soient une constante dans l'activité de Cajetan41.

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pastorali officie vel superioris authoritate praedicare iuxta Apostoli sententia [...]. Secundum est, indigno praedicare, hoc est in peccato mortali sibi noto incontrito [...]. Tertium est, mendacia praedicare. Et hoc constat esse peccatum mortale gravissimum quoniam evacuat quantum in se est, universam Ecclesiae authoritatem, ac Christi fidem praedicatione propagatam, sive mendacium dicatur contra doctrinam fidei aut mortem [morem?], sive circa gesta sanctorum aut miracula, aut prophetias, sive quodcumque aliud quod ad docendum, instruendum, persuadendum monendumque auditorem tanquam verbum Dei praedicatur : & si est incertum debet dici ut incertum, & sic non receditur a vero, dum ita dicitur ut scitur [...]. Quartum est praedicare inutilia : ut speculativas quaestiones, & leges civiles, poetas vulgares vel Latinos Philosophes, gesta Romanorum, & similia. Hoc enim est abuti praedicationis officio, dicente Christo Praedicate Evangelium. Sunt enim huiusmodi praedicationes solo nomine [...]. Quintus est, affectus mercenarius, sive pecuniae, sive laudis humanae gloriae, &c. [...]. Sextum est, immiscere praedicationi facetas fabellas delectandi gratia. Quod beatus Ambrosius reprehendit : quia non debent in tam gravi actione de rebus tara arduis qualia sunt divina, verba immisceri iocosa & ridicula. Communiter autem est hoc veniale : cavendum tamen ob reuerentiam divini verbi. " Cf. aussi In Sum. theol. IIIa, q. 64, a. 6, n° V : " Minister malus praedicans mortaliter peccat, sicut qui indigne administrat alios actus sacrorum ordinum. "
39. In Epist. II ad Corinthios 4, 5, vol. 5, p. 164 a : "Non fratres, non socios, sed servos vestros nos praedicamus esse propter Iesum. Et vere servi sunt Christianorum ministri Evangelici sancte exercentes officium suum. "
40. In Luc. 22, 27, vol. 4, p. 264 a : "Affirmat Iesus se esse in medio discipulorum sicut qui ministrat [...]. Et nihilominus universae Christi actiones, ministeria fuerunt: curare enim infirmos, praedicare, discurrere pro salute animarum, & huiusmodi, quid aliud sunt quam ministeria? " - Cf. aussi In Epist. I ad Corinthios 3,5, vol. 5, p. 94 a (les ministres doivent être au service de la foi et ne pas se prendre pour des maîtres) ; ou encore In Matth. 20, 28, vol. 5, p. 92 a: ""Sicut filius hominis [...] non venit ministrari [...] sed ministrare". Hinc apparet, quod de ministerio in spiritualibus statuit magnates Ecclesiasticos ministrare : sicut ipse Iesus venit ut ministraret spiritualia, corporali exercitio & fatigatione interveniente, praedicando, discurrendo per civitates & castella. "
41. Pour d'autres références, qu'il nous soit permis de renvoyer à notre ouvrage: Ch. MOREROD, Cajetan et Luther en 1518, p. 16-22.


La vocation du prêtre-serviteur est dévoyée par l'ambition. Celui qui est consacré aux choses spirituelles, et qui pour cela doit s'abstenir d'occupations trop mondaines, ne doit pas tendre à la domination ou à la gloire humaine42. Une recherche est trop humaine lorsqu'elle porte non seulement sur ce qui est faux, mais aussi sur ce qui est transitoire, surtout si pour l'obtenir on commet un péché43.
Parmi les biens transitoires, Cajetan ne peut pas ne pas penser à l'argent. Il ne cesse de s'insurger contre la simonie, qui provient de l'ambition ou de l'avarice44.
Avec une triste ironie, il oppose l'épiscopat des temps apostoliques à certains développements ultérieurs : " L'Apôtre Paul regarde l'épiscopat de ce temps où l'épiscopat n'était pas un honneur mais un poids (le latin joue sur les mots : non erat honoris, sed oneris), quand il n'avait pas le bénéfice annexe des biens temporels, mais veillait seulement sur les biens spirituels, et administrait par les diacres les biens temporels. "45
Certes, en soi, il n'est pas illégitime de désirer des bénéfices46, mais on peut les désirer pour de mauvaises raisons, comme lorsque l'on use du patrimoine du Christ pour mener une vie opulente47.
La simonie cause le scandale des fidèles qui voient que les prédica-teurs prêchent pour de l'argent48 et qu'ainsi ce qui a été donné à tout le troupeau est accaparé par quelques-uns49. On perçoit à travers les dénonciations de Cajetan certains abus caractéristiques de son époque,

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42. Cf. In In Luc. 22, 26, vol. 4, p. 263 b : " "Vos autem non sit". Utrumque finem abdicat a suis. Vos Apostoli, vos capita Ecclesiae non sic, non tendetis ad dominium aut ad humanam gloriam. " Dans ce contexte, Cajetan parle des ministres.
43. Cf. Summula de peccatis, p. 251-252.
44. Cf. De simonia, Quaestio III, Opuscula 1575, p. 175 b : " Utrum vacante sede, & quaerentibus omnibus pontificatum, per fas & nefas per ambitionem & avaritiam ac Ecclesiae ruinam, liceat viro probo & digno querere pontificatum, adhibendo promissiones & exhibendo temporalia & beneficia & caetera pro suffragiis, propter hunc finem, ut in sede positus Ecclesia prosit & illam reformet. "
45. Jentaculum XII (De rebus gestis), Quaestio IV, vol. 5, p. 467 b : " Paulus Apostolus ad illius temporis Episcopos respexit, quando Episcopatus non erat honoris, sed oneris, non habebat annexum beneficium bonorum temporalium, sed erat tantum superintendens spiritualibus, & temporalium per Diaconos administrator. "
46. Cf. Summula de peccatis, p. 31 : " Appetere siquidem Ecclesiasticum beneficium, sive curatum sive absque cura, nullum ex suo genere peccatum est... " Cf. aussi De simonia, Caput I : "Utrum emptio beneficiorum ecclesiasticorum sit simoniaca, quia prohibita, vel prohibita, quia simoniaca, hoc est, utrum sit in eorum emptione simonia de iure divino aut positive ", Opuscula 1575, p. 173 a.
47. Cf. ibid., p. 32 : " Peccatum autem contingit ex defectu alicuius circunstantiae requisitae : puta quis, cur, quomodo &c. [...]. De circunstantia quoque finis advertendum est, ne benefi-cium appetatur propter finem malam : puta delicatam & opulentem aut splendidam vitam ex Christi patrimonio &c. "
48. Cf. In Sum. theol. IIIa, q. 40, a. 3, n° I : " Oportet praedicatores a curis temporalium rerum absolutes esse : et nec apparere quod lucri causa praedicent " Accaparer les biens des pauvres et de l'Eglise est un des péchés particuliers des évêques : " Episcopi peccata pecularia sunt [...] non dispensare reditus suos pauperibus & Ecclesiae ut debet [...]. " (Summula de peccatis, p. 109).
49. Summula de peccatis, p. 37 : " Scandalum bonorum virorum, qui vident huiusmodi exorbitantes distributiones conservari ab his quibus in formam gregis Christiani dati sunt. "


comme l'attribution de bénéfices ecclésiastiques à des enfants50, ou l'extorsion de fonds par des inquisiteurs profitant de leur fonction51.
L'interdiction de la simonie n'est donc pas seulement - malgré l'opinion de certains canonistes - une règle du droit humain, mais une détermination par le droit humain d'une prohibition qui relève du droit divin52.


3. Le presbytie et les " autres prêtres "


En parlant du prêtre, il faut préciser quelle est la relation du presbytre chrétien au Christ, à l'évêque, voire au diacre, aux laïcs, aux prêtres de l'Ancienne Alliance ou des autres religions. Cajetan aborde tous ces thèmes. Nous les présentons brièvement.

Le prêtre, phénomène religieux universel, et les prêtres juifs

Le sacerdoce n'est pas un phénomène typiquement chrétien (ce qui explique selon toute probabilité la prudence terminologique du Nou-veau Testament). Au contraire, " le premier rang en toute religion, aussi bien vraie que fausse, appartient au prêtre53 ".
Le prêtre est, dans sa définition la plus large, qui ne s'applique pas qu'au prêtre chrétien, celui qui est pris parmi les hommes pour offrir des sacrifices54.
Dans l'économie du salut, il y a toujours eu des prêtres, selon la di-versité des âges :

Que l'état clérical soit de droit divin est évident de ce fait qu'il n'est rien d'autre que le fait d'être voué à offrir des sacrifices divins : c'est de là que vient le nom de prêtre, puisque ceux qui sont clercs sont choisis comme sa part par le Seigneur. De fait, il y a eu de tout temps des clercs. Avant la Loi, les premiers-nés étaient clercs : c'est pourquoi le

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50. Cajetan estime intolérable cette attribution de bénéfices ecclésiastiques à des enfants, cf. Summula de peccatis, p. 37-38 : " Conferre autem pueris Ecclesiastica beneficia existentibus aliis adultis idoneis, non solum inexcusabile, sed intolerabile videtur. "
51. Cf. Summula de peccatis, p. 117.
52. Cf. De simonia, Caput I : " Utrum emptio... ", Opuscula 1575, p. 172 b-174 a; Cajetan résume ici sa solution, dans un argument bien caractéristique de son approche : " Unde non sunt duo iura in clerico respectu beneficii : sed unum tantum, & a Deo indeterminate datum quo ad materiam, & ab Ecclesia postmodum determinatum " (p. 173 b).
53. In Sum. theol. IIIa, q. 63, a. 3, n° III : " Sacerdotis enim est principatus cuiusque religionis, tam verae quam falsae. "
54. Cf. He 5, 1.


droit d'aînesse était sacré. Sous la Loi, toute la tribu de Lévi était sancti-fiée pour les offices divins55.


Le Christ-prêtre

Le Christ est prêtre56, et pour cette raison le ministère du prêtre de la Nouvelle Alliance est supérieur à celui de l'Ancienne Alliance :

[Paul] explique, à partir de la nature de la Nouvelle Alliance, l'excel-lence de ses ministres par rapport à l'Ancienne Alliance et à ses minis-tres. Cette raison est manifestement que Dieu est le père de notre Seigneur Jésus Christ, auteur de la Nouvelle Alliance et de ses minis-tres57.

Le Christ est un prêtre supérieur aux prêtres de l'Ancienne Alliance :

II est appelé en effet ministre du tabernacle, faisant allusion au pontife de la Loi, qui était ministre du tabernacle [...]. Mais celui-ci était ministre du tabernacle en figure : Jésus en revanche est ministre du vrai tabernacle, qui est l'Église aussi bien militante que triomphante [...]. Jésus habite en effet dans les cœurs des élus, et pour cette raison l'Église est appelée son tabernacle. Et elle est le vrai tabernacle, non un taber-nacle en figure : elle est ce qui a été façonné par Dieu et non par l'homme. En effet, c'est Dieu qui a façonné les élus : et il n'est aucun homme qui puisse façonner un tel tabernacle, à la différence du taber-nacle matériel que façonna Moïse, et dans lequel officiait Aaron58.

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55. De simonia, Caput I : "Utrum emptio... ", Opuscula 1575, p. 173 a: "Clericatum esse ex iure divino constat, tum ex eo quod clericatus nihil aliud est, quam addictio ad ministrandum sacrificiis divinis : unde & a sacerdote nomen accepit : quia in sortem Domini, qui clerici sunt : electi sunt. Fuerunt enim omni tempore clerici. Ante legem quidem primo geniti clerici erant : unde & primogeniturae ius sacrum erat. Sub lege autem tota tribus Levi sanctificata est ad divina officia. "
56. Cajetan suit saint Thomas sans le commenter quant au fait bien acquis que le titre de prêtre convient suprêmement au Christ : cf. In Sum. theol. IIIa; q. 22, a. 1.
57. In Epist. II ad Corinthios 2, 16, vol. 5, p. 158 a : " Explicando ex natura novi Testamenti, excellentiam ministrorum eius respectu veteris Testamenti & ministrorum eius. Quod totum constat esse ex hoc quod Deus est pater Domini nostri Iesu Christi authoris novi Testamenti & ministrorum eius. " - Cf. aussi la Epist. ad Hebraeos 8, 6, p. 345 b : " Probat ex alio capite ministerium Jésus pontifias esse excellentius ministerio pontifias legalis "; ou encore In Epist. Uad Corintbios 5, 19-20, vol. 5, p. 171 b : " Dicit autem & fere statim repetit "pro Christo", hoc est, ratione Christi : ut tangat id quod est proprium ministris novi Testamenti : Prophetae siquidem priores legati erant Dei ad populum, sed non pro Christo : ministri vero novi Testamenti non solum sunt legati Dei, sed sunt subrogati Christo [...]. "
58. In Epist. ad Hebraeos 8, 6, p. 345 a : " Appellatur quoque minister tabernaculi, alludendo ad pontificem legalem, qui erat minister tabernaculi [...]. Verum ille erat minister tabernaculi figuralis : Iesus autem minister tabernaculi veri, quod est Ecclesia tam militans quam triumphans [...]. Habitat enim Iesus in cordibus electorum : & propterea Ecclesia tabernaculum eius dicitur. Et est tabernaculum verum, non figurale : & est quod fixit Deus & non homo. Deus


Jésus peut se rattacher au sacerdoce de Melchisédech, qui est supé-rieur au sacerdoce de la Loi59.
En tant que prêtre, le Christ intercède : " II parle formellement de Jésus en tant que Pontife : son office est d'adresser à Dieu des deman-des pour ceux qui accèdent auprès de Dieu60. " II expie les péchés61, il s'offre lui-même en sacrifice volontaire pour réconcilier le monde entier avec Dieu62.
C'est du sacerdoce du Christ que découle tout le culte chrétien :

Le caractère sacramentel est destiné à ce que l'on puisse recevoir et donner ce qui relève du culte chrétien. Donc il est spécialement le ca-ractère du Christ, puisque tout le rite de la religion chrétienne dérive du sacerdoce du Christ, auquel sont configurés les fidèles63.


Le prêtre, l'évêque et le diacre

Le sacrement de l'Ordre ne se limite pas au prêtre. En fait l'ordre est triple, ou plutôt il y a trois ordres :

Ainsi qu'il apparaît à partir des chapitres V et VI de la Hiérarchie ecclé-siastique, il y a trois ordres de ceux qui font, et trois ordres de ceux qui reçoivent en fonction des trois actes hiérarchiques. Le premier est celui des diacres, dont l'office est de purifier; à cet ordre correspond l'ordre des impurs, à qui il revient d'être purifiés. Le deuxième est l'ordre des presbytres, dont l'office est d'illuminer par ce qu'apportent les sacre-ments ce qui lui correspond est le peuple qui reçoit les sacrements. Le troisième est l'ordre des évêques, dont le propre est de parfaire il lui correspond l'ordre des religieux, à qui il revient d'être rendus parfaits

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enim est qui figit electos : & nullus homo est qui possit huiusmodi tabernaculum efficere, ad differentiam tabernaculi materialis quod fecit Moyses, in quo ministrabat Aaron. "
59. Cf. In Sum. theol. IIIa, q. 22, a. 6, où Cajetan suit strictement S. Thomas.
60. In Epist. ad Hebraeos 8, 6, p. 345 b : " Formaliter loquitur de lesu quatenus Pontifice : cuius officium est postulare a Deo pro accedentibus ad Deum ipsum. "
61. Cf. In Sum. theol. IIIa, q. 22, a. 3.
62. Cf. Jentaculum III : "De diversis Scripturae dictis de sacerdotio", Quaestio I, vol. 5, p. 426 a-b : " Prima [differentia] est, ex parte principii : quia Christus ex publico sacerdotii officio obtulit seipsum, ita quod fuit constitutus Sacerdos ad sacrificandum seipsum, quod de nullo alio etiam suspicari fas est [...]. Secunda est, ex parte oblationis. Oblatio siquidem Christi fuit secundum substantiam oblationis voluntaria, hoc est, mortuus est quia ipse voluit, non solum voluntate divina, sed etiam voluntate humana [...]. Tertia, ex parte rei oblatae. Nam sanguis Christi fuit suapse natura reconciliativus, satisfactivus, &c. pro aliis, imo pro toto mundo, ut dicitur I Ioan. 2... "
63. In Sum. theol. IIIa; q. 63, a. 3, n° III : "Character sacramentalis est ad recipiendum et dandum ea quae sunt cultus Christiani. Ergo est specialiter character Christi. Quia totus ritus Christianae religionis derivatur a Christi sacerdotio, cui configurantur fideles. "


par les évêques, c'est-à-dire d'être conduits à la perfection par leur doc-trine et leur exemple64.

Cajetan s'interroge sur le sacrement de l'ordre, et surtout sur l'insti-tution divine et le fondement scripturaire de l'épiscopat et du diaconat. De ce point de vue, le presbytérat semble le plus indiscutable.
En ce qui concerne les diacres, Cajetan estime qu'ils ont en commun avec l'Apôtre d'être ministres65, mais qu'il est difficile de discerner l'ins-titution du diaconat. Il estime que le choix des sept en Ac 6 n'est pas une ordination diaconale66. En effet, il convient pour lui de distinguer entre les diacres du service des tables qui sont mentionnés dans les Actes, et les diacres qui sont ordonnés pour prier et prêcher ; ces derniers doivent avoir été institués par les Apôtres, bien que nous ne sachions ni quand ni où : en effet, Paul mentionne les diacres en Ph et 1 Tim, donc dans des lettres adressées à des Églises où les chrétiens ne menaient pas la vie commune et donc n'avaient pas de diacres de table67.

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64. In Sum. theol. IIa-IIae, q. 184, a. 8, n° VII : " .. .ut patet ex V et VI cap. Eccles. Hier., tres sunt ordines efficientium, et tres suscipientium, respectu trium actuum hierarchicorum. Primus est diaconorum, quorum est purgare : cui respondet ordo immundorum, quorum est purgari. Secundus est ordo presbyterorum, quorum est illuminare per ea quae tribuunt sacramenta : cui respondet populus sacramentorum susceptivus. Tertius est episcoporum, quorum proprium est perficere : cui respondet ordo religiosorum, quorum est ab episcopis perfici, hoc est, ad perfectionem eorum doctrina et exemplo duci. "
65. Cf. In Epist. Ad Ephesios 6, 21, vol. 5, p. 244 b :" Forte propter hoc verbum minister aiunt Tychicum diaconum, Minister tamen in Domino commune est nomen etiam ipsis Apostolis, ut ipse Paulus scribit ad Corinth. Incertum est autem de quali ministerio loquatur, spirituali an temporali. Crediderim tamen ego quod de spirituali ministratione loquatur. "
66. Cf. In Act. Apostol. 6, 6, vol. 4, p. 443 b : " Prius orant Apostoli : & deinde imponunt manus super hos septem Diaconos, non consecrando eos in Diaconos (cum nulla de hoc ministerio fiat mentio) sed per manuum impositionem confertur eis gratia spiritus ad exequendum inunctum officium superintendendi ministris mensarum : pro hoc enim particulari officio digne exequendo, & orant, & manus imponunt. " Le parallèle avec l'imposition des mains à Barnabé et Saul en Actes 13 aboutit à la même conclusion, cf. In Ad. Apostol. 13, 3, vol. 4, p. 456 a : "Nec solum ieiunant & orant Prophetae & Doctores, sed etiam imponunt manus Barnabae & Saulo, quemadmodum Apostoli imposuerunt manus septem ministris super mensis & viduis. Ex quibus duobus factis habetur quod alia fuerit impositio manuum sacra-mentalis (qua sacramentum Confirmationis in effectu sensibili conferebant Apostoli) & alia erat impositio manuum, qua velut ad firmandum gratiam novi ministerii utebantur non soli Apostoli, sed etiam alii Primates in Ecclesia. Nam neque illis septem ministris sacramentum aliquod est collatum neque istis (Barnabae & Saulo) per manuum impositionem : quum nullum fuerit novum sacramentum necessarium ad opus illorum aut istorum. "
67. Cf. " De modo tradendi aut recipiendi ordines ", n° II, Ed. leon., t. 12, p. 369 : " De diaconatu vero ambiguum magis est. Quia non constat ex Actibus Apostolorum diaconos altaris, sed diaconos mensarum et viduarum institutos esse ab Apostolis, Act. VI. Quin potius pppositum ibi dicitur : quoniam diaconi altaris "ad orandum et praedicandum" ordinantur, ut in pontificalibus patet [...]. Quocirca, licet tune non fuerint diaconi altaris instituti, videntur tamen ab Apostolis instituti, licet nesciatur quando et ubi. Iungit siquidem diaconos episcopis Paulus, Ad Philipp. I, dicens, "Omnibus sanctis in Christo Iesu qui sunt Philippis, cum epis-copis et diaconibus" : et lad Tim. III, descripto episcopo, describit qualis debet esse diaconus. Et quia ambae Ecclesiae, scilicet Philippensis et Ephesina, cuius erat Timotheus episcopus, erant ecclesiae gentium, in quibus non legimus vixisse in communi Christianos, ut Hiero-solymis, ac per hoc, non egebant diaconis mensarum et viduarum, ideo diaconi altaris videntur


Pour ce qui est de l'évêque, nous avons déjà dit que la fonction pas-torale est d'abord celle de l'évêque, puis celle du prêtre. De même, certaines fonctions sacramentelles sont réservées à l'évêque : bénir les huiles ou les objets du culte, conférer le sacrement de l'Ordre, et ainsi constituer un peuple parfait, consacrer les vierges, etc.68 L'argument central pour la sacramentalité de l'épiscopat est que certains actes réclament l'épiscopat pour être valides69.
La distinction entre prêtre et évêque se limite-t-elle à la possibilité (canonique ou théologique ?) plus ou moins étendue d'accomplir certai-nes fonctions ?
Dans ses commentaires de l'Écriture, Cajetan constate à plusieurs reprises que les termes de presbytre et épiscope sont interchangeables70, et que par exemple saint Paul parle d'imposition des mains des presbytres à un épiscope71. Ne s'arrêtant pas au fait qu'habituellement presbyter soit considéré comme synonyme de sacerdos, il semble envisager que presbyter puisse désigner au moins dans certains cas un episcopus plus âgé72, mais ce n'est pas toujours le cas73.

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esse isti. Et confirmatur ex Dionysio, ponente diaconatus ordinem in primitiva ecclesia. Unde diaconatum ab Apostolis credimus coepisse. "
68. Cf. In Suai, theol. IIa-IIae, q. 184, a. 8, n° VI : " Curatus autem a maiori parte sacramentorum deficit. Nam non potest consecrare oleum seu chrisma necessarium ad baptisma : ac per hoc, non potest totum quod est necessarium ad baptizandum. Non potest quoque confirmare ; non potest calicem consecrare pro Eucharistia ; non potest ordinem aliquem conferre, ac per hoc, non potest perfectam plebem facere, cum plebs constet ex clericis et laicis; nec potest consecrare virgines, quae tamen illustrior est portio plebis Christi; nec potest consecrare ecclesias, in quibus tamen praecipue exercenda est cura animarum. " Cf. aussi ibid., n° VU : "Constat enim quod solus episcopus habet curam administrandi simpliciter sacramenta populo : quoniam solus habet potestatem omnia conferendi, et omnia conficiendi ad ea opportuna. "
69. Cf. " De modo tradendi aut recipiendi ordines ", ed. cit., p. 369 : " Per hanc rationem episcopatus videtur ordo : quia aliquem actum potest episcopus qui, a non-episcopo factus, nullus est. "
70. Cf. In Act. Apostol. 20, 28, vol. 4, p. 472 a : " "Attendite vobis & universae gregi, in quo vos Spiritus sanctus posuit Episcopos", Hinc apparet quod eosdem appellat hic Episcopos, quos prius appellavit presbyteros, officii siquidem nomen est Episcopus. Quod officium subiungit Paulus dicendo : "Regere Ecclesiam Dei quam acquisivit sanguine suo" " ; - cf. aussi In Epist. ad Titum 1,5, vol. ;, p. 3 20 b : " In singulari numero Paulus scribit per civitatem : sed exponitur per civitatem unamquamque ut singulis civitatibus singulos presbyteros constituat. Non adversatur tamen sacris eloquiis plures in una civitate appellari tunc temporis Presbyteros, seu Episcopos, ut patet Act. 20. "
71. Cf. In Epist. I ad Timotheum 4, 14, vol. 5, p. 301 a : " Et dicit pluraliter "manuum presbyterii", forte ad significandum plurium Sacerdotum concursum, fiebant siquidem Episcopi per impositionem manuum, sicut & hodie fiunt. "
72. Cf. In Epist. ad Titum 1, 7, p. 321 a : " Ubi adverte eundem gradum idemque officium significari a Paulo nomine Presbyteri, & nomine Episcopi [...] neutrum siquidem horum nomen est ordinis, sed potius officii : Episcopus quidem secundum proprietatem : Presbyter autem secundum translationem : significat enim seniorem, qui communiter consuevit superintendere aliis. Quomodo autem nomen Presbyteri translatum sit ad significandum sacerdotem, non est praesentis negotii. "
73. Cf. In Epist. I S. Petri 5, 1, p. 379 b : " Presbyter, gradus, non aetatis est hic nomen : ut patet ex actione subiuncta, scilicet
pascere gregem. "


Les arguments de Cajetan pour la distinction entre prêtre et évêque sont peu théologiques, si ce n'est compte tenu de l'importance théolo-gique de la coutume de l'Église, qui a permis - grâce à une erreur sur l'identité de Denys l'Aréopagite - de préserver une compréhension correcte sans les arguments pour la fonder. Sur cette question comme sur celle dont nous allons traiter ensuite (sacerdoce commun et sacer-doce ministériel), Cajetan essaie d'affronter des questions historiques en se confrontant aux sources, selon le procédé des humanistes. Son succès dans cette démarche est limité, mais il faut lui accorder le mérite d'avoir reconnu qu'il ne pouvait éviter d'adapter sa méthode théologi-que. Dans cette entreprise, il pose un principe sage et qui permettra des développements ultérieurs sereins :

Ces éléments n'ont pas été rassemblés en ce sens que nous voudrions introduire une nouvelle doctrine du sacrement de l'Ordre, mais pour que chaque savant perçoive l'incertitude de la matière dont il est ques-tion, et ne veuille pas " savoir plus qu'il ne faut savoir, mais savoir avec sobriété ", c'est-à-dire qu'il se contente du pontifical coutumier de l'Église dans laquelle il est ordonné74.

En d'autres termes : prenons au sérieux les sources historiques, mais ne croyons pas en tirer toute la lumière en matière de foi, et gardons confiance en l'Église.


Prêtres et laïcs

Cajetan traite de la relation entre prêtres et laïcs, soit en décrivant la situation ecclésiale de son temps, soit en s'interrogeant sur les différents sens que peut prendre le terme " sacerdoce ".
D'une manière générale, il est conscient de la différence des voca-tions75. Dans cette Église diversifiée, en conformité avec l'ordre général de la création, Dieu entre en relation avec ceux qui sont placés le plus bas par l'intermédiaire de ceux qui sont placés plus haut76; en d'autres termes, les ministres sont des intermédiaires entre Dieu et les autres

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74. " De modo tradendi aut recipiendi ordines ", n° III, ed. cit., p. 369 : " Haec autem sint collecta non ea ratione ut novam velimus ingerere doctrinam de sacramento ordinis : sed ut doctus quisque perspiciat incertitudinem materiae de qua est sermo, et non velit "plus sapere quam oportet sapere, sed sapere ad sobrietatem" [Rm 12, 3] ; hoc est, ut sit contenais consueto pontificali ecclesiae in qua ordinatur. "
7 5. Cf. In Sum. theol. IIa-IIae, q. 189, a. 7, n° II : " Auctoris autem alibi ratio est quia homines, ex naturalibus suorum individuorum conditionibus, diversas habent inclinationes : ita quod non omnes ad idem inclinantur, sed alii ad contemplationem, alii ad agriculturam, alii ad militiam, alii ad nuprias, alii ad caelibatum, etc. "
76. Cf. "An confeBio informis sit iteranda", Opusmla 1575, p. 76 b : " ...statuit enim Deus leges suas ad infimos per medios pervenire. "


hommes77. Le clergé étant placé plus haut, Cajetan lui reconnaît des pri-vilèges : par conséquent, ceux qui exercent des représailles contre des ecclésiastiques ou leurs biens sont excommuniés78, car s'attaquer aux clercs, aux lieux sacrés ou aux choses sacrées est un sacrilège79. Nous avons vu que cette séparation, cette consécration du clerc, implique de son côté une exigence morale.
Cajetan décrit aussi la différence entre prêtres et laïcs dans l'assistance à la messe :

II y a une ressemblance et une différence entre le prêtre et le peuple dans le culte de la Messe. Deux choses leur sont communes : l'attention et la matière, c'est-à-dire la Messe. Car l'un et l'autre sont tenus d'assister à la Messe, ce qui est clair pour le prêtre. Pour ce qui est du peuple, nous en parlerons en quatre points. Le premier est que c'est à lui-même qu'il est dit: "Priez, frères" [aujourd'hui, en français: "Prions"] [...]. Le deuxième est que c'est à ce même peuple qu'il est dit : " Élevons notre cœur " [...]. Le troisième est que c'est encore à lui que l'on dit : " Rendons grâces, etc. " [...]. Le quatrième est que l'institu-tion de la Messe implique que le peuple entende ce qui relève de la doc-trine et dise ce qui appartient à la louange : c'est en effet au peuple qu'il revient (selon les règles des Pères) de chanter " Sanctus, Sanctus, etc. ", pendant que le prêtre célèbre les saints mystères. L'attention à la Messe est donc commune à l'un et à l'autre. Mais ils diffèrent dans l'occupation extérieure. De fait le prêtre est occupé à une activité extérieure : ce qu'il faut dire et faire pour la Messe. Le peuple quant à lui, à part ce qui est dit à haute Voix, quand on le comprend, manque d'occupation extérieure, et en reste à la seule attention à la Messe. Et puisqu'il y a une multitude d'imparfaits (qui ne parviennent pas à s'occuper de ce qui regarde la Messe par leur seul esprit), il est licite que le peuple dise quelque prière à haute voix ou en secret pendant que le prêtre accomplit les actions divines80.

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77. Cf. In Epist. II ad Corinthios 1, 4, vol. ;, p. 152 b : "Medios seipsos ministros Evangelii declarat inter Deum & alios Christianos, non solum quoad docendum, sed etiam quoad consolandum eodem tenore [...]. Et dixit hoc, ne intelligerent quod ministrorum Evangelicorum est consolari alios afflictos consolatione mundana (eo modo quo homines consueverunt alios consolari) sed consolatione spirituali, quae scilicet rationibus spiritualibus fidei, spei, ac charitatis innititur. Tali enim consolatione ipsos ministros consolatur Deus in quavis afflictione eorum. "
78. Cf. Summula de peccatis, p. 122-128, 159, 267.
79. Cf. ibid., p. 388-389.
80. " De valore orationum dictarum ab audientibus Missam in die festo ", Opuscula 1575, p. 149 b : " Est autem in missae cultu inter sacerdotem & populum convenientia et differentia. Conveniunt siquidem in duobus, scilicet in attentione & materia, scilicet Missa : nam uterque tenetur attendere Missae, & de sacerdote quidem clarum est. De populo autem ultra dicta, declaratur ex quatuor. Primo ex eo, quod ipsi dicitur, "Orate fratres, &c." ubi mandatur petitio : ut pateat, scilicet sacrificii acceptationem. Secundo ex eo quod eidem dicitur, "Sursum corda" : ubi indicitur oratio : hoc est mentis elevatio ad instans sacrificium. Tertio, ex eo quod eidem [correction probable : l'édition utilisée porte "idem"] dicitur, "Gratias agamus, &c." ubi invitatur ad gratiarum actionem. Quarto ex eo quod institutio Missae habet, ut populus & audiat quae doctrinae sunt, & dicat quae laudis sunt; ad populum enim (juxta Patrum instituta)


On voit que les éléments de la liturgie qui impliquent la participation active du peuple sont toujours bien présents, et que pourtant cette participation n'est pas bien intégrée dans une vision théologique. Sur ce point, Cajetan se borne à décrire la situation liturgique, sans tellement interpréter la signification des rites de participation. Il est toutefois sensible à la nécessité d'une meilleure participation puisqu'il estime qu'il vaudrait mieux dire en langue vulgaire les oraisons que le peuple en-tend81.
Cajetan n'en reste pas à cette description de la situation ecclésiale de son temps. L'année même de sa mort, il se penche sur les textes d'Ap 1, 682 et 5, IO83, et de I P 2, 584, où le terme de " prêtre " est appliqué à tous les chrétiens. Il refuse une extension générale du terme :

Le nom de prêtre ne doit pas être compris à cet endroit comme utilisé au sens propre ; cela ressort de ce que, si le terme était utilisé au sens propre, tous les chrétiens, ou au moins les justes prédestinés, seraient prêtres ; ce qui offense les oreilles de la sainte Mère Église, comme les dogmes de tellement d'hérétiques85.

Cajetan voit pourtant bien que la Prima Pétri s'adresse à tous les chré-tiens comme à un sacerdoce :

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spectat hymnum cantate "Sanctus, Sanctus &c." dum sacerdos agit sacra mysteria. Communis est igitur utrique attentio ad Missam. Sed differunt in exteriori occupatione : quia sacerdos est exteriori operatione occupatus circa Missam tam dicendo quam faciendo : populus autem secluso auditu eorum, quae alte dicuntur, cum intelleguntur, ab exteriori occupatione vacat, & in sola attentione ad Missam relinquitur. Et quoniam imperfectorum (qui sola mente circa Missam occupari non sufficiunt) magna est multitudo, inde fit ut licite populus aliquam vocalem orationem, dum sacerdos divina facit, aut secreto dicit, & pari ratione dum alte dicit, si non intelliguntur quae dicuntur, assumat ad excitandam, aut conservandam mentem attentam seu vacantem Deo durante sacrificii tcmpore. "
81. Cf. " Responsionum ad quosdam articulos Theologorum Parisiensium editos ad magistrum Ioannem studii Moguntini Regentem missus ", att. 8, Opuscula 1575, p. 299 a : " Octavus articulus est, Melius est, quod orationes dicantut in lingua vulgari in Ecclesia, quam in lingua latina. Iste articulus non integre recitatur : quoniam non scripsi, quod est melius, sed quod est melius ad aedificationem Ecclesiae : neque scripsi orationes, sed orationes publicas, quae audiente populo dicuntur. Hoc autem super doctrinam Pauli fundavi I ad Cor. 14. " Ici Cajetan se defend d'une attaque, et prend bien a son compte l'opinion a laquelle nous nous referons. II est toutefois difficile de savoir a quel texte precedent il se refere; cf. les principes de In Sum theol. IIIa, q. 60, a. 7, n° III.
82. Ap 1, 6 : " II a fait de nous une Royauté de prêtres, pour son Dieu et Père. "
83. Ap. 5. IO : "Tu as fait d'eux pour notre Dieu une Royauté de prêtres régnant sur la terre."
84. I P 2,5: " Vous-mêmes, comme pierres vivantes, prêtez-vous a l'édification d'un édifice spirituel, pour un sacerdoce saint, en vue d'offrir des sacrifices spirituels, agréables a Dieu par Jésus Christ."
85. Jentaculum III: " De diversis Scripturae dictis de sacerdotio ", Quaestio I, vol. 5, p. 425 a : "Quod vero non proprie Sacerdotis nomen hoc in loco positum intelligatur, habetur ex eo quod si proprie dictum est, sequitur Christianos omnes, aut saltem justos omnes praedestinatos esse proprie Sacerdotes; quod sanctae matris Ecclesiae pias aures offendit, utpote multorum haereticorum dogma."


À propos précisément des paroles de ce même Apôtre Pierre que nous avons citées en dernier, la question se pose de la " propriété " du discours : puisque, d'une part, il ne convient pas à la Sainte Écriture de parler de manière impropre, et que, d'autre part, si le discours est au sens propre il s'ensuit que tous les chrétiens sont des prêtres puisque ce discours s'adresse à tous86.
Il doit en arriver à la conclusion suivante : " "Sacerdoce" se trouve en une double signification dans l'Écriture, à savoir soit au sens propre, soit selon une similitude, ou une certaine participation87. " Le sens propre est le suivant : " Donc le sacerdoce au sens propre est défini par l'Apôtre en He 5 : "Tout pontife, dit-il, est pris parmi les hommes et est constitué pour les hommes en ce qui regarde Dieu, pour qu'il offre à Dieu des dons et des sacrifices pour les péchés"88. " Le prêtre au sens propre, commente Cajetan, doit donc nécessairement satisfaire à trois conditions : 1°- être pris d'entre les hommes ; 2°- être constitué pour les hommes; 3°- offrir des sacrifices89. C'est sur la base de ce sens primor-dial que le sens propre et le sens impropre sont comparés :


Selon la similitude on appelle prêtre celui qui fait ces choses pour l'honneur de Dieu, dans la mesure où il offre à Dieu les actes de vertus de ce genre, les ordonnant à l'honneur de Dieu. Tu peux voir à partir de là premièrement que le prêtre est proprement le nom d'un degré hiérar-chique, d'un ordre, ou d'un office public, en vue d'offrir un sacrifice à Dieu [...]. Quant au prêtre par similitude, c'est le nom d'une vertu, à savoir la vertu de religion, ou de la sainteté qui dispose l'âme au culte divin90.

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86. Ibid., p. 425 b : " Circa demum verba eiusdem Petri Apostoli ultimo allata, similis primo, occurrit quaestio de proprietate sermonis : quia ex una parte loqui improprie dedecet sacram Scripturam : & ex alia parte sequitur omnes Christianos esse Sacerdotes si sermo est proprius, quum ad omnes dirigatur sermo iste. "
87. Ibid. : " In duplici siquidem significatione invenitur sacerdotium in sacra Scriptura, scilicet, vel proprie, vel secundum similitudinem, seu participationem quandam. "
88. Jentaculum III, p. 425 b : "Sacerdos igitur proprie, diffinitur ab Apostolo ad Hebraeos quinto, Omnis, inquit, Pontifex, ex hominibus assumptus, pro hominibus constituitur in iis, quae ad Deum sunt, ut offerat Deo dona & sacrificia pro peccatis. " Cajetan précise que " pontife " est synonyme de " prêtre " : " Quidem Apostolus ut synonymis utitur Pontificis & Sacerdotis nominibus " (ibid.).
89. Cf. ibid., p. 426 a : " Habes secundo conditiones tres, requisitas ad proprie Sacerdotem. Prima est, quod sit ex hominibus assumptus. Et hinc gradus, seu dignitas monstratur [...]. Secunda est, quod sit pro hominibus constitutus, & hinc publica utilitas monstratur, ita ut sit mediator inter Deum & homines constitutus pro hominibus in iis, quae sunt ad Deum. Tertia est, quod offerat sacrificia. Et hinc facultas ad supremum oblatorum Deo, monstratur, ad differentiam minorum etiam officiorum publicorum ad offerendum Deo laudes. Nunquam itaque intelligas sacerdotium, aut Sacerdotem proprie, nisi has in eo inveneris conditiones. "
90. Ibid. : " Et similiter secundum similitudinem Sacerdos dicitur qui haec ad honorera Dei facit, pro quanto offert huiusmodi virtutum actus Deo, ordinando illos in honorera Dei. Ex quibus habes primo quod Sacerdos proprie est nomen gra
dus, ordinis, seu officii publici, ad offerendum Deo sacrificium, non curando nunc differentiam inter ordinem, gradum, &


Cajetan ne voit pas de difficulté à reconnaître que tout le peuple est royal, mais cela n'implique pas un parallèle avec le sacerdoce de ce même peuple : " Remarque que la dignité du peuple est grande, s'il est érigé en royaume, et si l'on concède que des prêtres sont pris en son sein91. " Les deux dons sont faits au peuple de manière diversifiée92.
On pourrait objecter à Cajetan qu'en un certain sens les chrétiens ne sont pas plus tous rois, au sens le plus usuel du terme, qu'ils ne sont tous prêtres. Il le dit d'ailleurs lui-même : " Si chaque homme était roi, aucun homme ne serait roi, puisqu'aucun n'aurait sur qui régner93. " De fait, pour lui, les chrétiens ne sont pas tous rois dès maintenant, mais ils le seront dans la Patrie : " Les chrétiens co-régneront avec le Christ dans la terre des vivants94. " Les chrétiens seront-ils alors aussi tous prêtres dans la Patrie ? Il ne semble pas que le sacerdoce, qui se définit par le pouvoir d'offrir le sacrifice, soit promis à un grand avenir dans la Patrie "puisque dans la patrie il n'y aura pas de sacrifices, pas plus que de temple [...], donc rien n'est dit à propos de l'acte du prêtre dans le futur, bien que la dignité sacerdotale demeure éternellement95 ". Il n'y a plus de sacrifices dans la Patrie, mais ceux qui sont prêtres le restent; cela ne désigne selon toute vraisemblance que les " presbytres ", et non l'ensemble du peuple.
Nous avons vu une autre caractéristique du prêtre : il est pris parmi les hommes. Cajetan y voit un autre argument contre l'extension du sacerdoce à l'ensemble du peuple :

Si le peuple chrétien a la dignité du sacerdoce de telle manière que chacun soit prêtre, il s'ensuit à proprement parler nécessairement qu'au-cun chrétien n'est prêtre, puisque le prêtre est pris parmi les hommes, et constitué pour les hommes en ce qui regarde Dieu etc., et dans ces conditions si chacun est pris et constitué, il n'y a plus de personnes parmi lesquelles on soit pris et pour lesquelles on soit constitué; à moins que d'aventure on ne dise qu'il reste les infidèles au sein desquels on puisse être pris, et pour lesquels on soit constitué. Il est d'abord ridicule que nos prêtres soient faits en faveur des infidèles. Ensuite [...] si tout le monde était chrétien, aucun chrétien ne serait prêtre, puisqu'il ne

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officium. Sacerdos vero similitudinarie, nomen est virtutis, scilicet religionis, seu sanctitatis afficientis animam ad divinum cultum."
91. Ibid., p. 426 b : " Adverte magnam esse dignitatem populi si erigatur in regnum, & si concedatur ut sint ex eis Sacerdotes."
92. Cf. ibid., p. 427 a: " Totus populus recognoscit beneficium utrumque esse suum, quamvis diversimode."
93. Ibid., p. 427 a : " Si quilibet homo esset Rex, nullus homo esset Rex, quia nullus haberet super quos regnaret. "
94. Jentaculum III, p. 427 a : " Christiani corregnabunt Christo in terra viventium.
95. Ibid., p. 427 a : " … quia in patria non erunt sacrificia, sicut nec templum (iuxta illud Apoc. 21, "Templum non vidi in ea") ideo nihil in futurum de actu Sacerdotis dicitur : quamvis sacerdotalis dignitas maneat in aeternum."


resterait plus d'hommes parmi lesquels le prêtre soit pris, et pour lesquels il soit constitué96.

D'ailleurs, conclut Cajetan, les affirmations de la Prima Pétri sur le sacerdoce des chrétiens se situent dans un contexte où les fidèles sont décrits métaphoriquement :

Le discours traite ici du sacerdoce non pas au sens propre, mais mé-taphoriquement. Cela apparaît à partir du contexte, d'une part à partir de ce qui précède, car c'est par un discours métaphorique qu'il parle de pierres vivantes, de construction, et de demeures spirituelles. D'autre part à partir de ce qui suit : car c'est aussi par un discours métaphorique qu'il ajoute les hosties spirituelles. Il est ainsi rendu manifeste que c'est - aussi métaphoriquement que l'on parle ici de sacerdoce97.
Ici, comme dans la section précédente, Cajetan aborde une question rendue particulièrement difficile et menaçante par le contexte de l'humanisme et de la Réforme. Faute de saisir adéquatement la relation entre deux types de " sacerdoce ", il ne peut trouver de réponse satisfai-sante. Ici, comme souvent, il déploie un faste logique qui, dans ce cas, tombe à faux.


4. Le prêtre comme ministre du Christ :
Cajetan face à la Réforme98

Le prêtre ne fait pas concurrence au Christ


De ses rencontres avec Luther, en 1518, jusqu'à sa mort en 1534, Cajetan vit dans le contexte de la Réforme. Certes celle-ci ne constitue

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96. Ibid, p. 427 a : " Si sic Christianus populus habet dignitatem sacerdotii, ut quilibet sit Sacerdos, proprie loquendo sequerecur de necessitate quod nullus Christianus est Sacerdos, quia Sacerdos ex hominibus est assumptus, & pro hominibus constitutus in iis, quae sunt ad Deum, &c. ac per hoc si quilibet est assumptus & constitutus, nulli sunt ex quibus assumitur, & pro quibus constituitur : nisi forte diceretur, quod remanent infideles ex quibus assumitur, & pro quibus constituitur. Quod primo est ridiculum, Sacerdotes nostros fieri pro infidelibus. Deinde non effugit vim argumenti : quia si totus mundus esset Christianus, nullus Christianus esset Sacerdos, quum nulli homines remanerent ex quibus Sacerdos assumeretur, & pro quibus constitueretur. "
97. Jentaculum III, p. 428 a-b : " Ad tertiam quaestionem de verbis eiusdem Petri Apost. Ad quem accedentes &c. respondetur quod sermo est hic de sacerdotio non proprie, sed metaphorice. Quod ex contextu apparet, tum praecedentibus, nam metaphorico sermone praeponit lapides vivos, & superaedificari, & domos spiritales. Tum ex sequentibus : nam metaphorico quoque sermone subiungit spiritales hostias. Ex his enim manifestum fit quod metaphorice quoque loquitur de sacerdotio. "
98. Pour la bibliographie, on nous pardonnera de renvoyer encore à notre ouvrage : Cajetan et Luther en 1518.


pas son horizon théologique permanent, tant s'en faut. Mais il est conscient de faire face à une contestation radicale de la théologie catho-lique du ministère, dont il se rend compte déjà avant même de rencon-trer Luther.
Luther ne peut concevoir qu'un homme soit véritablement prêtre sans faire concurrence au Christ, seul prêtre : " II est impie au plus haut degré de dire que le sacerdoce éternel du Christ a été transféré, c'est-à-dire abrogé et réduit à la finitude, et que sa loi éternelle a été abrogée et transférée, de telle manière que Pierre soit prêtre et législateur à la place du Christ99. " C'est pour cette raison que le prêtre ne peut véritablement donner la grâce du pardon dans le sacrement de pénitence, car sinon ce n'est plus Dieu qui donne la grâce, bien que l'action du prêtre soit nécessaire pour la certitude personnelle du pénitent : " Bien que la rémission de la faute soit opérée par l'infusion de la grâce avant la rémission du prêtre, cependant [...] d'une manière générale, la rémis-sion n'est pour nous certaine que par le jugement du prêtre100. "
Ce que Cajetan répète inlassablement face à Luther, c'est qu'il ne faut pas opposer l'action de Dieu à l'action de l'homme, car Dieu et le prêtre accomplissent la même action. Il le dit clairement à propos de Luther en 1518, prenant soin de différencier la situation de Luther de celle de ses prédécesseurs sur ce point, comme Pierre Lombard :

La rémission par le ministre est elle-même une seule et la même que la rémission que Dieu accorde. Bien sûr c'est une seule et même rémis-sion du péché que le prêtre accomplit ministériellement et que Dieu ac-complit par son autorité propre ; de même, Dieu accomplit par son au-torité propre cette même conversion du pain dans le Corps du Christ que la phrase du Christ opère par la bouche du prêtre. Et autrefois cette question a pu être soumise au doute ; mais aujourd'hui elle a été réglée au concile de Florence, sous Eugène IV, où il est dit : " L'effet de ce sa-crement est l'absolution des péchés. " " Absolution ", dit le Concile, non pas " déclaration ", non pas " paix ". Et en outre le Concile a dit que c'est un effet de ce sacrement, non pas un effet de Dieu seul101.

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99. Martin LUTHER, Lettre à Frédéric le Sage, Électeur de Saxe, Novembre 1518, WA Br 1 (édi-tion critique de Weimar), p. 239 : " Impiissimum enim est dicere, sacerdotium Christi aeternum esse translatum, id est abrogatum et finitum, et legem eius aeternam esse abrogatam et translatam, ut Petrus sit sacerdos et legislator amoto Christo. "
100. Resolutiones disputationum de indulgentiarum virtute, Concl. VII, WA 1, p. 541 : " Licet remissio culpae fiat per infusionem gratiae ante remissionem sacerdotis, talis tamen est infusio gratiae et ita sub forma irae abscondita (siquidem vestigia eius non cognoscuntur, ps. lxxvi. Et semita in pedibus eius non apparet, Isa. xli), ut homo incertior sit de gratia, cum fuerit ipsa praesens, quam cum est absens. Ideo ordine generali non est nobis certa remissio culpae nisi per iudicium sacerdotis. " Le texte date de 1518.
101. Opuscules d'Augsbourg, XI, 6 : " Ipsa per ministrum remissio est una atque eadem cum remissione, quam facit deus. Illam quippe unam et eandem remissionem peccati, quam sacerdos ministerialiter facit, efficit et deus auctoritative ; sicut eandem conversionem panis in corpus christi, quam sermo christi per os sacerdotis operatur, efficit deus auctoritative. Et licet olim dubia fuerit hec questio; hodie tamen determinata est in concilio florentino sub


II avait déjà dit la même chose peu avant de quitter Rome, cette même année 1518, alors que selon toute vraisemblance il ne songeait pas à Luther102, et d'ailleurs pour cela il lui suffisait de suivre saint Thomas103. Il redira la même chose aux Luthériens en 1531 :

II faut dire d'abord, à propos de l'unité du sacerdoce, que dans le Nouveau Testament le Christ est l'unique prêtre, et que lui-même est le prêtre dans notre autel, car cinq ministres ne consacrent pas le corps et le sang du Christ en tant qu'ils sont leurs propres personnes (in personis propriis), mais in persona Christi, comme en témoignent les paroles de la consécration [...]. Le prêtre en effet ne dit pas "Ceci est le corps du Christ ", mais " Ceci est mon corps "104.

Les prêtres sont à proprement parler des ministres du seul prêtre, et n'accomplissent pas une nouvelle action : " C'est une chose d'affirmer une autre hostie requérant une succession de prêtres, et autre chose d'affirmer que la même hostie reste offerte sur la croix et demande une succession de ministres105. " De même, dans la pénitence, le prêtre est un légat d'une réconciliation qui a déjà été accomplie par le Christ, et non pas l'artisan d'une œuvre nouvelle106.
L'action de Dieu et celle du prêtre ne se font pas concurrence, parce que le prêtre est un instrument de Dieu :

Remarque ici que, quand il est dit à la lettre que " Dieu seul est cause de la grâce ", tu dois le comprendre de la cause principale [...]. Et il a

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Eugenio IV, ubi dicitur : "Effectus huius sacramenti est absolutio a peccatis". "Absolutio", inquit, non declaratio, non pax. Et rursus, effectus sacramenti huius, dixit, non effectus solius Dei. "
102. Cf. De attritione et contritione, Quaestio IV : " An contritio remittat non solum culpam, sed poenam debitam peccato ", Opuscula 1575, p. 70 b- 71 a : " Idem est quod Deus interius operatur in poenitente, & quod Dei minister sacramentum adhibendo significat, exterior enim sacramentalis actus significat interiorem Dei operationem. "
103. Cajetan ne fait rien d'autre qu'appliquer aux questions de Luther le principe parfaite-ment clair de saint Thomas, dont son commentaire ne s'écarte nullement : " Solus Christus est perfectus Dei et hominem mediator [...]. Nihil tamen prohibet aliquos alios secundum quid dici mediatores inter Deum et hominem : prout scilicet cooperantur ad unionem hominum cum Deo dispositive vel ministerialiter " (S. THOMAS, Summa theologiae IIIa, q. 26, a. 1).
104. De Missae Sacrificio Ritu adversus Lutheranos, Ad Clementem VII, Pontificem Maxi-mum, Caput VI : " Responsio ad objecta ", Opuscula 1575, p. 287 b : " Dicitur ad primum de unitate sacerdotis, quod in novo Testamento unicus est sacerdos Christus, & ipsemet est sacerdos in nostro altari, nam ministri quinque non in personis propriis, sed in persona Christi consecrant corpus & sanguinem Christi, ut testantur verba consecrationis, ac per hoc vices Christi agentes offerunt, non enim dicit sacerdos, "Hoc est corpus Christi", sed "Hoc est corpus meum . "
105. Ibid. : " Respondetur quod aliud est affirmare disparatam hostiam requirentem successionem sacerdotum, & aliud est affirmare, perseverantiam hostiae in cruce oblatae requirentem successionem ministrorum. "
106. Cf. In Epist. II ad Corinthios 5, 19-20, vol. 5, p. 171 b : "Discerne inter Christum et ministres reconciliationis : per Christum facta est reconciliatio, in Christo locatur ipsa reconciliatio : in ministris vero sermo reconciliationis qui est Evangelium Christi. "Pro Christo ergo legatione fungimur". Concludit Paulus quod vice Christi hominis per quem Deus reconciliavit mundum, legati sumus constitua a Deo reconciliationis factae. "


été déterminé plus haut que les sacrements causent instrumentalement la grâce. Et ici dans la deuxième conclusion il est dit que l'homme cause ministériellement l'effet intérieur du sacrement pour la même raison pour laquelle le sacrement est cause de la grâce : puisque Dieu utilise le ministre, comme aussi la parole sacramentelle, en tant qu'instrument pour causer l'effet intérieur du sacrement107.

Le ministre est la cause instrumentale de l'effet produit par la cause principale qui est Dieu, ou plus précisément le Christ108.
La cause principale - Dieu - et la cause instrumentale - le minis-tre - ne sont pas des causes de même niveau. Le ministre, n'étant que ministre, ne peut instituer lui-même les sacrements ni leur donner leur efficacité, ce que Dieu seul peut109. L'action de Dieu est accomplie avec autorité, celle du prêtre est ministérielle : " Bien que Dieu seul puisse remettre avec autorité, l'homme qui est ministre de Dieu peut pourtant remettre ministériellement [...] comme il est évident dans le sacrement de pénitence110. " C'est pour cette raison que le prêtre ne peut donner ce sacrement à sa guise, mais doit le faire selon l'intention divine, étant mû

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107. In Sum. theol. IIIa, q. 64, a. 1, n° II : " Adverte hic quod, cum in littera dicitur, "Solus Deus est causa gratiae", intelligas de causa principali [...]. Et superius [q. 62, a. 1] determinatum est sacramenta causare instrumentaliter gratiam. Et hic in secunda conclusione dicitur hominem ministerialiter causare interiorem effectum sacramenti eadem ratione qua sacramen-tum est causa gratiae : quoniam ministro utitur Deus, sicut et sacramentali locutione, ut instru-mente ad causandum interiorem effectum sacramenti. "
108. Cf. In Sum. theol. IIIa, q. 62, a. 6, n° XIV : " De congruentia ad principale agens, respondetur quod ratio de unitate ministri propter unitatem Christi in littera allata, non ut necessaria, sed ut probabilis inducta est, ut verba litterae sonant. Rationabilis autem est congruentia ministri ad Christum magis quam ad trinitatem Personarum : quia in Evangelio invenimus attributum baptisma, tanquam baptizanti, non Trinitati, sed Christo, de quo scriptum est, Ioan. I : "Hic est qui baptizat in Spiritu Sancto." Minister autem baptizantis personam induere se fatetur, dicendo, "Ego te baptizo". "
109. Cf. ibid., q. 64, a. 2, n° II : " Efficacia instrumenti ad huiusmodi spiritualem effectum non nisi a Deo, non nisi ab instituente signum illud, esse potest. Quandoquidem a ministro utente solum, constat esse non posse : quia minister tantum est, ut in littera dicitur. "
110. "An thesaurus aliquis sit necessarius ad efficaciam indulgentiarum", Opuscula 1575, p. 81 a: "Licet enim Deo debita solus Deus autoritative remittere possit, homo tamen minister Dei, divina autoritate sibi concessa potest Deo debita remittere ministerialiter [...] ut patet in sacramento paenitentiae "; - cf. aussi In Ioann. 20, 23, vol. 4, p. 423 b : " Hic est primus & ultimus locus in Testamento novo, explicans in specie remissionem peccatorum fieri posse ab hominibus. In genere siquidem dictum fuerat, "quaecunque solveritis super terram", &c. Mirabilis est facultas haec utpote soli Deo propria. Quocirca ne intelligeremus authoritative dimitti peccata a discipulis, non dixit "remittite peccata", sed "quorum remiseritis peccata remittuntur eis" : ut vis & efficacia remissionis explicaretur non in discipulis sed in Deo remittente : dicendo enim "quorum remiseritis peccata", remissionem quidem sed ministerialem significare se monstrat ex eo quod subiungit "remittuntur eis". Et quoniam non aliter Christi discipuli remittunt peccata aliorum nisi remissionem seu absolutionem in sacramento Poenitentiae exhibendo, ideo hoc in loco instituitur & promulgatur sacramentum poenitentiae "; - Opuscules d'Augsbourg, XI, 6, p. 344 : " Credendum est igitur et confitendum, quod effectus sacramentalis absolutionis rite facte (scilicet a debito ministro, debita forma, supra dispositam materiam, scilicet peccatorem confitentem dignum absolutione) est peccatorum remissio, quam auctoritative quidem solus deus facit ; ministerialiter autem minister ipse christi sacramento mediante efficit. "


à cet effet par le Saint-Esprit"111, ce qui exclut par exemple que l'aveu des péchés soit extorqué parla force ou l'intimidation"112.

Une approche philosophique qui rend compte de la foi

La relation entre les causes correspond à une philosophie de l'être bien précise. Si l'être est univoque (ce que suppose la perspective de Luther), l'action de l'homme (par exemple celle du prêtre) et l'action de Dieu se heurtent et deviennent concurrentielles. Cajetan peut voir en Dieu et en l'homme deux êtres de niveaux différents qui concourent simultanément à un même effet, chacun des deux opérant à son niveau la totalité de l'effet.
Cette approche philosophique ne se substitue pas à la foi. Elle per-met au contraire d'en rendre compte. Nous allons le montrer à propos de trois exemples : la pénitence, le baptême, la prédication.

1. À propos de la rémission des péchés dans le sacrement de péni-tence, Cajetan affirme que la position de Luther ne permet pas de rendre compte de l'Évangile, sur un point où celui-ci avait dû s'opposer à la mentalité religieuse juive :

L'Église ne fait pas cela par une autorité humaine, mais par une auto-rité divine qui lui a été concédée par le privilège " Tout ce que tu auras délié " : Pierre en effet, comme vicaire et ministre du Christ, agit avec l'autorité du Christ. Il n'y a rien d'étonnant à ce qu'il puisse absoudre d'une peine due à cause du précepte du Christ, de cette peine à laquelle oblige la pénitence intérieure et qui est de nécessité pour le salut. Rien v d'étonnant donc à cela, puisqu'il peut absoudre de la faute, qui excède pourtant la peine à un point tel que les Juifs ont dit : " Qui peut remet-tre les péchés, sinon Dieu seul? " Or le prêtre absout ministériellement de la faute et remet les péchés de ceux qui se confessent à lui, du mo-

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111. Cf. In Ioann. 20, 25, vol. 4, p. 424 a : " Si quaeris modum seu actionem retentionis, scito quod sicut Deus remittit dando gratiam, retinet autem negando gratiam indigno, ita ministri eius remittunt peccata praebendo absolutionem sacramentalem, retinent autem negando eam indigno. Propter quod praemisit "Accipite Spiritum sanctum". Hoc enim ideo praemissum est, ideo ab hoc inchoavit, ut intelligamus non ad libitum posse ministres Christi remittere & retinere peccata, sed tantummodo Spiritu sancto ad hoc movente. Quamvis etiam hoc propositum sit, ut intelligamus donum esse Spiritus sancti facultatem remittendi ac retinendi peccata, ita quod acceptio Spiritus sancti ad facultatem & usum facultatis refertur : alioquin efficax non est tam remissio quam retentio. "
112. Cf. In Ioann. 20, 23, vol. 4, p. 424 a : "Nam cum remittere vel retinere commissum Christi ministris, exerceri non possit recte nisi cognitis peccatis & hominibus quorum sunt dimittenda aut retinenda peccata, & notitia illa non fit vi aut metu extorquenda sed oportet quod voluntarie exhibeatur ad hoc ut sit meritoria remissionis, consequens esse oportet ut interveniat confessio propria peccatorum quorum remissionem quis querit. "


ment que le Christ a dit : " Ceux à qui vous aurez remis leurs péchés, ils leur sont remis "113.

En d'autres termes, " le pouvoir de conférer la grâce est communicable aux hommes"114". Ainsi, lorsque l'Église prescrit par exemple de se confesser, elle ne fait rien d'autre que préciser comment obéir au pré-cepte divin de se confesser"115.
Pour ce qui est du pardon des péchés, la théologie du ministère veut simplement exprimer une pratique de l'Église, fondée sur l'Évangile, et en rendre compte; et la métaphysique de l'être est au service de ce dessein.

2. De même, en 1525, Cajetan montre que sa position, contrairement à celle de Luther, peut rendre compte de ce que dit le Symbole de la foi à propos du baptême :

Seule la mort du Christ détruit nos péchés. Il ne s'ensuit pas que l'application à nous de la mort du Christ ne détruit pas les péchés. Ainsi, par exemple, seul l'artisan fait la sphère, mais cela n'exclut pas les ins-truments de l'artisan, avec lesquels la sphère est fabriquée. De même, le fait que seule la mort du Christ détruise nos péchés n'exclut pas les sa-crements de l'Église, qui sont les instruments par lesquels la mort du Christ nous est appliquée; autrement il faut détruire du Symbole "Je confesse un seul baptême pour la rémission des péchés ". En effet, si ce fait que seule la mort du Christ détruit nos péchés entraînait une exclu-sion des sacrements, le baptême aussi devrait être exclu de la destruc-tion des péchés. Et de même que selon la vérité le baptême n'est pas exclu, de même les autres sacrements ne sont pas non plus exclus de la destruction des péchés116.

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113. Opuscules d'Augsbourg, IV, 11, p. 280 : " Nec hoc facit ecclesia humana sed divina autho-ritate sibi concessa ex privilegio "Quodcunque solveris" : Petrus enim ut vicarius, et minister christi agit auctoritate christi. Nec mirum si potest absolvere a pena debita ex precepte christi, et ad quam obligat interior penitentia, et que est de necessitate salutis, quia potest absolvere a culpa : que tantum excedit penam ut iudei dixerint : "Quis potest peccata dimittere, nisi solus Deus?" Sacerdos enim ministerialiter absolvit a culpa et remittit peccata confitentium sibi, dicente christo : "Quorum remiseritis peccata, remittuntur eis". "
114. In Sum. theol. IIIa, q. 64, a. 4, n° II : " Habes enim hinc quod potestas conferendi gratiam commumcabilis est homini : principalis enim et communis sacramentorum effectus est gratia. "
115. Cf. Quaestiones de confessione, q. 1 : " An omnes teneantur ad confessionem ", n° III, Ed. leon., t. 12, p. 547 : "Ratio enim ecclesiastici praecepti non est praecipere confessionem, sed praeceptam divino iure confessionem determinare quoad tempus executionis. Et propterea sub Ecclesiae praecepto non alla comprehenditur confessio quam illa quae a Christo est praecepta. "
116. De Erroribus contingentibus in Eucharistiae Sacramento, Caput VIII : " Quomodo falsum non sit, sed verum, deleri & remitti peccata per hoc sacramentum Eucharistiae ", Opuscula 1575, p. 145 a : " Ex hoc enim, quod sola mors Christi nostra delet peccata, non sequitur, Ergo applicatio mortis Christi ad nos non delet peccata. Sicut namque ex hoc, quod solus artifex racit sphaeram, non excluduntur instrumenta artificis, quibus spheram operatur : ita ex hoc quod sola mors Christi delet nostra peccata non excluduntur sacramenta Ecclesiae, quae sunt instrumenta, quibus mors Christi applicatur ad nos, alioquin delere oportet ex symbolo,


L'argument est fort, car il s'appuie sur ce que Luther accepte, à savoir le Symbole de Nicée-Constantinople et la valeur du baptême, pour réfuter un argument utilisé par ce même Luther à propos du sacrement de pénitence. Cajetan avait déjà relevé en 1518 que les doutes émis par Luther sur la validité du sacrement de pénitence tel qu'il était habituel-lement reçu auraient pu être invoqués aussi à propos du baptême 117.

3. Quant à la prédication, la Réforme l'accepte et la recommande, et son fondement scripturaire n'a pas à être démontré. Cajetan intègre le fait de la prédication dans sa théologie du ministère, expliquant que par elle toute l'Église est " ministre de l'objet de foi ", car c'est par elle que la foi est proposée - et proposée droitement - aux hommes118.

Ce qui s'exprime là est une réalité ecclésiologique fondamentale, la coopération des membres de l'Église avec leur Tête, le Christ : " II appartient à la dignité du membre du Christ de coopérer à sa tête pour acquérir la vie éternelle. Le plus divin de tout est d'être fait coopérateur de Dieu, dit Denys119. "

Conséquences pratiques de cette théologie du ministère

Le fait que le ministre soit cause instrumentale du sacrement entraîne plusieurs conséquences pratiques. Nous en citerons trois : 1°- le sacrement

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Confiteor unum baptisma in remissionem peccatorum. Si enim ex hoc, quod sola mors Christi delet nostra peccata, excluderentur sacramenta, Baptismus quoque excluditur a deletione peccatorum. Et sicut secundum veritatem non excluditur Baptismus, ita nec alia sacramenta excluduntur a deletione peccatorum. "
117. Cf. Opuscules d'Augsbourg, XI, 7, p. 348 : " Constat enim baptismum remittere peccata absque tali suscipientis credulitate : ut patet in infantibus. "
118. Cf. In Sum. theol. IIa-IIae, q. 1, a. 1, n° X : "Inquantum fides potest dependere a causa creata, intantum potest habere aliquam regulam creatam. Constat autem quod, cum ad fidem concurrant duo, ut infra patet, scilicet assensus et propositio atque explicatio credendorum, fides ex parte assensus a solo Deo dependet ut agente, obiecto, fine et regula. Ex parte autem propositionis credendorum potest dependere ab angelis et hominibus, mediantibus quibus Deus proponit haec vel illa esse credenda : ex hac enim parte "fides ex auditu est verbi Dei", ut dicitur ad Rom. X. Et propterea quoad proponendum et explicandum credenda, ne possit accidere error, providit Spiritus Sanctus de infallibili regula creata, sensu scilicet et doctrina Ecclesiae : ita quod auctoritas Ecclesiae est infallibilis regula proponendi et explicandi ea quae sunt fide tenenda. Unde, duabus concurrentibus ad fidem infallibilibus regulis, scilicet revelatione divina et auctoritate Ecclesiae, inter eas tanta est differentia quod revelatio divina est ratio formalis obiecti fidei, auctoritas autem Ecclesiae est ministra obiecti fidei. "
119. De Fide operibus ad venus Lutheranos, Ad Clementem VII Pont, max., Caput IX : "Modus quo opera nostra meritoria sunt aeternae vitae ", Opuscula 1575, p. 291 a : " Ad dignitatem membri Christi pertinet ut cooperetur capiti suo ad acquirendam aeternam vitam. Omnium enim divinissimum est, inquit Dionys. cap. 3 caele. Hierarch. Dei cooperatorem fieri " ; - cf. aussi In Epist. II ad Corinthios, 6, 1, vol. 5, p. 173 a : " Sicut enim cooperatio distinguitur a legatione passiva, ita cooperantes a legatis : non est haec distinctio personarum, sed officiorum eiusdem personae. [...] ministri novi Testamenti non sunt instituti puri legati, sed legati cooperantes Deo & Christo. "


ne dépend pas de la bonté (de la charité) du ministre ; 2°- il ne dépend pas non plus de sa foi; 3°- la concélébration n'est pas impensa-ble.

1. La première de ces conséquences est que le sacrement ne dépend pas de la bonté du ministre. En effet, si importante que soit la droiture de la vie du prêtre, elle ne l'est pas au point que la réalité des sacrements en dépende. Il ne faut pas faire dépendre le sacrement de la sainteté du ministre :

L'instrument n'opère pas par sa propre vertu, mais par la vertu de l'agent principal; la conséquence est manifestement que la bonté du ministre n'est pas exigée pour la collation efficace du sacrement. C'est en effet la même chose de dire que la malice du ministre empêche l'effet du sacrement, et de dire que le ministre agit par sa propre vertu, qui se-rait enlevée par la malice 120.

Deux choses sont ici en jeu : une réalité pratique, à savoir que les fi-dèles n'aient pas peur d'être privés des sacrements par un mauvais prêtre. Mais, plus profondément encore, il s'agit de maintenir le fait que c'est Dieu qui donne la grâce, et que celle-ci n'est pas proportionnée à la valeur morale du prêtre. Certes il est hautement souhaitable que les ministres soient justes, par conformité à Dieu qui est la cause principale de leur action121; d'ailleurs le prêtre qui célèbre indignement commet un péché122, mais cela ne signifie pas que le sacrement soit invalide.

2. Non seulement la bonté du ministre n'est pas nécessaire au sacre-ment, mais sa foi elle-même n'est pas indispensable puisqu'un infidèle peut être ministre du baptême, agissant lui aussi par la vertu du Christ : " Le ministre dans les sacrements n'agit pas par sa propre vertu, mais par celle du Christ. Donc, de même que la charité du ministre n'est pas requise à la perfection du sacrement, sa foi non plus [...]. Le corollaire

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120. Traduction simplifiée de l'In Sum. theol. IIIa, q. 64, a. 5, n° III : " Instrumentum non propria, sed principalis agentis virtute efficit : consequens est manifeste quod ad efficacem collationem sacramenti non exigitur in ministro bonitas, qua sacramentum efficax conferat. Idem est enim malitiam ministri impedire sacramenti effectum, et ministrum agere propria virtute, quae per malitiam tolleretur. "
121. Cf. In Sum. theol. IIIa, q. 64, a. 6, n° I : " Ministri sacramentorum debent esse iusti : quia ministri debent conformari Domino... " ; - cf. ibid., n° III, où Cajetan distingue deux niveaux de la question, à savoir le fait que la bonté du ministre soit souhaitable et le fait qu'elle soit nécessaire au sacrement : " ...vel secundum rationem operis operati. Et sic non exigit bonitatem vel malitiam ministri nisi secundum quandam decentiam. Et propterea sive bonus sive malus sit minister, sacramentum verum et efficax est. - Vel secundum rationem operis operantis. Et sic exigit necessario bonitatem in ministro ad hoc ut recta sit [...]. Oportet enim actionem sacramentalem, si non solum in se recta esse debet, sed etiam secundum quod exit a ministro, ut sit consona secundum rectam rationem et Deo, cuius est minister, et sacramentis, quae ministrat. "
122. Par exemple "De usu spiritualium ", Opuscula 1575, p. 176 b : la célébration des sacrements en état de péché mortel est un péché mortel.


est: "L'infidèle peut être ministre du sacrement"123." Dans ce cas, le ministre non chrétien est vraiment un ministre de l'Église : " Quiconque baptise, que ce soit une petite vieille ou un païen, baptise comme mi-nistre de l'agent principal, qui est le Christ [...]. Il est donc faux que celui qui baptise en cas de nécessité ne se montre pas comme un minis-tre de l'Église124. " En d'autres termes, là où le Christ agit, il réalise son Corps qui est l'Église. Certes un tel ministre est un ministre extraordinaire125.

3. Sa conception du ministère permet finalement à Cajetan d'envi-sager la possibilité théologique d'une concélébration des sacrements. Il sait que les anciens rituels d'ordination prévoyaient que les célébrants puissent à la fois dire et consacrer ensemble ; bien que voyant une cer-taine difficulté dans la concélébration, il ne l'exclut pas absolument126. La raison pour laquelle la concélébration est envisageable est que le sacrement est réalisé par la vertu du Christ, qui peut agir à travers plusieurs instruments simultanés127.


L'intention du ministre est nécessaire,
car la cause instrumentale a une action propre

Bien que la foi du ministre ne soit pas nécessaire au sacrement, son intention est nécessaire. La raison en est que la cause instrumentale a une action propre128, qui consiste en ce qu'elle modifie l'action de la cause première, laquelle obtient son effet non pas selon son mode propre, mais selon le mode de la cause seconde : " La cause première n'atteint pas son effet en elle-même, mais compte tenu d'une modifica-tion de sa coopération, selon le mode de la cause seconde elle-

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123. In Sum. theol. IIIa, q. 64, a. 9, n° I : " Minister in sacramentis operatur non propria, sed Christi virtute. Ergo, sicut non requiritur ad perfectionem sacramenti ministri caritas, ita nec eius fides [...]. Corollarium est : "Infidelis potest esse minister sacramenti". "
124. Ibid., a. 6, n° VIII : " Quicumque baptizat, sive vetula sive paganus, baptizat ut minister principalis agentis, qui est Christus [...]. Falsum est ergo quod baptizans in necessitate non exhibeat se ministrum Ecclesiae. "
125. Cf. In Sum. theol. IIIa, q. 64, a. 6, n° IX : " Et licet quicumque baptizet sit minister Christi et Ecclesiae altero modo, non tamen semper est minister ex officio... "
126. Cf. ibid., q. 82, a. 2, tout le commentaire. La difficulté est d'abord le fait que la consé-cration a lieu instantanément, et que les concélébrants puissent difficilement parler simultané-ment.
127. Cf. ibid., q. 62, a. 6, n° XVIII : " Quia sacramenta non agunt virtutibus propriis, sed virtute Christi, qui per illa operatur; ideo, quotcumque instrumentales causae eiusdem rationis perfectae seu totales concurrere inveniantur simul in unum operatum, unica virtus Christi per illa unum operatur effectum, quamvis illae instrumentales causae, quantum in se est, duos sortirentur effectus. Et proptera diximus et dicimus quod Christus ex suae potestatis excellentia potest simul uti duobus instrumentas totalibus ut uno. "
128. Cf. In Sum. theol. Ia, q. 45, a. 5, n° XIII : " Vult ergo primo, quod causa instrumentalis non oportet quod habeat actionem propriam " ; sur ce point, Cajetan s'oppose à Duns Scot qui estime que la cause instrumentale ne devrait pas avoir d'effet propre.


même129. " Ainsi, un écrivain ne réussit pas les mêmes lettres suivant qu'il utilise un bon ou un mauvais stylet130. Lorsque la cause instrumen-tale est un agent libre, ce qui est le cas du prêtre, sa causalité implique une intention libre.
Dans les sacrements, l'intention du ministre est nécessaire pour dé-terminer le sens du rite matériel : verser de l'eau sur la tête de quelqu'un ne signifie pas le baptiser, aussi longtemps que cette intention n'est pas exprimée131. Pour cette raison, Cajetan refuse une certaine compréhen-sion de l'opinion selon laquelle le rite extérieur suffirait, l'intention mentale du ministre n'étant pas nécessaire132. Il l'accepte dans un certain sens, car le rite extérieur suffit, mais à condition que ni le ministre ni celui qui reçoit le sacrement ne manifestent d'intention contraire ; ainsi Cajetan sauvegarde l'importance de la coopération des causes instru-mentales et évite l'incertitude quant aux sacrements133. En fait, le rite extérieur manifeste normalement l'intention du ministre134. C'est là une des raisons pour lesquelles le prêtre doit obéir à l'Église en observant

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129. Ibid., q. 19, a. 8, n° XV : " Prima causa non attingit effectum secundae causae in seipsa, sed modificata cooperatione sua, iuxta modum ipsius causae secundae. "
130. Cf. ibid., n° VII; l'exemple est assez largement développé dans tout ce numéro du commentaire.
131. Cf. In Sum. theol. IIIa, q. 64, a. 8, n° I : " Quando aliquid se habet ad multa, oportet quod determinetur ad unum, ut illud fiat. Sed ea quae aguntur in sacramentis, se habent ad multa, nisi per intentionem ministri determinentur ad unum. Ergo, etc. Processus totus patet in littera. "
132. Cf. ibid., n° II : " Altera opinio ibidem subiuncta et approbata, non est intelligenda ut verba sonant : puta quod non requiritur in ministro intentio propria mentalis, sed sufficit intentio Ecclesiae per verba expressa, quidquid intendat ipse minister interius. Hic enim sensus contradicit expresse doctrinae Auctoris. "
Cajetan veut particulièrement éviter les doutes concernant la validité de l'ordination qui pourraient provenir de l'absence d'intention de l'ordinand, au point de dire que, quels que soient les doutes que la raison humaine puisse suggérer, chacun doit croire que la valeur de son ordination ne dépend pas de son intention : " Hoc enim non est intelligendum, quod fiat ex vi intentionis novorum sacerdotum, quasi ipsi possint suspendere effectum verborum [...]. Sed quia sic sit in Ecclesia a Spiritu sancto gubernata, ut omnium consecratio efficax inveniri possit, humana ratio tentavit suadere, adhuc tamen non persuasit, sed in captivitatem ducto intellectu actus fit " ("Utrum in collatione sacri ordinis sufficiat tactus corporalis, post completam prolationem verborum, in quibus consistit forma ", Opuscula 1575, p. 121 b).
133. Cf. In Sum. theol IIIa, q. 64, a. 8, n° II : " Advertendum est enim quod haec omnia dicuntur hic pro solutione difficultatis motae in argumento, scilicet : Si mentalis intentio ministri exigeretur, nullus esset certus se esse vere baptizatum. Ad hanc enim certitudinem nostram de susceptis sacramentis intelligendum est sufficere intentionem Ecclesiae per verba ministri expressam, nisi per ministrum aut suscipientem contrarium exprimatur. "
134. Cf. ibid., n° III : " Sufficit enim ad confectionem Eucharistiae quod sacerdos vadat ad altare ut dicat missam, etiam si per totam missam evagetur mens eius [...]. Non enim studendum est ut habeamus hoc in mente actualiter, "Ego intendo conficere" : sed studendum est ut actualiter mens nostra ad ea quae sunt consecrationis, attendat; puta ad prolationem distinctam formae, ad reverentem contrectationem materiae, ad futuram tunc ineffabilem praesentiam divinae gratiae in sacramento, vel etiam ipsius Christi quoad Eucharistiam. Hoc est enim consecrare cum actuali intentione in actu exercito. "


ses rites, et non pas manifester son point de vue personnel dans la liturgie135.

Conclusion

Cajetan voit l'ensemble de la vie du prêtre - son mode de vie et son ministère - comme une réalité sainte. Le prêtre est un être consacré, qui se tient en présence de Dieu, est tenu à la prière et doit éviter ce qui le détourne de cette exigence.
Tout le ministère est abordé dans les deux catégories de prédication et de service. Il est donc un service de prédication, de transmission du don reçu. Cette conviction explique l'irritation de Cajetan - théologien et pasteur - face à des péchés comme l'ambition ou la simonie, qui dévoient le ministère dans sa réalité la plus profonde et le dévalorisent publiquement.
Cajetan est conscient que le prêtre (nous dirions : au sens de presbytre) n'est pas le seul prêtre. Le sacerdoce est un phénomène religieux universel. Il existe des prêtres dès avant la Loi, puis les prêtres du sacerdoce d'Aaron. Enfin le prêtre par excellence est le Christ, et c'est de lui que découle le culte chrétien.
Lorsque Cajetan essaie de situer le prêtre par rapport à l'évêque et au diacre, il respecte la coutume ecclésiale sans parvenir à bien en rendre compte théologiquement et historiquement.
La distinction entre le sacerdoce de tout baptisé et celui du presbytre est réduite à une distinction entre sacerdoce au sens propre et sacerdoce par participation ou similitude. Là encore, Cajetan décrit la situation ecclésiale de son temps, et perçoit certaines difficultés théologiques - liées au contexte de l'humanisme et de la Réforme - auxquelles il ne répond pas vraiment. Cette difficulté ne l'amène pas à envisager une autre " organisation " ecclésiale.
L'originalité majeure de Cajetan par rapport à saint Thomas vient de ce qu'il se trouve face aux contestations du ministère par la Réforme. Ce qui est en jeu est la compréhension de la relation entre l'action de Dieu et celle des hommes, que ce soit dans le cas du ministère sacramentel ou

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135. Cf. "Utrum in collatione sacri ordinis sufficiat tactus corporalis... ", Opmcula 1575, p. 121 a : " Quoad Tertium, ad primum in oppositum dicendum est quod non est mirum, si Spiritus sanctus permittit aliquos Episcopos errare in istis, quoniam manifesta apparet in eis demeritoria causa, quia scilicet non submittunt actus suos rubricis pontificalibus, sed sensum proprium sectantes, evanescunt in cogitationibus suis : & dicentes se esse sapientes, stulti facti sunt. " Ce texte qui concerne les évêques peut aussi bien s'appliquer au prêtre. Cf. aussi " De vinculo obedientiae ", Opuscula 1575, p. 285 a : " Praecipit ecclesiastica lex Missam celebrare non nisi cum sacris vestibus, cum altari, cum calice, si fiat exceptio de mortis periculo, sacerdos comminata sibi morte celebrabit licite in diaploide, habens tantummodo panem & vinum. "


de manière plus large. Toute une vision de l'Église est exprimée à l'aide d'une métaphysique de l'être, qui permet de situer l'action humaine dans sa relation à l'action divine sans devoir rejeter l'une ou l'autre. Cajetan n'entend pas donner ici la priorité à une vision philosophique particu-lière, mais rendre compte de l'Évangile et de la foi.


fr. Charles MOREROD, o.p.


Résumé. - Thomas De Vio, dit Cajetan (1469-1534), Maître de l'Ordre des Prê-cheurs (1508-1518), cardinal depuis 1517, commentateur de saint Thomas, est ame-né par ses diverses charges, par son souci de réforme et par ses intérêts théologiques à traiter de la vie du prêtre. Celui-ci accomplit un ministère qui est une prédication du Christ. Cajetan traite à plusieurs reprises de la relation du prêtre avec les prêtres non-chrétiens d'une part, avec les autres chrétiens (évêques, diacres, laïcs) d'autre part. Sa réflexion sur l'institution du diaconat ou sur les textes néotestamentaires présentant tous les chrétiens comme des prêtres cherche - sans grand succès - à se confronter à la critique humaniste et protestante. La théologie du prêtre se situe dans un contexte théologique plus large de réponse à la Réforme : l'efficacité d'un ministère créé engage la nature même de l'Église.

Charles Morerod, dominicain suisse né en 1961, enseigne à la Faculté de théologie de l'Angelicum (Rome). Ses travaux actuels portent sur l'ecclésiologie et sur la relation entre théologie et philosophie, surtout dans le dialogue œcuménique.

Le constitutif formel du sacerdoce du Christ
chez les Salmanticenses


Le Cursus theologicus des carmes de Salamanque mérite notre attention pour des raisons à la fois historiques et doctrinales. Au plan de l'histoire de la théologie en général, ce Cursus constitue un des témoins privilégiés des orientations et des inflexions de la théologie au XVIIe siècle, la seconde scolastique, spécialement en Espagne. Au plan de l'histoire du thomisme en particulier, les Salmanticenses offrent un exemple de tho-misme original - dont la fidélité reste encore à prouver selon les principes de la méthode historique -, d'autant plus remarquable qu'il est professé, non par des religieux de l'Ordre de saint Dominique (auquel appartenait Thomas d'Aquin), mais par des membres d'une famille religieuse réputée mystique, voire sceptique en matière de théologie. Au plan doctrinal, deux points sont à souligner. D'une part, on trouve dans ce Cursus la formulation classique d'un certain nombre de thèses ou d'explications théologiques, riches d'une déjà longue tradi-tion spéculative. D'autre part, parmi les nombreuses questions et dis-putes soulevées, les carmes de Salamanque soutiennent des thèses qui leur sont plus personnelles.
Trois auteurs principaux sont à l'origine de cet ample travail1. Nous retiendrons seulement le nom du troisième de ces théologiens. Jean de l'Annonciation († 1701)2 est, en effet, l'auteur de la majeure partie du Cursus, tout spécialement de la christologie, qui est exposée en quelque

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1. Pour une brève présentation des auteurs et de la doctrine, cf. ELISÉE DE LA NATIVITÉ, " La vie intellectuelle des Carmes ", dans La Vie carmélitaine, Édité par les Études carmélitaines 20/1 (1935), p. 93-157 [p. 122-137: ch. 2. "Les Carmes de Salamanque"]; Th. DEMAN, " Salamanque (Théologiens de) ", DTCXIV/1, 1939, col. 1017-1031 ; J.-M. AUBERT, " Salman-ticenses ", dans Catholicisme XIII, 1992, col. 740-743. Pour une étude plus complète, cf. O. MERL, Theologia Salmanticensis, Untersuchung über Entstehung, Lehrrichtung und Quellen des theologischen Kursus der spanischen Karmeliten, Regensburg, 1947 ; ENRIQUE DEL SAGRADO CORAZÓN, Los Salmanticenses, Su vida y su obra, Madrid, 1955.
2. Sur le théologien espagnol Jean de l'Annonciation, o.c.d. (1633-1701), cf. LOUIS-MARIE DU CHRIST, o.c.d., "Jean de l'Annonciation", dans Catholicisme VI, 1967, col. 585-586; I. RODRIGUEZ, "Jean de l'Annonciation ", dans DS VIII, 1974, col. 264-265.

RT 99 (1999) 281-295


deux mille sept cents pages (dans l'édition Victor Palmé) qui embrassent ce qu'il est convenu d'appeler la christologie spéculative.
Les deux gros volumes in-folio du De Incarnatione, parus le premier à Lyon en 1687 et le second à Cologne en 1691, furent rédigés à partir de 1679. Notre théologien consacre une dispute au sacerdoce du Christ, et plus spécialement un dubium au sujet de son constitutif formel. Puisque être prêtre désigne un certain effet formel, il convient d'expliquer par quelle forme le Christ est constitué comme prêtre souverain. S'agit-il de quelque qualité ou d'un caractère ? Le Christ est-il prêtre en raison de la grâce capitale ou bien, plus fondamentalement, en raison de l'union hypostatique même? L'enjeu n'est rien moins que l'amplitude et l'infinité du sacerdoce du Christ.
Cette question a donné lieu, dans la première moitié du XXe siècle, à quelques débats entre thomistes. R. Garrigou-Lagrange3, dans la ligne de son maître Éd. Hugon4 - reprenant à sa suite les explications de Jean-Baptiste Gonet († 1681)5 -, estime que le Christ est constitué formellement comme prêtre par la grâce substantielle d'union au Verbe. C'est, d'une façon générale, la position de l'École française. D'un autre côté, B. Lavaud6 mais aussi Ch. Journet7 - ce dernier sera critiqué par H. Bouëssé8 - semblent lier le pouvoir sacerdotal du Christ à sa grâce capitale. Aujourd'hui encore, dans un sens similaire, J.-H. Nicolas consi-dère que la grâce créée - dérivant de l'union, mais distincte d'elle - constitue le Christ comme prêtre. C'est cette grâce, avec sa dimension sacerdotale, qu'il communique à son Église9.
Si l'on souligne que le principe formel recherché est la grâce créée, même considérée comme capitale, comment rendre compte alors de la valeur infinie des actions sacerdotales de Jésus ? Inversement, souligner la grâce d'union, n'est-ce pas s'interdire de comprendre le sacerdoce commun ou le sacerdoce ministériel comme une participation du sacer-doce du Christ, dans la mesure où la grâce absolument singulière de l'union selon l'hypostase est imparticipable ?

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3. Cf. R. GARRIGOU-LAGRANGE, L'Amour de Dieu et la Croix de Jésus, t. II, Juvisy, Éditions du Cerf, 1929, p. 767-770; Le Sauveur et son amour pour nous, Juvisy, Éditions du Cerf, 1933, p. 282-293; De Christo Salvatore, Commentarius in IIIam partem Summae theologiae Sancti Thomae, Torino, R. Berruti, 1945, p. 361-366.
4. Cf. Éd. HUGON, De peccato originali et de gratia, De Verbo incarnato et Redemptore, De B. Virgine Maria deipara, Volumen alterum, " Tractatus dogmatici ", Paris, Lethielleux, 1935, p. 599-609.
5. Théologien dominicain français du XVIIe siècle, docteur de l'Université de Bordeaux en 1640.
6. Cf. B. LAVAUD, " Sur le rapport des notions de Chef de l'Église, Médiateur, Prêtre et Rédempteur dans le traité Du Verbe Incarné de saint Thomas ", RT 33 (1928), p. 423-427, qui cite, avec approbation et à plusieurs reprises, les Salmanticenses.
7. Cf. Ch. JOURNET, L'Église du Verbe Incarné, Essai de théologie spéculative : II. Sa structure interne et son unité catholique, Paris, Desclée De Brouwer, 1951, p. 608-611.
8. Cf. H. BOUËSSÉ, Le Sauveur du monde : II. Le mystère de l'Incarnation, " Doctrina Sacra, 4 ", Chambéry-Leysse, Collège théologique dominicain, 1953, p. 684-687.
9. Cf. J.-H. NICOLAS, Synthèse dogmatique, De la Trinité à la Trinité, Fribourg (Suisse), Édi-tions universitaires / Paris, Beauchesne, 1985, p. 537.


Cette question s'enracine en fait dans les débats de la théologie de la fin du XVIe et au cours du XVIIe siècle.
Avant d'exposer pour elle-même la position des Salmanticenses, il nous faut préciser le contexte historique dans ses lignes principales en recueil-lant quelques fleurs de ce jardin scolastique du XVIIe siècle, tant chez les jésuites que parmi les dominicains.
Ce contexte est double : d'une part, les prédécesseurs immédiats, d'autre part, les contemporains des carmes de Salamanque.


I. Les prédécesseurs immédiats (contexte lointain)


II nous faut tout d'abord évoquer ce que nous pouvons appeler le contexte lointain, les prédécesseurs immédiats, tout spécialement des théologiens aussi importants que les jésuites Suarez et Vasquez qui constituent pour les thomistes du XVIIe siècle comme la toile de fond de la scolastique espagnole. On sait, en effet, le tournant métaphysique et théologique qui s'exprime, en Espagne, avec le moment suarézien.

François Suarez s.j. (1548-1617)

Suarez a longuement enseigné la Tertio Pars, d'abord à Rome, puis à Alcala. Cela aboutira à la publication de son commentaire In Tertiam par-tem, durant la période de Salamanque (1593-1597) 10 parallèlement à la préparation de ses célèbres Disputationes metaphysicae. Ce commentaire est donc le fruit de sa maturité et l'expression d'une réflexion suffisamment enseignée et mûrie.
Suarez consacre une dispute à la question du sacerdoce du Christ11.
Sans aborder aussi explicitement que les Salmanticenses la question du formel du sacerdoce du Christ, il souligne cependant pour notre pro-pos :

Ce sacerdoce du Christ ne pose pas en son humanité une qualité réelle ou caractère [...] mais simplement la dignité et le pouvoir qui convient [au Christ prêtre] en raison de l'union [hypostatique elle-même], par laquelle son humanité, ou plutôt cet homme qu'est le Christ, d'une façon très élevée et très parfaite, est pour ainsi dire désigné

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10. Son Commentariorum ac disputationum in Tertiam partem Divi Thomae Tomus primus, publié à Alcala en 1590, qui est un De Verbo incarnato, fut, en fait, assez considérablement révisé et augmenté à Salamanque, autour de 1595, avec de nouveaux développements eu égard à la polémique contre Vasquez.
11. Cf. F. SUAREZ, " De Summo Christi sacerdotio et pontificatu ", Commentaria ac disputationes in Tertiam partem D. Thomae, Disputatio 46, " Opera omnia, 18 ", Paris, Vivès, 1860, p. 441-460.


et séparé des autres hommes, et reçoit le pouvoir d'intercéder et d'offrir pour eux un très digne sacrifice et de les sanctifier ; cette dignité et ce pouvoir renferment la dignité de chef (dignitatem capitis), le pouvoir de mériter et de satisfaire pleinement pour les autres hommes, la puis-sance productrice de la grâce et enfin une ordination divine (divinam or-dinationem) par laquelle le Christ est constitué comme médiateur entre Dieu et les hommes12.

Suarez, dans un premier temps, démarque donc le sacerdoce du Christ du mode d'être de la qualité ou du caractère. C'est en effet une donnée acquise depuis saint Thomas d'Aquin, et que l'on retrouve par la suite chez nombre de théologiens, soit dans les commentaires des Sentences (In IV Sent, d. 4), soit dans les commentaires de la Summa theologiae (In IIIam, q. 63, a. 5) 13.
Il souligne ensuite que la dignité et le pouvoir sacerdotal du Christ lui viennent de l'union hypostatique même ; mais il ajoute que cette dignité, en raison de la grâce d'union, inclut diverses prérogatives comme la dignité de chef des hommes, et une disposition divine qui établit le Christ comme seul médiateur. L'expression divina ordinatio (disposition divine) sera reprise par les théologiens postérieurs.
Nous voyons ainsi poindre chez Suarez les trois instances ou notions qu'il s'agira d'articuler pour exprimer convenablement le formel du sa-cerdoce du Christ, à savoir, la grâce d'union, la grâce capitale (ou dignité de chef) et cette divina ordinatio ou disposition divine (que les carmes de Salamanque nommeront également deputatio Dei ou assignation divine) qui habilite le Christ à exercer l'office de prêtre.
Un peu plus haut dans sa dispute, quand il distingue, en élévation et en perfection, le sacerdoce du Christ de celui de la Loi nouvelle, Suarez écrit : " Le Christ ne fut pas établi prêtre par quelque ordination ou consécration extrinsèque ; mais il possédait cette dignité en vertu de son origine, de l'union hypostatique et d'une disposition divine [divinae ordinationis]14. "

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12. F. SUAREZ, "De Summo Christi sacerdotio... ", Disp. 46, sect. 3, § 3, p. 452: "Hoc sacerdotium Christi non ponere in ejus humanitate aliquam realem qualitatem, seu characterem [...], sed solum dignitatem et potestatem convenientem illi ratione unionis, per quam ejus humanitas, seu potius hic homo Christus, est altissimo ac perfectissimo modo quasi designatus, et segregatus ab aliis hominibus, et potens ad intercedendum, et offerendum pro illis dignissimum sacrificium, ad sanctificandum illos; haec autem dignitas et potestas partim includit dignitatem capitis, partim potestatem perfecte merendi et satisfaciendi pro aliis, partim vim effectricem gratiae, partim denique divinam ordinationem, qua constitutus est Christus, ut esset mediator Dei et hominum. "
13. Cf. S. THOMAS, IIIa, q. 63, a. 5 : " II ne convient pas au Christ d'avoir un caractère, mais son pouvoir sacerdotal est comparé au caractère comme l'être plénier et parfait à ce qui est participé. "
14. F. SUAREZ, ibid., § 2, p. 452 : "Christus autem non fuit ordinatus sacerdos per aliquam extrinsecam ordinationem, vel consecrationem ; sed ex vi suae originis, et hypostaticae unionis, et divinae ordinationis hanc dignitatem habuit. "

Gabriel Vasquez s.j. (1549-1604)


Après Suarez, il faut mentionner son émule et contemporain, le jésui-te Gabriel Vasquez. Le premier tome de son commentaire à la Tertia Pars (q. 1 à 26), qui nous intéresse, ne paraîtra qu'en 1609, après la mort de son auteur15.
À proprement parler, vu le contexte polémique avec les Réformés, Vasquez ne s'intéresse pas explicitement au formel du sacerdoce du Christ, mais plutôt à la nature selon laquelle le Christ est prêtre. Le savant jésuite établit trois propositions : l'une sur la nature divine, une autre au sujet de la nature humaine, une troisième qui revient sur les rapports de la divinité du Christ avec le sacerdoce.
1 . Le Christ n'est pas prêtre et médiateur selon la nature divine puis-que l'opération et la charge de prêtre ne conviennent pas à la nature divine.
2. Ensuite, le Christ est prêtre et médiateur selon la seule nature hu-maine puisqu'elle est le principe élicite de l'opération du médiateur et du prêtre.
3. Enfin, Vasquez se demande comment la divinité du Christ se rap-porte à son sacerdoce. En disant que le Christ est médiateur et prêtre selon la nature humaine, " on n'exclut pas la nature divine, mais plutôt on la suppose, non pas certes comme le principe élicite de l'action et de l'office de médiateur et de prêtre, mais comme l'onction sacerdotale par laquelle la nature humaine est ointe, sanctifiée et rendue digne d'une telle charge 16 ".

Pour Vasquez donc, le Christ est substantiellement prêtre, comme il est substantiellement l'" oint " et le " saint " de Dieu en vertu de l'union hypostatique. L'union est comme l'onction sacerdotale fondamentale du Christ.

Nous pouvons à présent préciser le contexte prochain, avec des au-teurs contemporains des Salmanticenses comme Jean-Paul Nazarius et François de Araujo, qui reviennent assez régulièrement au long du Cursus carmélitain.

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15. Cf. G. VASQUEZ, Commentariorum ac disputationum in Tertiam partem S. Thomae Tomus primus, Disputatio 83 : "Utrum secundum humanam solum naturam, an secundum divinam etiam, Christus fuerit mediator et sacerdos ", Alcala, 1609, p. 876-888.
16. Ibid., Disp. 83, cap. 3, § 17, p. 881 : " Ut non excludatur divina natura, sed potius includatur, non ut principium eliciens actionem et officium mediatoris et sacerdotis, sed ut unguentum sacerdotale, quo natura humana ungitur, sanctificatur et digna redditur tanto munere. "


2. Les contemporains (contexte prochain)


Jean-Paul Nazarius, o.p. (1556-1645)

Nazarius, frère prêcheur italien natif de Crémone, a poursuivi jusque dans sa plus grande vieillesse son œuvre de théologien et d'écrivain. L'ensemble de ses publications est assez considérable, surtout dans la dernière période de sa vie. Bien que toute la première partie de son existence ait appartenu au XVIe siècle, son activité théologique appar-tient nettement au XVIIe siècle.
C'est à Bologne qu'il édite son commentaire de la Tertia Pars, en 1625 pour ce qui concerne la question du sacerdoce du Christ 17.
Après avoir écarté, à la suite de saint Thomas, la notion de caractère pour rendre compte du sacerdoce du Christ, et après avoir montré la différence entre le sacerdoce des ministres de la Loi nouvelle et celui du Christ, Nazarius explique :

Dans le sacerdoce du Christ, deux choses sont à considérer : premiè-rement, la racine ou fondement du pouvoir sacerdotal, qui est la divinité même unie à l'humanité selon la personnalité du Verbe ; deuxièmement, le pouvoir18 sacerdotal qui est principe prochain et immédiat d'opéra-tion, ordonné à elle, premièrement, par soi et essentiellement 19.

Le dominicain de Crémone ajoute :

Puisqu'aucune substance créée n'est principe prochain et immédiat de son opération - car en toute créature, l'essence et sa puissance opérative se distinguent réellement - , [...] et puisque le sacerdoce convient au Christ selon sa nature humaine, il est nécessaire qu'il y ait dans l'humanité du Christ un pouvoir surnaturel distinct de son humanité même, qui soit principe prochain et immédiat de toute opération sacer-dotale20.

Qu'est-ce que ce pouvoir surnaturel? Il n'est pas facile de l'expliciter, dit Nazarius :

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17. J.-P. NAZARIUS, Commentaria et controversiae in Tertiam partem Summae D. Thomae Aquinatis, t. 5 : A quaestione XVIII usque ad XXXV, Qu. 22 : " De sacerdotio Christi ", Bononiae, 1625, p. 103-131.
18. Nazarius emploie de façon équivalente les termes potentia et potestas.
19. Ibid., p. 127 : " In sacerdotio Christi duo posse considerari. Primum est radix, seu fun-damentum potestatis sacerdotalis : et hoc est ipsa Divinitas, ut unita secundum Verbi persona-litatem humanitati. Secundum est potestas sacerdotalis, quae est proximum, et immediatum principium operationis ad ipsam per se primo, et essentialiter ordinatum. "
20. Ibid. : " Praeterea, cum nulla substantia creata sit principium proximum, et immediatum suae operationis, sed in omni creatura distinguantur realiter essentia, et eius potentia operativa; [...] et Christo sacerdotium conveniat secundum humanam naturam, necesse est in Christi humanitate esse potentiam supernaturalem ab ipsa humanitate distinctam, quae sit proximum, et immediatum principium cuiuslibet operationis sacerdotalis. "


II n'est pas inconvenant de dire cependant, poursuit-il, que l'intellect de l'âme du Christ, perfectionné par la vertu de religion, mais aussi par une aide surnaturelle de Dieu, est principe prochain et immédiat des opérations [sacerdotales]21.

Ainsi, l'onction spirituelle de la divinité qui sanctifie l'humanité du Christ n'est pas le pouvoir sacerdotal même, comme le pense Vasquez, précise encore Nazarius, mais son principe et sa racine. Nazarius se démarque ainsi de Suarez et de Vasquez qui faisaient consister le sacer-doce de Jésus dans la grâce substantielle d'union au Verbe.
Retenons également de Nazarius, pour la suite de notre réflexion, cette distinction entre, d'une part, le pouvoir sacerdotal même considéré comme principe prochain et immédiat d'opération, et, d'autre part, sa racine ou fondement qui est la divinité unie à l'humanité selon l'hypostase.


François de Araujo, o.p. (1580-1664)

Le frère prêcheur Francisco de Araujo est assez souvent cité dans le Cursus salamantin, notamment dans la dispute sur le sacerdoce du Christ.
François de Araujo succéda en 1617 au célèbre dominicain Pedro de Herrera à la première chaire de théologie de l'université de Salamanque. Il devait y rester trente et un ans. Il a laissé à la postérité un vaste commentaire de la Summa theologiae en sept volumes in-folio, publié à Salamanque et à Madrid, entre 1635 et 1647, durant sa longue période d'enseignement.
Au sujet du sacerdoce du Christ, Araujo se demande si la dignité sa-cerdotale pose dans l'humanité du Christ quelque qualité réelle :

[Le sacerdoce] ne pose pas dans le Christ un caractère ou quelque qualité comme dans les autres prêtres pour lesquels le pouvoir sacerdotal imprime quelque qualité réelle du genre de la puissance [...], mais pose seulement une disposition extrinsèque de Dieu (extrinsecam Dei ordinationem) et une assignation (deputationem) à exercer la charge sacerdotale toutes les fois qu'il le voudrait ou le jugerait expédient, et connotant en même temps le pouvoir de chef (potestatem capitis) et la capacité de communiquer la grâce aux autres hommes22.

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21. J.-P. NAZARIUS In Tertiam..., q. 22, p. 127 : " Dici tamen non incongrue potest, intellectum animae Christi religionis virtute, aut etiam auxilio Dei supernaturali perfectum, dictarum operationum esse principium proximum, et immediatum. "
22. F. DE AKAUJO, In Tertiam partem D. Thomae Commentant, t.1, q. 22, dubium 2, Salmanticae, apud Sanctum Stephanum, 1636, p. 657-681 : " Non ponit characterem aut qualitatem aliquam sicut in aliis sacerdotibus potestas sacerdotalis imprimit aliquam realem qualitatem de genere potentiae […], sed tantum ponit extrinsecam Dei ordinationem, atque deputationem ad exer-


Francisco de Araujo situe donc la forme recherchée du côté de cette disposition divine connotant la dignité de chef et la capacité de com-muniquer la grâce. Il s'éloigne sensiblement de Vasquez et Suarez qui soulignaient surtout la grâce d'union.
À l'objection que le pouvoir sacerdotal est plus parfait - et cette perfection est requise dans le Christ - s'il pose une entité réelle plutôt qu'une relation de raison ou une disposition extrinsèque (extrinseca ordinatio), Araujo , en accord avec Suarez, répond :

Le sacerdoce du Christ suppose plusieurs choses, à savoir, une dispo-sition divine, la grâce d'union, la dignité de chef et la puissance de pro-duire la grâce dans les autres hommes, en raison desquelles notre sacer-doce est dépassé en dignité et en perfection23.

Araujo met ainsi en relief les différentes prérogatives connotées par le sacerdoce du Christ. Il reste à suggérer un ordre entre ces diverses perfections.
Une fois souligné le double contexte lointain et prochain au sujet de ce qui constitue formellement le Christ comme prêtre, nous pouvons à présent exposer les lignes de force qui structurent la pensée de Jean de l'Annonciation dans la dispute qu'il consacre au sacerdoce du Christ.


3. La position des carmes de Salamanque

Le mouvement de la dispute 31, dubium 1

Jean de l'Annonciation ouvre sa dispute sur le sacerdoce du Christ par un dubium où il pose la question suivante : Le Christ fut-il vraiment prêtre, selon quelle nature et par quelle forme24? Comme à son habi-tude, l'auteur progresse lentement selon la méthode éprouvée tout au long du Cursus théologiens. Le style de nos trois théologiens carmes est en effet volontiers abondant (en raison des multiples objections, réponses, confirmations et éclaircissements), mais il est toujours d'une extrême rigueur scolastique dans la clarté des propositions et l'enchaînement des idées.

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cendum munus sacerdotale, quoties vellet, aut expediens iudicaret, connotando simul potestatem capitis et virtutem influendi gratiam in alios " (p. 668).
25. F. DE ARAUJO, In Tertiam, p. 668 : "Plura includit Christi sacerdotium, puta divinam ordinationem, gratiam unionis, et capitis dignitatem, ac virtutem effectivam gratiae in aliis hominibus, ratione quorum excedit dignitate, ac perfectione nostrum sacerdotium. "
24. SALMANTICENSES, Cursus theologicus, t. 16, Tract. XXI (De Incarnatione), Pars IV, disp. 31 (De sacerdotio Christi), Dubium 1 : " An Christus fuerit vere sacerdos, et secundum quam naturam, et per quam formam ", Paris, Victor Palmé, 1881, p. 324-540.


Après quelques remarques préliminaires sur la notion de prêtre et celle de sacrifice (§ 1), Jean de l'Annonciation expose le status quaestionis : il convient de se demander, pour commencer, si l'on peut appliquer au Christ le nom de prêtre tel qu'il a été signifié. Ensuite, puisqu'il y a dans le Christ deux natures, l'une divine et l'autre humaine, il faut se deman-der selon laquelle le Christ fut prêtre, ou s'il le fut selon les deux natu-res. Enfin, puisque être prêtre exprime quelque effet formel, cela doit provenir d'une forme donnée. Et il convient alors d'expliquer par quelle forme le Christ fut constitué comme prêtre. Notre théologien établit alors la conclusion, qui est de foi, selon laquelle le Christ fut vraiment et proprement prêtre (§ 2). Il expose ensuite assez longuement la thèse qui concerne la nature impliquée dans le sacerdoce de Jésus (§ 3) :

La nature selon laquelle le Christ fut établi prêtre, ou principe d'opé-rations sacerdotales, laquelle nature lui fut une raison ou principe quo de production de telles opérations, cette nature ne fut pas la nature divine, ni les deux natures, à savoir la divine et l'humaine in recto, mais fut la seule nature humaine in recto, connotant cependant la divinité comme principe de la valeur infinie de telles actions25.

Enfin, Jean de l'Annonciation énonce et explique la thèse du consti-tutif formel (§ 4) :

La forme par laquelle le Christ fut constitué comme prêtre n'est pas le caractère ou quelque autre qualité du Christ ajoutée à ses perfections, mais la grâce habituelle, connotant cependant la grâce d'union, et une disposition extrinsèque ou assignation de Dieu constituant le Christ dans l'office de prêtre26.

Cette proposition articule les trois termes que nous avons déjà ren-contrés chez Suarez et Araujo : grâce d'union, grâce capitale et disposi-tion divine27.

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25. SALMANTICENSES, Cursus theologicus, t. 16, p. 333 :" Dicendum est secundo [...] naturam, secundum quam Christus habuit esse sacerdotem, sive esse principium operationum sacerdotalium, quaeque illi fuit ratio, aut principium quo eliciendi tales operationes, non fuisse naturam divinam, nec utramque naturam, divinam scilicet, et humanam in recto; sed fuisse solam humanitatem in recto, connotando tamen divinitatem ut principium valorandi infinite tales actiones."
26. Ibid., p. 338 : "Dicendum est tertio [...] formam, per quam Christus constitutus est in esse sacerdotis, non esse characterem, vel aliam qualitatem Christi perfectionibus superadditam, sed esse gratiam habitualem, connotando tamen gratiam unionis, et extrinsecam ordinationem, sive deputationem Dei constituentis Christum in officio sacerdotis. "
27. Sur cette question, Jean de l'Annonciation renvoie d'ailleurs à Suarez, Araujo ainsi qu'a Raymond Lumbier (1616-1684) ; ce dernier, théologien carme de l'antique observance, natif de la Navarre, est l'auteur d'un Tractatus de sacrosancto Incarnationis mysterio publié à Saragosse, en 1672, où est abordée la question du sacerdoce du Christ. Chez Jean de l'Annonciation, l'expression extrinseca ordinatio est abordée la question du sacerdoce du Christ. Chez Jean de l'Annonciation, l'expression extrinseca ordinatio est empruntée à Suarez et Araujo, et son expression équivalente deputatio se retrouve chez Araujo.


Pour justifier sa conclusion théologique, Jean de l'Annonciation fait le raisonnement suivant :

C'est par une même forme que le Christ est constitué prêtre et qu'il est constitué chef de l'Église. Mais la forme par laquelle le Christ est constitué chef de l'Église est la grâce habituelle connotant la grâce d'union et une disposition extrinsèque de Dieu désignant le Christ comme chef de l'Église. Donc, une telle grâce ainsi considérée est la forme qui constitue le Christ prêtre28.

La grâce capitale (disputatio 16, dubium 2)

La mineure du raisonnement - qui exprime ce qui fait que le Christ est tête de l'Église - a été amplement démontrée lors d'une dispute antérieure, dans le cadre du commentaire sur la question de la grâce capitale dans le Christ, question qu'il nous faut brièvement considérer maintenant29.
D'une part, le théologien espagnol énonce et démontre sa thèse (§ 1), à savoir que ce qui constitue formaliter le Christ comme chef est la grâce habituelle in recto, connotant la grâce d'union in obliquo30. En effet, la grâce habituelle est la raison formelle qui constitue le Christ en acte pour agir dans l'ordre surnaturel; c'est bien cette grâce qui est requise pour faire du Christ le chef de l'Église. En outre, cette grâce doit suppo-ser ou connoter la grâce substantielle d'union, sans quoi la grâce habi-tuelle du Christ ne se distinguerait pas en priorité, en perfection et en puissance de la grâce habituelle commune aux autres hommes, grâce commune qui ne fait pas d'eux des sujets, chefs des autres hommes.
Mais, d'autre part, non content de répondre aux objections (§ 2 et 4), le carme de Salamanque envisage systématiquement les autres solutions possibles pour en montrer les faiblesses (§ 3). Ce qui constitue formel-lement le Christ comme chef de l'Église ne peut être la seule ordination extrinsèque de Dieu. En effet, " chef de l'Église " est pour le Christ une dénomination intrinsèque.
Ce ne peut être non plus quelque grâce gratis data ou perfection dis-tincte de la grâce habituelle ou de la grâce d'union. En effet, la grâce qui établit le Christ chef doit être principium quo infini de mérite et de satisfaction

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28. SALMANTICENSES, Cursus théologiens, t. 16, p. 338 : " Nam per eandem formam constitui-tur Christus in esse sacerdotis, per quam constituitur in esse capitis Ecclesiae : sed forma, qua Christus in esse capitis Ecclesiae constituitur, est gratia habitualis connotando gratiam unionis, et extrinsecam ordinationem Dei designantis Christum Ecclesiae caput : ergo talis gratia praedicto modo sumpta est forma, per quam Christus constituitur in esse sacerdotis. "
29. SALMANTICENSES, Cursus theologicus, t. 14, Tract. XXI : De Incarnatione, Pars secunda, disp. 16 (De gratia Christi capitali), Dubium 2 : "Per quam gratiam Christus in ratione capitis formaliter constituatur ", Paris, Victor Palmé, 1879, p. 565-579.
30. Ibid., § 1, n. 9, p. 565.


ce que n'a pas le Christ par quelque grâce gratis data distincte de la grâce habituelle ou de la grâce d'union. La forme recherchée ne peut être non plus ces deux grâces considérées ensemble et in recto, comme le pensaient le théologien jésuite Jacques Granado et le théolo-gien mercédaire Jean Prudencio. Ces deux grâces sont de deux ordres différents : l'une est Dieu même, et l'autre est un certain accident. Or il est requis pour un constitutif formel une grande simplicité et indivisibi-lité. De plus, ces deux grâces ne font pas une seule forme mais plu-sieurs. Enfin, l'action du Christ qu'est la communication des grâces envers les membres de son Corps ne peut procéder de façon égale de plusieurs principes quo.
Ce qui constitue le Christ in esse capitis n'est pas non plus la grâce d'union, soit considérée seule (c'est la position de Vasquez), soit impli-quant la grâce habituelle (et c'est plutôt la solution de Suarez). En s'appuyant sur l'autorité de saint Thomas31, Jean de l'Annonciation rap-pelle que la grâce personnelle et la grâce de chef sont des qualifications ordonnées à quelque acte, à la différence de la grâce d'union qui a rapport à l'être. En outre, la grâce d'union ne constitue pas le Christ en acte pour communiquer la grâce aux membres de son Corps. Car ce qui constitue quelqu'un en acte de communiquer (in actu ad influendum) n'est pas la subsistence ou l'existence, mais la nature. L'agir se rapporte par soi à l'essence ou à la nature. Or la grâce d'union n'unit pas per modum naturae, mais seulement en raison de la subsistence ou de l'existence (per modum subsistentiae aut existentiae). Elle ne peut en aucun cas être principe quo de production des opérations du Christ, mais elle est bien plutôt le complément physique de la nature assumée et la raison ou la racine de la dignité morale des actions du Christ.
Enfin, la forme requise n'est pas la grâce habituelle sans présupposi-tion de la grâce d'union, comme le laissait entendre Barthélemy de Médina. L'influx du Christ chef, en effet, consiste en des actions d'une valeur morale infinie par lesquelles il mérite et satisfait pour les mem-bres de l'Église. Or la grâce habituelle considérée en elle-même ne peut être principe d'opérations d'une valeur morale infinie.
Bref, il ne reste plus qu'une solution : la forme qui constitue le Christ chef de l'Église est la grâce habituelle in recto qui présuppose in obliqua la grâce d'union32. Ceci, pour la mineure du raisonnement.

Sacerdoce et grâce capitale (disputatio 31, dubium 1, § 4)

Mais le nœud du problème est essentiellement dans la majeure. C'est par une même forme que le Christ est constitué in esse sacerdotis et in esse capitis Ecclesiae. Et ceci, pour trois raisons : en effet, pour Jean de

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31. Cf. S. THOMAS, IIIa, q. 8, a. 5, resp. et ad 3.
32. Cf. résumé du discursus : SALMANTICENSES, Cursus theologicus, t. 14, § 3, n. 19, p. 574.


l'Annonciation, il convient au chef suprême de l'Église d'être prêtre. Dans le Christ, être chef suprême de l'Eglise et être souverain prêtre de l'Église semblent être une même chose. Il s'en suit que c'est une même forme qui est à l'origine de ces deux prérogatives du Christ. Jean de l'Annonciation n'est malheureusement pas plus explicite sur cette équation fondamentale entre " être chef " et " être prêtre souverain ".
La deuxième raison se prend de l'analyse causale : tout ce que le Christ a causé en tant que chef (per modum capitis), il l'a causé aussi en tant que prêtre (per modum sacerdotis). Car, tout effet du Christ, soit par le mérite, soit en raison de la satisfaction, soit par sa prière, a été consom-mé et achevé dans le sacrifice de la Croix qu'il a offert comme prêtre. C'est donc par une même forme que le Christ est constitué pour exercer une influence dans l'ordre de la grâce, soit en tant que tête de l'Église, soit en tant que prêtre.
La dernière raison, enfin, est plus faible. Elle rappelle qu'il ne faut pas multiplier les formes sans nécessité. Le Christ est ainsi établi chef et prêtre par une même forme.
Comme à leur habitude, les carmes de Salamanque, après avoir don-né les raisons essentielles, donnent des confirmations de leur propos :
1. La forme recherchée ne peut être la seule ordinatio Dei car, pour le Christ, être prêtre désigne un certain effet formel qui lui est intrinsèque, comme être chef de l'Église, être rédempteur, ou autres prérogatives semblables. Or tout effet formel intrinsèque requiert quelque forme in-trinsèque. Ainsi, bien qu'une disposition extrinsèque de la part de Dieu (extrinseca Dei ordinatio} fût nécessaire pour constituer le Christ comme prêtre - par laquelle Dieu l'établit prêtre pour l'éternité -, aucune assignation (deputatio) ne peut être considérée comme une forme intrin-sèque qui permette au Christ d'exercer la charge sacerdotale.
2. Ensuite, la forme recherchée ne peut être la nature divine ou la personnalité du Verbe de Dieu puisque cette nature ou personnalité ne peut manifestement pas regarder Dieu comme supérieur ni être le principe élicite des actions sacerdotales33.
3. Il n'est alors pas de forme plus convenable que la grâce habituelle, mais connotant deux choses, à savoir la grâce d'union et la disposition divine établissant le Christ prêtre. Une telle grâce habituelle est bien principe quo de toutes les opérations surnaturelles que le Christ exerce comme prêtre en priant, en enseignant ou en s'offrant lui-même pour tous les hommes. En outre, la double connotation signalée est requise. La connotation de la grâce d'union ou du suppôt divin est exigée par le suprême sacerdoce du Christ pour qu'il puisse produire des œuvres infi-nies en dignité. Cette considération importante permet à notre théolo-gien de préserver la valeur infinie du sacerdoce du Christ, alors qu'il

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33. Cf. disp. 31, dubium 1, § 3, où Jean de l'Annonciation aborde la question " Secundum quam naturam ".


semblerait par ailleurs, en liant le sacerdoce à la grâce capitale, limiter l'amplitude du sacerdoce du Christ à la grâce créée. Une autre conno-tation est requise également, celle de la disposition divine qui consacre le Christ comme prêtre par un serment.
4. Toute autre forme créée du genre de la puissance ou du caractère ne conviendrait pas puisqu'elle serait liée à une opération particulière et déterminée, alors que l'on recherche le principium quo universel de toutes les opérations surnaturelles que le Christ produit comme prêtre. Notre théologien carme oppose, ici, principe d'opérations particulières et prin-cipe universel des opérations surnaturelles.
5. Pour être complet, il faut ajouter que le Christ ne peut pas non plus être constitué prêtre par toutes ces perfections prises ensembles et in recto. Puisque être prêtre est un seul effet formel, il est requis une seule forme. Cette forme peut connoter d'autres formes, mais il faut un ordre entre ces perfections.

Jean de l'Annonciation conclut que cette forme unique par laquelle le Christ est prêtre est la seule grâce habituelle connotant et la grâce d'union hypostatique et une disposition divine. Cette même forme constitue le Christ in esse capitis, tête de l'Église.
Conscient des enjeux profonds, le théologien carme ajoute une re-marque importante : " C'est pourquoi la grâce d'union, ou divinité du Christ, fut la racine et le fondement des prérogatives évoquées, mais la forme qui les constitue immédiatement fut la grâce habituelle supposant ou connotant l'excellence du suppôt divin et une ordination de Dieu34. " Jean de l'Annonciation laisse ainsi entendre une distinction entre un principe radical et un principe prochain, ou formel, du sacerdoce de Jésus.

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34. SALMANTICENSES, op. cit., disp. 31, dub. 1, § 4, n° 16, p. 339 : " Fuit itaque gratia unionis, sive divinitas Christi radix et fundamentum praedictarum dignitarum : sed forma illas immediate constituens fuit gratia habitualis importans, aut connotans excellentiam suppositi et ordinationem Dei. "


Conclusion

Ces considérations nous auront permis de souligner quelque peu la position des Salmanticenses sur la question du formel du sacerdoce de Jésus. Cette question, un peu technique, non posée par saint Thomas, n'apparaît que lentement dans l'histoire de la théologie ou l'histoire du thomisme. Cajetan († 1534) n'en parle pas; ni Barthélemy de Medina († 1580)35, ni son successeur a la chaire de prime de l'universite de Salamanque, Dominique Bañez († 1604)36. Suarez et François de Araujo donnent quelques éléments de réponse, mais c'est surtout avec les carmes de Salamanque que la question est exposée avec toute son ampleur, explicitement et formellement.
En liant intimement le sacerdoce du Christ à sa dignité de chef, Jean de l'Annonciation est soucieux de mettre en relief la grâce habituelle comme le principe immédiat et formel des actions sacerdotales de Jésus. Mais il sait que la grâce sanctifiante du Christ découle de sa consécration hypostatique, un peu a la manière d'une propriété qui jaillit de la nature. Aussi n'envisage-t-il cette grâce habituelle que comme connotant et le suppôt divin et une certaine disposition divine. Ce faisant, il préserve la valeur infinie des actions du Christ-prêtre, et il rappelle que l'union hypostatique est bien la racine et le fondement lointain des prérogatives sacerdotales de Jésus.
Ce que la théologie espagnole du carme de Salamanque énonce en son langage spéculatif sur ce fondement ultime qu'est la grâce d'union, le verbe français le dit non moins excellemment en ces mots recueillis sous la plume de son contemporain, l'Aigle de Meaux : " Venez, Jésus, Fils éternel de Dieu, sans mère dans le ciel et sans père sur la terre; en qui nous voyons et reconnaissons une descendance royale; mais pour ce qui est du sacerdoce, vous ne le tenez que de celui qui vous a dit: Vous êtes mon Fils : je vous ai engendré aujourd'hui. Pour ce divin sacerdoce, il ne faut être ne que de Dieu; et vous avez votre vocation par votre éternelle naissance37."


fr. Marie-Bruno BORDE, o.c.d.


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35. Le commentaire de Barthélemy de Medina sur les 60 premières questions In Tertiam partem fut publié à Salamanque en 1578.
36. Cf. D. BAÑEZ, Commentarios ineditos a la Tercera parte de Santo Tomas, t. 1, "De Verbo Incarnato (q. 1-42)", q. 22 (De Sacerdotio Christi), Matriti, 1951, qui ne commente pas la question du sacerdoce du Christ, mais fait simplement la remarque suivante : " Circa istam quaest. vide divum Thomam et praecipue in duobus articulis ultimis, ne contingat errare circa hujusmodi locutiones " (p. 272). Ce commentaire est la mise par écrit de son cours de l'année académique 1571-1572 au couvent Saint-Étienne des dominicains de Salamanque.
37. J.-B. BOSSUET, Élévations sur les Mystères, XIIIe semaine, 6e élévation (Le sacerdoce de Jésus), "Œuvres complètes, 3 ", Besançon-Paris, Outhenin-Chalandre, 1840, p. 582-583.


Résumé
. - La question de savoir ce qui constitue formellement le Christ comme prêtre (s'agit-il de la grâce d'union ou de la grâce capitale?) fut discutée parmi les thomistes, spécialement dans la première moitié du XXe siècle. Ce débat s'enracine dans la théologie baroque espagnole. Les Carmes de Salamanque, à la fin du XVIIe siècle, offrent un exposé ample et explicite de la question. Ils soulignent que le principe formel et immédiat de l'agir sacerdotal du Christ est la grâce habituelle connotant la grâce d'union hypostatique. L'enjeu du débat est double : il s'agit de préserver l'infinité du sacerdoce de Jésus tout en soulignant la nécessité et l'importance de la grâce habituelle dans le Christ.

Le frère Marie-Bruno Borde, Carme déchaux, né en 1966, est diplômé de l'École nationale supérieure de Chimie et de Physique de Bordeaux, et poursuit la licence en théologie à l'Institut Saint-Thomas d'Aquin de Toulouse.

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