ÉVANGILE DE SAINT MATHIEU PAR SAINT THOMAS D'AQUIN
CATANA
AUREA DE SAINT THOMAS D'AQUIN SUR SAINT MATTHIEU
CHAPITRE
XV
vv. 1-6.
RAB. Les habitants de Génézareth et les esprits les plus simples
croient en Jésus-Christ, tandis que ceux qui paraissent sages à
leurs propres yeux viennent pour lui livrer combat, selon ces paroles : Vous
avez caché ces choses aux sages et aux prudents, et vous les avez révélées
aux petits. " C'est ce que 1'Évangéliste veut exprimer lorsqu'il
dit : " Alors des scribes et des pharisiens, qui étaient venus de
Jérusalem s'approchèrent de Jésus. " - S. AUG. (De
l'accord des Evang., 2, 49.) Saint Matthieu a disposé l'ordre de son
récit de manière que ces paroles : " Alors des scribes et
des pharisiens s'approchèrent, " etc., servent à la fois
de transition et indiquent la suite chronologique des événements.
S. CHRYS. (hom. 52.) L'Évangéliste nous marque ici le temps pour
dévoiler l'excès de leur méchanceté sans égale,
car ils choisissent pour l'attaquer le moment où il vient de faire une
multitude de miracles et de guérir les malades par le seul contact de
la frange de sa robe. Ces scribes, ces pharisiens viennent de Jérusalem
; ce n'est pas qu'ils ne fussent disséminés dans toutes les tribus,
mais ceux qui habitaient la métropole étaient pires que les autres
à cause des grands honneurs qui leur étaient rendus et de l'orgueil
excessif qui en était la suite. - REMI. Ils sont doublement coupables,
parce qu'ils venaient de Jérusalem, la ville sainte, et parce qu'ils
étaient les anciens du peuple et les docteurs de la loi et que leur intention
n'était pas de consulter le Sauveur, mais de trouver à le reprendre
: " Et ils lui dirent : Pourquoi vos disciples violent-ils la tradition
des anciens ? " - S. JER. Étonnante folie des pharisiens et des
scribes ! Ils reprochent au Fils de Dieu de ne point garder les traditions et
les préceptes des hommes. - S. CHRYS. (hom. 54.) Voyez comme ils sont
pris dans leurs propres paroles : ils ne demandent point pourquoi transgressent-ils
la loi de Moïse, mais pourquoi violent-ils les traditions des anciens ?
preuve évidente que les prêtres introduisaient un grand nombre
de nouveautés, malgré cette défense de Moïse : "
Vous n'ajouterez rien aux paroles que je vous dis aujourd'hui et vous n'en retrancherez
rien. " C'est alors qu'ils devaient s'affranchir de ces pratiques, qu'ils
se liaient par un plus grand nombre de vaines observances, parce qu'ils craignaient
qu'on ne vînt leur enlever l'autorité souveraine, et qu'ils voulaient
se rendre redoutables en leur qualité de législateurs.
REMI. - Quelles étaient ces traditions ? Saint Marc nous l'apprend : Les pharisiens et tous les Juifs ne mangent point qu'ils ne se lavent fréquemment les mains. " (Mc 7.) Voilà pourquoi ils adressent ce reproche aux disciples de Jésus : " Ils ne lavent pas leurs mains. " - BEDE (sur S. Matth.) Comme ils entendaient les paroles des prophètes dans un sens charnel, ils n'observaient ce précepte que Dieu donne par Isaïe : " Lavez-vous et soyez purs " qu'en lavant leurs corps, et ils avaient donc établi qu'on ne pouvait manger qu'après s'être lavé les mains. - S. JER. On doit se laver les mains, c'est-à-dire purifier les oeuvres non du corps, mais de l'âme, pour qu'elles puissent accomplir la parole de Dieu. - S. CHRYS. (hom. 52.) Les disciples mangeaient sans s'être lavé les mains, parce qu'ils rejetaient les observances superflues pour ne s'attacher qu'au nécessaire ; ils ne se croyaient obligés ni à se laver, ni à ne se pas laver les mains, et ils pratiquaient l'un et l'autre suivant les occasions. Car, comment auraient-ils pu attacher de l'importance à une semblable tradition, eux qui n'avaient même aucun souci de la nourriture qui leur était nécessaire ? - REMI. Ou bien ce que les pharisiens reprochent aux disciples du Seigneur n'est pas de manquer à l'usage reçu de se laver les mains lorsqu'il eu est besoin, mais de ne pas observer ici les coutumes inutiles, introduites par les traditions des anciens (cf. Mc 7).
S. CHRYS.
(hom. 52.) Jésus-Christ n'excuse pas directement ses disciples ; mais,
prenant le rôle d'accusateur, il fait voir aux scribes et aux pharisiens
que ce n'est pas à ceux qui se rendent coupables de fautes énormes
qu'il appartient de reprendre les fautes légères que peuvent commettre
les autres. Mais il leur répondit : Pourquoi vous-mêmes violez-vous
le commandement de Dieu ? " etc. Il ne dit pas que ses disciples font bien
pour ne pas donner aux. Juifs occasion de les calomnier ; mais il ne les blâme
pas non plus, pour ne point paraître approuver leurs traditions Il n'accuse
pas non plus les anciens, ce qu'ils auraient repoussé comme un outrage,
mais il reprend ceux qui sont venus le trouver, tout en blâmant indirectement
les anciens qui avaient établi cette tradition. " Et vous, pourquoi
violez-vous les commandements de Dieu pour votre tradition ? " - S. JER.
C'est-à-dire : Comment, vous violez les Commandements de Dieu pour une
tradition tout humaine, et vous reprochez à mes disciples d'attacher
peu d'importance aux prescriptions des anciens pour observer les commandements
de Dieu ? car Dieu a fait ce commandement : " Honore ton père et
ta mère. " Cet honneur dont parle l'Écriture consiste moins
en marques de déférence, de respect, que dans l'assistance et
dans les secours effectifs qu'on leur donne : " Honorez les veuves qui
sont vraiment veuves, " dit saint Paul (1 Tm 5), honneur qu'il faut entendre
des secours qui leur sont donnés. Dieu, en faisant ce commandement, avait
eu en vue les Infirmités, l'âge ou l'indigence des parents, et
voulait que les enfants honorassent leurs parents en leur procurant les choses
nécessaires à la vie (cf. Ex 20 ; Dt 5 ; Qo 3). - S. CHRYS. (hom.
52.) Dieu a voulu montrer combien les parents devaient être honorés
par leurs enfants, en sanctionnant ce précepte par la récompense
et par le châtiment. Mais Notre-Seigneur, passant sous silence la récompense
promise à ceux qui honorent leurs parents, c'est-à-dire une longue
vie sur la terre, s'arrête de préférence à ce qui
est de nature à les effrayer, c'est-à-dire au châtiment,
pour inspirer une vive crainte aux uns et convertir les autres. C'est pour cela
qu'il ajoute : " Que celui qui aura outragé son père ou sa
mère soit puni de mort. " Il leur prouve par là qu'ils sont
vraiment dignes de mort ; car si celui qui outrage de paroles son père
ou sa mère est puni de mort, combien plus méritez-vous ce châtiment,
vous qui les outragez par vos actions. Et non-seulement vous manquez à
l'honneur qui est dû à vos parents, mais encore vous enseignez
aux autres à le leur refuser. Comment donc osez-vous accuser mes disciples,
vous qui ne méritez pas même de vivre ?
Notre-Seigneur leur fait connaître la manière dont ils violent
ce commandement de Dieu, en ajoutant : " Mais vous, vous dites : Quiconque
aura dit à son père ou à sa mère : Tout don que
j'offre de mon bien, tourne à votre profit. " - S. JER. Les scribes
et les pharisiens, voulant détruire cette loi divine et providentielle,
pour couvrir leur impiété sous l'apparence de la religion, enseignèrent
aux enfants dénaturés que s'ils avaient l'intention de consacrer
à Dieu, qui est le Père véritable, ce qui était
destiné à leurs parents, ils devaient préférer ce
sacrifice aux secours que leur père et leur mère avaient droit
d'attendre d'eux. - LA GLOSE. Voici donc le sens de ces paroles : Ce que j'offre
à Dieu vous servira aussi bien qu'à moi ; vous ne devez donc pas
prendre pour votre usage ce qui m'appartient, mais permet que je l'offre à
Dieu. - S. JER. Ou bien il est probable que les parents, dans la crainte d'encourir
le crime de sacrilège, n'osaient prendre ce qu'ils voyaient consacré
à Dieu, et qu'ils étaient réduits à la dernière
pauvreté ; il arrivait ainsi que l'offrande faite par les enfants sous
le prétexte du temple et de Dieu, tournait au profit des prêtres.
LA GLOSE. Le sens serait donc celui-ci : Quiconque, c'est-à-dire dire
vous, jeunes gens, qui aura dit (ou qui aura pu dire, ou qui dira) à
son père ou à sa mère : Mon père, le don que j'offre
à Dieu de mon bien, tournera à votre profit, servira à
votre usage ; c'est-à-dire vous ne devez pas le prendre, pour ne pas
vous rendre coupable de sacrilège. Ou bien encore, on peut dire, en suppléant
à ce qui manque : Quiconque dira à son père, etc., sous-entendez,
accomplira le commandement de Dieu, ou accomplira la loi, ou sera digne de la
vie éternelle. - S. JER. On peut encore donner cette explication abrégée
: Vous forcez les enfants de dire à leurs parents : Le don que j'allais
offrir à Dieu, je l'emploie par là même à votre entretien,
et il tourne à votre profit, mon père et ma mère ; mais
non, il n'en est pas ainsi. - LA GLOSE. Et c'est ainsi que par suite des conseils
que lui aura donnés votre avarice, ce fils n'aura aucun respect pour
son père et sa mère, comme il le dit en propres termes : Et il
n'honorera ni son père ni sa mère, " comme s'il disait :
Voila les mauvais conseils que vous donnez aux enfants, et vous êtes cause
que ce fils, plus tard, ne rendra ni à son père ni à sa
mère l'honneur qu'il leur doit. C'est ainsi que ce commandement de Dieu
qui fait un devoir aux enfants d'assister leurs parents, vous l'avez rendu inutile
à cause de votre tradition en servant les intérêts de votre
avarice. - S. AUG. (contre l'ennemi de la loi et des prophètes, 2, 1)
Jésus-Christ nous montre ainsi avec évidence, que c'est la loi
de Dieu même dont l'hérétique fait l'objet de ses blasphèmes,
et que les Juifs ont des traditions étrangères aux livres prophétiques,
et que l'Apôtre appelle des fables profanes et des contes de vieilles
femmes (1 Tm 4.) - S. AUG. (cont. Faust., 16, 24.) Notre-Seigneur nous enseigne
ici plusieurs choses, d'abord qu'il ne détournait pas les Juifs du Dieu
qu'ils adoraient ; et que bien loin de violer lui-même ses commandements,
il condamnait ceux qui se rendaient coupables de cette transgression, et qu'enfin
ce n'était que par Moïse qu'il avait donné ces préceptes.
- S. AUG. (Quest. évang., 1, 15.) Ou bien dans un autre sens : "
Le présent que j'offre de mon bien tournera à votre profit, "
c'est-à-dire : Le présent que vous offrez pour moi, vous appartiendra
désormais ; paroles qui signifient que les enfants n'avaient plus besoin
des sacrifices que leurs parents offraient pour eux, lorsqu'ils étaient
arrivés à l'âge où ils pouvaient les offrir eux-mêmes.
Parvenus à cet âge, où ils pouvaient tenir ce langage à
leurs parents, les pharisiens niaient qu'ils fussent coupables de manquer à
l'honneur qu'ils leur devaient.
vv. 7-11.
S. CHRYS. (hom. 52.) Le Seigneur vient de prouver aux pharisiens qu'ils n'avaient
pas droit d'accuser ceux qui transgressaient la tradition des anciens, alors
qu'ils violaient eux-mêmes la loi de Dieu. Il établit encore la
même vérité par le témoignage du prophète
: " Hypocrites, leur dit-il, Isaïe a bien prophétisé
de vous. " - REM. Un hypocrite est un homme qui feint, qui simule, et qui
affecte de paraître au dehors tout autre qu'il n'est au fond du cur.
C'est avec raison qu'il les appelle hypocrites, eux, qui sous prétexte
d'honorer Dieu, ne cherchaient qu'à amasser les biens de la terre. -
RAB. Isaïe a prévu cette hypocrisie des Juifs qui les porterait
à combattre artificieusement l'Évangile ; et c'est pour cela qu'il
a dit au nom du Seigneur : " Ce peuple m'honore des lèvres, "
etc. - REMI. Le peuple juif paraissait s'approcher de Dieu, et l'honorer des
lèvres et de la bouche ; car il se faisait gloire de n'adorer qu'un seul
Dieu ; mais son cur s'éloigna de lui, parce qu'après avoir
vu tant de prodiges et de miracles, il ne voulut ni reconnaître sa divinité,
ni le recevoir. - RAB. Ils l'honoraient des lèvres, lorsqu'ils disaient
: " Maître, nous savons que vous êtes vrai ; " mais leur
cur était bien loin de lui, lorsqu'ils envoyèrent des hommes
pour lui tendre des pièges et le surprendre dans ses discours. - La GLOSE.
Ou bien ils l'honoraient en recommandant les purifications extérieures
et légales, mais comme ils n'avaient point la pureté intérieure,
leur cur était loin de Dieu, et l'honneur qu'ils lui rendaient
était sans fruit pour eux, comme l'ajoute le Sauveur : " Et c'est
en vain qu'ils m'honorent, enseignant des maximes et des ordonnances humaines.
" - RAB. Ils n'auront point de part à la récompense des vrais
adorateurs, eux qui enseignent des doctrines et des préceptes purement
humains, au mépris des commandements qui viennent de Dieu.
S. CHRYS. (hom. 52.) Après avoir donné un nouveau poids à
l'accusation dirigée contre les pharisiens, en l'appuyant de l'autorité
du prophètes sans qu'il ait pu les amener à de meilleurs sentiments,
il cesse de leur parler, et il s'adresse au peuple : " Puis, ayant appelé
le peuple, il leur dit : Écoutez, et comprenez bien ceci. " Comme
il doit exposer à la foule une vérité élevée
et pleine de sagesse, avant de l'énoncer, il prépare les esprits
à la recevoir, en témoignant d'abord des égards et de la
sollicitude pour ce peuple ; ce que l'Évangéliste nous indique
par ces paroles : " Puis, ayant appelé le peuple. " Les circonstances
sont d'ailleurs on ne peut plus favorables pour ce qu'il valeur dire ; car ce
n'est qu'après avoir ressuscité des morts et triomphé des
pharisiens qu'il propose sa loi pour la faire plus facilement accepter. Il ne
se contente pas d'appeler la foule, mais il la rend plus attentive par ces paroles
: " Entendez, et comprenez, " c'est-à-dire prêtez votre
attention, et élevez votre esprit pour comprendre mes paroles. Il ne
leur dit pas : Il ne faut pas faire de distinction entre les aliments, ou c'est
à tort que Moïse a prescrit cette distinction ; mais, puisant ses
preuves dans la nature même des choses, il parle sous forme d'avertissement
et de conseil, et il dit : " Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche qui
souille l'homme, " etc. La traduction de saint Jérôme porte
: Qui rend commun (cf. Mc 7, 15). - S. JER. Le mot communicat est une expression
particulière aux Écritures, et qui n'est point employé
dans le langage ordinaire. Le peuple juif qui se vantait d'être l'héritage
de Dieu, donnait le nom de nourriture commune ou impure aux viandes dont se
nourrissent tous les hommes, comme la viande de porc, de lièvre, et d'autres
animaux qui n'ont pas le sabot fendu, qui ne ruminent pas, et parmi les poissons,
ceux qui n'ont point d'écailles. C'est dans ce sens que nous lisons dans
les Actes des Apôtres (Ac 10) : " Ne regardez pas comme commun ce
que Dieu a sanctifié. " Ainsi le mot commun, qui exprime ce qui
est permis aux autres hommes, comme ne faisant point partie de l'héritage
de Dieu, est pris ici dans le sens d'impur.
S. AUG. (cont. Faust., 6, 7.) L'Ancien Testament, qui défend certains
aliments, n'est nullement en opposition avec ce que le Seigneur dit ici : "
Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche qui souille, " ni avec ces autres
paroles de l'Apôtre : " Tout est pur pour ceux qui sont purs "
(Tt 1), et encore : " Toute créature de Dieu est bonne. " (1
Tm 4.) Que les Manichéens, s'ils le peuvent, comprennent que l'Apôtre
a voulu parler ici des substances considérées en elles-mêmes,
tandis que la sainte Écriture, pour établir certaines figures
qui étaient en rapport avec le temps, considère certains animaux
comme impurs, non pas de leur nature, mais par la signification qui s'y trouve
attachée. Ainsi, par exemple, que l'on demande si le porc et l'agneau
sont purs de leur nature, il faudra répondre affirmativement, parce que
" toute créature de Dieu est bonne. " Mais si on les considère
sous un certain rapport significatif, l'agneau est pur, le porc ne l'est pas.
Il en est de même pour les mots fou et sage : l'un et l'autre sont purs,
si on les considère dans le son de la voix qui les prononce, aussi bien
que dans les lettres et les syllabes qui les composent ; mais considérés
dans leur signification, le nom de fou, peut recevoir la qualification d'impur,
non pas dans sa nature, mais parce qu'il signifie quelque chose d'impur. Peut-être
aussi que le fou est dans l'ordre des réalités ce que le porc
est dans l'ordre des figures. Ainsi cet animal et ce mot latin de deux syllabes
(stultus), que nous traduisons par fou, auraient une seule et même signification
; car la loi répute le porc immonde, parce qu'il ne rumine pas, ce qui
tient à sa nature, et n'est point un vice en lui. Il est des hommes qui
sont figurés par cet animal, et qui sont impurs par leur propre faute
et non par nature, parce qu'après avoir écouté volontiers
les leçons de la sagesse, ils n'y pensent plus en aucune façon.
Car si après avoir reçu des enseignements utiles, vous les rappelez
comme des entrailles de votre mémoire, et que vous reportiez la douceur
de ce souvenir comme dans la bouche de la pensée, que faites-vous en
cela, que ruminer spirituellement ? Ceux qui agissent différemment sont
figurés par les animaux impurs. Or, cette multitude de choses qui nous
sont proposées ou dans des expressions allégoriques, ou dans des
observances figuratives, font sur les esprits raisonnables une douce et salutaire
impression. Mais un grand nombre de ces choses étaient pour le peuple
juif autant de préceptes qu'il devait non seulement écouter, mais
encore mettre en pratique. C'était le temps où les mystères,
dont Dieu réservait la révélation aux siècles qui
suivirent, devaient être prophétisés non-seulement par des
paroles, mais encore par des faits. Lorsque plus tard ces mystères ont
été révélés par le Christ, et dans le Christ,
ces observances n'ont pas été imposées comme un joug aux
nations qui embrassèrent la foi, mais l'autorité de la prophétie
qu'elles contenaient a conservé toute sa force. Or, je demanderai aux
Manichéens si cette maxime du Seigneur : " Ce qui entre dans la
bouche ne souille pas, " est vraie ou fausse ; s'ils prétendent
qu'elle est fausse, pourquoi leur docteur Adimantus, qui reconnaît qu'elle
vient de Jésus-Christ, s'en fait une arme pour battre en brèche
l'Ancien Testament ? Si elle est vraie, comment peuvent-ils admettre contre
sa déclaration que la nourriture souille l'homme ?
S. JER. Un lecteur attentif pourra nous faire cette difficulté : "
Si ce qui entre dans la bouche de l'homme ne le souille pas, pourquoi ne pas
manger des viandes offertes aux idoles ? Nous répondons que les aliments
et toute créature de Dieu sont purs par eux-mêmes ; mais que l'invocation
des idoles et des démons rend impures ces viandes immolées aux
idoles pour ceux qui les mangent avec la conviction qu'ils font un acte idolâtrique,
et ainsi leur conscience qui est faible, en est souillée, suivant la
parole de l'Apôtre (1 Co 8). - REMI. Mais celui qui est doué d'une
foi assez grande pour comprendre que ce que Dieu a créé ne peut
être souillé en aucune manière, sanctifie sa nourriture
par la prière et par la parole de Dieu, et il peut manger ce qu'il voudra,
à moins, toutefois, que cette liberté ne devienne un scandale
pour les personnes faibles, comme le fait remarquer le même Apôtre.
vv. 12-14.
S. JÉR. Une seule parole du Sauveur vient de détruire toute cette
superstition des observances légales auxquelles tenaient tant les Juifs,
persuadés que toute leur religion consistait à prendre telle nourriture
ou à rejeter telle autre. - S. CHRYS. (hom. 52.) Les pharisiens, ayant
entendu la doctrine que Jésus vient d'enseigner, n'osent plus le contredire,
car il les avait fortement convaincus non-seulement en repoussant leurs accusations,
mais encore en dévoilant leurs fourberies, mais ils furent scandalisés
(les pharisiens et non le peuple). " Alors les disciples s'approchant lui
dirent : Savez-vous bien que les pharisiens, ayant entendu ce que vous venez
de dire, s'en sont scandalisés ? - S. JER. Comme le mot scandale est
souvent employé dans la sainte Écriture, il nous faut expliquer
en peu de mots ce qu'il signifie. Nous croyons pouvoir le définir, une
pierre d'achoppement, une cause de chute ou un choc des pieds. Lors donc que
nous lisons : " Quiconque aura scandalisé, " nous devons l'entendre
dans ce sens : Celui qui en paroles ou en action aura été pour
son frère une occasion de chute ou de ruine.
S. CHRYS. (hom. 52.) Notre-Seigneur Jésus-Christ ne cherche pas à faire disparaître le scandale des pharisiens ; au contraire, il donne un nouveau cours à ses reproches : " Toute plante que n'a pas plantée mon Père céleste sera arrachée. " Les Manichéens prétendent qu'il veut parler ici de la Loi, mais cette opinion se trouve réfutée par ce qu'il a dit plus haut ; car, s'il avait ici la Loi en vue, comment aurait-il pris plus haut la défense de la Loi en leur disant : " Pourquoi transgressez-vous la loi de Dieu, à cause de votre tradition ? Comment aurait-il pu citer à l'appui l'autorité du prophète ? Si c'est Dieu qui a fait ce commandement : " Honorez votre père et votre mère, " comment ce précepte, qui fait partie de la Loi, ne serait-il pas la plantation de Dieu ? - S. HIL. (can. 14.) Donc ces paroles : " Toute plante qui n'a pas été plantée par mon Père céleste sera arrachée, " signifient que toute tradition humaine qui sert de prétexte à la violation de la loi doit être arrachée et rejetée. - REMI. Toute fausse doctrine, toute observance superstitieuse ne peuvent avoir de durée non plus que leurs auteurs, et comme elles ne viennent pas du Père, elles seront déracinées avec eux ; celle-là seule demeurera qui a été plantée par Dieu le Père. - S. JER. Est-ce que cette plantation dont l'Apôtre a dit : " J'ai planté, Apollon a arrosé " serait aussi déracinée ? La réponse à cette question se trouve dans les paroles suivantes : " C'est Dieu qui a donné l'accroissement ". L'Apôtre ajoute encore : " Vous êtes le champ que Dieu cultive, vous êtes l'édifice que Dieu bâtit, " et dans le même verset : " Nous sommes les coopérateurs de Dieu ; " or, si nous sommes ses coopérateurs, donc lorsque Paul plante et qu'Apollon arrose, c'est Dieu qui plante et arrose avec ses coopérateurs. Ceux qui soutiennent le système de plusieurs natures différentes abusent de ce passage en disant : " Si la plantation que n'a pas faite le Père doit être arrachée, donc celle qu'il a faite ne sera jamais déracinée. " Jérémie leur répond : " Je vous ai planté comme une vigne choisie, comment êtes-vous devenus pour moi une vigne étrangère et pleine d'amertume ? " Dieu a planté, il est vrai, et personne ne peut déraciner ce qu'il a plante ; mais, comme cette plantation a ses racines dans le libre arbitre, aucun autre ne pourra la déraciner si elle ne donne son consentement. - LA GLOSE. Ou bien cette plantation signifie les docteurs de la loi et leurs disciples, qui n'avaient pas Jésus-Christ pour fondement. Le Sauveur donne la raison pour laquelle ils seront déracinés : " Laissez-le ; ce sont des aveugles qui conduisent des aveugles. " - Ils sont aveugles, c'est-à-dire privés de la lumière des commandements de Dieu, et ils sont conducteurs d'aveugles parce qu'ils entraînent les autres dans le précipice ; ils suivent eux-mêmes les sentiers de l'erreur et ils y égarent les autres. (1 Tm 3.) C'est pour cela qu'il ajoute : " Si un aveugle conduit un autre aveugle, ils tombent tous deux dans la fosse. " - S. JER. C'est le commandement que l'Apôtre avait fait à son disciple : " Fuyez celui qui est hérétique après le premier ou le second avertissement, en vous rappelant qu'un tel homme est perverti. " (Tt 3.) C'est dans le même sens que le Sauveur nous ordonne d'abandonner les docteurs de mensonge à leur volonté dépravée, convaincu qu'il était qu'on ne pouvait que difficilement les ramener à la vérité.
vv. 15-20.
REMI. Notre-Seigneur avait l'habitude de parler en paraboles. Pierre, ayant
donc entendu ces paroles : " Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche qui
souille l'homme, " crut que c'était une expression parabolique ou
figurée, et il fit au Sauveur la question suivante : " Expliquez-nous
cette parabole. " Il parlait ainsi au nom de tous ; aussi le Seigneur fait
tomber le reproche à la fois sur lui et sur les autres : " Et vous
aussi, vous êtes encore sans intelligence ? - S. JER. Le Sauveur fait
un reproche à Pierre de regarder comme une parabole une vérité
exprimée clairement, sans la moindre figure. Apprenons de là qu'on
n'est pas un bon disciple lorsqu'on veut entendre avec clarté ce qui
est obscur, ou regarder comme obscur ce qui est d'une clarté évidente.
- S. CHRYS. (hom. 52.) Ou bien le Seigneur le reprend, parce que ce n'était
pas pour dissiper ses doutes que Pierre l'interrogeait, mais parce qu'il se
scandalisait comme les pharisiens. Le peuple, en effet, n'avait pas compris
ce qu'avait dit le Sauveur ; mais pour les disciples, ils en avaient été
scandalisés. Aussi avaient-ils voulu d'abord l'interroger comme au nom
des pharisiens ; mais ils en furent empêchés par cette grande vérité
qu'ils entendent sortir de la bouche de Jésus : " Toute plante que
mon Père n'a pas plantée sera arrachée, " etc. Mais
Pierre, dont l'ardeur éclate partout, ne peut garder le silence. Aussi
Jésus le reprend vivement et motive ainsi ses reproches : " Vous
ne comprenez donc pas que ce qui entre dans la bouche descend dans le ventre
et est jeté ensuite au lieu secret ? "
S. JER. Il en est qui ont pris occasion de ces paroles pour reprocher au Seigneur
d'avoir ignoré les lois physiques de la nutrition en pensant que tous
les aliments descendent dans le ventre et sont jetés ensuite dans un
lieu secret, tandis que la nourriture, soumise immédiatement à
une espèce de dissolution, est distribuée dans les membres, dans
les veines, dans les nerfs et jusque dans la moëlle des os. Mais ils doivent
savoir aussi que lorsque les aliments ont subi, sous l'action d'un fluide délié,
une opération qui les rend liquides et qu'ils ont été comme
cuits et digérés dans les membres, ils descendent vers les parties
inférieures du corps, que les Grecs appellent pores, et sont jetés
ensuite dans un lieu secret. - S. AUG., (De la vraie relig., chap. 40.) Les
aliments, après qu'ils ont été soumis à la dissolution
et qu'ils ont perdu leur forme, sont distribués dans toutes les parties
du corps et y deviennent des éléments réparateurs. Le mouvement
vital les sépare en deux parties distinctes : l'une, parfaitement préparée,
sert à développer l'admirable organisation de notre corps ; l'autre,
dépouillée de tout principe nutritif, est rejetée par les
canaux destinés à cet usage. Ainsi une partie, la plus grossière,
est rendue à la terre pour y prendre de nouvelles formes ; une autre
se sécrète et s'exhale par tous les pores du corps ; une autre
enfin se répand dans toute l'économie intérieure du corps
humain et devient un des principes de la génération.
S. CHRYS. En parlant de la sorte à ses disciples, Notre-Seigneur se conforme
encore aux idées imparfaites du judaïsme, il dit : La nourriture
ne reste pas, mais elle s'en va, bien qu'elle ne pût souiller, même
en restant dans le corps. Mais ils ne pouvaient encore comprendre cette doctrine,
car Moïse leur avait ordonné de se considérer comme impurs
tant que la nourriture était dans leurs entrailles, et de se laver et
de se purifier le soir, qui est comme le temps où la digestion est faite
et où le corps se débarrasse du reste des aliments. - S. AUG.
(De la Trinité, 15, 18.) Le Seigneur, sous une même dénomination,
a compris deux sortes de bouches dans l'homme : la bouche du corps et la bouche
de l'âme. Dans ces paroles : " Tout ce qui entre dans la bouche,
" etc., il ne peut être question que de la bouche du corps, tandis
que c'est de la bouche du cur que Notre-Seigneur veut parler dans le passage
suivant : " Ce qui sort de la bouche part du cur, et c'est ce qui
souille l'homme. " - S. CHRYS. (hom. 52.) Les choses qui sont au fond du
cur restent dans l'homme et le souillent non-seulement lorsqu'elles y
restent, mais surtout lorsqu'elles en sortent ; c'est pour cela qu'il ajoute
: " C'est du cur que sortent les mauvaises pensées. "
Il met les mauvaises pensées en première ligne, parce que c'était
le vice particulier des Juifs qui lui tendaient des embûches. - S. JER.
La faculté principale de l'âme n'est donc pas, comme le veut Platon,
dans le cerveau, mais dans le cur, d'après Jésus-Christ,
et cette doctrine condamne l'opinion de ceux qui prétendent que les pensées
nous sont suggérées par le démon et ne sont pas le fruit
de notre propre volonté. Le démon peut devenir l'auxiliaire et
le fauteur des mauvaises pensées, mais non pas en être l'auteur.
Car bien que cet ennemi, qui se tient toujours en embuscade, puisse développer
par son souffle l'étincelle de nos pensées et en produire un grand
incendie, nous devons en conclure non pas qu'il scrute les secrets cachés
de notre cur, mais que sur l'apparence extérieure et d'après
nos actions, il conjecture ce qui se passe au fond de notre âme. Ainsi,
par exemple, s'il nous voit jeter souvent les yeux sur une femme d'un extérieur
agréable, il comprend que notre cur a été blessé
par ces regards de la flèche d'un amour coupable.
LA GLOSE.
Les pensées mauvaises produisent aussi les mauvaises actions et les paroles
coupables défendues par la loi. C'est pour cela que Notre-Seigneur ajoute
les homicides que la loi proscrit par ce commandement : " Vous ne tuerez
pas ; " les adultères et les fornicateurs par cet autre : "
Vous ne commettrez pas d'adultère ; " les vols, par celui-ci : "
Vous ne déroberez pas ; " les faux témoignages, par cet autre
: " Vous ne ferez pas de faux témoignage contre votre prochain ;
" les blasphèmes enfin, par ce précepte : " Vous ne
prendrez pas le nom de Dieu en vain. "
REMI. Après avoir énuméré les vices que défend
la loi divine, le Seigneur ajoute avec raison : " Voilà ce qui souille
l'homme, " c'est-à-dire qui le rend immonde et impur. - LA GLOSE.
Et, comme pour développer cette doctrine, il a pris occasion de la méchanceté
des pharisiens qui préféraient leurs traditions aux préceptes
divins, il conclut en insistant sur le peu de raison de cette tradition : "
Mais manger sans avoir lavé ses mains ne souille pas l'homme. "
- S. CHRYS. (homélie 52.) Il ne dit pas : Manger les viandes défendues
par la loi ne souille pas l'homme, pour ne point soulever de nouvelles contradictions
; il ne comprend dans sa conclusion que ce qui avait été l'objet
de la discussion.
vv. 22-28.
S. JÉR. Notre-Seigneur laisse là les Juifs, les pharisiens et
les calomniateurs et il se rend dans le pays de Tyr et dans celui de Sidon pour
étendre ses bienfaits jusqu'aux habitants de cette contrée : "
Et Jésus, étant parti de là, se retira dans le pays de
Tyr et de Sidon. "
REMI. Tyr et Sidon étaient des villes habitées par des Gentils
; Tyr était la métropole des Chananéens, Sidon était
situé sur les frontières de leur pays, du côté du
nord. - S. CHRYS. (hom. 53.) Remarquons que c'est au moment qu'il affranchit
les Juifs des observances qui leur interdisaient certaines nourritures, qu'il
ouvre aux Gentils la porte de l'Évangile. C'est ainsi que Pierre reçut
dans une vision l'ordre de s'affranchir de cette loi, et qu'il fut envoyé
immédiatement vers le centurion Corneille (Ac 10.) Si l'on demande pourquoi
le Sauveur, qui avait dit à ses disciples : " Vous n'irez pas vers
les nations, " y a été lui-même, nous répondrons
d'abord qu'il n'était pas soumis aux préceptes qu'il donnait à
ses disciples, et, en second lieu, qu'il n'y alla point pour prêcher 1'Évangile,
mais pour y chercher une retraite, puisque saint Marc nous apprend (Mc 7) qu'il
désirait que personne ne le sût.
REMI. Il y alla aussi pour faire sentir les effets de sa bonté aux habitants
de Tyr et de Sidon, c'est-à-dire pour délivrer du démon
la fille de cette pauvre femme et confondre, par l'exemple de sa foi, la méchanceté
des scribes et des pharisiens. C'est cette femme, dont l'Évangéliste
dit : " Voici qu'une femme chananéenne, qui était sortie
de ce pays, " etc. - S. CHRYS. (hom. 53.) Il nous fait remarquer qu'elle
était Chananéenne pour nous faire voir l'efficacité de
la présence de Jésus-Christ dans cette contrée. Les Chananéens,
en effet, qui avaient été chassés de la Judée dans
la crainte qu'ils ne vinssent à pervertir les Juifs, font ici preuve
d'une plus grande sagesse en sortant de leur pays et en venant trouver Jésus-Christ.
Or, cette femme, en s'approchant de Jésus, n'implore que sa miséricorde.
Elle se met à crier à haute voix : " Ayez pitié de
moi, Seigneur, fils de David. "
LA GLOSE.
Nous voyons ici la grande foi de la Chananéenne ; elle reconnaît
un Dieu dans celui qu'elle appelle son Seigneur, elle confesse en même
temps son humanité en l'appelant fils de David. Elle avoue qu'elle n'a
aucun droit, aucun mérite, c'est la seule miséricorde de Dieu
qu'elle implore en disant : " Ayez pitié de moi, " car la douleur
de la fille est la douleur de la mère. Pour toucher davantage le cur
du Seigneur, elle lui fait le tableau du malheur qui l'afflige : " Ma fille
est misérablement tourmentée par le démon " paroles
qui découvrent au médecin les plaies qu'il doit guérir
et qui lui font connaître la grandeur et la nature du mal : sa grandeur,
lorsqu'elle dit : " Elle est tourmentée misérablement ; "
sa nature, lorsqu'elle ajoute : " Par le démon. "
S. CHRYS. (hom. 17 sur divers textes de S. Matth.) Voyez la sagesse de cette
femme : elle n'a pas été trouver les hommes qui auraient pu la
tromper ; elle n'a point eu recours à de vaines amulettes ; mais, abjurant
toutes les pratiques du culte des démons, elle vient trouver le Seigneur.
Elle ne s'adresse pas à Jacques, elle ne choisit pas Jean pour médiateur,
elle ne vient pas trouver Pierre ; elle se couvre de la protection du repentir
et accourt seule se jeter aux pieds du Sauveur. Mais quel résultat inattendu
! elle prie, elle fait retentir l'air de ses lamentations et de ses cris, et
ce Dieu si bon, si tendre pour les hommes, ne lui répond pas un mot,
comme le rapporte l'Évangéliste : " Et il ne lui répondit
pas un mot. " - S. JER. Ce n'est point sans doute par orgueil, comme les
pharisiens ; ce n'est point par arrogance, comme les scribes, mais pour ne point
paraître contredire cet ordre qu'il avait donné : " Vous n'irez
point vers les nations. " Il ne voulait pas donner lieu à la calomnie
et il réservait aux temps qui devaient suivre sa passion et sa résurrection
la parfaite conversion des Gentils. - LA GLOSE. S'il diffère de l'exaucer,
s'il ne lui répond pas, c'est pour faire éclater la patience et
la persévérance de cette femme. Disons encore que c'est pour donner
lieu à la médiation des Apôtres et nous apprendre ainsi
la nécessité de l'intercession des saints pour obtenir les grâces
que nous demandons : " Et ses disciples s'approchant de lui, le priaient,
" etc. - S. JER. Les disciples, qui ne connaissaient pas encore la conduite
mystérieuse du Sauveur, le priaient pour cette Chananéenne, soit
par un sentiment de compassion soit par le désir de se débarrasser
de ses importunités.
S. AUG. (De l'acc. des Evang., 2, 49.) Il semblerait qu'il y a ici une certaine
contradiction entre le récit de saint Matthieu et celui de saint Marc,
qui raconte que cette femme vint trouver Notre-Seigneur dans une maison où
il se trouvait alors. Or, on peut dire que saint Matthieu n'a point parlé
de cette circonstance, tout en racontant le même fait ; mais comme il
rapporte que les Apôtres ont dit au Seigneur : " Renvoyez-la, parce
qu'elle crie après nous, " il paraît indiquer clairement que
cette femme adressait ses supplications au Seigneur en marchant à sa
suite. Saint Marc, de son côté, raconte que cette femme entra dans
la maison où était Jésus, parce qu'il avait dit précédemment
que le Sauveur était dans cette maison, tandis que saint Matthieu, en
disant : " Il ne lui répondit pas, " donne à entendre
ce que ni l'un ni l'autre n'ont rapporté, que Jésus sortit de
la maison en gardant le silence, et ainsi tout le reste se lie parfaitement
sans l'ombre même de contradiction.
S. CHRYS. (hom. 53.) Je présume que les disciples furent attristés
du malheur de cette femme, cependant ils n'osèrent dire au Seigneur :
" Accordez-lui cette grâce, " ils se contentent de lui dire
: " Renvoyez-la. " C'est ainsi que souvent, lorsque nous voulons amener
quelqu'un à notre sentiment, nous lui disons le contraire de ce que nous
désirons. " Jésus leur répondit : Je ne suis envoyé
qu'aux brebis de la maison d'Israël. " - S. JER. Il ne dit pas d'une
manière absolue qu'il n'est pas envoyé aux Gentils, mais il déclare
qu'il a été envoyé premièrement au peuple d'Israël,
et, ce peuple rejetant l'Évangile qui lui était offert, c'était
avec justice que Dieu en faisait part aux Gentils. REMI. Il est aussi envoyé
particulièrement pour le salut des Juifs, en ce sens qu'il devait les
enseigner lui-même visiblement et en personne. - S. Jér. C'est
avec intention qu'il dit : " Aux brebis perdues de la maison d'Israël,
" pour nous faire comprendre qu'il est ici question de cette brebis égarée
dont il parle dans une autre parabole. (Lc 15.) - S. Chrys. (hom. 53.) Mais
lorsque cette femme vit que les Apôtres ne pouvaient rien pour elle, elle
devînt impudente de la bonne sorte et saintement hardie ; car elle n'avait
osé d'abord se présenter devant lui, comme l'indiquent ces paroles
des disciples : " Elle crie après nous, " et c'est au moment
où il semble qu'elle va se retirer dans de mortelles angoisses, qu'elle
s'approche de plus près : " Mais elle s'approcha de lui et l'adora.
" - S. JER. Remarquez que cette Chananéenne commence par appeler
à plusieurs reprises le Sauveur, Fils de David, puis ensuite, Seigneur,
et qu'elle finit par l'adorer comme Dieu. - S. CHRYS. (hom. 53.) Aussi ne lui
dit-elle pas : " Priez ou intercédez auprès de Dieu, "
mais " Seigneur, secourez-moi. " Mais plus cette femme multiplie ses
supplications, plus aussi Jésus multiplie ses refus. Ce n'est plus le
nom de brebis, mais celui d'enfants, qu'il donne aux Juifs ; tandis qu'il ne
donne à cette femme que le nom de chienne. " Et il lui répondit
: Il n'est pas bon, " etc. - LA GLOSE. Les enfants, ce sont tes Juifs engendrés
et nourris par la loi dans le culte d'un seul Dieu ; le pain, c'est l'Evangile,
les miracles, et tout ce qui concourt à notre salut. Or, il n'est pas
convenable que toutes ces grâces soient enlevées aux enfants et
données aux Gentils qui sont ici désignés par les chiens,
jusqu'à ce que les Juifs aient rejeté les biens qui leur sont
offerts. - RAB. Les Gentils sont appelés chiens à cause de leur
idolâtrie, parce que semblables aux chiens qui se nourrissent de sang
et qui dévorent les cadavres, ils sont atteints d'une espèce de
rage.
S. CHRYS. (hom. 53.) Admirez ici la prudence de cette femme : ni elle n'ose
contredire le Sauveur, ni elle ne s'attriste des louanges qu'il donne aux autres,
ni elle ne se laisse abattre par cette parole, outrageante. Mais elle répliqua
: " Il est vrai, Seigneur ; mais les petits chiens mangent au moins des
miettes qui tombent de la table de leur maître. " Jésus lui
avait dit : " Il n'est pas juste ; " elle répond : " Il
est vrai, Seigneur. " Il appelle les Juifs les enfants, elle enchérit
et les appelle maîtres. Il lui a donné le nom de chienne, elle
ajoute à cette qualification en rappelant ce que font les chiens, et
semble dire au Sauveur : Si je suis un chien, je ne suis point étrangère.
Vous me donnez le nom de chien, nourrissez-moi donc comme un chien, je ne puis
m'éloigner de la table de mon Maître. - S. JER. Quel exemple de
foi, de patience, d'humilité dans cette femme ; de foi, elle croit fermement
que sa fille peut obtenir sa guérison ; de patience, si souvent rebutée,
elle continue de prier ; d'humilité, elle se compare, non pas aux chiens,
mais aux petits des chiens : " Je sais, dit-elle, que je ne suis pas digne
de manger le pain des enfants, ni de recevoir une portion entière, ni
de m'asseoir à table avec le père de famille ; mais je me contente
des restes que l'on donne aux petits chiens, afin de m'élever par l'humilité
de ces miettes jusqu'à l'honneur de m'asseoir à la table où
on sert le pain tout entier. - S. CHRYS. (hom. 53.) Voici la raison du retard
que Jésus mettait à l'exaucer : il savait qu'elle lui tiendrait
ce langage, et il ne voulait pas qu'une si grande vertu demeurât cachée,
" Alors Jésus, lui répondant, lui dit : O femme, votre foi
est grande, qu'il vous soit fait comme vous le désirez. " Ne semble-t-il
pas lui dire : " Votre foi mériterait d'obtenir bien davan-tage,
mais en attendant, qu'il vous soit fait comme vous le désirez. "
Remarquez ici la part considérable qui revient à cette femme dans
la guérison de sa fille. Aussi Jésus ne lui dit pas : " Que
votre fille soit guérie, " mais : " Votre foi est grande, qu'il
vous soit fait comme vous le désirez, " pour vous apprendre qu'elle
parlait avec simplicité, sans flatterie, et que sa prière était
animée par la foi la plus vive. Or, cette parole du Sauveur est semblable
à cette autre que Dieu pro-nonça au commencement du monde : Que
le firmament soit fait, et il fut fait ; " car l'Évangéliste
ajoute : " Et sa fille fut guérie. " Remar-quez encore qu'elle
obtient elle-même ce que les Apôtres n'ont pu ob-tenir, tant la
prière persévérante a de puissance ! Dieu, en effet, aime
mieux que nous le prions beaucoup nous-mêmes pour nos péchés,
que d'avoir recours aux prières des autres.
REMI. Nous avons encore ici un exemple de la nécessité d'instruire
et de baptiser les enfants. Cette femme, en effet, ne dit pas : " Sau-vez
ma fille, ou secourez-la, " mais : " Ayez pitié de moi, et
secou-rez-moi. " De là est venue, dans l'Église, la coutume
que les fidèles engagent leur foi pour leurs enfants, alors que ceux-ci
n'ont ni l'âge ni la raison pour l'engager eux-mêmes à Dieu
; et de même que c'est par la foi de cette femme que sa fille fut guérie,
de même aussi c'est par la foi des parents catholiques que les péchés
sont remis à leurs enfants.
Dans le sens allégorique, cette femme est la figure de la sainte Église,
formée et rassemblée de toutes les nations. Le Seigneur, en abandonnant
les scribes et les pharisiens pour venir dans le pays de Tyr et de Sidon, figurait
l'abandon où il devait laisser les Juifs pour porter l'Évangile
aux Gentils. Cette femme a passé les frontières de son pays, de
même la sainte Église a quitté ses anciennes erreurs et
ses vices d'autrefois. - S. JER. Cette fille de la Chananéenne, ce sont
les âmes des fidèles cruellement tourmentées par le démon,
alors qu'elles étaient privées de la connaissance de leur Créateur
et qu'elles adoraient des idoles de pierre. - REMI. Les enfants, ce sont les
pa-triarches et les prophètes de ce temps-là ; la table figure
la sainte Écriture ; les miettes, les préceptes secondaires, ou
les mystères inté-rieurs dont se nourrit la sainte Église
; les croûtes de pain, les préceptes extérieurs et charnels
qu'observaient les Juifs. Les miettes sont mangées sous la table, parce
que l'Église se soumet avec humilité à l'accomplissement
des préceptes divins. - RAB. Les petits chiens ne mangent pas les croûtes,
mais les miettes du pain des enfants. Ainsi lorsque ceux qui étaient
l'objet du mépris parmi les nations se convertissent à la foi,
ils ne cherchent pas l'écorce de la lettre dans les saintes Écritures,
mais le sens spirituel qui peut hâter leur progrès dans les bonnes
uvres.
S. JER. Quel étonnant changement s'est opéré ! Autrefois
les Israélites étaient les enfants et nous étions les chiens
; mais la foi si différente dans les uns et dans les autres a changé
cette dénomination. Plus tard, alors que s'accomplissait ce mystère
au temps de la passion, il est dit des Juifs : " Un grand nombre de chiens
dévorants m'ont entouré. " Pour nous, au contraire, nous
avons entendu avec la Chananéenne cette parole : " Votre foi vous
a sauvée. " - RAB. C'est à juste titre que le Sauveur déclare
que cette foi est grande ; car sans avoir été ni pénétrés
des enseignements de la loi, ni instruits par les oracles des prophètes,
les Gentils ont obéi à la prédication des Apôtres
aussitôt qu'ils ont entendu leur voix, et ont ainsi mérité
la grâce du salut. Mais si le Seigneur diffère d'accorder le salut
d'une âme aux pre-mières larmes de l'Église suppliante,
il ne faut ni désespérer, ni cesser de demander, mais redoubler
de persévérance dans la prière.
S. AUG. (Quest. évang., 1, 16 ou 17.) Le serviteur du centurion et la
fille de la Chananéenne ont été guéris sans que
le Seigneur soit entré dans leurs maisons, et figurent les nations, qui,
sans être visitées extérieurement par Jésus-Christ,
seront sauvées par sa parole. C'est à la prière du centurion
et de la Chananéenne que leurs enfants sont guéris, et ils sont
en cela la figure de l'Église, qui est tout à la fois pour elle-même
et la mère, et les enfants ; car la réunion de tous ceux qui composent
l'Église, porte le nom de mère, et chacun des membres reçoit
le nom d'enfant. - S. HIL. Ou bien encore, cette femme, qui franchit les frontières
de son pays, est la figure des prosélytes ; elle sort du milieu des nations,
pour venir au milieu d'un peuple qui lui est étranger ; elle prie pour
sa fille, c'est-à-dire pour le peuple des Gentils, soumis à la
domination des esprits immondes, et comme la loi lui a fait connaître
le Seigneur, elle l'appelle fils de David. - RAB. Disons encore que celui dont
la conscience est souillée de la tache du péché a sa fille
tourmentée cruellement par le démon ; de même celui qui
empoisonne ses bonnes uvres par le venin du péché, a également
sa fille agitée par les fureurs de l'esprit impur, et ils doivent tous
deux avoir recours aux prières et aux larmes, et réclamer le recours
et l'intercession des saints.
vv. 29-31.
LA GLOSE. Après avoir guéri la fille de la Chananéenne,
Notre-Seigneur retourne dans la Judée : " Jésus, étant
sorti de là, vint le long de la mer de Galilée. " - REMI.
Cette mer porte différents noms ; elle s'appelle mer de Galilée,
parce qu'elle est proche de la Galilée, et mer de Tibériade, parce
que la ville de Tibériade est bâtie sur ses bords.
" Et, étant monté sur la montagne, il s'y assit. " -
S. CHRYS. (hom. 83.) Remarquons que tantôt le Sauveur parcourt le pays
pour guérir les malades, tantôt il s'assied pour les attendre.
C'est donc avec raison que l'Évangéliste ajoute : " Et de
grandes troupes de peuple vinrent le trouver. " - S. JER. Le mot grec ???????,
que le traducteur latin a rendu par infirmes, ne signifie pas infirmité
en général, mais une infirmité particulière ; et
de même qu'on appelle boiteux celui qui boite d'un pied, ainsi on appelle
?????? ou manchot celui qui est privé de l'usage d'une main. - S. CHRYS.
Or, ces infirmes manifestaient leur foi de deux manières et en gravissant
la montagne, et en étant convaincus qu'il leur suffisait pour être
guéris d'être jetés aux. pieds de Jésus. Ils ne cherchent
pas encore à toucher la frange de ses vêtements, mais ils font
preuve d'une foi plus grande, comme le remarque l'Évangéliste
: " Et ils les mirent à ses pieds. " Il a guéri la fille
de la Chananéenne après l'avoir fait longtemps attendre, pour
faire éclater la vertu de cette femme, tandis qu'il guérit immédia-tement
tous ces infirmes, non pas qu'ils fussent meilleurs, mais afin de fermer la
bouche aux Juifs incrédules : " Et il les guérit tous. "
Le grand nombre de ceux qui étaient guéris, et la promptitude
avec laquelle il les guérissait les jetaient dans l'étonnement,
" de telle sorte, " dit le texte sacré, " que ces peuples
étaient dans l'admiration en voyant les muets qui parlaient, " etc.
S. JER. Il ne dit rien de ceux qui étaient estropiés, parce qu'il
ne pouvait exprimer leur guérison en un seul mot.
RAB. Dans le sens mystique, Notre-Seigneur, après avoir donné
une figure de la conversion des Gentils dans la guérison de la fille
de la Chananéenne, vient dans la Judée, parce qu'en effet, après
que la plénitude des nations sera entrée dans l'Église,
tout Israël sera sauvé. " (Rm 11.) - LA GLOSE. La mer, sur
les bords de laquelle arrive Jésus, est la figure du trouble et de l'agitation
de cette vie ; c'est la mer de Galilée, parce que les hommes passent
de la pratique des vices a celle des vertus. - S. JER. Il monte sur le sommet
de la montagne comme l'oiseau qui provoque ses petits encore faibles à
prendre leur essor. - RAB. C'est afin d'élever l'esprit de ses auditeurs
jusqu'à la méditation des vérités sublimes et célestes.
Il s'assied sur le sommet, pour nous montrer qu'on ne doit chercher le repos
que dans les choses du ciel. Pendant qu'il est assis sur la montagne, c'est-à-dire
dans la cité des cieux, une multitude de fidèles s'approchent
de lui avec un saint empressement, conduisant avec eux les muets et les aveugles,
" etc., et ils les mettent aux pieds de Jésus, parce que c'est à
lui seul qu'ils présentent pour être guéris ceux qui confessent
leurs péchés. La manière dont il les guérit excite
l'admiration de la foule, et ils rendent gloire au Dieu d'Israël ; c'est
ainsi que les fidèles chantent les louanges de Dieu, lorsqu'ils voient
ceux dont l'âme était languissante et ma-lade, s'enrichir des uvres
des vertus chrétiennes. - LA GLOSE. Les muets sont ceux qui ne louent
jamais Dieu ; les aveugles, ceux qui ne comprennent pas les voies de la véritable
vie ; les sourds, ceux qui n'obéissent pas à sa parole ; les boiteux,
ceux qui ne marchent pas droit dans le chemin du devoir ; les infirmes et les
estropiés, ceux qui sont comme frappés d'impuissance par les bonnes
uvres.
vv. 32-38.
S. JER. Notre Seigneur Jésus-Christ a commencé par rendre la santé
aux infirmes, il nourrit maintenant ceux qu'il vient de guérir : Il réunit
ses disciples et leur apprend ce qu'il va faire : " Et Jésus, "
etc. Il agit ainsi pour enseigner aux maîtres, par son exemple, a communiquer
leurs desseins à leurs inférieurs et à leurs disciples,
et aussi pour que cet entretien rende plus éclatant le mi-racle qu'il
va faire. - S. CHRYS. (hom. 54.) Cette multitude, qui n'é-tait venue
que pour obtenir sa guérison, n'osait demander du pain ; mais Jésus,
qui est l'ami des hommes et qui prend soin de tous, leur en donne sans attendre
qu'ils en demandent : " J'ai compassion de ce peuple, leur dit-il. Et pour
qu'on ne puisse pas dire qu'ils avaient apporté leur nourriture avec
eux, il ajoute : " Car voilà trois jours qu'ils demeurent continuellement
avec moi et ils n'ont rien à man-ger. " Quand même ils auraient
eu des vivres avec eux lorsqu'ils arri-vèrent, ils étaient déjà
consommés ; aussi ne fait-il pas ce miracle le premier ou le second jour,
mais le troisième, alors que toutes les provisions étaient épuisées,
afin que le sentiment du besoin leur fit recevoir avec un désir plus
ardent le prodige qu'il allait opérer. Il fait voir qu'ils étaient
venus de loin et qu'il ne leur restait plus rien en disant : " Je ne veux
pas les renvoyer qu'ils n'aient mangé. " Son intention est bien
de les nourrir par un nouveau miracle ; cependant il en diffère l'exécution,
car il veut, par cette question et par la réponse qui doit la suivre,
rendre ses disciples plus attentifs et les forcer à manifester leur foi,
en lui demandant de faire une nouvelle multiplication des pains. Mais quoique
Jésus-Christ eût réuni dans le premier miracle les circonstances
qui devaient en rendre toujours présent le souvenir à leur esprit,
comme de distribuer eux-mêmes le pain, de recueillir les restes dans les
corbeilles, cependant leurs dis-positions étaient encore bien imparfaites,
ainsi que le prouve la réponse qu'ils font à Jésus : "
Comment pourrons-nous trouver, " etc. Cette réponse, qui indique
une foi faible, met cependant à l'abri de tout soupçon le miracle
qui va s'opérer. Car, afin qu'on ne puisse supposer que les provisions
ont été apportées de quelque bourg voisin ; le miracle
se fait dans la solitude, à une grande distance de tout endroit habité.
Cependant, le Sauveur, pour élever leur âme, leur adresse une question
dont la nature seule doit leur rappeler le premier miracle : " Et Jésus
leur dit : Combien avez-vous de pains ? - Sept, lui dirent-ils. " Mais
ils n'ajoutent pas comme la première fois : " Qu'est-ce que cela
pour un si grand nombre ? " Ils avaient fait quelques progrès, quoiqu'il
y eût encore bien des choses qu'ils ne pussent comprendre. Admirez toutefois
leur amour pour la vérité ils ne songent pas, dans un récit
dont ils sont les auteurs, à cacher leurs plus grands défauts
; car ce n'est pas une accusation ordinaire, ce n'est pas une faute légère
que l'oubli si rapide d'un aussi grand prodige. Admirez encore un autre trait
de leur sagesse : comme ils savent dompter le besoin de la faim, et ne se préoccupent
guère des soins de la nourriture. Ils sont dans le désert et ils
y restent trois jours, n'ayant seulement avec eux que sept pains. Notre-Seigneur
suit la même marche que pour le premier miracle : il fait asseoir la foule
sur la terre et multiplie les pains dans les mains de ses dis-ciples : "
Et il ordonna à la foule de s'asseoir, " etc. - S. JER. Il est inutile
de rappeler ici ce que nous avons dit plus haut ; arrêtons-nous seulement
aux circonstances qui nous offrent quelque différence.
S. CHRYS. (hom. 54.) Ces deux miracles ne se terminent pas de la même
manière. Ils emportent ici sept corbeilles pleines des morceaux qui étaient
restés. Or, ceux qui en mangèrent étaient au nombre de
quatre mille hommes, " etc. Pourquoi les restes furent-ils moins con-sidérables
dans ce miracle que dans le premier, alors que ceux qui mangèrent étaient
en plus petit nombre ? C'est peut-être que les cor-beilles étaient
plus grandes que les paniers, ou bien le Sauveur vou-lut-il que la différence
de ces deux miracles en rendît le souvenir plus facile. Voilà pourquoi
dans le premier il y avait autant de paniers que de disciples, tandis que dans
celui-ci il y a autant de corbeilles qu'il y avait de pains.
REMI. Dans ce récit de l'Évangile, nous devons considérer
la double opération de la divinité et de l'humanité dans
Jésus-Christ. La com-passion qu'il ressent pour ce peuple est une preuve
qu'il a pris les sentiments de notre faible nature, et le miracle qu'il fait
en multi-pliant les pains et en nourrissant cette multitude fait éclater
en lui la toute-puissance divine. Ainsi se trouve renversée l'erreur
d'Eutychès, qui ne voulait reconnaître en Jésus-Christ qu'une
seule nature.
S. AUG. (De l'acc. des Evang., 2, 50.) Il n'est pas inutile de remar-quer ici
que si l'un des Évangélistes avait raconté ce miracle sans
avoir rapporté, celui de la multiplication des cinq pains, on pourrait
le supposer en contradiction avec les autres. Mais comme ce sont les mêmes
qui ont raconté à la fois le miracle des cinq et celui des sept
pains, il n'y a plus de difficulté et il faut admettre la vérité
de ces deux miracles. Nous faisons cette remarque afin que lorsque l'on trouve
dans un Évangéliste un fait de la vie de Notre-Seigneur qui paraît
contredire dans une de ses circonstances un fait semblable raconté par
un autre Évangéliste, sans qu'on puisse les concilier, on en conclue
que ces deux faits distincts ont eu lieu et que l'un a été raconté
par un Évangéliste et l'autre par un autre.
LA GLOSE. Remarquons encore que Notre-Seigneur commence par guérir les
infirmités et qu'il donne ensuite à manger à ceux qu'il
a guéris, parce qu'en effet il faut d'abord faire disparaître les
péchés de l'âme avant de la nourrir de la parole de vie.
- S. HIL. (can. 13.) Ce peuple qu'il a nourri en premier lieu représentait
les Juifs qui em-brassèrent la foi ; ainsi cette nouvelle multitude est
une figure du peuple des Gentils, et dans ces quatre mille personnes rassemblées
nous voyons représentée cette multitude innombrable réunie
des quatre parties du monde. - S. JER. Nous ne comptons pas ici cinq mille personnes,
mais quatre mille seulement. Le nombre quatre a toujours une signification heureuse
: la pierre qui est carrée ne vacille pas, elle n'est point sujette à
chanceler, et c'est pourquoi les Évangiles se trouvent consacrés
par ce nombre quatre. Dans le miracle précédent, comme le chiffre
de la multitude se rapproche du nombre des cinq sens, ce n'est pas le Seigneur
qui paraît y faire attention, mais ses disciples ; ici, au contraire,
c'est le Sauveur lui-même qui déclare qu'il a compassion de ce
peuple qui depuis trois jours persévère avec lui, parce qu'en
effet ils croyaient au Père, au Fils et au Saint-Esprit. - S. HIL. (can.
3.) Ou bien ils passent avec le Seigneur un temps égal à celui
de sa passion ; ou bien encore, avant de recevoir le baptême, ils con-fessent
qu'ils croient à sa passion et à sa résurrection ; ou bien
enfin, par un mouvement de sympathique compassion, ils veulent jeûner
tout le temps qu'a duré la passion du Seigneur. - RAB. Ou bien, dans
un autre sens, cette circonstance nous rappelle les trois époques où,
pendant toute la durée des siècles, la grâce nous est donnée
; la première avant la loi, la seconde sous la loi, la troisième
sous la grâce, la quatrième s'accomplira dans le ciel dont la perspective
ranime celui qui en fait le terme de tous ses efforts. - REMI. Ou bien enfin,
c'est qu'en faisant pénitence des péchés qu'on a commis,
on se convertit au Seigneur dans les pensées, dans les paroles et dans
les actions. Le Seigneur ne voulut pas renvoyer ce peuple sans qu'il eut mangé,
de peur qu'il ne tombât en défaillance dans le chemin, car c'est
ainsi que les pécheurs convertis par la pénitence sont exposés
a périr dans le cours de cette vie qui passe, si on les renvoie privés
de la nourriture de la sainte doctrine.
LA GLOSE. Les sept pains sont les écrits du Nouveau Testament qui nous
révèle et nous donne à la fois la grâce de l'Esprit
saint. Ce ne sont point des pains d'orge, comme précédemment,
parce que, dans le Nouveau Testament, l'aliment qui donne la vie n'est pas de
même que sous la loi, enveloppé de figures, comme d'une paille
qui adhère fortement. Nous n'avons point ici deux poissons, figure des
deux seules personnes qui, sous la loi, recevaient l'onction sainte, le grand-prêtre
et le roi, mais quelques poissons, figure des saints du Nouveau Testament, qui,
arrachés aux flots du siècle, supportent les agitations de la
mer et, nous ranimant par leur exemple, nous em-pêchent de défaillir
dans le chemin.
S. HIL. Or, la multitude s'asseoit sur la terre, car elle n'avait pu se reposer
sur aucune des uvres de la loi, et elle tenait encore forte-ment à
l'origine de son corps et à la source de ses péchés. -
LA GLOSE. Ou bien on peut dire que dans le premier miracle elle s'asseoit sur
le gazon pour comprimer les désirs de la chair : ici elle est assise
sur la terre, car il lui est ordonné d'abandonner le monde. La mon-tagne
sur laquelle le Seigneur nourrit ce peuple, c'est la hauteur du Christ. D'un
côté, la terre est recouverte de gazon, parce que la hau-teur du
Christ s'y trouve recouverte, pour les hommes charnels, d'es-pérance
et de désirs terrestres ; ici, au contraire, tout désir charnel
est éloigné, et la fermeté d'une espérance permanente
soutient les convives du Nouveau Testament. Là il y a cinq mille hommes,
parce que les hommes charnels sont esclaves de leurs sens ; ici, quatre mille,
figure des quatre vertus qui donnent à l'âme la vie spirituelle,
c'est-à-dire la tempérance, la prudence, la force, la justice.
De ces quatre vertus, la première donne la connaissance de ce qu'il faut
rechercher et de ce qu'il faut éviter ; la deuxième met un frein
à la cupidité des plaisirs des sens ; la troisième nous
donne la fermeté pour supporter toutes les épreuves de la vie
; la quatrième, qui se répand dans toutes les autres, est l'amour
de Dieu et du pro-chain. De part et d'autre, les femmes et les enfants ne sont
point comp-tés, car, dans l'Ancien comme dans le Nouveau Testament, ceux
qui ne peuvent atteindre l'état de l'homme parfait, soit par faiblesse,
soit par légèreté d'esprit, ne peuvent être admis
près du Seigneur. Ces deux collations ont eu lieu sur la montagne, car
les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament nous rappellent à la fois
la sublimité des préceptes divins et des récompenses célestes
et proclament la grandeur et l'élévation du Christ. Quant aux
mystères plus sublimes que la multitude ne peut comprendre, les Apôtres
les soulèvent et les accom-plissent, et ils sont en cela la figure des
curs parfaits que la grâce de l'Esprit aux sept dons a remplis d'intelligence.
Les corbeilles sont ordinairement faites avec des joncs et des feuilles de palmier
; elles re-présentent les saints qui enfoncent la racine de leur cur
dans la source même de la vie ; semblables au jonc dans l'eau, ils ne
sont point exposés à se dessécher et ils portent dans leur
cur la palme de la récompense éternelle.
v. 39.
S. CHRYS. (hom. 54.) Le Seigneur renvoie maintenant le peuple, comme il a fait
après le miracle des cinq pains, et il ne prend pas pour se retirer le
chemin de terre, mais il monte dans une barque pour que la foule ne puisse le
suivre. " Après cela, Jésus ayant ren-voyé la foule,
monta dans une barque et vint sur les confins de Mageddan. - S. AUG. (De l'acc.
des Evang., 2, 51.) Saint Marc (Mc 8) dit : " dans le pays de Dalmanutha
; " mais il est évident qu'il s'agit du même lieu, car, même
dans plusieurs exemplaires de saint Marc, on ne trouve que le mot Mageddan.
- RAB. Mageddan est un pays situé en face de Gerasam ; il signifie fruits
ou nouvelles et il est une figure de ce jardin dont il est dit : " Jardin
fermé, fontaine scellée, " (Ct 4) jardin qui produit les
fruits des vertus et où le nom du Seigneur est annoncé. Cette
interprétation apprend aux prédicateurs qu'après avoir
distribué au peuple le pain de la parole sainte, ils doivent, dans le
secret de leurs curs, reprendre de nouvelles forces en se nourrissant
des fruits des vertus.