ÉVANGILE DE SAINT MATHIEU PAR SAINT THOMAS D'AQUIN

CATANA AUREA DE SAINT THOMAS D'AQUIN SUR SAINT MATTHIEU

CHAPITRE V

vv. 1-3.
S. CHRYS. (sur S. Matth.) Tout artisan, quelle que soit sa profession, voit avec joie ce qui lui donne l'occasion d'exercer son art. Ainsi le charpentier, à la vue d'un arbre de bonne qualité, désire 1e couper pour l'employer à ses travaux ; de même le prêtre, en voyant une assemblée nombreuse, se réjouit dans son âme, et il est heureux de pouvoir lui enseigner des vérités utiles. C'est ainsi que le spectacle de cette grande multitude de peuple donna lieu au Seigneur de lui adresser ses divins enseignements : " Jésus voyant cette foule, monta sur la montagne. " - S. AUG. (de l'acc. des Ev., 1, 19.) On peut dire aussi qu'il voulut éviter cette grande multitude et qu'il se retira sur cette montagne pour s'entretenir avec ses seuls disciples. - S. CHRYS. (hom. 5 sur S. Matth.) Il s'asseoit non au milieu des villes et des places publiques, mais sur une montagne et dans la solitude, et il nous apprend ainsi à ne rien faire par ostentation et à fuir les réunions tumultueuses, surtout lorsque nous devons traiter de choses d'une haute importance. - REMI. Nous voyons dans l'Évangile que Notre-Seigneur avait trois lieux particuliers de retraite, la barque, la montagne et le désert, et qu'il se retirait dans l'une ou l'autre de ces retraites, lorsqu'il était accablé par la foule.
S. JER. Quelques-uns de nos frères croient dans leur simplicité que Notre-Seigneur a tenu ce discours sur la montagne des Oliviers, ce qui ne peut être, car ce qui précède et ce qui suit nous montre clairement que cette montagne est située dans la Galilée, et nous pensons que c'est le mont Thabor, ou quelque autre montagne élevée.
S. CHRYS. (sur S. Matth.) Il monte sur cette montagne, d'abord pour accomplir cette prophétie d'Isaïe : " Montez sur le sommet de la montagne ; " ensuite pour nous apprendre qu'il faut habiter le sommet des vertus spirituelles pour être digne d'enseigner ou d'écouter les oracles de la justice de Dieu, car si l'on reste habituellement dans la vallée, on ne peut parler du haut de la montagne ; si vous restez sur la terre, parlez des choses de la terre ; si vous voulez parler du ciel, élevez-vous jusqu'au ciel. Ou bien il monte sur la montagne pour nous avertir que tout homme qui veut pénétrer les mystères de la vérité, doit monter sur cette montagne de l'Église dont le prophète a dit : " La montagne de Dieu est une montagne fertile " (Ps 67, 16). S. HIL. (can. 4 sur S. Matth.) Ou bien encore, il monte sur la montagne, parce que c'est des hauteurs de la majesté qu'il occupe avec son Père qu'il nous impose les célestes enseignements de la vie chrétienne.
S. AUG. (serm. 7 sur la mont. liv. 1, chap. 1.) Ou bien enfin il monte sur la montagne, pour nous faire comprendre que les commandements que Dieu avait donnés par les prophètes au peuple juif, peuple qu'il fallait retenir par la crainte, étaient moins parfaits que les lois qu'il allait donner par son Fils à un peuple qu'il voulait affranchir par l'amour.

" Et lorsqu'il fut assis, ses disciples s'approchèrent de lui. " S. JER. Il parle assis et non debout, parce qu'ils étaient incapables de le comprendre clans l'éclat de sa majesté. - S. AUG. (serm. sur la mont.) (ou bien, il parle étant assis, parce que sa dignité de docteur et de maître l'exigeait. Ses disciples s'approchèrent de lui ; c'est ainsi que ceux dont le cœur était plus près de l'accomplissement de ses préceptes, se trouvaient aussi plus rapprochés corporellement de sa personne. - RAB. Dans le sens mystique, le Seigneur assis est la figure de son incarnation, car s'il ne s'était pas incarné, le genre humain n'aurait pu approcher de lui. - S. AUG. (de l'acc. des Evang., 1, 19.) Il paraît surprenant que saint Matthieu prête ce discours au Sauveur assis sur la montagne, tandis que saint Luc (Lc 7, 17) le lui fait tenir lorsqu'il était debout dans la plaine. Cette diversité dans leur récit est une preuve qu'il s'agit de deux discours différents ; car qui s'oppose à ce que Notre-Seigneur ait répété ici ce qu'il avait dit précédemment et qu'il fasse de nouveau des actions qu'il avait déjà faites auparavant ? On peut dire encore que le Sauveur était sur le point le plus élevé de la montagne avec ses seuls disciples, quand il choisit parmi eux ses douze apôtres. Il descendit ensuite avec eux non de la montagne, mais de cette hauteur dans une espèce de plaine, c'est-à-dire sur un plateau situé sur le flanc de la montagne, et qui pouvait contenir un grand nombre de personnes ; il attendit dans ce lieu que la multitude se fût rassemblée autour de lui ; puis s'étant assis, ses disciples se rapprochèrent et, là devant eux et en présence du peuple il aurait fait ce discours que saint Matthieu et saint Luc racontent d'une manière différente, mais dont la substance est absolument la même.

S. GREG. (Moral., 4, 5.) Avant que le Sauveur formule sur la montagne ces sublimes et admirables préceptes, l'Évangéliste les fait précéder de ces paroles : " Ouvrant sa bouche, il les enseignait. " Lui qui avait autrefois ouvert la bouche des prophètes. - REMI. Toutes les fois qu'il est dit que le Seigneur ouvrit la bouche, il faut nous rendre attentifs, car ce préambule annonce de grandes choses. S. AUG. (serm. sur la mont.) Ou bien peut-être ces mots : " ouvrant la bouche, " nous avertissent que le discours qui va suivre sera plus long que d'habitude. - S. CHRYS. (hom. 15) Ou enfin ces paroles nous apprennent que le Seigneur enseignait tantôt en ouvrant la bouche, tantôt en faisant entendre la voix non moins instructive de ses œuvres.
S. AUG. (serm. sur la mont.) Si on veut étudier ce discours dans un esprit de religion et de prudence, on y trouvera la règle parfaite de la vie chrétienne pour la direction des mœurs. Aussi Notre-Seigneur le conclut en disant : " Tout homme qui écoute les paroles que je viens de dire et les met en pratique sera comparé à un homme sage. "
S. AUG. (Cité de Dieu, 19, 1.) La philosophie ne peut avoir d'autre raison d'être que la fin du bien lui-même. Or la fin du bien, c'est de nous rendre heureux, et c'est pour cela que Jésus-Christ commence son discours par la promesse de la béatitude : " Bienheureux les pauvres d'esprit. " - S. AUG. (serm. sur la mont., 1, 2.) La présomption d'esprit est un signe d'orgueil et d'arrogance. Or, on dit souvent des orgueilleux qu'ils ont un esprit étendu ; c'est avec raison, Car esprit est synonyme de vent, et qui ne sait qu'on dit aussi des orgueilleux qu'ils sont enflés, comme s'ils étaient gonflés par le vent. C'est pour cela qu'il faut entendre ici par pauvres d'esprit, les humbles qui craignent Dieu et qui n'ont pas cet esprit qui enfle. - S. CHRYS. (homél. 15.) Ou bien le mot esprit signifie ici orgueil et volonté. Que des hommes soient humiliés malgré eux et par la force des circonstances, il n'y a ni mérite ni gloire ; aussi Notre-Seigneur ne proclame bienheureux que ceux qui s'humilient par le choix de leur volonté. Il veut ici couper et arracher jusqu'aux dernières racines de l'orgueil, comme étant lui-même la racine et la source de tous les maux. Il lui oppose l'humilité comme un fondement inébranlable sur lequel on lient bâtir avec solidité, tandis que si elle vient à crouler, tous les biens que vous aurez amassés tombent avec elle. - S. CHRYS. (sur S. Matth.) Notre-Seigneur dit ouvertement : " Bienheureux les pauvres d'esprit, et il désigne par là les âmes humbles qui demandent toujours à Dieu l'aumône de sa grâce. Aussi on lit dans le grec : " Bienheureux les mendiants ou les nécessiteux. " Il en est plusieurs, en effet, qui sont naturellement humbles, mais qui ne le sont point par un principe de foi, parce qu'ils n'implorent pas le secours de Dieu. Le Sauveur ne veut parler ici que de ceux qui sont humbles en vertu de la foi. - S. CHRYS. (homél. 15.) Peut-être ici par les pauvres d'esprit, Notre-Seigneur entend-il ceux qui sont saisis de crainte et qui tremblent en présence des commandements de Dieu, comme Dieu le recommande par le prophète Isaïe. Mais qu'ont-ils de plus que ceux qui sont simplement humbles ? Ils possèdent la vertu d'humilité à un plus haut degré. - S. AUG. Que les orgueilleux désirent les royaumes de la terre, le royaume des cieux est pour les humbles. - S. CHRYS. (Sur S. Matth.) De même, en effet, que tous les vices conduisent à l'enfer, mais principalement l'orgueil, aussi toutes les vertus nous conduisent aux cieux, mais surtout l'humilité, car c'est une des récompenses propres à l'humilité que celui qui s'humilie soit élevé. - S. JER. Ou bien encore les pauvres d'esprit sont ceux qui par l'inspiration de l'Esprit saint embrassent la pauvreté volontaire. - S. AMB. (des Offices, liv. 1, chap. 16.) Au jugement de Dieu, le bonheur commence là où au jugement des hommes on ne trouve que misère et affliction. - LA GLOSE. C'est avec justice que les richesses du ciel sont ici promises à ceux qui sont pauvres dans la vie présente.


v. 4.
S. AMB. (sur S. Luc, liv. 9, Tit. des béatit.) Lorsque je serai parvenu à me contenter de la médiocrité, à être exempt de toutes sortes de maux, j'aurai encore à établir la règle dans mes mœurs. Que me servirait-il de renoncer aux biens de la terre, si je ne pratique pas la douceur ? Aussi le Sauveur ajoute-t-il : " Bienheureux ceux qui sont doux. " - S. AUG. (Serm. sur la mont., liv 1, chap. 3.) Les hommes doux sont ceux qui cèdent devant les injustes dont ils sont victimes, qui ne font pas de résistance au mal, mais triomphent du mal par le bien. - S. AMB. (sur S. Luc, liv. 4.) Modérez donc les mouvements de votre âme, pour ne pas vous mettre en colère, ou du moins pour ne pas vous livrer à une colère coupable. Il est beau de soumettre à la raison les saillies du cœur, et il ne faut pas moins de vertu pour contenir la colère qui est souvent l'indice d'une âme énergique, que pour ne pas la ressentir du tout, ce qui ordinairement est le propre d'un caractère sans vigueur.
S. AUG. (serm. sur la mont.) Que ceux qui ne connaissent pas la douceur, se querellent et soient en contestation pour les choses de la terre et du temps, mais " bienheureux ceux qui sont doux, parce qu'ils posséderont la terre, " d'où on ne pourra les arracher, cette terre dont il est dît au psaume 141 : " Mon partage est dans la terre des vivants, c'est-à-dire dans un héritage permanent, éternel, où l'âme se repose par une sainte affection, comme dans le lieu qui lui est propre, de même que le corps se repose dans la terre, et où elle s'y nourrit de son aliment comme le corps se nourrit de la terre ; cet héritage est le repos et la vie des saints. - S. CHRYS. (sur S. Matth.) Ou bien cette terre, suivant l'opinion de quelques-uns est la terre des morts tant qu'elle reste dans l'état actuel, parce qu'elle est assujettie à la vanité, mais lorsqu'elle sera délivrée de la corruption, elle deviendra la terre des vivants et les mortels la recevront comme un héritage libre des atteintes de la mort. J'ai lu une autre explication, d'après laquelle le ciel que doivent habiter les saints est appelé terre des vivants, en ce sens que c'est le ciel par rapport à la région inférieure, et la terre comparativement au ciel supérieur. D'autres prétendent que cette terre c'est notre corps ; tant qu'il est soumis à la mort, c'est la terre des morts, mais il sera la terre des vivants, lorsqu'il deviendra semblable au corps glorieux de Jésus-Christ.
S. HIL. (Can. 4 sur S. Matth.) Ou bien Notre-Seigneur promet à ceux qui sont doux l'héritage de la terre, c'est-à-dire l'héritage de ce corps qu'il a choisi lui-même pour y habiter ; et puisque c'est à cause de la douceur de notre âme que le Christ habite en nous, il nous revêtira aussi de cet éclat dont son corps glorieux sera environné (Ph 3, 21).
S. CHRYS. (hom. 15.) Ou bien encore, le Christ mêle ici les promesses temporelles aux promesses spirituelles. Celui qui fait profession de douceur passe aux yeux du monde pour perdre tout ce qu'il possède. Jésus-Christ lui promet donc ici le contraire en l'assurant que celui qui est doux possède en sûreté ce qui lui appartient, tandis que celui qui est arrogant perd bien souvent et son âme et l'héritage de ses pères. Or, le Sauveur emprunte ici pour les mêler à son discours ces paroles du Roi prophète : " Ceux qui sont doux auront la terre en héritage. "
LA GLOSE. Les hommes doux qui ont su se posséder eux-mêmes, posséderont plus tard l'héritage du Père céleste. Or, c'est une plus grande récompense de posséder cette terre que d'avoir simplement le royaume des cieux, car que de choses nous perdons dès que nous les avons.

v. 5.
S. AMB. (sur S. Luc.) Lorsque vous aurez acquis la pauvreté d'esprit et la douceur, souvenez-vous que vous êtes pécheurs, et pleurez vos péchés ; c'est la troisième des béatitudes : " Bienheureux ceux qui pleurent. " Il est juste, en effet, que la troisième bénédiction soit pour celui qui pleure ses péchés, puisque c'est la Trinité qui les pardonne. - S. HIL. (Can. 4 sur S. Matth.) Ceux dont il est ici question ne sont pas ceux qui pleurent les pertes, les injures ou les dommages qu'ils ont soufferts, mais ceux qui pleurent leurs péchés passés. - S. CHRYS. (sur S. Matth.) Ceux qui pleurent leurs propres péchés sont heureux, mais d'un bonheur limité ; beaucoup plus heureux sont ceux qui pleurent les péchés des autres, et tels devraient être tous ceux qui sont les maîtres et les docteurs de leurs frères. - S. JER. Les morts qu'il faut ici pleurer ne sont pas ceux qui ont payé le tribut à la commune loi de la nature, mais ceux qui sont comme ensevelis dans leurs péchés et dans leurs vices. C'est ainsi que Samuel pleura Saül (1 R 16) et saint Paul ceux qui n'avaient pas fait pénitence de leurs impuretés (cf. Ep 2, 15 ; Rm 6, 2 ; 1 P 2, 24).
S. CHRYS. (sur S. Matth.) La consolation de ceux qui pleurent, c'est que leurs larmes cessent de couler, et voilà pourquoi ceux qui pleurent leurs péchés seront consolés par le pardon que Dieu leur accordera. - S. CHRYS. (homél. 15.) Bien que ce pardon dût leur suffire, Dieu ne borne pas sa récompense à la rémission des péchés, mais il répand sur eux l'abondance de ses consolations, ici-bas et dans la vie future, car les récompenses divines surpassent toujours beaucoup les travaux qui les ont méritées.
S. CHRYS. (sur S. Matth.) Quant à ceux qui pleurent les péchés des autres, ils seront aussi consolés ; car lorsqu'ils verront dans l'autre vie se dérouler devant eux les desseins de la Providence divine, et qu'ils comprendront que ceux qui ont péri n'appartenaient pas à Dieu, dont la main ne se laisse jamais ravir ce qu'elle tient, ils cesseront de les pleurer, et trouveront leur joie dans leur propre bonheur. - S. AUG. (serm. sur la mont.) Le deuil c'est la tristesse que nous fait éprouver la perte de ceux qui nous sont chers ; or ceux qui se convertissent à Dieu perdent ce qui leur était cher dans le monde, leurs joies changent alors de nature et d'objet ; mais tant que l'amour des choses éternelles ne vit pas dans leur cœur, il est comme blessé par je ne sais quelle tristesse. Ils seront donc consolés par l'Esprit saint qui s'appelle pour cela Paraclet, c'est-à-dire consolateur, et qui au moment où ils perdent une joie passagère, les enrichit d'une joie éternelle, qu'expriment ces paroles : " Ils seront consolés. "
LA GLOSE. Par ce deuil on peut encore entendre deux sortes de tristesse, ayant pour cause, l'une les misères de ce monde, l'autre le désir du ciel : c'est en figure de cette vérité que la fille de Caleb demanda des champs qui fussent arrosés en haut et en bas (Jos 15, 19 ; Jg 1, 15). Cette tristesse n'est propre qu'à celui qui a l'esprit de pauvreté et de douceur, et qui n'aimant pas le monde, reconnaît sa misère, et par cette connaissance s'élève jusqu'au désir du ciel. C'est avec raison que la consolation est promise à ceux qui pleurent, et il est juste que la joie de l'autre vie compense la tristesse et les larmes de la vie présente. Or la récompense de celui qui pleure est plus grande que celle qui est donnée aux pauvres d'esprit et à ceux qui sont doux, car il vaut mieux se réjouir dans le royaume que de l'avoir et de le posséder simplement. Que de choses en effet nous avons et que nous possédons au milieu de la douleur !
S. CHRYS. (hom. 15.) Remarquez que c'est avec dessein que dans l'énoncé de cette béatitude, Notre Seigneur ne dit pas : " ceux qui sont dans la tristesse, " mais plus énergiquement " ceux qui pleurent, ceux qui sont dans les larmes, " et en cela il nous donne une leçon de haute sagesse, car si ceux qui pleurent la mort de leurs enfants ou des autres personnes qui leur sont chères, cessent pendant ce temps de désirer les richesses ou les honneurs, et sont insensibles aux outrages ou aux atteintes des passions, à combien plus forte raison doit-on voir ces heureux effets dans ceux qui pleurent leurs péchés.


v. 6.
S. AMB. (sur S. Luc, liv. 4.) Après que j'ai pleuré mes péchés, je commence à ressentir la faim et la soif de la justice, car ce n'est point au milieu d'une maladie grave qu'on éprouve cette faim. Notre-Seigneur ajoute donc : " Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice. " - S. JER. Il ne nous suffit pas de vouloir la justice, mais il nous faut souffrir la faim de la justice, expression figurée qui doit nous faire comprendre que nous ne serons jamais assez justes, et que nous devons désirer toujours plus ardemment les œuvres de la justice. - S. CHRYS. (sur S. Matth.) Tout bien que les hommes ne font point par l'amour du bien lui-même n'a point de valeur aux yeux de Dieu. Or on a faim de la justice lorsqu'on désire vivre selon les règles de la justice divine ; on a soif de la justice lorsqu'on désire acquérir la science de Dieu.

S. CHRYS. (hom. 15.) La justice dont il est ici question est, ou la justice universelle, ou la justice particulière opposée à l'avarice. Le Sauveur va parler de la miséricorde, il nous enseigne par avance comment nous devons l'exercer ; ce ne doit pas être avec les produits de l'avarice ou du vol. C'est pour cela qu'il donne à la justice les caractères de l'avarice, la faim et la soif.
S. HIL. (Can. 4 sur S. Matth.) A ceux qui ont faim et soif de la justice, il promet le bonheur, et nous apprend ainsi que la pieuse avidité des Saints pour la doctrine divine sera complètement rassasiée dans les cieux ; c'est le sens de ces paroles : " Parce qu'ils seront rassasiés. " - S. CHRYS. (sur S. Matth.) Ils seront rassasiés de l'abondance des libéralités de Dieu, car les récompenses qu'il accorde aux Saints dépassent de beaucoup leurs désirs. - S. AUG. (serm. sur la mont.) Ou bien peut-être ils seront rassasiés dans la vie présente de cette nourriture dont le Seigneur a dit : " Ma nourriture est de faire la volonté de mon Père, " (qui est la justice), et de cette eau dont il est dit qu'elle deviendra en celui qui l'aura bue une source d'eau qui rejaillit jusque dans la vie éternelle.
S. CHRYS. (hom. 15.) Peut-être même s'agit-il ici de récompense terrestre. Comme on pense communément que c'est l'avarice qui satisfait abondamment nos désirs, Notre-Seigneur attribue au contraire cet effet à la justice, car celui qui la désire possède tous les biens sans crainte de les perdre.

v. 7.
LA GLOSE. La justice et la miséricorde doivent être tellement unies ensemble, qu'elles se tempèrent mutuellement l'une par l'autre. La justice sans la miséricorde n'est que cruauté, et la miséricorde sans justice n'est que faiblesse. C'est pour cela que le Sauveur fait venir la miséricorde après la justice en disant : " Bienheureux les miséricordieux. " - REMI. Le mot miséricordieux veut dire qui a pour ainsi parler le cœur des malheureux, parce que l'homme miséricordieux regarde comme sienne la misère d'autrui, et s'en afflige comme si elle lui était personnelle. - S. JER. Par miséricorde, il faut entendre ici celle qui non seulement se répand en aumônes, mais qui s'étend aux fautes de nos frères, et nous fait porter mutuellement les fardeaux les uns des autres. - S. AUG. (serm. sur la mont. liv. 1, chap. 2.) Il proclame heureux ceux qui viennent au secours de l'infortune, et qui reçoivent en récompense la délivrance de leurs propres maux, comme il le déclare lui-même : " Parce qu'ils obtiendront eux-mêmes miséricorde. " - S. HIL. (can. 4.) Dieu se plaît tellement à voir en nous ce sentiment de bienveillance pour tous nos frères, qu'il ne promet sa miséricorde qu'à ceux-là seuls qui sont miséricordieux.
S. CHRYS. (hom. 15.) La récompense paraît ici être simplement égale au mérite, mais elle lui est bien supérieure, car il n'y a point de comparaison entre la miséricorde des hommes et la miséricorde de Dieu. - LA GLOSE. C'est donc avec raison que Dieu fait miséricorde aux miséricordieux, et bien au-dessus de leurs mérites. Aussi de même que celui dont les désirs sont comblés et au delà, reçoit beaucoup plus que celui qui est simplement rassasié, ainsi la gloire des miséricordieux l'emporte sur la gloire des béatitudes précédentes.

v. 8.
S. AMB. (sur S. Luc.) Celui qui fait miséricorde perd ses droits à la miséricorde divine, s'il n'a point agi avec un cœur pur, car s'il a cherché la vaine gloire dans les œuvres de miséricorde, il ne lui en revient aucun fruit ; aussi Notre-Seigneur ajoute : " Bienheureux ceux qui ont le cœur pur. " - LA GLOSE. La pureté du cœur est placée convenablement en sixième lieu, car c'est le sixième jour que l'homme a été créé à l'image de Dieu, image qui avait été obscurcie en lui par le péché, et qui a été réparée par la grâce dans ceux qui ont le cœur pur. Cette béatitude vient parfaitement après les cinq premières, car sans les vertus qui précèdent, Dieu ne peut créer dans l'homme un cœur pur. - S. CHRYS. (hom. 45.) Les cœurs purs dont parle ici le Sauveur sont ceux qui ont toutes les vertus et n'ont à se reprocher aucun mal, ou bien ceux dont la tempérance réprime les désirs sensuels, vertu absolument nécessaire pour voir Dieu, selon ces paroles de saint Paul (He 12) : " Efforcez-vous d'avoir la paix avec tout le monde, et de vivre dans la sainteté, sans laquelle personne ne peut voir Dieu. " Il en est beaucoup, en effet, qui sont miséricordieux, mais qui se livrent à l'impureté, et le Sauveur, pour leur montrer que la miséricorde ne suffit pas, exige de plus cette pureté du cœur.
S. JER. Dieu qui est pur, ne peut-être vu que par un cœur pur, car le temple de Dieu doit être sans souillure, c'est pour cela qu'il ajoute : Parce qu'ils verront Dieu. " - S. CHRYS. (sur S. Matth.) Celui qui veut et accomplit toute justice, voit Dieu des yeux de son âme, car la justice est l'image de Dieu, Dieu étant la justice par essence. Rappelons-nous donc que celui qui se sépare du mal et fait le bien, en vertu même de cet effort, voit Dieu plus ou moins, toujours ou par intervalles, autant qu'il est possible à la nature humaine. Mais dans l'autre vie, ceux qui ont le cœur pur verront Dieu face à face, et non pas comme ici-bas dans un miroir et sous des images obscures (cf. 1 Co 13, 12). - S. AUG. (serm. sur la mont.) Il faut être insensé pour chercher à voir des yeux du corps Dieu qu'on ne peut voir que des yeux du cœur, ainsi qu'il est écrit ailleurs : " Cherchez-le dans la simplicité du cœur, " car le cœur simple, c'est le cœur pur. - S. AUG. (Cité de Dieu, liv. dern. chap. 29.) Il est évident que si les yeux spiritualisés de notre corps n'ont pas plus de vertu que ceux que nous avons maintenant, ils ne pourront nous servir à voir Dieu.
S. AUG. (Liv. 1 de la Trinité, chap. 8 et 13.) Cette vue de Dieu est la récompense de la foi, et c'est par la foi que Dieu nous y prépare en purifiant nos cœurs ainsi qu'il est écrit : " Purifiant leurs cœurs par la foi. " La preuve de cette vérité se trouve surtout dans cette maxime : " Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu'ils verront Dieu. "
S. AUG. (sur la Genèse expliq. littéral., liv. 12, chap. 25.) Aucun de ceux qui aspirent à voir Dieu ne doit vivre ici-bas de la vie périssable des sens ; s'il ne meurt radicalement à cette vie, soit en quittant tout-à-fait son corps, soit en devenant tellement étranger aux mouvements de la chair qu'il ne sache plus ainsi que l'apôtre, s'il est encore ou non avec son corps, il ne pourra jamais s'élever jusqu'à cette vision.
LA GLOSE. La récompense est ici plus magnifique que dans les béatitudes précédentes ; c'est celle de l'homme qui non seulement est nourri dans la maison du roi, mais encore peut jouir de sa présence.

v. 9.
S. AMB. (sur S. Luc, liv. 4). Lorsque vous aurez purifié votre intérieur de toutes les souillures du péché, commencez par établir la paix en vous, de sorte qu'il ne s'élève dans votre cœur ni dissensions ni troubles ; vous pourrez ainsi porter la paix plus facilement aux autres. C'est ce que signifient ces paroles : " Bienheureux les pacifiques. " - S. AUG. (Cité de Dieu, liv. 19, chap. 13.) La paix est la tranquillité de l'ordre ; l'ordre est cette disposition qui donne aux choses ou semblables ou opposées la place qui leur convient. Il n'est personne qui ne désire le bonheur, personne aussi qui ne désire la paix ; et ceux mêmes qui veulent la guerre n'ont d'autre but que d'arriver par les armes à une paix glorieuse. - S. JER. Les pacifiques que le Sauveur proclame heureux sont ceux qui font régner la paix dans leur cœur, avant de la rétablir entre leurs frères divisés ; car que vous sert de pacifier les autres si vous souffrez que les vices se livrent mille combats dans votre âme ?
S. AUG. (serm. sur la mont. liv. 1, chap. 2 ou 3.) Ceux qui sont pacifiques sont ceux qui règlent tous les mouvements de leur âme, les soumettent à la raison, tiennent sous le joug toutes les passions indomptées de la chair, et deviennent ainsi le royaume de Dieu. Dans ce royaume l'ordre y est tellement établi, que ce qu'il y a en nous de plus noble et de plus excellent commande à cette autre partie de nous-même qui résiste, et qui nous est commune avec les bêtes ; tandis que la partie supérieure, c'est-à-dire l'âme et la raison, est elle-même soumise à un être plus élevé, qui est la vérité et le Fils de Dieu. Nous ne pouvons commander à ce qui est au-dessous de nous, à moins d'être soumis à ce qui est au-dessus. Telle est la paix promise sur cette terre aux hommes de bonne volonté (Lc 2, 14). - S. AUG. (liv. 1, chap. 19.) Personne cependant ne peut arriver en cette vie à détruire complètement dans ses membres cette loi qui combat contre la loi de l'esprit ; mais en domptant ici-bas les passions de la chair, les pacifiques se préparent à recevoir un jour la plénitude de la paix. - S. CHRYS. (sur S. Matth.) C'est se montrer pacifique envers les autres, non seulement de réconcilier les ennemis entre eux, mais encore d'oublier les injures par amour de la paix ; car la paix qui donne le bonheur n'est pas celle qui n'existe que sur les lèvres, mais celle qui repose dans le cœur, et ceux qui l'aiment sont vraiment les enfants de la paix.
S. HIL. (Can. 12.) Le bonheur des pacifiques, c'est la récompense de l'adoption que le Sauveur exprime par ces paroles : " Parce qu'ils seront appelés enfants de Dieu. " Dieu est le Père unique de tous les hommes, et nous ne serons dignes de faire partie de sa famille qu'en vivant ensemble dans la paix d'une charité toute fraternelle. - S. CHRYS. (hom. 15 sur Matth.) Ou bien les pacifiques étant ceux qui ont horreur de la dispute, n'ont de haine contre personne, et de plus cherchent à réunir ceux qui sont divisés, c'est à juste titre qu'ils sont appelés fils de Dieu, car la mission propre du Fils unique de Dieu a été de réunir ce qui était dispersé et de pacifier les éléments les plus contraires. - S. AUG. (serm. sur la mont.) Ou bien comme la perfection est dans la paix, là où rien ne résiste, les pacifiques sont appelés enfants de Dieu parce que rien ne résiste à Dieu ; d'ailleurs les enfants doivent ressembler à leur père. - LA GLOSE. Les pacifiques sont donc revêtus d'une dignité qui surpasse toutes les autres, de même que le fils du roi est au-dessus de tous les autres dans la maison de son père. Cette béatitude est placée la septième, parce que c'est au jour du sabbat et du vrai repos que nous sera donnée la paix véritable lorsque les dix âges du monde seront écoulés.


v. 10.
S. CHRYS. (hom. 15.) Notre-Seigneur voulant détruire cette pensée que c'est toujours un bien de rechercher pour soi la paix, ajoute : " Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, c'est-à-dire pour la vertu, pour la défense des autres, pour la piété ; car le Sauveur emploie ordinairement le mot justice pour exprimer toute vertu de l'âme. - S. AUG. (serm. sur la mont. liv. 1, chap. 2 ou 8). La paix une fois établie et affermie au-dedans de nous, quelles que soient les persécutions que soulève au dehors celui que nous avons chassé de notre âme (cf. Jn 12, 13), il ne fait qu'augmenter la gloire qui est selon Dieu. - S. JER. Le Sauveur ajoute cette expression significative : " Pour la justice, " car il en est beaucoup qui souffrent pour leurs péchés ; et qui sont loin d'être justes. Remarquez en même temps que cette huitième béatitude qui est comme l'octave de la vraie circoncision, a pour objet le martyre. - S. CHRYS. (sur S. Matth.) Il ne dit pas : " Bienheureux celui qui souffre persécution de la part des Gentils, " car vous pourriez penser que ce bonheur n'est promis qu'à celui qui est persécuté par les païens, parce qu'il refuse d'adorer leurs idoles. Celui donc qui souffre persécution de la part des hérétiques, pour défendre contre eux la vérité, a droit à ce bonheur parce qu'il souffre pour la justice. Et si un des puissants du monde qui sont chrétiens en apparence, vous persécute, parce que peut-être vous l'auriez repris de ses vices, estimez-vous heureux avec Jean-Baptiste. Car s'il est vrai que les prophètes mis à mort par leurs concitoyens ont été de vrais martyrs, on ne peut douter que celui qui souffre pour la cause de Dieu, bien que la persécution lui vienne des siens, ne reçoive aussi la récompense du martyre. Et c'est pourquoi l'Écriture n'a pas désigné la personne des persécuteurs, mais la cause seule de la persécution, afin que vous ne considériez pas quels sont ceux qui vous persécutent, mais la cause pour laquelle vous souffrez persécution.
S. HIL. (Can. 4 sur S. Matth.) Le Seigneur réserve donc pour la dernière béatitude, ceux dont le cœur est préparé à tout souffrir pour Jésus-Christ (qui est la justice). A eux aussi il promet le royaume des cieux, parce que le mépris du siècle les a rendus pauvres d'esprit. C'est pour cela qu'il ajoute : " Le royaume des cieux leur appartient. " - S. AUG. (serm. sur la mont., liv. 3, chap. 2 ou 9.) Ou bien la huitième béatitude revient à la première comme à sa source, parce qu'elle la montre élevée à sa plus haute perfection. Aussi voyez, dans la première comme dans la huitième, se trouve nommé expressément le royaume des cieux. En effet les sept béatitudes sont les différents degrés de cette perfection ; la huitième lui donne le dernier trait et la montre dans tout son éclat, et la récompense de la première béatitude s'y trouve rappelée pour que ces deux degrés extrêmes communiquent leur perfection aux degrés intermédiaires. - S. AMB. (sur S. Luc.) Ou bien autrement, le royaume du ciel promis en premier lieu sera pour les saints l'affranchissement des liens du corps (cf. Ph 1, 25), le second qui suivra la résurrection, les réunira pour toujours à Jésus-Christ. C'est après la résurrection en effet, que vous commencerez à posséder la terre qui est à vous sans plus craindre la mort, et que vous trouverez la consolation dans cette possession paisible. Le plaisir suit la consolation, et il est suivi à son tour par la divine miséricorde, or Dieu ne peut faire miséricorde à quelqu'un sans l'appeler, et le fruit de cette vocation, c'est de voir Dieu qui nous appelle. Celui qui a vu Dieu a droit à son tour aux honneurs de la filiation divine, et c'est alors enfin que comme fils de Dieu il trouve sa joie dans les richesses du royaume des cieux. D'un côté donc le bonheur commence, de l'autre il est dans sa plénitude. - S. CHRYS. (hom. 15.) Ne soyez pas surpris, si a chaque béatitude, il n'est pas fait mention du royaume des cieux, car ces expressions : " Ils seront consolés, ils obtiendront miséricorde, " et autres semblables, sont autant d'insinuations mystérieuses du royaume des cieux. En s'exprimant ainsi le Sauveur veut que l'objet de votre espérance n'ait rien de sensible, car on n'est pas heureux quand on n'a pour récompense que des choses qui passent avec cette vie.
S. AUG. (serm. sur la mont. liv. 1, chap. 3.) Il faut étudier avec soin le nombre de ces béatitudes. Nous voyons en effet les sept opérations de l'Esprit saint décrites par Isaïe (Is 11), correspondre aux sept degrés des béatitudes, mais avec cette différence, que le prophète suit une marche opposée dans l'énumération, parce qu'il nous montre le Fils de Dieu descendant jusque dans l'abîme de notre misère, et qu'ici nous voyons l'homme montant de cet abîme jusqu'à la ressemblance de Dieu. Le premier des dons de l'Esprit saint est la crainte qui est le propre des âmes humbles dont il est dit : " Bienheureux les pauvres d'esprit, " c'est-à-dire ceux qui ne se nourrissent pas de hautes pensées, mais qui se tiennent dans la crainte (cf. Rm 11, 20 ; 12, 16). Le second est la piété qui convient à ceux qui sont doux, car celui qui cherche avec piété fait profession de respect, il ne s'érige pas en censeur, il ne résiste pas, ce qui constitue la vertu de douceur. Le troisième est la science, qui se rapporte à ceux qui pleurent, car ils savent dans quelle dure captivité les retiennent ces maux, qu'ils avaient demandés comme des biens. Le quatrième est la force, qui convient à ceux qui ont faim et soif, parce qu'en cherchant leur joie dans les véritables biens, ils font tous leurs efforts pour se détacher des choses de la terre. Le cinquième est le conseil, qui se rapporte aux miséricordieux, car l'unique remède pour échapper à tant de maux, c'est de pardonner et d'être charitable. Le sixième est l'intelligence qu'ont en partage ceux qui ont le cœur pur, et dont l'œil purifié pénètre ce qu'ils ne pouvaient voir auparavant. La septième est la sagesse, qui est le propre des pacifiques dans l'âme desquels n'existe aucun mouvement de révolte, mais ou tout est soumis à l'esprit. Il n'y a qu'une seule récompense, c'est le royaume des cieux qui reçoit diverses dénominations. Il est expressément nommé et avec raison dans la première béatitude qui est le commencement de la divine sagesse, comme s'il était dit : " Le commencement de la sagesse est la crainte du Seigneur. " A ceux qui sont doux est promis l'héritage, comme a des enfants dont la piété filiale cherche le testament de leur père ; à ceux qui pleurent la consolation, parce qu'ils savent ce qu'ils ont perdu, et dans quels maux ils sont plongés ; à ceux qui ont faim l'abondance, comme aliment réparateur, après les fatigues endurées pour le salut ; à ceux qui sont miséricordieux, la miséricorde parce qu'ils se sont ménagé sagement le bénéfice de l'indulgence dont ils ont fait preuve à l'égard des autres ; à ceux qui sont purs la faculté de voir Dieu, car, eux seuls ont un œil capable de voir et de comprendre les choses éternelles ; à ceux qui sont pacifiques, la ressemblance avec Dieu. Or toutes ces promesses peuvent s'accomplir en cette vie comme nous croyons qu'elles se sont réalisées dans les apôtres ; car aucune parole ne saurait exprimer l'objet des promesses éternelles.

vv. 11-12.
RAB. Les maximes précédentes avaient une application générale, Jésus-Christ s'adresse ici personnellement à ceux qui l'écoutent, et il leur prédit les persécutions qu'ils auraient à supporter pour son nom. " Vous serez heureux " leur dit-il, " lorsque les hommes vous maudiront et vous persécuteront et diront toute espèce de mal contre vous. " - S. AUG. (serm. sur la mont., liv. 1, chap. 3 ou 9.) On peut demander quelle différence existe entre maudire et dire toute espèce de mal, parce que maudire c'est justement dire du mal ; nous répondrons qu'il y a une différence entre maudire et outrager quelqu'un en face, et déchirer sa réputation en son absence. Quant au mot persécuter, il signifie user de violence contre quelqu'un, ou lui tendre des embûches.
S. CHRYS. (sur S. Matth.) S'il est vrai que celui qui donne à son frère un verre d'eau ne perd pas sa récompense, par la même raison celui qui aura supporté la plus légère parole outrageante, ne peut manquer d'être récompensé. Mais pour que les imputations injurieuses lui donnent droit à ce bonheur, il faut deux choses, qu'elles soient fausses, et qu'il les souffre pour la cause de Dieu ; si l'une des deux conditions manque, il ne peut espérer la récompense de cette béatitude, aussi le Sauveur ajoute-t-il : " Mentant à cause de moi. " - S. AUG. (serm. sur la mont.) Je présume que ces mots ont été ajoutés pour ceux qui veulent se glorifier des persécutions qu'ils souffrent et du déshonneur qui s'attache justement à leur réputation, et qui prétendent faire partie des disciples de Jésus-Christ, parce qu'ils sont en butte à mille discours injurieux. Mais c'est a tort, car ces discours ne sont que l'expression de la vérité quand ils ont pour objet leurs erreurs, et si parfois on les accuse à faux, ce n'est nullement pour Jésus-Christ qu'ils le souffrent.
S. GREG. (sur Ezéchiel.) Qui pourra donc nous nuire, si les hommes nous discréditent, et que nous n'ayons pour nous défendre que le témoignage de notre conscience ? Cependant si nous ne devons pas, de dessein prémédité, exciter contre nous la langue de ceux qui veulent entamer notre réputation, pour ne pas les pousser eux-mêmes à leur perte ; une fois que leur méchanceté les arme contre nous, il faut le supporter patiemment pour augmenter notre mérite, et c'est ce que le Sauveur nous recommande en ajoutant : " Réjouissez-vous et tressaillez de joie, parce que votre récompense est abondante dans les cieux. " - LA GLOSE. Que votre âme se réjouisse, que votre corps lui-même tressaille d'allégresse. parce que votre récompense non seulement est grande comme celle des autres, mais parce qu'elle est abondante dans les cieux.
S. AUG. (serm. sur la mont.) Je ne pense pas que les cieux désignent ici les parties supérieures de ce monde visible, car ce n'est pas dans les choses extérieures que nous devons placer notre récompense ; par les cieux il faut donc entendre ici le firmament spirituel qu'habite l'éternelle justice. On peut déjà pressentir cette récompense quand on place sa joie dans les biens spirituels, mais cette jouissance ne sera parfaite, que lorsque ce corps mortel aura revêtu l'immortalité. (1 Co 15, 54) - S. JÉR. Si nous voulons que notre récompense se prépare dans les cieux, nous devons donc nous réjouir et tressaillir d'allégresse, ce que ne pourra jamais faire celui qui est esclave de la vaine gloire. - S. CHRYS. (sur S. Matth.) En effet, autant on met sa joie dans les louanges des hommes, autant on s'attriste de leurs mépris ; mais celui qui ne désire que la gloire des cieux, ne craint nullement les opprobres de la terre. - S. GREG. (sur Ezéchiel.) Nous devons cependant mettre un frein quelquefois aux langues des calomniateurs, de peur qu'en répandant leur venin contre nous, ils ne viennent à corrompre les âmes innocentes que nous aurions pu porter au bien par nos discours.
LA GLOSE. Ce n'est pas seulement par la perspective de la récompense, mais par la puissance de l'exemple qu'il les invite à la patience. " C'est ainsi ajoute-t-il qu'ils ont persécuté les prophètes qui étaient avant vous. " - REMI. C'est une grande consolation en effet pour celui qui se trouve dans la tribulation, de se rappeler les souffrances de ceux qu'on lui domine comme un exemple de patience, c'est comme si le Sauveur disait : " Souvenez-vous que vous êtes les apôtres de celui dont ils furent les prophètes. " - S. CHRYS. (hom. 15.) Il déclare aussi par ces paroles qu'il est égal en honneur à son Père, car il semble dire : " De même qu'ils ont souffert pour mon Père, ainsi vous souffrirez pour moi. " En leur disant : " Les prophètes qui furent avant vous, " il leur apprend qu'ils sont devenus prophètes eux-mêmes. - S. AUG. (serm. sur la mont.) La persécution est prise ici dans un sens général, et signifie tous les discours outrageants, et toutes les atteintes à la réputation.

v. 13.
S. CHRYS. (hom. 15.) Après avoir donné à ses disciples d'aussi sublimes préceptes ; le Sauveur prévient cette difficulté : comment pourrons-nous les observer, en les attirant par ses louanges et en leur disant : " Vous êtes le sel de la terre. " Par là il leur apprend que c'est une nécessité pour eux de garder ces préceptes, car ce n'est pas, leur dit-il, pour vous, ce n'est pas pour une seule nation, c'est pour le monde entier que je vous envoie. Si donc en le touchant au vif, vous en recevez des injures, réjouissez-vous, car c'est une des propriétés du sel de piquer tout ce qui est d'une nature tendre et molle ; la malédiction des hommes ne peut vous nuire en rien, elle atteste au contraire la vertu qui est en vous.
S. HIL. (can. 4.) Il nous faut ici chercher le sens propre des mots, et nous le trouverons dans la mission des apôtres, et dans la nature du sel. Le sel qui est d'un usage universel chez tous les peuples, communique l'incorruptibilité à tous les corps sur lesquels on le répand, et il est très propre à faire ressortir dans toutes choses leur saveur cachée. Or les apôtres sont les prédicateurs des choses célestes, et ils répandent sur toutes choses le sel de l'éternité. C'est à juste titre qu'ils sont appelés le sel de la terre, parce que la vertu de leur doctrine, comme un sel divin conserve les corps pour l'éternité.
REMI. Le contact de l'eau, la chaleur du soleil, le souffle du vent, donnent au sel une autre nature ; ainsi les hommes apostoliques ont reçu une naissance toute spirituelle et ont été changés en d'autres hommes par l'eau du baptême, par le souffle de l'Esprit saint et par le feu de la charité. On peut dire encore que la sagesse céleste prêchée par les Apôtres, absorbe les humeurs des œuvres charnelles, fait disparaître l'odeur infecte et la corruption d'une mauvaise vie et le ver des pensées impures dont le prophète a dit : " Leur ver ne meurt pas. " (Is 66, 24) - REMI. Les Apôtres sont le sel de la terre, c'est-à-dire des hommes terrestres qui sont appelés terre, parce que toute leur affection est pour la terre. - S. JER. Ou bien encore les Apôtres sont appelés le sel de la terre, parce que c'est par eux que le genre humain est conservé. - S. CHRYS. (sur S. Matth., homél. 10 de l'ouv. incompl.) Dès qu'un docteur est orné de toutes les vertus dont nous avons parlé, il est comme un sel excellent, et son exemple comme sa parole sont pour tout le peuple un céleste assaisonnement.
REMI. Sous l'ancienne loi, on ne pouvait offrir aucun sacrifice sans l'avoir assaisonné de sel, ce qui signifiait que personne ne peut offrit un sacrifice agréable à Dieu sans avoir en lui la saveur de la sagesse divine. - S. HIL. Cependant comme l'homme est sujet au changement, après avoir appelé les Apôtres le sel de la terre, il leur apprend qu'ils doivent conserver la vertu de la puissance qui leur a été confiée, en ajoutant : " Si le sel perd sa force, avec quoi pourra-t-on le saler ? " - S. JER. C'est-à-dire si un docteur tombe dans l'erreur, par quel autre docteur pourra-t-il être repris ? - S. AUG. (serm. sur la mont) Et si vous, qui devez être comme l'assaisonnement des peuples, vous perdez le royaume des cieux par la crainte des persécutions temporelles, quels seront les hommes qui pourront vous guérir de vos erreurs ? Une autre version porte : " Si le sel est devenu insipide et comme insensé ", et elle signifie qu'il faut regarder comme des insensés, ceux qui par la recherche trop vive des biens temporels, ou par la crainte d'en être dépouillés, perdent les biens éternels que les hommes ne peuvent ni donner ni enlever.
S. HIL. (can. 4.) Or si les docteurs devenus insensés cessent d'avoir la vertu du sel, et si ne possédant plus le sens du goût qu'ils avaient reçu, ils ne peuvent rendre la vie à ce qui est corrompu, ils deviennent inutiles comme l'ajoute le Sauveur : " Il ne vaut plus rien qu'à être jeté dehors et foulé aux pieds par les hommes. " - S. JER. Cet exemple est emprunté à l'agriculture. Le sel ne sert absolument qu'à dessécher les viandes et à assaisonner les aliments. Aussi nous voyons dans l'Écriture le sel semé par la colère des vainqueurs sur des villes détruites, afin qu'aucune semence ne pût y fructifier. - LA GLOSE. Lorsque ceux qui sont placés à la tête des autres viennent à faillir, ils ne sont bons qu'à être jetés dehors et privés du pouvoir d'enseigner. - S. HIL. (can. 4.) Il ne suffit pas même qu'ils soient chassés de l'office de l'Église, il faut qu'ils soient foulés aux pieds des passants. - S. AUG. (serm. sur la mont.) Ce n'est pas celui qui souffre persécution qui est foulé aux pieds par les hommes, mais celui à qui la crainte de la persécution fait perdre le sens. On ne peut être foulé aux pieds que lorsqu'on est placé au-dessous. Or on n'est jamais au-dessous de personne, bien que le corps soit en butte sur la terre à de mauvais traitements, lorsque par le cœur on habite dans le ciel.

vv. 14-15.
S. CHRYS. (Sur S. Matth.) De même que les prédicateurs sont par l'exemple de leurs vertus le sel qui assaisonne les peuples, de même ils sont par leur doctrine la lumière qui éclaire les ignorants. Or une vie sainte est la condition première, essentielle avant de bien enseigner. C'est pour cela qu'il appelle ses Apôtres le sel de la terre avant de leur dire : " Vous êtes la lumière du monde. " C'est peut-être aussi parce que le sel ne fait que conserver les choses dans l'état où elles sont, et les préserve ainsi de toute altération, tandis que la lumière les rend meilleures en répandant sur elles la clarté. Les Apôtres sont donc appelés le sel de la terre à cause du peuple juif et de l'Église chrétienne qui ont la connaissance de Dieu, tandis qu'ils sont appelés la lumière du monde à cause des Gentils qu'ils amènent à la lumière de la science. - S. AUG. (serm. sur la mont.) Par le monde, il faut entendre ici non pas le ciel et la terre, mais les hommes qui habitent le monde, ou ceux qui aiment le monde, et vers lesquels les Apôtres ont été envoyés pour les éclairer. - S. HIL. (can. 4.) La nature de la lumière c'est d'émettre sa clarté partout où elle est portée, et de forcer les ténèbres à disparaître de nos demeures sous l'influence d'un jour bienfaisant. Or le monde placé en dehors de la connaissance de Dieu était enveloppé dans les ténèbres de l'ignorance, et c'est par les Apôtres qu'il a été inondé de la clarté de la science, que la connaissance de Dieu lui est devenue plus certaine, et ils ont répandu à flots la lumière partout où ils ont porté leurs corps faibles et mortels.
REMI. Semblable au soleil qui lance ses rayons de toutes parts, le Seigneur, vrai soleil de justice, a dirigé ses Apôtres contre les ténèbres qui couvraient le genre humain tout entier.
S. CHRYS. (homél. 15.) Comprenez la grandeur des promesses qu'il leur fait, ils étaient inconnus dans leur propre pays, leur renommée s'étendra jusqu'aux extrémités de la terre, et les persécutions qu'il leur avait prédites, loin de les tenir cachés n'ont fait que les rendre plus illustres.
S. JER. Les Apôtres auraient pu se dérober par la crainte aux persécutions qui les menaçaient, Jésus-Christ veut qu'ils se produisent en toute liberté, et il leur apprend avec quelle assurance ils doivent prêcher l'Évangile : " Une ville placée sur une montagne ne peut être cachée. " - S. CHRYS. (hom. 15.) Il leur enseigne encore à veiller avec soin sur leur propre conduite, parce qu'ils sont exposés à la vue du monde entier, comme une ville bâtie sur une montagne, ou comme une lumière placée sur le chandelier. - S. CHRYS. (sur S. Matth.) Cette cité, c'est l'Église des saints dont il est écrit : " Cité de Dieu, des merveilles ont été dites de toi. " Les citoyens de cette ville sont tous les fidèles dont l'Apôtre a dit : " Vous êtes les concitoyens des saints. " Cette cité a été bâtie sur la montagne qui est le Christ et dont le prophète Daniel avait dit (Dn 2, 34) : " Une pierre détachée de la montagne sans la main d'aucun homme est devenue une grande montagne. " - S. AUG. Ou bien elle est située sur une montagne, parce qu'elle est assise sur une justice éminente, figurée par la montagne du haut de laquelle le Seigneur fait entendre sa parole. - S. CHRYS. (sur S. Matth.) Une ville placée sur le sommet d'une montagne ne peut se dérober aux regards, quand elle le voudrait, car la montagne qui la porte, la dévoile à tous les yeux. Ainsi les Apôtres et les prêtres qui sont fondés sur Jésus-Christ, ne peuvent rester cachés, quand bien même ils le voudraient, parce que Jésus-Christ les découvre à tous les regards. - S. HIL. (can. 4.) Cette cité peut encore signifier la chair dont le Sauveur s'est revêtu, car en s'unissant ainsi à notre nature, il renferme en lui la totalité du genre humain et nous-mêmes par la participation de sa chair nous devenons les habitants de cette ville. Or Jésus-Christ ne peut demeurer caché, placé qu'il est sur les hauteurs incommensurables de la divinité, et offert à l'admiration du genre humain par les œuvres merveilleuses qu'il opère.

S. CHRYS. (sur S. Matth.) Le Sauveur explique par une autre comparaison pourquoi ses disciples ne doivent point rester cachés dans l'obscurité, mais se produire au grand jour : " On n'allume pas une lampe pour la placer sous le boisseau, mais on la met sur le chandelier. - S. CHRYS. (homél. 15.) On peut dire encore que par la comparaison de la ville bâtie sur la montagne, le Sauveur montre quelle sera sa vertu, et que par celle de la lampe allumée, il forme ses disciples à la liberté de l'apostolat : " C'est moi qui ai allumé le flambeau, " semble-t-il leur dire : " c'est à vous de veiller à ce qu'il ne cesse jamais de briller, non seulement pour vous, et pour ceux que vous devrez éclairer, mais encore pour la gloire de Dieu. - S. CHRYS. (sur S. Matth.) Cette lampe c'est la parole de Dieu dont il est dit : " Votre parole est une lampe pour mes pieds. " Ceux qui allument cette lampe, sont le Père, le Fils et le Saint-Esprit.

S. AUG. (serm. sur la mont., chap. 5 ou 12.) Mais que veulent dire ces paroles : " On ne la place pas sous le boisseau ? " Signifient-elles seulement qu'il ne faut point cacher cette lampe, comme s'il disait, ou n'allume pas une hampe pour la cacher ? Ou bien le mot boisseau a-t-il une signification particulière ? Placer la lampe sous le boisseau ne serait-ce pas préférer les avantages temporels à la prédication de la vérité ? On place donc la hampe sous le boisseau, toutes les fois qu'on obscurcit et qu'on couvre la lumière d'une saine doctrine sous les nuages des biens temporels. Le boisseau est une figure très juste de ces biens du corps, soit à cause de la récompense qui sera donnée avec mesure, puisque chacun recevra ce qu'il aura mérité pendant qu'il était revêtu de son corps (2 Co 5, 10), soit parce que ces biens qui ont le corps pour objet et pour instrument, ont aussi le temps pour mesure de leur existence passagère figurée par le boisseau, tandis que les choses spirituelles et éternelles ne sont pas renfermées dans ces étroites limites. Or on place la lumière sur le chandelier, quand on assujettit son corps au ministère de la parole, de manière que la prédication de la vérité occupe le premier rang, et les soins du corps la dernière place. Car cet assujettissement du corps donne à la doctrine un nouvel éclat qui la fait pénétrer dans l'âme des disciples, à l'aide du concours que les bonnes œuvres du corps viennent donner à la voix. - S. CHRYS. (sur S. Matth.) Disons encore que le boisseau représente les hommes du monde, car de même que le boisseau est vide par le haut, et plein par le bas, ainsi les hommes du monde sont insensés à l'égard des biens spirituels, et n'ont de sagesse que pour les choses de la terre. Ainsi le boisseau tient la parole de Dieu cachée lorsque pour quelque motif tout humain, ils n'osent prêcher ouvertement ni la parole de Dieu ni la vérité de la foi. Le chandelier, c'est l'Église qui porte la parole, et c'est aussi chacun de ses ministres.
S. HIL. (Can. 4.) Ou bien c'est la synagogue que le Seigneur compare au boisseau, parce que, gardant sans les distribuer les fruits qu'elle a reçus, elle ne contenait d'ailleurs qu'une certaine mesure de perfection. - S. AMB. (sur S. Luc, liv. 4.) Que personne donc ne renferme sa foi dans les bornes étroites de la loi mosaïque, mais qu'il en fasse part à l'Église où brille la grâce de l'Esprit qui possède les sept dons. - BEDE. Ou bien c'est le Christ lui-même qui allume le flambeau lorsqu'il a rempli de la flamme de sa divinité la lampe de terre de notre nature, lampe qu'il ne veut cacher à aucun de ceux qui croient en lui, ni placer sous le boisseau (c'est-à-dire sous la mesure de la loi), ni resserrer dans les limites d'un seul peuple. Le chandelier sur lequel il a placé la lumière c'est l'Église, parce qu'il a marqué sur nos fronts la foi en son Incarnation. - S. HIL. (Can. 4.) Ou bien cette lampe du Christ placée sur le chandelier, c'est cette lampe suspendue par sa Passion au bois de la croix et qui doit répandre son éternelle clarté sur tous ceux qui font partie de l'Église ; c'est pour cela qu'il ajoute : " Afin qu'elle brille aux yeux de tous ceux qui sont dans la maison. " - S. AUG. (serm. sur la mont.) Rien ne s'oppose à ce que, par cette maison, on entende l'Église ; ou bien encore cette maison c'est le monde lui-même, comme sembleraient l'indiquer ces paroles : " Vous êtes la lumière du monde. " - S. HIL. (Can. 4.) Le Sauveur avertit ses apôtres qu'ils doivent briller d'une lumière si vive qu'en admirant leurs bonnes œuvres les hommes en rendent gloire à Dieu : " Que votre lumière luise devant les hommes, afin qu'ils voient vos bonnes œuvres. - S. CHRYS. (sur S. Matth.) C'est-à-dire, répandez la lumière de votre enseignement de manière que non seulement on entende vos paroles, mais encore qu'on voie vos œuvres, et qu'ainsi vous assaisonniez, par le sel de vos exemples, ceux que vous aurez éclairés de la lumière de votre parole. Dieu se trouve glorifié par ces docteurs qui joignent la pratique à l'enseignement, car on reconnaît la sagesse du Maître aux mœurs de ceux qui composent sa famille, et c'est pour cela que Jésus-Christ ajoute : " Afin qu'ils glorifient votre Père qui est dans les cieux. " - S. AUG. S'il avait dit seulement : " Afin qu'ils voient vos bonnes œuvres, " il aurait paru leur assigner pour fin les louanges des hommes que recherchent les hypocrites ; mais il ajoute : " Afin qu'ils glorifient votre Père qui est dans les cieux ; " il ne veut donc pas qu'en étant agréable aux hommes, on place dans leur estime la fin de ses bonnes œuvres, mais qu'on les rapporte à la gloire de Dieu, en un mot qu'on ne cherche à plaire aux hommes qu'afin que Dieu en soit glorifié. - S. HIL. (Can. 4.) Ce n'est pas qu'il nous faille rechercher la gloire qui vient des hommes (car toutes nos actions doivent être faites pour la gloire de Dieu), mais tout en nous cachant ce qui nous est personnel dans nos bonnes œuvres, nous ne devons pas laisser de briller pour l'édification de ceux au milieu desquels nous vivons.

vv. 17-19.
LA GLOSE. Après avoir exhorté ses disciples à se préparer à tout souffrir pour la justice, et à ne pas tenir cachée la doctrine salutaire qu'ils allaient entendre, mais à la recevoir dans l'intention de la communiquer aux autres, il leur fait connaître ce qu'ils devront enseigner. Il suppose qu'ils lui font cette question : Quelle est donc cette doctrine qui ne doit pas rester cachée et pour laquelle vous nous ordonnez de tout nous offrir ? Et il leur répond : " Ne pensez pas que je sois venu détruire la loi ou les prophètes. " - S. CHRYS. (sur S. Matth.) Il s'exprime ainsi pour deux raisons : premièrement, pour engager ses disciples à imiter son exemple, en s'efforçant d'accomplir toute la loi, ainsi qu'il le faisait lui-même ; secondement, les Juifs devaient l'accuser plus tard de violer la loi (Mt 12 ; Mc 2 ; Lc 6 ; 13 ; Jn 5 ; 7 ; 9, etc.) ; il fait donc raison de cette calomnie avant même qu'elle se produise.
REMI. Mais il ne veut pas qu'on s'imagine qu'il n'est venu que pour annoncer la loi, comme les prophètes ; il nie donc d'abord qu'il soit venu pour détruire la loi, et il affirme ensuite qu'il est venu pour l'accomplir : " Je ne suis pas venu détruire la loi, mais l'accomplir. " - S. AUG. (Serm. sur la mont.) Cette maxime présente deux sens, car accomplir une loi c'est ou bien ajouter ce qui lui manque, ou faire ce qu'elle prescrit. - S. CHRYS. Jésus-Christ a donc accompli les prophéties en réalisant tout ce qu'elles avaient prédit de lui, et il a également accompli la loi en n'omettant aucune des prescriptions légales et en justifiant les hommes par la foi, ce que la lettre de la loi ne pouvait faire. - S. AUG. (contre Fauste, liv. 19, chap. 7.) Enfin, comme il était difficile, même à ceux qui vivent sous l'empire de la grâce, dans cette vie mortelle d'accomplir ce commandement de la loi : " Vous n'aurez pas de désirs coupables (Ex 20, 17 ; Dt 5, 21 ; Rm 7, 8 ; 13, 9), " le Sauveur, devenu notre Pontife par le sacrifice de sa chair, nous obtient miséricorde, et il accomplit encore ici la loi, car notre faiblesse et notre impuissance se trouvent guéries par la vertu de ce divin chef dont nous sommes devenus les membres. Je pense que ces paroles : " Je ne suis pas venu détruire la loi, mais l'accomplir, " peuvent s'entendre aussi de ces additions qui expliquent le sens des anciens préceptes ou la manière de les mettre en pratique. C'est ainsi que le Seigneur nous a fait connaître qu'un simple mouvement de haine qui nous porte à nuire à notre frère doit être rangé parmi les péchés d'homicide. Il nous dit encore plus loin qu'il aime mieux que nous restions dans la vérité suis recourir au serment que de nous exposer à tomber dans le parjure en jurant même selon la vérité. Pourquoi donc, ô Manichéens, rejetez-vous la loi et les prophètes, alors que le Christ affirme qu'il est venu non pour les détruire, mais pour les accomplir ? L'hérétique Fauste répond : Mais qui atteste que Jésus a tenu ce langage ? Matthieu. Et comment donc Matthieu peut-il raconter ce que Jésus a dit sur la montagne, lui qui n'a suivi le Sauveur que lorsqu'il en fut descendu, tandis que Jean, qui était sur la montagne, n'en dit pas un mot ? Saint Augustin répond : S'il n'y a pour dire la vérité sur le Christ que celui qui l'a vu ou entendu, personne aujourd'hui n'est en état de le faire. Pourquoi donc saint Matthieu n'aurait-il pu apprendre de la bouche de saint Jean la vérité sur le Christ, alors que nous, qui sommes nés si longtemps après, nous pouvons enseigner sur Jésus-Christ la vérité que nous puisons dans les écrits de saint Jean ? C'est ce qui fait que non seulement l'évangile de saint Matthieu, mais encore celui de saint Luc et de saint Marc jouissent d'une égale autorité. D'ailleurs, est-ce que le Seigneur n'a pu raconter à saint Matthieu les faits qui avaient précédé sa vocation ? Avouez donc franchement que vous ne croyez pas à l'Évangile, car en ne croyant dans l'Évangile qu'à ce qui vous convient, c'est plutôt à vous-mêmes qu'à l'Évangile que vous croyez.

Fauste dit encore : Nous pouvons prouver qu'un autre que saint Matthieu (et je ne sais qui) a écrit cette maxime sous le nom de cet apôtre : " Lorsque Jésus passait, il vit un homme assis au comptoir, Matthieu était son nom. " Et quel est donc l'écrivain qui, pour parler de lui-même, s'exprime de la sorte : " Il vit un homme, " et non pas : " Il me vit ? " - Saint Augustin répond, saint Matthieu parle de lui commue d'une personne étrangère, de même que saint Jean l'a fait dans ce passage : " Pierre, se retournant, vit cet autre disciple que Jésus aimait, " ce qui prouve que telle était la manière de s'exprimer des évangélistes dans leurs narrations.
Il y a plus, réplique Fauste, cette défense que Jésus-Christ nous fait de croire qu'il soit venu détruire la loi est bien plutôt de nature à nous faire soupçonner qu'il la détruisait réellement, car, puisqu'il ne violait aucun article de la loi, pourquoi les Juifs l'en auraient-ils soupçonné ? C'est là, répond saint Augustin, une bien faible difficulté, car nous ne nions pas qu'aux yeux des Juifs inintelligents, le Christ n'ait passé pour un destructeur de la loi et des prophètes.
Fauste ajoute : D'ailleurs, ni la loi ni les prophètes n'ont besoin de cet accomplissement, puisqu'il est écrit : " Vous observerez les commandements que je vous donne, sans y rien ajouter, ni sans rien ôter. " Fauste, répond saint Augustin, ne comprend pas ce que c'est que l'accomplissement de la loi, lorsqu'il l'entend de l'addition de nouveaux préceptes. La plénitude de la loi c'est la charité (Rm 13, 18) que le Seigneur a répandue sur les fidèles en leur envoyant l'Esprit saint. La loi est donc accomplie lorsqu'on obéit à ses préceptes ou lorsque les événements réalisent les prédictions qu'elle a faites.
Fauste continue : Reconnaître que Jésus est l'auteur du Nouveau Testament, qu'est-ce autre chose que déclarer qu'il a détruit l'Ancien ? Non, répond saint Augustin, car l'Ancien Testament renferme les figures de l'avenir, qui devaient disparaître devant les réalités apportées par Jésus-Christ, et dans ce fait même les prophètes trouvaient leur accomplissement, puisqu'ils annonçaient que Dieu devait donner aux hommes un nouveau Testament.
Fauste poursuit : Si le Christ a prononcé ces paroles, c'est évidemment dans un autre sens ou (ce qu'on ne peut admettre) c'est un mensonge, ou il n'a rien dit de semblable. Or, personne n'osera dire que le Christ a menti ; ces paroles ont donc une autre signification, ou elles n'ont jamais été dites. Quant à moi, la foi des Manichéens me met en garde contre l'admission de ce chapitre, car elle m'a tout d'abord appris qu'il ne faut pas regarder comme venant du Sauveur tout ce que les Évangélistes lui attribuent, et qu'il y a beaucoup d'ivraie que le glaneur qui rôde pendant la nuit a répandue dans presque toutes les Écritures pour corrompre le bon grain. Saint Augustin répond : Le Manichéen t'a enseigné une opinion impie et perverse en vertu de laquelle tu acceptes dans l'Évangile tout ce qui favorise ton hérésie, et tu rejettes tout ce qui la condamne.
Pour nous, l'Apôtre nous a enseigné cette divine méthode de regarder comme anathème quiconque annoncerait un Évangile différent de celui que nous avons reçu. Et quant à l'ivraie, le Seigneur lui-même nous a expliqué ce que c'était. Ce ne sont point les erreurs qui seraient mêlées à la vérité des Écritures, comme il vous plaît de le dire, mais ce sont les hommes enfants du démon.
Fauste ajoute : Lorsqu'un Juif viendra vous demander pourquoi vous n'observez pas ce que prescrivent la loi et les prophètes, puisque le Christ n'est pas venu les détruire, mus les accomplir, vous serez forcé ou de devenir l'esclave d'une vaine superstition, ou de reconnaître que ce chapitre n'est pas authentique, ou de nier que vous soyiez le disciple du Christ. - Les catholiques, répond saint Augustin, ne sont nullement embarrassés par ce chapitre, comme s'il leur reprochait de ne pas garder la loi et les prophètes, car ils ont dans le cœur l'amour de Dieu et l'amour du prochain, deux préceptes qui résument la loi et les prophètes, et ils savent que tout ce qui, dans l'Ancien Testament, a été prophétisé allégoriquement par les événements, par la célébration des fêtes légales, par les expressions figurées se trouve accompli en Jésus-Christ et en son Église. Donc nous ne devenons pas tributaires d'une vaine superstition, nous ne nions pas la véracité de ce chapitre, et nous ne renonçons pas à être les disciples du Christ. Celui donc qui vient dire : Si le Christ n'avait pas détruit la loi et les prophètes, les anciens rites se seraient perpétués dans les cérémonies chrétiennes, peut ajouter : Si le Christ n'avait pas détruit la loi et les prophètes, sa naissance, sa passion, sa résurrection seraient encore l'objet des promesses. Au contraire, une preuve qu'il n'a pas détruit, mais accompli la loi et les prophètes, c'est justement qu'il ne nous est plus prédit comme devant naître, souffrir et ressusciter, ce que proclamaient toutes les figures de l'ancienne loi ; mais qu'on nous annonce sa naissance, sa mort, sa résurrection comme autant de faits accomplis que nous rappellent à l'envi toutes les solennités chrétiennes. Combien donc est grossière l'erreur de ceux qui pensent que le changement des signes et des rites a dû changer la nature des choses signifiées dont le rite prophétique promettait l'existence, et dont le rite évangélique démontre l'accomplissement.
Fauste ajoute encore : Si le Christ est l'auteur de ces paroles, examinons pourquoi il les a dites. Est-ce pour adoucir la fureur des Juifs qui en le voyant fouler aux pieds ce qu'ils regardaient comme saint ne croyaient pas devoir l'entendre davantage ? Ou bien est-ce pour nous engager à nous soumettre au joug de la loi, nous qui devions croire parmi les Gentils ? Si ce n'est pas l'une de ces raisons, ce doit être l'autre, et en cela le Christ ne nous a pas induit en erreur. Il y a en effet trois sortes de loi, la première est celle des Hébreux, que saint Paul appelle loi de péché et de mort ; la seconde, la loi des Gentils, qu'il appelle naturelle, en disant : " Les nations font naturellement ce que la loi leur commande ; " la troisième, la loi de vérité appelée par saint Paul : " La loi de l'esprit de vie. " Il en est de même des prophètes : il y a les prophètes des Juifs, qui sont connus ; les prophètes des Gentils, dont saint Paul écrivait : " Un de leurs compatriotes et leur prophète a dit. " Enfin les prophètes de la vérité, dont le Christ a dit : " Je vous envoie des sages et des prophètes. " Or, s'il avait parlé des observances judaïques dans le dessein de nous les faire accomplir, nul doute qu'il ne fût ici question de la loi des prophètes des Juifs. Mais il ne rappelle ici que des préceptes plus anciens : " Vous lie tuerez pas, vous ne commettrez pas d'adultère, " qui furent autrefois promulgués par Enoch, par Seth et par d'autres justes ; il est donc évident qu'il veut parler ici de la loi et des prophètes de la vérité. Paraît-il au contraire vouloir parler des préceptes judaïques ; c'est pour les déraciner complètement, comme celui-ci : " Œil pour œil, dent pour dent. " - Saint Augustin répond : On voit clairement quelle est cette loi, quels sont ces prophètes que Jésus-Christ n'est pas venu détruire, mais accomplir : c'est la loi qui a été donnée par Moïse. C'est une erreur de dire, comme Fauste, que le Seigneur est venu accomplir certains préceptes, ceux qui avaient été transmis par les anciens justes avant la loi, comme celui-ci : " Vous ne tuerez pas ; " tandis qu'il en a détruit certains autres qui étaient propres à la loi mosaïque (comme celui-là : " œil pour œil, dent pour dent "), car nous tenons pour vrai que ces derniers préceptes ont été parfaitement conformes au temps où ils furent établis, et que le Christ ne les a pas détruits, mais accomplis, comme nous le prouverons pour chacun d'eux. C'est ce que ne comprenaient pas non plus ces hérétiques appelés Nazaréens, qui, persévérant dans cette croyance perverse, voulaient forcer les Gentils convertis à judaïser.

S. CHRYS. (sur S. Matth.) Comme tous les événements qui devaient se passer depuis le commencement jusqu'à la fin du monde, étaient allégoriquement prophétisés dans la loi, Notre-Seigneur pour éloigner cette pensée que Dieu aurait pu ignorer par avance quelques-uns de ces événements, ajoute : " Il ne peut se faire que le ciel et la terre passent avant que tout ce qui a été prédit dans la loi ne soit accompli et réalisé ; c'est le sens de ces paroles : " Je vous le dis en vérité ; le ciel et la terre ne passeront point que tout ce qui est dans la loi, jusqu'à un seul iota et à un seul point, ne soit accompli parfaitement. "
REMI. Le mot amen est un mot hébreu qui signifie en latin, vraiment, exactement, ou ainsi soit-il. Le Seigneur emploie cette expression pour deux raisons, ou à cause de la dureté de cœur de ceux qui étaient lents à croire, ou pour avertir ceux qui croyaient de prêter une attention plus profonde à ce qui allait suivre. - S. HIL. (Can. 4.) En s'exprimant de la sorte : " Jusqu'à ce que le ciel et la terre pussent, " il déclare que le ciel et la terre, qui sont les principaux éléments de la création, seront dissous comme nous le croyons nous-mêmes. - REMI. Ils demeureront quant à leur substance, mais ils passeront en ce sens qu'ils seront renouvelés. - S. AUG. (serm. sur la mont.) Par ces paroles : " Un seul iota ou un seul point de la loi ne passera " le Sauveur exprime avec énergie la perfection qui est renfermée dans chacune des lettres de la sainte Écriture. Parmi ces lettres la plus petite est l'iota, qui s'écrit d'un seul trait. Le point est un petit signe qui surmonte l'iota à son sommet. En s'exprimant ainsi, le Seigneur nous apprend que dans la loi les petites choses doivent être accomplies avec soin. - RAB. C'est avec un dessein marqué qu'il emploie l'iota grec, et non l'iota des Hébreux, car l'iota exprime le nombre dix et par là même le nombre des préceptes du Décalogue dont l'Évangile est le point extrême et le plus haut degré de perfection.

S. CHRYS. (sur S. Matth.) Si un homme ami de la vérité ne peut s'empêcher de rougir lorsqu'on surprend un mensonge sur ses lèvres, et si l'homme sage ne promet jamais rien qu'il ne l'exécute, comment les paroles divines pourront-elles demeurer sans effet ? Et c'est pour cela qu'il conclut en disant : " Quiconque violera un de ces commandements les plus petits de tous et enseignera aux hommes à les violer, sera regardé comme le dernier dans le royaume de Dieu. " Le Seigneur nous fait entendre clairement, ce me semble, quels sont ces commandements les moindre de tous, en disant : " Celui qui violera l'un de ces moindres commandements, " c'est-à-dire, ceux dont je vais parler. - S. CHRYS. (hom. 16.) Ce n'est point des lois anciennes qu'il veut parler ici, mais des préceptes qu'il devait lui-même imposer ; il les appelle les plus petits quoique de la plus grande importance, par ce même sentiment d'humilité avec lequel il s'est si souvent exprimé sur son propre compte. - S. CHRYS. (sur S. Matth.) Ou bien autrement, les commandements de Moïse, " Vous ne tuerez pas, vous ne commettrez pas d'adultère, " sont d'un accomplissement facile, car l'énormité du crime effraie et arrête la volonté ; aussi la récompense qu'ils promettent est minime, bien que le crime qu'ils défendent soit grand. Les commandements du Christ au contraire : " Vous ne vous mettrez pas en colère, vous ne convoiterez pas, " sont difficiles à observer, et par la même raison, la récompense qui les sanctionne est grande, bien que ce qu'ils défendent soit léger. Il s'agit donc ici de ces préceptes du Christ : " Vous ne vous mettrez pas en colère, vous ne convoiterez pas. " Ceux qui commettent ces fautes légères seront les derniers dans le royaume de Dieu ; c'est-à-dire celui qui se sera mis en colère sans commettre un grand péché, n'aura pas à craindre la peine de la damnation éternelle, mais il ne partagera pas la gloire de ceux qui auront observé ces commandements de moindre importance. - S. AUG. (serm. sur la mont., liv. 1, chap. 15, 16 ou 8.) Ou bien, au contraire, ces moindres commandements sont ceux de la loi ancienne, et ce sont les préceptes que le Christ va promulguer qui sont de la plus haute importance. Ces préceptes moindres que les autres sont indiqués ici par l'iota et par le point, celui-là donc qui les viole et qui enseigne aux autres à les violer de même sera appelé le dernier dans le royaume de Dieu. Et peut-être même n'entrera-t-il pas dans ce royaume des cieux, ou Dieu n'admet que ceux qui sont vraiment grands.
LA GLOSE. Violer la loi, c'est ne pas faire ce qu'ordonne la loi bien comprise, ou ne pas comprendre la fausse interprétation qu'on lui donne, ou détruire dans quelqu'une de ses parties l'ensemble des commandements ajoutés par le Christ.

S. CHRYS. (hom. 16.) Ou bien dans ces paroles : " Il sera appelé le dernier dans le royaume des cieux, il ne faut voir autre chose que le supplice de la damnation éternelle. En effet, dans le langage ordinaire du Sauveur, le royaume des cieux ne signifie pas seulement la jouissance du bonheur éternel, mais le temps de la résurrection, et l'avènement terrible du Christ. - S. GREG. (hom. 12 sur les Evang.) Ou bien par le Royaume des cieux il faut entendre l'Église où tout docteur qui viole un commandement de la loi est regardé comme le dernier, car celui dont la conduite est méprisable, comment peut-il empêcher que son enseignement ne soit méprisé ? - S. HIL. (can. 4.) Ou bien, par ces moindres choses, le Seigneur fait allusion à sa passion et à sa croix ; celui qui par une fausse honte ne les confessera pas hautement, sera le plus petit, c'est-à-dire le dernier, et presque rien. Le Sauveur promet au contraire la gloire magnifique des cieux à celui qui ne rougira pas de les confesser ; c'est pour cela qu'il ajoute : " Mais celui qui fera et enseignera sera appelé grand dans le royaume des cieux. " - S. JER. Le Seigneur flétrit ici la conduite des Pharisiens qui, n'ayant que du mépris pour les commandements de Dieu, leur substituaient leurs propres traditions, et il leur apprend que l'enseignement qu'ils donnent au peuple perd tout son prix, s'ils détruisent le plus petit commandement de la loi. Voici encore une autre explication : c'est que la science du maître, ne fût-il esclave que d'une faute légère, le fait descendre de la place élevée qu'il occupait ; c'est qu'il ne sert de rien d'enseigner la justice si on la détruit en même temps par la moindre faute ; c'est qu'on n'est souverainement heureux qu'en traduisant dans sa conduite les enseignements que l'on donne aux autres. - S. AUG. On bien encore, celui qui violera les plus petits des commandements de la loi, et qui enseignera à les violer, sera appelé le dernier ; celui au contraire qui accomplira ces moindres commandements, et qui enseignera à les accomplir, ne devra pas être regardé comme grand, mais il sera toutefois au-dessus de celui qui les viole. Celui-là seul sera vraiment grand qui pratiquera et enseignera ce que le Christ enseigne.

vv. 20-22
S. HIL. (can. 4.) Dans ce magnifique début le Sauveur s'élève bien au-dessus de la loi ancienne ; il déclare aux apôtres que l'entrée du ciel leur est fermée, si leur justice n'est supérieure à celle des Pharisiens ; c'est le sens de ces paroles : " Je vous le dis en vérité, à moins que votre justice ne soit plus abondante, etc. - S. CHRYS. (hom. 16.) La justice dont il parle ici est la réunion de toutes les vertus, pour la pratique desquelles il faut ajouter le secours de la grâce : car le Sauveur veut que ses disciples, tout grossiers qu'ils sont encore, se montrent plus vertueux que les docteurs de la loi ancienne. Il ne dit pas que les Scribes et les Pharisiens sont des hommes d'iniquité, puisqu'il parle de leur justice. Remarquez aussi qu'il confirme la vérité de l'Ancien Testament, par la comparaison qu'il en fait avec le Nouveau ; ils ne différent que du plus du moins, et sont du même genre. - S. CHRYS. (sur S. Matth.) Les justices des Scribes et des Pharisiens sont les commandements donnés par Moïse, et les commandements de Jésus-Christ sont le parfait accomplissement des premiers. Voici donc le sens des paroles du Sauveur : " Celui qui indépendamment des commandements de la loi n'accomplira pas ceux que je donne moi-même, quelque peu importants qu'ils lui paraissent, celui-là n'entrera pas dans le royaume des cieux ; " car les commandements de Moïse délivrent bien de la peine portée contre les transgresseurs de la loi, mais ils ne peuvent introduire dans le royaume des cieux, tandis que mes commandements délivrent du châtiment et tout à la fois donnent entrée dans le royaume des cieux. Mais puisqu'il est certain que violer ces moindres commandements et ne pas les observer est une seule et même chose, pourquoi est-il dit plus haut que celui qui les viole sera appelé le dernier dans le royaume de Dieu, tandis que nous voyons ici que celui qui ne les garde pas n'entrera point dans le royaume des cieux ? Je réponds à cela qu'être le dernier dans le royaume, ou n'y pas entrer reviennent au même, et qu'être simplement du royaume, ce n'est pas régner avec le Christ, mais faire seulement partie de son peuple. Il veut donc dire que celui qui viole ces commandements sera du nombre des chrétiens, mais relégué au dernier rang ; celui au contraire qui entre dans le royaume devient participant de la royauté du Christ : par conséquent, celui qui n'y entre pas n'a point de part à cette gloire, mais il est cependant de son royaume, en ce sens qu'il est du nombre de ceux sur lesquels règne le Christ, le roi des cieux.

S. AUG. (Cité de Dieu, liv. 20, chap. 9.) On peut encore donner cette explication : " Si votre justice n'est plus abondante que celle des Scribes et des Pharisiens qui n'observent pas ce qu'ils enseignent, et dont il est dit ailleurs : " Ils disent et ne font pas ; " c'est-à-dire si votre justice n'atteint ce degré de perfection non-seulement de ne pas violer, mais de pratiquer ce que vous enseignez, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux. Il faut donc entendre dans un sens différent le royaume des cieux, là où nous rencontrons ces deux sortes de personnes, celui qui transgresse ce qu'il enseigne, et celui qui le pratique, l'un appelé le plus petit, et l'autre grand ; ce royaume c'est l'Église actuelle. Au contraire le royaume des cieux dans lequel n'entre que celui qui observe les commandements c'est l'Église telle qu'elle existera dans le siècle à venir. - S. AUG. (cont. Faust. liv. 9 et 10.) Je ne sais si on pourrait trouver nommé une seule fois dans l'Ancien Testament ce royaume de Dieu dont il est si souvent question dans les discours du Seigneur. C'est une des révélations propres au Nouveau Testament, et cette révélation était réservée aux lèvres de ce roi dont l'Ancien Testament figurait l'empire sur ses serviteurs. Cette fin à laquelle doivent se rapporter les commandements demeurait voilée sous l'ancienne loi, bien que les Saints qui la voyaient révélée dans l'avenir, en faisaient dès lors la règle de toute leur vie. - LA GLOSE. Ou bien encore ces paroles : " Si votre justice n'est plus abondante, " ne se rapportent pas à ce que prescrivait l'ancienne loi, mais à la manière dont les Scribes et les Pharisiens l'interprétaient. - S. AUG. (cont. Faust. liv. 19, chap. 28.) Presque tous les préceptes que le Sauveur fait précéder de ces mots : " Mais moi, je vous dis, " se trouvent dans les livres de l'Ancien Testament ; mais comme les Pharisiens ne comprenaient sous la défense de l'homicide que le seul fait de la mort donnée au prochain, le Seigneur leur découvre que tout mouvement de haine qui tend à nuire à notre frère fait partie du péché d'homicide. C'est pourquoi il ajoute : " Vous avez appris qu'il a été dit aux anciens : Vous ne tuerez pas. " S. CHRYS. (sur S. Matth.) Le Christ voulant montrer qu'il est le même Dieu qui avait promulgué les préceptes de la loi ancienne, et qui donne ceux de la loi de grâce, pose en tête de ses préceptes ceux qui dans l'ancienne loi se trouvaient avant tous les autres, c'est-à-dire les préceptes prohibitifs qui ont pour objet le prochain.
S. AUG. (Cité de Dieu, liv. 20.) De ce qu'il est écrit : Vous ne tuerez pas, nous ne concluons pas que c'est un crime d'arracher un arbrisseau, erreur grossière des Manichéens ; nous n'appliquons pas non plus ce précepte aux animaux sans raison ; car en vertu de l'ordre plein de sagesse établi par le Créateur, leur vie comme leur mort sont soumises à nos besoins. C'est donc de l'homme qu'il faut entendre ces paroles : " Vous ne tuerez pas ; " vous ne tuerez pas un autre, vous ne vous tuerez pas vous-même ; car celui qui se donne la mort, que fait-il d'autre chose que de donner la mort à un homme ? N'allons pas voir non plus une violation de ce précepte dans la conduite de ceux qui ont fait la guerre par l'ordre de Dieu, ou qui dépositaires du pouvoir public ont usé de leur autorité pour prononcer contre des scélérats la juste sentence qui les condamnait à mort. Abraham lui-même qui voulut mettre à mort son fils pour obéir à Dieu, non-seulement n'est pas accusé de cruauté ; mais l'Écriture fait le plus grand éloge de sa foi et de sa religion. Il ne faut donc pas comprendre dans ce précepte ceux que Dieu commande de mettre à mort, ou par une loi générale, ou dans un cas particulier, par un ordre exprès et transitoire. On ne peut non plus considérer comme homicide celui qui prête son concours à l'exécution d'un ordre légitime, pas plus que celui qui donne son appui au magistrat qui porte le glaive ; et on ne peut excuser autrement Samson de s'être enseveli avec ses ennemis sous les ruines de la maison où il se trouvait, qu'en disant qu'il obéit en cela à l'inspiration secrète de l'Esprit qui avait opéré par lui tant de prodiges.
S. CHRYS. (hom. 19.) Par cette formule : " Il a été dit aux anciens, " le Sauveur nous apprend qu'il y avait bien longtemps que ce commandement avait été donné aux Juifs. Il s'exprime ainsi pour entraîner vers des préceptes plus élevés, les esprits lents qui l'écoutaient, comme un maître qui voulant stimuler un enfant paresseux par le désir d'une instruction supérieure lui dirait : Vous avez perdu beaucoup de temps à épeler. Or le Seigneur ajoute : " Mais moi je vous dis que quiconque se mettra en colère contre son frère, méritera d'être condamné par le jugement. " Remarquez dans ces paroles la puissance du législateur ; aucun des anciens n'avait parlé de la sorte, mais ils s'exprimaient ainsi : " Le Seigneur a dit. " Ils parlaient comme des serviteurs qui portent les ordres de leur maître ; Jésus-Christ parle comme le fils qui commande au nom de son père et en son propre nom. Ils annonçaient les ordres de Dieu à ceux qui étaient comme eux les serviteurs de Dieu ; Jésus-Christ imposait ses lois à ses propres serviteurs. - S. AUG. (Cité de Dieu, liv. 9, chap. 10.) Il y a parmi les philosophes deux opinions sur les passions de l'âme. Les Stoïciens ne veulent pas qu'un sage puisse y être accessible ; les Péripatéciens admettent que le sage peut les éprouver, mais modérées toutefois et soumises à la raison, comme lorsque le sentiment de la compassion est tellement tempéré qu'il sauvegarde les droits de la justice. (Et au commencement du chap. 5.) D'après les principes de la doctrine chrétienne, il est moins question de savoir si une âme pieuse peut se livrer au sentiment de la colère ou de la tristesse, que de connaître la source de ces impressions. - S. CHRYS. (sur S. Matth.) Celui qui se met en colère sans raison est coupable ; si sa colère est motivée, il cesse de l'être, car sans cette irritation légitime, la doctrine ne fait aucun progrès ; la justice n'a point de stabilité ; les crimes ne sont point réprimés. Celui donc qui ne se met pas en colère lorsqu'il le doit, commet une faute, car la patience qui est déraisonnable devient la source de tous les vices, nourrit la négligence, et porte directement au mal, non-seulement les mauvais, mais les bons eux-mêmes.
S. JER. Dans quelques exemplaires, on lit ces mots : sans cause, mais dans les plus exacts, la pensée est claire, et la colère est tout à fait défendue, car s'il nous est ordonné de prier pour nos persécuteurs, quelle occasion nous reste-t-il de nous mettre en colère ? Il faut donc supprimer cette addition : " Sans cause, " car " la colère de l'homme n'opère pas la justice de Dieu. " - S. CHRYS. (sur S. Matth.) Cependant la colère qui a une cause légitime n'est pas colère, mais jugement, car la colère proprement dite est une émotion produite par la passion. Or, lorsque la colère a une cause raisonnable, elle n'est plus le fruit de la passion, et alors ce n'est plus de la colère, mais du jugement. - S. AUG. (liv. 1 des Rétract., chap. 19.) Nous disons encore qu'il faut considérer attentivement ce que c'est que la colère contre son frère, car ce n'est pas se mettre en colère contre son frère que de s'irriter du mal qu'il a commis. Celui-là donc se met en colère sans raison, qui s'emporte contre son frère et non contre le péché dont il s'est rendu coupable. - S. AUG. (Cité de Dieu, liv. 14, chap. 5.) Aucun homme raisonnable ne blâmera qu'on se mette en colère contre son frère pour le ramener au bien. Ces mouvements qui sont produits par l'amour de la vertu et par la sainte charité ne doivent pas être considérés comme des vices, puisqu'ils sont conformes à la droite raison. - S. CHRYS. (sur S. Matth.) D'ailleurs je pense que Notre-Seigneur Jésus-Christ ne parle pas ici de l'irritation qui vient du sang, mais de la colère qui a sa source dans l'âme, car on ne peut commander au sang de ne pas se troubler. Lorsque donc un homme irrité ne cède pas aux inspirations de la colère, ce n'est pas l'âme, c'est l'homme extérieur et sensible qui est irrité. - S. AUG. Dans cette première partie, il n'est question que d'une seule chose, de la colère ; dans la seconde, le Sauveur condamne à la fois la colère et les paroles qui en sont l'expression : " Celui, " continue-t-il, " qui dira à son frère : Raca, méritera d'être condamné par le conseil. " Il en est qui veulent tirer du grec l'étymologie de ce mot raca, et comme racos (?a???) en grec signifie haillons, ils en concluent que ce mot veut dire : couvert de haillons. Mais il est plus probable que ce mot n'a aucune signification déterminée, et qu'il exprime simplement le mouvement d'une âme pleine d'indignation. Les grammairiens appellent ces sortes de mots interjections, comme lorsqu'un homme dans la douleur s'écrie : hélas ! - S. CHRYS. (homél. 16.) Ou bien raca est un terme de mépris et de dédain ; cette locution correspond à celle dont nous nous servons en parlant à nos serviteurs ou à des personnes plus jeunes que nous : " Va-t'en toi, va le lui dire, toi. " C'est ainsi que le Seigneur veut déraciner jusqu'aux moindres effets de la colère, et qu'il nous ordonne d'avoir les uns pour les autres les plus grands égards. - S. JER. Ou bien raca est un mot hébreu qui signifie sans valeur, esprit vide et qui équivaut à cette expression injurieuse : sans cervelle que nous n'oserions employer. C'est avec intention qu'il ajoute : " Celui qui dira à son frère. " Car nul ne peut être notre frère sans avoir le même père que nous. - S. CHRYS. (sur S. Matth.) C'est une indignité de dire à un homme qu'il n'a rien en lui, alors que son âme est le temple de l'Esprit saint. - S. AUG. La troisième partie de ce précepte comprend trois choses, la colère, les paroles qui la manifestent, l'outrage qu'elles expriment : " Celui qui dira à son frère vous êtes un fou, sera passible du feu de l'enfer. " - S. AUG. (serm. sur la mont.) Il y a donc divers degrés dans ces péchés que la colère nous fait commettre : le premier est de se mettre en colère, tout en comprimant le mouvement de la colère dans son cœur ; si l'agitation intérieure se trahit par une parole qui ne signifie rien, mais dont l'éclat seul atteste l'irritation de l'âme, il y a un degré de plus que dans la colère dont le mouvement est réprimé par le silence. Mais on est bien plus coupable encore si l'on s'emporte à des paroles évidemment outrageantes. - S. CHRYS. (sur S. Matth.) De même qu'on ne peut appeler esprit vide celui qui possède l'Esprit saint, on ne peut appeler insensé celui qui connaît Jésus-Christ. Mais si le mot raca a le même sens que vide, c'est donc une même chose de dire, insensé et raca. Oui, mais ces deux mots diffèrent dans l'intention de celui qui les profère : le mot raca chez les Juifs était une expression en usage qu'ils employaient non pas sous l'impression de la colère ou de la haine, mais par un vain mouvement de présomption plutôt que par un sentiment de colère. Mais si la colère n'y a aucune part, pourquoi est-ce un péché ? Parce que c'est une expression qui favorise la dispute plutôt que l'édification, car si nous ne devons pas prononcer même une bonne parole, à moins qu'elle ne soit utile, combien plus devons-nous nous interdire ce qui est tout à fait mal en soi ?
S. AUG. (serm. sur la mont.) Voici donc trois degrés de culpabilité qui nous rendent passibles du jugement, du conseil, du feu de l'enfer, et par lesquels le Sauveur nous fait monter de ce qui est léger à ce qui est plus grave. Dans le jugement, en effet, on peut encore se défendre ; mais au conseil, il appartient de prononcer la sentence définitive, après que les juges ont conféré entre eux sur le châtiment qu'ils doivent infliger au coupable ; dans la géhenne du feu, la condamnation est certaine aussi bien que le châtiment de celui qui est condamné. On voit donc la différence qui existe entre la justice des pharisiens et celle de Jésus-Christ : d'un côté l'homicide seul rend passible du jugement, de l'autre il suffit d'un simple mouvement de colère qui est le plus faible des trois degrés dont nous avons parlé. - RAB. Par le mot de géhenne, le Sauveur veut exprimer ici les tourments de l'enfer. On croit que ce nom vient d'une vallée consacrée aux idoles, près de Jérusalem, qui était remplie de cadavres, et que Josias livra à la profanation, comme nous le lisons au livre des Rois (4 R 23, 10). - S. CHRYS. (hom. 10.) C'est pour la première fois que le Sauveur prononce le mot d'enfer, et il ne le fait qu'après avoir parlé de son royaume, pour nous apprendre que l'un est un don de son amour, tandis que l'autre n'est que la punition de notre négligence et de notre lâcheté. Il en est beaucoup qui regardent comme trop sévère cette peine infligée pour une seule parole ; aussi quelques-uns voudraient-ils ne voir ici qu'une hyperbole. Mais je crains qu'en nous abusant ici-bas sur le sens des paroles, nous ne nous réservions en réalité le dernier supplice dans l'autre vie. Ne regardez donc pas ce châtiment comme excessif, car les paroles sont pour la plupart des hommes le principe de leurs crimes et de leurs châtiments. Que de fois, en effet, des paroles légères ont conduit à l'homicide ou à la destruction de villes entières ! Et d'ailleurs estimez-vous donc une faute légère que de traiter son frère de fou, et de le dépouiller ainsi de la prudence, de l'intelligence, qui nous font ce que nous sommes, et nous distinguent des animaux sans raison. - S. CHRYS. (sur S. Matth.) Ou bien il sera passible du conseil, c'est-à-dire qu'il fera partie de ce conseil qui s'est déclaré contre le Christ, interprétation qui est celle des Apôtres dans leurs canons. S. HIL. (Can. 4.) Ou bien celui qui traite d'esprit vide son frère qui est rempli de l'Esprit saint, méritera d'être traduit devant le conseil des saints, qui, devenus ses juges, lui feront expier par une sentence sévère l'outrage qu'il a fait à l'Esprit saint. - S. AUG. (serm. sur la mont.) On me demandera peut-être quel supplice plus grave est réservé à l'homicide, si le simple outrage est puni par le feu de l'enfer ; je répondrai qu'il faut admettre divers degrés dans les supplices de l'enfer. - S. CHRYS. (sur S. Matth.) Ou bien le jugement et le conseil sont des peines de la vie présente, et l'enfer le châtiment de la vie future. Jésus donne le jugement pour châtiment à la colère, pour montrer que s'il n'est pas possible à l'homme d'être tout à fait sans passions, il est en son pouvoir de leur mettre un frein ; et la raison pour laquelle il n'assigne pas à la colère de châtiment déterminé, c'est qu'il ne veut point paraître l'interdire entièrement. Il met ici le conseil par allusion au grand conseil des Juifs, pour ne point passer toujours pour un novateur.
S. AUG. (serm. sur la mont.) Dans ces trois sentences, il faut faire attention aux mots qui sont sous-entendus. La première est complète et ne laisse rien à désirer : " Celui qui se met en colère " (sans cause selon quelques-uns) ; dans la seconde : " Celui qui dit à son frère : raca. " il faut sous-entendre sans cause ; et dans la troisième : " Celui qui dira : Vous êtes un insensé, " il faut sous-entendre : " à son frère et sans cause ? " C'est ainsi qu'on justifie l'Apôtre d'avoir appelé insensés (Ga 3, 3) les Galates qu'il nomme ses frères, parce qu'il ne l'a pas fait sans raison.

vv. 23-24.
S. AUG. (serm. sur la mont., 1, 10 ou 20.) S'il n'est pas permis de se mettre en colère contre son frère, ni de lui dire raca ou vous êtes un fou, à plus forte raison est-il défendu de conserver quelque chose contre lui dans son cœur, et de laisser changer en haine le premier mouvement d'indignation. Aussi le Sauveur ajoute : " Si vous présentez votre offrande à l'autel, et que vous vous souveniez que votre frère a quelque chose contre vous. " - S. JER. Il ne dit pas : " Si vous avez quelque chose contre votre frère, " mais " si votre frère a quelque chose contre vous, " pour vous montrer combien est sévère et pressante la nécessité de la réconciliation. - S. AUG. (serm. sur la mont.) Notre frère a quelque chose contre nous, lorsque nous l'avons offensé ; nous avons quelque chose contre lui, lorsque nous sommes nous-mêmes les offensés. Dans ce dernier cas, nous n'avons pas à provoquer une réconciliation, vous n'irez pas en effet demander pardon à celui qui vous a outragé, il suffit que vous lui pardonniez, comme vous désirez que Dieu vous pardonne les fautes que vous avez commises. - S. CHRYS. (sur S. Matth.) Si c'est lui qui vous a offensé, et que vous fassiez les premières avances, votre récompense sera grande. - S. CHRYS. (hom. 16) Si toutefois la charité fraternelle est un motif insuffisant de réconciliation pour quelques-uns, qu'ils songent au moins à ne pas laisser leur oeuvre imparfaite surtout dans le lieu saint : " Laissez-là votre offrande devant l'autel, ajoute-t-il, et allez vous réconcilier avec votre fière. " - S. GREG. (sur Ezéchiel.) Dieu ne veut donc pas recevoir le sacrifice des chrétiens divisés entre eux. Jugez de là quel grand mal est la discorde, puisqu'elle force Dieu de rejeter le moyen qu'il nous a donné pour effacer nos péchés.
S. CHRYS. (sur S. Matth.) Voyez la grandeur de la miséricorde de Dieu, il préfère notre propre utilité aux honneurs qui lui sont dus ; l'union des fidèles lui est plus chère que leurs offrandes ; tant qu'ils sont divisés entre eux, ni leurs sacrifices ne sont acceptés, ni leurs prières exaucées. On ne peut être l'ami intime de deux personnes ennemies entre elles, et Dieu lui-même ne veut pas être l'ami des fidèles, tant qu'ils demeurent ennemis les uns des autres. Nous ne pouvons donc rester fidèles à Dieu, en aimant ses ennemis, en détestant ses amis. Or la réconciliation doit être de même nature que l'offense qui a précédé. S'est-elle bornée à une simple pensée, réconciliez-vous intérieurement ; avez-vous offensé votre frère par des paroles injurieuses, réconciliez-vous par des paroles charitables ; avez-vous été jusqu'à des actes outrageants, opposez-leur pour vous réconcilier des actes contraires, car la pénitence et la réparation doivent avoir le même caractère que le péché qui a été commis. - S. HIL. (can. 4.) La paix étant assurée avec le prochain, le Sauveur nous ordonne de reprendre l'oeuvre de la paix avec Dieu ; il veut que nous nous élevions de l'amour de nos frères jusqu'à l'amour de Dieu, et c'est pour cela qu'il ajoute : " Alors vous viendrez offrir votre don. "
S. AUG. (serm. sur la mont.) Si cette recommandation doit être prise au littéral, on est fondé à croire qu'elle n'est possible qu'autant que notre frère est présent, car ce n'est pas une chose qu'on puisse traîner en longueur, puisqu'on vous commande de laisser votre offrande devant l'autel. Or, si cette pensée vous vient lorsque votre frère est absent, et ce qui peut arriver, au delà des mers, il serait absurde de croire qu'il faille laisser le sacrifice devant l'autel pour le continuer après avoir parcouru les terres et les mers. Nous sommes donc obligés de recourir au sens spirituel et caché de ces paroles pour échapper à une pareille absurdité. Ainsi nous pouvons entendre spirituellement l'autel de la foi, car quelque offrande que nous puissions faire à Dieu, science, prière ou toute autre chose, elle ne peut lui être agréable sans avoir la foi pour appui. Si donc vous vous êtes rendus coupables de quelque offense envers votre frère, il vous faut aller au-devant de la réconciliation, non par les pas du corps, mais par l'élan du cœur. C'est là que vous devez vous prosterner aux pieds de votre frère dans un profond sentiment d'humilité, en présence de celui à qui vous devez offrir votre sacrifice. C'est ainsi qu'agissant en toute sincérité, vous pourrez apaiser votre frère et lui demander votre pardon, comme s'il était présent. Vous reviendrez ensuite, c'est-à-dire vous ramènerez votre intention sur l'oeuvre que vous aviez commencée, et vous offrirez votre sacrifice.

v. 25.
S. HIL. (can. 4.) Le Seigneur ne veut pas qu'il y ait un seul instant de notre vie où ne nous professions un vif amour pour la paix. Il nous commande donc de nous réconcilier au plus tôt avec notre ennemi, tandis que nous sommes dans le chemin de la vie, afin de ne pas arriver au moment de la mort sans avoir fait la paix : " Accordez-vous promptement avec votre adversaire, nous dit-il, pendant que vous êtes en chemin avec lui, de peur que votre adversaire ne vous livre au juge. - S. JER. Dans le grec, au lieu du mot consentiens (qui est d'accord), qui se trouve dans les exemplaires latins, ou lit : e?????, bienveillant.
S. AUG. (serm. sur la mont.) Examinons quel est cet adversaire que Dieu nous ordonne de traiter en ami : c'est ou le démon, ou l'homme, ou la chair, ou Dieu, ou son commandement. Quant au démon, je ne vois pas comment nous serions obligés de lui témoigner de la bienveillance ou du bon accord ; car la bienveillance suppose l'amitié, et personne n'oserait dire que nous devions rechercher celle du démon. Nous serait-il plus avantageux de faire la paix avec celui à qui nous avons renoncé et déclaré par là même une guerre éternelle ? Enfin, aucun accord n'est possible avec celui qui ne nous a plongés dans tous nos malheurs que par l'union qui existait entre nous et lui. - S. JER. Il en est cependant qui prétendent que le Sauveur nous ordonne de nous montrer bienveillant pour le démon, en ne l'exposant point aux nouveaux supplices que Dieu lui inflige pour nous, disent-ils, toutes les fois que nous consentons à ses funestes inspirations. Quelques autres avancent avec plus de réserve que chacun de nous, en renonçant au démon dans le baptême, contracte un engagement avec lui. Si nous sommes fidèles à cet engagement, nous sommes, avec notre adversaire, dans les termes voulus de la bienveillance et du bon accord, et nous n'avons pas à craindre d'être jetés dans la prison.
S. AUG. (serm. sur la mont.) Je ne vois pas non plus comment admettre que nous serons livrés à notre juge par un homme, alors que ce juge est le Christ devant le tribunal duquel nous devons tous comparaître. Comment cet homme pourrait-il vous remettre entre les mains de votre juge, lui qui doit comparaître lui-même devant son tribunal ? En supposant même qu'un homme devienne l'adversaire de son frère en lui donnant la mort, il ne lui est plus possible de faire la paix avec lui dans le chemin, c'est-à-dire pendant cette vie, et cependant le repentir pourra guérir son âme. Je comprends beaucoup moins encore qu'on nous ordonne de nous mettre d'accord avec la chair, car ce sont surtout les pécheurs qui vivent en parfait accord avec elle. Ceux, au contraire, qui la réduisent en servitude, ne s'accordent pas avec la chair, mais la forcent de s'accorder avec eux. - S. JER. Comment d'ailleurs la chair serait-elle condamnée à la prison pour avoir été en désaccord avec l'âme, puisque l'âme et la chair seront punies du même supplice, et que la chair ne fait qu'obéir aux ordres de l'âme.
S. AUG. (serm. sur la mont.) Peut-être est-ce avec Dieu qu'il nous est ordonné de nous mettre d'accord, car le péché nous sépare de lui, et il devient notre adversaire en nous résistant, selon cette parole : Dieu résiste aux superbes (1 P 5 ; Jc 4, 6 ; Pv 3, 34). Tout homme donc qui, pendant cette vie, ne se sera pas réconcilié avec Dieu par la mort de son Fils, sera livré par lui au juge, c'est-à-dire au Fils à qui le Père a donné tout jugement. Mais comment peut-on dire avec quelque raison que l'homme se trouve dans le chemin avec Dieu, si ce n'est parce que Dieu est partout ? Éprouvons-nous quelque difficulté à dire que les impies sont avec Dieu, qui est partout, comme à dire que les aveugles sont avec la lumière qui les environne ? Il ne nous reste plus qu'à voir dans cet adversaire le commandement de Dieu, qui se montre contraire à ceux qui veulent pécher. Ce commandement nous a été donné pour nous diriger dans le chemin de la vie ; il ne faut point tarder à nous accorder avec lui, en le lisant, en l'écoutant avec attention, en lui donnant sur nous une souveraine autorité. Si nous comprenons en partie ce précepte, nous ne devons pas le haïr, parce qu'il est contraire à nos péchés, mais nous devons l'en aimer davantage, parce qu'il nous fait rentrer dans le devoir et prier Dieu de nous révéler ce qui lui reste d'obscur pour nous.
S. JER. Cependant les antécédents démontrent avec évidence, ce nous semble, que le Seigneur veut nous parler ici de l'union produite par la charité fraternelle, puisqu'il est dit plus haut : " Allez vous réconcilier avec votre frère. " - S. CHRYS. (sur S. Matth.) Le Seigneur nous presse de nous hâter pendant cette vie de rechercher l'amitié de nos ennemis, car il sait quel danger nous courons, si l'un d'eux vient à mourir avant que nous ayons fait la paix avec lui. Si la mort vous surprend et que vous paraissiez devant votre juge dans cet état d'inimitié, votre ennemi vous livrera au Christ et vous convaincra de crime devant son tribunal. Vous eût-il demandé d'abord comme une grâce de vous réconcilier, il ne laissera pas de vous livrer entre les mains du juge, car celui qui prie son ennemi de lui accorder la paix augmente sa culpabilité aux yeux de Dieu. - S. HIL. Ou bien votre adversaire vous livrera au juge, parce que cette haine secrète que vous faites peser continuellement sur lui, sera votre accusateur devant Dieu. - S. AUG. (serm. sur la mont.) Ce juge, à mon avis, c'est le Christ, car le Père a donné tout jugement au Fils. (Jn 5, 23.) Le ministre, c'est l'ange de la justice de Dieu ; " Et les anges, dit l'Évangéliste, le servaient. " (Mt 4.) Nous croyons en effet qu'au jour du jugement les anges formeront son cortège. Voilà pourquoi il ajoute : " Et que le juge ne vous livre au ministre. "

S. CHRYS. (sur S. Matth.) Ou bien encore ce ministre, c'est l'ange redoutable du châtiment, et c'est lui qui vous enverra dans le cachot de l'enfer signifié par ces paroles : " Et vous serez jeté en prison. " - S. AUG. (serm. sur la mont.) La prison, ce sont les peines des ténèbres, et, dans la crainte que vous ne méprisiez ce supplice, il ajoute : Je vous le dis en vérité, vous ne sortirez point de là que vous n'ayez payé jusqu'à la dernière obole. " - S. JER. L'obole est une pièce de monnaie qui vaut environ deux liards, la plus petite espèce de monnaie, et ces paroles du Sauveur veulent dire : " Vous n'en sortirez pas que vous n'ayez expié vos fautes les plus légères. " - S. AUG. Ou bien Notre-Seigneur emploie ces expressions pour nous marquer que rien ne reste impuni ; c'est ainsi que nous disons d'une chose exigée jusqu'à la rigueur, qu'on a été jusqu'à la lie. Ou bien cette dernière obole signifie peut-être les péchés de la terre, car la terre est la quatrième et la dernière partie des éléments de ce monde. Ces paroles : " Que vous n'ayez payé " signifient la peine éternelle, et l'expression jusqu'à ce que doit être prise dans le même sens que dans cette autre phrase : " Asseyez-vous à ma droite, jusqu'à ce que je réduise vos ennemis à vous servir de marchepied ; " car il est évident que son règne ne cessera pas lorsque ses ennemis lui seront soumis. " Vous n'en sortirez pas que vous n'ayez payé jusqu'à la dernière obole, " ce qui n'arrivera jamais, car on y paiera tout, jusqu'à la dernière obole, tant que dureront les peines éternelles dues aux péchés qui ont été commis sur la terre.

S. CHRYS. (sur S. Matth.) Ou bien encore, si vous faites votre paix en ce monde, vous pourrez recevoir le pardon des plus grands crimes, mais si vous êtes une fois condamné et jeté en prison, vous serez puni, non-seulement pour vos fautes les plus graves, mais pour une seule parole oiseuse qui peut être signifiée par cette obole dont il est ici parlé. - S. HIL. La charité couvre la multitude des péchés ; nous paierons donc jusqu'à la dernière obole si, à l'aide de cette divine charité, nous n'acquittons pas les dettes de nos péchés.
S. CHRYS. (sur S. Matth.) Ou bien encore, par cette prison, on peut entendre les angoisses de ce monde auxquelles Dieu condamne ceux qui se livrent habituellement au péché. - S. CHRYS. (hom. 16.) On peut dire enfin qu'il est ici question des juges de la terre, du chemin qui conduit à leur tribunal et des prisons d'ici-bas, car Notre-Seigneur veut produire la persuasion dans ceux qui l'écoutent, non-seulement par les choses de l'éternité, mais aussi par celles du temps, qui sont devant nos yeux et de nature à nous impressionner davantage. C'est dans ce sens que saint Paul disait " Si vous avez mal fait, craignez le pouvoir, car ce n'est pas sans raison qu'il est armé du glaive. "

vv. 27-28
S. CHRYS. (hom. 17 sur S. Matth.) Le Sauveur procède par ordre et après avoir développé le premier précepte : " Vous ne tuerez pas ; " il passe au second : " Vous savez qu'il a été dit aux anciens : " Vous ne commettrez pas d'adultère. "
S. AUG. (Des dix cordes, chap. 3, 9, 10.) C'est-à-dire vous ne vous approcherez pas d'une autre que de votre épouse. Vous exigez de votre épouse qu'elle observe fidèlement cette loi et vous ne l'observeriez pas à son égard, vous qui devez lui être supérieur en vertus ? Il est honteux pour un homme de dire : Cela m'est impossible. Comment, ce que la femme peut faire, l'homme ne le pourrait pas ? Et ne dites pas : Je n'ai pas d'épouse, je vais trouver une courtisane, et je ne viole pas le précepte qui défend l'adultère ; car vous savez ce que vous valez, vous savez ce que vous mangez et ce que vous buvez, ou plutôt vous savez quel est celui qui devient votre nourriture et votre breuvage. Abstenez-vous donc de toute fornication. Par la fornication et par les débordements du libertinage, vous dégradez l'image de Dieu que vous portez en vous-même. Aussi le Seigneur qui sait ce qui vous est utile, vous commande de ne point laisser écrouler sous les coups dissolvants des voluptés criminelles son temple qu'il a commencé d'élever dans votre âme.
S. AUG. (contre Fauste, 19, 23.) Mais comme les Pharisiens pensaient que la seule union charnelle avec la femme d'autrui était défendue sous le nom d'adultère, le Seigneur leur apprend que le désir seul de cette union était un véritable adultère : " Mais moi je vous dis que quiconque aura regardé une femme pour la convoiter a déjà commis l'adultère avec elle dans son cœur. Quant à ce commandement de la loi : " Vous ne désirerez pas la femme de votre prochain, " (Ex 20, 17 ; Dt 5, 21) les Juifs l'entendaient de l'enlèvement de la femme d'autrui, et non de l'union charnelle.
S. JER. Il y a cette différence entre la véritable passion et le premier mouvement qui la précède, que la passion est regardée comme un vice réel, tandis que ce premier mouvement, sans être entièrement innocent, n'a cependant pas un caractère aussi criminel. Celui donc qui, à la vue d'une femme, sent un mauvais désir effleurer son âme, éprouve les premières atteintes de la passion ; s'il donne son consentement, la passion naissante se change en passion consommée, et ce n'est pas la volonté de pécher qui manque à cet homme, c'est l'occasion. Ainsi, quiconque voit une femme pour la convoiter, c'est-à-dire la regarde dans l'intention de faire naître ce désir criminel et de chercher à l'accomplir a commis en toute vérité l'adultère dans son cœur. - S. AUG. (serm. sur la mont., 12 ou 13) Trois choses concourent à la consommation du péché, la suggestion, la délectation, le consentement. La suggestion vient de la mémoire ou des sens. Si l'on trouve du plaisir dans l'idée de la jouissance, il faut réprimer cette délectation criminelle ; si l'on y consent, le péché est complet. Cependant, avant le consentement, la délectation est nulle ou légère, c'est un péché d'y consentir lorsqu'elle est illicite ; si elle va jusqu'à la consommation de l'acte, il semble que la passion soit rassasiée et comme éteinte. Mais que la suggestion revienne de nouveau, la délectation renaît plus vive, bien qu'elle soit moindre que celle qui se change en habitude, et qu'il est très difficile de vaincre.

S. GRÉG. (Moral., liv. 21.) Celui dont les yeux s'égarent sans précaution sur les objets extérieurs, tombe presque toujours dans la délectation du péché, et comme enchaîné par ses désirs, il finit par vouloir ce qu'il ne voulait pas. C'est de tout son poids, et il est bien lourd, que la chair nous entraîne vers les choses basses, et une fois que notre cœur est lié à cette image de la beauté que les yeux lui ont transmise, les plus grands efforts suffisent à peine pour l'en arracher. Il nous faut donc veiller sur nous, et songer que nous ne devons pas regarder ce qu'il nous est défendu de désirer. Voulons-nous conserver à notre cœur la pureté de ses pensées, détournons les yeux de toute image voluptueuse et sensuelle, sans quoi ils nous entraîneront infailliblement au crime.
S. CHRYS. (hom. 17.) Si vous voulez fixer continuellement vos regards sur de beaux visages vous serez pris infailliblement, quand même vous échapperiez au mal deux ou trois fois, car vous n'êtes pas supérieur à la nature humaine. Mais celui qui en regardant une femme, allume dans son cœur une flamme coupable, conserve dans son âme même en l'absence de cette femme, l'image d'actions que la pudeur réprouve, et il finit presque toujours par s'y livrer. Si une femme de son côté, se pare dans l'intention d'attirer sur elle les regards des hommes, elle se rend digne des châtiments éternels, alors même qu'elle n'eût blessé personne de ses funestes coups. En effet elle a composé du poison, quoiqu'elle n'ait trouvé personne pour le boire. Ce que Jésus-Christ dit aux hommes, il le dit également aux femmes, car en parlant au chef, il s'adresse à tout le corps.

v. 29.
LA GLOSE. Il ne suffit pas seulement d'éviter le péché, il faut encore en faire disparaître l'occasion ; aussi, après nous avoir enseigné à fuir non-seulement l'adultère consommé, mais encore l'adultère intérieur, le Seigneur nous enseigne à retrancher les occasions de péché, en ajoutant : " Si votre oeil droit vous scandalise. "
S. CHRYS. (sur S. Matth.) Si d'après le roi-prophète, il n'y a aucune partie de notre chair qui soit saine, nous devons retrancher tous les membres de notre corps pour égaler leur châtiment à leur malice. Mais voyons si nous devons entendre ce passage de l'oeil ou de la main du corps. Lorsqu'un homme se convertit à Dieu, il est entièrement mort au péché ; de même l'oeil lorsqu'il renonce aux mauvais regards est affranchi du péché. Mais ce n'est pas la seule difficulté, car que fait l'oeil gauche pendant que l'oeil droit vous scandalise ? Tient-il une conduite différente pour être conservé comme innocent. - S. JER. Cet oeil droit, cette main droite, signifient donc l'affection que nous avons pour des frères, pour une épouse, pour des parents, pour des proches ; si elle devient pour nous un obstacle à la contemplation de la vraie lumière, nous devons retrancher ces parties si chères de nous-mêmes. - S. AUG. (serm. sur la mont., 1, 43.) De même que l'oeil est la figure de la contemplation, la main est la figure de l'action. L'oeil est encore pour nous l'image d'un de nos amis les plus chers ; aussi ceux qui veulent exprimer vivement leur affection disent-ils : Je l'aime comme l'un de mes yeux. Cet ami dont l'oeil est la figure, est un ami de bon conseil, de même que l'oeil sert à nous indiquer le chemin. C'est l'oeil droit probablement, pour faire ressortir la force de l'amitié, car on craint bien davantage de perdre l'oeil droit. Peut-être aussi par l'oeil droit, faut-il entendre l'ami qui nous conseille dans l'ordre des choses divines, et par l'oeil gauche celui qui donne des conseils sur les choses de la terre. Le sens serait donc : Quel que soit celui que vous aimez à l'égal de votre oeil droit, s'il vous scandalise, c'est-à-dire s'il est pour vous un empêchement au véritable bonheur, arrachez-le et jetez-le loin de vous. Or il n'était pas nécessaire de parler de l'oeil gauche qui scandalise, après avoir dit qu'il ne faut pas épargner l'oeil droit. La main droite représente l'ami qui nous aide dans les oeuvres spirituelles, la main gauche celui qui nous prête son concours dans les choses de la vie présente.
S. CHRYS. (sur S. Matth.) On peut dire aussi que Notre-Seigneur Jésus-Christ veut que nous prenions garde non-seulement de nous exposer au danger personnel de pécher, mais encore de laisser commettre des actions coupables par ceux dont la conduite nous est confiée. Vous avez par exemple un ami qui voit et connaît parfaitement vos affaires, comme votre oeil, ou qui les traite comme votre propre main ; vous apprenez qu'il s'est rendu coupable d'une action honteuse, chassez-le loin de vous, parce qu'il vous scandalise, car nous aurons à rendre compte non-seulement de nos propres fautes, mais encore des fautes du prochain que nous aurions pu empêcher. - S. Hil (Can. 4.) C'est donc ici un degré d'innocence plus parfait ; nous devons non-seulement nous abstenir de tout péché personnel, mais encore nous garantir de ceux qui peuvent se commettre autour de nous.
S. JER. Ou bien encore, comme le Sauveur parle plus haut du désir coupable que peut exciter la vue d'une femme, il prend ici l'oeil pour la pensée et le sentiment qui s'égarent sur divers objets ; la main droite et les autres parties du corps expriment les premiers mouvements de la volonté et de la passion. - S. CHRYS. (sur S. Matth.) Cet oeil du corps est le miroir de l'oeil intérieur ; le corps a aussi un sens qui lui est propre, c'est l'oeil gauche, et son appétit est figuré par la main gauche. Les facultés de l'âme sont désignées par la droite, parce que l'âme a été créée avec le libre arbitre et sous la loi de justice, pour juger et se conduire avec droiture. Le corps qui n'a pas la liberté en partage, et qui est sous la loi du péché, nous est représenté par la main gauche. Or on ne nous commande pas de retrancher les sensations ou les appétits de la chair, car nous pouvons réprimer ses désirs et ne pas les satisfaire, tandis que nous ne pouvons empêcher la chair de manifester ces désirs. Lorsque de propos délibéré nous pensons, nous voulons le mal, c'est notre sens droit, c'est notre volonté droite qui nous scandalise, et il nous est commandé de les retrancher, ce que nous pouvons faire à l'aide du libre arbitre. Ou bien encore dans un autre sens nous devons nous abstenir de toute bonne action qui devient un scandale pour nous ou pour les autres. Ainsi je fais visite à une femme pour un motif de religion, mon intention est bonne, c'est l'oeil droit. Mais si mes visites trop assidues me font tomber dans le piége du désir, ou deviennent un scandale pour ceux qui en sont témoins, c'est l'oeil droit qui scandalise, c'est le bien qui scandalise, car l'oeil droit c'est le bon regard, c'est la bonne intention, comme la main droite est la bonne volonté. - LA GLOSE. On peut dire encore que l'oeil droit c'est la vie contemplative qui peut devenir un objet de scandale soit en nous jetant dans la paresse ou dans l'orgueil, soit parce que notre faiblesse nous empêche de nous élever jusqu'à la pure vérité. La main droite figure les bonnes oeuvres ou la vie active qui peut nous scandaliser en nous faisant tomber dans le piége que nous tendent la fréquentation du monde et l'ennui des occupations. Que celui donc qui ne peut goûter le bienfait de la vie contemplative ne se laisse pas gagner par la langueur au milieu de la vie active, dans la crainte qu'en se livrant aux occupations extérieures, il laisse se dessécher la douceur intérieure de son âme.
REMI. Mais pourquoi faut-il arracher l'oeil droit ; pourquoi faut-il couper la main droite ? Le Sauveur nous en donne la raison. " Car il vaut mieux pour vous qu'un de vos membres périsse. " - S. CHRYS. (sur S. Matth.) Nous sommes les membres les uns des autres, il vaut donc mieux pour nous que nous soyons sauvés sans telle bonne intention, ou sans telle bonne oeuvre que de nous perdre avec toutes ces bonnes oeuvres pour avoir voulu les accomplir toutes sans exception.

vv. 30-31.
LA GLOSE. Le Sauveur venait d'enseigner que l'on ne devait pas désirer la femme de son prochain ; il défend ici de renvoyer sa propre épouse : " Il a été dit : Quiconque renvoie son épouse doit lui délivrer un acte de répudiation, " etc. - S. JER. Plus tard le Sauveur expliquera plus à fond ce passage, en faisant voir que si Moïse a commandé aux maris à cause de la dureté de leur cœur de donner un acte de répudiation, ce n'est pas pour légitimer le divorce, mais pour prévenir l'homicide. - S. CHRYS. (sur S. Matth.) Lorsque Moïse délivra les Israélites de l'Egypte, ils étaient enfants d'Israël par leur naissance, mais Égyptiens par leurs moeurs. Or par suite de ces moeurs idolâtres il arrivait souvent qu'un homme concevait de la haine pour sa femme, et comme il ne lui était pas permis de la renvoyer, il était porté ou à la mettre à mort, ou à la fatiguer de mauvais traitements. Il fit donc une obligation au mari de donner un certificat de répudiation, non comme d'une chose bonne en soi, mais comme d'un remède à un mal plus grand. - S. HIL. (Can. 4.) Mais le Seigneur voulant assurer à tous les bienfaits de l'équité, veut qu'elle règne surtout dans l'union conjugale pour la paix des époux ; il ajoute donc : " Et moi, je vous dis que quiconque aura renvoyé son épouse, " etc. etc. - S. AUG. (cont. Faust., 19, 26.) Le commandement que fait ici le Seigneur de ne pas renvoyer son épouse, n'est pas contraire aux prescriptions de la loi, comme le prétendent les Manichéens, car la loi ne disait pas : Que celui qui le voudra renvoie son épouse (le contraire alors serait de ne pas la renvoyer). Loin de vouloir le renvoi de la femme par le mari, la loi apportait tous les retards possibles à cette mesure afin que les esprits trop prompts à vouloir le divorce fussent arrêtés par la nécessité de l'acte de répudiation, difficulté d'autant plus grande que chez les Juifs, il n'était permis de faire les actes en langue hébraïque, qu'aux seuls Scribes qui faisaient profession d'une sagesse plus parfaite (cf. Esd 7, 6.21). C'est donc aux Scribes que la loi renvoyait celui qui voulait se séparer de sa femme, en leur ordonnant de donner l'écrit de répudiation, dans l'espérance que leur entremise pacifique ramènerait la concorde entre les deux époux, et que l'acte de répudiation serait inutile, à moins que leurs mauvaises dispositions ne rendissent impossible tout moyen de réconciliation. Notre-Seigneur n'accomplit donc pas ici, en y ajoutant, la loi donnée aux premiers hommes ; il ne détruit pas davantage la loi donnée par Moïse, en lui opposant une loi contraire, comme le disent les Manichéens ; mais il confirme toutes les prescriptions de la loi hébraïque, et tout ce qu'il paraît y ajouter personnellement ne tend qu'à en expliquer les obscurités, ou bien à garantir plus sûrement l'observation de ses prescriptions.
S. AUG. (serm. sur la mont., 25.) En cherchant à entraver le renvoi de la femme, Notre-Seigneur a fait comprendre autant qu'il a pu aux hommes les plus durs, qu'il réprouvait le divorce. Pour confirmer ce principe que le renvoi lui-même ne doit pas avoir lieu facilement, il ne lui reconnaît qu'un seul motif, la seule cause de fornication : " Si ce n'est pour cause de fornication. " Quant aux autres peines du mariage, quelque multipliées qu'elles soient, il veut qu'on les supporte avec courage dans l'intérêt de la foi conjugale. - S. CHRYS. (sur S. Matth.) Si nous sommes obligés de supporter les défauts de ceux qui nous sont étrangers, d'après ces paroles de saint Paul : " Portez les fardeaux les uns des autres, " à combien plus forte raison les défauts de nos épouses ? Or un chrétien doit non-seulement éviter ce qui peut souiller son âme, mais encore ce qui serait pour les autres une occasion de se souiller eux-mêmes, car alors le crime d'autrui viendrait s'ajouter à son propre péché, parce qu'il en a été la cause directe. Celui donc qui en renvoyant son épouse devient une cause d'adultère, en exposant sa femme et celui qui la prend à commettre un double adultère, sera condamné lui-même pour ces mêmes fautes : et c'est pour cela qu'il est dit : " Celui qui renvoie son épouse la fait devenir adultère. " - S. AUG (serm. sur la mont.) Plus loin Notre-Seigneur déclare également adultère l'homme qui prend la femme renvoyée par son mari, eût-elle un écrit de répudiation ; " celui : ajoute-t-il, qui prend la femme qui aura été renvoyée, devient adultère. " - S. CHRYS. (hom. 47 sur S. Matth.) Ne dites donc pas que son mari l'a renvoyée, car même après ce renvoi, elle ne cesse pas d'être son épouse.
S. AUG (serm. sur la mont.) L'Apôtre a déterminé les limites de ce précepte en déclarant qu'il a force de loi pendant toute la vie du mari (1 Co 7, 39) ; mais après sa mort, la femme recouvre le droit de se marier. S'il n'est pas permis à une femme de s'unir à un autre du vivant du mari qu'elle a quitté, combien plus lui est-il défendu d'entretenir avec n'importe qui un commerce criminel ? Ce n'est pas d'ailleurs enfreindre le précepte qui défend de renvoyer son épouse que de la garder chez soi en n'ayant avec elle que des relations toutes spirituelles ; car les mariages où la continence est gardée d'un mutuel accord sont les plus heureux. (chap. 16 ou 26.) Ici se présente une question : le Seigneur permet au mari de renvoyer son épouse pour cause de fornication ; que faut-il entendre par là ? Est-ce simplement la fornication dont on se rend coupable en se livrant à un commerce infâme ? Ou bien est-ce cette fornication plus générale que les Écritures appliquent à toute corruption criminelle de l'âme, comme l'avarice, l'idolâtrie, et toute transgression de la loi produite par la concupiscence qu'elle condamne ? Or si l'apôtre permet de renvoyer l'épouse infidèle, quoiqu'il soit mieux de ne pas le faire (1 Co 7), et que d'un autre côté le Seigneur n'admette d'autre cause de renvoi que la fornication, l'infidélité est donc une véritable fornication. Mais puisque l'infidélité est une fornication, l'idolâtrie une infidélité, et l'avarice une idolâtrie, nul doute que l'avarice elle-même ne soit une véritable fornication. Et si l'avarice est une fornication, qui pourra ôter à une concupiscence coupable, quelle qu'elle soit, le caractère de fornication ? - S. AUG. (Retract. 1, 19). Je ne veux pas cependant que, dans une matière aussi difficile, le lecteur croie que l'examen que nous venons de faire de cette question doive lui suffire. En effet, tout péché n'est pas une fornication spirituelle, et Dieu ne perd pas tout homme qui l'offense, lui qui exauce tous les jours cette prière de ses Saints : " Pardonnez-nous nos offenses, " tandis qu'il perd celui qui se rend coupable de fornication à son égard (Ps 62, 27). Or est-il permis de renvoyer son épouse pour une fornication de ce genre ? C'est une question fort obscure : Quant à la fornication qui déshonore le corps il ne peut y avoir de difficulté. - S. AUG. (Liv. des 83 Quest., Quest. dern.) Si l'on soutient que le Seigneur n'admet d'autre cause de répudiation que la fornication qui consiste dans l'union coupable des corps, on peut dire que cette défense s'applique aux deux époux, de sorte qu'il n'est permis à aucun des deux de se séparer de l'autre, si ce n'est pour cause d'adultère.
S. AUG. (serm. sur la mont., 1, 16.) La permission que donne ici le Seigneur de renvoyer une épouse coupable d'adultère s'étend encore au renvoi qu'un mari fait de son épouse, au moment où il va être forcé de commettre un adultère : car alors il la renvoie pour cause de double fornication ; pour cause de fornication du côté de son épouse, parce qu'elle s'y est livrée ; pour cause de fornication de son côté, afin de s'en préserver lui-même. - S. AUG. (De la foi et des oeuvres, chap. 16.) Un mari peut renvoyer aussi légitimement une femme qui lui dirait : Je ne serai votre épouse qu'à la condition que vous m'enrichirez par le vol, ou qui exigerait des jouissances qui feraient le crime et le déshonneur de son mari. L'homme à qui sa femme tiendra un pareil langage n'hésitera pas, s'il est vraiment chrétien, à retrancher ce membre qui le scandalise. - S. AUG. (serm. sur la mont.) Mais c'est une souveraine injustice pour un mari que de renvoyer sa femme pour cause de fornication s'il peut-être convaincu d'être lui-même un fornicateur ; car alors il est sous le coup de ces paroles : " En condamnant les autres, vous vous condamnez vous-même. " Quant à ces autres paroles du Sauveur : " Et celui qui épouse celle que son mari aura quittée commet un adultère, " on peut demander si cette femme est coupable d'adultère au même degré que celui qui l'épouse ; car l'Apôtre lui ordonne de rester sans se marier, ou de se réconcilier avec son mari ; si elle en reste séparée, elle doit demeurer libre de nouveaux liens. Or, il importe beaucoup de savoir si elle a quitté d'elle-même son mari, ou si elle en a été renvoyée. Si c'est elle-même qui s'est séparée de son mari et qu'elle en ait épousé un autre, elle paraît n'avoir agi que par le désir de contracter un second mariage, désir qui est un véritable adultère. Au contraire, a-t-elle été renvoyée par son mari, l'homme et la femme s'unissant d'un commun consentement, on ne voit pas même dans ce cas pourquoi l'un serait adultère, à l'exclusion de l'autre. Ajoutez que s'il y a péché d'adultère pour celui qui s'unit à la femme renvoyée par son mari, c'est elle-même qui le rend adultère, ce qui est formellement défendu par le Seigneur.

vv. 33-37
LA GLOSE. Le Seigneur avait défendu précédemment toute injustice contre le prochain, la colère aussi bien que l'homicide, le désir en même temps que l'adultère, et le renvoi de l'épouse avec un acte de répudiation. Il défend maintenant toute injustice contre Dieu, en interdisant non-seulement le parjure comme un mal, mais encore le serment comme pouvant être occasion de péché : " Vous avez appris qu'il a été dit aux anciens : " Vous ne ferez pas de parjure. " On lit en effet dans le Lévitique (Lv 19, 12) : " Vous ne commettrez pas de parjure en mon nom, afin que les hommes ne fussent pas exposés à regarder les créatures comme des dieux. Dieu avait ordonné de faire tous les serments en son nom, et défendu de jurer par les créatures. C'est le sens de ces paroles : " Vous vous acquitterez envers le Seigneur des serments que vous avez faits ; " c'est-à-dire, s'il vous arrive de faire un serment, vous le ferez au nom du Créateur, et non pas au nom des créatures. C'est ce qui est écrit au Deutéronome (Dt 6, 13) : " Vous craindrez le Seigneur votre Dieu, et vous ne jurerez qu'en son nom. "
S. JER. La loi leur fit cette concession comme à un peuple encore dans l'enfance ; elle leur permit de jurer au nom de Dieu, par la même raison qu'ils devaient lui offrir des victimes pour éviter de les immoler aux idoles. Elle ne regardait pas ces serments comme une chose bonne par elle-même, mais elle aimait mieux qu'on les fit au nom de Dieu qu'au nom des idoles. - S. CHRYS, (sur S. Matth.) L'habitude de faire des serments fait infailliblement tomber dans le parjure, de même que l'habitude de trop parler expose nécessairement à dire des choses déplacées.
S. AUG. (contre Fauste, 19, 22.) Comme le parjure est un péché grave, et qu'on y est beaucoup moins exposé en ne jurant pas du tout, qu'en ayant l'habitude d'affirmer la vérité sous serment, le Seigneur a mieux aimé que nous restions dans la vérité sans recourir au serment, que de nous exposer au parjure en jurant même selon la vérité. Aussi ajoute-t-il : " Pour moi je vous dis : Ne jurez pas du tout. " - S. AUG. (serm. sur la mont.) En cela il confirme la justice des Pharisiens qui condamnaient le parjure, car on ne se parjure pas quand on ne fait aucun serment. Mais comme jurer c'est prendre Dieu à témoin, il nous faut expliquer comment l'Apôtre n'a point enfreint ce précepte, lui que nous voyons souvent recourir à cette espèce de serment, par exemple : " Je prends Dieu à témoin que je ne vous mens point en tout ce que je vous écris ; " et encore : " Dieu m'en est témoin, lui que je sers en esprit. " Dira-t-on que le serment qui est défendu consiste à jurer directement par un être quelconque et que l'Apôtre ne jure ici en aucune façon, puisqu'il ne dit point : " Par Dieu, " mais simplement : " Dieu m'est témoin ? " Ce serait là une explication ridicule. D'ailleurs, on doit se rappeler que saint Paul a fait des serments même de cette sorte lorsqu'il a dit : " Je meurs tous les jours par votre gloire, mes frères. " (1 Co 15.) Et on ne peut interpréter ces paroles en ce sens : Votre gloire me fait tous les jours mourir, car les textes grecs prouvent à l'évidence que c'est là une véritable formule de serment. S. AUG. (contre le Mens.) Il y a dans les paroles de l'Écriture bien des choses que nous ne pouvons comprendre ; la vie des saints nous apprend alors comment nous devons entendre ces passages dont on pourrait facilement détourner le sens, si leurs exemples ne nous en donnaient la véritable signification. Ainsi l'Apôtre, en employant le serment dans ses Epîtres, nous apprend comment nous devons expliquer ces paroles : " Pour moi, je vous dis de ne pas jurer du tout, " dans la crainte qu'en employant le serment on n'y recoure avec trop de facilité, que cette facilité n'entraîne l'habitude, et que l'habitude ne fasse tomber dans le parjure. Aussi ne fait-il usage du serment qu'en écrivant, alors qu'une réflexion plus attentive met en garde contre la précipitation de la langue. Et cependant le Seigneur nous dit de ne point jurer du tout, et il n'a pas fait d'exception en faveur de ceux qui écrivent. Mais comme on ne peut sans crime accuser saint Paul de la violation d'un précepte divin, surtout dans des lettres écrites pour l'édification des peuples, il faut entendre cette expression " pas du tout " dans ce sens : " Autant qu'il vous sera possible. " Vous ne devez ni affecter ni désirer avec un certain plaisir de recourir au serment, comme s'il s'agissait d'une bonne action. - S. AUG. (contre Fauste, 19, 23.) L'Apôtre fait usage du serment dans des épîtres où l'attention est plus scrupuleuse ; il ne faut donc pas croire que l'on pèche en jurant pour la vérité, mais comprendre qu'en nous abstenant du serment nous préservons plus sûrement notre fragilité du parjure.
S. JER. Remarquez enfin que le Sauveur n'a pas défendu de faire des serments au nom de Dieu, mais de jurer par le ciel, par la terre, par Jérusalem et par votre tête. On sait que les Juifs ont toujours eu cette détestable habitude de jurer par les éléments. Or, celui qui jure aime celui au nom duquel il fait serment, et les Juifs qui juraient par les anges, par la ville de Jérusalem, par le temple et par les éléments, rendaient à ces créatures l'honneur qui n'est dû qu'à Dieu, alors que dans la loi il est ordonné de ne jurer que par le nom du Seigneur notre Dieu. - S. AUG. (serm. sur la mont., 31, 31 ou 17.) Notre-Seigneur ajoute peut-être ces mots : " Ni par le ciel, " etc., parce que les Juifs ne regardaient pas comme obligatoires les serments qu'ils faisaient par les choses inanimées ; il leur dit donc : lorsque vous jurez par le ciel et par la terre, n'allez pas croire que vous n'êtes pas redevables à Dieu de vos serments, car vous avez évidemment juré par celui qui a le ciel pour trône et la terre pour marchepied. Ces expressions ne signifient pas évidemment que Dieu repose ses membres dans le ciel et sur la terre, comme lorsque nous nous asseyons nous-mêmes ; le trône de Dieu signifie le jugement de Dieu. Le ciel est sans contredit la plus grande partie de l'univers créé ; on dit donc que Dieu est assis dans les cieux comme s'il y manifestait sa présence par une plus grande magnificence, et qu'il foule la terre aux pieds parce qu'il l'a placée au dernier rang, comme la partie la moins brillante de la création. Dans le sens spirituel, le ciel signifie les âmes saintes, et la terre les pécheurs, parce que l'homme spirituel juge toutes choses (1 Co 2, 15) et que Dieu a dit au pécheur : " Tu es terre et tu retourneras en terre. " D'ailleurs, celui qui veut demeurer dans la loi est nécessairement soumis à la loi, et c'est avec raison qu'il est appelé : " L'escabeau de ses pieds. " Notre-Seigneur ajoute : " Ni par Jérusalem, parce qu'elle est la ville du grand Roi, " expression plus convenable que s'il avait dit : " La ville qui est à moi, " bien qu'il le dise en termes équivalents. Or, comme il est en même temps le Seigneur, c'est donc à lui qu'on est redevable des serments que l'on fait par Jérusalem. Il ajoute enfin : " Vous ne jurerez pas non plus par votre tête. " Que peut-on imaginer qui nous appartienne davantage que notre tête ? Mais comment serait-elle à nous, puisque nous n'avons pas le pouvoir d'en rendre un seul cheveu blanc ou noir ? C'est la raison que donne le Sauveur : " Parce que vous n'en pouvez faire un seul cheveu blanc ou noir. " Celui donc qui veut jurer par sa tête est redevable à Dieu de son serment et ainsi des autres serments de même nature.
S. CHRYS. (hom. 17.) Remarquez que si le Sauveur relève ainsi les éléments du monde créé, ce n'est pas en vertu de leur excellence naturelle, mais à cause des liens qui les rattachent à Dieu, pour ne point donner lieu à l'idolâtrie. - RAB. Après avoir prohibé le serment, il nous enseigne comment nous devons nous exprimer : " Que votre discours soit : Cela est, cela est, cela n'est pas, cela n'est pas ; " c'est-à-dire, il suffit de dire d'une chose qui est, cela est ; et cela n'est pas, d'une chose qui n'est pas. Peut-être l'affirmation et la négation sont-elles répétées ici deux fois pour nous apprendre à prouver par nos oeuvres la vérité de ce que notre bouche affirme, et à ne point confirmer par nos actes ce que nos paroles auraient nié. - S. HIL. (Can. 4.) Ou bien encore, il n'est nul besoin de serment pour ceux qui vivent dans la simplicité de la foi, car avec eux, ce qui est est toujours vrai et ce qui ne l'est pas ne l'est pas, et ainsi tout en eux, parole et action est dans la vérité.
S. JER. La vérité évangélique n'admet donc pas de serment, puisque toute parole d'un chrétien équivaut à un serment. - S. AUG. (serm. sur la mont.) Aussi celui qui comprend que la vérité seule ne suffit pas pour légitimer l'usage du serment, s'il n'est d'ailleurs nécessaire, doit s'imposer un frein pour n'y recourir que dans le cas de nécessité, lorsqu'il voit par exemple des hommes peu disposés à croire des choses qui leur sont utiles, si on ne les affirme sous le serment. Ce qui est bien, ce qui est désirable est exprimé par ces mots : " Contentez-vous de dire : Cela est, cela est, ou cela n'est pas, cela n'est pas, ce qui est de plus vient du mal ; " c'est-à-dire que la nécessité où vous êtes de jurer vient de la faiblesse de ceux que vous voulez persuader, faiblesse qui est un mal. Aussi le Sauveur ne dit pas : " Ce qui est au delà est mal, " car vous ne faites point mal en faisant usage du serment pour persuader à un autre ce qu'il lui importe de savoir, mais " cela vient du mal, " c'est-à-dire de la mauvaise disposition de cet homme dont la faiblesse vous force de recourir au serment. " - S. CHRYS. (hom. 12). Ou bien cela vient du mal, c'est-à-dire de l'infirmité de ceux à qui la loi permet de jurer. En s'exprimant de la sorte, Notre-Seigneur ne dit pas que la loi ancienne est l'oeuvre du démon, mais il nous fait passer de l'état ancien si imparfait à une nouveauté bien plus parfaite.

vv. 39-42.
LA GLOSE. Après avoir interdit toute injustice contre le prochain, toute irrévérence envers Dieu, le Seigneur nous enseigne comment un chrétien doit se conduire à l'égard de ceux qui lui font quelque injure " Vous avez appris ce qui a été dit : " oeil pour oeil, dent pour dent (Ex 21, 24 ; Lv 24, 20 ; Dt 19, 21). " - S. AUG. (contre Fauste, 19, 25). Ce commandement a été donné pour éteindre le feu de ces haines violentes qui éclataient entre des ennemis acharnés les uns contre les autres, et pour mettre un frein à des colères sans mesure. Car quel est celui qui se contente d'une vengeance égale seulement à l'injure qu'il a reçue ? Ne voyons-nous pas au contraire des hommes légèrement offensés tramer le meurtre, avoir soif du sang et trouver à peine de quoi l'assouvir dans les maux dont ils accablent leurs ennemis ? C'est à cette vengeance aussi excessive qu'elle est injuste que la loi a posé de justes bornes en créant la peine du talion, qui mesure rigoureusement le châtiment à l'offense. Le but de cette loi n'est pas de dominer une nouvelle force à la fureur, mais de la contenir et de la réprimer ; ce n'est pas de rallumer une flamme assoupie, mais de circonscrire celle qui brûlait déjà. En effet, la vengeance, réglée ici par la justice, ne dépasse pas les droits que l'injure donne à celui qui en est offensé. Il peut céder ce qui lui est dû, et c'est bonté de sa part ; mais il peut le demander sans injustice. Or, comme il y a péché à poursuivre une vengeance sans mesure tandis qu'il n'y en a aucun à ne vouloir qu'une vengeance modérée ; il est évident que celui qui refuse toute vengeance est le moins exposé à pécher, et c'est pourquoi Notre-Seigneur ajoute : " Et moi, je vous dis de ne pas résister au mal. " Je pourrais traduire ainsi ces paroles " Il a été dit aux anciens : Vous ne vous vengerez pas injustement ; pour moi, je vous dis : Ne vous vengez pas (ce qui est vraiment accomplir la loi), " si ces paroles paraissaient être dans la pensée du Christ un complément de la loi. Mais il est plus naturel de penser qu'il n'a eu d'autre but que celui même que se proposait la loi de Moïse, c'est-à-dire qu'il recommande de ne se venger en aucune manière, afin d'être plus assuré d'observer ce précepte et de ne pas dépasser les bornes d'une légitime vengeance. - S. CHRYS. (sur S. Matth.) Sans ce nouveau commandement, celui de la loi de Moïse ne peut se soutenir, car si nous usons de cette concession de la loi pour rendre à tous le mal pour le mal, nous deviendrons tous mauvais, parce que ceux qui nous persécutent sont malheureusement très nombreux ; tandis que si, d'après le précepte du Christ, on ne résiste pas au mal, les bons restent bons, quand bien même ils ne pourraient adoucir les méchants. - S. JER. Le Seigneur, en nous ôtant le droit de nous venger, tranche donc jusqu'à la racine du péché ; dans la loi, la faute est corrigée ; ici, les commencements mêmes du péché sont détruits.
LA GLOSE. On peut dire aussi que par ces paroles le Seigneur ajoute quelque chose à la justice de l'ancienne loi. - S. AUG. (serm. sur la mont.) La justice des Pharisiens qui s'appliquait à ne point dépasser la mesure de la vengeance, est une justice imparfaite, et c'est le commencement de la réconciliation et de la paix ; mais la justice parfaite est de s'interdire toute vengeance. Aussi entre cet excès que la loi condamne, de rendre plus de mal qu'on n'en a reçu, et la perfection dont le Sauveur fait un précepte à ses disciples, et qui consiste à ne pas rendre le moindre mal à ceux qui nous en ont fait, nous trouvons ce moyen terme qui ne rend que le mal qu'on a reçu. Et c'est par ce moyen terme que le monde a passé de la plus grande division à l'accord le plus parfait. En effet, si vous prenez l'initiative de l'offense, vous commettez une souveraine injustice ; si, sans avoir commencé, vous tirez de votre ennemi une vengeance supérieure à l'offense, vous n'atteignez pas tout à fait le même degré d'iniquité. Si vous ne rendez que le mal que vous avez reçu, vous vous montrez tant soit peu généreux ; car celui qui a commencé le premier mérite un châtiment supérieur à l'offense dont il s'est rendu coupable. Mais le Sauveur qui est venu accomplir la loi a porté à sa perfection cette justice ébauchée, exempte de sévérité, et où l'on sent déjà la miséricorde. Quant aux deux degrés intermédiaires, il nous les laisse à comprendre. Car il en est qui tirent une vengeance légère pour une grave offense, et c'est par ce degré qu'on arrive à ne pas se venger du tout. Mais c'est trop peu encore pour le Seigneur, il veut que vous soyez disposé à en supporter davantage. Aussi nous recommande-t-il non-seulement de ne pas rendre le mal pour le mal, mais de ne pas résister au mal, etc., c'est-à-dire non-seulement de ne pas rendre le mal qui nous aurait été fait, mais encore de ne pas empêcher celui qu'on voudrait nous faire. C'est ce que signifient ces paroles : " Si quelqu'un vous frappe sur la joue droite, présentez-lui aussi la gauche. " C'est donc un acte de miséricorde et de condescendance que le Sauveur demande, et c'est ce que comprennent parfaitement ceux qui acceptent d'être comme les serviteurs de personnes qui leur sont chères, par exemple, des enfants, ou de ceux qui sont atteints de frénésie. Que n'ont-ils pas à en souffrir, et si leur bien le demande, ils sont disposés à en supporter encore davantage. Le Seigneur souverain médecin des âmes enseigne donc ici à ses disciples à supporter les infirmités de ceux dont ils veulent sauver les âmes, car toute méchanceté vient de la faiblesse de l'esprit, et personne n'est plus inoffensif que celui qui pratique la vertu dans sa perfection. - S. AUG. (Du mensonge.) La conduite que les Saints ont tenue sous la loi nouvelle sert à nous faire comprendre les exemples de l'Écriture qui nous sont présentés sous forme de préceptes, comme lorsque nous lisons dans l'Évangile : " Vous avez reçu un soufflet, présentez l'autre joue. " (Lc 6). Nous ne pouvons certainement trouver de plus parfait exemple de patience que l'exemple du Seigneur lui-même : Or lorsqu'il eut reçu un soufflet dans sa passion, il ne dit pas : " Voici l'autre joue, " mais : " Si j'ai mal parlé, faites voir le mal que j'ai dit : et si j'ai bien parlé, pourquoi me frappez-vous ? " Cet exemple nous prouve que c'est intérieurement qu'il faut être disposé à présenter l'autre joue. - S. AUG. (serm. sur la mont.) En effet, Notre-Seigneur était disposé non-seulement à recevoir un soufflet sur l'autre joue pour le salut des hommes, mais à voir son corps tout entier attaché à la croix. Mais que signifie cette joue droite ? C'est au visage que l'on reconnaît un homme ; être frappé au visage c'est donc d'après l'Apôtre devenir l'objet du dédain et du mépris. Mais on ne peut distinguer le visage en visage droit et en visage gauche, et cependant on peut avoir une double dignité, l'une selon Dieu, l'autre selon le monde, de là cette distinction de joue droite et de joue gauche, distinction qui apprend à tout disciple de Jésus-Christ qui voit mépriser en lui son caractère de chrétien à se montrer disposé à souffrir les mépris qui tomberaient sur les honneurs temporels dont il peut être revêtu. Toutes les offenses auxquelles nous sommes exposés peuvent se diviser en deux classes, les offenses qu'on ne peut réparer, les offenses qui peuvent l'être. Or c'est justement dans les offenses où la réparation n'est pas possible, qu'on cherche ordinairement la consolation de la vengeance. On vous a frappé, à quoi vous sert de rendre le coup que vous avez reçu ? Avez-vous guéri par là la blessure qu'on a pu faire à votre corps ? Non sans doute, il n'y a qu'une âme où la colère déborde qui puisse désirer de pareils adoucissements. - S. CHRYS. (sur S. Matth.) En rendant à votre ennemi le coup que vous avez reçu, l'avez-vous apaisé et amené à ne plus vous frapper ? Bien au contraire, vous l'avez excité à vous porter de nouveaux coups, car la colère loin de calmer la colère ne sert qu'à l'irriter davantage. - S. AUG. (serm. sur la mont., 10, 19, 20, ou 37, 38.) Aussi le Seigneur veut-il que nous supportions cette faiblesse de la colère du prochain dans un vrai sentiment de compassion, plutôt que de chercher dans son châtiment un adoucissement à la nôtre. Et cependant il ne défend pas ici la vengeance qui a pour but la correction du prochain, car elle fait partie de la miséricorde et se concilie très bien avec la disposition de souffrir encore davantage de celui qu'on veut corriger. Celui qui est revêtu du pouvoir légitime doit nécessairement tirer vengeance des crimes commis ; mais il doit le faire avec le cœur d'un père qui ne peut haïr son enfant. De saints personnages ont puni de mort certains crimes pour inspirer aux vivants une crainte salutaire, et alors ce n'était pas la mort qui était préjudiciable à ceux qui étaient punis, mais bien leur péché, qui aurait pu s'aggraver s'ils avaient continué de vivre. C'est ainsi qu'Élie en frappa plusieurs de mort (cf. 3 R 18, 40 ; 4 R 1, 10 ; Lc 9, 54), et les disciples de Jésus-Christ ayant voulu s'autoriser de cet exemple, le Seigneur les reprit, en blâmant non pas l'action du prophète, mais l'ignorance qui les poussait à se venger, et en leur faisant remarquer que ce n'était pas l'amour de la correction fraternelle, mais la haine qui excitait en eux le désir de la vengeance. Mais après même qu'il leur eut enseigné la loi de charité et qu'il eut répandu l'Esprit saint dans leurs âmes, on vit encore de semblables vengeances ; c'est ainsi que la parole de Pierre fit tomber morts à ses pieds Ananie et sa femme, et que l'apôtre saint Paul livra un homme à Satan pour mortifier sa chair. C'est pourquoi je ne puis comprendre le déchaînement aveugle de quelques-uns contre les châtiments corporels que nous voyons dans l'Ancien Testament, dans l'ignorance où ils sont de l'esprit et l'intention qui les a fait infliger.
S. AUG. Quel est l'homme de bon sens qui oserait dire aux rois : " Qu'un de vos sujets choisisse d'être religieux ou impie, cela ne vous regarde pas ? On ne peut leur dire davantage : Que dans votre royaume on soit débauché ou de moeurs pures, vous n'avez pas à vous en occuper. " Sans doute il vaut mieux amener les hommes à la pratique de la religion par l'instruction que par des peines coercitives, mais cependant nous pourrions prouver par l'expérience que pour plusieurs il a été fort utile d'être forcés par la peine ou par la crainte à se faire instruire ou à pratiquer ce qu'on leur avait déjà enseigné. Ceux qui se laissent conduire par l'amour sont évidemment les meilleurs, mais c'est le plus grand nombre qu'on ne ramène que par la crainte. C'est la conduite que Jésus-Christ tient à l'égard de saint Paul : il le dompte d'abord par la force avant de le soumettre par ses divines leçons. - S. AUG. (serm. sur la mont.) Un chrétien veut-il observer la juste mesure de vengeance qui lui est ici permise, lorsqu'il a reçu quelque outrage de ce genre, que la haine n'entre pas dans son cœur, qu'il soit disposé à souffrir encore davantage, et qu'en même temps il ne néglige pas de se servir de l'influence du conseil ou de l'autorité pour faire rentrer son frère dans le devoir.
S. JER. Dans le sens mystique, lorsqu'on nous frappe sur la joue droite, nous devons présenter non pas la joue gauche, mais l'autre joue (cf. Pv 4, 27 ; Qo 10, 2 ; Mt 6, 3), car le juste n'a pas de gauche. Par exemple, si un hérétique nous frappe dans la discussion, et qu'il veuille porter atteinte au sens droit d'une vérité dogmatique, nous devons lui opposer un autre témoignage semblable tiré de l'Écriture.
S. AUG. (serm. sur la mont.) Il est un autre genre d'injures qui peuvent se réparer complètement : elles sont de deux espèces, l'une s'attaque à l'argent, l'autre consiste dans les actions outrageantes. C'est de la première des deux dont Notre-Seigneur ajoute : " Si quelqu'un veut plaider contre vous pour vous prendre votre robe, abandonnez lui encore votre manteau. " Or de même que le soufflet reçu sur la joue exprime tous les outrages qui ne peuvent être réparés que par le châtiment, ainsi ce que le Seigneur dit ici du vêtement comprend toutes les injures qui peuvent être réparées sans recourir à la vengeance ; et ce précepte doit s'entendre de la disposition du cœur, et non de ce qu'il faut faire en réalité. Ce qui nous est commandé à l'égard de la tunique ou du manteau, nous devons le faire pour tous les biens temporels dont nous avons le domaine, de quelque manière que ce soit. Car si ce précepte porte sur le nécessaire, à plus forte raison devons-nous abandonner le superflu ? C'est ce que Notre-Seigneur nous enseigne en disant : " Si quelqu'un veut plaider contre vous. " Ces paroles comprennent tout ce qu'on peut nous disputer devant les tribunaux. Mais doit-on y comprendre les esclaves ? C'est une grande question, car un chrétien ne peut assimiler la propriété d'un esclave à la propriété d'un cheval, quoiqu'il puisse se faire que le cheval soit d'un prix plus élevé qu'un esclave. Or si votre esclave trouve en vous un maître plus sage que celui qui désire vous l'enlever, je ne sais qui oserait vous conseiller de ne pas y attacher plus d'importance qu'à votre vêtement.

S. CHRYS. (sur S. Matth.) C'est une chose indigne qu'un chrétien se présente devant le tribunal d'un juge infidèle. Mais quand même le juge serait chrétien, si vous le mettez dans la nécessité de vous juger, lui qui devait respecter en vous la dignité de la foi, vous perdez à ses yeux pour une affaire temporelle cette dignité dont le Christ vous avait revêtu. D'ailleurs tout procès est une source d'irritation et de pensées coupables, car si vous voyez qu'on veut l'emporter contre vous par l'intrigue ou par l'argent, vous vous empressez de recourir aux mêmes moyens dans l'intérêt de votre cause, et certes ce n'est pas ce que vous vouliez dès le début. - S. AUG. (Enchirid. chap. 78). C'est pourquoi le Seigneur défend ici aux chrétiens tout débat devant les tribunaux pour des affaires temporelles. Si donc l'Apôtre en défendant sous les peines les plus sévères tout appel au tribunal des infidèles permet cependant que les causes entre fidèles soient jugées entre eux, il est évident que c'est une concession qu'il fait à leur faiblesse.
S. GREG. (Moral., 31, 10.) Parmi ceux qui nous ravissent nos biens temporels nous devons supporter les uns, mais nous devons nous opposer aux autres, tout en conservant la charité à leur égard. En cela nous ne nous opposons pas seulement à ce qu'ils nous enlèvent ce qui est à nous, mais nous les empêchons de se perdre eux-mêmes en ravissant ce qui ne leur appartient pas ; car nous devons beaucoup plus craindre pour les ravisseurs eux-mêmes, que désirer avidement des biens privés de raison. Or lorsque nous sacrifions la paix avec le prochain à un bien temporel, il est évident que nous aimons ce bien plus que le prochain.
S. AUG. (serm. sur la mont.) La troisième espèce d'injures qui consiste dans des actions dommageables est un mélange des deux premières et peut se réparer par le châtiment ou sans le châtiment. Car celui qui contraint méchamment un homme, et le force malgré lui à l'aider, peut porter la peine de sa méchanceté et rendre ce que l'on a fait pour lui. A l'égard de ces injures le Seigneur veut qu'un cœur chrétien se montre rempli de patience et disposé à en souffrir encore davantage, c'est pourquoi il ajoute : " Si quelqu'un veut vous contraindre à faire mille pas avec lui, faites-en deux mille autres encore, " paroles qui exigent beaucoup moins que nous marchions en réalité, que d'être disposés à le faire. - S. CHRYS. (hom. 16.) Le mot a??a?e?se?, angariaverit, veut dire entraîner injustement, et tourmenter sans raison. - S. AUG. (serm. sur la mont.) Nous pensons que par ces paroles : " Allez avec lui l'espace de deux autres milles : " Notre-Seigneur a voulu compléter le nombre trois, nombre qui exprime la perfection, pour rappeler à celui qui agit ainsi qu'il fait acte de justice parfaite. C'est pour cela qu'il appuie ce précepte sur trois exemples et que dans le troisième le nombre deux est ajouté à l'unité pour compléter le nombre trois. Ou bien, peut-être, faut-il entendre ici que dans ce précepte, le Seigneur monte par degré de ce qui est plus facile à ce qui est plus parfait. Il vous commande en premier lieu de présenter l'autre joue à celui qui vous frappe sur la droite, c'est-à-dire d'être disposé à supporter un affront moindre que celui que vous avez reçu. A celui qui veut vous prendre votre tunique, il vous commande d'abandonner votre manteau ou votre vêtement, suivant un autre texte ; c'est vous demander de supporter une injure égale, ou de bien peu supérieure à celle qui vous a été faite. Enfin il vous ordonne d'ajouter aux mille premiers pas, l'espace de deux autres mille, c'est-à-dire de faire le double de ce que vous avez fait. Mais comme ce serait peu de ne pas rendre le mal pour le mal, si l'on ne fait positivement le bien, il ajoute : " Donnez à celui qui vous demande. " - S. CHRYS. (sur S. Matth.) Nos richesses ne sont pas à nous, mais à Dieu, et il a voulu que nous en soyons les dispensateurs, et non pas les maîtres. - S. JER. Si nous restreignons au devoir de l'aumône ces paroles du Sauveur, on ne peut l'appliquer à un trop grand nombre de pauvres, car si les riches donnaient constamment, ils ne pourraient donner toujours. - S. AUG. (serm. sur la mont.) Le Seigneur nous dit donc : " Donnez à tout homme qui vous demande, " mais non pas à celui qui vous demande toute sorte de choses. Quoi ! vous donneriez de l'argent à celui qui veut s'en servir pour opprimer un innocent ou pour corrompre la vertu d'une femme ! Il ne faut donc donner que ce qui ne peut être nuisible ni pour vous, ni pour un autre, autant que vous pouvez en juger sur la foi de celui qui demande. Et lorsque vous croirez devoir lui refuser ce qu'il demande, expliquez-lui les justes motifs de votre refus. De cette manière il ne s'en ira point sans avoir rien reçu, et en lui faisant comprendre l'injustice de sa demande vous lui aurez donné quelque chose de bien préférable à ce qu'il demandait. - S. AUG. (Lettre 48 à Vincent.) Il est plus utile de retirer le pain à celui qui a faim, et qui assuré de sa nourriture négligerait de pratiquer la justice, que de faire de ce morceau de pain dont il a besoin, un moyen de séduction pour le forcer de consentir au mal. - S. JER. On peut encore entendre ces paroles du trésor de la doctrine, qui ne s'épuise jamais, mais qui se remplit abondamment à proportion de ce qu'on donne.
S. AUG. (serm. sur la mont.) Les paroles qui suivent : " Et ne vous détournez point de celui qui veut emprunter de vous " se rapportent aux dispositions de l'âme, car " Dieu aime celui qui donne gaîment. " Tout homme qui reçoit, emprunte, dût-il ne rien rendre, parce que Dieu rend à ceux qui exercent la charité plus qu'ils n'ont donné. Si cependant on ne veut entendre par emprunteur que celui qui reçoit avec l'intention de rendre, il faut dire alors que le Seigneur comprend dans ses paroles ces deux manières de donner, ou le don gratuit, ou le prêt soumis à l'obligation de rendre. Le Seigneur nous exhorte avec raison à ce genre de bienfait, en nous disant : " Ne rejetez point, " c'est-à-dire ne détournez pas votre volonté dans la pensée que Dieu ne vous serait plus redevable, parce que votre débiteur se serait acquitté à votre égard, car ce que l'on fait pour obéir à un précepte divin ne saurait demeurer sans fruit. - S. CHRYS. (sur S. Matth.) Le Christ nous fait donc un devoir de prêter, mais sans condition d'usure, car celui qui prête à cette condition ne donne pas ce qui est à lui ; il prend ce qui ne lui appartient pas ; il brise un des lieus de l'emprunteur, pour le charger d'un plus grand nombre de chaînes ; il donne, ce n'est point par un principe de justice divine, c'est dans une pensée toute d'intérêt personnel. L'argent qu'on prête à usure est semblable à la morsure d'un aspic, de même que le venin de l'aspic répand secrètement la corruption dans tous les membres, ainsi l'usure fait de tous les biens autant de dettes.
S. AUG. (lettre à Marcellin). On nous objecte que cette doctrine de Jésus-Christ n'est pas compatible avec les moeurs publiques, car qui peut, dira-t-on, se laisser ravir quelque chose par l'ennemi ? qui serait disposé à ne pas exercer contre ceux qui dévastent les provinces romaines les représailles qu'autorise le droit de la guerre ? Nous répondons que ces préceptes de patience doivent toujours se retrouver dans les dispositions de notre cœur, et que cette bonté qui défend de rendre le mal pour le mal doit toujours faire le fond de notre âme. On doit d'ailleurs agir envers ceux qui se refusent aux avances de la charité avec une sévérité pleine de douceur, et qui soit pour eux un châtiment salutaire. Si la société se conduisait d'après les préceptes du christianisme, les guerres elles-mêmes auraient leurs inspirations bienveillantes. On n'y chercherait que l'utilité des vaincus en rétablissant l'union entre l'impiété et la justice, car on gagne à être vaincu quand on perd la liberté de faire le mal. Il n'y a rien, en effet, de plus malheureux que la félicité des pécheurs, car elle alimente l'impunité qui est un châtiment, et fortifie au-dedans de nous cet ennemi intérieur qu'on appelle la volonté du mal.

vv. 43-47
LA GLOSE. Le Seigneur nous a enseigné, dans ce qui précède, à ne pas résister à celui qui nous fait tort, mais à nous montrer disposé à en supporter davantage. Il va plus loin, et veut nous apprendre que nous devons aimer même ceux qui nous font du mal et leur prouver notre charité par des effets. Les commandements précédents étaient le complément de la justice légale, ce dernier précepte est l'accomplissement de la charité qui, selon l'Apôtre, est la plénitude de la loi. Voilà la raison de ces paroles du Sauveur : " Vous savez qu'il a été dit : Vous aimerez votre prochain. " - S. AUG. (Doctr. chrét., chap. 30). Le précepte d'aimer le prochain n'admet aucune exception ; c'est ce que nous apprend le Seigneur lui-même dans la parabole de cet homme laissé à demi-mort, Il nous dit que le prochain fut celui qui exerça la miséricorde à son égard, pour nous faire comprendre que notre prochain c'est tout homme à qui nous devons en témoigner dans le besoin. Et qui ne voit que nous ne devons en excepter personne, devant ces paroles : " Faites du bien à ceux qui vous haïssent ? "
S. AUG. (serm. sur la mont.) Il y avait un certain degré dans la justice pharisaïque, qui relevait de l'ancienne loi ; la preuve c'est qu'il en est qui détestent même ceux qui les aiment. C'est donc s'élever d'un degré que d'aimer son prochain, tout en haïssant son ennemi, suivant Ces paroles : " Et vous haïrez votre ennemi, " paroles qu'il ne faut pas regarder comme un commandement pour le juste, mais comme une condescendance pour le faible. - S. AUG. (contre Fauste, liv. 19, chap. 24). Je demanderai aux Manichéens pourquoi ils s'obstinent à regarder comme particulier à la loi de Moise ce qui a été dit aux anciens : " Vous haïrez votre ennemi. " Et saint Paul lui-même n'a-t-il pas dit qu'il en est qui sont un objet de haine pour Dieu (Rm 1, 30) ? Il faut donc chercher à comprendre comment nous pouvons haïr nos ennemis à l'exemple de Dieu pour qui certains hommes sont haïssables, et comment nous devons aimer nos ennemis à l'exemple de ce même Dieu qui fait lever son soleil sur les bons et sur les mauvais. La règle que nous devons suivre, c'est de haïr dans un ennemi ce qu'il y a de mal en lui, c'est-à-dire l'iniquité, et d'aimer dans notre ami ce qu'il y a de bon, c'est-à-dire la créature douée de raison. C'est pour avoir entendu sans la comprendre cette parole qui avait été dite aux anciens : " Vous haïrez votre ennemi, " que les hommes étaient portés à se haïr mutuellement les uns les autres, alors qu'ils n'auraient dû haïr que le vice. C'est donc cette erreur que le Seigneur veut corriger lorsqu'il dit : " Pour moi, je vous dis : Aimez vos ennemis. " Il avait dit précédemment : " Je ne suis pas venu détruire la loi, mais l'accomplir ; " en nous ordonnant ici d'aimer nos ennemis, il nous force de comprendre comment nous pouvons, dans un seul et même homme, haïr le mal qu'il commet et aimer la nature dont il est revêtu.
LA GLOSE. Remarquons toutefois que dans nul endroit de la loi on ne trouve ces paroles : " Vous haïrez votre ennemi. " Elles sont donc citées comme faisant partie de la tradition des Scribes qui ont cru pouvoir les ajouter, parce que le Seigneur avait commandé aux enfants d'israel de poursuivre leurs ennemis (Lv 26), et de détruire Amalec de dessous le ciel (Ex 17). - S. CHRYS. (sur S. Matth.) Ces paroles : " Vous ne convoiterez pas " n'étaient pas adressées à la chair, mais à l'âme ; il en est de même de ce passage. La chair en effet ne peut aimer son ennemi, l'âme le peut, parce que la chair place le principe de l'amour ou de la haine dans les sens ; l'âme, au contraire, dans l'intelligence. Si donc nous avons reçu quelque injure, et que nous en ressentions de la haine, sans vouloir cependant en suivre les inspirations, c'est notre chair qui hait notre ennemi, tandis que notre âme ne laisse pas de l'aimer.
S. GREG. (Moral., 22, 6). Voulons-nous une marque certaine que nous aimons réellement notre ennemi, ne nous attristons pas de sa prospérité, ne nous réjouissons pas de ses malheurs ; ce n'est pas aimer quelqu'un que de ne pas le vouloir dans un état plus prospère, et on fait certainement des voeux contre sa fortune quand on applaudit à sa ruine. Toutefois, il arrive souvent que sans nous faire perdre la charité, la chute d'un ennemi nous cause de la joie, et que sa gloire nous contriste sans que nous lui portions envie, c'est lorsque nous croyons que sa chute sera la cause de l'élévation de plus dignes que lui et que sa prospérité nous fait craindre l'injuste oppression d'un grand nombre. Mais il faut ici une attention extrême pour ne point satisfaire, notre haine sous le fallacieux prétexte de l'utilité du prochain. Nous devons également savoir faire la distinction de ce qu'exige de nous la ruine du pécheur et la justice de celui qui le frappe. Lorsque Dieu frappe un homme couvert de crimes, nous devons applaudir à la justice du juge, mais compatir en même temps au malheur de celui qui périt. - LA GLOSE. Les ennemis de l'Église lui font la guerre de trois manières : par la haine, par leurs discours, par les supplices. L'Église, au contraire, leur oppose premièrement l'amour : Aimez vos ennemis ; " secondement, les bienfaits : " Faites du bien à ceux qui vous haïssent ; " troisièmement, la prière : " Priez pour ceux qui vous persécutent et vous calomnient. "
S. JER. Il en est plusieurs qui mesurent les préceptes de Dieu à leur faiblesse et non pas à la force qui fait les saints et qui regardent ces préceptes comme impossibles. Ils disent qu'il suffit, pour pratiquer la vertu, de ne pas avoir de haine pour ses ennemis, mais que de les aimer c'est commander plus que ne peut la nature humaine. Qu'ils sachent donc que Notre-Seigneur ne commande pas des choses impossibles, mais parfaites. Et n'est-ce pas ce que fit David à l'égard de Saul et d'Absalon ? Le saint martyre Etienne n'a-t-il pas prié pour ceux qui le lapidaient ? Saint Paul n'a-t-il pas voulu être anathème à la place de ses persécuteurs ? N'est-ce pas ce que Jésus enseigne et ce qu'il fit lui-même lorsqu'il dit : " Mon Père, pardonnez-leur ? " - S. AUG. (Enchirid., chap. 73). Mais ce sont là les vertus des enfants de Dieu qui ont atteint la perfection ; c'est vers ce but que tout fidèle doit tendre ; c'est à cette générosité de sentiments qu'il doit élever son âme en priant Dieu, en luttant contre lui-même. Cependant une perfection aussi sublime n'est point le partage d'un aussi grand nombre de personnes que celui dont Dieu, nous le croyons, exauce cette prière : " Remettez-nous nos dettes comme nous les remettons à ceux qui nous doivent. "
S. AUG. (serm. sur la mont.) Une difficulté se présente, c'est qu'un très grand nombre de passages de l'Écriture paraissent contredire ce précepte de prier pour nos ennemis. En effet, on trouve dans les prophéties une multitude d'imprécations contre les ennemis, comme celle-ci : " Que ses enfants deviennent orphelins. " (Ps 118, 9). La raison en est que les prophètes prédisent ordinairement l'avenir sous forme d'imprécations. Mais ces paroles de saint Jean offrent encore plus de difficulté : " Il y a un péché qui va à la mort, et ce n'est pas pour ce péché là que je dis qu'il faut prier. " (1 Jn 5, 16.) Par ce qui précède : " Si quelqu'un sait que son frère a péché, etc., " le même apôtre nous enseigne clairement qu'il en est pour lesquels nous ne devons pas prier. Le Seigneur, au contraire, nous ordonne de prier pour nos persécuteurs. Cette difficulté ne peut se résoudre qu'en reconnaissant que nos frères peuvent se rendre coupables de péchés plus graves que le crime de la persécution. Ainsi saint Etienne prie pour ceux qui le lapidaient, parce qu'ils ne croyaient pas encore en Jésus-Christ (Ac 7), tandis que saint Paul ne prie pas pour Alexandre parce qu'il était du nombre des fidèles et qu'il avait péché en attaquant par un sentiment d'envie l'union fraternelle (1 Tm 15). Toutefois ce n'est pas prier contre quelqu'un que de ne pas prier pour lui. Mais que dirons-nous de ceux contre lesquels nous savons que des saints ont prié non pas pour leur conversion, c'eût été bien plutôt prier pour eux, mais pour qu'ils fussent livrés à l'éternelle damnation ? Je ne parle pas de la prière que le prophète adressait à Dieu contre celui qui a trahi le Seigneur, c'était une prédiction de l'avenir et non un souhait de condamnation, mais de la prière que nous lisons dans l'Apocalypse (Ap 6) et où les saints martyrs prient Dieu de venger leur sang répandu. - Or, cette prière n'a rien qui doive nous étonner ; car qui oserait affirmer qu'elle est dirigée contre les persécuteurs eux-mêmes et non contre le règne du péché ? Quelle est en effet la vengeance pure des martyrs, vengeance pleine de justice et de miséricorde, c'est de voir détruire l'empire du péché sous lequel ils ont tant souffert ; et ce qui renverse cet empire, c'est tout à la fois la conversion des uns et la damnation des autres qui persévèrent dans le péché. Est-ce que saint Paul, à votre avis, n'a pas suffisamment vengé dans sa personne le martyr saint Etienne, lorsqu'il dit : " Je châtie mon corps et je le réduis en servitude. " - S. AUG. (Quest. sur l'Anc. et le Nouv. Test., chap. 68). Ou bien les âmes de ces victimes crient et demandent vengeance comme le sang d'Abel du sein de la terre, non pas d'une voix matérielle et sensible, mais par la force même des choses. C'est dans ce sens qu'on dit d'une oeuvre, qu'elle loue celui qui l'a faite par cela même qu'elle le réjouit de son seul aspect. Pourquoi d'ailleurs les saints seraient-ils impatients de presser l'exécution d'une vengeance qu'ils savent devoir arriver au temps marqué ?
S. CHRYS. (hom. 18.) Voyez par combien de degrés le Sauveur nous fait monter et comme il nous établit sur le sommet le plus élevé de la vertu. Le premier degré c'est de ne pas prendre l'initiative de l'injure, le second de ne pas la venger par une injure égale, le troisième de ne pas faire endurer à notre ennemi ce qu'il nous a fait souffrir ; le quatrième de s'exposer soi-même à la souffrance ; le cinquième de donner plus ou de se montrer disposé à faire de plus grands sacrifices que ne le veut notre ennemi ; le sixième de ne pas avoir de haine pour celui qui se conduit de la sorte ; le septième de l'aimer ; le huitième de lui faire du bien ; le neuvième de prier pour lui, et comme c'est là un grand commandement il lui donne pour sanction cette magnifique récompense de devenir semblable à Dieu : " Afin que vous soyez, dit-il, les enfants de votre Père céleste qui est dans les cieux. " - S. JER. Si celui qui garde les commandements de Dieu devient le fils de Dieu, il ne l'est donc point par nature, mais il le devient par l'effet de sa libre volonté.
S. AUG. (serm. sur la mont., 6, 23 ou 46.) Ces paroles doivent s'entendre dans le même sens que ces autres de saint Jean : " Il leur a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu. " Il n'y a qu'un seul Fils de Dieu par nature ; quant à nous, nous recevons le pouvoir de devenir les enfants de Dieu, lorsque nous accomplissons ses commandements. Aussi ne dit-il pas " Faites cela, parce que vous êtes les enfants, " mais " faites-le pour devenir les enfants de Dieu, " En nous appelant à cette sublime dignité, il nous appelle à lui devenir semblables, c'est pour cela qu'il ajoute " Qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et qui fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes. " Par le soleil, on peut entendre non pas celui qui brille à nos yeux, mais celui dont le prophète a dit : (Ml 4) " Le soleil de justice se lèvera sur vous qui craignez le nom du Seigneur ; " et par la pluie, la rosée que répand dans les âmes la doctrine de la vérité ; parce qu'en effet le Christ s'est manifesté et a été évangélisé aux bons et aux mauvais. - S. HIL. On peut dire aussi que c'est dans le baptême et dans le sacrement qui confère l'esprit, qu'il fait luire ce soleil, et qu'il donne cette pluie. - S. AUG. (serm. sur la mont.) Ou bien encore on peut entendre ces paroles et de ce soleil visible, et de la pluie qui fait croître les fruits ; en effet les méchants dans le livre de la Sagesse font entendre cette plainte : " Le soleil ne s'est pas levé pour nous, " et il est dit de la pluie spirituelle : " Je commanderai à mes nuées de ne pas répandre leur rosée sur elle. " Qu'on admette l'un ou l'autre sens, c'est toujours un effet de la grande bonté de Dieu qu'on nous ordonne d'imiter. Or il ne dit pas simplement : " Il fait lever le soleil " mais, " son soleil, " nous apprenant ainsi avec quelle largesse nous devons donner d'après ce précepte ce que nous n'avons pas créé, mais ce que nous recevons de sa munificence. - S. AUG. (Lettres 48 à Vincent.) Mais tout en louant sa libéralité, pensons aux châtiments dont il frappe ceux qu'il aime, et concluons qu'on n'est pas ami parce qu'on épargne la correction ; et qu'on n'est pas ennemi parce qu'on châtie, car il vaut mieux aimer avec sévérité que de tromper avec douceur (Pv 27, 26).
S. CHRYS. (sur S. Matth.) C'est avec dessein que Notre-Seigneur dit : " Sur les justes, " et non pas " sur les justes comme sur les injustes, " car ce n'est pas à cause des hommes, mais à cause des Saints que Dieu distribue tous ses biens, de même que c'est à cause des pécheurs qu'il inflige ses châtiments sur la terre. Mais dans la distribution des biens, il ne fait pas distinction des pécheurs d'avec les justes, pour ne pas les jeter dans le désespoir ; de même que dans les bâtiments qu'il envoie, il ne sépare pas les justes des pécheurs. Cette conduite est d'autant plus équitable que les biens ne sont pas d'une grande utilité aux méchants, qui par leur mauvaise vie, les font tourner à leur perte ; et que les maux loin de causer aucun dommage aux bons servent bien plutôt à leur progrès dans la vertu. - S. AUG. (Cité de Dieu, 1, 8.) En effet, l'homme de bien ne se laisse ni enfler par la prospérité, ni abattre par le malheur, tandis que l'adversité devient un châtiment pour le méchant, parce qu'il se laisse corrompre par la bonne fortune. Ou bien encore, Dieu a voulu que les biens et les maux de cette vie fussent communs aux uns et aux autres pour nous ôter le désir trop vif de ces biens que nous voyons les méchants partager avec nous, et la crainte qui nous fait fuir honteusement des maux que les justes eux-mêmes ne peuvent éviter.
LA GLOSE. Aimer celui qui nous aime, c'est un sentiment que la nature inspire ; aimer notre ennemi c'est un acte de pure charité, et c'est ce que le Sauveur exprime par les paroles suivantes : " Si vous n'aimez que ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous ? " (c'est-à-dire au ciel) ; comme s'il disait : Vous n'en aurez aucune, car c'est de vous qu'il est dit : " Vous avez reçu votre récompense. " Cependant il faut accomplir ce premier devoir et ne pas omettre le second. - RAB. Si donc les pécheurs sous la seule inspiration de la nature cherchent à se montrer bienfaisants pour ceux qui les aiment, à combien plus forte raison devez-vous embrasser dans le sein d'un amour plus étendu, ceux mêmes qui ne vous aiment pas. C'est pour cela qu'il vous dit : " Les Publicains ne le font-ils pas ? " c'est-à-dire ceux qui perçoivent les deniers publics ou qui poursuivent les honneurs et les richesses de la terre dans le commerce et dans les affaires du siècle. - LA GLOSE. Si vous priez pour ceux-là seulement qui vous sont unis par les liens du sang ou de l'amitié, en quoi votre charité est-elle supérieure à celle des infidèles ? Il ajoute : " Si vous ne saluez que vos frères ; " (le salut est une espèce de prière), que faites-vous en cela de plus ? Les païens ne le font-ils pas aussi ? - RAB. Les païens sont les Gentils (le mot grec e???? correspond au mot latin gens,) ainsi appelés parce qu ils ont été comme engendrés sous la loi du péché.

REMI. Comme la perfection de la charité fraternelle ne peut aller plus loin que l'amour des ennemis, le Seigneur après en avoir imposé le précepte ajoute : " Soyez donc parfaits comme votre Père céleste est parfait. " Il est parfait comme tout puissant, l'homme devient parfait par le secours du Tout-Puissant. L'expression comme signifie quelquefois dans l'Écriture l'égalité et la vérité, par exemple dans ce passage : " Je serai avec vous, comme j'ai été avec Moïse. " Quelquefois, cette particule n'exprime qu'une simple ressemblance comme dans cet endroit. - S. CHRYS. (sur S. Matth.) De même que les enfants des hommes portent toujours dans leur corps quelque trait de ressemblance avec leur père ; de même aussi on reconnaît à leur sainteté les enfants spirituels de Dieu.