J'entrai la nuit dans la maison de sainte Anne. Il était resté quelques parents qui dormaient. La famille s'occupait des préparatifs du départ. La lampe à plusieurs bras, suspendue devant le foyer, était allumée. Je vis successivement tous les habitants de la maison en mouvement.
Joachim, dès la veille, avait envoyé des serviteurs au temple
avec des animaux qu'il voulait offrir en sacrifice : il y en avait cinq de
chaque espèce, et c'étaient les plus beaux qu'il possédât.
Ils formaient un très beau troupeau. Je le vis occupé à
charger les bagages sur une bête de somme qui était devant la
maison : c'étaient les habits de Marie soigneusement empaquetés
à part et des présents pour les prêtres. Cela faisait
une bonne charge pour la bête de somme. Sur le milieu de son des était
un large paquet sur lequel on pouvait s'asseoir commodément. Tout avait
été déjà arrangé par Anne et les autres
femmes en petits paquets faciles à porter. Je vis des corbeilles de
différentes formes attachées aux deux côtés de
l'âne. Dans une de ces corbeilles se trouvaient des oiseaux gros comme
des perdrix. D'autres corbeilles, semblables aux hottes où l'on porte
le raisin, contenaient des fruits de toute espèce. Quand l'âne
fut entièrement chargé, on étendit sur le tout une grande
couverture à laquelle pendaient de grosses houppes. Je vis que dans
la maison tout était en mouvement comme pour un départ. Je ils
une jeune femme, la soeur aînée de Marie, aller ça et
là, d'un air affairé, avec une lampe. Sa fille. Marie de Cléophas,
était presque toujours à ses côtés. Je remarquai
une autre femme, qui me parut être une servante. Je vis encore deux
des prêtres qui étaient restés. L'un d'eux était
un vieillard ; il avait un capuchon qui se terminait en pointe sur le front
; son habit de dessus était plus court que celui de dessous. C'était
celui qui la veille s'était principalement occupé de l'examen
de Marie, et qui lui avait donné sa bénédiction. Je le
vis encore donner des instructions à l'enfant. Marie, âgée
d'un peu plus de trois ans, belle et délicate, était aussi avancée
qu'un enfant de cinq ans chez nous. Elle avait des cheveux d'un blond doré,
lisses, bouclés à l'extrémité, et plus longs que
ceux de Marie de Cléophas, enfant de sept ans, dont la blonde chevelure
était courte et frisée. Les enfants comme les grandes personnes
avaient tous pour la plupart des vêtements longs de laine brune sans
teinture.
Parmi les assistants, je remarquai particulièrement deux jeunes garçons
qui ne paraissaient pas être de la famille et qui ne s'entretenaient
avec aucun de ses membres. Il semblait que personne ne les vit. Ils étaient
beaux et aimables, avec leurs cheveux blonds et frisés, et ils me parlèrent.
Ils avaient des livres, probablement pour leur instruction. La petite Marie
n'avait aucun livre, quoiqu'elle sût déjà lire. Ce n'étaient
pas des livres comme les nôtres, mais de longues bandes, larges à
peu près d'une demi aune, roulées autour d'un bâton, dont
les bouts arrondis sortaient de chaque côté. Le plus grand de
ces deux garçons avait un rouleau déployé. Il s'approcha
de moi, et lut quelque chose qu'il m'expliqua. C'étaient des lettres
d'or qui m'étaient tout à fait inconnues, écrites à
rebours, et chaque lettre semblait représenter un mot entier. La langue
était tout à fait étrangère pour moi, mais pourtant
je la comprenais. Malheureusement j'ai oublié ce qu'il m'expliquait
: c'était un texte de Moise ; il me reviendra peut-être. Le plus
petit portait son rouleau à la main comme un jouet. Il sautait ça
et là comme font les enfants et agitait son rouleau en jouant. Je ne
puis dire à quel point ces enfants me plaisaient. Ils étaient
tout autrement que les assistants, et ceux-ci ne paraissaient pas faire attention
à eux.
C'est ainsi que la soeur parla longtemps de ces jeunes garçons avec une complaisance naive, sans pouvoir, bien préciser qui ils étaient. Mais, après souper, quand elle eut dormi quelques minutes, elle dit en revenant à elle : " Ces garçons que je vis avaient une signification spirituelle ; leur présence là n'était pas selon l'ordre naturel. C'étaient seulement des figures symboliques de prophètes. Lé plus grand portait son rouleau avec beaucoup de gravité. Il m'y montrait le passage du second livre de Moise où celui-ci voit, dans le buisson ardent, le Seigneur qui lui dit d'ôter sa chaussure. Il m'expliqua que, de même que le buisson brûlait sans se consumer, de même le feu du Saint Esprit brûlait dans la petite Marie, qui portait cette sainte flamme en elle comme un enfant, sans en avoir la conscience. Cela indiquait aussi l'union prochaine de la Divinité avec l'humanité. Le feu signifiait Dieu, le buisson les hommes. Il m'expliqua aussi l'ordre de se déchausser, mais je ne me souviens plus de son explication. Cela signifiait, je crois, que maintenant le voile était enlevé, et que la réalité se montrait ; que la loi recevait son accomplissement ; qu'il y avait ici plus que Moise et les prophètes.
L'autre enfant portait son rouleau au bout d'un bâton comme un petit
drapeau flottant au vent : cela voulait dire que Marie entrait maintenant
avec joie dans la carrière de mère du Rédempteur. Ce
garçon paraissait plein de naïveté et jouait avec son rouleau.
Cela représentait l'innocence enfantine de Marie, sur laquelle reposait
une si grande promesse, et qui, avec cette sainte destination, jouait pourtant
comme un enfant. Ces jeunes garçons m'expliquèrent sept passages
de leurs rouleaux. Mais, dans l'état de souffrance où je suis,
tout m'est sorti de la mémoire, excepté ce que j'ai dit. "
O mon Dieu ! " s'écria la narratrice, a comme tout cela, quand
je le vois, me parait beau et profond, et en même temps simple et clair
! Mais je ne puis le raconter avec ordre, et il me faut tout oublier, à
cause des misérables soucis de cette triste vie. '
Il y a lieu de s'effrayer de l'empire que prennent sur l'homme les choses
de la vie, quelque déchue qu'elle soit, quand on considère tout
ce qu'elles faisaient oublier à cette âme favorisée, si
peu attachée à la terre. Elle voyait tous les ans à cette
époque le tableau du départ de Marie pour le temple, et toujours
l'apparition les deux prophètes sous forme de jeunes garçons
s'y trouvait mêlée de quelque manière. Elle les voyait
dans l'enfance, et non avec leur âge réel, parce qu'ils n'étaient
pas personnellement présents dans cette circonstance et qu'ils ne s'y
rattachaient que comme symbole. Si nous réfléchissons que bien
des peintres aussi dans leurs tableaux historiques placent des personnages
qui ne servent qu'à mettre en relief une vérité, et ne
les représentent pas avec leur extérieur véritable, mais
sous forme d'enfants, de génies ou d'anges, nous verrons que cette
manière de représenter les choses n'est pas une création
de leur fantaisie, mais qu'elle est dans la nature de toutes les apparitions
: car la soeur Emmerich aussi n'a pas inventé ces apparitions, mais
elles se sont ainsi montrées à elle.
Un an auparavant, au milieu de novembre 1820, la soeur, racontant ses contemplations
relatives à la Présentation de Marie, parla encore de l'apparition
des enfants prophètes dans les circonstances suivantes. Le 16 novembre,
au soir, on avait apporté auprès de la soeur, alors endormie,
une ceinture de pénitence qu'un homme, désireux de pratiquer
la mortification, mais manquant tout à fait de direction ecclésiastique
suivie, s'était faite avec une grosse courroie de cuir, hérissée
de pointes de clous, et que, du reste, il ne lui avait pas été
possible de porter une heure entière, à cause de la douleur
excessive qu'elle produisait. Anne Catherine, dormant encore, fit un mouvement
brusque comme pour éloigner ses mains de cette ceinture, et s'écria
: " Oh ! c'est tout à fait déraisonnable et impraticable.
Moi aussi, dans ma jeunesse, j'ai porté longtemps une ceinture de pénitence
pour me mortifier et me surmonter moi-même ; mais il n'y avait que des
pointes en fit de laiton, très courtes et très rapprochées.
Avec cette ceinture-ci, il y a de quoi mourir. Cet homme s'est donné
bien de la peine et il n'a pas pu la porter une fois pendant un peu de temps.
On ne doit jamais rien faire de semblable sans la permission d'un directeur
éclairé : mais il ne le savait pas, car il n'est pas en mesure
d'avoir un directeur. De pareilles exagérations sont plus nuisibles
qu'utiles.
Le lendemain matin, quand elle raconta les contemplations de la nuit, sous
la forme d'un voyage fait en songe, elle dit, entre autres choses : "
Je suis allée à Jérusalem, je ne sais pas exactement
dans quel temps, mais c'était un tableau de l'époque des anciens
rois de Juda. Je l'ai oublié. Il me fallut ensuite aller à Nazareth,
vers la maison de sainte Anne. Devant Jérusalem, les deux jeunes garçons
s'étaient joints à moi ; ils faisaient la même route.
L'un d'eux portait à la main, d'un air très grave, un rouleau
d'écritures. Le plus jeune avait son rouleau au bout d'un bâton,
et s'amusait à le faire flotter au vent comme un drapeau. Ils me parlèrent
avec joie de l'accomplissement des temps prédits dans leurs prophéties,
car c'étaient des figures de prophètes. J'eus près de
moi cette ceinture de pénitence qui me fut apportée hier, et
je la montrai, je ne sais par quelle impulsion, à l'un de ces enfants-prophètes,
qui était Élie. Il me dit : " C'est un instrument de torture
qu'il n'est pas permis de porter. Moi aussi, sur le mont Carmel, j'ai préparé
et porté une ceinture que j'ai laissée à tous les enfants
de mon ordre, les Carmes et Carmélites. Voilà la ceinture que
cet homme doit porter ; elle lui sera bien plus profitable que l'autre ".
Il me montra ensuite une ceinture, de la largeur de la main, où étaient
dessinés des lettres et des signes de toute espèce, qui avaient
rapport à certaines luttes et à certains triomphes sur soi-même.
Il m'indiqua divers points, me disant : " Cet homme pourrait porter ceci
huit jours, cela un jour, etc ". Oh ! comme je voudrais que ce brave
homme sût cela !
Comme nous étions près de la maison de sainte Anne, et que je
voulais y entrer, je ne pus pas en venir à bout, et mon conducteur,
mon ange gardien, me dit : " il faut auparavant te défaire de
beaucoup de choses ; tu dois revenir à l'âge de neuf ans ".
Je ne savais pas comment m'y prendre, mais il m'aida, je ne sais comment,
et trois années furent tout à fait retranchées de ma
vie, ces trois années pendant lesquelles je fus si vaine de mes ajustements,
et aimais tant à être une fille bien parée. Je finis par
n'avoir que neuf ans, et alors je pus entrer dans la maison avec les enfants-prophètes.
Alors Marie, à l'âge de trois ans, vint à ma rencontre
; elle se mesura avec moi, et elle était de ma taille quand elle s'approcha
de moi. Oh ! qu'elle était affable et gracieuse, sans cesser pourtant
d'être grave !
Je me trouvai dans la maison à côté des prophètes.
On ne paraissait pas nous remarquer, nous ne dérangions personne. Quoiqu'ils
fussent déjà vieux plusieurs siècles auparavant, ils
ne s'étonnaient pas d'assister là en jeunes garçons ;
et moi, qui étais pourtant une religieuse de quarante et quelques années,
je n'étais pas surprise non plus de me retrouver une pauvre petite
paysanne de neuf ans. Quand on est avec ces saints personnages, on ne s'étonne
de rien, si ce n'est de l'aveuglement des hommes et de leurs péchés.
Elle raconta ensuite les préparatifs du voyage de Marie au temple,
comme elle le faisait tous les ans à cette époque. L'obligation
où elle fut de se sentir un enfant de neuf ans peut venir de ce que
sa présence à ces scènes n'était pas plus réelle
que celle des prophètes, et qu'il lui fallait, en pareil cas, revenir
à l'âge de l'enfance. Ceux-là signifiaient l'accomplissement
des prophéties ; elle, la contemplation de cet accomplissement. Elle
sentit particulièrement qu'il lui fallait se dépouiller des
trois années pendant lesquelles elle avait eu un peu de vanité
dans les habits. Cela semblerait venir de ce que Marie, dans la cérémonie
décrite plus haut, était revêtue de plusieurs habits de
fête, et que la spectatrice devait les regarder avec la même humilité
qu'elle, et n'y voir que leur signification spirituelle. La circonstance que
la petite Marie se mesure avec elle peut vouloir dire : " Ce n'est que
dans cet âge innocent de ton enfance que tu peux regarder cette sainte
cérémonie avec la simplicité nécessaire ".
Ou bien encore : " Vois, j'ai trois ans et toi neuf, pourtant je suis
aussi grande que toi, car, dans mon intérieur, je suis bien au-dessus
de mon âge, etc., etc ".
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