Chemin de la perfection de Ste Thérèse d'Avila
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CHAPITRE 11
Suite du même
sujet ; quelques conseils pour parvenir à cet amour.
1 Il est étrange de voir combien cet amour est passionné ; que
de larmes il coûte, que de pénitences, que de prières, quelle
diligence pour recommander l'âme aimée à tous ceux que l'on
estime puissants auprès du Seigneur ; c'est un souci constant, une insatisfaction
continuelle ; car si celui qui aime voit que l'âme aimée et en
voie de progrès retourne quelque peu en arrière, il n'aura plus,
semble-t-il, de plaisir en cette vie ; il ne mange ni ne dort, habité
par cette préoccupation, craignant toujours que se perde une âme
qu'il aime tant, et qu'il doive s'en séparer pour toujours (la mort d'ici-bas,
il ne l'estime pas deux maravédis) ; il ne veut pas s'attacher à
une chose qui peut s'envoler en une seconde sans qu'il puisse la retenir. C'est
un amour sans la moindre parcelle d'intérêt ; tout son intérêt
consiste à voir cette âme riche des biens du ciel ; enfin, c'est
un amour qui ressemble quelque peu à celui que le Christ a eu pour nous
; il mérite le nom d'amour et n'a rien à voir avec les malheureuses
et frivoles amourettes terrestres ; et encore, je ne parle pas des amours défendus.
Dieu nous en préserve !
2 C'est l'enfer, et il est inutile que nous nous fatiguions à en dire
du mal car on ne saurait exagérer le moindre de ses maux. Nous n'avons
pas, mes soeurs, à mettre ce nom sur nos lèvres, à plus
forte raison dans notre esprit, ni à nous souvenir qu'il existe dans
le monde ; nous ne devons pas consentir qu'on parle devant nous de tels attachements,
soit pour plaisanter, soit sérieusement ; cela ne sert à rien,
il n'y a aucune raison de le faire, et cela pourrait nous nuire. Je fais allusion
ici aux affections légitimes que nous avons les unes pour les autres,
pour nos proches ou nos amis. Nous craignons sans cesse qu'ils meurent : s'ils
ont mal à la tête, nous avons mal à l'âme, semble-t-il
; si nous les voyons dans l'épreuve, nous sommes à bout de patience
; et ainsi de suite.
3 L'amour spirituel n'est pas ainsi ; et si la faiblesse de notre nature nous
fait tout d'abord éprouver quelque sentiment sensible, immédiatement
la raison considère si les épreuves de l'âme aimée
ne sont pas bénéfiques pour elle, si elles ne vont pas la faire
grandir davantage en vertu ; supporte-t-elle bien ces maux ? L'on prie Dieu
de la rendre patiente afin qu'elle gagne des mérites. En est-il ainsi
? On n'éprouve aucune peine, au contraire on se réjouit et on
se console, tout en souhaitant de tout coeur souffrir, plutôt que de voir
souffrir cette âme, si l'on pouvait également lui accorder les
mérites et les bénéfices de la souffrance ; mais on ne
s'inquiète pas, on ne se tourmente pas.
4 Je le répète, c'est un amour aussi désintéressé
que celui que le Christ a eu pour nous ; c'est pourquoi ceux qui parviennent
à le posséder font tant de bien, car ils n'ont qu'un désir
: prendre en charge toute espèce de souffrances. et que ces autres en
reçoivent les bienfaits en se réjouissant de ces souffrances ;
ainsi font-ils beaucoup de bien à ceux qui ont leur amitié, car
on voit, même s'ils ne le font pas, qu'ils préféreraient
enseigner par des oeuvres plutôt que par des paroles. Je dis : "
même s'ils ne le font pas ", s'il s'agit de choses qu'ils ne peuvent
pas faire ; mais s'ils le peuvent, ils ne pensent qu'à travailler sans
cesse pour ceux qu'ils aiment, et à leur procurer toutes sortes de biens
; leur coeur ne supporte pas d'user envers eux de la moindre duplicité,
ni de leur voir la moindre faute sans le leur dire- animés qu'ils sont
du désir de les voir riches en vertu -, s'ils pensent que cela peut leur
être profitable ; et même très souvent ils ne songent pas
à cela. Que de détours ne prennent-ils pas pour arriver à
leur fin ! Ils sont indifférents au monde entier, ne prêtent nulle
attention si les autres servent Dieu ou non- car ils ne se font de souci que
pour eux -, et leurs amis ne peuvent rien leur cacher : ils voient leurs moindres
fautes. Oh ! heureuses les âmes qui sont aimées de la sorte ! Heureux
le jour où elles connurent de tels amis ! O mon Seigneur ! ne m'accorderez-vous
pas la grâce de m'en donner beaucoup qui puissent m'aimer ainsi ? En vérité,
Seigneur, je rechercherais plutôt cette faveur que celle d'être
aimée par tous les rois et les grands de ce monde, et à juste
titre ; car de tels amis essaient par tous les moyens possibles de nous rendre
capables de dominer le monde entier et de nous assujettir ce qu'il renferme.
Lorsque vous connaîtrez une de ces personnes, mes soeurs, que la Mère
prieure use de tous ses moyens pour essayer de vous mettre en rapport avec elle.
Aimez de telles personnes autant que vous voudrez. Elles ne doivent pas être
très nombreuses, mais le Seigneur ne manque pas de faire en sorte qu'on
les trouve. Quand une personne sera arrivée à la perfection, on
lui dira immédiatement qu'il n'est pas nécessaire qu'elle se noue
d'amitié avec de telles personnes, et que Dieu lui suffit. Mais un excellent
moyen pour posséder Dieu est de lier connaissance avec ses amis ; on
en retire toujours un grand profit, je le sais par expérience et, si
je ne suis pas en enfer, je le dois, après le Seigneur, à de semblables
personnes, car j'ai toujours beaucoup désiré les voir me recommander
à Dieu, et ainsi, je l'ai recherché.
5 Revenons maintenant à ce que nous disions. Cette manière d'aimer
est celle que je voudrais que nous ayons les unes pour les autres, mais au début,
cela ne sera pas possible. Examinons les moyens d'acquérir cet amour
et, s'il venait à s'y mêler quelque trace de tendresse, cela ne
serait pas nuisible pourvu que ce soit envers toutes en général.
6 C'est très bon, et dans une certaine mesure nécessaire, de faire
preuve de tendresse dans l'amour que vous portez aux autres, de la ressentir
même, et d'être touchée par toute maladie ou épreuve
d'une de vos soeurs, car il arrive parfois que certaines personnes sont peinées
par des riens qui en feraient rire d'autres. Et ne vous en étonnez pas
; le démon peut avoir usé là de tout son pouvoir, et avoir
déployé beaucoup plus de force qu'il n'en manifesta pour vous
désoler lors de peines et de grandes épreuves ; récréez-vous
avec vos soeurs des choses qui les distraient, même si vous ne vous récréez
pas : c'est cela la charité car, si vos rapports avec elles sont empreints
de considération, tout se transformera en amour parfait. Et c'est ainsi
que voulant dire quelque chose de l'amour qui est moins parfait, je ne trouve
aucune raison d'imaginer qu'il puisse être bien pour nous de l'éprouver
dans cette maison car, je le répète, s'il s'agit du bien des autres,
tout retournera à la source qui est l'amour que je viens de décrire.
7 J'avais pensé parler beaucoup de cet autre amour et, tout bien réfléchi,
je ne crois pas qu'il ait quelque chance d'exister ici vu le genre de vie que
nous menons ; c'est pourquoi je n'ajouterai rien à ce qui a été
dit, et j'espère en la bonté de Dieu- même si vous n'êtes
pas toujours parfaites - qu'il n'y aura pour vous dans cette maison que la possibilité
de vous aimer parfaitement. C'est très bien que les unes s'apitoient
sur les besoins des autres, mais il ne faut pas manquer à la juste mesure.
Je dis " manquer ", en songeant à ce qui pourrait aller contre
l'obéissance, c'est-à-dire contre ce qu'ordonne la Prieure ; même
si en votre for intérieur les ordres de la Prieure vous semblent rudes,
n'en laissez rien voir à personne si ce n'est à la Prieure elle-même,
et ceci avec humilité, sinon vous feriez beaucoup de mal ; sachez discerner
quelles sont les choses qui doivent vous faire peine à voir chez vos
soeurs, et soyez toujours très chagrinées par toute faute, quelle
qu'elle soit, que vous verrez chez elles. Là se montrera votre amour,
dans la patience dont vous ferez preuve pour supporter cette faute chez votre
soeur sans vous en étonner ; et ainsi les soeurs feront de même
pour celles que vous pourrez commettre et dont vous ne vous rendez pas compte
(et elles doivent être bien plus nombreuses que les leurs) ; recommandez
instamment cette soeur à Dieu, et essayez de pratiquer avec grande perfection
la vertu opposée à la faute que vous verrez chez elle ; efforcez-vous-y,
afin qu'elle ne puisse manquer - puisque vous êtes ensemble - de comprendre
peu à peu ses erreurs mieux que par tous les châtiments et réprimandes
que vous auriez pu lui infliger.
8 Oh ! qu'il est bon et véritable l'amour de la soeur qui, oubliant son
propre intérêt pour le bien des autres, s'efforcera d'aller très
en avant dans toutes les vertus, et gardera sa Règle avec grande perfection
! Voilà une amitié meilleure que toutes les paroles de tendresse
que l'on peut dire ; celles-ci (telles que : " ma vie ", " mon
âme ", et autres choses de ce genre qu'on adresse soit à l'une
soit à l'autre) ne sont pas employées ni ne doivent l'être
dans cette maison. Ces paroles empreintes d'affection, gardez-les pour le Seigneur
puisque vous êtes avec lui si souvent dans la journée - et parfois
dans une très grande solitude - et que vous pourrez vous servir de ces
mots-là puisque Sa Majesté le permet ; si vous vous en servez
couramment entre vous, elles n'auront plus la même puissance de tendresse
quand vous parlerez au Seigneur ; et, si ce n'est pour lui, il n'y a aucun motif
de les prononcer. Elles sont le propre des femmes, et je voudrais que mes soeurs
ne leur ressemblent en rien mais, tout au contraire, soient des hommes forts
; si vous faites ce qui dépend de vous, le Seigneur vous rendra si viriles
que vous étonnerez les hommes. Et quoi de plus facile pour Sa Majesté,
puisqu'elle nous a faites de rien !
9 Une autre preuve d'amour est aussi comme il a été dit, d'essayer
d'enlever tout travail aux soeurs, de l'assumer à leur place et de se
réjouir de leurs progrès dans la vertu comme des siens propres
; il y a bien d'autres choses qui vous feront comprendre si vous avez cette
vertu ; elle est très grande, car d'elle dépend la paix que vous
aurez les unes avec les autres, et cette paix est fort nécessaire dans
les monastères ; mais j'espère en la bonté de Dieu qu'elle
régnera toujours dans celui-ci car, si le contraire arrivait, qu'y aurait-il
de plus terrible pour un petit nombre de religieuses vivant ensemble que d'être
en désaccord ? Que Dieu ne le permette pas ! mais ou tout le bien commencé
ici par la main du Seigneur devrait être perdu, ou une si grande infortune
ne surviendra pas.
10 Et si par hasard vous vous lanciez quelque mot vif, portez-y remède
immédiatement ; sinon, et si vous constatiez que le malaise grandit,
priez ardemment ; et si un état de choses de ce genre devait durer, que
ce soit un esprit de clan, un désir d'être plus que l'autre, quelque
point d'honneur (j'ai l'impression que mon sang se glace, comme on dit, en écrivant
ceci, car je sais que c'est le principal fléau des monastères),
tenez-vous pour perdues ; sachez que vous avez chassé le Seigneur de
sa maison : criez au secours à Sa Majesté ; cherchez un remède,
car si des confessions et des communions aussi fréquentes n'en apportent
pas un, craignez qu'il n'y ait parmi vous quelque judas.
11 Que la Prieure, pour l'amour de Dieu, veille soigneusement à enrayer
ce mal rapidement, et si l'amour ne suffit pas, qu'elle use des corrections
les plus sévères. Si quelqu'une d'entre vous jette le trouble,
faites en sorte qu'elle aille dans un autre monastère, et Dieu vous viendra
en aide pour la doter. Jetez cette peste loin de vous, coupez les branches comme
vous pourrez, et si cela ne suffit pas, arrachez la racine ; mais si vous n'aviez
pas d'autre solution, enfermez la fautive pour toujours dans une prison : cela
vaut beaucoup mieux que de contaminer toutes les autres par un mal aussi incurable.
Oh, que ce mal est grand ! Dieu nous délivre du monastère où
il s'infiltre ! Je préférerais y voir entrer un feu qui vous consumât
toutes. Comme je reparlerai ailleurs de ce sujet, je n'en dis pas plus, Si ce
n'est que je préférerais que vous vous aimiez avec tendresse et
vous prodiguiez des marques d'affection sensibles - même si votre amour
n'atteint pas la perfection de celui dont nous avons parlé, du moment
qu'il s'adresse à toutes en général -, plutôt qu'une
seule note de discorde existe parmi vous. Que le Seigneur ne le permette pas
pour l'amour de lui-même, amen.