Chemin de la perfection de Ste Thérèse d'Avila
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CHAPITRE 6
Exhorte à
trois choses et explique la première : l'amour du prochain et le danger
de devenir partial dans ses rapports avec les autres.
1 Ne pensez pas, mes amies et mes soeurs, que je vais vous demander d'observer
une multitude de choses ; plaise au Seigneur que nous observions parfaitement
celles que nos Pères ordonnèrent dans la Régle et les Constitutions
; elles représentent la perfection même. Je me bornerai à
vous expliquer trois points de la Constitution, car il importe beaucoup que
nous comprenions combien il est indispensable que nous les gardions, si nous
voulons posséder la paix intérieure et extérieure que le
Seigneur nous a tant recommandée. Le premier est l'amour que nous devons
avoir les unes pour les autres ; le second, le détachement de tout ce
qui est créé ; le troisième, l'humilité véritable
qui bien que je le cite en dernier, est le principal et embrasse toutes les
vertus.
2 Le premier, qui est de vous aimer beaucoup les unes les autres, est extrêmement
important, car chez ceux qui s'aiment il n'y a rien de fâcheux qui ne
s'estompe rapidement, et il en faudrait beaucoup pour causer du courroux. Si
ce commandement était observé dans le monde comme il doit l'être,
je crois que cela aiderait beaucoup à ce que tous les autres fussent
observés ; mais soit par excès, soit par manque, nous ne parvenons
jamais à l'observer parfaitement. Il semble que l'excès parmi
nous ne puisse être néfaste, et pourtant il entraîne un si
grand préjudice et tant d'imperfections qu'il faut, à mon avis,
que nos yeux en aient été témoins pour y croire. Le démon
tend par là beaucoup de pièges qui sont imperceptibles pour les
consciences qui essaient grossièrement de contenter Dieu ; L'excès
leur parait même vertu, mais celles qui s'efforcent à la perfection
y voient très clair, parce que peu à peu il affaiblit la volonté,
et celle-ci ne peut plus s'employer entièrement à aimer Dieu.
3 Je crois que ce doit être encore plus fréquent chez les femmes
que chez les hommes, et des dommages notoires en résultent pour la communauté
: on s'aime moins les unes les autres, on ressent l'affront fait à une
amie, on désire avoir quelque chose pour le lui donner, on cherche l'opportunité
de lui parler (et bien plus souvent pour lui dire combien on l'aime plutôt
que pour l'entretenir de l'amour qu'on a pour Dieu). Ces grandes amitiés,
le démon ne les dirige jamais pour mieux servir le Seigneur mais pour
donner naissance à des clans dans les Ordres religieux, car lorsqu'il
s'agit de s'aider à servir le Seigneur, la volonté, c'est bien
clair, n'est pas mue par la passion ; au contraire, elle aide à vaincre
d'autres passions.
4 Je voudrais que ces amitiés-là soient nombreuses dans les grands
monastères. A Saint-Joseph où vous n'êtes que treize et
ne devez pas être davantage, je n'en veux aucune. Vous devez toutes être
amies, vous aimer, vous témoigner de l'affection, vous entraider ; et
pour l'amour de Dieu, gardez-vous de ces préférences, si saintes
soient-elles, car même entre frères elles sont généralement
un poison - regardez plutôt l'histoire de Joseph - et je n'y vois aucun
profit ; entre membres de la même famille, c'est encore pire ; c'est une
peste. Et - croyez-moi, mes soeurs, même si cela vous semble exagéré,
dans cette exagération se trouve une grande perfection et une grande
paix ; elle délivre celles qui ne sont pas très fortes de nombreuses
tentations ; si l'amour nous porte vers l'une plus que vers l'autre (il ne pourra
en être autrement car c'est un mouvement naturel, et souvent celui-ci
nous porte à aimer la plus imparfaite si elle est plus favorisée
par la nature), reprenons-nous afin de ne pas nous laisser dominer par cette
affection. Aimons les vertus et les qualités intérieures, et veillons
toujours soigneusement à ne faire aucun cas de ce qui est extérieur.
5 Ne consentons pas que notre coeur soit esclave de qui que ce soit, si ce n'est
de Celui qui l'a acheté de son sang ; considérez que, sans savoir
comment, vous vous trouverez attachées au point que vous ne pourrez plus
vous dégager. Oh ! les enfantillages qui découlent de là
me semblent innombrables ; et afin qu'on ne découvre pas chez les femmes
tant de faiblesses, et que celles qui les ignorent ne les fassent pas leurs,
je ne veux pas les citer par le menu. Mais en vérité, elles m'ont
parfois jetée dans un grand étonnement car, quant à moi,
je dois à la bonté de Dieu de ne m'être jamais beaucoup
attachée de la sorte ; et peut-être était-ce parce que j'avais
des attaches qui étaient pires ; mais, je le répète, j'ai
souvent vu ces faiblesses ; je crains même qu'elles n'existent dans la
plupart des monastères car je les ai vues dans plusieurs ; je sais donc
qu'elles sont pour toutes les religieuses une considérable entrave à
la garde de l'observance et à la perfection ; chez la Prieure, ce serait
une peste ; ceci, je l'ai déjà dit.
6 Il faut avoir soin de supprimer ces partialités dés qu'on les
voit poindre ; l'habileté et l'amour y réussiront mieux que la
rigueur. Un excellent remède est de n'être ensemble et de ne se
parler qu'aux heures permises, selon la coutume que nous avons prise maintenant
(c'est-à-dire toutes ensemble) et conformément à la Constitution
42 qui ordonne à chaque religieux d'être isolé dans sa cellule.
Gardez-vous à Saint-Joseph d'avoir un ouvroir 43 où vous seriez
réunies car, pour louable que soit cet usage, on garde plus facilement
le silence quand on est seule et, si l'on s'y accoutume, la solitude est une
grande chose, et s'y habituer est un très grand bien pour des âmes
d'oraison ; comme cette dernière doit être le fondement de cette
maison et qu'elle est le but pour lequel nous nous sommes réunies ici,
nous devons, plus que tout, nous efforcer d'aimer ce qui nous aide à
bien faire oraison.
7 Revenant à l'amour que nous devons avoir les unes pour les autres 44,
il semble impertinent de vous le recommander, car est-il possible qu'il y ait
des personnes qui soient toujours ensemble, jouissent de la même compagnie,
n'aient aucune relation ou diversion avec des gens de l'extérieur, croient
que Dieu les aime et qu'elles l'aiment - puisque pour Sa Majesté elles
abandonnent tout - et ne puissent s'aimer ? D'autant plus que la vertu incite
toujours à l'amour et, avec la grâce de Dieu, j'espère en
Sa Majesté qu'elle sera toujours l'apanage des religieuses de cette maison.
Sur ce point donc, je ne pense pas qu'il faille insister beaucoup.
8 Comment vous devez vous aimer, qu'est-ce que l'amour vertueux que je désire
voir ici, à quels signes reconnaîtrons-nous que nous possédons
cette très grande vertu (elle est bien grande, en effet, puisque le Christ
- notre Maître et Seigneur - nous l'a tant recommandée et la recommanda
à ses Apôtres avec tant d'insistance), c'est ce dont, compte tenu
de mes limites, je voudrais maintenant vous entretenir un peu ; si en d'autres
livres vous le trouvez exposé aussi en détail, ne prêtez
nulle attention à ce que je vous écris car, à moins que
le Seigneur ne m'éclaire, je ne sais sans doute pas ce que je dis.