Chemin de la perfection de Ste Thérèse d'Avila

INDEX DES 73 CHAPITRES

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CHAPITRE 6

Exhorte à trois choses et explique la première : l'amour du prochain et le danger de devenir partial dans ses rapports avec les autres.
1 Ne pensez pas, mes amies et mes soeurs, que je vais vous demander d'observer une multitude de choses ; plaise au Seigneur que nous observions parfaitement celles que nos Pères ordonnèrent dans la Régle et les Constitutions ; elles représentent la perfection même. Je me bornerai à vous expliquer trois points de la Constitution, car il importe beaucoup que nous comprenions combien il est indispensable que nous les gardions, si nous voulons posséder la paix intérieure et extérieure que le Seigneur nous a tant recommandée. Le premier est l'amour que nous devons avoir les unes pour les autres ; le second, le détachement de tout ce qui est créé ; le troisième, l'humilité véritable qui bien que je le cite en dernier, est le principal et embrasse toutes les vertus.
2 Le premier, qui est de vous aimer beaucoup les unes les autres, est extrêmement important, car chez ceux qui s'aiment il n'y a rien de fâcheux qui ne s'estompe rapidement, et il en faudrait beaucoup pour causer du courroux. Si ce commandement était observé dans le monde comme il doit l'être, je crois que cela aiderait beaucoup à ce que tous les autres fussent observés ; mais soit par excès, soit par manque, nous ne parvenons jamais à l'observer parfaitement. Il semble que l'excès parmi nous ne puisse être néfaste, et pourtant il entraîne un si grand préjudice et tant d'imperfections qu'il faut, à mon avis, que nos yeux en aient été témoins pour y croire. Le démon tend par là beaucoup de pièges qui sont imperceptibles pour les consciences qui essaient grossièrement de contenter Dieu ; L'excès leur parait même vertu, mais celles qui s'efforcent à la perfection y voient très clair, parce que peu à peu il affaiblit la volonté, et celle-ci ne peut plus s'employer entièrement à aimer Dieu.
3 Je crois que ce doit être encore plus fréquent chez les femmes que chez les hommes, et des dommages notoires en résultent pour la communauté : on s'aime moins les unes les autres, on ressent l'affront fait à une amie, on désire avoir quelque chose pour le lui donner, on cherche l'opportunité de lui parler (et bien plus souvent pour lui dire combien on l'aime plutôt que pour l'entretenir de l'amour qu'on a pour Dieu). Ces grandes amitiés, le démon ne les dirige jamais pour mieux servir le Seigneur mais pour donner naissance à des clans dans les Ordres religieux, car lorsqu'il s'agit de s'aider à servir le Seigneur, la volonté, c'est bien clair, n'est pas mue par la passion ; au contraire, elle aide à vaincre d'autres passions.
4 Je voudrais que ces amitiés-là soient nombreuses dans les grands monastères. A Saint-Joseph où vous n'êtes que treize et ne devez pas être davantage, je n'en veux aucune. Vous devez toutes être amies, vous aimer, vous témoigner de l'affection, vous entraider ; et pour l'amour de Dieu, gardez-vous de ces préférences, si saintes soient-elles, car même entre frères elles sont généralement un poison - regardez plutôt l'histoire de Joseph - et je n'y vois aucun profit ; entre membres de la même famille, c'est encore pire ; c'est une peste. Et - croyez-moi, mes soeurs, même si cela vous semble exagéré, dans cette exagération se trouve une grande perfection et une grande paix ; elle délivre celles qui ne sont pas très fortes de nombreuses tentations ; si l'amour nous porte vers l'une plus que vers l'autre (il ne pourra en être autrement car c'est un mouvement naturel, et souvent celui-ci nous porte à aimer la plus imparfaite si elle est plus favorisée par la nature), reprenons-nous afin de ne pas nous laisser dominer par cette affection. Aimons les vertus et les qualités intérieures, et veillons toujours soigneusement à ne faire aucun cas de ce qui est extérieur.
5 Ne consentons pas que notre coeur soit esclave de qui que ce soit, si ce n'est de Celui qui l'a acheté de son sang ; considérez que, sans savoir comment, vous vous trouverez attachées au point que vous ne pourrez plus vous dégager. Oh ! les enfantillages qui découlent de là me semblent innombrables ; et afin qu'on ne découvre pas chez les femmes tant de faiblesses, et que celles qui les ignorent ne les fassent pas leurs, je ne veux pas les citer par le menu. Mais en vérité, elles m'ont parfois jetée dans un grand étonnement car, quant à moi, je dois à la bonté de Dieu de ne m'être jamais beaucoup attachée de la sorte ; et peut-être était-ce parce que j'avais des attaches qui étaient pires ; mais, je le répète, j'ai souvent vu ces faiblesses ; je crains même qu'elles n'existent dans la plupart des monastères car je les ai vues dans plusieurs ; je sais donc qu'elles sont pour toutes les religieuses une considérable entrave à la garde de l'observance et à la perfection ; chez la Prieure, ce serait une peste ; ceci, je l'ai déjà dit.
6 Il faut avoir soin de supprimer ces partialités dés qu'on les voit poindre ; l'habileté et l'amour y réussiront mieux que la rigueur. Un excellent remède est de n'être ensemble et de ne se parler qu'aux heures permises, selon la coutume que nous avons prise maintenant (c'est-à-dire toutes ensemble) et conformément à la Constitution 42 qui ordonne à chaque religieux d'être isolé dans sa cellule. Gardez-vous à Saint-Joseph d'avoir un ouvroir 43 où vous seriez réunies car, pour louable que soit cet usage, on garde plus facilement le silence quand on est seule et, si l'on s'y accoutume, la solitude est une grande chose, et s'y habituer est un très grand bien pour des âmes d'oraison ; comme cette dernière doit être le fondement de cette maison et qu'elle est le but pour lequel nous nous sommes réunies ici, nous devons, plus que tout, nous efforcer d'aimer ce qui nous aide à bien faire oraison.
7 Revenant à l'amour que nous devons avoir les unes pour les autres 44, il semble impertinent de vous le recommander, car est-il possible qu'il y ait des personnes qui soient toujours ensemble, jouissent de la même compagnie, n'aient aucune relation ou diversion avec des gens de l'extérieur, croient que Dieu les aime et qu'elles l'aiment - puisque pour Sa Majesté elles abandonnent tout - et ne puissent s'aimer ? D'autant plus que la vertu incite toujours à l'amour et, avec la grâce de Dieu, j'espère en Sa Majesté qu'elle sera toujours l'apanage des religieuses de cette maison. Sur ce point donc, je ne pense pas qu'il faille insister beaucoup.
8 Comment vous devez vous aimer, qu'est-ce que l'amour vertueux que je désire voir ici, à quels signes reconnaîtrons-nous que nous possédons cette très grande vertu (elle est bien grande, en effet, puisque le Christ - notre Maître et Seigneur - nous l'a tant recommandée et la recommanda à ses Apôtres avec tant d'insistance), c'est ce dont, compte tenu de mes limites, je voudrais maintenant vous entretenir un peu ; si en d'autres livres vous le trouvez exposé aussi en détail, ne prêtez nulle attention à ce que je vous écris car, à moins que le Seigneur ne m'éclaire, je ne sais sans doute pas ce que je dis.