Chemin de la perfection de Ste Thérèse d'Avila
Ou page par page : 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66 67 68 69 70 71 72 73
CHAPITRE 36
Suite du même sujet, exposition d'une duperie et mise en garde contre une foi aveugle en tous.
1 Pour revenir
à ce que je disais, ne faites aucun cas des craintes que l'on cherchera
à vous inspirer ni des périls que l'on vous représentera.
Ce serait chose plaisante de vouloir, sans courir de danger, aller par un chemin
où il y a tant de voleurs s'emparer d'un grand trésor ! Croyez-vous
donc que les gens du monde soient disposés à vous le laisser prendre
en paix, alors que pour un maravédis d'intérêt ils vont
passer de nombreuses nuits sans dormir et vous feront perdre le repos de l'âme
et du corps ? Et c'est lorsque vous vous mettez en route pour conquérir
ce trésor, ou plutôt pour le voler - puisque Notre Seigneur dit
que c'est ainsi que les braves s'en emparent par un chemin royal, par un chemin
sûr, par celui que prit le Christ, notre Empereur, tous ses élus
et ses saints, que l'on vous dit qu'il s'y trouve mille périls, et que
l'on éveille en vous des craintes sans nombre ? A quels dangers, alors,
s'exposeront ceux qui s'imaginent gagner ce trésor sans suivre de route
? O mes filles ! ceux qu'ils courent sont infiniment plus nombreux, sans comparaison
possible, seulement ils ne s'en rendent compte que lorsqu'ils sont tombés
dans le vrai danger (et, peut-être, quand il n'y a plus personne pour
leur tendre la main) ; ils perdent alors complètement l'eau vive, ils
ne peuvent boire ni peu ni beaucoup, ils n'ont plus ni flaque d'eau ni ruisseau.
2 Ainsi, vous le voyez, sans une goutte de cette eau, comment pourront-ils parcourir
un chemin où il y a tant d'ennemis à combattre ? Il est clair
qu'ils mourront de soif au moment où ils s'y attendront le moins car,
que nous le voulions ou non, mes filles, nous marchons tous, bien qu'en différentes
manières, vers cette fontaine. Donc, croyez-moi, il n'y a qu'un seul
chemin pour y parvenir : l'oraison, et que personne ne vous induise en erreur
en vous en montrant un autre.
3 Je n'examine pas maintenant si elle doit être mentale ou vocale pour
tous ; je dis que, pour vous, il faut l'une et l'autre ; c'est là le
devoir des religieux. Si quelqu'un vient vous dire qu'il y a là danger,
regardez-le comme étant le danger personnifié et fuyez-le (n'oubliez
pas ce conseil, dont peut-être vous aurez besoin) ; le danger, c'est le
manque d'humilité et des autres vertus ; mais que le chemin de l'oraison
soit un chemin dangereux, à Dieu ne plaise ! Le démon, semble-t-il,
a inventé ces frayeurs et a déployé sa ruse de telle sorte
qu'il en a fait tomber quelques-uns qui suivaient ce chemin.
4 Voyez un peu, quel grand aveuglement ! on ne regarde pas les milliers et milliers
de gens, comme on dit, qui sont tombés dans l'hérésie et
dans de grands maux sans pratiquer l'oraison ni même savoir ce que c'était
(état qu'il faut craindre à tout prix) ; mais si, parmi ce nombre
incalculable de personnes, le démon, pour mieux arriver à ses
fins, en fait tomber quelques-uns - fort peu - qui s'adonnaient à l'oraison,
immédiatement certains sont saisis d'effroi à la pensée
de pratiquer la vertu. Que ceux qui ont ces remèdes, ou en usent pour
se protéger, soient sur leurs gardes, car fuir le bien pour se préserver
du mal est la plus funeste invention que j'aie jamais vue ; il est clair que
le démon en est l'auteur. O mon Seigneur ! prenez la défense de
votre propre cause ; voyez comme l'on comprend vos paroles à l'envers
; ne permettez pas de semblables faiblesses chez vos serviteurs. Quant à
vous, mes filles, on ne pourra vous enlever ni le Paternoster ni l'Avemaria.
5 Il y aura toujours de nombreuses personnes pour vous aider, car le vrai serviteur
de Dieu, celui que Sa Majesté éclaire et mène dans le vrai
chemin sent, au milieu des terreurs qu'on lui représente, croître
son désir de ne pas s'arrêter. Il voit clairement par où
le démon va frapper ; il l'esquive et il lui brise la tête. Le
démon est plus sensible à cet échec qu'à tous les
plaisirs que d'autres peuvent lui procurer. Dans les temps de trouble, quand
l'ennemi a semé la zizanie et semble entraîner à sa suite
les hommes à demi aveuglés, nombreux sont ceux qui perdent le
chemin sous prétexte d'être de parfaits chrétiens ; Dieu
suscite alors un homme qui ouvre leurs yeux et dit : " Prenez garde, l'ennemi
a obscurci votre Chemin avec du brouillard " (O grandeur de Dieu ! Un homme
seul, ou dix, qui disent la vérité sont parfois plus puissants
qu'une foule d'autres réunis) ; peu à peu il leur montre à
nouveau le chemin et Dieu lui donne du courage. Affirme-t-on qu'il ne faut pas
faire oraison il essaiera de faire comprendre, sinon par des paroles, du moins
par ses oeuvres, combien l'oraison est excellente ; dit-on qu'il ne convient
pas de communier si souvent ? il s'approchera plus souvent du Très Saint
Sacrement. Il en suffit d'un qui ait du courage pour qu'un second se présente
aussitôt, et que le Seigneur regagne ce qu'il avait perdu.
6 Donc, mes filles, laissez toutes ces frayeurs ; ne faites jamais cas, en semblable
matière, de l'opinion du vulgaire. Dites-vous bien que ce n'est pas le
temps de croire tout le monde, mais seulement ceux que vous verrez imiter la
vie du Christ. Veillez à cultiver la pureté de conscience, l'humilité,
le mépris de toutes les choses du monde, croyez fermement ce qu'enseigne
notre Mère la Sainte Église, et soyez assurées de suivre
le bon chemin. Abandonnez les craintes là où il n'y a pas à
craindre ; si quelqu'un cherche à vous en inspirer, montrez-lui humblement
le chemin. Dites-lui que votre Règle vous ordonne de prier sans cesse
- et c'est la vérité - et que vous devez l'observer. S'il vous
objecte qu'il s'agit de prier vocalement, demandez-lui avec insistance si votre
esprit et votre coeur ne doivent pas être attentifs à ce que vous
dites ; et s'il vous répond : oui (il ne pourra vous répondre
autre chose), ce sera vous avouer que vous devez nécessairement pratiquer
l'oraison mentale, et arriver jusqu'à la contemplation si Dieu vous l'accorde.