Chemin de la perfection de Ste Thérèse d'Avila

INDEX DES 73 CHAPITRES

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CHAPITRE 19

Comment il faut fuir les points d'honneur et les raisonnements du monde pour arriver à la véritable raison.

1 Oh, pour l'amour de Dieu, mes soeurs, faites très attention à cela ! qu'aucune d'entre vous ne se laisse toucher par une charité indiscrète et ne s'apitoie sur sa soeur pour des insultes imaginaires. Je vous le répète souvent, mes soeurs, et maintenant je vous le mets par écrit : que toutes les religieuses de cette maison, et les personnes qui aspirent à la perfection, fuient de mille lieues des paroles de ce genre : " j'avais raison ", " on m'a fait tort ", " la soeur n'avait pas raison ". Dieu nous garde des mauvaises raisons ! Y avait-il une raison pour que le Christ notre Bien subisse et reçoive tant d'injures ? Y en avait-il une pour qu'il supportât tant d'injustices ? Je ne sais vraiment pas ce qu'est venue faire dans un monastère celle qui ne veut porter que la croix qu'elle est en parfait droit d'attendre ; qu'elle retourne dans le monde où son prétendu bon droit ne sera pas davantage sauvegardé. Pourriez-vous, par hasard, souffrir tellement que vous ne méritiez de souffrir davantage ? Quelle raison avez-vous là ? En vérité, je ne la comprends pas.
2 Lorsque vous recevez quelque honneur ou êtes l'objet d'égards ou d'attentions, exposez alors ces raisons ! car, assurément, n'est-il pas contre toute raison que vous soyez ainsi traitées en cette vie ? Mais s'il s'agit d'offenses - puisqu'on appelle ainsi ce qui ne nous offense pas - je ne vois pas ce que nous pouvons dire. Ou nous sommes les épouses d'un si grand Roi ou nous ne le sommes pas : si nous le sommes, y a-t-il une femme d'honneur qui ne ressente jusqu'au fond de l'âme le déshonneur infligé à son époux ? d'ailleurs, ne le voulût-elle pas, tous deux partagent honneur et déshonneur. Or, vouloir participer au royaume de notre Époux, être ses compagnes dans le bonheur et refuser de partager ses affronts et ses souffrances, c'est une absurdité.
3 Dieu veuille ne pas nous laisser nourrir pareil désir ! au contraire, que celle qui parmi vous se croira la moins estimée se considère comme la plus heureuse ; à dire vrai, elle l'est réellement si elle supporte cet état de choses consume elle le doit ; et croyez-moi (car je l'ai expérimentée) il est certain qu'elle ne manquera d'honneur ni en cette vie ni en l'autre. Mais quelle folie de vous dire : " croyez-moi ", quand celui qui est la véritable Sagesse, la Vérité même, nous l'affirme, ainsi que la Reine des Anges ! Ressemblons un tout petit peu, mes filles, à cette Vierge très sainte dont nous portons l'habit ; nous devrions être confuses d'être appelées " ses " religieuses. Imitons au moins son humilité en quelque chose ; je dis en " quelque chose ", car nous aurons beau nous abaisser et nous humilier beaucoup, ce ne sera rien encore pour quelqu'un comme moi qui, à cause de ses péchés mérite d'ère abaissée et méprisée par les démons, bien qu'elle ne le veuille pas ; et même si vous n'avez pas commis autant de péchés que moi, il serait bien extraordinaire que l'une d'entre vous n'en ait pas commis au moins un qui lui fasse mériter l'enfer. Et je vous le répète, ne considérez pas ces choses comme négligeables, car si vous ne faites pas diligence pour les déraciner, ce qui n'est rien aujourd'hui sera peut-être demain un péché véniel, et c'est une pente si dangereuse que si vous laissez les choses aller, le péché ne restera pas seul ; il n'y a rien de plus néfaste pour une communauté.
4 Voilà ce à quoi nous devrions faire très attention, nous qui vivons en communauté : à ne pas nuire à celles qui travaillent à nous faire du bien et à nous donner le bon exemple. Si nous comprenions l'immense préjudice causé par l'enracinement d'une mauvaise habitude comme celle de nous montrer susceptibles au sujet de notre honneur, nous préférerions passer par mille morts plutôt que d'en être la cause ; et ce ne serait jamais que la mort du corps, tandis que la ruine de l'âme est une grande perte, et il semble que cette perte n'ait pas de fin, car lorsque les unes sont mortes, d'autres leur succèdent, et qui sait si toutes ne suivront pas davantage une mauvaise habitude que nous avons introduite plutôt que de nombreux exemples de vertus ? Le démon ne laisse pas tomber la mauvaise habitude, mais la faiblesse de notre nature fait perdre les vertus.
5 Oh ! quelle immense charité ferait, et quel grand service rendrait à Dieu, la religieuse qui, voyant qu'elle ne peut soutenir les perfections et suivre les usages de cette maison, le reconnaîtrait d'elle-même, s'en irait et laisserait les autres en paix ! Et j'ajoute : aucun couvent (tout au moins si l'on veut bien me croire), ne l'admettra ou lui permettra de faire profession, jusqu'à ce que plusieurs années de probation aient démontré qu'elle s'est corrigée. Je ne fais pas allusion à des manques concernant la pénitence ou les jeûnes car - bien qu'ils soient preuves d'imperfection - ce ne sont pas là des choses qui causent un aussi grand préjudice ; je parle de certaines natures qui aiment à être estimées et considérées, qui voient les fautes d'autrui et ne reconnaissent jamais les leurs, avec d'autres travers du même genre qui, sans aucun doute, proviennent d'un manque d'humilité. Si Dieu ne favorise pas ces personnes d'une grande ferveur, qu'il vous préserve de les voir s'installer parmi vous avant que de longues années n'aient ratifié leur amendement. Veuillez comprendre qu'elles ne trouveront jamais de repos et n'en laisseront pas aux autres.