Chemin de la perfection de Ste Thérèse d'Avila
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CHAPITRE 19
Comment il faut fuir les points d'honneur et les raisonnements du monde pour arriver à la véritable raison.
1 Oh, pour l'amour
de Dieu, mes soeurs, faites très attention à cela ! qu'aucune
d'entre vous ne se laisse toucher par une charité indiscrète et
ne s'apitoie sur sa soeur pour des insultes imaginaires. Je vous le répète
souvent, mes soeurs, et maintenant je vous le mets par écrit : que toutes
les religieuses de cette maison, et les personnes qui aspirent à la perfection,
fuient de mille lieues des paroles de ce genre : " j'avais raison ",
" on m'a fait tort ", " la soeur n'avait pas raison ". Dieu
nous garde des mauvaises raisons ! Y avait-il une raison pour que le Christ
notre Bien subisse et reçoive tant d'injures ? Y en avait-il une pour
qu'il supportât tant d'injustices ? Je ne sais vraiment pas ce qu'est
venue faire dans un monastère celle qui ne veut porter que la croix qu'elle
est en parfait droit d'attendre ; qu'elle retourne dans le monde où son
prétendu bon droit ne sera pas davantage sauvegardé. Pourriez-vous,
par hasard, souffrir tellement que vous ne méritiez de souffrir davantage
? Quelle raison avez-vous là ? En vérité, je ne la comprends
pas.
2 Lorsque vous recevez quelque honneur ou êtes l'objet d'égards
ou d'attentions, exposez alors ces raisons ! car, assurément, n'est-il
pas contre toute raison que vous soyez ainsi traitées en cette vie ?
Mais s'il s'agit d'offenses - puisqu'on appelle ainsi ce qui ne nous offense
pas - je ne vois pas ce que nous pouvons dire. Ou nous sommes les épouses
d'un si grand Roi ou nous ne le sommes pas : si nous le sommes, y a-t-il une
femme d'honneur qui ne ressente jusqu'au fond de l'âme le déshonneur
infligé à son époux ? d'ailleurs, ne le voulût-elle
pas, tous deux partagent honneur et déshonneur. Or, vouloir participer
au royaume de notre Époux, être ses compagnes dans le bonheur et
refuser de partager ses affronts et ses souffrances, c'est une absurdité.
3 Dieu veuille ne pas nous laisser nourrir pareil désir ! au contraire,
que celle qui parmi vous se croira la moins estimée se considère
comme la plus heureuse ; à dire vrai, elle l'est réellement si
elle supporte cet état de choses consume elle le doit ; et croyez-moi
(car je l'ai expérimentée) il est certain qu'elle ne manquera
d'honneur ni en cette vie ni en l'autre. Mais quelle folie de vous dire : "
croyez-moi ", quand celui qui est la véritable Sagesse, la Vérité
même, nous l'affirme, ainsi que la Reine des Anges ! Ressemblons un tout
petit peu, mes filles, à cette Vierge très sainte dont nous portons
l'habit ; nous devrions être confuses d'être appelées "
ses " religieuses. Imitons au moins son humilité en quelque chose
; je dis en " quelque chose ", car nous aurons beau nous abaisser
et nous humilier beaucoup, ce ne sera rien encore pour quelqu'un comme moi qui,
à cause de ses péchés mérite d'ère abaissée
et méprisée par les démons, bien qu'elle ne le veuille
pas ; et même si vous n'avez pas commis autant de péchés
que moi, il serait bien extraordinaire que l'une d'entre vous n'en ait pas commis
au moins un qui lui fasse mériter l'enfer. Et je vous le répète,
ne considérez pas ces choses comme négligeables, car si vous ne
faites pas diligence pour les déraciner, ce qui n'est rien aujourd'hui
sera peut-être demain un péché véniel, et c'est une
pente si dangereuse que si vous laissez les choses aller, le péché
ne restera pas seul ; il n'y a rien de plus néfaste pour une communauté.
4 Voilà ce à quoi nous devrions faire très attention, nous
qui vivons en communauté : à ne pas nuire à celles qui
travaillent à nous faire du bien et à nous donner le bon exemple.
Si nous comprenions l'immense préjudice causé par l'enracinement
d'une mauvaise habitude comme celle de nous montrer susceptibles au sujet de
notre honneur, nous préférerions passer par mille morts plutôt
que d'en être la cause ; et ce ne serait jamais que la mort du corps,
tandis que la ruine de l'âme est une grande perte, et il semble que cette
perte n'ait pas de fin, car lorsque les unes sont mortes, d'autres leur succèdent,
et qui sait si toutes ne suivront pas davantage une mauvaise habitude que nous
avons introduite plutôt que de nombreux exemples de vertus ? Le démon
ne laisse pas tomber la mauvaise habitude, mais la faiblesse de notre nature
fait perdre les vertus.
5 Oh ! quelle immense charité ferait, et quel grand service rendrait
à Dieu, la religieuse qui, voyant qu'elle ne peut soutenir les perfections
et suivre les usages de cette maison, le reconnaîtrait d'elle-même,
s'en irait et laisserait les autres en paix ! Et j'ajoute : aucun couvent (tout
au moins si l'on veut bien me croire), ne l'admettra ou lui permettra de faire
profession, jusqu'à ce que plusieurs années de probation aient
démontré qu'elle s'est corrigée. Je ne fais pas allusion
à des manques concernant la pénitence ou les jeûnes car
- bien qu'ils soient preuves d'imperfection - ce ne sont pas là des choses
qui causent un aussi grand préjudice ; je parle de certaines natures
qui aiment à être estimées et considérées,
qui voient les fautes d'autrui et ne reconnaissent jamais les leurs, avec d'autres
travers du même genre qui, sans aucun doute, proviennent d'un manque d'humilité.
Si Dieu ne favorise pas ces personnes d'une grande ferveur, qu'il vous préserve
de les voir s'installer parmi vous avant que de longues années n'aient
ratifié leur amendement. Veuillez comprendre qu'elles ne trouveront jamais
de repos et n'en laisseront pas aux autres.