Chemin de la perfection de Ste Thérèse d'Avila
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CHAPITRE 53
Continue à traiter de l'oraison de quiétude. Chapitre très important.
1 Cette oraison
de quiétude est celle où, selon moi, le Seigneur entreprend, je
le répète, de nous montrer qu'il entend notre demande, et commence
déjà à nous donner son royaume ici-bas pour que nous puissions
véritablement louer son nom, et pour que nous essayions que les autres
le louent. Et bien que je n'aie pas l'intention de m'étendre longuement
sur ce point puisque, je le répète, j'ai écrit ailleurs
à ce sujet, j'en parlerai néanmoins quelque peu.
2 C'est quelque chose de surnaturel et, quels que soient nos efforts, nous ne
pouvons l'acquérir par nous-mêmes car, dans cet état, l'âme
rentre dans la paix, ou plutôt : le Seigneur l'y met par sa présence,
comme il fit pour le juste Siméon ; toutes les puissances sont dans le
repos. L'âme comprend - d'une façon qui n'a rien à voir
avec les sens extérieurs - qu'elle est déjà tout près
de son Dieu et que, pour peu qu'elle s'en approchât encore un petit peu,
elle ne ferait qu'un avec lui par la grâce de l'union. Ce n'est pas qu'elle
le voie des yeux du corps ni de ceux de l'âme. Le juste Siméon,
en regardant le glorieux Enfant, ne voyait qu'un petit pauvre ; à en
juger par les langes qui l'enveloppaient et le nombre restreint de personnes
formant la procession, il aurait pu le prendre pour un petit pèlerin,
enfant de parents pauvres, plutôt que pour le Fils du Père Céleste
; mais l'Enfant lui-même lui fit connaître qui il était.
C'est de cette manière qu'il se révèle à l'âme,
bien que ce ne soit pas avec cette clarté, car elle ne comprend pas encore
; elle voit seulement qu'elle est dans le royaume (tout au moins près
du roi qui doit le lui donner) et, semble-t-il, elle éprouve un tel respect
qu'elle n'ose rien demander.
3 C'est comme un assoupissement intérieur et extérieur, de sorte
que l'homme extérieur (c'est-à-dire " le corps ", car
il pourrait se trouver quelque simplette qui ne sache pas ce que signifient
" intérieur " et " extérieur "), ne voudrait
pas bouger ; tout comme celui qui est arrivé au terme du voyage se repose
et éprouve dans son corps une très grande délectation,
et une paix profonde ; l'âme est si heureuse de seulement se voir près
de la fontaine qu'avant même d'avoir bu elle est déjà rassasiée
; il semble qu'elle n'ait plus rien à désirer : les puissances
sont totalement apaisées et ne voudraient pas se remuer ; toutefois,
elles ne sont pas suspendues 261, car elles peuvent penser à celui auprès
de qui elles se trouvent ; c'est une pensée paisible. Les personnes qui
sont dans cet état voudraient que le corps ne bougeât pas, afin
de n'être pas troublées ; elles pensent une chose, et non plusieurs
; elles ne parlent qu'avec peine ; elles vont passer une heure à dire
un seul " Notre Père ". Dieu et l'âme sont si près
l'un de l'autre qu'ils peuvent se comprendre par signes. Elles sont dans le
palais, près du Roi ; elles sont dans son royaume car le Seigneur commence
déjà à le leur donner ici-bas. Parfois des larmes viennent
à leurs yeux, mais elles les versent sans peine et avec grande douceur
; tout leur désir est que soit sanctifié ce nom-là. Il
semble qu'elles ne soient plus dans le monde, elles ne voudraient ni le voir
ni l'entendre, et ne voir et n'entendre que leur Dieu. Rien ne leur fait de
la peine, et rien, semble-t-il, ne peut leur en donner.
4 Quand j'ai parlé de l'oraison de quiétude, j'ai omis de dire
ceci : il arrive souvent que l'âme soit dans une quiétude profonde,
et l'entendement 264 si élevé, que ce qui se passe ne semble pas
avoir lieu dans sa maison. Et, en vérité, c'est bien à
mon avis ce qui arrive ; on dirait qu'il est l'hôte d'une maison étrangère
et cherche d'autres demeures où rester. Celle-ci ne le contente pas parce
que, pour ainsi dire, il ne sait pas se fixer (les autres personnes ne sont
sans doute pas ainsi ; c'est de moi que je parle, et parfois je désire
mourir parce que je ne peux remédier à ceci) ; d'autres fois,
l'entendement semble s'installer dans sa maison et est avec la volonté
; si tous deux s'accordent : c'est divin. Il en est comme de deux époux
; s'ils sont heureux et s'aiment l'un l'autre, l'un veut ce que l'autre veut
; mais supposez que le mari soit peu traitable, et vous verrez l'inquiétude
qu'il cause à sa femme. Ainsi, lorsque la volonté est dans cette
quiétude (et faites très attention à ce conseil, il est
important), elle ne doit pas plus faire cas de l'entendement que d'un fou, car
si elle veut l'attirer à elle, il lui arrivera forcément d'être
distraite et quelque peu inquiète. Or, à ce degré d'oraison,
tout cela se soldera par de la fatigue et aucun gain pour l'âme : elle
perdra ce que le Seigneur lui a donné sans aucune fatigue de sa part.
5 Remarquez bien cette comparaison que le Seigneur m'a suggérée
quand j'étais dans cet état d'oraison, et qui est très
appropriée. L'âme est comme un enfant qui tête encore, et
sa mère, dans sa tendresse, fait couler le lait dans sa bouche sans qu'il
ait besoin de remuer les lèvres. De même ici, sans effort de l'entendement,
le Seigneur met tout dans l'âme, et il veut qu'elle comprenne qu'il est
là, et qu'elle avale le lait qu'il lui donne sans cesser de réaliser
qu'il le lui donne, et sans cesser d'aimer. Si elle veut entrer en lutte pour
que l'entendement participe à son bonheur et le ramener à elle,
elle ne pourra y parvenir ; elle laissera forcément tomber le lait de
sa bouche, et perdra cette divine subsistance.
6 C'est en ceci et en d'autres choses que cette oraison est différente
de celle où l'âme est unie à Dieu ; dans cette dernière,
l'âme n'a pas même à avaler. Elle trouve la nourriture au-dedans
d'elle-même sans comprendre comment le Seigneur l'y a mise. Dans l'oraison
de quiétude, il semble que le Seigneur veuille encore que l'âme
travaille un petit peu, mais ce travail s'effectue dans une telle paix que l'âme
ne s'en rend pour ainsi dire pas compte. Quiconque a eu l'expérience
de ce genre d'oraison comprendra clairement ce que je dis - s'il y apporte l'attention
désirée - après avoir lu cela ; qu'il réfléchisse
à son importance ; sinon, cela semble inintelligible. Quand l'âme,
donc, est élevée à ce degré d'oraison, elle éprouve
un contentement paisible et profond dans la volonté, un grand apaisement.
(Elle ne saurait dire ce que c'est d'une manière précise, mais
elle peut du moins affirmer qu'il est très différent des contentements
d'ici-bas ; la possession du monde et de tous ses plaisirs ne saurait lui procurer
cette satisfaction qu'elle trouve dans l'intime de sa volonté.) Ces plaisirs
de la vie, me semble-t-il, n'atteignent que l'extérieur de la volonté
: l'écorce, pour ainsi dire. Ce que je veux dire est ceci : une fois
que l'âme est élevée à ce degré si haut d'oraison
(qui, encore une fois, est évidemment surnaturel), si l'entendement se
livre aux plus grandes extravagances du monde, moquez-vous de lui, regardez-le
comme un insensé et restez dans votre quiétude ; il ira et viendra,
mais la volonté est désormais souveraine et toute-puissante ;
elle le ramènera sans que vous vous en préoccupiez le moins du
monde. Mais si vous voulez le ramener par la force, vous perdrez le pouvoir
que vous avez sur lui - pouvoir qui vous vient de la divine nourriture que vous
venez de manger et de recevoir - et ni l'un ni l'autre n'y gagnerez rien ; qui
trop embrasse mal étreint, dit-on. L'expérience vous le fera comprendre
; car il faut beaucoup d'expérience pour le comprendre sans avoir eu
la moindre explication, et pour le faire et le comprendre après avoir
été avertis par des lectures, il en faut peu.
7 Enfin, tant que durent la satisfaction et la jouissance expérimentées
par l'âme, on peut affirmer à juste titre que nous sommes dans
le royaume, et que le Père Éternel a entendu notre demande puisqu'il
est venu à nous. O heureuse requête que celle où nous demandons
un si grand bien sans le comprendre ! Heureuse manière de demander !
Voilà pourquoi je veux, mes soeurs, que nous considérions comment
réciter cette céleste prière et ce que nous y demandons
car, c'est clair, si Dieu nous accorde cette faveur, nous devons oublier les
affaires du monde, même si cela ne nous plaît pas ; le Seigneur
du monde, quand il arrive, met tout dehors. Je ne dis pas que tous ceux qui
feront cette demande seront, par ce fait même, complètement détachés
de tout, mais je voudrais qu'ils comprennent ce qui leur manque, qu'ils s'humilient,
et qu'ils ne présentent pas une si grande requête comme s'ils ne
demandaient rien, et si le Seigneur leur accorde ce qu'ils demandent, qu'ils
ne le lui refusent pas.
8 Il y a de nombreuses personnes - et j'ai été l'une d'elles -
à qui le Seigneur donne de tendres sentiments de dévotion et de
saintes inspirations, qu'il éclaire sur la vraie valeur de toutes choses
et à qui, enfin, il donne ce royaume en les mettant dans cette oraison
de quiétude ; or, elles font les sourdes. Et il y a des âmes si
passionnées de paroles et si désireuses de dire précipitamment
de nombreuses prières vocales pour finir leur tâche, car elles
s'imposent de les réciter chaque jour, que le Seigneur a beau mettre
son royaume entre leurs mains, et leur donner cette oraison de quiétude
et cette paix intime, elles ne le reçoivent pas ; elles s'imaginent qu'il
est mieux de réciter des prières vocales et elles se laissent
distraire.
9 N'agissez pas ainsi, mes soeurs, quand le Seigneur vous accordera cette grâce
; considérez que vous perdriez un grand trésor, et que vous faites
beaucoup plus en disant de temps en temps une parole du Paternoster qu'en le
récitant souvent à la hâte et sans penser à ce que
vous dites. Celui que vous priez est tout près de vous ; il ne peut manquer
de vous entendre. C'est ainsi, croyez-moi, que vous bénirez véritablement
son nom et le sanctifierez car, comme membre de sa maison, vous glorifiez le
Seigneur et le louez avec plus d'ardeur et de désir, et vous ne pourrez
plus, semble-t-il, cesser de le servir. Ainsi, je vous conseille d'être
très vigilantes sur ce point, parce que c'est très important.