Chemin de la perfection de Ste Thérèse d'Avila
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CHAPITRE 2
Comment
il ne faut pas se préoccuper des nécessités corporelles.
Du bien de la pauvreté.
1 Ne pensez pas, mes soeurs, que vous n'aurez pas pour autant de quoi manger,
je vous l'assure. Ne prétendez jamais vous nourrir par des artifices
humains, sinon vous mourrez de faim et ce ne sera que juste. Gardez les yeux
fixés sur votre Époux ! C'est lui qui doit vous nourrir ; s'il
est content, ceux qui vous sont le moins dévoués vous donneront
à manger malgré eux, comme l'expérience vous l'a montré.
Et si en agissant ainsi vous veniez à mourir de faim : bienheureuses
les religieuses de Saint-Joseph ! C'est alors, je vous l'affirme, que vos prières
seront agréables à Dieu et que nous accomplirons quelque peu ce
que nous nous sommes proposé. Pour l'amour du Seigneur, mes filles, n'oubliez
pas ceci : puisque vous renoncez aux rentes, renoncez au souci de la nourriture,
sinon tout est perdu. Que ceux qui, par la volonté du Seigneur, jouissent
de rentes se perdent dans ces soucis, à la bonne heure ! c'est tout à
fait juste, puisque telle est leur vocation ; mais pour vous, mes soeurs, c'est
un non-sens.
2 Se soucier des revenus des autres serait, me semble-t-il, penser à
ce dont ils jouissent ; soyez-en sûres, votre préoccupation ne
les fera pas changer d'idée et ne leur inspirera pas le désir
de vous faire l'aumône. Laissez ce soin à celui qui peut tous les
mouvoir, au Seigneur des rentes et des rentiers ; c'est par son ordre que nous
sommes venues ici : ses paroles sont vraies, elles ne passeront pas, le ciel
et la terre passeraient plutôt. Ne lui manquez pas, et n'ayez crainte
qu'il vous manque ; et si un jour il vous manquait, ce serait pour un plus grand
bien ; c'est ainsi que les saints perdaient leur vie et qu'on leur coupait la
tête, mais c'était pour leur donner davantage et en faire des martyrs.
Quel heureux échange ce serait que d'en finir vite avec tout, et de jouir
de la plénitude éternelle !
3 Attention, mes soeurs, ces conseils auront beaucoup d'importance après
ma mort, et c'est pourquoi je vous les laisse par écrit ; tant que je
vivrai, avec la grâce de Dieu, je vous les rappellerai, car je sais par
expérience le grand profit qu'on en retire ; moins nous possédons,
moins je suis préoccupée. Le Seigneur sait bien, ce me semble,
que j'ai davantage de peine quand on nous donne beaucoup que lorsque nous n'avons
rien ; peut-être est-ce le fait d'avoir vu que le Seigneur nous donne
immédiatement ce qu'il nous faut. Nous tromperions le monde s'il en était
autrement : passer pour pauvres sans l'être en esprit, mais seulement
extérieurement. Je m'en ferais un cas de conscience. Il me semble, pour
ainsi dire, que ce serait voler ce que l'on nous donne et être comme des
riches demandant l'aumône ; plaise à Dieu qu'il n'en soit pas ainsi
; là où il y a - je veux dire : où il y aurait - ces soucis
exagérés d'aumône, on viendra à en prendre l'habitude
et, peut-être, à demander ce dont nous n'avons pas besoin à
plus nécessiteux que nous ; bien que ces derniers ne puissent y perdre,
mais au contraire y gagner, nous, nous y perdrions. Dieu nous en garde, mes
filles ! si jamais il devait en être ainsi, je préférerais
que vous eussiez des rentes.
4 Ne vous préoccupez en aucune façon de tout ceci. Je vous le
demande, pour l'amour de Dieu, comme une aumône ; et que la plus petite
d'entre vous, si elle voyait jamais un tel souci dans cette maison, crie au
secours à Sa Majesté et le rappelle à la Supérieure
; qu'avec humilité elle lui montre son égarement : celui-ci est
si grave que peu à peu il entraînera la perte de la vraie pauvreté.
J'espère que le Seigneur ne le permettra pas et qu'il n'abandonnera pas
ses servantes ; ainsi, puisque vous m'avez demandé cet écrit,
que les avertissements de cette pauvre pécheresse vous tiennent en éveil.
5 Croyez-moi, mes filles, pour votre bien le Seigneur m'a quelque peu fait comprendre
les bienfaits de la pauvreté d'esprit. Et vous, si vous y prêtez
attention, vous les comprendrez, quoique pas autant que moi car j'ai été
folle d'esprit et non pas pauvre comme ma profession m'y obligeait. La pauvreté
d'esprit est un bien qui renferme en soi tous les biens du monde et, me semble-t-il,
une grande partie des biens de toutes les vertus. Je ne l'affirme pas parce
que je ne connais pas la valeur de chacune d'elles et, ce que je crois ne pas
bien comprendre, je ne le dirai pas ; mon sentiment est pourtant que la pauvreté
embrasse un grand nombre de vertus. Elle confère une souveraineté
suprême, car c'est être le souverain de tous les biens du monde
que de les mépriser et, si je disais que c'est devenir le maître
absolu de tous les biens du monde, je ne mentirais pas. Que m'importent à
moi les rois et les seigneurs ? Je ne veux ni profiter de leurs revenus ni chercher
à leur plaire, pourvu qu'en échange je puisse tant soit peu contenter
Dieu davantage. Nous perdrons tout car, à mon avis, les honneurs et l'argent
vont presque toujours de pair : celui qui recherche les honneurs ne hait pas
l'argent, et celui qui hait l'argent se soucie peu des honneurs.
6 Comprenez-moi bien : à mon sens, ce désir des honneurs entraîne
toujours quelque intérêt caché de posséder revenus
et richesses ; c'est merveille en effet qu'un pauvre soit honoré dans
le monde, disons qu'il ne l'est jamais ! Au contraire, si honorable qu'il soit
par lui-même, on en fait peu de cas. La vraie pauvreté porte en
elle une telle dignité que personne n'y résiste, je parle de celle
qu'on embrasse pour Dieu seul ; elle n'a besoin de contenter personne, si ce
n'est lui ; or il est bien certain que si nous n'avons besoin de personne, nous
aurons beaucoup d'amis, mon expérience personnelle me l'a prouvé.
7 On a tant écrit sur cette vertu que je ne saurais bien le comprendre,
à plus forte raison en parler ; j'avoue que j'étais si absorbée
que je ne m'étais pas encore aperçue de la bêtise que je
faisais en en parlant. Maintenant que je m'en rends compte, je vais me taire
; pourtant, ce qui est dit restera dit pour le cas où ce serait bien
dit. Pour l'amour du Seigneur n'oubliez pas ceci : nos armes sont la sainte
pauvreté, si estimée si fidèlement gardée par nos
saints Pères au début de l'ordre ; quelqu'un qui l'a lu, m'a dit
qu'ils ne gardaient rien d'un jour à l'autre ; puisque nous ne la gardons
pas avec autant de perfection à l'extérieur, essayons au moins
de la garder parfaitement à l'intérieur. Notre vie dure deux heures,
et ensuite la récompense est éternelle ; mais quand bien même
il n'y en aurait aucune si ce n'est celle d'avoir suivi les conseils du Christ,
le salaire serait déjà grand.
8 Voilà les armes que doivent porter nos étendards ; efforçons-nous
de garder la pauvreté de toutes les façons possibles : dans nos
maisons, sur nos vêtements, dans nos paroles et, beaucoup plus encore,
dans nos pensées. Tant que vous vous y appliquerez, ne craignez pas,
Dieu aidant, que tombe la perfection de cette maison car, comme disait sainte
Claire, ce sont de hautes murailles que celles de la pauvreté. C'est
de semblables murailles qu'elle voulait, disait-elle, entourer son monastère
; et assurément si la pauvreté est véritablement gardée,
elle constitue de meilleures fortifications pour la modestie et le reste, que
des édifices très somptueux. Gardez-vous de ces derniers, pour
l'amour de Dieu, au nom de son Sang je vous le demande. Et si je peux le dire
en bonne conscience, le jour où vous en désirerez de semblables
: qu'ils s'écroulent, qu'ils vous anéantissent toutes ; c'est
en bonne conscience que je le dis et j'en supplierai Dieu.
9 C'est d'un très mauvais effet, mes soeurs, qu'avec le bien des pauvres
gens, alors que beaucoup n'ont presque rien, on fasse de grandes maisons. Que
Dieu ne le permette pas ; au contraire, que notre maison soit bien pauvre en
tout et petite. Ressemblons en quelque chose à notre Roi ; il n'a pas
eu d'autre maison que l'étable de Bethléem où il est né.
Ceux qui construisent de grandes maisons doivent avoir leurs raisons, je ne
les condamne pas ; ils sont plus nombreux, ils ont d'autres intentions. Mais
pour treize pauvres petites, le moindre coin suffit. Si à cause de leur
étroite clôture, et de notre misérable nature, elles avaient
un jardin et des ermitages pour y prier en solitude, à la bonne heure
; mais des édifices, des maisons grandes et ornementées, rien
de tout cela. Que Dieu nous en préserve ! N'oubliez jamais que tout doit
tomber au jour du Jugement ; et savons-nous si ce jour n'est pas proche ?
10 Il ne serait pas bien que la maison de douze pauvres petites fasse beaucoup
de bruit en tombant, car les pauvres n'en font jamais ; les vrais pauvres doivent
être des gens qui vivent sans bruit pour qu'on ait pitié d'eux.
Et comme vous vous réjouiriez si vous voyiez quelqu'un se libérer
de l'enfer à cause de l'aumône qu'il vous aurait faite ! En effet,
tout est possible, car vous avez la constante obligation de prier continuellement
pour l'âme de ceux qui vous donnent à manger. C'est de lui que
nous recevons tout, mais le Seigneur veut aussi que nous le suppliions pour
ceux qui, par amour pour lui, nous donnent le nécessaire ; ne négligez
jamais de le faire. Je ne sais plus ce que j'avais commencé à
dire, parce que je me suis éloignée de mon sujet ; je crois que
Dieu l'a voulu ainsi car jamais je n'aurais pensé écrire ce que
je viens de vous dire. Que Sa Majesté nous protège toujours, afin
que nous ne manquions pas à cette perfection dans la pauvreté,
amen.