Chemin de la perfection de Ste Thérèse d'Avila

INDEX DES 73 CHAPITRES

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CHAPITRE 64

Parle contre l'excès des honneurs.

1 O mon Dieu ! Y a-t-il absurdité plus grande ? Les religieux attachent un point d'honneur à des choses si futiles que j'en suis effarée ! Cela, vous ne le savez pas, mes soeurs, mais je tiens à vous le dire afin que vous soyez sur vos gardes. Sachez que les monastères ont aussi leurs lois quant à l'honneur : on y monte ou on y descend en dignité comme dans le monde ; les savants doivent monter selon le degré de leur savoir - je ne veux pas trancher là-dessus -, et celui qui est parvenu à enseigner la théologie ne doit pas s'abaisser à enseigner la philosophie, car le point d'honneur veut que l'on monte, mais non que l'on descende ; et même si l'obéissance le lui commandait, dans son esprit il se jugerait offensé, et beaucoup d'autres prendraient son parti, voyant là un affront ; immédiatement le démon découvrira des motifs pour prouver que la loi même de Dieu leur donne raison. Eh bien, chez les religieuses c'est la même chose : celle qui a été Prieure n'est plus apte, jusqu'à la fin de ses jours, à un autre emploi que celui-ci ; ne craignez pas non plus que chacune oublie de faire valoir son degré d'ancienneté, et il semble même qu'elle s'en fasse un mérite, parce que les usagers de l'Ordre commandent ces marques de déférence.
2 Voilà la chose la plus drôle que l'on puisse penser ! il y aurait de quoi en rire, ou plutôt en pleurer, et tout à fait à juste titre. Est-ce que, par hasard, l'Ordre me commande de ne pas garder l'humilité ? Non ! il commande de faire chaque chose en due forme ; mais en ce qui concerne le respect envers moi, est-ce à moi à me montrer si empressée à examiner ce point de la Règle ? et, si l'on y regarde de près, j'observe tous les autres imparfaitement, et mon honneur n'en souffre en rien ; que d'autres veillent à mes intérêts quant à ce point, et que je ne m'en soucie pas ! Le fait est que, notre nature nous portant à monter (nous ne monterons pourtant pas au ciel de cette façon) nous ne voulons pas descendre. O Seigneur, Seigneur ! n'êtes-vous pas notre modèle et notre Maître ? Oui, vous l'êtes ! Eh bien, où avez-vous mis votre honneur, mon Roi ? l'avez-vous perdu, par hasard, en vous humiliant jusqu'à la mort ? Certainement pas, Seigneur, au contraire vous l'avez conquis, et tous peuvent en tirer profit.
3 Oh, pour l'amour de Dieu ! nous avons perdu le chemin nous avons fait fausse route dès le départ ; et plaise à Dieu qu'aucune âme ne se perde pour vouloir garder ces misérables points d'honneur, faute de comprendre en quoi consiste le véritable honneur ! Et nous en viendrons ensuite à penser que nous avons fait beaucoup si nous pardonnons un de ces petits riens qui ne nous a pas même offensées, et n'avait d'ailleurs rien à voir avec une offense. Et comme si nous avions fait quelque chose, nous viendrons demander au Père de nous pardonner, puisque nous avons pardonné. Faites-leur comprendre, Seigneur, qu'ils ne savent pas ce qu'ils disent et que, comme moi, ils se présentent devant vous les mains vides. Faites-le, Seigneur, au nom de votre miséricorde, et pour l'amour de vous ; car en vérité, Seigneur (puisque tout a une fin et que le châtiment est éternel), je ne vois rien à vous présenter qui soit digne d'obtenir une si grande faveur, si ce n'est le mérite de celui qui vous le demande ; et il a raison de le faire, car c'est toujours lui qui reçoit les affronts et les offenses.
4 Mais comme le Seigneur doit apprécier que nous nous aimions les unes les autres ! Car en lui donnant notre volonté, nous lui avons tout donné - et à juste titre -, et cela ne peut se faire sans amour. Voyez, mes soeurs, combien il est important que nous nous aimions les unes les autres et que nous soyons en paix, car de toutes les choses que nous avons données, ou qu'en notre nom il a données à son Père, le Seigneur a mis celle-là à la première place ; il aurait pu dire : " Parce que nous vous aimons, et supportons des épreuves, et voulons les supporter pour vous, ou parce que nous jeûnons, ou parce que nous faisons telle ou telle bonne action " (car nous aimons Dieu et avons remis notre volonté dans la sienne), et pourtant il n'a mentionné que celle-là. Peut-être est-ce parce qu'il nous sait si attachées à ce misérable point d'honneur, si incapables de supporter quoi que ce soit pour l'Amour de lui, qu'il la signale avant toute autre comme étant la plus difficile à obtenir de nous. Et elle est si difficile, qu'après avoir demandé pour nous tant de faveurs, il l'offre à son Père de notre part.