Chemin de la perfection de Ste Thérèse d'Avila
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CHAPITRE 64
Parle contre l'excès des honneurs.
1 O mon Dieu ! Y a-t-il absurdité plus grande
? Les religieux attachent un point d'honneur à des choses si futiles
que j'en suis effarée ! Cela, vous ne le savez pas, mes soeurs, mais
je tiens à vous le dire afin que vous soyez sur vos gardes. Sachez que
les monastères ont aussi leurs lois quant à l'honneur : on y monte
ou on y descend en dignité comme dans le monde ; les savants doivent
monter selon le degré de leur savoir - je ne veux pas trancher là-dessus
-, et celui qui est parvenu à enseigner la théologie ne doit pas
s'abaisser à enseigner la philosophie, car le point d'honneur veut que
l'on monte, mais non que l'on descende ; et même si l'obéissance
le lui commandait, dans son esprit il se jugerait offensé, et beaucoup
d'autres prendraient son parti, voyant là un affront ; immédiatement
le démon découvrira des motifs pour prouver que la loi même
de Dieu leur donne raison. Eh bien, chez les religieuses c'est la même
chose : celle qui a été Prieure n'est plus apte, jusqu'à
la fin de ses jours, à un autre emploi que celui-ci ; ne craignez pas
non plus que chacune oublie de faire valoir son degré d'ancienneté,
et il semble même qu'elle s'en fasse un mérite, parce que les usagers
de l'Ordre commandent ces marques de déférence.
2 Voilà la chose la plus drôle que l'on puisse penser ! il y aurait
de quoi en rire, ou plutôt en pleurer, et tout à fait à
juste titre. Est-ce que, par hasard, l'Ordre me commande de ne pas garder l'humilité
? Non ! il commande de faire chaque chose en due forme ; mais en ce qui concerne
le respect envers moi, est-ce à moi à me montrer si empressée
à examiner ce point de la Règle ? et, si l'on y regarde de près,
j'observe tous les autres imparfaitement, et mon honneur n'en souffre en rien
; que d'autres veillent à mes intérêts quant à ce
point, et que je ne m'en soucie pas ! Le fait est que, notre nature nous portant
à monter (nous ne monterons pourtant pas au ciel de cette façon)
nous ne voulons pas descendre. O Seigneur, Seigneur ! n'êtes-vous pas
notre modèle et notre Maître ? Oui, vous l'êtes ! Eh bien,
où avez-vous mis votre honneur, mon Roi ? l'avez-vous perdu, par hasard,
en vous humiliant jusqu'à la mort ? Certainement pas, Seigneur, au contraire
vous l'avez conquis, et tous peuvent en tirer profit.
3 Oh, pour l'amour de Dieu ! nous avons perdu le chemin nous avons fait fausse
route dès le départ ; et plaise à Dieu qu'aucune âme
ne se perde pour vouloir garder ces misérables points d'honneur, faute
de comprendre en quoi consiste le véritable honneur ! Et nous en viendrons
ensuite à penser que nous avons fait beaucoup si nous pardonnons un de
ces petits riens qui ne nous a pas même offensées, et n'avait d'ailleurs
rien à voir avec une offense. Et comme si nous avions fait quelque chose,
nous viendrons demander au Père de nous pardonner, puisque nous avons
pardonné. Faites-leur comprendre, Seigneur, qu'ils ne savent pas ce qu'ils
disent et que, comme moi, ils se présentent devant vous les mains vides.
Faites-le, Seigneur, au nom de votre miséricorde, et pour l'amour de
vous ; car en vérité, Seigneur (puisque tout a une fin et que
le châtiment est éternel), je ne vois rien à vous présenter
qui soit digne d'obtenir une si grande faveur, si ce n'est le mérite
de celui qui vous le demande ; et il a raison de le faire, car c'est toujours
lui qui reçoit les affronts et les offenses.
4 Mais comme le Seigneur doit apprécier que nous nous aimions les unes
les autres ! Car en lui donnant notre volonté, nous lui avons tout donné
- et à juste titre -, et cela ne peut se faire sans amour. Voyez, mes
soeurs, combien il est important que nous nous aimions les unes les autres et
que nous soyons en paix, car de toutes les choses que nous avons données,
ou qu'en notre nom il a données à son Père, le Seigneur
a mis celle-là à la première place ; il aurait pu dire
: " Parce que nous vous aimons, et supportons des épreuves, et voulons
les supporter pour vous, ou parce que nous jeûnons, ou parce que nous
faisons telle ou telle bonne action " (car nous aimons Dieu et avons remis
notre volonté dans la sienne), et pourtant il n'a mentionné que
celle-là. Peut-être est-ce parce qu'il nous sait si attachées
à ce misérable point d'honneur, si incapables de supporter quoi
que ce soit pour l'Amour de lui, qu'il la signale avant toute autre comme étant
la plus difficile à obtenir de nous. Et elle est si difficile, qu'après
avoir demandé pour nous tant de faveurs, il l'offre à son Père
de notre part.