Chemin de la perfection de Ste Thérèse d'Avila
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CHAPITRE 66
Du grand besoin que nous avons de dire : " et ne nos inducas in tentationem ". Énonce et explique quelques tentations mises sur notre chemin par le démon.
1 " Et ne
nous laissez pas, Seigneur, succomber à la tentation, mais délivrez-nous
du mal. " Ce sont là de grandes choses, mes soeurs, et nous devons
y réfléchir et les comprendre, puisque nous les demandons. Il
est clair que ceux qui atteignent ce degré d'oraison ne vont pas demander
au Seigneur de leur éviter les épreuves ou de les délivrer
des tentations, persécutions et combats (voici une autre preuve absolument
sûre et remarquable que ces choses viennent de l'Esprit de Dieu et ne
sont pas une illusion) ; au contraire, ils les désirent, les demandent
et les aiment, et en aucune façon ne les haïssent. Ils ressemblent
à ces soldats qui sont d'autant plus contents qu'ils sont au coeur de
la guerre, parce qu'ils espèrent devenir riches ; s'il n'y a pas de guerre,
ils se contentent de leur solde, mais se rendent compte qu'ils ne peuvent guère
faire fortune.
2 Croyez-moi, mes soeurs, les soldats du Christ, c'est-à-dire les âmes
d'oraison, attendent impatiemment l'heure de combattre ; ils ne redoutent jamais
les ennemis déclarés, car ils les connaissent et savent que leur
force ne peut prévaloir contre la force dont le Seigneur les anime :
ils sortent toujours vainqueurs, et après avoir emporté gains
et richesses ; jamais ils ne fuient devant leurs ennemis. Ceux qu'ils redoutent
- et ils ont raison de les redouter et de demander sans cesse au Seigneur de
les en délivrer - ce sont les démons perfides qui se transforment
en anges de lumière et se présentent déguisés ;
ils ne se font connaître qu'après avoir causé un grand ravage
dans l'âme ; ils sucent peu à peu notre sang, ils anéantissent
notre vie et nous cédons à la tentation sans nous en rendre compte.
Voilà, mes filles, les ennemis dont vous devez prier Dieu, oui, prier
sans cesse le Seigneur de nous délivrer en lui récitant le Paternoster
; qu'il ne permette pas que vous succombiez à la tentation et soyez victimes
de l'illusion ; qu'il vous découvre le poison, et que la vérité
ne se dérobe pas à vos yeux. Oh ! comme notre bon Maître
a raison de nous apprendre à demander cela et de le demander lui-même
en notre nom !
3 Considérez que ces démons nous nuisent de bien des manières
; ne pensez pas que le dommage se résume à nous faire croire que
les consolations qu'ils nous donnent viennent de Dieu ; c'est là le moindre
mal et, bien souvent, il pourra même vous inciter à avancer plus
vite et à consacrer plus de temps à l'oraison.
4 Là où les démons peuvent nous nuire beaucoup et causer
un grand préjudice aux autres, c'est lorsqu'ils nous font croire que
nous avons des vertus qu'en réalité nous ne possédons pas
; c'est une peste car, nous imaginant en sûreté, nous trébuchons
et, sans nous en rendre compte, nous tombons dans un trou dont nous ne pouvons
plus sortir. Et même si nous ne commettons pas un péché
dit " mortel " et susceptible de nous entraîner en enfer, nous
avons les jambes coupées, et ne pouvons plus continuer à avancer
sur le chemin dont j'ai commencé à vous entretenir, et qui est
toujours présent à ma mémoire. Réfléchissez
! Comment celui qui est au fond d'un grand trou pourrait-il avancer ? il y laissera
sa vie, et ce sera encore une chance s'il ne s'enfonce pas plus bas encore et
aboutit en enfer ; de toutes façons, il ne progressera jamais ; à
supposer qu'il ne se perde pas entièrement, il sera inutile à
lui-même et aux autres ; qui plus est, il fera du tort car, tant que le
trou sera béant, nombreuses sont les personnes qui, suivant ce chemin,
pourront y tomber. S'il en sort et le comble de terre, il n'y aura plus alors
de danger pour lui ni pour les autres ; mais, je vous le déclare, cette
tentation est bien dangereuse.
5 J'en sais long sur ce point, grâce à mon expérience, et
ainsi je peux vous en parler, quoique pas aussi bien que je l'aurais voulu.
6 Le démon vous donne à entendre que vous êtes pauvres,
et apparemment il a raison car vous avez fait voeu de pauvreté, tout
au moins en paroles ; le démon le laisse également entendre à
d'autres personnes adonnées à une vie d'oraison. Je dis : "
en paroles " car si, lorsque nous nous sommes engagées, notre coeur
avait compris la portée de notre promesse, et si nous avions réellement
promis, il serait impossible au démon de nous retenir vingt ans, et notre
vie entière, dans cette tentation. Nous verrions que nous trompons le
monde et que nous nous trompons nous-mêmes. En d'autres mots : celui qui
a fait voeu de pauvreté, ou celui qui s'imagine pratiquer la pauvreté
dit : " je ne désire rien ", si j'ai telle chose c'est que
je ne puis m'en passer ", " après tout, si je dois servir Dieu,
il faut que je vive ", " il veut que nous soutenions notre corps "
; et c'est ainsi que le démon, sous l'apparence d'un ange (car en soi
tout cela est bon), suscite mille choses de ce genre ; aussi finit-il par nous
persuader que nous sommes pauvres, que nous possédons la vertu de pauvreté,
et que tout est fait sur ce point.
7 Venons-en maintenant à la preuve, car nous ne pourrons voir clair en
nous-mêmes qu'en nous méfiant sans cesse de notre comportement
; s'il décale quelque préoccupation, nous reconnaissons tout de
suite les symptômes. Imaginons une personne dont le revenu dépasse
largement les besoins - j'entends : les revenus de la vie courante - et qui
garde trois domestiques quand un seul lui suffirait. Voici qu'on lui intente
un procès pour une petite partie de son bien, ou encore qu'un pauvre
paysan ne lui paie pas son dû, la voilà aussi affectée et
aussi altérée que si elle n'avait plus de quoi vivre. Elle va
objecter aussitôt que si elle ne se soucie pas de son bien, il va se perdre,
elle a immédiatement une excuse. Je ne veux pas dire qu'elle doive négliger
ses affaires ; bien au contraire, elle doit en prendre soin, qu'elles marchent
bien ou mal. Mais le vrai pauvre fait peu cas de ces choses, et si, pour une
raison ou une autre, il doit s'occuper de ses intérêts, jamais
il ne s'inquiète, car il ne lui passe pas par l'esprit qu'il puisse lui
manquer quoi que ce soit ; et quand bien même cela lui arriverait, peu
lui importe ; c'est pour lui accessoire, ce n'est pas le principal ; ses pensées
vont plus haut, et c'est avec effort qu'il s'occupe de semblables choses.