Chemin de la perfection de Ste Thérèse d'Avila
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CHAPITRE 72
Au sujet des scrupules. Commentaire de ces mots : " sed libera nos a malo ".
1 Ainsi donc, mes soeurs, essayez de bien comprendre
que Dieu ne s'arrête pas, comme vous le croyez, à tant de bagatelles
; ne laissez pas votre âme et votre esprit se recroqueviller, vous pourriez
perdre de nombreux biens. Je le répète, ayez une intention droite
et une ferme volonté de ne pas offenser Dieu. Ne laissez pas votre âme
se refermer sur elle-même car, au lieu d'acquérir la sainteté,
vous allez contracter une foule d'imperfections que le démon implantera
en vous par d'autres voies et, comme je l'ai dit, vous ne ferez de bien ni à
vous- mêmes ni à personne.
2 Vous voyez maintenant comment, à l'aide de ces deux vertus, amour et
crainte de Dieu, vous pouvez suivre ce chemin en paix, sans vous imaginer qu'à
chaque pas il y a un trou où vous pouvez tomber ; sinon, ce serait ne
jamais arriver. Mais comme nous ne pouvons pas savoir avec certitude si nous
possédons vraiment ces deux choses qui nous sont nécessaires,
le Seigneur a pitié de nous ; voyant que notre existence est si incertaine
et se déroule au milieu de tant de tentations et de périls, Sa
Majesté nous apprend précisément à demander pour
nous-mêmes ce qu'Elle demande pour Elle-même : " Mais délivrez-nous
du mal, amen. "
3 Je dis que le Seigneur le demande pour lui-même, car on voit à
quel point il était fatigué de cette vie quand, à la Cène,
il dit à ses Apôtres : " J'ai désiré ardemment
manger cette Pâque avec vous " ; comme c'était la dernière
de sa vie, on comprend par là combien il devait être las de l'existence.
Et aujourd'hui, ceux qui ont cent ans ne sont pas fatigués de vivre mais,
au contraire, ont le désir de rester plus longtemps encore dans cette
vie. Il est vrai que notre existence n'est pas aussi pleine d'épreuves
et aussi pauvre que celle du bon Jésus. Que fut sa vie entière
sinon une croix ? Qu'a-t-il eu devant les yeux sinon notre ingratitude, toutes
les offenses que l'on faisait à son Père, et la multitude d'âmes
qui se perdaient ? Eh bien ! si tout cela tourmente grandement ici-bas quiconque
a quelque charité, que ne dut pas endurer le Seigneur qui était
la charité même ? Comme il avait raison de supplier le Père
de le délivrer de tant de maux et de souffrances, et de lui accorder
le repos éternel !
4 Par le mot " amen " qui vient à la fin de tout ce que nous
faisons et disons, je comprends que le Seigneur demande que nous soyons délivrés
de tout mal à jamais. Il est vain, tant que nous vivons, mes soeurs,
de penser que nous pouvons être exemptes de nombreuses tentations, imperfections
ou même péchés ; ne dit-on pas que celui qui croit être
sans péché se trompe ? et c'est bien vrai. Si nous en venons aux
maux et aux épreuves corporels, qui n'en souffre en grand nombre et sous
toutes sortes de formes ? et il ne serait pas juste que nous demandions d'en
être libérés. Comprenons donc ce que nous demandons ici,
puisque le fait de dire : " de tout mal " semble impossible, que nous
nous référions aux maux physiques - comme je viens de le dire
- ou aux imperfections et fautes dans le service de Dieu. Je ne parle pas des
saints qui, comme dit saint Paul, peuvent tout dans le Christ, mais aux pécheurs
comme moi. Quand je vois en moi tant de faiblesse, de tiédeur, de manque
de mortification, je réalise que je dois demander au Seigneur de m'aider.
Vous, mes filles, demandez le secours qui vous semblera le meilleur ; en ce
qui me concerne, je ne trouve pas de remède en cette vie, aussi je demande
au Seigneur de me libérer de tout mal pour toujours. Quel bien, mes soeurs,
pouvons-nous trouver dans cette vie, puisque nous y manquons d'un si grand Bien
et ne pouvons jouir de sa Présence ? Délivrez moi, Seigneur, de
cette ombre de mort ; délivrez-moi de tant d'épreuves, délivrez-moi
de tant de souffrances, délivrez-moi de tant de vicissitudes, de tant
de civilités à respecter ici-bas, de tant, tant de choses qui
me lassent et me fatiguent, et qui lasseraient quiconque lirait ceci, si je
les énumérais toutes. Non, cette vie n'est plus supportable. Cet
accablement doit venir chez moi de ce que j'ai mal vécu et, je le vois
bien, de ce que je ne vis pas comme je le devrais, bien que je sois si redevable
! O mon Seigneur ! délivrez-moi enfin de tout le mal, et daignez me conduire
là où sont tous les biens ! Que pouvons-nous attendre ici-bas,
nous qui connaissons un peu par expérience le néant de ce monde
et avons, par notre foi, quelque idée des récompenses que le Père
Éternel nous réserve ? Puisque son Fils le demande et nous apprend
à le demander, croyez qu'il ne nous convient pas de vivre, mais désirons
plutôt être libérés de tout mal.
5 Cette prière, formulée avec un vif désir et avec une
ferme volonté, est un très grand signe de l'authenticité
de la contemplation, et la preuve que c'est Dieu lui-même qui attire l'âme
à lui ; comme l'âme perçoit déjà les merveilles
de Dieu, elle voudrait les voir totalement. Elle voudrait quitter cette vie
où il y a tant d'obstacles, pour jouir d'un si grand bien ; elle désire
vivre là où le Soleil de justice ne se couche jamais ; tout ce
qu'elle voit sur terre lui semble désormais obscur, et je m'étonne
qu'elle puisse continuer à y vivre une seule heure ; elle ne doit pas
la vivre avec bonheur. Plaisant est le monde pour celui qui a commencé
à jouir de Dieu ! Celui à qui Dieu a donné son royaume
dès ici-bas, ne vit plus sur cette terre par sa volonté, mais
par celle de son Roi !
6 Oh ! comme cette vie-là doit être différente de la nôtre
puisqu'on n'y désire plus la mort ! Comme la volonté de Dieu a
des inclinations différentes de la nôtre ! Elle désire la
vérité ; la nôtre, le mensonge ; elle désire ce qui
est éternel, ici-bas nous penchons vers ce qui est passager ; elle désire
ce qui est grand et élevé, et nous ce qui est bas et terrestre
; elle désire toutes les choses qui sont assurées, et nous celles
qui sont incertaines. Tout est mensonge, mes filles, excepté supplier
Dieu de nous délivrer à jamais de tout mal. Et même si nos
désirs n'ont pas encore toute la perfection voulue, efforçons-nous
de faire cette demande. Que nous en coûte-t-il de demander beaucoup, puisque
nous demandons à celui qui peut tout ? Ce serait une honte de demander
un maravédis à un grand empereur. Mais pour que nous réussissions,
laissons le don à sa volonté, car nous lui avons déjà
remis la nôtre. Que son nom soit il jamais sanctifié au ciel et
sur la terre, et que sa volonté s'accomplisse toujours en moi, amen.