Chemin de la perfection de Ste Thérèse d'Avila

INDEX DES 73 CHAPITRES

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CHAPITRE 32

Comment il faut parfois modérer les transports surnaturels.

1 De même qu'en notre Bien et Seigneur il n'y a rien qui ne soit parfait, et que lui seul peut nous donner cette eau, il nous la donne selon nos besoins et, pour abondante qu'elle soit, venant de sa main elle ne peut excéder la mesure. S'il en donne beaucoup, il rend l'âme capable de boire beaucoup, semblable à un verrier qui donne au vase la dimension nécessaire pour contenir ce qu'il doit y verser. Quant au désir - comme il vient de nous - il n'est jamais sans quelque imperfection ; s'il contient quelque chose de bon, c'est que le Seigneur l'y met. Mais comme nous manquons de discrétion, et que la peine approuvée est suave et agréable, nous pensons ne jamais nous rassasier de cette peine ; nous mangeons sans mesure, nous avivons ce désir autant que nous le pouvons, si bien que parfois il nous tue. Quelle heureuse mort ! seulement, si nous avions vécu, peut-être aurions-nous pu en aider d'autres à mourir du désir d'une telle mort. A mon avis, c'est l'oeuvre du démon : il comprend le tort que nous lui ferions si nous continuions à vivre ; aussi, il nous pousse à des pénitences indiscrètes afin de ruiner notre santé, et il y a grand intérêt.
2 Je le répète : l'âme qui arrive à avoir une soif aussi violente doit prendre bien garde, parce qu'elle ne manquera pas d'avoir cette tentation ; et si elle ne meurt pas de soif, elle ruinera sa santé ; quand l'accroissement de ce désir est si grand, elle doit essayer de ne pas l'exciter, mais au contraire de couper court doucement à cette impétuosité par quelque autre considération, car notre propre nature pourrait y jouer un rôle aussi grand que l'amour. Il existe des personnes de ce genre : elles désirent tout avec une grande véhémence - même si c'est mauvais. Il semble absurde de vouloir mettre un frein à une telle chose, il n'en est rien ; je ne dis pas en effet qu'il faille étouffer ce désir, mais le refréner par un autre qui, peut-être, sera pour nous d'un égal mérite.
3 Je vais encore vous dire quelque chose afin de me faire mieux comprendre. Il nous vient un grand désir, comme à saint Paul, de nous voir déjà avec Dieu et délivrés de cette prison du corps. Des personnes impétueuses, sans s'en rendre compte, vont donner de grandes marques extérieures de leur désir (alors qu'il faudrait tout faire pour les éviter).
4 Changez votre désir, et persuadez-vous qu'en vivant vous servirez Dieu davantage, et que peut-être vous donnerez la lumière à une âme qui allait se perdre. Ce sont des pensées très consolantes dans une si grande épreuve ; elles apaiseront votre peine, et vous, vous grandirez en charité puisque vous acceptez de souffrir plus longtemps ici-bas pour la gloire du Seigneur. C'est comme si une personne était la proie d'une grande épreuve ou d'un chagrin profond, et que vous la consoliez en lui disant de prendre patience.
5 Et si le démon contribua de quelque manière à la véhémence d'un tel désir (comme ce dut être le cas pour la personne à qui il suggéra de se jeter dans un puits afin d'aller voir Dieu), c'est signe qu'il n'était pas loin de faire croître ce désir. Si ce désir était venu du Seigneur, il n'aurait pas eu une conséquence néfaste (c'est impossible, car un tel désir apporte avec lui la lumière, la discrétion et la mesure) ; mais le démon, notre adversaire, cherche à nous nuire par tous les moyens et, puisqu'il ne néglige rien pour nous faire du mal, soyons sur nos gardes. C'est un point important pour beaucoup de choses, et il est parfois absolument nécessaire de ne pas l'oublier.
6 Pourquoi ai-je voulu, mes filles, vous exposer, comme on dit, la fin de la bataille avant qu'elle n'ait commencé, et vous montrer la récompense en vous parlant des biens que l'on gagne à boire aux eaux vives de cette fontaine céleste ? C'est afin que vous ne vous affligiez ni des épreuves ni des contradictions du chemin, mais que vous marchiez avec courage et ne vous lassiez pas ; car, ainsi que je l'ai dit, il pourrait arriver que n'ayant plus qu'à vous baisser pour boire, vous laissiez tout et perdiez un bien si précieux en vous imaginant que vous n'avez pas la force d'y parvenir, et que vous n'y êtes pas appelées.
7 Considérez que le Seigneur invite tout le monde ; et, comme il est la Vérité, nous n'avons pas à en douter. Si ce banquet n'était pas pour tous, Dieu ne nous appellerait pas tous, ou s'il nous appelait, il ne dirait pas : " Je vous donnerai à boire. " Il dirait : venez tous, car enfin vous n'y perdrez rien, et je donnerai à boire à ceux qu'il me plaira. Mais comme il a dit sans restriction : " venez tous ", je suis certaine que tous ceux qui ne resteront pas en chemin boiront de cette eau vive.