Chemin de la perfection de Ste Thérèse d'Avila
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CHAPITRE 32
Comment il faut parfois modérer les transports surnaturels.
1 De même
qu'en notre Bien et Seigneur il n'y a rien qui ne soit parfait, et que lui seul
peut nous donner cette eau, il nous la donne selon nos besoins et, pour abondante
qu'elle soit, venant de sa main elle ne peut excéder la mesure. S'il
en donne beaucoup, il rend l'âme capable de boire beaucoup, semblable
à un verrier qui donne au vase la dimension nécessaire pour contenir
ce qu'il doit y verser. Quant au désir - comme il vient de nous - il
n'est jamais sans quelque imperfection ; s'il contient quelque chose de bon,
c'est que le Seigneur l'y met. Mais comme nous manquons de discrétion,
et que la peine approuvée est suave et agréable, nous pensons
ne jamais nous rassasier de cette peine ; nous mangeons sans mesure, nous avivons
ce désir autant que nous le pouvons, si bien que parfois il nous tue.
Quelle heureuse mort ! seulement, si nous avions vécu, peut-être
aurions-nous pu en aider d'autres à mourir du désir d'une telle
mort. A mon avis, c'est l'oeuvre du démon : il comprend le tort que nous
lui ferions si nous continuions à vivre ; aussi, il nous pousse à
des pénitences indiscrètes afin de ruiner notre santé,
et il y a grand intérêt.
2 Je le répète : l'âme qui arrive à avoir une soif
aussi violente doit prendre bien garde, parce qu'elle ne manquera pas d'avoir
cette tentation ; et si elle ne meurt pas de soif, elle ruinera sa santé
; quand l'accroissement de ce désir est si grand, elle doit essayer de
ne pas l'exciter, mais au contraire de couper court doucement à cette
impétuosité par quelque autre considération, car notre
propre nature pourrait y jouer un rôle aussi grand que l'amour. Il existe
des personnes de ce genre : elles désirent tout avec une grande véhémence
- même si c'est mauvais. Il semble absurde de vouloir mettre un frein
à une telle chose, il n'en est rien ; je ne dis pas en effet qu'il faille
étouffer ce désir, mais le refréner par un autre qui, peut-être,
sera pour nous d'un égal mérite.
3 Je vais encore vous dire quelque chose afin de me faire mieux comprendre.
Il nous vient un grand désir, comme à saint Paul, de nous voir
déjà avec Dieu et délivrés de cette prison du corps.
Des personnes impétueuses, sans s'en rendre compte, vont donner de grandes
marques extérieures de leur désir (alors qu'il faudrait tout faire
pour les éviter).
4 Changez votre désir, et persuadez-vous qu'en vivant vous servirez Dieu
davantage, et que peut-être vous donnerez la lumière à une
âme qui allait se perdre. Ce sont des pensées très consolantes
dans une si grande épreuve ; elles apaiseront votre peine, et vous, vous
grandirez en charité puisque vous acceptez de souffrir plus longtemps
ici-bas pour la gloire du Seigneur. C'est comme si une personne était
la proie d'une grande épreuve ou d'un chagrin profond, et que vous la
consoliez en lui disant de prendre patience.
5 Et si le démon contribua de quelque manière à la véhémence
d'un tel désir (comme ce dut être le cas pour la personne à
qui il suggéra de se jeter dans un puits afin d'aller voir Dieu), c'est
signe qu'il n'était pas loin de faire croître ce désir.
Si ce désir était venu du Seigneur, il n'aurait pas eu une conséquence
néfaste (c'est impossible, car un tel désir apporte avec lui la
lumière, la discrétion et la mesure) ; mais le démon, notre
adversaire, cherche à nous nuire par tous les moyens et, puisqu'il ne
néglige rien pour nous faire du mal, soyons sur nos gardes. C'est un
point important pour beaucoup de choses, et il est parfois absolument nécessaire
de ne pas l'oublier.
6 Pourquoi ai-je voulu, mes filles, vous exposer, comme on dit, la fin de la
bataille avant qu'elle n'ait commencé, et vous montrer la récompense
en vous parlant des biens que l'on gagne à boire aux eaux vives de cette
fontaine céleste ? C'est afin que vous ne vous affligiez ni des épreuves
ni des contradictions du chemin, mais que vous marchiez avec courage et ne vous
lassiez pas ; car, ainsi que je l'ai dit, il pourrait arriver que n'ayant plus
qu'à vous baisser pour boire, vous laissiez tout et perdiez un bien si
précieux en vous imaginant que vous n'avez pas la force d'y parvenir,
et que vous n'y êtes pas appelées.
7 Considérez que le Seigneur invite tout le monde ; et, comme il est
la Vérité, nous n'avons pas à en douter. Si ce banquet
n'était pas pour tous, Dieu ne nous appellerait pas tous, ou s'il nous
appelait, il ne dirait pas : " Je vous donnerai à boire. "
Il dirait : venez tous, car enfin vous n'y perdrez rien, et je donnerai à
boire à ceux qu'il me plaira. Mais comme il a dit sans restriction :
" venez tous ", je suis certaine que tous ceux qui ne resteront pas
en chemin boiront de cette eau vive.