Chemin de la perfection de Ste Thérèse d'Avila

INDEX DES 73 CHAPITRES

Ou page par page : 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66 67 68 69 70 71 72 73

CHAPITRE 71

Il faut se garder des péchés véniels.

1 Comme je me suis étendue ! Moins, pourtant, que je ne l'aurais voulu, car s'il est savoureux de parler de l'amour de Dieu, que sera-ce donc de le posséder 340 ? O mon Seigneur, donnez-le-moi, vous ! Que je ne quitte cette vie que lorsque je n'y désirerai plus rien, lorsque je ne saurai plus aimer que vous, et lorsque je ne pourrai donner ce mot d'amour à personne, puisqu'en dehors de vous, tout est faux ! Si les fondements sont mensongers, comment l'édifice pourrait-il durer ? Je ne sais pourquoi nous nous étonnons ; pour moi, quand j'entends dire : " celui-ci m'a bien mal payé de retour ", " cet autre ne m'aime pas ", je ris à part moi. Pourquoi voulez-vous donc qu'il vous paie ? pourquoi vous aimerait-il ? Vous verrez par là ce que vaut le monde, si votre amour lui-même se tourne en châtiment ! Et ce qui vous détruit, c'est d'avoir engagé votre puissance d'amour dans des passe-temps enfantins. Venons-en maintenant à la crainte de Dieu, bien que je sois désolée de ne pouvoir parler davantage de cet amour du monde car, pour mes péchés, je le connais bien, et je voudrais vous le faire connaître afin que vous vous en libériez pour toujours ; mais comme je sortirais de mon sujet, il faut que je passe outre. La crainte de Dieu est, elle aussi, très visible pour celui qui la possède et pour ceux qui l'entourent. Remarquez ici cependant que, dans les débuts, elle n'est pas apparente au point qu'on puisse la reconnaître toujours chez tous, mais petit à petit elle croit en qualité ; font exception, je le répète, quelques personnes que le Seigneur comble tout de suite de si grandes faveurs, et élève à un si haut degré d'oraison, qu'on la reconnaît immédiatement ; et lorsque les grâces n'atteignent pas cette intensité - j'entends par là, comme je l'ai dit, qu'une visite du Seigneur ne laisse pas l'âme riche de toutes les vertus -, elles grandissent peu à peu. Mais l'amour et la crainte de Dieu ne manquent pas de se manifester d'autant plus fortement que cet amour et cette crainte gagnent en excellence, car l'âme qui les possède s'éloigne du péché, des occasions et des mauvaises compagnies ; d'autres signes apparaissent aussi. Quand l'âme a atteint le haut degré d'oraison dont nous parlons maintenant, la crainte de Dieu ne passe pas inaperçue, elle devient au contraire très évidente car extérieurement vous ne verrez pas cette âme manquer de vigilance, et vous aurez beau l'observer de très près, vous constaterez que Dieu la garde de telle manière qu'il ressort clairement que son unique préoccupation est de ne pas l'offenser. Pour tout l'or du monde elle ne commettrait pas volontairement un péché véniel ; quant aux mortels, elle les craint comme le feu. Voilà, mes filles, les illusions que je voudrais que vous craigniez beaucoup suppliez Dieu sans cesse de ne pas permettre que la tentation soit si violente que vous veniez à l'offenser, car si vous gardez une conscience pure, le démon ne pourra vous faire aucun mal, ou très peu ; tout tournera pour lui en motif de défaite supplémentaire. Telle est la crainte que je voudrais que votre âme éprouve toujours ; c'est elle qui sera votre sauvegarde.
2 Oh ! quelle grande chose de n'avoir pas offensé le Seigneur ! par là, nous tenons enchaînés les captifs et les esclaves de l'enfer ! Car enfin, bon gré mal gré, toutes les créatures doivent servir Dieu ; mais tandis que les démons le font par force, nous le faisons de bon coeur. Donc, contentons le Seigneur, et ils seront tenus en échec ; ils ne feront rien, je le répète, qui ne soit pour nous source de profit.
3 Veillez intérieurement à garder votre conscience pure jusqu'à ce que vous voyiez en vous une si grande résolution de ne pas offenser le Seigneur que vous soyez prêtes à perdre mille vies plutôt que de commettre un péché véniel, et à vous laisser attaquer par le monde entier. Quand je dis : " que vous voyiez ", cela signifie : de propos délibéré, c'est-à-dire en connaissance de cause, car, pour ce qui est des autres péchés, qui pourra éviter d'en commettre un grand nombre ? Il y a une advertance très réfléchie, et une autre si rapide que, jusqu'à ce qu'on ait commis une légère faute, jusqu'à ce qu'elle soit commise, on ne semble pas la remarquer ; pourtant : si, jusqu'à un certain point on la remarque. Quant au péché, si petit qu'il soit, que l'on commet en pleine conscience, Dieu nous en préserve. Je ne sais comment nous pouvons être assez hardis pour pécher contre un si grand Seigneur, même dans la plus petite chose ; d'ailleurs, rien n'est petit dès lors qu'il s'agit d'aller contre une aussi haute Majesté, et alors même que nous savons que ses regards sont fixés sur nous. C'est là, à mon avis, un péché prémédité ; c'est comme si nous disions : " Seigneur, même si cela vous déplaît, je le ferai ; je vois bien que vous le voyez, je sais que vous ne le voulez pas, je le comprends bien, mais j'aime mieux suivre mon caprice que votre volonté. " Eh bien ! qu'un péché de cette sorte soit minime, je ne le crois pas ; c'est au contraire une chose très très importante.
4 Pour l'amour de Dieu, mes filles, ne soyez jamais négligentes sur ce point, et (glorifions-en le Seigneur) vous ne l'êtes pas pour l'instant ; considérez que l'habitude compte pour beaucoup, ainsi que le fait de commencer à comprendre ce qu'est offenser Dieu, et combien c'est grave. Efforcez-vous d'y réfléchir, et pensez-y très souvent, afin que, peu à peu, vous enraciniez fermement dans vos coeurs la crainte de Dieu. Tant que l'âme n'aura pas conscience de la posséder au plus intime d'elle-même, qu'elle fasse preuve de beaucoup, beaucoup de prudence, et qu'elle s'éloigne de toutes les occasions et compagnies qui ne l'aideront pas à se rapprocher davantage de Dieu. Qu'elle s'applique sérieusement, dans tout ce qu'elle fait, à vaincre sa volonté ; que tous ses propos servent à édifier le prochain, qu'elle fuie toute conversation où l'on ne parle pas de Dieu. Il y a beaucoup à faire pour enraciner en soi cette crainte de Dieu mais, si notre amour est véritable et si, comme je l'ai dit, l'âme se sent fermement résolue à ne commettre un péché véniel pour rien au monde, ni par crainte de mille morts, Sa Majesté nous l'accordera rapidement. Sans doute, il pourra arriver que cette âme fasse encore un péché véniel, car nous sommes faibles et nous ne pouvons pas compter sur nous, mais plus nos résolutions seront fermes, moins nous devrons nous fier à nous-mêmes ; c'est en Dieu seul que doit reposer notre confiance. Quand nous nous trouverons dans l'état dont je viens de parler, nous n'aurons plus besoin d'être si timides et si craintives, car le Seigneur et l'habitude que nous avons contractée nous aideront à ne plus l'offenser. Faisons preuve d'une sainte liberté, et fréquentons tous ceux qui se trouveront sur notre chemin ; et si ce sont des personnes étourdies, tant mieux ! Du moment que nous détestons le péché, elles ne pourront pas nous nuire ; au contraire, elles nous aideront à poursuivre nos bonnes résolutions, car nous verrons la différence qui existe entre l'une et l'autre attitude.
5 Si l'âme commence à se recroqueviller, c'est une entrave à tout bien. Elle tombe parfois dans le scrupule, et elle devient inutile à elle-même et aux autres ; et si elle ne tombe pas dans le scrupule, elle pourra parvenir à se sanctifier, mais elle n'amènera pas beaucoup d'âmes à Dieu, car la vue de tant de gêne et de contrainte les arrêteront. En effet, notre naturel est tel qu'il se sent immédiatement étouffé et, pour ne pas nous voir serrés dans cet étau, nous perdons le désir de nous approcher si particulièrement du chemin de la vertu.
6 Il va s'ensuivre un autre dommage : celui de juger défavorablement ceux qui ne suivent pas ce chemin, et qui sont pourtant plus saints que nous ; mais comme ils abordent les autres sans pusillanimité - afin de leur être utiles -, nous les traitons immédiatement d'imparfaits S'ils laissent paraître une sainte joie, nous n'y voyons que laisser-aller, surtout nous, pauvres femmes qui, faute de science, ignorons ce qui peut se faire sans péché. C'est une chose très dangereuse, car on est dans une tentation continuelle, on n'y voit pas clair, et on fait tort au prochain. Enfin, il est très néfaste de croire que tous ceux qui ne suivent pas nos pas timorés ne sont pas en bon chemin. Il y a encore un autre inconvénient, c'est que, dans certains cas où vous auriez à parler et devriez parler, vous n'oserez le faire de crainte d'offenser Dieu, et vous direz du bien de ce que vous devriez avoir en horreur.