Chemin de la perfection de Ste Thérèse d'Avila
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CHAPITRE 71
Il faut se garder des péchés véniels.
1 Comme
je me suis étendue ! Moins, pourtant, que je ne l'aurais voulu, car s'il
est savoureux de parler de l'amour de Dieu, que sera-ce donc de le posséder
340 ? O mon Seigneur, donnez-le-moi, vous ! Que je ne quitte cette vie que lorsque
je n'y désirerai plus rien, lorsque je ne saurai plus aimer que vous,
et lorsque je ne pourrai donner ce mot d'amour à personne, puisqu'en
dehors de vous, tout est faux ! Si les fondements sont mensongers, comment l'édifice
pourrait-il durer ? Je ne sais pourquoi nous nous étonnons ; pour moi,
quand j'entends dire : " celui-ci m'a bien mal payé de retour ",
" cet autre ne m'aime pas ", je ris à part moi. Pourquoi voulez-vous
donc qu'il vous paie ? pourquoi vous aimerait-il ? Vous verrez par là
ce que vaut le monde, si votre amour lui-même se tourne en châtiment
! Et ce qui vous détruit, c'est d'avoir engagé votre puissance
d'amour dans des passe-temps enfantins. Venons-en maintenant à la crainte
de Dieu, bien que je sois désolée de ne pouvoir parler davantage
de cet amour du monde car, pour mes péchés, je le connais bien,
et je voudrais vous le faire connaître afin que vous vous en libériez
pour toujours ; mais comme je sortirais de mon sujet, il faut que je passe outre.
La crainte de Dieu est, elle aussi, très visible pour celui qui la possède
et pour ceux qui l'entourent. Remarquez ici cependant que, dans les débuts,
elle n'est pas apparente au point qu'on puisse la reconnaître toujours
chez tous, mais petit à petit elle croit en qualité ; font exception,
je le répète, quelques personnes que le Seigneur comble tout de
suite de si grandes faveurs, et élève à un si haut degré
d'oraison, qu'on la reconnaît immédiatement ; et lorsque les grâces
n'atteignent pas cette intensité - j'entends par là, comme je
l'ai dit, qu'une visite du Seigneur ne laisse pas l'âme riche de toutes
les vertus -, elles grandissent peu à peu. Mais l'amour et la crainte
de Dieu ne manquent pas de se manifester d'autant plus fortement que cet amour
et cette crainte gagnent en excellence, car l'âme qui les possède
s'éloigne du péché, des occasions et des mauvaises compagnies
; d'autres signes apparaissent aussi. Quand l'âme a atteint le haut degré
d'oraison dont nous parlons maintenant, la crainte de Dieu ne passe pas inaperçue,
elle devient au contraire très évidente car extérieurement
vous ne verrez pas cette âme manquer de vigilance, et vous aurez beau
l'observer de très près, vous constaterez que Dieu la garde de
telle manière qu'il ressort clairement que son unique préoccupation
est de ne pas l'offenser. Pour tout l'or du monde elle ne commettrait pas volontairement
un péché véniel ; quant aux mortels, elle les craint comme
le feu. Voilà, mes filles, les illusions que je voudrais que vous craigniez
beaucoup suppliez Dieu sans cesse de ne pas permettre que la tentation soit
si violente que vous veniez à l'offenser, car si vous gardez une conscience
pure, le démon ne pourra vous faire aucun mal, ou très peu ; tout
tournera pour lui en motif de défaite supplémentaire. Telle est
la crainte que je voudrais que votre âme éprouve toujours ; c'est
elle qui sera votre sauvegarde.
2 Oh ! quelle grande chose de n'avoir pas offensé le Seigneur ! par là,
nous tenons enchaînés les captifs et les esclaves de l'enfer !
Car enfin, bon gré mal gré, toutes les créatures doivent
servir Dieu ; mais tandis que les démons le font par force, nous le faisons
de bon coeur. Donc, contentons le Seigneur, et ils seront tenus en échec
; ils ne feront rien, je le répète, qui ne soit pour nous source
de profit.
3 Veillez intérieurement à garder votre conscience pure jusqu'à
ce que vous voyiez en vous une si grande résolution de ne pas offenser
le Seigneur que vous soyez prêtes à perdre mille vies plutôt
que de commettre un péché véniel, et à vous laisser
attaquer par le monde entier. Quand je dis : " que vous voyiez ",
cela signifie : de propos délibéré, c'est-à-dire
en connaissance de cause, car, pour ce qui est des autres péchés,
qui pourra éviter d'en commettre un grand nombre ? Il y a une advertance
très réfléchie, et une autre si rapide que, jusqu'à
ce qu'on ait commis une légère faute, jusqu'à ce qu'elle
soit commise, on ne semble pas la remarquer ; pourtant : si, jusqu'à
un certain point on la remarque. Quant au péché, si petit qu'il
soit, que l'on commet en pleine conscience, Dieu nous en préserve. Je
ne sais comment nous pouvons être assez hardis pour pécher contre
un si grand Seigneur, même dans la plus petite chose ; d'ailleurs, rien
n'est petit dès lors qu'il s'agit d'aller contre une aussi haute Majesté,
et alors même que nous savons que ses regards sont fixés sur nous.
C'est là, à mon avis, un péché prémédité
; c'est comme si nous disions : " Seigneur, même si cela vous déplaît,
je le ferai ; je vois bien que vous le voyez, je sais que vous ne le voulez
pas, je le comprends bien, mais j'aime mieux suivre mon caprice que votre volonté.
" Eh bien ! qu'un péché de cette sorte soit minime, je ne
le crois pas ; c'est au contraire une chose très très importante.
4 Pour l'amour de Dieu, mes filles, ne soyez jamais négligentes sur ce
point, et (glorifions-en le Seigneur) vous ne l'êtes pas pour l'instant
; considérez que l'habitude compte pour beaucoup, ainsi que le fait de
commencer à comprendre ce qu'est offenser Dieu, et combien c'est grave.
Efforcez-vous d'y réfléchir, et pensez-y très souvent,
afin que, peu à peu, vous enraciniez fermement dans vos coeurs la crainte
de Dieu. Tant que l'âme n'aura pas conscience de la posséder au
plus intime d'elle-même, qu'elle fasse preuve de beaucoup, beaucoup de
prudence, et qu'elle s'éloigne de toutes les occasions et compagnies
qui ne l'aideront pas à se rapprocher davantage de Dieu. Qu'elle s'applique
sérieusement, dans tout ce qu'elle fait, à vaincre sa volonté
; que tous ses propos servent à édifier le prochain, qu'elle fuie
toute conversation où l'on ne parle pas de Dieu. Il y a beaucoup à
faire pour enraciner en soi cette crainte de Dieu mais, si notre amour est véritable
et si, comme je l'ai dit, l'âme se sent fermement résolue à
ne commettre un péché véniel pour rien au monde, ni par
crainte de mille morts, Sa Majesté nous l'accordera rapidement. Sans
doute, il pourra arriver que cette âme fasse encore un péché
véniel, car nous sommes faibles et nous ne pouvons pas compter sur nous,
mais plus nos résolutions seront fermes, moins nous devrons nous fier
à nous-mêmes ; c'est en Dieu seul que doit reposer notre confiance.
Quand nous nous trouverons dans l'état dont je viens de parler, nous
n'aurons plus besoin d'être si timides et si craintives, car le Seigneur
et l'habitude que nous avons contractée nous aideront à ne plus
l'offenser. Faisons preuve d'une sainte liberté, et fréquentons
tous ceux qui se trouveront sur notre chemin ; et si ce sont des personnes étourdies,
tant mieux ! Du moment que nous détestons le péché, elles
ne pourront pas nous nuire ; au contraire, elles nous aideront à poursuivre
nos bonnes résolutions, car nous verrons la différence qui existe
entre l'une et l'autre attitude.
5 Si l'âme commence à se recroqueviller, c'est une entrave à
tout bien. Elle tombe parfois dans le scrupule, et elle devient inutile à
elle-même et aux autres ; et si elle ne tombe pas dans le scrupule, elle
pourra parvenir à se sanctifier, mais elle n'amènera pas beaucoup
d'âmes à Dieu, car la vue de tant de gêne et de contrainte
les arrêteront. En effet, notre naturel est tel qu'il se sent immédiatement
étouffé et, pour ne pas nous voir serrés dans cet étau,
nous perdons le désir de nous approcher si particulièrement du
chemin de la vertu.
6 Il va s'ensuivre un autre dommage : celui de juger défavorablement
ceux qui ne suivent pas ce chemin, et qui sont pourtant plus saints que nous
; mais comme ils abordent les autres sans pusillanimité - afin de leur
être utiles -, nous les traitons immédiatement d'imparfaits S'ils
laissent paraître une sainte joie, nous n'y voyons que laisser-aller,
surtout nous, pauvres femmes qui, faute de science, ignorons ce qui peut se
faire sans péché. C'est une chose très dangereuse, car
on est dans une tentation continuelle, on n'y voit pas clair, et on fait tort
au prochain. Enfin, il est très néfaste de croire que tous ceux
qui ne suivent pas nos pas timorés ne sont pas en bon chemin. Il y a
encore un autre inconvénient, c'est que, dans certains cas où
vous auriez à parler et devriez parler, vous n'oserez le faire de crainte
d'offenser Dieu, et vous direz du bien de ce que vous devriez avoir en horreur.